En Asie centrale : $b du Kohistan à la Caspienne
V
LA VALLÉE DU TCHOTKAL.
Retour à Tachkent. — Un compatriote. — La moisson défendue contre les oiseaux. — Un « bouchon ». — Khodjakent, un anachorète. — Une femme changée en pierre. — Charité chrétienne. — Au Karakiz : chasse à la chèvre sauvage ; désolation. — Avantages de la lecture. — Comment on passe une rivière. — Réjouissances à propos de la rupture du jeûne : les œufs de Pâques, coutumes européennes à Pskême. — Iran contre Touran. — Le feu. — Kara-Kirghiz. — Le Clos-Vougeot du koumis. — Politesse kirghiz. — Le moulin des puces. — Scènes d’aoul. — Vie d’un Kirghiz. — Un artiste.
Notre hôte, le général Karalkoff, nous engage vivement à gagner Tachkent et à remonter le Tchirtchik, un affluent du Syr qu’on appelle Tchotkal, aux approches de sa source.
Le général a visité autrefois la partie sud-ouest de cette vallée. Il est certain qu’à la tête de l’Anaoulgane nous trouverons des glaciers, quelques-uns de nos arbres fruitiers à l’état sauvage dans les gorges adjacentes, et, si nous arrivons à temps, nous pourrons augmenter nos collections de plantes et d’insectes d’échantillons nouveaux. Sans compter que durant la route, la population mêlée de ces montagnes fournira matière à des observations ethnographiques intéressantes. Il serait bon, selon lui, de descendre par le Ferghanah dans les environs de Kachan, où, d’après le dire des indigènes, existeraient des forêts de pins. En somme, le Tchotkal n’a pas été exploré non plus que cette fraction extrême du Tian-Chan qui marque la frontière nord de l’ancien khanat de Ferghanah.
Malgré notre peu de ressources, malgré la longue route qu’il nous restera à parcourir de Tachkent à la Caspienne, où nous voulons aboutir par le Bokhara et le Chiva, nous décidons de suivre les conseils du général Karalkoff. Nous ne pouvions, du reste, être renseignés par une personne plus compétente en la matière.
Deux jours après notre arrivée à Samarcande, Abdourrhaïm retourne à Pendjekent, Klitch rentre auprès des siens ; quant à Djoura-Bey, il veut rester avec nous et visiter Tachkent.
Il passe son temps à flâner dans la ville et à soigner ses ânes, qui ont donné la preuve de la solidité de leurs jambes dans le Kohistan, et qui nous serviront encore dans le Tchirtchik.
Une après-midi que nous étions occupés à mettre de l’ordre dans nos collections, un grand gaillard se présente, salue et dit simplement : « Me voilà. » C’est un garçon que nous avons rencontré à Ourmitane et prié de venir nous rejoindre à Samarcande, dès qu’il apprendrait notre retour. Il sait faire la cuisine, comprend le russe, ayant été élevé par un interprète à Pendjekent ; il parle, en outre, les dialectes turcs et persans, son père étant un Ousbeg qui a dû se réfugier en pays tadjique. Nous le prenons à notre service. C’est lui qui conduira sur une araba nos bagages jusqu’à Tachkent ; Djoura-Bey fera route en sa compagnie avec ses ânes. Rachmed, tel est le nom de notre nouveau serviteur, pense faire en huit jours les 280 verstes qu’on compte depuis Samarcande.
Nous nous servirons des chevaux des stations postales échelonnées du Zérafchane au Syr-Darya par les soins de l’administration russe.
A Tachkent, nous trouvons un compatriote, M. H…, un officier d’artillerie, qui est venu visiter le Turkestan russe. Il arrive du Kouldja et du Sémiretché, où il a passé une partie de son congé. Il ira à Samarcande et retournera promptement en France, car il dispose de fort peu de temps. Nous lui devons plus d’une bonne soirée. Nous étions bien aises d’entendre parler « du pays » par quelqu’un qui l’avait quitté depuis peu. L’amour de la patrie, le chauvinisme, comme on dit, qui perd de sa force lorsqu’on ne dépasse point la frontière, reparaît avec une certaine vivacité dès qu’on habite les pays étrangers. Ce n’est pas impunément que l’on reçoit une éducation nationale, qu’on respire l’air des bords de la Seine.
Nos préparatifs sont terminés, nos collections expédiées à Paris, nous avons pris le repos nécessaire, un guide a été engagé, tout est prêt pour le départ. Malheureusement, un accès de fièvre très-fort me retient au lit pendant quatre jours. Aussitôt que je puis me lever, nous partons. Car je suis persuadé que, grâce à l’air pur de la montagne, je reprendrai des forces et verrai mon pouls redevenir régulier, et les frissons cesser incontinent.
Le 16 août, après avoir serré une dernière fois la main au lieutenant H…, nous enfourchons nos bêtes et quittons Tachkent, par une route poussiéreuse.
A la sortie de la ville, sur les deux rives du Salar, un bras du Tchirtchik que nous longeons, on aperçoit la population qui se livre aux travaux de la moisson par une chaleur humide et accablante. On bat le blé avec des bœufs. Le coton s’ouvre et commence à montrer sa ouate, le millet est en butte aux attaques de passereaux innombrables. Sur des piédestaux de terre hauts de trois ou quatre mètres, émergeant au-dessus des épis, sont perchés des vieillards, des enfants, des femmes. Leur unique occupation est de pousser des cris, battre des mains, lancer les mottes amassées à portée du bras, afin de mettre en fuite la nuée des oisillons voraces. On les voit voleter, s’abattre, becqueter précipitamment, puis se sauver dans les champs voisins, d’où on les chassera bientôt.
La plupart des villages que la route traverse sont habités par des Tadjiques et des Kirghiz. Ces derniers occuperaient le pays depuis une époque relativement peu éloignée et seraient moins riches. Leurs yourtes sont nombreuses dans les prairies que le Salar arrose.
A Niazbek, nous faisons halte dans un caravansérail appartenant à un Kirghiz très-affable. Il a dans sa cour une yourte dressée qu’il met à notre disposition. Il est maître d’un bétail nombreux et de plusieurs femmes. Le soir, elles reviennent portant sur la hanche les outres pleines de lait. A la tombée de la nuit, voici que l’une des jeunes épouses chante : la mélodie qu’elle module d’une voix pure est charmante, et à l’écouter telle qu’elle nous arrive sur l’aile de la brise du soir, j’oublie la fièvre qui me fait grelotter sous ma peau de mouton.
Les rizières des environs sont inondées et ont l’aspect de marécages.
A mi-route de Khodjakent, on rencontre « un bouchon pour se rafraîchir », comme disent nos paysans. Sous un orme touffu, une natte d’osier couvrant le sol battu ; un tas de melons ; des charbons sous la cendre ; deux ou trois koumganes en cuivre pour le thé ; un ruisselet d’eau courante où l’on puise ; un tchilim ; telle est l’auberge. Les cavaliers qui passent ne manquent pas de faire une pause, et après avoir salué ils demandent le tchilim, tirent deux ou trois bouffées, laissent tomber un adieu du haut de leur selle, puis s’en vont. La chaleur oblige souvent les voyageurs à mettre pied à terre. Ils mangent alors un des excellents melons du pays, boivent une tasse de thé, font la sieste, fument, bavardent et poursuivent leur route. L’hôtelier se recouche à l’ombre jusqu’à ce qu’un client nouveau le réveille en l’appelant, comme nous-mêmes venons de le faire.
PORTE DU PALAIS DU KHAN, A KOKAN (FERGHANAH).
La vallée se resserre, des bouquets d’arbres verts s’étagent devant nous sur les hauteurs, le paysage a une vive ressemblance avec celui des environs de Pendjekent et d’Ourgout ; car, ici comme là-bas, c’est l’entrée des montagnes.
Khodjakent, qui nous rappelle la Suisse, est bâti en amphithéâtre sur la rive gauche. Un pont y mène, pittoresquement arc-bouté par le milieu sur un roc que le Tchirtchik heurte en écumant, puis dépasse avec un redoublement d’impétuosité.
Une pointe du roc perce le tablier du pont. Dans la pierre, une niche profonde a été ménagée ; elle est occupée par un mendiant, qui nous tend la main sans se déranger. Agenouillé à côté d’une cruche ébréchée, devant une écuelle de bois lui servant de sébile, avec son crâne dénudé, sa longue barbe, ses haillons d’une malpropreté dénotant le mépris des biens matériels, il a tout l’air d’un de ces anachorètes qu’on ne voit plus maintenant que dans les tableaux des musées et qui, autrefois, fuyaient les villes, vivant d’aumônes au bord d’un chemin, par amour du Très-Haut.
Durant la saison des chaleurs étouffantes, les Russes habitant Tachkent, qui peuvent quitter leurs postes, ont coutume de venir passer quelques jours à Khodjakent. Ils goûtent le frais, respirent l’air pur chassant la fièvre, près des fontaines qui sourdent entre les racines de platanes gigantesques. Un de ces géants, que la foudre, les siècles, les hommes ont cassé par morceaux, n’a plus que le tronc, mais un formidable tronc, semblable à un reste de tour lézardée. Il est creux à l’intérieur, où les indigènes se réunissent comme dans une salle et festoient les jours de fête. Son diamètre est de neuf mètres environ ; on marche quarante-huit pas autour de sa base étayée par des racines aussi grosses que des piliers.
A quelques verstes de Khodjakent, les Russes ont un hôpital pour les malades dans le village de Tchimiane, un sanitarium tel que les Anglais en ont dans les Indes, sur les hauts plateaux. Les employés d’administration, les soldats convalescents et débilités par les fièvres y séjournent jusqu’au rétablissement de leur santé.
En marchant droit sur le nord, on arrive à Koumsane, un village aux champs bien cultivés sur les pentes des montagnes. Les Tadjiks y dominent par le nombre. Après avoir tourné vers l’est, jeté un coup d’œil sur le beau site que font les villages étagés derrière nous, nous nous enfonçons par une passe facile dans la vallée de Pskême. Nous voyons des cultures de melons, des vignes, etc. Le village de Sidjak est agréablement situé sur un torrent ; celui de Bogoustane est riche, il domine Nanaï qui s’allonge dans le bas, sur la rive droite du Pskême. Toute cette contrée est relativement boisée. De même que dans le Kohistan, nous constatons ici que l’on brûle les arbres sur pied. Les habitants que nous questionnons prétendent également que les arbres s’enflamment d’eux-mêmes. Ils commencent par couper les branches, puis ils attaquent le tronc, qui disparaît écaille par écaille.
D’après les indigènes de Nanaï, il y aurait quarante jours de forte gelée pendant l’hiver. La neige couvre le sol pendant plus de quatre mois. Les communications alors interrompues avec le haut de la vallée n’existent plus qu’avec Khodjakent et Tachkent. Depuis quelques années, les pluies seraient plus copieuses. La terre n’atteint pas un prix trop élevé, le batman coûte de 12 à 18 francs ; une vache se paye de 30 à 135 francs ; un mouton, de 18 à 24 francs ; un âne, de 24 à 42 francs.
Ce sont surtout les Kirghiz qui font le commerce du bétail. Dans la bonne saison, ils descendent avec leurs troupeaux qui broutent chemin faisant. Ils les conduisent à Tachkent, où ils s’en défont rapidement et à un prix assez élevé. Attendu qu’ils n’attachent aucune valeur au temps passé à se rendre au bazar éloigné où ils font, du reste, d’autres achats, quand les Tadjiks sédentaires de Nanaï les arrêtent, demandant à acheter quelques têtes de bétail, ils ne se donnent pas même la peine de répondre et continuent leur chemin. Il arrive alors que les gens de Nanaï sont obligés fréquemment d’aller acheter à Tachkent les bêtes qui leur sont indispensables.
C’est sans doute pour cette raison que nous avons mille peines à nous procurer un âne dans ce village. Lorsque nos hommes s’en furent en quête de l’aliboron, ils éprouvèrent un refus de la part de tous ceux à qui ils s’adressèrent. On leur répondit qu’il n’y avait point de bétail à Nanaï, que les ânes étaient partis, qu’on n’en trouverait point, même en en payant dix fois la valeur. Il fallut menacer, et, les menaces n’y faisant rien, chercher dans les étables, prendre de force l’animal, sauf à le payer au-dessus de sa valeur réelle.
Le village de Nanaï compte cent quatre-vingt-huit familles : trente-deux sont kirghiz et vivent sous la yourte ; les deux plus riches ont seules des saklis, qu’elles n’habitent point du reste, mais où elles entassent leur fourrage, tandis que leur tente est plantée entre les quatre murs de la cour. A Bogoustane, on récolterait un peu de raisin qui ne mûrit jamais bien, faute d’une chaleur suffisante.
Nous allons dans la direction du nord-nord-est, tantôt au frais, à l’ombre des bouquets d’arbres traversés par l’eau limpide des sources, tantôt au soleil brûlant, quand il y a des coins de plaine dans la vallée, ou bien que les rochers sont dénudés. On chevauche gaiement, car la route est facile.
Un vieux brave homme borgne nous sert de guide jusqu’au village de Pskême. Il nous fait passer sur la rive droite de la rivière. Le sentier la suit presque exactement, mais il s’enfonce à angle aigu dans les vallées nombreuses que descendent les torrents, et la longueur de la route en est d’autant plus considérable.
A deux heures environ de Nanaï, notre borgne étend la main vers un amas de pierres, visible au-dessus des sentiers :
« La sainte femme de pierre, dit-il.
— La sainte femme de pierre !
— Oui, et voilà en face le grand miroir dans lequel elle se regarde. Ne le vois-tu pas, au sommet de la montagne, à ta droite, là-haut ? »
Nous levons la tête, et remarquons une plaque de schiste bien lisse, et qui doit briller en effet, à l’instar d’une glace, lorsque, mouillée de l’eau des pluies, elle réfléchit la lumière du soleil.
« Sais-tu à quel propos cette femme a été changée en pierre et pour quelle raison elle se mire ?
— J’ignore pour quelle raison elle se mire, mais chacun sait que, dans le temps passé, il y a très-longtemps, Tachkent était peuplé exclusivement de Juifs. Or, cette femme qui était une croyante vivait parmi eux, et ils ne lui témoignaient point de respect, ils l’accablaient d’injures, la maltraitaient. Elle pénétra dans ces montagnes, erra de longs mois ; puis, lasse d’aller, elle s’arrêta à cette place. Une existence vagabonde, loin des siens, lui était devenue insupportable ; elle voulut en finir et pria Allah, le seul vrai, de l’immobiliser dans ce recoin tranquille, et tout de suite elle fut changée en pierre. »
La soirée est avancée, et l’âne qui porte le conteur est harassé de fatigue. Il voudrait bien l’échanger contre un autre plus frais. Voilà quelques masures avec des étables contiguës. Il appelle, un homme sort.
« Prête-moi un âne jusqu’à Pskême, le mien est fatigué, je te le laisserai et le reprendrai à mon retour. Par Allah, je ne puis plus suivre les toura qui sont à cheval. Quant à marcher, j’en suis incapable, étant trop vieux.
— Je n’ai point d’ânes, ils sont tous partis. Je regrette bien de ne pouvoir aider un croyant. »
Durant la conversation, Rachmed s’est approché à la dérobée de l’écurie : il a regardé par une lézarde, s’est assuré que le borgne traite avec un menteur, et s’approchant de la porte, il l’ouvre en présence du propriétaire, fait claquer sa langue, et, immédiatement, quatre beaux ânes, s’imaginant qu’on va les conduire à la pâture, sortent, et, plantés sur leurs quatre pattes, regardent, s’étirent.
Le menteur est confondu, il est accablé d’injures par toute la troupe, et comme il craint que des injures on ne passe aux coups de fouet, il laisse prendre le meilleur des quatre par le vieux, qui rit dans sa barbe, et le remercie ironiquement. Ce qui prouve que tous les musulmans ne pratiquent pas la charité chrétienne.
Décidément, Pskême est plus éloigné que nous ne pensions ; la nuit est noire, et nous chevauchons encore à l’aventure, souvent au bord de l’abîme qu’on devine. Les chevaux qui le flairent s’en éloignent, et vont en posant le pied avec précaution. Voici une lumière qui brille à gauche. Serions-nous arrivés ? Nous poussons des cris d’appel, on répond, mais personne ne bouge. Nous approchons ; des chèvres, des chevaux, qui barrent le chemin, endormis sur le sol, se lèvent et caracolent dans l’obscurité comme des animaux apocalyptiques.
Près du feu qui nous attire, un jeune Kirghiz est assis tranquillement, les jambes croisées ; il regarde ébahi ces gens qui l’entourent subitement. Il se lève, car il n’est point trop rassuré. Notre première parole est pour lui demander à manger.
Il nous conduit à son aoul qui est proche ; ses frères sortent de leurs yourtes, allument vite un feu et nous offrent une bonne écuellée de lait aigre, y joignant du pain cuit sur les charbons. L’écuelle est vidée rapidement, et l’on repart derrière un des Kirghiz qui a enfourché un cheval et nous montre le chemin. On se guide avec l’oreille, d’après le bruit du trottinement devant soi.
Nous entrons dans Pskême au milieu de la nuit, et bivouaquons dans la cour du chef, à l’extrémité du village.
La matinée du lendemain est employée à préparer les provisions indispensables à notre excursion aux sources de l’Anaoulgane. Les sacs sont bourrés de riz, de pain, d’orge ; un mouton entier est transformé en iahni.
Le guide pris à Pskême nous annonce que nous irons dormir à Oustara-Sang. Notre direction est nord-nord-est, la route agréable ; il y a des arbres, des champs cultivés. Les ânes suivent presque les chevaux.
Voici deux hommes venant à nous d’un bon pas, malgré le poids qui courbe leur dos. Chacun porte, en travers des épaules, un long fusil à mèche terminé par la fourche pour viser. Ils s’appuient sur un bâton. Ils sont déguenillés, trapus, maigres, robustes. Ils s’assoient sur le revers du sentier sans quitter leurs charges, afin de nous laisser passage.
« Qu’emportez-vous là ?
— Un ahou que nous avons tué.
— Où ?
— Dans le Kara-Kiz.
— Depuis combien de temps êtes-vous partis ?
— Depuis cinq jours. »
Ils ont dépecé l’ahou (chèvre sauvage), ils ont séparé la tête du tronc, et l’ont jetée à cause de son poids ; les cornes étaient très-longues, « aussi longues que le bras ». Ils ont enveloppé la viande dans la peau qui est d’un poil roux, taillé des lanières et ficelé leur butin. L’animal a les jambes fortes, assez courtes, le sabot large. Autant que j’en puis juger, il atteignait la taille d’une petite vache.
Nous faisons aux chasseurs de belles promesses pour les décider à venir nous joindre une fois qu’ils auront déposé leur gibier à Pskême. Nous les engageons à chercher la tête qu’ils ont abandonnée ; s’ils nous la remettent, ils seront payés, et dans le cas où ils nous accompagneraient et parviendraient à tirer encore un ahou, ils peuvent être sûrs de recevoir une grande récompense.
« Volontiers, dit l’un d’eux ; demain nous serons près de vous, mais il nous faut d’abord réparer nos chaussures usées par les courses sur les cailloux ; par Allah ! vous pouvez compter sur nous. » Ils nous quittent après avoir pris cet engagement. Le soir, nous dormons à la belle étoile sur un plateau herbeux bordé d’arbustes.
De l’autre côté de la vallée, par-dessus Pskême, on voit briller dans l’obscurité les feux des nomades : ils ne tardent pas à disparaître.
Nos hommes sont décidés à ne pas laisser éteindre les nôtres : les chevaux, tournés vers l’ombre, regardent fixement dans la même direction, les oreilles droites, ainsi qu’ils font lorsqu’ils flairent un fauve. Or, il y a des tigres dans cette région.
Un vieux guide nous recommande de tenir les armes prêtes, il conseille de rassembler les bêtes et de les entraver. Lui et ses compagnons s’accroupissent près du feu, côte à côte ; de temps à autre, ils jettent une poignée de broussailles, et la flamme s’élance avec une pluie d’étincelles. La lumière, qui leur donne du courage, effraye les animaux sauvages. La nuit s’écoule sans alerte ; au réveil, on regarde du côté de Pskême, dans l’attente des chasseurs rencontrés la veille. Réflexions faites, il est très-probable qu’ils manqueront à leur parole : ils ont des vivres pour quinze jours, et nul intérêt immédiat ne les pousse à supporter de nouvelles fatigues.
La matinée est splendide, et cela met tout le monde en gaieté, même les insectes, qui voltigent, s’enfoncent gloutonnement dans les guimauves et se font prendre au beau milieu du festin. La roche Tarpéienne est près du Capitole. Je m’en aperçois moi-même, car je tombe plus d’une fois sur l’herbe glissante, au moment où j’étends la main vers un des dîneurs. Décidément, il faut abandonner les bottes et revenir aux bas de cuir que nous chaussions dans le Kohistan.
Une fois le Kara-Kiz franchi, il n’y a plus la moindre trace de sentier, et par une chaleur écrasante dans cette étroite vallée, nous avançons avec des peines inouïes, tantôt sur l’herbe lisse sans point d’appui, tantôt sur les éboulis où l’on s’abat à chaque instant. Rachmed et son cheval roulent durant une dizaine de mètres, sans autre inconvénient que quelques meurtrissures.
Aussi le chemin ou plutôt l’absence du chemin de Kara-Kiz lui servira dorénavant de point de comparaison, et souvent il dira :
« Maître, cela vaut mieux que le Kara-Kiz. » Ou bien : « C’est comme au Kara-Kiz. »
Le Kara-Kiz que nous longeons vient du nord, à travers un désert pierreux. En haut des roches, des perdrix nous narguent de leurs cris d’appel. Nous quittons les bords de la rivière et faisons un coude droit vers l’est dans une gorge sauvage. Nous bivouaquons sur des plaques de pierre colossales tombées à plat et unies comme des tables. On pourra s’y étendre à l’aise pour dormir. A notre gauche coule un torrent qu’on appelle Kizil-Kouich en langue turque. Bien que nous interrogions un Tadjik, ses dénominations géographiques ne sont pas en dialecte persan. Cette région n’est guère fréquentée que par les nomades kara-kirghiz, et il en a appris le nom à leur contact. Le nom du premier campement n’était pas turc.
Remarquons que le Kirghiz, ayant le sens topographique et l’œil de l’artiste, désigne volontiers les différents aspects du pays par des noms indiquant la forme ou la couleur. Là où le Tadjik juge à propos de conter une légende, le Kirghiz dit : « Montagnes noire, blanche, en forme de coupole, etc. »
Mais le soleil va se coucher, la température baisse subitement, il sera bon d’amasser du combustible. Personne d’entre nous qui ne soit accablé de fatigue et n’ait déjà apprêté son gîte pour la nuit. Vite qu’on fasse cuire le souper ; on tombe de sommeil.
Mais un des montagnards m’appelle, et faisant un geste de la tête : Ahou, dit-il. Et en effet, sur les crêtes d’en face, à environ deux cents mètres au-dessus de nous, quatre belles chèvres sauvages regardent. Le soleil les éclaire par en bas, et elles semblent colossales. Je prends vite mon fusil, saute à cheval avec un montagnard en croupe qui me montrera le chemin. Nous traversons le torrent, laissons le cheval en liberté, et partons d’un bon pas en examinant le terrain. De nombreuses traces sont apparentes, et les ahous ont tracé un sentier qui descend à la rivière. Elles le suivent lorsqu’elles viennent boire matin et soir. Plus haut, une vasque bien abritée du soleil leur a servi évidemment de buen-retiro pendant la chaleur de l’après-midi. Les corps pelotonnés pour le sommeil, à la longue, ont creusé des « cuvettes ». Le gibier est toujours en vue ; j’emboîte exactement le pas au montagnard qui marche avec précaution. Encore quelques mètres d’ascension, et je pourrai coucher en joue les belles chèvres.
Quel joli coup de fusil ! Jamais l’occasion ne s’est présentée aussi belle ! Telles sont mes réflexions. Mais l’arbuste que mon compagnon tenait en se hissant, casse. Il tombe sur moi, je tombe, et nous voilà tous deux glissant à plat ventre sur les pierres qui roulent avec bruit ; nous nous accrochons à une saillie, recommençons la montée, mais sans espoir aucun de réussite : notre chute aura certainement donné l’éveil aux ahous, bien qu’ils ne nous aient point vus.
Arrivés près du sommet, nous nous dissimulons derrière un rocher et tendons le cou : les chèvres ont disparu ; pas un animal, pas un oiseau n’est visible ; il n’y a que les montagnes nues qui vont s’affaissant par degrés vers le soleil couchant ; elles forment un cirque avec une gorge sombre dans le bas. C’est une solitude parfaite, telle qu’on la rêve dans un cauchemar, quand on s’agite avec la sensation d’un isolement complet d’où il serait impossible de sortir.
Il fait nuit quand nous rentrons au bivouac, plus harassés, plus affamés que jamais. La pierre nous paraîtra le sommier le plus élastique.
A Kizil-Kouich, le baromètre marquait 5,300 pieds. C’est à pied que nous poursuivons notre route le lendemain, par un défilé très-étroit, avec des rochers à droite et à gauche, et des blocs obstruant le sentier.
Notre bivouac est déjà hors de vue, quand Rachmed, à qui j’ai recommandé de chercher des reptiles, et qui marche à côté de moi, me montre une vipère dormant en cercle. Sans hésiter, il la saisit par le cou ; elle se tord, montre les crocs. De la main qu’il a libre il tire de sa poche la petite gourde contenant le tabac en poudre dont il a coutume de remplir sa bouche, et en verse une pincée dans la gorge de la vipère. Elle tressaille, puis devient roide, car la nicotine l’a rapidement empoisonnée. Aux crocs pointus, aux maxillaires puissantes, nous reconnaissons une variété fort dangereuse. Je fais observer au brave Rachmed qu’il a commis une imprudence, qu’il risquait d’être mordu, qu’il doit s’abstenir dorénavant de prendre ces animaux avec ses doigts. Mais Rachmed s’étonne de ma remarque.
« Qu’ai-je à craindre ? fait-il, tu lis dans les livres, tu connais des remèdes à tout, et tu me guériras tout de suite, parce que je suis un bon serviteur ; avec toi, je n’ai rien à craindre. Tu lis dans les livres ! »
Voilà un argument en faveur de l’instruction obligatoire.
Tirant les chevaux, poussant les ânes, suant, trébuchant, après avoir trouvé de la neige à 6,000 pieds, nous atteignons enfin un bel alpage à 7,150 pieds. Le versant qui regarde le midi est tapissé d’herbe, mais il reste encore de la neige dans le creux des ondulations abrité du soleil. Cette région est beaucoup plus froide que le Kohistan, où deux mois plus tôt, à la même altitude, la neige avait disparu complétement.
Cette place convient à une halte. Tandis qu’on allume le feu, on cherche de l’eau pour le thé. On n’en voit nulle part, on en trouvera au bas des thalwegs ou bien dans le lit tracé par le cours des ruisseaux maintenant à sec. On déplace les pierres amassées sur les plates-formes où l’eau tombant brusquement en cascade a creusé de petits réservoirs. C’est là que sont cachés les quelques litres d’eau qui nous sont nécessaires, et point n’est besoin de recourir à la neige gisant plus loin.
La passe menant à la vallée d’Anaoulgane est à 7,420 pieds. En face au nord-est, sur la rive gauche de la rivière, s’allonge le sentier aboutissant à une autre passe nommée Tourpakbel, d’où l’on descend dans la vallée du Talas. Puis à l’est, deux glaciers montrent leur front de chaque côté d’un pic ; un des affluents de l’Anaoulgane en découle. L’eau qui roule au bas de notre campement est blanchâtre ; c’est la preuve qu’elle sort d’un glacier. Nous allons nous en assurer le lendemain.
Sautant de rochers en rochers, car la rive gauche en est semée, nous partons bien décidés à aller jusqu’au bout. Le guide, presque un vieillard, nous précède en sautillant sur ses jambes sèches. Les fleurs sont rares, et partant les insectes ; quelques mouches, des papillons décolorés, des fourmis, deux ou trois variétés de coléoptères, une sauterelle émigrant avec sa femelle sur le dos, mais pas un seul oiseau. Cette contrée n’est guère habitable. La berge devenant abrupte, nous suivons le milieu de la vallée où le torrent se ramifie à travers les rochers, sur lesquels nous posons le pied. Étant partis le matin, nous sommes dans l’après-midi au front de l’ancienne moraine du glacier ouest de l’Anaoulgane. En voici encore quatre qui forment avec le premier un demi-cercle tout blanc, ayant son extrémité au nord-est, et rompu par des pics sombres.
Le soir, nous retrouvions nos gens campés un peu plus bas que le point où nous avions dormi la veille. Ils étaient installés sous un bloc énorme, qui donne son nom de Tchatyrtach (tente de pierre) à cette région. Les Kirghiz l’avaient habité quelques jours auparavant.
Le lendemain, nous voyons, en aval du Tchatyrtach, des empreintes de sangliers. Dès l’aube, toute la bande est venue boire, a piétiné la rive humide.
Nous traversons l’Anaoulgane, à quelques kilomètres de sa confluence avec le Pskême. L’eau est profonde et rapide ; à moins de précautions, nos bagages seront mouillés. On décharge les ânes, on place un bât sur le cheval qui a les jambes les plus hautes ; sur le bât on met du feutre plié en quatre, et l’on a une sorte de piédestal où l’on posera les objets qu’il importe de conserver secs. Moitié des hommes reste d’un côté pour charger ; moitié se met à l’eau, et va de l’autre. Une longue corde est attachée au passeur afin de pouvoir le diriger et le soutenir au besoin, mais il s’acquitte de sa besogne avec une intelligence telle que d’un geste on le guide ; il va et vient, trouvant du premier coup le gué, et le suivant sans broncher.
Quant aux bourris, on les hale, car l’exiguïté de leur taille les oblige à nager, et ils sont à la discrétion des flots, le courant étant très-impétueux. Leur corps disparaît complétement dans l’onde bourbeuse, leur tête paraît s’en aller à la dérive, telle une épave aux mâts couchés sur le flanc, que figurent mal les vastes oreilles. Le soleil qui nous sèche éclaire du même coup cette petite opération, et les hommes solides, au torse nu, ont bon air, soit qu’ils attendent, immobiles comme des bronzes, soit qu’ils roidissent leurs muscles par un effort. Rachmed, qui ferme la marche, exécute un plongeon involontaire, mais il ne lâche point la corde, et le cheval passeur le tire sur le dos. Rachmed rit, tout le monde rit, on charge à nouveau, et l’on descend la rivière. Les pierres rendent la marche fatigante, mais les arbres fruitiers à l’état sauvage, les noyers, les pommiers laissent pendre des branches, lesquelles branches portent des fruits que l’on cueille en se dressant sur les étriers, et la route paraît sensiblement plus agréable. Après plusieurs jours de viande salée, des pommes, même sauvages, sont un régal délicat.
De la vallée de l’Anaoulgane, nous gagnons ensuite par un plateau le bas de celle de Karakiz aux berges couvertes de genévriers. Nouvelle traversée, nouvelle montée pénible, puis descente vers Pskême, où nous étendons notre feutre dans la même cour.
Au réveil, nos hommes se rasent, font toilette, revêtent des chemises blanches pour deux raisons, d’abord parce que ces soins de propreté leur sont indispensables, ensuite parce qu’aujourd’hui 25 août est le premier jour du mois de chewal. Durant le précédent qui est celui de ramadan, les musulmans doivent observer le jeûne. Le temps du ramadan étant comparé au carême de nos catholiques, le premier jour de chewal correspond à peu près à notre Pâques. La rupture du jeûne est une grande solennité religieuse dans ce pays ; aussi, dit Rachmed, qui paraît très-bien disposé, « on va s’amuser un peu ».
Nos serviteurs n’ont, il est vrai, pas suivi les prescriptions du Coran, mais ils ne manquent pas de se réjouir comme leurs coreligionnaires plus dévots. Au fait, après qu’ils ont supporté patiemment les fatigues d’un voyage ne les intéressant aucunement, un peu de flânerie leur est chose due.
Cette coutume d’honorer la Divinité en changeant de chemise est tout européenne. Comme vous savez, c’est le seul acte par lequel bien des gens célèbrent le dimanche, jour du Seigneur. Mais voici d’autres particularités qui sont également occidentales.
Les petits-fils du brave homme qui nous offre sa cour pour bivouaquer, viennent le saluer. Ils sont vêtus d’un habillement neuf qu’on leur a acheté à l’occasion du Baïram. Le grand-père leur donne quelques poignées de fruits secs, de noix, de pistaches, qu’ils emportent dans le pan de leur robe. Ils vont les casser avec une pierre et manger en compagnie de jeunes camarades. Un cousin arrive en écoquillant un œuf teint, il en a d’autres en réserve dans sa ceinture de cotonnade. Il en prend un à main pleine de la main droite, car la gauche est réservée aux gestes vils ; il l’approche de sa bouche, souffle les joues gonflées ; son vis-à-vis l’imite, et ils cognent les œufs l’un contre l’autre, comme il me souvient d’avoir fait dans mon enfance. L’œuf cassé change de propriétaire.
Les adultes ont mis leurs plus beaux habits, et se réunissent pour boire le thé, manger des fruits secs, « des œufs de Pâques ». Les femmes sont réunies dans les cours des maisons ; tandis que les vieilles grignotent un fruit sec, les jeunes dansent et tapent le tam-tam ou chantent d’une voix criarde. Kirghiz et Tadjik courront la chèvre de la journée.
Vers midi, des cavaliers arrivent de tous côtés ; ils se réunissent près de notre bivouac, sur un tertre au pied duquel une terrasse s’étale jusqu’à la rivière. C’est l’hippodrome un peu resserré de Pskême. De jeunes Kirghiz passent n’ayant que la chemise à manches larges et courtes dans le pantalon de cuir jaune, et au sommet de la tête fraîchement rasée, le tépé conique. Ils montent des chevaux de peu d’apparence, maigres, à la jambe sèche. Ils vont courir la chèvre en présence de leurs aînés qui les suivent, moins sommairement vêtus, car ils ne seront que spectateurs. Tous sont petits, trapus, vigoureux, avec des faces larges, la barbe claire du Mogol. Ils s’arrêtent et forment des groupes.
Il vient ensuite des Tadjiks, montant des chevaux de même race, mais plus forts et mieux nourris. Eux-mêmes sont plus soigneusement vêtus que leurs adversaires ; quelques-uns ont le khalat de soie enfoui dans le tchalvar. Ils sont d’une taille plus élevée, ont la barbe noire et fournie. Enfin le Kourbachi arrive, traînant une chèvre récemment tuée.
Immédiatement, les concurrents se rassemblent en demi-cercle, les autres se massent à l’écart. Le Kourbachi pose l’enjeu à terre, le touche du bâton, se retire. Aussitôt le demi-cercle se referme, les chevaux sont pressés les uns contre les autres, les cavaliers les excitent du geste, de la voix, du talon, car il faut s’approcher de la chèvre et la saisir à terre. L’un se baisse, le corps penché jusque sous la selle, cramponné à la crinière, la main près du sol ; son voisin le heurte, l’obligeant à se remettre en selle sans avoir pu rien saisir. Ce sont des chocs, des bousculades, des poussées violentes ; vingt fois ils perdent l’équilibre, vingt fois le reprennent avec la vivacité du chat ; les cris, les coups de fouet, retentissent à travers le piétinement. Un Tadjik colossal au khalat bleu tient la chèvre, il s’efforce de se dégager, de fuir ; un autre la saisit par une patte, à eux deux ils font une trouée, et s’échappent tirant chacun de leur côté. Le Tadjik au khalat bleu l’emporte, il passe la chèvre sous sa jambe gauche, la retenant de la main droite, et de la main gauche fouettant son cheval, il part à fond de train. La masse des cavaliers donnant la chasse au fuyard disparaît dans une nuée de poussière.
Les Kirghiz d’âge mûr se tiennent à cheval dans un coin du champ de course. Les Tadjiks de Pskême, hommes, vieillards, enfants, considèrent le spectacle assis à terre, le dos à la muraille des maisons et à l’ombre. Seules, les femmes kirghiz s’exposent à la vue des hommes, le visage découvert ; elles paraissent s’intéresser vivement aux lutteurs, les suivant attentivement du regard.
La plupart des femmes tadjiks sont restées dans le village ; leurs chants désagréables arrivent jusqu’à nous ; quelques-unes regardent par les portes entre-bâillées.
Cependant, voici les coureurs qui reviennent au galop ; le Tadjik penché sur le cou du cheval les précède, la tête tournée vers les poursuivants. Lorsqu’il est près de nous, trois Kirghiz nouveaux venus, — trois frères, le plus jeune âgé d’environ dix-sept ans, l’aîné de vingt-deux ou vingt-trois ans, — au cou de taureau, larges d’épaules, herculéens, se jettent en travers du vainqueur. Ils gênent sa marche, l’arrêtent. L’aîné saisit à deux mains une patte de derrière et tire, les jambes nouées au cheval, le fouet entre les dents. Le Tadjik tient bon. Les veines jugulaires du Kirghiz gonflent à éclater, les frères fouettent son cheval, on entend craquer les os de la chèvre, le Tadjik lâche prise, l’autre, poussant un cri rauque de triomphe, détale avec sa proie. Et la chasse continue.
Il y a des incidents. Tel est désarçonné, sa selle a tourné ; tel tombe, une sangle ayant éclaté ; à un autre on arrache un étrier, à celui-ci on casse sa bride ; beaucoup sont jetés à terre, mais ils tombent sur leurs pieds, les Kirghiz étant extrêmement agiles. Il est probable que la chèvre restera à un Tadjik montant un vigoureux et rapide cheval pie. Cela est fatal ; ces Kirghiz insouciants du butin courent par divertissement, luttent par un besoin de dépenser leur vigueur. Leurs adversaires de l’autre race, au contraire, emploient la ruse et l’adresse, visant surtout le profit, et ils ménagent leurs forces, autant que les autres les prodiguent. Finalement, un Tadjik parvient à tourner deux fois autour de la piste, sans être atteint, grâce à ses congénères qui assuraient sa fuite ; il jette la chèvre, le Kourbachi la touche du bâton, et la lui adjuge.
La foule des concurrents se disperse, chacun retourne chez soi, en essuyant de sa manche son front ruisselant de sueur. Les Kirghiz des aouls éloignés vont sous la yourte de leurs amis bavarder, boire du koumis, manger du mouton rôti, chanter en s’accompagnant du tchertmek, et demain matin ils gagneront les pâturages, très-contents des réjouissances de la veille.
Depuis des siècles, les gens de race turque ou mogole, comme vous voudrez, sont amateurs de jeux violents, et lorsqu’un chef habile sait les entraîner, ils montent à cheval dans la saison de l’herbe et vont piller les tribus voisines ou les peuples lointains. Maintes fois ils ont abandonné la vie paresseuse du nomade et couru les aventures du côté de l’occident et de l’extrême orient. Jamais ils n’en ont tiré grand profit. Maintes fois Touran a lutté contre Iran : et quoique plus faible, Iran finissait par manger la chèvre, accumulant des capitaux et prêtant à son maître. Aujourd’hui encore, les gens de langue iranienne sont les marchands, sont les plus riches, et ils ont au front l’inquiétude des thésauriseurs.
Quant aux fils de Touran, ils ont la même insouciance du lendemain, le même contentement de peu, la même verdeur de jeunesse qu’aux temps où, comme des enfants terribles, ils allaient pousser une pointe jusqu’aux bords de la Loire, bivouaquer près de Ravenne, ou faire manger une musette d’orge à leurs chevaux dans le palais des empereurs de Chine. Voilà très-longtemps qu’ils chevauchent dans les plaines, depuis le Kamtchatka jusqu’à la Touraine, ne gardant rien, laissant aux autres la chèvre qu’ils ont courue.
Le soir du Baïram, nous allons coucher dans un aoul situé sur le chemin du Tchotkal. Toute la nuit, le vent souffle du sud-ouest ; il gémit, et personne n’entend les chiens qui se glissent dans notre yourte et mangent impudemment la moitié d’un mouton suspendu à portée de la main, que nous devions emporter comme provision de route.
On part par la pluie et le vent. A Pskême, Rachmed a trouvé l’occasion de gagner quelques tengas, en revendant un manteau de bure qu’il avait acheté dans le Yagnaou. Mal lui en a pris, car il n’a plus de vêtements imperméables, et il est trempé jusqu’aux os. Il reçoit gaiement l’averse et se coiffe d’un seau de toile, en manière de parapluie. La pente est roide, son bidet penche la tête, lui-même se replie en arrondissant le dos, baisse le nez, et il offre l’image très-ressemblante du chevalier de la triste figure victime des caprices du sort.
Le sentier serpente, on grimpe toujours en louvoyant entre le sud et l’ouest. Un brouillard nous enveloppe, et au sommet de la première passe de 7,500 pieds, le cavalier qui précède est à peine visible. Vers midi, le vent souffle, le thermomètre descend à 1 degré. Grelottement général. La veille à pareille heure, 30 degrés de chaud nous faisaient suer à grosses gouttes. On tire les bêtes par la bride, glissant sur la roche mouillée ; on quitte la crête, on descend dans une gorge, la nuée glaciale s’évanouit lentement, on se voit à peu près. Tous nous mettons pied à terre, et recroquevillés sous nos manteaux, nous dévorons à la hâte un morceau de mouton salé et repartons.
Les difficultés de la route augmentent, il y a encore un chaînon jeté en travers ; on se hisse au sommet d’une seconde passe imperceptible, et au fond d’un cirque profond on découvre de petits lacs tranquilles, sans un oiseau aquatique, sans un arbrisseau sur les hauteurs à pic, qui leur font une ceinture de pierre. Paysage triste et désolé.
C’est de l’autre côté de cette gorge que l’on campera. Nous devons en gagner l’extrémité qui s’élargit en vallée pierreuse, avec de rares touffes d’herbe, puis redescendre parallèlement par les sentiers de l’autre rive, et obliquer ensuite dans la direction du sud-ouest. C’est la direction que nous suivrions immédiatement si nous avions les ailes de l’oiseau, ou un prosaïque pont suspendu devant nous.
Les traces du passage des nomades sont apparentes ; ils ont quitté cette région depuis peu, le manque d’herbe, le froid les obligent à la retraite. Pas un brin de bois, pas un arbuste dans ce désert, qu’éclaire mal le soleil couchant, terne et sans chaleur aucune.
Rachmed commence à donner des marques d’inquiétude ; il me confie qu’on risque fort de ne point boire de thé de la journée et de dormir sans feu.
« A moins qu’Allah ne nous envoie du bois », dit-il, en portant la main à sa barbe.
Je lui recommande de bien regarder de tous côtés et de ramasser la moindre branche. Toute la troupe cherche du bois ou des broussailles.
Soudain, Rachmed descend la pente au petit trot ; il se baisse, ramasse quelque chose et revient en montrant triomphalement une auge de bois oubliée par les pâtres. Ils y versaient le laitage qui est la nourriture des chiens ; car jamais on ne présente à cet animal une écuelle servant à l’homme.
« Allah nous l’a donnée, maître, dit Rachmed. Louanges à Dieu.
— C’est vrai, mais les Kirghiz l’avaient oubliée. »
A la nuit tombante, notre troupe est arrêtée à 6,000 pieds d’altitude dans une gorge étroite et nue, sillonnée par un torrent. Il dévale, tortueux « comme la corde détendue d’un arc », et disparaît dans l’ombre au pied des montagnes qui se dressent en une masse noire formidable. On se croirait dans l’angle d’une trappe triangulaire avec une issue unique vers ce lambeau de ciel bleuâtre où les premières étoiles paraissent des croix d’argent. Serrés les uns contre les autres dans une encoignure afin d’échapper au vent, abrités le mieux possible derrière nos bagages entassés, nous séchons un peu nos vêtements à la flamme, tout en faisant bouillir le thé qu’on boit très-vite, à tour de rôle, car avec l’auge mise en écailles on peut en préparer tout juste quelques tasses. On mange rapidement, et aussi longtemps que les charbons luisent, on veille. Quand ils jettent une dernière lueur, il semble qu’un esprit bienfaisant nous abandonne, et l’on s’étend sur le feutre, pelotonnés sous les couvertures. Malgré la gelée et les taquineries du vent, on dort. Le matin, à cinq heures, le thermomètre marque 5 degrés de froid. C’est le 26 août.
On s’apprête à la hâte. Il nous tarde d’être hors de ce puits glacial ; nos chevaux vont d’un pas alerte, et point n’est besoin de les exciter. Tous les yeux sont fixés sur la cime des montagnes, à qui le soleil met une frange d’or. Dès que l’horizon s’est enflammé, la caravane a salué :
« Que Dieu te garde, soleil. » Et dans cet acte, Kirghiz, Tadjik, Ousbeg, tous mettent comme un sentiment d’adoration. Jamais le culte rendu au soleil, puis au feu par quoi l’homme le remplace, ne nous a paru plus compréhensible qu’en cette occasion. Chacun l’attendait avec impatience, et aspirait après l’instant où il pourrait s’imprégner de sa chaude lumière. Une fois sur la plate-forme interrompant la ligne de faîte qui court de chaque côté, nous nous arrêtons et restons immobiles, heureux de nous baigner dans le soleil, « de le prendre », comme disent les Espagnols. Réellement on reçoit la visite d’un dieu.
La neige s’étend devant nous, puis la gorge tourne brusquement sur le sud-est ; l’ombre cesse, et en même temps la neige. Le soleil l’a transformée en un gentil ruisseau filant à travers un coin de prairie. Tout autour on voit en pleine lumière des grappes de moutons suspendus au flanc de la montagne et des chèvres juchées sur la pointe des rochers. Deux pâtres dorment sur une grosse pierre plate ; les chiens aboient, les maîtres s’éveillent, se retournent sur le ventre, regardent et attendent la tête dans les mains. Un troisième les rejoint lentement.
De tous les Kirghiz que nous avons vus, nuls n’ont la tête plus grosse, plus ronde, les yeux plus bridés et plus petits. Ils ont l’ossature très-forte et paraissent énormes. Ce sont des Kara-Kirghiz (Kirghiz noirs), et leur type est aussi mogol que possible.
Ils jettent des broussailles sur le feu couvant sous la cendre, nous offrent du lait crémeux, mais sale, et nous proposent de préparer du katlamak. Nous acceptons.
Le plus jeune des trois prend à poignée de la farine dans un sac caché sous le feutre, il la dépose dans une écuelle de bois, y verse de l’eau, la pétrit. Lorsque la pâte est « levée », il la présente au cadet, qui l’étale du poing sur la pierre, la tapote entre les deux mains, et en fait des galettes minces.
Il met de la graisse de mouton dans la marmite, elle fond bientôt, et il y plonge les galettes, les laissant jusqu’à cuisson parfaite. Cuisine primitive, comme vous voyez, et qui ne demande pas d’apprentissage sérieux ; vraie cuisine de nomade qui fut souvent la nôtre. Le katlamak est très-bon et tient à l’estomac.
Mais nous sommes pressés, nous nous levons de table, et, après avoir remercié poliment, poursuivons la marche toujours vers le sud-ouest. L’herbe reparaît, les pentes sont douces, nous débouchons au milieu d’un aoul des Kirghiz-Sarou. Le chef des tentes nous reçoit très-cordialement. Le brave homme est malade et peut à peine se tenir debout : il est criblé de rhumatismes.
Devant notre yourte sont entravées une trentaine de belles juments laitières à la croupe arrondie ; le soleil étant sur le point de disparaître, on va les traire.
Un des frères du chef entre avec son air le plus riant :
« Veux-tu du koumis ?
— Ha ! ha !
— Koumis très-bon », affirme-t-il en secouant la tête et d’un ton convaincu.
Il s’approche d’une outre ouverte, suspendue à un piquet ; il prend entre ses mains la baratte, bâton terminé par deux bouts de lattes en croix, la fait tourner rapidement, et j’entends le petillement de la fermentation.
« Très-bon », répète le brave garçon.
Il prend une écuelle, l’emplit, me la présente en disant :
« Bois, ami, koumis très-bon. »
Et en effet, il est bon, délicieux, et je ne me souviens point d’avoir bu meilleure boisson dans une écuelle plus sale, offerte de meilleur cœur par un individu plus laid.
Avec une herbe aussi succulente que dans cette vallée de Kara-Korum et d’aussi magnifiques juments, il est naturel qu’on fabrique d’excellent koumis. Nulle part nous n’en avons bu qui valût celui-ci. C’est qu’au lieu de le fabriquer exclusivement avec le lait de jument, ainsi qu’on le doit, on y mêle presque toujours du lait de brebis, de chèvre ou de vache, et il est de qualité inférieure. Pareille chose arrive chez nous pour certains vins, lorsqu’on mélange les plants avant de pressurer.
Qu’on nous permette une digression à propos de cette boisson capiteuse des Kirghiz. On l’a beaucoup prônée dans notre pays, on en vend en France, j’en ai bu ; rien ne ressemble moins à du koumis. En admettant que ce breuvage ait les propriétés curatives qu’on lui suppose, il faudrait n’en employer que d’un bon cru, et ce qu’on débite en France sous ce nom est au vrai koumis ce que la plus mauvaise piquette de Champagne pouilleuse est au meilleur bourgogne.
VUE D’INTÉRIEUR DU PALAIS DU KHAN, A KOKAN (HAREM).
Hâtons-nous d’ajouter que parmi les buveurs de koumis d’Asie, nous n’avons pas aperçu un poitrinaire. L’absence complète de ce genre de maladie s’explique facilement sous un climat extrême où l’on est exposé à supporter alternativement plus de 30° de froid et plus de 40° de chaud à l’ombre. A moins d’avoir un excellent appareil pulmonaire, un être quelconque est éliminé inévitablement dès le bas âge.
Le chef des tentes à qui nous donnons tout ce qui peut lui agréer, les médicaments, le thé et le sucre qu’il nous demande, veut nous témoigner sa reconnaissance, et il ordonne d’abattre un agneau. Lorsque le rôti est prêt, il se traîne jusqu’auprès de nous, appuyé sur les bras de deux de ses frères ; un troisième apporte le plat qui nous est destiné. Le chef le lui prend des mains, nous le présente, et, d’un geste, nous invite à manger.
Suivant la coutume que le Kirghiz pratique vis-à-vis des personnes à qui il veut témoigner du respect, on nous a servi un morceau des différentes parties de la bête tuée en notre honneur. Faillir à cet usage passe pour une infraction grave aux lois sacrées de l’hospitalité. Cela peut donner lieu à des querelles et être l’origine de vendettas jamais assouvies. On nous a conté qu’à l’occasion de la mort de son frère, certain khan kirghiz donnait une fête splendide et d’une prodigalité inimaginable. Dix tentes étaient bondées de victuailles, une foule de serviteurs distribuaient les vivres aux nomades accourus de cent lieues à la ronde qui festinaient par bandes autour de leurs chefs. Dans l’empressement ou par mégarde, on présente à l’un des khans l’écuelle contenant le rôti sans un morceau du foie. Le khan signale aux siens ce manque de respect, se plaint de l’injure imméritée qui lui est faite, et toute la tribu se lève incontinent, saute à cheval en proférant des menaces. Il ne fallut pas moins que l’intercession des plus puissants amis du défunt et les excuses du khan pour décider les victimes d’une telle négligence à revenir sur cette décision et à reprendre leur place au banquet. En de telles occasions, un Kirghiz mange en une journée ce qu’un fort mangeur de Flandre absorberait en trois jours de kermesse.
Nous nous reposons une demi-journée dans l’aoul de Karakoroum. Les chiens en sont aussi peu aimables que possible. Chaque fois que nous sortons de notre yourte, il faut deux hommes armés de bâtons qui les écartent, et si l’un de nous s’assied à l’air pour ranger ses collections, les mâtins accourent aussitôt et montrent des crocs menaçants. Si bien que deux jeunes garçons sont placés comme sentinelles à nos côtés avec mission spéciale de leur lancer des pierres. Ces chiens sont des gardiens vigilants, jour et nuit aux aguets ; dès qu’ils aperçoivent un individu qu’ils ne connaissent point, ou qu’ils entendent un bruit insolite, ils lancent un aboiement. Qu’un cheval se détache dans l’obscurité, qu’une des bêtes s’éloigne, qu’un fauve erre aux environs, et ils font un vacarme qui met tout l’aoul sur pied.
De Karakoroum, le Clos-Vougeot du koumis, nous descendons vers le Tchotkal, le long de la rivière bien ombragée de Djar-Sou. La vallée est large d’au moins une verste ; on trotte sur une table, tout surpris de n’avoir pas à grimper. Puis on arrive à un petit bois, le premier que nous voyons en Asie centrale. Dans les clairières où l’herbe pousse, des tentes sont dressées, des troupeaux paissent. Le frère du minbachi[27] absent nous reçoit. Notre hôte est très-riche, et nous avons bon feu et bon gîte. Des lièvres nains courent dans le bois, des cormorans passent sur nos têtes ; la rivière est large, et le volume de ses eaux très-abondant.
[27] Minbachi : chef de mille.
Un de nos djiguites, sorte de Tachkent, déclare vouloir nous quitter. Il avait fait preuve jusqu’à présent de maladresse et de mauvais vouloir ; nous ne sommes pas fâchés d’en être débarrassés. En prenant les devants il nous évite d’avoir à lui administrer une correction. Il prétend qu’on trouvera plus haut des voleurs, des tigres ; qu’il n’y a point de chemin, qu’il fait trop froid. Il a peut-être raison.
Un gros Kirghiz le remplace, qui se dit disposé à nous suivre partout où nous voudrons aller.
Les provisions sont renouvelées ; il s’agit de gagner le Ferghanah et de trouver une passe menant dans la direction de Namangane. Nous marchons vers le nord-est, sur la rive gauche du Tchotkal, traversons le Sanzar, un de ses affluents ; et toujours dans une vallée, souvent large d’une à deux verstes, nous avançons d’un bon pas.
Les bagages sont derrière nous ; le soleil descend. Le guide pense qu’il serait bon d’aller au-devant des âniers, afin de leur indiquer l’aoul où nous camperons. Il nous engage à poursuivre seuls la route ; il galopera en arrière et nous rejoindra à temps.
Nous voilà partis, ramassant de temps à autre un insecte, une plante. Le soleil va se coucher, pas de Kirghiz, la nuit tombe, personne encore. On tient conseil, et l’on décide de continuer jusqu’aux premières tentes, où l’on attendra le jour. La nuit est de plus en plus obscure, la vallée plus étroite ; tout sentier a disparu ; au reste, on ne voit goutte. On appelle, pas de réponse. Il faut retourner en arrière et tâcher de retrouver certain petit moulin posté plus loin que le Sanzar sur un torrent.
Rachmed devine un tas de foin, y met le feu. On retrouve une piste tracée par des cavaliers ; on place les chevaux dans ce commencement de sentier, et on les laisse aller à leur guise, veillant toutefois à ce qu’ils ne sommeillent point. On passe à nouveau un torrent, deux torrents, trois torrents avec toutes les précautions imaginables ; le moulin ne doit pas être loin. Des lumières brillent ; on hèle, on allume encore un tas de foin. Rachmed va en éclaireur, les feux sont sur la rive opposée. Il faut absolument retrouver le moulin, et on le retrouve après avoir écouté, hésité vingt fois.
Ce moulin consiste en une cabane de deux mètres de côté. Le chien du meunier aboie ; le meunier s’éveille : il dormait sur un tas de paille devant son usine. Il allume vite du feu, nous lui demandons des nouvelles de nos gens ; il n’a vu personne. A sa longue barbe, à ses manières, il n’est pas difficile de reconnaître un Tadjik. C’en est un, du reste, des environs de Tchoust. Tous les ans à la même époque, il vient loger dans ce moulin. Les Kirghiz campent en grand nombre dans les environs et lui donnent du grain à moudre. Il est locataire du moulin, propriété d’un riche Kirghiz. Un jeune garçon l’aide dans son travail.
« Pourquoi couches-tu à l’air par ce temps froid ?
— Parce que je ne puis dormir dans ma maison.
— Tu préfères donc une yourte ?
— Non, mais les puces sont innombrables, dans le moulin où je suis venu depuis peu. Durant la nuit, j’y enferme mon cheval dont l’odeur les fait fuir. Quand elles auront disparu, je prendrai sa place. »
Ayant dévoré le pain du meunier, qui reçoit du thé en échange, nous nous étendons sur la paille et tâchons de dormir en dépit du froid glacial du nord-est.
Au jour, notre guide est là, très-heureux de nous retrouver. Il nous conduit à l’aoul où nos gens attendent. Ce campement est dissimulé dans une gorge sinueuse, et la veille, nous n’avions pu l’apercevoir de la vallée.
Nous sommes en plein pays kirghiz, et une fois de plus l’occasion est belle d’observer de près la vie des nomades.
Le soir, le bétail chassé par les pâtres rentre lentement ; les panses sont gonflées, les pis sont pendants ; les agneaux, les chevrettes, les poulains gambadent près de leurs mères. Les femmes sortent des yourtes ; chacune reconnaît les siens, les appelle, s’efforce de rassembler son troupeau. Les jeunes garçons et les jeunes filles aident leurs mères à trier le bétail. Ils courent dans tous les sens. Telle vache, telle jument de caractère paisible attend patiemment en frétillant qu’on la traie ; telle autre, moins calme, lance une ruade dès qu’on la veut saisir ; il faut la prendre au lacet. Une chèvre en humeur de vagabonder échappe aux mains des poursuivants ; on la cerne, elle entre dans une tente ; elle est prise, et on l’entrave. Cela dure longtemps. De gros garçons joufflus, âgés de deux ou trois ans à peine, à la peau tannée par l’air, aux formes rebondies, laids comme des Kirghiz qu’ils sont, petits monstres de santé, se mêlent à la bagarre, se roulent, courent nus comme les bêtes. Ils veulent imiter leurs aînés : l’un saisit la queue d’une vache qui passe, et crie lorsqu’elle lui échappe d’une secousse. Un autre tient une chèvre par le cou et la pourlèche. En voici un, avec un fétu de paille entre ses deux petites fesses, qui patauge dans une mare. Un chevreau s’approche, il l’empoigne, veut l’enfourcher et tombe dans la vase ; il se relève, sans mot dire, sale comme un marcassin qui s’est vautré. Sa mère le torche avec de la paille, en souriant ; elle est fière de son fils, qui s’enfuit dès qu’elle le lâche.
La rentrée des troupeaux est la grande distraction des enfants. Le reste du jour, ils rôdent librement autour des tentes, surtout les mâles. Leur éducation est toute pantagruélique. Ils crient la faim à tout propos, on les gave de laitage, et ils sont trapus comme des oursons. Un fils de chef joue avec les bottes de son père, les jette loin de la yourte, puis les traîne là où il les a prises. Son frère marchant avec peine se promène triomphalement avec une savate appartenant à madame sa mère ; celui-ci cogne gravement deux pierres l’une contre l’autre, puis les lance au chien qui passe ; ensuite, s’asseyant, il pétrit du « kisiak » trop frais et s’en barbouille. Le fils du voisin joue avec une faucille et s’efforce de couper un os. Il aperçoit son père revenant à cheval, il court à sa rencontre, et lui, pose son fils sur le cou du bel étalon, et l’enfant, les mains à la crinière, reçoit sa première leçon d’équitation.
Personne ne les réprimande ; ils vivent avec les animaux, comme les animaux ; on les soigne jusqu’à ce qu’ils aillent sans aide sur leurs jambes ; s’ils sont chétifs, le climat les tue ; s’ils poussent, ils poussent vigoureux. Ils prennent la morale des parents, gens simples, amoureux des récits, coureurs de steppes, manquant d’une notion exacte de la propriété dès qu’il s’agit d’objets appartenant à des tribus voisines. Ils sont paresseux comme les auteurs de leurs jours, travaillant le minimum nécessaire, maigrissant en hiver, s’engraissant en été tout comme leurs cavales, et, comme elles, se plaisant dans les hautes vallées aux prairies vertes ou dans la steppe herbeuse.
Curieux ainsi que tous les oisifs, ils sont à l’affût des moindres nouvelles, et dès qu’un événement de quelque importance s’est produit, ils chevauchent d’un aoul à l’autre, colportant les racontars, les commentant des heures entières. Ils ne manquent pas d’aller flâner aux bazars les plus proches, parfois dans le seul but de regarder, et au retour ils content par le menu l’excursion dans la ville, refuge des marchands sartes qui les trompent toujours.
L’année passe entremêlée de fêtes, à l’occasion d’un mariage, d’une mort, d’une circoncision. De temps à autre, il s’élève une contestation entre deux tribus à propos d’un pâturage ou d’un puits, et si les anciens ne parviennent à régler le différend grâce à l’entremise des bis[28], des horions sont échangés, et parfois il y a mort d’homme. Les parties composent alors, et les meurtriers payent aux parents de la victime une indemnité en chameaux, en moutons, comme prix du sang versé. Mais la réconciliation n’est pas toujours complète ; il reste dans le cœur des offensés un levain de haine, qui devient dans l’occasion un ferment de discordes.
[28] Juges.
Le froid survient, et le nomade gagne le campement d’hiver, où il sommeille constamment, ainsi qu’un rongeur ; puis l’été succède brusquement à l’hiver, et il retourne au campement d’été planter sa yourte à la même place où il revoit encore le cercle tracé par les keregas[29], et il pose sa marmite sur les mêmes pierres qu’il reconnaît bien, la flamme les ayant calcinées. Les enfants succèdent à leurs parents qui leur ont légué des droits aux pâturages, des aptitudes à manger beaucoup et à dormir plus encore, et avec cela, des coutumes bien fixées qui font que leurs actions, — qu’il s’agisse de la construction d’une tente ou des soins du bétail, — sont souvent déterminées par une superstition ayant la force d’une loi, parce qu’elle a été consacrée par les siècles et transmise par une longue succession d’ancêtres.
[29] Treillis de bois.
Telle est, à peine esquissée, l’existence du Kirghiz.
Ajoutons qu’il fait preuve de goût dans le choix des couleurs qui lui servent pour ses tapis ou ses vêtements, qu’il a l’oreille délicate et le sens de la musique tel que nous l’apprécions. Les improvisateurs non plus ne sont pas rares parmi les gens de cette race, ni les bons joueurs de tchertmek, et les ténors foisonnent. Plusieurs musiciens de talent font partie de l’aoul où nous nous reposons des fatigues inutiles de la veille et de la désagréable nuit passée au moulin des puces.
Les bêlements, les beuglements réitérés des troupeaux demandant qu’on les mène paître l’herbe tendre sur les hauteurs voisines, viennent de nous éveiller. Quelques notes tirées d’un tchertmek arrivent jusqu’à nos oreilles. L’instrument primitif doit être entre les mains d’un artiste, car les notes sont pures, et l’air qu’il chante à mi-voix nous paraît d’un sentiment exquis.
Nous faisons inviter le chanteur à nous donner un échantillon de son savoir-faire ; un jeune Kirghiz vient, son instrument à la main, mais il s’excuse, disant qu’il n’a que les premières notions de l’art. Mais son maître habite une tente peu éloignée, et il va lui communiquer notre désir. Le maître arrive, salue brièvement : « Amman, ami », s’assied brusquement, jambes croisées, et en même temps qu’il dégage de sa pelisse le bras gauche afin d’avoir une plus grande liberté de mouvements, il commence à jouer de sa seule main droite, très-habilement.
C’est un homme d’une trentaine d’années, de taille moyenne, bien construit, portant son vêtement avec une élégance naturelle. Sa figure respire l’intelligence, ses gestes sont aisés, et il chante sans contorsion aucune, d’une voix pure, qu’il sait modérer ainsi qu’il convient sous une tente.
Il célèbre d’abord les Faranguis venus de loin qui l’invitent à boire le thé. Après avoir remercié ses hôtes, il chante la légende de celui qui créa les hommes dans le but de les astreindre au travail, et qui finalement fut changé en pierre. Puis, c’est l’éloge de la jeune femme fidèle qui refuse les présents qu’on lui offre et préfère l’homme qu’elle aime, aux richesses, à une belle yourte de feutre blanc, à une selle brodée ornée de pierres précieuses, à des chevaux plus rapides que le vent, à des coffres ornés de beaux dessins, à un troupeau innombrable.
L’artiste raconte aussi les derniers événements, l’arrivée des Russes, la fuite du khan de Ferghanah, la conquête de Tachkent, puis de Samarcande. Tous les auditeurs sont suspendus à ses lèvres. Longtemps il chante sans que personne se lasse de l’entendre. Nous lui faisons un petit cadeau ; il remercie simplement et se retire en grattant sa guitare à trois cordes.