En Asie centrale : $b du Kohistan à la Caspienne
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LE DÉSERT DE L’OUST-OURT.
Au puits de Tcherechli. — La question de l’Oxus. — Un ancien brigand. — L’accordéon. — Un « maral ». — Retraite de Russie. — Le brouillard. — Pas de viande. — Fabrication du pain, force de la coutume. — Le saxaoul. — Le froid, les marches de nuit. — Le fleuve salé. — Hallucinations. — Siouli. — Krasnovodsk.
Une seule étape nous séparant de Tcherechli, nous nous permettons de dormir la grasse matinée du 29 novembre et ne partons qu’à quatre heures du matin.
Après une marche pénible dans les sables, vers dix heures, nous découvrons des yourtes alignées, des abris au pied des monticules dans un bas-fond, où l’on descend par une plage à pente douce.
C’est le quartier général de l’expédition qui s’occupe d’étudier la question de l’Oxus.
Tandis que les chameaux s’agenouillent près du puits, des soldats en pelisse accourent, ils nous prennent pour des marchands, demandent quelles denrées nous transportons et si nous ne voulons rien leur vendre. Ils sont bien étonnés d’apprendre que nous sommes Français, et vont en prévenir leur chef.
Nous pénétrons dans le camp, afin de remettre les lettres de recommandation qu’on nous a données à l’adresse du général Gloukovskoï.
Un officier s’avance à notre rencontre ; nous déclinons notre nationalité, et la conversation est engagée en français. Le capitaine s’offre immédiatement de nous conduire à la tente du général.
Celui-ci nous accueille fort gracieusement, nous invite à rester à Tcherechli le temps qu’il nous plaira, sous la yourte qu’on va dresser à notre intention. Si nous avons un désir qu’il soit en son pouvoir de satisfaire, nous pouvons le manifester, tout sera fait pour nous être agréable.
Nous exposons que quelques livres de viande fraîche nous seraient utiles, que nos chevaux sont éreintés, et qu’ils ont un pressant besoin de fourrage. Le soir, nous dînerons avec le général. L’ingénieur général, M. Golmstrem, dont nous avions fait connaissance à Tachkent, nous traite paternellement, distrayant à notre intention ce qu’il peut de ses provisions, donnant l’ordre d’allumer un bon feu dans notre yourte. Tous les ingénieurs s’en mêlant, grâce surtout à l’empressement du chef du convoi, nous allons vivre une demi-journée dans l’abondance, et avec tout le confort désirable en plein désert.
Le capitaine, chef du convoi, dont nous n’oublierons jamais la bonté, nous fait un cadeau dont la valeur peut être appréciée seulement par ceux qui ont mené la vie nomade. Il nous envoie trois ou quatre litres de l’excellente eau de l’Amou apportée jusqu’ici dans une barrique.
« Il la ménage comme du champagne, nous dit son ordonnance, car l’eau du puits est saumâtre et fort désagréable à boire. »
On n’oublie pas de semblables attentions, et il est juste de dire à ce propos que les Russes ont toujours été à notre égard d’une affabilité touchante.
Bref, nous allons passer cette journée à Tcherechli, malgré notre désir d’arriver à la Caspienne.
Utilisons ce répit, et disons quelques mots de l’intéressante question de l’Oxus, soulevée par un ukase de Pierre le Grand, en 1716, et qui a été seulement vidée en 1883.
Cette lenteur dans la solution d’un problème prouve d’un côté quels obstacles les circonstances mettent à l’exécution de certaines entreprises, et de l’autre combien le Russe a de patience, de ténacité et de suite dans les idées. Trois qualités qui manquent un peu à notre peuple, vous l’avouerez.
Pierre le Grand avait entrevu l’importance qu’aurait pour la Russie une route fluviale, ayant une de ses extrémités à Pétersbourg et l’autre au centre de l’Asie. Il savait qu’autrefois l’Oxus s’était jeté dans la Caspienne, qu’il avait dû se déplacer vers le nord, et qu’à l’ouest de son lit actuel, on avait trouvé la trace d’un lit abandonné. Que l’Oxus reprenne son ancien cours, porte ses eaux à la Caspienne, et voilà la route tracée ; une barque peut traverser tout l’empire sur la Néva et le Volga, puis pénétrer au centre de l’Asie, y porter les produits russes, se charger de ceux du pays, sans compter que, grâce à ce même « chemin marchant », on pourra ravitailler les troupes qui soumettront par les armes des populations turbulentes et assureront les frontières indécises du côté de l’Orient.
Telles sont encore à peu près les raisons qui ont décidé le tzar actuel à permettre au général Gloukovskoï d’étudier sur le terrain, avec l’aide d’ingénieurs dirigés par M. Golmstrem, si le cours de l’Amou-Darya peut être changé.
On a donc procédé à un nivellement précis des environs de l’ousboï (l’ancien lit), qui, d’après les dernières indications, partait du lac Sari-Kamouich au nord, et, passant au puits d’Igdi, aboutissait à la mer, près des collines du Balkan.
Les travaux, commencés en 1880, furent interrompus durant la guerre contre les Turkomans, et repris en février 1881.
Au point où les études ont été poussées, on sait que les lacs d’Aral et de Sari-Kamouich ne faisaient qu’un ; que le Sari-Kamouich, présentement réduit à d’infimes proportions, couvrait autrefois une surface ayant une largeur moyenne de quatre-vingts verstes et une longueur maximum de cent cinquante. Tcherechli est dans cet ancien lit, qui est bordé de golfes nombreux.
Non-seulement l’Oxus aurait autrefois débouché dans le Sari-Kamouich, près de Sangi-Baba, où nous avons vu des falaises et des coquillages, mais il aurait passé plus au sud. En somme, il n’y a pas un ancien lit, mais plusieurs.
Pour que l’Amou-Darya pût être amené à la Caspienne en traversant le bassin desséché de Sari-Kamouich, il faudrait d’abord qu’il le remplît, ce qui demanderait environ quarante années. Il importe donc d’éviter cette difficulté, et on ne le pourrait qu’en construisant un canal très-long, qui porterait les eaux assez au sud, et des sommes énormes seraient nécessaires.
Tout cela n’est pas encore nettement établi, mais est probable[47].
[47] Les prévisions de M. Golmstrem ont été confirmées depuis notre passage à Tcherechli.
Quant à l’histoire du changement de direction de l’Oxus, elle est obscure. Il n’y a que légendes et traditions, pas assez de documents sérieux.
D’après les dires et les écrits des indigènes, les khans de Khiva voyant que les Turkomans, qui habitaient alors les environs du Balkan et la région des puits maintenant déserte, ne payaient point régulièrement l’impôt, qu’ils tuaient les percepteurs, et que sans cesse ils provoquaient par leur turbulence des expéditions coûteuses et fatigantes, les khans donc résolurent d’en finir et d’enlever à ces sujets rebelles l’eau qui leur était indispensable. Ils détournèrent l’Amou vers le nord, afin d’obliger les Turkmènes à se rapprocher d’Ourguentch, le siége de leur empire, d’où ils les eussent contenus plus facilement. D’autres disent que l’Amou a dévié naturellement, que les sables y ont surtout contribué. Il ne subsiste point de traces de digues colossales qui eussent été nécessaires à diriger une semblable masse d’eau.
Et pourtant des restes de ville apparaissent de Zmoukchir à Tcherechli et aux environs du Sari-Kamouich actuel. Près d’Igdi, au sud, on a trouvé une inscription de l’an 79 de l’hégire.
Rien cependant qui permette de tirer une conclusion bien nette, de fixer les dates précises des déplacements successifs de l’Amou. On s’en tient à des hypothèses qui seront éliminées ou fortifiées, les travaux une fois achevés. Il reste 400 verstes à niveler, une fraction de l’expédition est au puits d’Igdi et marche à la rencontre de celle de Tcherechli.
Les Russes emploient comme guides des Turkmènes Yomouds. Quatre d’entre eux, anciens brigands renommés, connaissent le désert à merveille. Pas une place où l’on peut trouver à boire qui ne leur soit connue ; ils savent exactement la quantité, la qualité de l’eau des puits, des citernes, des mares. Le plus illustre est le mollah Klitch, qui porte le même nom qu’un de nos anciens djiguites, un robuste petit homme à barbe pointue, au nez retroussé, à la mâchoire solide, dont les petits yeux étincellent de ruse. Pendant près de quinze ans il vécut embusqué aux environs de Chak-Senem, pillant les caravanes, les rançonnant et n’hésitant pas à tuer qui résistait. On lui reproche, paraît-il, plus de soixante meurtres. Klitch fait très-bien son service ; depuis qu’il est à la solde des Russes, il s’est comporté en parfait honnête homme, et lorsqu’on lui rappelle sa vie passée, il sourit. Ce sont fredaines de jeunesse.
Nous passons la soirée sous la tente d’un des ingénieurs, en compagnie de ses collègues et des officiers de l’escorte, qui nous donnent un concert avec leurs accordéons. On boit force thé, on parle de la Russie et de la France, puis on se dit adieu, et nous allons dormir quelques heures, en attendant qu’Ata Rachmed arrive avec ses chameaux.
L’accordéon est l’instrument favori du Russe, qui est à la fois voyageur et musicien.
Un accordéon tient peu de place dans la malle de l’officier qui part en expédition, du tchinovnik que son administration envoie dans un village perdu des lointaines possessions russes ; les soldats en marche se le passent de main en main ; le soir on en joue au bivouac ; les jours de fête il est tout l’orchestre des agiles danseurs, et lorsqu’on est confiné dans les chambres basses, par le froid, par l’ouragan, un air d’accordéon donne la patience d’attendre que l’eau du samovar soit bouillante.
L’accordéon est un des trois instruments qui ont marqué le pas aux guerriers conquérants de tout un monde.
Est-ce que la lyre des Grecs mercantiles, qui passent dix ans à prendre une ville, évoque des souvenirs tels que le tambour des Arabes, la guitare des conquistadores de l’Amérique ?
C’est au son de l’accordéon que les Russes avancent en Asie d’un pas souple, moins vite que les Arabes sur leurs chevaux, moins vite que les aventuriers espagnols, mais plus sûrement et sans reculer jamais.
Nous remontons l’ancien lit du Sari-Kamouich vers le nord durant quelques verstes, puis nous grimpons une berge et reprenons la direction ouest-ouest-nord, et enfin ouest, tantôt dans la steppe, tantôt dans les monticules de sable.
Le ciel est clair, à onze heures le soleil luit, il est très-pâle. La sécheresse de l’air est si grande que le thermomètre, marquant 27° de chaud, descend rapidement à zéro à l’ombre ; un côté gèle, l’autre rôtit. Aussi en marchant doit-on dégager un bras de la pelisse et couvrir soigneusement l’autre ; à mesure qu’on s’éloigne, la région prend le monotone aspect de la faim au bord du Syr-Darya ; puis l’horizon est borné, le terrain étant bossillé, et c’est encore plus triste ; fréquemment des efflorescences salines blanchissent le sol.
Au moment où nous préparons notre bivouac, à Touni-Koul, près d’un lac desséché où croît un peu de saxaoul, je vois soudain le guide courir, prendre son fusil ; il m’avertit d’en faire autant. Rachmed, qui l’a questionné, m’explique rapidement qu’un grand animal avec de grandes cornes, — il élève les bras de chaque côté de la tête, — est au gîte.
« Quel animal ?
— Un maral », répond-il.
Le maral est un cerf de grande taille qui vit dans le Tian-Chan.
Que vient-il faire en plein désert ?
« Le vois-tu ?
— Ha, ha », fait-il avec aplomb.
C’est tout à fait surprenant que je n’aperçoive même pas la pointe des cornes. Cependant Ata Rachmed s’avance sur le bout du pied, il met un genou en terre, vise et fait feu.
Le « maral » n’est pas peureux, car il ne bronche point ; il ne s’est pas enfui les bois au vent ; voilà un singulier animal.
Je suis aux côtés d’Ata Rachmed, qui me prend par la manche, étend la main :
« Il est là, il est là. »
Je ne vois rien. J’écarquille les yeux, rien. A tout hasard je vise dans la direction, et pan ! toujours rien. Rien que la poussière soulevée par la balle. Décidément, je ne comprends plus.
Ata Rachmed recharge son fusil, tire, et un lièvre débusque. Nos lévriers qui examinent la scène s’en mêlent alors et l’ont bientôt pris ; nous accourons vite, car ils le dévoreraient.
Nous nous moquons de Rachmed ; il n’a pas compris le terme dont s’était servi le Turkoman, et ce dernier ayant placé les doigts de chaque côté de sa tête afin de se faire comprendre facilement, Rachmed, avec son imagination d’Asiatique, a exagéré ; il a répété le geste en plaçant les bras, les oreilles sont devenues des cornes, le lièvre khorgiouche, un maral (khorgiouche signifie « qui a des oreilles d’âne »). L’animal aux oreilles d’âne, cuit dans le riz, n’en n’est pas moins succulent ; il pèche seulement par la taille, car le désert ne nourrit que des lièvres nains.
Il nous reste dix-huit étapes qui promettent d’être fort agréables, car il gèle déjà à cinq ou six degrés pendant la nuit. Le programme de nos journées ne varie point : c’est d’abord une étape de nuit de cinq à huit heures, puis une de jour de quatre à sept heures, selon l’espacement des puits, et surtout la neige nous fournissant généralement à boire, selon que dans telle ou telle place on a plus de chance de rencontrer du saxaoul.
Le calepin n’est pas chargé de notes. Aujourd’hui, 31 novembre, on part à une heure trois quarts, on fait halte à huit heures vingt, à Kaplan-Gir. A neuf heures, deux degrés de froid malgré le brouillard. Nous repartons à dix heures vingt, à cinq heures et quart nous bivouaquons dans le bas-fond de Tach-Bougaz (poche de pierre). Près de quatorze heures de marche. Un peu de neige dans les rainures des pentes, juste de quoi boire. Saxaoul rare.
1er décembre. On part à deux heures et demie, on arrive au puits à six heures et demie : un peu d’eau, peu de saxaoul, toujours le brouillard, toujours la steppe de la faim. On repart à dix heures. A quatre heures on grimpe des collines ; à droite un reste de lac salé s’enfonçant dans des falaises étale ses eaux que rien n’agite, le sel miroite sur la rive. Il ne faut pas moins d’une affirmation catégorique du guide pour en croire nos yeux, car cela a tout l’air d’un mirage. Mais Ata Rachmed connaît ce recoin où les Yomouds autrefois plantèrent leurs yourtes et bâtirent des saklis dont on voit parfaitement les ruines. Son père y a vécu, de même qu’à Tcherechli ; car aux alentours du lac, l’herbe pousse dru après la saison des pluies. Mais les Yomouds durent fuir et abandonner ce campement par crainte des Tekkés qui venaient les attaquer et souvent ravissaient le bétail. Les Tekkés leur ont causé grand dommage, tuant, pillant, réduisant les pauvres à la misère, contraignant les riches de se confiner dans le Khiva et d’abandonner la vie nomade.
Au souvenir de tous ses malheurs, il est pris de colère, et maudit les Tekkés.
« Brigands de Tekkés ! brigands de Tekkés ! » s’exclame-t-il.
Nous laissons Ata Rachmed prendre les devants, parce que voilà presque une petite prairie, et nous arrachons le foin sec à poignées, tandis que nos chevaux broutent. Nous les chargeons de tout ce qu’ils peuvent porter et rejoignons les chameaux.
A cinq heures, halte. A deux heures du matin, départ par le clair de lune dans les sables. La lune se couche à cinq heures, et le brouillard nous enveloppe. C’est toujours très-gênant, le brouillard, pendant la nuit ; il tient éveillé, on n’ose pas monter sur le cheval et y sommeiller comme d’habitude jusqu’à ce que le froid gèle les pieds. En marche, on ne se laisse pas aller à fermer les yeux jusqu’à ce qu’on trébuche ou qu’on tombe : on risquerait de perdre ses compagnons. Il faudrait alors attendre le jour sur place, avant d’essayer de les retrouver, et l’on pourrait s’égarer dans le désert. A sept heures, nous sommes toujours dans les sables, mais entourés de saxaouls ; le bon feu qu’on allume ! Il n’y a point de neige, on recueille ainsi qu’une manne le givre couvrant les branches de lourdes palmettes blanches qui scintillent comme des pierreries innombrables. C’est très-bon à manger, le givre. Nous en emplissons nos koumganes pour le thé, qui prend un goût singulier des quelques feuilles de saxaoul et de tamaris qui ont bouilli par la même occasion.
Après les sables, la steppe, quelques tumulus dont un marqué d’une pierre portant une inscription malhabilement tracée avec la pointe d’une lame.
— Qui repose dans ces tombes ? Invariablement le guide répond : « Des Tekkés. » Ils auraient habité autrefois cette contrée.
Une deuxième étape de six heures nous amène aux collines de Goua-Zengir, d’où je crois voir un petit coin du Kara-Bougaz ; il est éloigné de quatre-vingts kilomètres au moins.
Attendons d’avoir fait les douze bonnes étapes qui nous séparent de la Caspienne avant de crier : Thalassos ! comme les Dix-Mille.
Au reste, nous sommes deux seulement qui regagnons notre patrie, et pas héros le moins du monde.
Exclamation classico-dramatique à part, il est clair qu’il nous reste douze étapes, que depuis hier nous n’avons plus ni graisse de mouton, ni viande, et que nous sommes réduits à l’huile de sésame, au riz, à la farine. Mais nous en avons une provision qui durera plus que ce voyage, et nous sommes assurés de n’avoir pas faim. Le riz cuit dans l’huile de sésame n’est pas un mets délicat ; le pain que fabrique le guide n’est pas comparable à celui des boulangeries françaises à Vienne, ou des boulangeries viennoises à Paris ; néanmoins cette nourriture redonne de la vigueur, et la graisse en étant la base, elle est appropriée aux circonstances, physiologiquement parlant.
Avant le coucher, après chaque repas du soir, Ata Rachmed emplit de farine la sébile de bois, y verse un peu d’eau ; il pétrit de ses mains nerveuses une pâte qui ne lève point, et en quelques minutes façonne une large galette épaisse de deux doigts. Reste à la mettre au four. Il déblaye un coin du foyer, écarte les charbons, et bras étendus, il laisse tomber le gâteau dans l’âtre et nous éclabousse régulièrement de cendres, de braise et d’étincelles. Puis il recouvre son pain de charbons et de cendres, dix minutes après il le dégage, le retourne, le recouvre ; en une petite demi-heure, le tour est joué. Une galette de dix livres est prête, elle est noirâtre, solide, ressemble à ces enseignes de boulanger que le vent agite avec bruit, et en somme elle est digérée sans peine, malgré les ingrédients divers qu’elle contient.
Depuis Tchaguil où il est venu nous joindre, Ata Rachmed ne manque jamais de laisser tomber de haut dans le foyer la pâte qu’il va cuire.
« Pourquoi cela, Ata Rachmed ? En la posant doucement, tu ne nous lancerais pas de la braise à la figure.
— C’est la coutume turkmène », répond-il.
Du moment que telle est la coutume, il est superflu d’insister ; tous les raisonnements imaginables ne pourront rien changer.
Grâce aux coutumes qui règlent toutes ses actions, — on prend d’autant plus volontiers une coutume qu’on mène une vie monotone, — Ata Rachmed se comporte comme le plus discipliné des soldats. Quand nous arrivons à l’endroit où l’on doit bivouaquer, il ôte immédiatement son immense bonnet de peau de mouton et en coiffe un moins volumineux — c’est son képi ; — puis devant la place où le feu brûlera tout à l’heure, il fiche en terre son bâton, le surmonte de son kalpak, et cela figure un toug ; il vient d’enlever son sac. Quant à son moindre bonnet, il l’emploie de mille manières : tantôt à torcher une écuelle, tantôt à essuyer ses mains, sa figure, ou bien à épousseter le sol.
Aussi longtemps qu’elle contient du liquide, Ata Rachmed tient sa tasse dans le creux de sa main, ne la déposant à terre que vide et bien vide. A l’instant même Rachmed voulait jeter les dernières gouttes de thé restant au fond de la sienne, Ata Rachmed arrête son bras, prend la tasse et boit jusqu’à la dernière gouttelette, parce que la coutume de l’homme du désert est de ne jamais perdre rien de ce qui se boit. C’est par un sentiment analogue que nos paysans ne jettent pas le plus petit morceau de pain, qu’ils ramassent soigneusement les miettes qui tombent et réprimandent l’enfant qui le jette : « Cela lui portera malheur. »
Ata Rachmed ne pratique pas ses devoirs religieux, mais il est superstitieux. Au puits de Dachli, où nous avons fait halte, le bois manquait, et notre serviteur Rachmed, sans respect des morts, cassait les hampes des tougs placés sur les tombes. Les deux Turkmènes parurent stupéfaits de cette impiété, et l’aîné reprit sévèrement l’impie :
« Si tu brûles ce bois sacré, il nous arrivera malheur pendant la route. »
Un bois qui n’est pas sacré pour Ata Rachmed, c’est le saxaoul, qu’il gaspille singulièrement ; ceux qui passeront après lui se tireront du froid comme ils pourront. Faute de cet arbuste, il serait très-difficile de traverser l’Oust-Ourt en décembre et d’y séjourner dans la saison froide, à moins d’accumuler des provisions énormes de combustible importé de Russie ou de Perse. Le jour où le saxaoul aura disparu, les Turkmènes auront le choix entre émigrer vers des régions chaudes, mourir de froid ou bien planter. Maintenant ils s’en procurent encore une quantité suffisante pour leurs besoins, l’allant querir à des distances énormes, à cent, deux cents kilomètres.
Nul bois n’est plus facile à abattre ; d’un coup de pied, on le jette bas ; il casse comme le verre, et il est si dur qu’on l’entame à peine avec la hache. Il dégage une chaleur considérable, charbonne longtemps ; souvent, au réveil, on trouve la braise dans les cendres du foyer, malgré le vent et la neige.
Le 3 décembre, départ à deux heures après minuit ; nuit noire ; arrivée à Doungra, où le puits d’eau salée est dissimulé au bas de collines. Nous nous arrêtons le temps d’abreuver les chameaux et les chevaux. On devine à peine les formes des animaux dans ce bas-fond ; il y a un grouillement d’ombres ; on entend le bruit des seaux, de l’eau versée, et les gargarismes de satisfaction des dromadaires qui sont détachés l’un après l’autre et écoués à nouveau dès qu’ils ont bu. Les hommes ne disent rien, agissent rapidement, sans hésitation ; puis la file des bêtes s’ébranle d’un pas étouffé. Le ciel est couvert, et la pluie commence à tomber. Le vent souffle du nord-ouest : gare la neige !
Mais où est donc Rachmed ? S’est-il endormi, égaré ? On l’appelle, pas de réponse. Je pars à sa recherche, me guidant à la lueur de l’aurore qui pointe. Le voilà qui arrive en trottinant. Il était resté en arrière, son cheval s’étant endormi et lui-même. Il a dû sommeiller quelques minutes, puis il s’est réveillé en sursaut ; il a regardé le sol attentivement, a retrouvé les traces, puis est monté sur son cheval ; il l’a fouetté, mais il ne marche guère vite.
La mer Caspienne s’est retirée depuis peu de cette région. Dans l’après-midi, on l’entrevoit au loin à l’ouest, près du puits de Touar, où nous arrivons à trois heures ; il y a des falaises incrustées de coquillages ; on reconnaît d’anciens îlots, désormais collines en décomposition. L’eau est mauvaise, saumâtre.
Le vent du nord-ouest, la pluie glaciale continuent. Le soleil couché, la neige tombe en tourbillons épais. On la préfère à la pluie. Avec la neige on est assuré de boire un excellent thé, et puis de ne pas se perdre en route, à moins que le vent ne souffle au point d’effacer les empreintes. Et, de temps à autre, pendant que les chameaux tracent un sentier avec leurs tampons larges, on s’étend sur le matelas blanc comme camphre ; on dort un peu, le bras dans la bride, jusqu’au moment où la crainte d’avoir trop dormi redonne des jambes. Et l’on rejoint les chameaux qui, de loin, aux montées, semblent un long ver sombre rampant sur une nappe blanche, et par derrière, en plaine, ils ne font plus qu’un seul monstre à bosses énormes, oscillantes, dont on ne distingue pas bien les membres qui s’agitent confusément.
Le dernier venant éveille les dormeurs qu’il rencontre étendus ; un hurlement plaintif, partant d’une broussaille, le salue au passage. C’est un des chiens qui s’est couché, s’abritant du vent le mieux qu’il peut ; il laissera la caravane prendre une grande avance, puis on le verra accourir au grand galop, traînant le feutre dont il est habillé, et nous dépasser en hurlant, puis s’arrêter, attendre encore et nous dépasser encore. Les pauvres bêtes ont des engelures qui les font beaucoup souffrir ; nos chevaux sont dans le même cas.
4 décembre. — La neige a tombé toute la nuit ; il y en a plus d’un demi-pied sur le feutre qui nous couvre. On part à minuit trois quarts, avec le vent du nord-ouest, et la neige tombe toujours, balayée sur les plateaux, accumulée dans les crevasses et au pied des collines. A sept heures et quart on trouve du saxaoul et l’on s’arrête. Cette étape a été très-pénible, avec plus de 15° de froid et le vent maudit. Vers midi, le ciel s’éclaircit ; nous sommes dans les anciens golfes de la mer Caspienne.
J’annonce à Rachmed qu’il va voir la mer.
« Le fleuve salé, dit-il, est-il beaucoup plus grand que l’Amou ?
— Beaucoup plus grand.
— Combien de fois ? trois fois, dix fois ?
— Plus de mille fois. »
Et il porte la main à sa barbe en disant :
« Il n’y a de Dieu que Dieu. »
L’attente d’une grande chose ne laisse pas de l’émouvoir.
Vers trois heures, avant d’arriver à Belzir-Guiri, la mer bleue s’étale devant nous ; ce n’est qu’un coin de mer, mais suffisant à donner l’idée de l’infini. Rachmed s’arrête, regarde fixement, puis répète :
« Il n’y a de Dieu que Dieu. »
Notre homme est étonné ; il ne peut détacher ses yeux du « fleuve salé ». Voilà pour nous le moment de crier : Thalassos ! Nous ne crions rien du tout, mais ce spectacle met de bonne humeur, et comme une bonne chose ne va jamais seule, nous trouvons du saxaoul en abondance, un pli de terrain où installer commodément le bivouac, et, tout en se chauffant, on calcule que dans quatre journées on sera à Krasnovodsk. Il est temps que cette promenade finisse ; les chevaux n’en peuvent mais, les chameaux sont fatigués : l’un d’eux est tombé, on a dû le décharger ; les chiens ont toutes les muqueuses malades du froid, et nous-mêmes ne sommes pas très-frais. Quant à nos deux gazelles, il est douteux qu’elles vivent longtemps ; la femelle surtout semble bien malade. Notre perdrix empereur ne paraît pas avoir beaucoup souffert ; elle a conservé sa gaieté et pousse parfois un roucoulement enroué. Quant aux hommes, ils sont très-fatigués, et sans l’instinct de conservation, tel s’étendrait sur la neige au lieu d’aller, et de fatigue dormirait longtemps, trop longtemps.
Les cervelles sont détraquées par la fourbure du corps, et tous nous avons comme des hallucinations, alors que nous nous traînons dans l’obscurité les uns derrière les autres. Tantôt nous croyons être assis devant une table copieusement servie, près d’un feu crépitant ; tantôt nous dormons dans un lit douillet, avec une agréable sensation de chaleur. On devient gourmand en rêve, et certaine poularde mangée avec appétit, pendant mes vacances de lycéen, me revient à la mémoire, à la bouche. Je trébuche, et cela disparaît ; c’est un mirage de l’estomac.
Heureusement que le guide compte sur ses doigts les « manzils ».
« De tel endroit à tel endroit, deux manzils, puis encore deux autres, puis, etc. ; total : huit manzils ou étapes. » Et notre retraite de Russie vers la Russie prendra fin.
5 décembre. — Le froid nous éveille, et nous partons à une heure du matin. A sept heures et demie, halte à Chah-Zengir. Pas un éclat de bois ; on se chauffe à un tas d’herbes qui flambe, on boit une tasse de thé, le dos au vent. Le soleil se montre, il y a encore 11° de froid. Notre gazelle femelle est mourante ; la pauvre bête se tient à peine sur ses pattes, elle regarde tristement, ne joue plus, ne cosse pas nos chiens qui la flairent. La voilà couchée en rond, la tête appuyée sur la cuisse, comme pour dormir. Elle est immobile, dans une pose charmante ; les caresses ne la font point bouger, elle ferme lentement son bel et doux œil noir, son corps a un soubresaut : elle est morte. L’emprisonnement l’a tuée autant que le froid. Pardonne-nous, pauvre bête, victime de l’histoire naturelle !
Dans les sables, avant d’arriver à Yeri-Balane, un lièvre nous met en émoi. L’espoir de le manger nous donne à tous des jambes, mais il fait des crochets au milieu des saxaouls, et en dépit de nos cris, de nos excitations, les chiens affaiblis le laissent échapper. Un peu de viande rôtie serait pourtant fort agréable. A Yeri-Balane, je m’empresse de tirer mon couteau et de dépouiller notre gazelle, dont il importe de conserver la peau. La viande sera distribuée aux chiens.
Avant Yeri-Balane, nous avons rencontré des tombeaux. Selon le guide, ils renferment les corps d’hommes tués. Les caravaniers ont ramassé les cadavres et les ont ensevelis, marquant la place avec ce qu’ils trouvaient à portée de la main. Sur l’un d’eux il y a des pierres, sur un autre un bâton portant un crâne de gazelle. L’ouragan l’avait jeté à terre, le guide a piqué de nouveau le bâton en terre et posé dessus le crâne en disant : « Il n’y a de Dieu que Dieu ! » Ata Rachmed a le respect des morts, surtout quand ils sont Yomouds comme lui.
6 décembre. — Notre direction est désormais sud-ouest, droit sur Krasnovodsk. La neige tombe toujours. Le vent du nord-est continue à nous cingler, et l’on se fait petit sous le feutre, où l’on dort avec les chiens sur les pieds. Eux aussi se recroquevillent, et, au réveil, ils ne se dressent qu’au dernier moment.
Depuis que les nuits sont toujours obscures, sans ciel étoilé, je ne puis plus dire au guide en lui montrant la grande Ourse ou la constellation de l’Aigle ou Régulus : « Quand l’étoile sera à tel endroit du ciel, tu prépareras les chameaux ». Aussi, je consulte ma montre, et quand c’est l’heure, je siffle doucement. Aussitôt on entend les broussailles craquer sous une masse noire se remuant ; les broussailles sont le matelas d’Ata Rachmed qui dormait près du feu, et il répond immédiatement à mon appel par un « Ha, ha ». Il a le sommeil léger. Son aide est à ses côtés et l’imite ; ils enfilent les manches de leurs manteaux, serrent leur ceinture, et commencent à charger les chameaux, sans dire mot. Avant de dormir, ils ont fait sécher leurs vêtements, leurs chaussures, et dorment habillés comme nous-mêmes. Les soins de propreté consistent à frotter ses mains de neige avant le repas, et c’est tout.
Partis à une heure quarante, nous faisons halte à neuf heures dix, après avoir dépassé le puits de Timourdjane à l’eau limpide, mais puante.
A quatre heures et quart, nous bivouaquons dans les sables de Siouli, à deux heures du puits de même nom. Bon feu de saxaoul à Siouli.
7 décembre. — D’après le guide, la région que nous allons parcourir s’appelle « Yaltchi », comme le prochain puits. Partis à deux heures et demie, nous y arriverons à huit heures vingt par une suite de plateaux et de monticules sablonneux ; un vent d’une violence extrême souffle du nord-est. Nous repartons à dix heures et demie, rencontrons bientôt un tumulus avec une pierre couverte d’une inscription récente. Là reposeraient des Yomouds massacrés par les Tekkés il y a environ cinq ou six ans. Ces Yomouds avaient leurs yourtes aux environs du puits de Sioulmen, au nord de la route que nous suivons. A quatre heures et demie nous bivouaquons près d’une mare d’eau pluviale.
8 décembre. — Départ à minuit et quart par l’obscurité complète. Toujours la neige et le vent, et les hallucinations décevantes. Après avoir descendu une pente escarpée au bas de laquelle nous croyons deviner un village entouré d’eau, — il n’y a rien, — nous arrivons à sept heures dix dans la steppe nue avec des hauteurs derrière, à gauche, à droite, et, en face, au bout de la plaine, une porte donnant vue sur l’horizon barré seulement par le ciel gris qui paraît tomber dans le vide. La mer doit être là, avec Krasnovodsk au bord.
Ata Rachmed tend le bras dans cette direction.
« Chak-Adam », dit-il.
Tel est le nom des puits près desquels a été construit Krasnovodsk. Encore quelques heures de marche, et nous serons arrivés à la Caspienne.
Les mains tendues vers les herbes qui flambent, nous pensons au chemin parcouru, aux fatigues subies, au froid, au chaud, et je dis à Capus qui hume sa tasse de thé :
« C’est fini. Vous ne voyez pas d’inconvénient à recommencer ?
— Aucun.
— Eh bien, nous recommencerons, si la chose est possible. »
Ne faut-il pas voir énormément de choses avant d’en comprendre quelques-unes ?
Environ trois ou quatre heures après cette dernière halte, nous nous installons à Krasnovodsk. Huit jours après, notre chamelier s’en va chez des Turkomans habitant les environs, attendre la fin de la tempête terrible qui vient de rompre le câble reliant Krasnovodsk au Caucase, tempête qui va nous « attacher au rivage » jusqu’à la fin de décembre. Puis un lourd bateau porteur nous ballotte par une mer en furie jusqu’à Bakou, la ville du naphte, où nous débarquons la veille du jour de l’an.
Après un voyage, trop lent à notre gré, jusqu’à Tiflis ; après une tentative infructueuse de revenir par Poti, nous prenons la grande route militaire, passons en traîneau au pied du colossal Kasbeck, et par Rostoff et Moscou nous arrivons à Paris au milieu de février 1882, — regrettant de n’avoir pu mieux explorer l’Asie centrale, mais heureux d’avoir été les premiers Français qui l’aient vue dans son ensemble, parce que cela nous a permis de la faire entrevoir au lecteur.
FIN.