En Asie centrale : $b du Kohistan à la Caspienne
EN ASIE CENTRALE
I
SAMARCANDE ET LA STEPPE DE LA FAIM.
Promenade dans Samarcande. — Les canettes, les osselets, le jeu de la guiche, etc. — Les monuments, le papier-monnaie. — Djizak. — La steppe de la Faim. Comment on y chasse. — Un chef de famille. — La soif. — Aoul-Beg n’est pas sédentaire pour son plaisir. — Près d’Outch-Tepe. — Le thé. — L’eau.
Nous avons vu une partie du Bokhara en compagnie de la famille d’Abdourrhaman, l’émir afghan, puis un coin de la Bactriane et les montagnes de Baïssounne. Notre programme comporte encore la steppe de la Faim, des environs de Djizak, le Kohistan, l’extrémité ouest du Tian-Chan et le retour par le Bokhara, le Khiva et l’Oust-Ourt.
Nous allons prendre quelques jours de repos à Samarcande avant de gagner la « steppe affamée », où nous continuerons nos collections. Nous utiliserons ce répit à parcourir la ville.
Malgré la chaleur écrasante d’une après-midi, nous quittons les chambres fraîches de notre excellent hôte, et nous nous dirigeons vers le quartier indigène.
Du haut des talus de la forteresse russe dissimulée, comme un fauve aux aguets, derrière de bonnes murailles, nous jetons un regard sur la vieille Samarcande, autrefois splendide et vivante, maintenant chétive et calme.
En bas, nous apercevons quelques milliers de maisons basses pressées au bord d’un ruisseau desséché, Xenil de cette autre Grenade. Comme celle-ci, en effet, elle fut une des plus illustres capitales du monde musulman, et à l’époque où Berlin n’était qu’un village, où la Bastille venait d’être construite, elle n’avait de rivale en Asie que Pékin, et ses princes, qui étaient les égaux des empereurs de Chine, tenaient l’Europe pour une proie facile.
Bien que les conquérants l’aient mise à mal, la « cité grandissime et noble » a conservé une mine imposante. Les bosquets de peupliers blancs qui émergent entre les monuments, par le soleil éblouissant, prennent la teinte sombre de cyprès ; les médressés, les mosquées lançant dans le ciel leurs dômes luisants, ternes aux places où manquent les briques émaillées, semblent d’énormes méguils négligés : c’est l’image d’une nécropole délabrée de héros qu’on n’honore plus.
Au fait, à Samarcande on se soucie bien des héros ! Qui se douterait que la ville fut célèbre par ses guerriers, ses savants et ses artistes ? Ses habitants ne savent plus construire ; ils sont lâches ; pour eux l’étude consiste en acrobaties de la mémoire et la science en jongleries de mots.
Depuis cinq siècles, les gens de ce pays semblent être restés immobiles et s’être complu dans l’inaction. Il est vrai que pour celui qui passe à toute vapeur le piéton semble reculer ; or nous autres Occidentaux, sommes sortis de l’ornière du moyen âge, et à mesure de nos progrès, grâce à la perspective des siècles, l’ornière nous paraît de plus en plus profonde et comme une tombe où l’Asiatique aurait mis un pied déjà.
C’est que dans l’histoire il arrive aux peuples d’avoir le sort des ouvriers de l’Évangile à qui le maître de la vigne disait : Les derniers seront les premiers. En effet, les centres de richesses se déplacent quand les courants civilisateurs changent de direction, et telle position géographique qui valait autrefois à une nation d’être au premier rang lui vaut à présent d’être reléguée au dernier, et le nouveau venu sur la scène du monde finit par y tenir le premier rôle.
Le commencement de la décadence ou plutôt de la stagnation de l’Asie centrale coïncide avec la découverte de la voie des Indes, grâce aux pilotes arabes sans doute, et de l’Amérique, grâce aux pilotes dieppois. Il y a là plus qu’une coïncidence et bien une relation de cause à effet, comme disent MM. les logiciens. Du moment que l’on avait trouvé la route plus sûre de la mer, l’Asie centrale n’était plus sur le chemin des peuples, elle cessait d’être à la confluence de l’Orient et de l’Occident, elle restait à l’écart. En outre, les déserts qui la protégeaient à une époque où la guerre était une industrie, devenaient une cause de ruine en l’isolant le jour que le sifflement des machines tendait à remplacer le cliquetis des armures…
Estimez-vous donc heureux, ô mes compatriotes, d’habiter un pays qui est comme le dernier caravansérail qu’on trouve au sortir de l’Occident, et le premier où l’on frappe après avoir traversé en barque l’Océan qu’on appelle Atlantique, du nom de ses prétendues filles.
Mais revenons à notre sujet, comme dit très-fréquemment Aboul-Ghâzi-Behadour-Khan, dans ses mémoires, et visitons rapidement Samarcande.
Nous allons d’abord au Gour-Émir, mausolée situé en face de la forteresse, au milieu des maisons indigènes. Une ruelle mène au pied de l’édifice, dont nous ne trouvons pas immédiatement l’entrée. Nous cherchons dans le fouillis des masures depuis quelques minutes quand des enfants déguenillés flânant aux environs s’approchent, et l’un d’eux offre de nous conduire. On se croirait en Italie.
Les jeunes cicerone nous font grimper jusqu’à la plate-forme entourant la coupole. Nous découvrons la ville, et nos regards plongent à l’intérieur des cours voisines ; les femmes qui vaquent aux occupations du ménage, le visage découvert, nous aperçoivent et fuient. Il va sans dire qu’après s’être dérobées à l’indiscrétion des infidèles, elles nous regardent tout à leur aise.
A la descente, nous sommes accueillis par le gardien du sépulcre ; il menace du bras les enfants qui s’enfuient. Ce mollah long, maigre, à profil d’aigle, très-grave, n’entend pas qu’on lui fasse concurrence. Il a la charge de crier les cinq prières du lever au coucher du soleil, et lorsque des infidèles manifestent le désir de visiter l’intérieur du monument, il se transforme en guide très-bavard. Pour prix de ses explications, il accepte volontiers la pièce de monnaie qui lui permet de mettre dans son riz… de la graisse de mouton.
Il nous montre la place où l’émir Timour est étendu sous un bloc énorme de néphrite, à côté de son précepteur et de son petit-fils Ouloug-Beg ; au-dessous, dans un caveau, de grands saints reposent sous la pierre : « De grands popes », dit le mollah, qui nous tient pour des Russes. Nous sortons par une cour où des saules penchent sur le réservoir aux ablutions, et ayant donné quelques kopecks au cicerone qui les empoche avec son plus gracieux sourire, nous enjambons la barrière et nous dirigeons vers le bazar.
Partout, dans les rues, les enfants jouent. Les uns, sur les toits en plate-forme, font flotter des cerfs-volants ; les autres, devant les maisons, font rouler des noix comme nous-mêmes des billes. Ils lancent la noix avec tout le bras ou bien, la saisissant avec les deux premiers doigts de la dextre, l’appuient sur le majeur de la main gauche qu’ils tendent en arrière. Ils visent, détendent le doigt, et la noix est projetée à l’aide de cette baliste peu coûteuse. Qui touche le but, gagne.
Sur une petite place, de jeunes Samarcandais s’ébattent, courant pieds nus, se roulant dans la poussière, se dressant contre un mur, la tête en bas, les pieds en l’air.
Voici l’un d’eux posté près d’un bâton fiché dans la terre, en tenant un autre à la main. Un de ses camarades, en face de lui, lui lance un chevron de bois ; le premier essaye de le renvoyer d’un bon coup, mais il ne l’atteint pas. Il pose alors son bâton sur le sol et mesure ; il constate que du but au chevron il y a plus que la longueur de son bâton, et il le repousse en frappant de toutes ses forces. Cela continue jusqu’à ce que le chevron tombe assez près. Tel est le « tchilak ».
Je regarde là un jeu français, celui de la « guiche », usité dans l’est de notre pays. Les règles en sont les mêmes ; la seule différence est qu’on trace un cercle où se tient le joueur favorisé. Ici l’on se contente d’un centre, et l’on doit mesurer chaque fois le rayon du cercle. Les enfants d’Europe ont simplifié, et ils gagnent du temps, montrant par là qu’ils en ont moins à perdre que leurs frères d’Asie. Chez les Anglais, qui n’ont pas leurs pareils dans l’art de mêler l’utile à l’agréable, la guiche est devenue le jeu athlétique du « cricket », et les rudes fils de John Bull s’amusent tandis qu’ils durcissent leurs muscles et rendent leurs poitrines plus vastes.
Un peu plus loin, des hommes jouent à l’aral avec des osselets. C’est le pile ou face de chez nous. La monnaie de billon en usage dans ce pays est lisse, semblable aux tchavitos d’Espagne, sans image ni inscription. Quant aux pièces d’argent (tengas) qui sont frappées, on ne les sort point volontiers de sa bourse ; pourtant elles ont sur chaque face une inscription différente. Ce serait un point de repère, mais les joueurs ne savent point lire en général, et les lettrés sont trop soucieux de leur dignité pour participer, en public, à des divertissements aussi vils. Bref, on se sert d’osselets de deux manières : le joueur les jette en l’air, ou bien contre un mur, assez fort pour qu’ils rebondissent, et aussitôt il frappe énergiquement son épaule gauche en annonçant à haute voix l’enjeu qu’il risque. Si tous les osselets présentent à l’œil la même surface, il a gagné ; dans le cas contraire, il a perdu et dépose à terre la somme engagée ; ce que souvent il est tenu de faire à l’avance.
Certains joueurs se démènent si furieusement, se frappent si consciencieusement que la partie finie et leur fureur tombée, ils ressentent une vive douleur à la main droite qui donne les tapes et à l’épaule gauche qui les reçoit. A les entendre crier, on dirait des Napolitains faisant une partie de mora.
Ce jeu donne lieu à des discussions et à des rixes, les indigènes étant d’une mauvaise foi sans égale. Aussi du temps de la domination bokhare, par ordre de l’Émir, un homme de police était chargé de rappeler aux fidèles les prescriptions du Coran qui sont formelles à cet égard. Le même individu, paraît-il, veillait à ce que les fidèles fissent les prières canoniques, et à coups de bâton les invitait à honorer Dieu, le seul vrai.
Tout près du bazar, dans une petite échoppe de marchand de thé, trois individus sont accroupis autour d’une moitié de melon coupée par petits morceaux entassés sur l’écorce, et en piquent un, chacun à leur tour, avec la pointe du couteau. Ils agissent avec beaucoup de précautions. C’est à qui d’entre eux ne fera point crouler le tas. En Europe, les jonchets remplacent les morceaux de melon.
Plus loin, un groupe regarde un individu qui tient une grande aiguille et trois fils de couleurs variées. « Qui veut gagner un demi-tenga avec le fil rouge ? » Et il feint de le passer dans l’aiguille. Il y a eu un parieur qui… a perdu naturellement, car très-habilement l’industriel a remplacé le fil rouge par un noir. C’est le bonneteau, tout comme au Point-du-Jour.
Puis nous débouchons d’une ruelle étroite dans la principale allée du bazar où les ouvriers en métaux tiennent boutique. Quel tintamarre ! Assis sur leur natte, les jambes écartées, ils aplatissent le cuivre des koumganes[1], et le marteau rebondit sur l’enclume à un seul bec avec des notes aiguës ; les maillets sur les chaudrons donnent les notes basses, et voilà un concert assourdissant, une cacophonie qui nous fait allonger le pas et arriver vite sur la place du Righistan, où un conteur hurle au milieu d’un cercle d’auditeurs nombreux. Il a son chœur ou sa claque, si l’on veut, formée par cinq ou six individus assis près de lui qui poussent des Ho ! ho ! soit d’admiration, soit d’épouvante, soit d’étonnement, afin de souligner les passages intéressants du récit. Parfois ils rient à gorge déployée, et la foule les imite. Un agent de police russe les écoute le bâton à la main. Autour se dressent les trois plus belles médressés de l’Asie centrale, celle d’Ouloug-Beg, des « deux lions », et la « Vêtue d’or », qui ne l’est plus aujourd’hui.
[1] Théière.
Elles sont tranquilles, et d’innombrables disciples ne les emplissent pas comme autrefois. Nous traversons les salles vides, aussi silencieuses que des cryptes ; par hasard, nous trouvons dans une encoignure un étudiant qui se balance devant un grand livre. Le proviseur de l’établissement accepte un pourboire sans hésiter. Ces monuments auraient grand besoin d’être réparés, mais les indigènes se gardent bien de rien reconstruire, ils regardent avec indifférence s’émietter ces merveilleuses constructions de Timour et de ses descendants.
La plus merveilleuse de toutes, le Chah-Sindeh (le roi vivant), qui se trouve plus loin, est complétement ruinée, et on ne l’approche qu’avec défiance, on craint d’être écrasé par une colonne fendillée, par une voûte lézardée. La coupole principale ne tient plus que par son propre poids, au premier tressaillement de la terre elle tombera. Tout cela reluit au soleil, mais tout ce qui reluit n’est pas solide.
Le Chah-Sindeh a été construit par Timour, en mémoire d’un martyr musulman qui, à l’exemple de saint Denis, ramassa sa tête, puis alla se cacher dans un puits très-profond. Kasim-Ibn-Abbas, tel est son nom, doit en sortir un jour et chasser les infidèles : Barberousse non plus n’était point mort pour les gens du moyen âge.
Quoi qu’il en soit, cet édifice dut coûter des sommes folles à l’émir Timour ; c’est peut-être à sa porte qu’il eut l’idée des billets de banque. Car d’après la légende, après avoir conquis nombre de royaumes, construit d’innombrables mosquées et finalement le Chah-Sindeh, le grand Timour ne possédait plus un sou. Un jour qu’il errait dans Samarcande, vêtu de loques, n’ayant qu’un oignon et pas même de pain à manger, il pria une vieille femme d’avoir pitié du maître du monde.
« Comment, dit la vieille, toi, Timour, tu ne possèdes pas de quoi te nourrir ! Tu commandes à des milliers de soldats, la terre tremble devant toi, tu peux tout ; prends du papier, une calame, écris de ta main sur ce papier qu’il vaut cent tengas, et il les vaudra. »
L’Émir remercia la vieille de ce bon conseil, et, le lendemain même, il prit du coton, fabriqua beaucoup de papier, et, le couvrant de son écriture, lui donna instantanément une valeur que tous les sujets lui reconnurent. Et voilà comment les billets de banque furent mis en circulation pour la première fois en Asie centrale.
Nous n’avons malheureusement pas le temps de décrire par le détail la ville de Samarcande ; au reste, c’est chose faite et bien faite par M. Schuyler, dans son ouvrage intitulé Turkestan. Nous visitons donc à la hâte Bibi-Khanym, mosquée construite par une femme favorite de Timour, puis les caravansérails et la « pierre verte » (kok-tach) à l’intérieur de la forteresse russe.
La pierre verte, un bloc quadrangulaire de marbre gris posé au fond d’une cour fermée par une galerie, était le trône où les descendants de Timour s’asseyaient pour prendre possession de l’empire. C’était une pompeuse cérémonie provoquant de grandes réjouissances et le déploiement d’un faste étonnant, comme à l’occasion du sacre de nos rois. Aucun khan ne s’assoira plus sur la pierre verte. Au moment où nous pénétrons dans la cour déserte, un gros soldat russe y est irrévérencieusement adossé et s’exerce à jouer de la clarinette. Le véritable khan de l’Asie siége à Pétersbourg.
Mais il importe d’aller vite récolter les plantes de la steppe dont les fleurs ne sont pas encore flétries et les graines de celles que le soleil a desséchées avant que le vent fécondateur les disperse. C’est aussi le moment de chasser les insectes et d’augmenter nos collections. Il est probable même que nous sommes un peu en retard : voilà la mi-mai bientôt.
Nous laissons donc nos chevaux à Samarcande et partons en voiture pour Djizak avec le bagage indispensable et nos selles anglaises, car s’il est facile de trouver des chevaux de louage, on ne peut guère se procurer que des selles indigènes. L’essai que nous en avons fait récemment ne nous a point réussi. Elles sont en bois, étroites, à pommeau proéminent, façonnées à l’usage d’hommes de petite taille : autant de raisons pour qu’elles ne conviennent point à des Européens de taille élevée, et que nous y soyons fort mal assis.
Un jour après notre départ de Samarcande, nous traversions la porte de Tamerlan par une matinée brûlante. Que le lecteur nous permette une digression tandis que nous sommes cahotés sur les cailloux de la rivière de Sanzar qui serpente entre des collines dans une étroite vallée.
Pourquoi appelle-t-on ce défilé porte de Timour ou de Tamerlan ? Le souvenir du grand conquérant n’a-t-il pas été la cause d’un calembour commis fort à propos dans son pays natal et au sujet d’un défilé voisin de la capitale qu’il habita ?
Les Turcs et surtout les Mogols avaient la coutume de nommer « porte de fer » ces passages resserrés que les Grecs appelaient pulai, les Romains pylæ, et nous-mêmes, pas.
Or Timour veut dire fer, et dans la suite ceux qui écrivirent l’histoire, séduits sans doute par la perspective de trouver une étymologie intéressante du nom de ce pas, la tirèrent du nom du plus grand des émirs. Et la porte de fer devint définitivement la porte de Timour-Kouragan ou Timour-Beg pour les Turcs, et porte de Timour-Lang pour les Persans et les Occidentaux.
Mais le postillon vient d’arrêter ses chevaux devant la station de poste de Djizak. Il dételle, et le staroste sur la porte demande si nous voulons le samovar.
« Samovar », répondons-nous avec beaucoup d’ensemble et d’une voix également altérée… de soif. C’est la première question des starostes aux voyageurs, à moins que ceux-ci ne prennent l’avance, et cela leur arrive souvent ; qu’ils soient transis de froid ou couverts de la fine poussière soulevée par les chevaux lancés à toute vitesse, comme c’est notre cas en ce moment.
Le staroste apportant l’eau où nous allons nous laver nous prévient qu’elle n’est point bonne, et nous recommande de ne la boire que bouillie.
— Pourquoi ?
— Elle donne le richta.
Le richta est le nom indigène du « filaire de Médine », un ver très-désagréable, imperceptible dans l’eau, qu’on avale si l’on n’est point prévenu et qui se loge alors sous la peau, grandit, atteignant parfois un développement de quatre-vingt-dix centimètres. Il gîte de préférence sous la peau des mains, des bras ou des jambes.
C’est entendu, brave staroste, nous ferons bouillir notre eau avant de nous en servir.
Quelques heures après notre arrivée, nous nous présentons au chef de district avec le mot de recommandation que nous avait remis le général Karalkoff. L’accueil est cordial, et une hospitalité russe nous est immédiatement offerte ; c’est la meilleure, et nous l’acceptons. Car dans le Djizak russe il n’y a point d’hôtel ni d’auberge, par la raison que Djizak n’est qu’un embryon de ville, un poste de guerre habité par le chef administratif, le chef militaire, l’employé des postes, du télégraphe, le pope, et leurs familles. Quelques maisons en terre badigeonnées de blanc, clair-semées à côté de la caserne fortifiée où se tiennent plusieurs centaines de soldats, constituent la nouvelle ville tout entière.
Le lendemain, nous commençons nos collections dans le voisinage, et à l’heure de la sieste nous faisons la connaissance du commandant militaire, M. K…, charmant homme s’il en fut.
Un incident vous donnera une idée de la chaleur que l’on supporte dans la steppe de la Faim en plein soleil et même à l’ombre. En entrant chez le commandant, une impression de fraîcheur nous fait dire :
« Quelle agréable température dans cet appartement ! »
On regarde le thermomètre, il marque 34° centigrades ; quatre heures ne sont pas sonnées et c’est le 15 mai.
Étonnez-vous maintenant que la steppe environnante soit inhabitable en été, qu’elle soit désolée et inculte, et mérite le nom d’« affamée ». Les rares gouttes d’eau tombant en mars ou en avril et donnant de la vigueur aux rustiques plantes qui peuplent cette plaine sont impuissantes à faire vivre les plantes cultivées qui ont besoin d’irrigations.
Les premières chaleurs coïncident avec la trop courte saison pluvieuse — le vent souffle alors du S. S. E. ou du S. O. — et les plantes à la fois arrosées et chauffées se trouvent subitement dans les meilleures conditions de vie. Elles sortent de terre rapidement, s’épanouissent, offrant un spectacle enchanteur, mais d’un instant. Durant quelques semaines, les tulipes, les gagea, les anémones, sont resplendissantes ; puis le soleil, comme par jalousie de cette parade de la terre, pompe l’eau avidement, transforme le jardin paradisiaque en broussaille terne où les animaux, petits et grands, vivent en état de guerre, les uns aux dépens des autres.
Vers la mi-juin, le sol craquelé prend l’aspect d’une marqueterie monotone où les plantes épineuses, mieux outillées pour la lutte, se dressent seules vigoureuses, à côté des tiges penchées, flétries, cassées, de leurs sœurs à la beauté fugace, les plantes bulbeuses.
On voit des milliers de phalanges courir avec une vitesse surprenante sur leurs pattes démesurées qu’elles ne veulent point utiliser comme fuseaux. Ces puissantes arachnides sont armées en guerre, et, plutôt que de tendre patiemment des filets, elles préfèrent quêter, faire la course, et lorsqu’elles aperçoivent une proie, s’en emparer par la ruse et la force.
Pelotonnée sur une brindille, la phalange surveille les moindres mouvements d’une sauterelle qui vient de s’abattre et déjà dévore les feuilles encore vertes d’un yantag, puis s’acharne sur l’écorce. La sauterelle est insatiable. Mais le festin va être interrompu dramatiquement.
L’araignée approche sans bruit, s’arrête, se replie pour l’attaque. La gloutonne n’en a cure. Soudain l’insecte de proie bondit, la sauterelle s’élève d’un vol précipité, mais la phalange est sur son dos qui l’enlace, la mord et la jette à terre en lui cassant une aile de ses formidables mandibules. Ce sont des sauts désordonnés, d’abord prodigieux, puis de plus en plus faibles ; enfin le fauve arrête sa proie, il lui a rompu une cuisse. Après quelques efforts pour s’échapper à cloche-patte et une chute définitive sur le flanc qui palpite, les rôles changent : la dîneuse sert au dîner.
Les fourmis profitent des reliefs de la table, sont mangées par les passereaux que dévorent les faucons, et ainsi de suite… jusqu’à ce que le vent glacial du nord-est les mette tous d’accord en les engourdissant jusqu’au printemps prochain.
Les plantes qui ont fait leur provision de chaleur attendent les beaux jours, puisant la vie par leurs radicelles plongées dans les profondeurs du sol. Les insectes imprévoyants meurent, les prévoyants vivent dans leurs caves, les oiseaux émigrent. Les arachnides dorment dans les crevasses, sous les mottes, entre les fentes des murailles. Le vent mugit, fait bondir les broussailles, ainsi que des animaux fantastiques. Un matin, la plaine est saupoudrée de neige, le froid devient insupportable, et le désert qui fut gris, puis bariolé de mille couleurs, est d’une blancheur éblouissante, mais c’est toujours le désert. L’homme n’y peut vivre et l’appelle « affamé ».
« Voulez-vous boire une tasse de thé ? nous dit le commandant, tandis qu’un de mes hommes ira prévenir le capitaine N…, un excellent chasseur, un véritable enfant de la steppe, qui se fera un plaisir de vous guider dans vos excursions. »
Entre la deuxième et la troisième tasse de thé, la portière est soulevée. C’est le capitaine, un homme solide, avec une bonne figure tannée par le vent et le soleil. La présentation faite, nous disons notre intention de passer quelques jours près de Djizak à ramasser des plantes, des insectes, à collectionner des oiseaux si la chose est possible. Notre nouvelle connaissance offre obligeamment de nous tenir compagnie. Le commandant, de son côté, met deux Cosaques à notre disposition.
Le capitaine, retraité depuis peu, a des loisirs ; prochainement, il partira pour S…, où sa famille doit être déjà arrivée. Son unique compagnon à Djizak est un jeune Kara-kirghiz[2] qu’il a recueilli. Il l’a trouvé vagissant sur les cadavres de ses parents que les gens d’une tribu ennemie avaient massacrés. Depuis lors, il n’a point quitté son fils adoptif, il lui a enseigné à lire, à écrire, à calculer, mis de bons livres entre les mains. L’orphelin est très-intelligent, et donne les preuves d’un naturel excellent. Il apprend sans peine et montre surtout des dispositions pour le dessin. Aussi, c’est affaire entendue, il entrera prochainement au gymnase de V… Pour le moment, le capitaine lui a acheté des crayons, du papier, des couleurs, et le jeune artiste dessine tout ce qu’il voit, couteaux, marteaux, fleurs, arbres, etc. ; il copie les gravures qu’il embellit en les coloriant. Il est très-assidu à son travail, que le père surveille de son mieux. Il est touchant de voir petiller de joie les petits yeux noirs de l’enfant, et sa figure large de Mogol rayonner de plaisir quand son vieux maître lui adresse un compliment mérité en lui caressant la tête de la main.
[2] Kirghiz noir.
Ses récréations sont la chasse, car il possède son propre fusil qu’il a manié tout de suite avec habileté, devenant rapidement un tireur parfait. Il partage avec son père le goût des armes : les fourbir est un de ses divertissements favoris. Nul ne s’entend mieux que le Russe à éduquer les peuples demi-sauvages qui lui sont soumis.
Après avoir parcouru les derniers contre-forts du Sanzar-Taou qui ondulent dans la direction du nord-est et finissent en fourche à une centaine de kilomètres de Djizak, nous partons pour le marais de la Kli, distant de vingt kilomètres. C’est l’extrémité sud d’un lac salé qui se dessèche et qu’on appelle en turc Touskane (qui a beaucoup de sel), et en effet son degré de salure est considérable.
Guidés par le capitaine et les deux Cosaques, nous longeons le bord du marais qui paraît avoir été ici une rivière au lit peu large et au cours tortueux. Aujourd’hui, les roseaux poussent très-dru dans les anses, l’eau n’est plus courante, elle est peu profonde, dort, n’ayant l’apparence du mouvement que lorsqu’elle frissonne sous le vent. Les canards et les sarcelles cancanent dans le fourré des roselières. A la nuit tombante, nous allumons le feu du bivouac au pied d’une colline, près de la Kli. Soudain un bêlement nous révèle la proximité d’un aoul. On hèle. Quelqu’un répond. La conversation s’engage dans l’ombre. Le capitaine demande s’il y a du koumiz.
« Non, mais du kattik (lait aigre) et du lait.
— Apporte du lait.
— Ha ! ha ! »
Ha ! ha ! veut dire oui dans ce pays-ci. Les Cosaques déploient le feutre quand on entend dans le bas le bruit que font des personnes dans l’eau, et voilà deux jeunes Kirghiz ruisselants qui saluent ; l’aîné prend des mains du plus jeune une panse de mouton contenant du lait fraîchement trait et nous le présente. Ils reçoivent en échange quelques pincées de thé.
Nous leur disons que nous sommes venus chasser des perdrix et des canards rouges[3] qui vivent ici, nous a-t-on conté.
[3] Une oie rougeâtre de petite taille appelée baklane.
« Des canards rouges ! mais j’en ai deux petits vivants sous ma tente.
— Veux-tu nous les vendre ?
— Volontiers », fait l’aîné, et il donne l’ordre à son plus jeune frère de les aller querir. Celui-ci part sans la moindre observation. Car, bien que la différence d’âge soit peu considérable, d’une année au plus, que son aîné n’ait pas encore de barbe, il lui doit l’obéissance qu’il marquait au père mort récemment.
Le jeune Kirghiz de dix-sept ans à peine qui est assis là sur un de ses talons, les bras appuyés en croix sur le genou qu’il n’a pas mis à terre, a déjà la tenue grave d’un homme qui commande. Il est chef de famille, a hérité du bétail, des tentes, de tout l’avoir de son père aussi bien que de ses haines. C’est le maître qui distribuera le travail à ses sœurs, à ses frères, que la mère elle-même consultera dans les occasions solennelles, lorsqu’il s’agira de vente, d’achat, de la saillie des cavales ou des brebis, de fixer le jour où l’on devra changer de campement, de discuter la valeur du kalim qu’on demandera pour ses sœurs à leurs futurs époux. Il veillera à ce qu’il n’y ait point de mésalliance, contera aux plus jeunes l’histoire des ancêtres et de la tribu.
Le cadet arrive portant un sac où s’agitent les canards âgés de quelques jours. Les deux frères avaient découvert le nid et pris les petites bêtes au sortir de la coquille. Pour ne point les perdre, ils leur ont passé dans le maxillaire supérieur à chacun une verroterie rouge. Le capitaine les acquiert moyennant quelques kopecks.
Nous nous endormons dans notre couverture à la belle étoile et d’un bon sommeil. Dès le matin la chasse commencera.
Notre chien aboie ; je dresse la tête. L’aurore pâlit le ciel, à quelques cents pas défile une caravane se dirigeant vers le nord-ouest. Les dromadaires cheminent à la file, d’un pas étouffé, derrière les conducteurs silencieux sur leurs chevaux. Les profils sont à peine perceptibles : on dirait des fantômes qui passent lentement devant un rideau faiblement éclairé par une lumière cachée plus bas que l’horizon. C’est une scène de féerie avec un joli feu de rampe dont la pointe du jour fait les frais.
Les chameliers profitent de la fraîcheur, dormant dans la journée, tandis que les bêtes mangent et se reposent.
Une heure après, nous nous détirons, puis d’un bon pas longeons la rive du marais. Capus s’en va dans la montagne.
Ici, on ne chasse pas de la même manière que dans nos pays. En France, le gibier se cache ; dans la steppe, c’est le chasseur. Dans la plaine nue, les ennemis se voient de loin, et à la moindre alerte le plus faible prend son vol et disparaît.
On tue les perdrix de montagne à l’heure où elles viennent boire l’eau des rivières ou des marais. En cette saison elles ont coutume, à leur réveil, de quitter la montagne où elles passent la nuit, car elles reviennent dormir non loin du nid où elles sont nées. Fendant l’air avec une rapidité dont la perdrix de nos pays est incapable, elles volent parfois plus de vingt kilomètres d’un trait, rien que pour boire. Après quoi elles picorent dans la steppe par bandes. Avant le coucher du soleil, elles rappellent et rentrent dans la montagne.
Le capitaine, à qui ces particularités sont familières, me mène directement à l’endroit où il suppose qu’elles vont s’abattre. Vers sept heures le soleil est déjà insupportable ; c’est l’heure de la venue du gibier. Nous nous accroupissons, dissimulés au bas de la berge, et attendons. Mais bientôt le sol est chauffé au point que nous ne pouvons tenir en place, et malgré les épaisses semelles de nos bottes, nous avons à la plante des pieds une intolérable sensation de brûlure. Nous coupons des roseaux, et les ayant étalés, nous nous posons dessus.
Tout à coup on entend le bruissement d’oiseaux qui volètent, les perdrix vont s’abattre, mais elles nous ont vus, se dispersent. Les coups de fusil partent. On ramasse les tuées qui tombent sur la rive droite, on les cache dans la roselière, et la place marquée en tordant des tiges, on va plus loin. Au retour, on recueillera les victimes qui gisent sur la rive gauche.
Après avoir choisi d’autres embuscades et répété deux ou trois fois cette manœuvre, nous avons massacré nombre de perdrix rouges à la poitrine large, bien musclée, de la taille d’une poulette.
Huit heures passées, nous ne pouvons plus tirer que des bécassines et des sarcelles. Puis nous rencontrons un petit aoul kirghiz. Nous demandons à boire, et l’on nous invite à venir sous la tente du chef savourer de l’aïrane (lait caillé). C’est tout ce qu’on peut nous offrir. Le chef est très-malade, il souffre d’une fièvre violente, et sa prostration est complète. Il est étendu sous sa pelisse agitée par le grelottement. Il fait effort pour nous saluer, se dresse sur les genoux ; il peut à peine remuer les lèvres, regarde d’un œil hébété et retombe inerte la face contre terre. Ses deux femmes et sa vieille mère demi-nues le soulèvent, le traînent jusqu’à la fosse creusée pour ses vomissements, dans un coin.
« Quel médicament donnez-vous au malade ?
— Aucun. A-t-il soif, on lui donne à boire ; a-t-il froid, on le couvre de peaux. Un peu de sucre lui ferait du bien. En avez-vous ? »
Nous répondons que nous n’en portons point dans nos poches, mais que s’ils veulent aller à notre bivouac, on leur en donnera. L’un d’eux monte à cheval et part immédiatement. Il fera environ trente kilomètres pour quelques morceaux de sucre. Nous attendons sous une tente que la chaleur de midi soit tombée. On a produit une ventilation indispensable en débouchant le tchanarak, ouverture du haut par où sort la fumée, en ouvrant la porte et relevant le feutre qui entoure les keregas ou treillis du bas. Tout est fermé du côté du soleil. Dans l’après-midi, nous regagnons le bivouac, le capitaine d’un côté du marais, moi de l’autre, et ramassons le gibier à mesure que nous passons devant nos cachettes. Il y a au moins 40° à l’ombre et 50° au soleil. Quelle soif !
J’aperçois le capitaine qui entre sous une tente, puis sous une deuxième ; il me regarde, et d’un geste de la main et secouant la tête, il m’explique qu’il n’a point trouvé à boire. Les outres sont vides, et les bêtes laitières paissent dans la steppe.
Je suis plus heureux que lui. Voici à une portée de fusil un troupeau de chèvres gardé par de jeunes pâtres. Je m’approche. Ils n’ont qu’un peu de lait aigre dans une panse de mouton. Je la soupèse. En vérité, c’est bien peu de liquide pour un homme aussi altéré. J’y fais ajouter le contenu des mamelles pendantes d’une belle chevrette. En dépit des malpropretés qui surnagent, c’est un nectar que je savoure.
Mon compagnon de soif est là-bas qui me regarde, appuyé sur son fusil. Je lui envoie un des jeunes garçons qui traverse l’eau dans le plus simple des costumes. Ce jeune sauvage est sculptural avec son corps nerveux et bronzé, ses bras arc-boutant l’outre posée sur la tête, et maintenant que j’ai bu, je prends plaisir à voir le Ganymède un peu trapu, grimper la berge sous le soleil éblouissant.
Ce spectacle valait bien la pièce de monnaie que l’aîné des pâtres noua dans sa ceinture sans dire merci.
Telle est la manière de boire des bocks dans la steppe.
Sous notre abri, le thermomètre marque d’abord 38°, puis 40° centigrades.
Nous voyons ces fameux canards rouges qui sont de la taille d’une petite oie. Il nous est impossible de les approcher. Toutes nos ruses échouent.
Nous nous rattrapons aux dépens des insectes qui aiment à voltiger au-dessus des eaux stagnantes ; mais les fleurs étant déjà presque toutes flétries, la plupart des variétés qui vivent de suc ont disparu. Capus a la chance de trouver dans le flanc d’un ravin les restes fossiles d’un ruminant enfouis dans une couche de marne tourbeuse, au-dessous du lœss jaune de la steppe.
Constatations faites, il est trop tard pour collectionner dans cette région ; nous allons rentrer à Djizak et faire une tentative dans une autre direction.
Au pied des hauteurs, à l’ouest de la Kli, des nomades s’apprêtent à quitter leur campement ; quand nous passons, ils ont déjà plié bagage, les chameaux sont chargés en partie : les uns debout et écoués, les autres agenouillés attendent qu’on les charge des quelques carcasses de tentes encore dressées que les femmes démolissent. L’aoul s’ébranlera après le coucher du soleil.
Rentrés chez le chef du district, nous lui disons notre intention de voir les étangs situés aux environs d’Outch-Tepe au nord de Djizak. Notre hôte nous offre immédiatement comme guide son propre djiguite, un Kirghiz nommé Aoul-Beg.
Aoul-Beg est de petite taille, solidement construit, très-agile. Sa tête est aussi ronde qu’une boule, sa face large, ses yeux imperceptibles ; quant à son nez, je n’en ai jamais vu de plus retroussé, de plus minuscule. A le regarder, on comprend que les voyageurs du moyen âge aient prétendu que les gens de cette race n’en avaient point, se contentant pour respirer de deux trous au-dessus de la bouche en guise de soupiraux. Au résumé, notre guide est laid, mais son âme est belle, et c’est un brave garçon : il suffit d’entendre son gros rire plein de franchise. C’est un bon fils qui soigne affectueusement sa vieille mère et lui remet fidèlement ses appointements à la fin du mois.
« Il est naturel, dit-il, que je la nourrisse et l’aime ; elle est âgée, ne peut travailler. Je ne dois pas oublier qu’elle m’a élevé et nourri quand j’étais petit. A chacun son tour. »
Aoul-Beg, qui parle sans ambages, me fait des confidences. Quoique vivant à l’aise sous une bonne tente plantée près de la demeure de son chef, quoiqu’il possède une bonne femme, robuste fille de sa tribu, qu’il soit propriétaire de deux vaches et d’un très-bon cheval, malgré tout cela, notre homme n’est pas heureux. Il regrettera « toute sa vie » de n’avoir pas été à l’école des Russes ; s’il eût appris à parler et à écrire leur langue, il serait maintenant interprète.
« Je porterais une casquette galonnée, un bel uniforme, je serais mieux payé. Mais je n’ai pas voulu suivre les bons conseils. J’étais jeune, j’avais une tête de fer et ne savais pas ce qui était bien. »
Le rêve d’Aoul-Beg, — car il a un rêve également, — est de reprendre la vie nomade ; il économise dans ce but. Dès qu’il sera assez riche, il achètera des chameaux et des chèvres et s’en ira dresser sa tente près de Tchimkent, la ville verte, à la place que ses ancêtres occupèrent. Et le brave garçon précise l’endroit ; il sait que je suis passé par là et est convaincu que j’ai été frappé d’admiration en voyant le pâturage de ses pères.
« Tu sais, dit-il, à la sortie de Tchimkent du côté du soleil couchant, il y a un grand peuplier et deux ormes au bord d’un ruisseau tout petit, qui coule. C’est là. Tu te souviens… du côté du soleil couchant.
— Ha ha ! fais-je, afin de contenter mon interlocuteur, qui répète :
— C’est une bonne place, une bonne place ! belle herbe, belle herbe ! »
Et ses yeux brillent de plaisir à la pensée de ce riant avenir.
« Quand penses-tu exécuter ton projet ?
— Allah seul le sait ! » Et Aoul-Beg fait siffler son fouet, car nous sommes sur la route d’Outch-Tepe. Outch-Tepe veut dire trois collines.
De temps à autre le djiguite descend de cheval ou se penche, tenant d’une main la crinière, et ramasse un insecte. C’est mon collaborateur. Avant de l’introduire dans le flacon suspendu par une corde à sa ceinture, Aoul-Beg me montre la bestiole et dit chaque fois en russe, très-grave :
« Samoui pervi exemplar, le plus beau des échantillons. » J’approuve de la tête. Le mot exemplar qu’il a entendu je ne sais où, lui plaît, par ce qu’il a de vague pour lui, et il le prodigue. Sous toutes les latitudes, nombre d’hommes emploient de préférence les mots dont ils saisissent mal le sens.
Après avoir traversé le Djizak indigène sans nous arrêter, le soir du même jour nous étions à Outch-Tepe. Nous couchons dans la station postale sur les estrades en briques séchées qui servent de lits. Une partie de la maison est occupée par un piquet de Cosaques. Ils célèbrent précisément une fête et passent la nuit à boire, danser, chanter. Le bruit des réjouissances, les importunités de certains insectes, la chaleur suffocante du garmsal[4] nous empêchent de fermer l’œil. Au jour, nous partons dans la direction des étangs.
[4] Vent chaud.
Leur eau est salée. Ils se dessèchent ; autrefois il y avait sans doute un petit lac au lieu de ces flaques d’eau isolées, de cette suite de marais détachés l’un de l’autre où les oiseaux aquatiques sont cachés dans les roseaux. Nous apercevons des canards, des poules d’eau noires, des bécasses noires et blanches. Nous abattons quelques pièces. Ici, non plus qu’à la Kli, nous ne pourrons beaucoup collectionner. Décidément, il faut gagner la montagne. Je fais ces réflexions par plus de 40 degrés de chaud à l’ombre. Aoul-Beg manifeste le regret de n’avoir pas une pastèque dans son sac. Les deux Cosaques le questionnent, l’engagent à nous mener dans un aoul voisin. Au fait, il est bientôt onze heures, et l’on suffoque dans ces marais.
UNE PORTE DU CHAH-SINDEH.
Aoul-Beg grimpe sur un tertre, regarde ; il a découvert des tentes grâce à ses yeux kirghiz, les plus petits et les meilleurs que je connaisse. On galope.
Voici des yourtes dans un affaissement de la steppe, avec du bétail couché, des chevaux placés tête-bêche qui s’émouchent, se pouillent fraternellement. Les chameaux sont repliés, le cou allongé, le nez à ras du sol, tendant irrespectueusement le dos au soleil, et grâce à leur bosse se mettant à l’ombre d’eux-mêmes. Il n’y a personne dehors que les animaux.
Aoul-Beg nous présente au chef de l’aoul, comme des amis de l’Hakim (gouverneur), et aussitôt un tapis est étendu en notre honneur. La tente est très-grande, en bon feutre. Elle s’emplit rapidement de la famille du chef. Nos Cosaques, parlant turc, s’entretiennent familièrement avec les curieux.
Le chef est un homme de taille moyenne, borgne, à la figure intelligente et joviale, aimant le mot pour rire. Il est vêtu comme tous ces gens d’une chemise et de culottes larges en toile de coton. C’est bien assez en cette saison. Bien qu’il se donne pour Kirghiz, ses traits font un contraste frappant avec les nomades que nous avons vus il y a quelques jours près de la Kli, et surtout avec notre djiguite. Ils n’ont de commun que l’œil bridé.
Cette divergence chez des hommes de même langue et de mêmes mœurs provient des croisements, bien entendu.
En règle générale, les nomades sont plus riches que les sédentaires cultivateurs du sol. — Un nomade est un rentier dont le capital est le troupeau. — Plus riches, ils peuvent nourrir plus de femmes, les payer plus cher et partant les choisir à leur goût. Tel qui a épousé d’abord une fille, deux filles de sa tribu, se payera la fantaisie d’en prendre une ou deux chez les voisins pauvres, parce qu’il les acquiert à bon compte. Ces femmes ne sont pas un superflu, elles trouvent chez leur seigneur de quoi s’occuper.
Il advient alors que les nomades de langue turque vivant dans les plaines qui se déploient de l’Amour au Volga, ont la figure plus longue ou plus large, l’œil plus ou moins bridé selon qu’ils sont en contact, qu’ils voisinent avec des Iraniens à tête allongée, au nez droit, à l’œil horizontal et bien fendu, ou bien avec des Mogols qui portent une pleine lune sur les épaules et clignent des yeux tellement obliques qu’au dire d’un ousbeg, « ils se regardent dans le ventre ».
Notre hôte est un exemple à l’appui de ce que nous avançons, il est le maître de deux dames. La première est petite, trapue, à face ronde ; la deuxième, plus jeune, qu’il a prise chez les Kouramas[5], a les traits relativement fins, la taille svelte. Costumée en paysanne de France, on la pourrait confondre avec une fille de Lorraine aux joues rebondies.
[5] Mélange de Tadjiks et de Kirghiz, habitant la fertile vallée du Salar, au sud de Tachkent.
Après avoir bu du thé brûlant et salé, je quitte le borgne en bons termes, malgré que j’aie refusé de lui vendre ma chemise, et nous battons en retraite vers Outch-Tepe, et vite, car le garmsal[6] souffle.
[6] Vent chaud.
Le thé salé commence à produire son effet, et les Cosaques, Aoul-Beg, tout le monde se plaint de la soif. On aperçoit des tentes. On pique sur les tentes au grand galop. Des femmes nous offrent le fond d’une outre, l’eau est sale et salée ; en un clin d’œil elle est bue.
Les chevaux halètent, eux aussi ont soif. Où trouver un puits ? A notre droite, on distingue des chameaux qui se dressent en basculant. On vient de les abreuver sans doute à tour de rôle, et ils ont pris du repos par la même occasion. Aoul-Beg reconnaît l’auge d’un puits. On galope. Mais les chameliers pressent leurs montures qui ne sont point chargées, et elles trottent comiquement, et leurs bosses amaigries vacillent de droite, de gauche, ainsi que l’extrémité d’un bonnet catalan sur la tête d’un coureur.
Un des Cosaques part à fond de train, les oblige à retourner. En somme, ils peuvent bien nous prêter leur seau de cuir attaché par deux cordes à l’extrémité d’une longue perche. On emplit l’auge de bois, hommes et chevaux happent l’eau fraîche, limpide et salée. Tant pis, c’est une satisfaction d’un instant que nous nous procurerons aussi souvent que possible.
Voilà encore des tentes. On nous reçoit mal.
« Je n’ai rien à vous donner », affirme la maîtresse du logis.
« Rien ! »
Aoul-Beg saute à terre, entre sans hésiter, cherche, soulève les hardes et découvre sous une peau de mouton, dans un seau de cuir, une boisson qu’il intitule « bouza ».
« C’est très-bon », dit-il.
Je constate que dans un bouillon sans goût prononcé, de couleur indécise, surnagent des grains de millet qui paraissent avoir été pilés. Ce n’est pas le moment d’être difficile, et nous vidons le seau.
Là-dessus, en avant pour le puits d’Outch-Tepe, car il n’y a plus de tentes dans la steppe. Le garmsal souffle toujours, soulevant une poussière fine qui tourbillonne, obscurcit le ciel, voile le soleil, semblable à une boule de feu près de s’éteindre. Le thermomètre à l’ombre, opposé au vent, marque plus de quarante et un degrés de chaud.
Inutile de vous dire que notre premier acte en arrivant à la station fut de demander le samovar. Quelle bonne tasse de thé ! Vive le thé ! Quel produit du sol fera jamais concurrence au thé en Asie centrale ? En est-il de plus commode à transporter, d’un volume et d’un poids moindres, d’un emploi plus facile ? On l’enferme dans un sachet qui trouve place aussi facilement qu’une tabatière.
Le voyageur est harassé par une étape qu’il a crue interminable ; un jour entier la pluie a fouetté son visage ; la neige se congelant a mis dans sa barbe des stalactites ; le vent froid l’a percé d’aiguilles de glace, lui donnant la sensation bizarre de n’avoir plus de nez, ni mains, ni pieds ; le soleil aveuglant a mis son corps en fusion, et l’eau perle de chacun des pores comme par une outre fendillée. Il fait halte, le feu est allumé, et l’eau bout en moins de temps qu’il ne faut pour harnacher trois chevaux. On prend une pincée dans son sac, on la jette dans le koumgane. Immédiatement les feuilles recroquevillées de la divine plante se déroulent, s’étalent. Bientôt l’infusion est prête. Et alors, le voyageur savourant la plus agréable, la plus parfumée des boissons, oublie les misères de tout à l’heure.
Que le lecteur nous pardonne de lui avoir parlé deux fois en un chapitre du dessèchement de notre gorge. Mon excuse sera qu’ici la terre elle-même est altérée ; ni les animaux ni les plantes ne boivent à leur gré ; un puits a une valeur inimaginable. L’eau a le prix de la terre dans le quartier de l’Opéra.
En France, le paysan injurie, traîne devant le juge de paix le voisin qui lui a pris la largeur d’un sillon ; ici, pour quelques litres d’eau, on se bat, on se tue, et, dans l’oasis, quand c’est l’époque des irrigations, les cultivateurs se surveillent les uns les autres avec la défiance d’Harpagon.
Djizak, au seuil de la steppe, est « nourrie » par une petite rivière sortant des montagnes voisines. Les hommes sont allés au-devant de ce cours d’eau, et dès qu’il a débouché dans la plaine, ils l’ont attaqué, la pioche à la main, lui faisant des saignées nombreuses, l’épuisant par mille canaux qui le répandent sur les champs cultivés. Le chef des irrigations dit à chacun pendant quel espace de temps il a le droit d’arroser ses terres. A l’heure dite, l’intéressé renverse la petite digue arrêtant l’eau, et son champ aspire l’humidité et la vie. Le temps passé, le petit barrage doit être reconstruit, et c’est le tour du voisin. Parfois des gens malhonnêtes et rapaces percent les digues à la dérobée et s’octroient plus que leur part de la rivière. Que quelqu’un s’en aperçoive, qu’on les surprenne, et une rixe s’engage, et fréquemment le voleur est assommé sans autre forme de procès.
Si les premiers hommes ont habité l’Asie centrale, c’est évidemment à propos d’arrosage des terres que Caïn a tué son frère Abel.