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En Asie centrale : $b du Kohistan à la Caspienne

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VI
DU TCHOTKAL A BOKHARA.

Départ pour le Ferghanah. — Une aiguille. — A la recherche d’une marmite et d’un guide. — A la recherche d’un chemin. — L’Ablatoum. — Une grotte. — Traversée rapide du Ferghanah. — Musique kachgarienne. — Départ pour le Bokhara. — La légende d’Oura-Tepe. — Divination. — Les Mennonites. — Maladie de M. Tinelli.

Tout l’aoul nous entoure quand se font les apprêts du départ. Chacun nous souhaite un bon voyage.

Personne ne possédant la farine dont nous avons besoin, deux hommes offrent de nous accompagner et de nous en procurer un peu plus loin. « Le chef des tentes, disent-ils, qui est allé visiter un parent dans le voisinage, doit revenir par le chemin que nous suivons. Nous le rencontrerons. Vous lui demanderez ce qui manque, et il ira le querir. »

La route que nous avions déjà faite de nuit, suit la rive gauche du Tchotkal. Quelques champs sont cultivés où l’on a semé du blé. L’herbe gazonne les contre-forts s’abaissant doucement à notre gauche. Les bords de la rivière sont plantés d’arbres assez drus : de genévriers, de bouleaux, de saules.

Voici au sommet d’un petit tertre plusieurs Kirghiz accroupis et paraissant très-occupés ; ils nous entendent bien venir, nul bruit n’échappant à leurs fines oreilles, mais ils ne se dérangent point.

Ils ont près d’eux des sacs pleins de blé qu’ils versent dans trois silos creusés profondément dans le sol. Ils partagent entre eux le grain de la récolte, et, pour que chacun ait son compte, le mesurent exactement au moyen de la calotte de l’un deux, l’emplissant, la vidant à tour de rôle dans chaque grenier. Ce qu’ils enfouissent là, ils le retrouveront l’été prochain au retour du campement d’hiver ; ils s’en serviront pour leur subsistance et pour les semailles. Car ils grattent la terre et lui jettent du blé ; les troupeaux le broutent en herbe, à leur aise, et l’homme récolte les quelques épis qui poussent en dépit des oiseaux et grâce aux pluies.

Le chef des tentes n’a point encore fait son apparition. Le rencontrerons-nous ? Il est prudent de faire halte, tandis que Rachmed se mettra en quête de farine, d’une marmite et d’un cheval de bât qui portera les vivres.

Celui que nous attendions arrive en même temps que Rachmed et d’autres Kirghiz. Nous avons de la farine, mais pas de marmite. Personne qui veuille en céder une, chaque famille ayant juste la sienne. On veut bien vendre la farine qui est là, mais sans le sac. L’aksakal a recours aux hommes qui emplissaient les silos. Il revient avec un sac ; on verse la farine ; mais le sac est vieux, déchiré, et il importe de le réparer immédiatement.

Où trouver de quoi coudre ?…

Notre vieux Kirghiz n’est pas embarrassé de semblables vétilles ; il tire son couteau, coupe une petite branche de genévrier, la taille, l’effile, la perce d’un trou ; voilà une aiguille. Quant au fil, le bord de son manteau qu’il effiloche en fournit du solide. En un clin d’œil, l’accroc a disparu.

Reste à trouver la marmite ; notre bienfaiteur part au galop en nous promettant de rapporter ce meuble indispensable. « Il en sait une, chez un ami ; elle est ébréchée, mais peut cependant servir. »

Il revient avec le précieux ustensile. Nous nous mettons en marche.

Avant de passer le Tchotkal à gué, ceux qui nous ont accompagnés depuis le matin retournent sur leurs pas. L’aksakal n’a pas vu les siens depuis longtemps, et son camarade n’ose se risquer plus loin, car s’il n’a rien à craindre tant qu’il voyagera avec nous, quand il reviendra seul, les karak[30] lui prendront son cheval, et il y en a beaucoup près de la tête du Tchotkal.

[30] Brigands.

Le passage à gué n’offre pas trop de difficultés ; le niveau est bas, le lit de la rivière étant très-ample. Encore quelques champs cultivés sur la rive gauche, puis la steppe au pied des montagnes. On attend les bagages, qui seront transportés plus lentement, parce qu’il faut décharger les ânes.

Rachmed arrive et annonce que le Kirghiz qui portait la farine sur son cheval n’a pas voulu passer la rivière par crainte des voleurs. Il lui a dit que dans une des gorges d’en face un aoul est abrité, qu’on a chance d’y trouver un cheval de bât. Passé cet endroit, la région est inhabitée durant trois bonnes journées de marche.

Il faut à tout prix un cheval, sans lequel nous n’avancerons pas assez rapidement ; d’un autre côté, le djiguite de Karakoroum n’est pas sûr de la direction à suivre ; les sentiers ne sont pas tracés ; la neige vient de fondre, et un guide mieux renseigné sera très-utile.

Me voilà parti avec Rachmed à la chasse d’un homme et d’un cheval. Le fidèle serviteur insinue qu’il serait bien de posséder aussi une bonne marmite, qui remplacerait avantageusement la nôtre, dont la fêlure s’étend très-bas ; le moindre choc peut produire une rupture complète, et alors comment faire cuire le palao ? On tâchera de se procurer la marmite, c’est entendu.

Nous voilà regardant avec persistance vers la montagne dans l’espoir d’apercevoir la calotte d’une yourte. Rachmed, qui va devant, plus à droite, me fait signe.

« Deux hommes », dit-il.

J’accours, et en effet, à l’entrée d’une gorge, deux nomades chargent du foin sur un cheval. Nous fondons au galop sur ces braves gens et leur offrons une récompense honnête en échange d’un cheval de louage et d’un guide qui indiquerait une passe conduisant dans le Ferghanah. Ils refusent. Nous insistons. Ils s’obstinent, veulent retourner à leur aoul. Or c’est le dernier de la vallée, que faire ?… Prendre l’homme et le cheval de force. On jette bas l’herbe entassée sur la bête, on menace l’homme du revolver, on l’oblige à se mettre en selle, et on l’emmène au bivouac. Son camarade est invité à lui querir sa pelisse et à la lui apporter.

Une fois au milieu de notre petite troupe, le récalcitrant lie conversation avec d’autres Karakirghiz qui lui content que la vie est agréable avec les Faranguis. On lui offre le thé, y joignant un petit morceau de sucre, on lui montre le sac de riz, la provision de iahni, et on lui explique que s’il veut manger du palao ce soir même, il lui suffit d’apporter une marmite qui n’ait pas une brèche comme celle-ci.

En sirotant son thé, il finit par tomber d’accord sur toutes choses, et nous promet de revenir dans une heure avec ce que nous lui demandons. Il nous accompagnera aussi loin qu’il nous plaira.

Je demande à un de ses congénères si l’on peut se fier à sa parole, s’il ne serait pas prudent de l’accompagner. La réponse est qu’un Karakirghiz tient sa parole, surtout « quand il a l’espoir de remplir son « sac » pendant plusieurs jours, et qu’il ne manque jamais pareille occasion ».

S’adresser à l’estomac de bien des êtres est encore la meilleure manière de les prendre par les sentiments.

Le lendemain, par une steppe unie, nous arrivons sur les bords de l’Ablatoum, un affluent du Tchotkal qui descend du sud. Dissimulée entre les hautes berges de la rivière, notre troupe se repose sur l’herbe, à l’ombre des genévriers. Soudain, un cavalier apparaît au-dessus de nos têtes, puis deux, trois, puis toute une file qui s’arrête. Les silhouettes immobiles, se profilant sur le fond du ciel, par un soleil de midi, font un tableau oriental. Des deux côtés on s’observe avec défiance.

Après s’être consultés, les nouveaux venus décident de rester sur le haut, puis vont à tour de rôle abreuver les chevaux en amont de notre bivouac. Un de nos hommes engage conversation. Ce sont des marchands de chevaux allant trafiquer à Namangane. Ils sont arrivés d’Aaoulie-ata, par une passe visible au nord, à quelques verstes du nœud de montagnes situé au nord-est où le Tchotkal prend naissance. La plupart de ces maquignons sont Tadjiks ; quelques-uns des palefreniers sont Kirghiz.

Djoura-Bey, qui est parfois un farceur, juge à propos de mettre le feu à un vieux genévrier, de façon que la fumée chassée par le vent enveloppe ceux qui bivouaquent plus haut et les gêne. Je fais à l’ânier des reproches qui paraissent le toucher fort peu ; il est trop Asiatique pour comprendre en quoi molester des étrangers peut être répréhensible. Il n’a point mangé à leur table ; il compte sur notre protection ; pour quel motif se gênerait-il ?

Ces marchands qui suivent la même route que nous-mêmes prennent les devants. A notre tour, nous remontons le cours de l’Ablatoum. Au moment de le quitter et de suivre un dos d’âne qui va droit sur le sud, notre guide nous montre à droite, en bas, la caravane des maquignons s’enfonçant dans un défilé. Il paraît qu’ils se sont fourvoyés. Le guide les hèle ; les derniers de la file tournent la tête, s’arrêtent ; mais ne comprenant rien aux cris ni aux gestes de bras de celui qui les appelle, ils s’éloignent.

Un de nos hommes galope derrière eux qui les ramènera. Notre guide est devant nous ; je le vois qui descend de cheval ; que cherche-t-il à droite, à gauche, en s’accrochant aux pointes des rochers ? C’est que nous sommes au bord d’un ravin haut de plus de trois cents mètres, que pas un sentier n’est visible, et qu’à moins de trouver une faille dans ces rochers, on retournera sur ses pas.

Nous nous tirerons d’embarras, grâce à l’eau qui trace partout des routes. Elle s’est écoulée par une lézarde de la solide muraille, a charrié des pierres, de la terre qui est accumulée dans les creux, y a semé des graines, et des broussailles ont poussé en touffes qui seront autant d’obstacles utiles à la descente. On met pied à terre, on prend sa bête par la bride, puis, l’un après l’autre, et à distance, on se laisse glisser, la jambe tendue, le corps en arrière, jusqu’à une racine ou un caillou. Le cheval suit presque assis sur son arrière-train, glissant des quatre pieds, la tête près du dos de son maître. C’est un tour de force que seuls les chevaux de montagne sont capables d’exécuter facilement. Une sorte d’escalier est vite indiqué ; chaque saillie devient un degré, et deux Kirghiz fermant la marche croient pouvoir se hasarder à rester en selle.

On aboutit à une terrasse dominant l’Ablatoum, qui se déroule à travers un bois de pins s’élançant droits et gigantesques. A voir d’ici le chemin que nous avons descendu, il semble que nous aurions dû rouler vingt fois. Que de choses semblent impossibles avant de les entreprendre !

On se croirait tombé au fond d’un puits dont les montagnes environnantes figurent la margelle colossale, horizontale à l’ouest et ailleurs inégale. La caravane a continué sa marche. Bientôt nos compagnons apparaissent par-dessus les pins ; ils gravissent un sentier escarpé et sinueux, à chaque instant faisant halte, et leur file, tassée à la descente, s’allonge maintenant avec des espaces entre les cavaliers, qui diminuent et augmentent selon que dure l’essoufflement des chevaux.

Nos feux sont allumés ; on entend de moins en moins les cris des caravaniers qui ont disparu. Enfin tout est tranquille. Plus de voix troublant la solitude, sauf la basse grondante de l’Ablatoum à nos pieds. Le soleil descend rapidement, et en même temps le mercure dans le thermomètre, qui marque à sept heures deux degrés et demi.

Puis la lune paraît à son tour ; sa grosse face ronde de Mogol effleure la crête des monts, et l’on dirait qu’elle nous fait la nique par-dessus un mur formidable. Elle verse des flots de lumière blafarde sur ce paysage grandiose où nos feux paraissent des lucioles jaunâtres. Ces beautés de la nature nous sembleraient moins délectables, j’allais dire qu’elles nous laisseraient froids, si nous n’avions du bois à foison. Le vent souffle en effet avec fureur, mais de vieux pins morts gisent là, sous la main ; on les traîne dans le foyer, et le vent peut souffler, le thermomètre descendre, on aura chaud malgré tout.

Par une température basse, un feu petillant entretient généralement la bonne humeur, et Rachmed, qui craint des reproches, profite de la circonstance pour nous annoncer que malgré la provision considérable faite avant le départ, pas un clou ne reste pour ferrer les chevaux. Il y a bien encore quelques fers. Durant ces derniers jours, la consommation de clous avait été telle que nous ne ferrions plus que les pieds de devant, qui supportent surtout la fatigue dans la montagne. La situation serait très-fâcheuse si la route était longue encore ; mais le guide affirme qu’avant trois jours nous trouverons des aouls du Ferghanah et des bêtes de rechange en cas de besoin.

Il résulte d’un examen attentif que tel cheval pourra marcher sans butter durant un jour, tel autre durant deux. Au lieu d’aller à pied la moitié ou le tiers du chemin, comme d’habitude, on ira toute l’étape, grimpant sur la bête dans des recoins où l’on trouvera une prairie ou la nappe souple de la steppe.

Pendant toute la journée du 2 septembre, c’est du vent, de la pluie, de la grêle, des chemins pierreux, glissants, avec des montées le long de l’Ablatoum qui dessine des zigzags entre le sud et l’est. Un désert de pierre ; une passe allant sur le sud ; en haut de cette passe, une mitraille de grêle ; ensuite une recrudescence de pluie, puis des chèvres sauvages qu’on aperçoit bondissant à la file, et comme conclusion d’une marche forcée, pour abri, l’auvent d’une roche qui surplombe. A côté, cinq ou six jeunes pâtres, leur chef ayant une vingtaine d’années, sont installés dans une caverne de trois mètres de profondeur, c’est-à-dire beaucoup mieux que nous.

La pluie coule à flots et sans interruption. Tant que dure le jour, nous restons accroupis sous notre feutre tendu, veillant surtout à ce que nos collections ne soient point mouillées.

A la tombée de la nuit, les pâtres, sonnant de la trompe, appellent leurs troupeaux ; moutons et chèvres descendent de tous côtés : c’est un fourmillement de bêtes dans la vallée. Ce spectacle est intéressant, mais Rachmed s’en préoccupe fort peu, et il revient à la charge, insistant pour qu’on prenne la place des pâtres, car « nous sommes plus nombreux, dit-il, et puis nous sommes des gens comme il faut ; du reste, je viens de ranger leurs effets dans un coin, et nous pourrons nous installer tous dans la grotte ».

La perspective d’être complétement trempés — nous le sommes déjà à moitié — suffit à faire disparaître nos scrupules ; et c’est sans le moindre remords de conscience que nous expulsons les propriétaires de la caverne, réservant le meilleur coin à notre usage. Il nous semble tout simple d’user du « droit » du plus fort. Ajoutons, ce sera notre excuse, que les expulsés ne s’en formalisent aucunement, et qu’ils trouvent tout naturel de se soumettre sans un signe de mécontentement, puisqu’ils sont les plus faibles. Il est à croire qu’à l’époque où les hommes habitaient les cavernes, des faits analogues se produisaient, avec cette différence toutefois que les plus forts hésitaient moins à prendre et les plus faibles moins à fuir.

Si nous leur prenons leur gîte, nous ne leur prendrons point leur souper, un quartier de mouton que l’un d’eux a trouvé mort dans les rochers. A l’odeur que la chair répand, on devine sans peine qu’elle n’est point fraîche.

Après le repas, on entretient un instant le feu à l’entrée de la caverne, puis l’obscurité se répand sur toutes choses. Les moutons de chaque troupeau sont serrés les uns contre les autres, et l’on devine çà et là une masse sombre à la surface du sol. Il y a autant de masses sombres que de troupeaux. Les chiens viennent rôder autour des pâtres qui leur jettent les entrailles du mouton, puis les os, et c’est entre les mâtins une bataille terrible qui n’émeut point leurs maîtres se disposant à dormir. L’aîné des pâtres prend la meilleure place, les autres se replient derrière lui ; ils se tassent sous leurs manteaux doublés de feutre, en échangeant quelques bourrades, chuchotent, puis dorment. Le feu est éteint ; on ne distingue plus rien, on entend parfois une pierre rouler, c’est un chien qui fait sa ronde. La pluie tombe avec un clapotement uniforme, tout à coup précipité par de brusques rafales.

Un ronflement de trompe nous éveille ; il fait jour ; le soleil est levé. Les pâtres se détirent ; l’aîné distribue la besogne et les morceaux de pain pour la journée. Ils partent, pieds nus, poussant des cris, lançant des pierres, sifflant les chiens, et chacun ayant rassemblé son troupeau le chasse lentement. Ils soufflent dans l’écorce roulée, et l’on croirait ouïr le beuglement sauvage d’un taureau gigantesque, à qui les brebis répondent par des bêlements confus et grêles.

Les Kirghiz qui nous accompagnaient avec leur marmite nous font leurs adieux et retournent chez eux. Ils s’en vont très-contents de quelques pièces de monnaie, d’un peu de thé et des morceaux de iahni qu’ils reçoivent avant de partir.

Nous descendons de notre pied à travers les pierres de la gentille vallée d’Ablatoum. Le ruisseau qui va vers le sud porte le même nom que l’autre coulant en sens inverse sur le versant nord. Ablatoum est à peu près le nom de Platon. Il est très-probable que les indigènes n’ont pas songé à lui en l’appliquant à ce cours d’eau. En passant, le guide nous montre le méguil où un saint de ce nom repose.

« C’était, dit-il, un savant mollah. »

Ayant campé chez des nomades kirghiz, dont le type a été modifié par des croisements avec des Tadjiques, nous arrivons le 3 septembre à l’issue des montagnes. Nous sommes au milieu d’un aoul dressé au bord d’étangs et des bras de l’Ablatoum qui se ramifie dans les basses terres, charriant la fraîcheur à travers les prés et les arbres. Tout ce campement est en fête. Le père d’un khan très-riche vient de mourir, et l’on a organisé plusieurs courses à la chèvre, une pour les enfants qui vient de prendre fin. Le vainqueur est un jeune Kirghiz très-laid, qui chevauche très-fier avec un chevreau en travers de la selle. On distribue les vivres aux invités. Ils sont agenouillés par dizaines autour de larges écuelles. Beaucoup attendent patiemment qu’on les serve, autour des marmites fumantes : les uns sont étendus, la main dans la bride du cheval ; les autres en selle, appuyés sur le cou de leurs coursiers, bavardent par passe-temps.

L’aîné des pâtres que nous avons rencontré plus haut est là ; il n’a point manqué une aussi belle occasion de manger beaucoup.

Après le froid, voici de nouveau la chaleur, puis les aryks[31] menant l’eau aux champs cultivés, et les couches épaisses de lœss, et les bandes de steppe desséchée ; enfin, une première araba[32], chargée d’hommes à barbe longue, en bottes, avec des pioches, indique que nous allons trouver des villages de sédentaires. Nous sommes bien dans la plaine du Ferghanah, fertilisée par les eaux abondantes du Syr-Darya et de ses affluents.

[31] Canaux d’irrigation.

[32] Voiture grossière en bois.

Il ne nous reste plus maintenant qu’à rentrer aussi vite que possible à Tachkent, d’où nous gagnerons sans retard la France par le Bokhara, le Khiva, la Caspienne et le Caucase. Nous traverserons rapidement les différentes villes du Ferghanah. En deux jours, nous sommes à Namangane, où nous prenons quelque repos. Les Russes y ont placé une garnison dont les chefs nous reçoivent très-cordialement. Ils nous annoncent la guerre de Tunisie et nous expliquent les différentes opérations militaires qu’elle a entraînées. Dans ce coin reculé de la terre, les hommes de guerre du Czar sont au courant des moindres faits et gestes des armées d’Europe.

Malgré l’amabilité de la petite colonie russe, qui nous invite à prolonger notre séjour, nous partons pour Andidjane.

En allant à Andidjane, notre guide se perd dans les rizières, et nous faisons près de cent kilomètres du lever du soleil à une heure du matin. Nos chevaux tiennent bon, et cependant ils ont subi récemment de grandes fatigues dans la montagne. Les chevaux kirghiz sont doués d’une résistance incroyable.

De même qu’à Namangane, il y a à Andidjane une ville russe récemment fondée à côté de la ville indigène. Elle n’est encore habitée que par les employés d’administration.

A Andidjane, nous croisons un certain nombre d’Hindous venus par la Kachgarie, d’où arrivent également quelques produits des colonies anglaises et du thé en briques qu’on introduit sous le couvert. Ce thé de contrebande, de qualité inférieure, est consommé par les indigènes pauvres.

Autrefois, des caravanes parties de Kachgarie apportaient régulièrement des porcelaines et des soies chinoises ; mais depuis que des bruits de guerre circulent à propos de la province de Kouldja, les marchands ne se risquent plus à franchir le Terek-Davane. Cette passe est, du reste, peu praticable dans la saison présente ; elle est très-pierreuse et ne convient pas aux chameaux chargés ; aussi la traverse-t-on de préférence en hiver, quand la neige a déroulé sur la rocaille son moelleux tapis de neige.

Andidjane est une ville populeuse et riche, arrosée par le Kara-Darya, un affluent du Syr. Ses maisons sont enfouies dans les bosquets. Tout le pays environnant est bien cultivé. Chez le chef de ce district, nous avons l’occasion d’entendre un concert kachgarien. Un des artistes gratte avec un cure-dent une sorte d’immense cithare ; un deuxième racle l’unique corde d’un très-long violon. Les officiers russes présents et nous-mêmes ne prêtons d’abord pas attention à la manœuvre des musiciens, car notre oreille ne perçoit pas la moindre mélodie. Sans doute, pensons-nous, ces gens accordent les instruments. Au bout d’un quart d’heure, nous les faisons interroger, trouvant qu’ils tardent bien à « jouer le grand morceau ». Ils répondent qu’ils l’exécutent depuis un instant. Tous nous nous regardons avec un certain étonnement, puis écoutons curieusement. Nul n’y a rien compris, et pourtant nous avions affaire aux Sivoris de la Kachgarie. Il va sans dire qu’un Kachgarien ne comprendrait pas mieux notre musique.

D’Andidjane, nous expédions une partie de nos bagages à Tachkent et le reste avec nos chevaux à Samarcande. Grâce à la poste russe, nous arrivons assez promptement à Assake d’abord, puis à Marghilan, renommée pour ses fruits, ses merveilleuses pêches et ses étoffes de poil de chameau, puis à Kokand la charmante.

Quant à ses habitants, ils ne sont pas charmants. Nulle part nous n’avons vu les goîtreux en nombre aussi considérable. A chaque pas nous rencontrons des gens atteints de cette infirmité. Au bazar, le nombre nous en semble moins grand, surtout parmi ceux qui travaillent le cuivre et le fer, et parmi les marchands de bijoux. Sans doute ils ne sont point originaires de la ville. Kokand, ancienne capitale du même nom, est une ville moderne. Elle date du siècle dernier. Son bazar est le plus vaste et le mieux construit de toute l’Asie centrale, avec des rues relativement larges ; longtemps il fut le plus animé, mais il semble maintenant l’être moins que celui de Tachkent, devenu la capitale de toutes les possessions russes. Le palais de Koudaïa-Khan, le dernier prince du pays dont les malheurs nous furent chantés au son du dombourak, est vaste, avec un portail de bel aspect ; les constructions de style persan sont inhabitées en partie. Les soldats, les employés occupent quelques bâtiments malheureusement restaurés dans le style russe. C’est le fait de tous les conquérants qui, n’ayant pas les mêmes besoins que les vaincus, croient faire mieux en adaptant les édifices à leur propre usage. La civilisation y gagne parfois, l’histoire de l’art y perd souvent des documents intéressants.

De Kokand nous gagnons Khodjend, bâtie sur les bords du Syr-Darya, à qui elle donna autrefois son nom. Les Arabes appellent en effet le Syr, Nahar-Khodjend, c’est-à-dire rivière de Khodjend. Cette ville commande l’entrée du Ferghanah, et elle est très-antique ; peut-être existait-elle du temps d’Alexandre. Elle a partagé le sort de Tachkent, étant sur le chemin stratégique qui mène à cette ville, qu’on vienne de l’ouest le long des montagnes, ou bien de l’est par la route que nous venons de prendre. L’histoire mentionne qu’elle fut prise en 719 par les Arabes. Chacun connaît l’héroïque défense de cette ville contre les Mogols de Tchinguiz-Khan. Depuis, ses habitants ont toujours résisté avec plus ou moins d’énergie aux envahisseurs, dont les derniers furent les Russes.

Nous traversons le Syr sur un pont de bois construit par les soins des Russes, et, toujours dans la steppe jusqu’à la fertile vallée de l’Angrène, nous rentrons à Tachkent le 14 septembre.

Quelques personnes veulent nous dissuader de retourner en France par le Bokhara et le pays des Turcomans, sous prétexte que l’émir de Bokhara est très-malade, que sa mort est attendue chaque jour, que ses sujets sont déjà travaillés par les différents compétiteurs à sa succession, et que des Européens qui seraient dans le pays au moment du décès de ce prince courraient de grands dangers : car, en pareil cas, les différents partis fomentent des troubles et se livrent des combats sanglants. Quant aux bords de l’Amou, ils doivent être infestés de bandes de pillards. La prise de Geok-Tepe est récente, et beaucoup de Turcomans qui ont pris part à la campagne sont réduits à la misère et partant au pillage, car ils n’ont pas ensemencé leurs champs. Nous n’en voulons rien croire et ne modifions point notre itinéraire.

Le général Kalpakovski, qui remplace le général Kauffmann, nous donne des lettres de recommandation indispensables, et nos dernières collections expédiées vers la France, par la voie d’Orenbourg, nous partons pour Samarcande dans la nuit du 28 septembre, après avoir passé la soirée en compagnie des trois seuls Français que nous connaissions dans le Turkestan russe, et qui nous furent toujours de véritables amis.


VUE DE L’ABLATOUM NORD.
Dessin de M. Capus.

Nous allons dans le Bokhara accompagnés d’un artiste d’origine italienne. M. Tinelli, dont l’intention est de photographier les monuments les plus remarquables du pays, est un voyageur émérite qui a couru le monde et recueilli, chemin faisant, une des plus riches collections de photographies qui se puisse imaginer.

Nous traversons encore une fois Khodjent, puis tournons vers l’ouest, le long des montagnes, au bord de la steppe. La route postale suit à peu près le chemin que prit autrefois Alexandre, et après lui bien d’autres.

Nous nous arrêtons quelques heures à Oura-Tepe, petite ville étagée sur des collines et renommée pour ses fines lames damasquinées, ses draps de laine, ses chevaux élégants et vigoureux. Son nom prêtant à un jeu de mots, a donné lieu à une légende. La voici :

« Au temps jadis, il y a très très-longtemps, lorsque les Chinois envahirent le pays, ils mirent le siége devant la ville, qui se défendit vigoureusement. Mais les assiégeants usèrent de machines ingénieuses, et la capitulation était imminente. C’est alors que les assiégés eurent recours à un de leurs compatriotes nommé Oura, personnage très-révéré, ayant la réputation d’un saint. Celui-ci tira ses concitoyens d’embarras. Une nuit, il prit son tepe (calotte), le posa sur la ville, ainsi qu’on pose un globe de verre sur un melon, et le matin, les Chinois ne virent plus rien. Ils en furent stupéfaits, levèrent le siége et s’en retournèrent comme ils étaient venus. Depuis, les habitants appelèrent la ville Oura-Tepe, c’est-à-dire calotte d’Oura, en mémoire du signalé service que leur avait rendu saint Oura. »

D’Oura-Tepe, nous atteignons Djizak, puis, par la porte de Tamerlan, Samarcande.

Nous faisons les préparatifs indispensables, engageons comme djiguite un certain Radjab-Ali qui est déjà allé à Khiva ; nous serrons une dernière fois la main au général Ivanoff et à l’excellent général Karolkoff, à qui nous devons tant, et nous voilà cette fois définitivement partis pour la France.

Des voitures louées à Samarcande transporteront jusqu’à Bokhara nos ballots et notre petite ménagerie composée de deux gazelles, de deux chiens, d’un blaireau, d’un lagopède de grande taille, connu dans le pays sous le nom de perdrix-empereur (pacha-kaklik). Tous ces animaux et oiseaux sont d’espèces nouvelles. Nous pensions emmener un grand aigle de près de quatre mètres d’envergure, mais il mourut, heureusement pour lui, et échappa aux ennuis d’un long voyage et de la captivité.

A la frontière des possessions russes, nous voyons au pied d’un coteau environ deux cents chariots alignés en carré ; ils sont couverts de bâches et semblables à ceux qui suivaient les colonnes allemandes pendant la guerre de 1870.

Le vent lance des tourbillons de poussière sur le campement silencieux et triste. C’est l’heure du repas, et des femmes vêtues à la mode du temps passé cuisinent sur de petits poêles de fonte entre les timons ; des hommes pansent les chevaux ; des jeunes filles tricotent ; de jeunes garçons aux cheveux d’un blond filasse, coiffés de casquettes, chaussés de sabots, en gilets trop courts que dépassent des bretelles de drap trop longues, viennent sans hâte nous voir passer ; ils nous regardent timidement d’un gros œil clair. Il n’y a pas à en douter, voilà des Allemands. Nous les saluons d’un « guten tag », auquel ils répondent « gott segnet euch ».

Ces gens sont des mennonites, une secte de la secte des anabaptistes qui, persécutés en Allemagne, vinrent se réfugier en Russie, où des terres leur furent allouées sur les bords du Don, je crois. Cultivant le sol, pratiquant l’élevage des chevaux et du bétail, ils s’enrichirent rapidement, grâce à leur sobriété et à leur économie. Longtemps ils vécurent en paix, mais dernièrement on parla de les astreindre au service militaire, et ils émigrèrent en Amérique. Car ils ont la croyance que la guerre est une impiété, l’usage des armes un crime, et à aucun prix ils ne verseraient le sang de leurs semblables. En Amérique, ils ne firent point de brillantes affaires, et quand ils virent diminuer leurs ressources, ils décidèrent de retourner en Russie, où de nouveau on les invita à se soumettre aux lois de leur pays. C’est alors qu’ils partirent pour l’Asie centrale. Et maintenant ceux-ci attendent le retour de leurs chefs, qu’ils ont envoyés à l’émir du Bokhara afin de lui demander des terres.

L’administration du Turkestan russe avait conseillé à ces mennonites de rentrer dans la société d’où ils sont sortis volontairement, mais ils ont répondu avec douceur et obstination : « Nous sommes sans défense et nous voulons vivre notre croyance, nous partirons », et ils vont ailleurs vivre leur croyance.

De Katti-Kourgane, la dernière ville du Turkestan russe, nous arrivons sans encombre à Bokhara par Ziaeddin et Kermineh.

Notons toutefois qu’à Kermineh le beg se montre fort peu aimable à notre égard, et qu’il nous empêche de visiter le bazar ; c’est également à Kermineh que Djoura-Bey, qui s’est chargé spécialement de nos animaux, laisse échapper le blaireau.

Notre serviteur, vertement réprimandé, ne sait où donner de la tête et va consulter un bohémien qui sait lire sur les os qu’on n’a point touchés des dents. Djoura-Bey paye quelques pièces de menue monnaie, et le devin prenant une omoplate de mouton raclée au couteau la jette dans le feu, et lorsqu’elle est calcinée, il l’examine et conclut que l’animal ne se retrouvera pas.

Cette jonglerie est connue depuis des siècles.

Un auteur persan prétend en effet qu’on la pratiquait déjà du temps de Turc, fils de Japhet, et Jornandès conte qu’Attila, sur le point d’en venir aux mains avec Aétius, dans les plaines de Champagne, se conforma à l’usage de sa nation et consulta les os des animaux afin de connaître l’issue du combat et…

Mais laissons l’histoire de côté, car nous sommes à Bokhara avec Capus qui est souffrant et Tinelli qui paraît avoir une fièvre typhoïde et garde le lit. Nous restons près d’une semaine dans cette ville, et lorsque nous sommes assurés que M. Tinelli pourra être conduit à Samarcande, nous partons, car il nous reste encore bien du chemin avant la Caspienne, et l’hiver approche.

Il y aurait beaucoup à dire de Bokhara, une des plus anciennes villes du monde selon les auteurs musulmans, qui partagea longtemps le sort de Samarcande, posée comme elle sur les bords du Zérafchane et buvant aux mêmes eaux. Mais nous ne jetons qu’un coup d’œil sur l’Asie et ne pouvons nous arrêter aussi longtemps qu’il nous plairait dans les endroits qui nous intéressent, ni nous appesantir sur les questions qui nous passionnent.

Disons adieu, les larmes aux yeux, à notre pauvre compagnon Tinelli, et quittons cette ville malsaine et bien connue.

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