En Asie centrale : $b du Kohistan à la Caspienne
IV
LE KOHISTAN (suite).
Singulières coutumes, à propos du feu, d’une naissance. — Sortiléges. — Guérison de la stérilité. — On ne coupe pas le pain. — Farab. — Paris conté par un Kirghiz. — Le lac d’Alexandre. — Moustiques. — Passe de Mourat. — Passe de Doukdane. — Avalanches. — Les arbres brûlent d’eux-mêmes. — Une forêt ! — Façon d’allumer le feu. — Il ne faut pas trop bien nourrir les gens. — Retour dans la plaine du Zérafchane.
Le 30 juin, nous sommes de retour à Novobod. Notre après-midi est employée à des mensurations anthropologiques. La majeure partie de la population mâle passe par nos mains. Puis nous revenons sur nos pas jusqu’à Farab par la pluie ou le vent et quelquefois l’un et l’autre.
Notre retour n’est signalé par aucun événement remarquable. Nous constatons à nouveau certains traits de mœurs qui nous ont frappé le jour où nous entrions dans la vallée du haut Zérafchane.
Tandis qu’un Ousbeg n’hésite pas à souffler un flambeau, le montagnard de langue tadjique l’éteint en agitant la main ou en pressant la mèche entre ses doigts mouillés. Quand on lui demande la raison de cette manière d’agir, il répond laconiquement : « C’est la coutume », ou bien : « Cela me ferait mal à la gorge. »
Pas plus que l’homme de la plaine, le montagnard ne crache dans le foyer : cracher marque le mépris.
Au moment où la chandelle est allumée, on salue la lumière en portant la main à la barbe, comme lorsqu’on voit pour la première fois le croissant de la nouvelle lune briller dans le ciel.
D’autre part, on nous conte que dans la maison où un enfant vient de naître, on pose près de son chevet des chandelles qui brûlent pendant la nuit. Puis on place sous la tête du nouveau-né un couteau et un Coran : cette illumination, ces objets éloignent l’esprit du mal. En outre, le mollah prie pendant trois jours à l’intention de l’accouchée qui a purifié son corps. Parfois un individu malade a recours à des sortiléges pour obtenir sa guérison. Trois petits feux sont allumés à distance l’un de l’autre, autant que possible dans un carrefour, car cela est préférable. Le chef de la cérémonie conduit par la main le malade qui saute par-dessus chacun des feux, en fait le tour trois fois, puis s’assied. Une poule est apportée, on la pique légèrement, elle saigne quelques gouttelettes que l’on introduit dans l’oreille du patient, ou bien on l’oint de sang entre les sourcils. Puis on fait tourner la poule autour de sa tête, on la lui présente, et il crache dessus. Ensuite la poule est jetée pas trop loin, car elle revient de droit au charmeur, qui est en outre payé de sa peine. Quand le malade est affaibli au point de ne pouvoir marcher, un homme le prend sur son dos et exécute les marches, les contre-marches, les sauts. Il est rémunéré pour ce travail.
Une femme est stérile, elle veut être mère. Que fait son mari ? Il tue une chèvre, et il convie autant que possible les jeunes gens qui lui sont alliés par le sang. Chacun d’eux apporte son fouet.
Dans une chambre spacieuse, la femme est accroupie, vêtue de ses plus beaux habits et le visage découvert, à moins qu’un étranger ne soit présent. La chèvre est servie, et on la mange devant l’hôtesse qui regarde. On a soin de réserver les os. On les dispose en cercle autour de la bréhaigne ; puis les festineurs la cernent de tous côtés, et se mettent à pousser des « Ho ! ho ! » de toute la force de leurs poumons. Deux hommes agenouillés brandissant des tam-tams les font résonner, afin d’accompagner une chanson de circonstance hurlée vigoureusement. Le mari, témoin de la scène, invoque Allah sans interruption. De tout cela il résulte un charivari étourdissant dont le but est de terrifier le diable possédant la malheureuse femme. Au reste, il est facile de constater sa présence, car durant cette manifestation hostile, il manque rarement d’essayer de dévorer l’enfant que la femme porte dans son sein, et à chaque morsure la femme tressaille de douleur. Au tressaillement révélateur, les jeunes gens, qui sont attentifs, frappent la possédée du fouet qu’ils tiennent à la main. Il paraît que le malin esprit est expulsé en trois ou quatre séances.
Le mari remercie tous ceux qui ont bien voulu lui prêter un concours bienveillant, et leur distribue quelques pièces de monnaie en manière de silao[23].
[23] Cadeau, pourboire.
Une coutume assez curieuse est de ne point couper le pain et de le toujours rompre. Se servir d’un couteau est, paraît-il, un moyen sûr de faire augmenter le prix de la farine. En France, dans un certain milieu, couper son pain, au lieu de le rompre, serait une marque de mauvaise éducation. C’est ainsi que souvent une crainte inexplicable provoque une superstition donnant quelquefois naissance à un rite ; ce rite perd le sens religieux qu’il avait d’abord, et devient une simple formule de politesse à laquelle on tient d’autant plus qu’on l’explique moins.
Nous traversons le pont qui mène à Tok-fan ; le soleil est sur le point de disparaître, et nous ne sommes pas fâchés de revoir le portail de la mosquée qui nous abrita la première fois.
Au moment de descendre de cheval, un cavalier arrive au galop le long de la rive droite. Il est bientôt près de nous, salue respectueusement, et il nous explique dans un langage fort embrouillé, émaillé d’un peu de russe, que « des toura (seigneurs) sont à Farab, qu’un gouspan (mouton) a été coupé » (il fait le geste d’enfoncer un couteau dans sa gorge), et que l’on nous invite à venir en manger. Quoique nous soyons bien fatigués, nous enfourchons nos bêtes et suivons le gros Ousbeg qui vient de nous apporter l’invitation au « tamacha » (fête).
A Farab, nous trouvons en effet le chef du district dont nous avons fait connaissance à Pendjekent. Il souffre de la fièvre et compte que l’air des montagnes contribuera à le guérir. Il nous annonce l’arrivée prochaine, dans la soirée peut-être, de deux ingénieurs russes qui sont en ce moment à Kenti, où ils étudient la couche de houille dont nous avons constaté l’existence en passant.
Les feux sont allumés, quand ces messieurs paraissent avec leur escorte de Cosaques et de djiguites, mais sans leurs bagages, qui n’arriveront que le lendemain. Un de leurs chevaux de bât, qui était chargé malheureusement d’une partie de leurs instruments, est tombé dans le Zérafchane.
Ils possèdent une pharmacie mieux garnie que la nôtre et nous donnent quelques onguents que nous appliquons sur le dos de nos chevaux écorchés par le frottement de la selle durant un mois de montées et de descentes continuelles.
Notre djiguite Klitch souffre d’un commencement de conjonctivite causé par le froid et la blancheur de la neige, et il réclame un médecin. Nous lui ordonnons de se laver avec de l’aqua simplex, le plus souvent possible.
Parmi les djiguites des ingénieurs se trouve un grand garçon, né dans le district de Kourama. Il est allé de Tachkent à Paris conduire des chevaux du pays à l’Exposition universelle de 1878. Paris lui a laissé une idée de grandeur, de splendeur surnaturelle, et il en parle chaque fois qu’il trouve à qui s’adresser. Les indigènes se délectent aux récits des merveilles des pays lointains. Aussi, jusqu’à une heure avancée, il y a un cercle de nombreux auditeurs autour du djiguite, et nos hommes l’écoutent avidement. Ils sont curieux de connaître par la bouche d’un congénère la patrie de leurs maîtres, les Faranguis.
Il parle avec emphase de la variété et de la richesse des produits, des machines accumulées dans le palais du Champ de Mars, des costumes curieux des femmes et des hommes de tous pays ; mais ce qui l’a surpris, c’est la grandeur de ce bâtiment, de cette « kibitka » qui contenait les choses rapportées de tous les coins de la terre. Une kibitka qui a deux tach de tour, seize verstes, et de cela il en est sûr, ayant chevauché lui-même plusieurs fois tout autour, et il répétait « deux tach, deux tach ». Les auditeurs, bouche béante, hochent la tête, faisant claquer leur langue. Son maître l’a conduit à l’Hippodrome, une maison en fer ; dans les grandes boutiques où des milliers de gens trafiquent dans une même chambre. Une chose très-curieuse aussi, ce sont des maisons où sont représentés les hommes de la terre. Il en est même qu’on fait sécher après leur mort et qu’on conserve. « J’ai vu tout cela, dit-il, et bien d’autres choses. » Et les claquements de langue de l’auditoire reprennent de plus belle. Le conteur est au milieu des curieux, tous éclairés par la flamme du foyer. Le Kan-Tag est en face de nous, et les langues de feu de la montagne qui brûle, apparaissent plus brillantes dans l’obscurité de la nuit, et donnent l’illusion d’un volcan au cratère mal éteint. Cela fait très-bien.
De Farab, on descend près du Yagnaou, qui coule avec une vitesse de 9 kilomètres à l’heure, puis on le quitte à l’endroit où il heurte les eaux de l’Iskander-Darya, et les rejette près de la rive gauche du Fan. Car le Yagnaou s’appelle Fan jusqu’au Zérafchane.
L’Iskander-Darya, ou fleuve d’Alexandre, traverse une vallée qui semble très-large, comparée à celle d’en face. Les chevaux vont d’un bon pas, à travers un bocage de pommiers sauvages, de genévriers et de saules. On est heureux de trouver de l’ombre par une chaleur qui semble écrasante après la fraîcheur de là-haut. Pourtant le thermomètre ne marque que 31° R. au soleil. Un mois auparavant, c’eût été une température fort agréable ; mais nous étions alors accoutumés à la chaleur torride de la plaine.
On passe sur la rive droite de l’Iskander-Darya, et la vallée se rétrécit subitement ; on souffle sur un sentier caillouteux, escarpé ; puis à la descente c’est de la verdure et le miroir tranquille du lac d’Alexandre avec des bouquets d’arbres, une prairie et des blocs de pierre au premier plan. Un petit bois verdoie à l’extrémité ouest ; une bonne place pour bivouaquer. L’eau s’enfonce à droite et à gauche dans les encoignures que font des chaînons parallèles, s’abaissant tout autour du lac ; des touffes d’arbrisseaux sortent des éboulis accumulés à mi-côte ; le bas des pentes est dénudé. Ces sommets lointains et couverts de neige, ces découpures nombreuses, cette végétation relativement luxuriante, font penser à une copie très-mauvaise, très-incomplète du lac des Quatre-Cantons.
Un étroit sentier se glisse au bord de l’eau ; on le suit pour contourner le côté nord. Au-dessus de nos têtes, nous apercevons comme deux rayures creusées dans l’épaisseur des contre-forts, à distance l’une de l’autre, et parallèlement à la nappe d’eau. Ce sont les traces anciennes d’un niveau plus élevé de l’Iskander-Koul, qui deviendrait avec le temps le réservoir d’un volume d’eau de moins en moins considérable. La conséquence immédiate de cet amoindrissement est la diminution proportionnelle de la surface de terre irriguée et cultivée dans la vallée du Zérafchane.
Les oiseaux aquatiques sont rares ; j’aperçois une ou deux couvées de canards qui fuient alignés en coin, une cigogne noire disparaissant dans les arbres, où gazouillent quelques petits oiseaux ; quant aux inévitables corbeaux, ils croassent dans les airs.
Nous bivouaquons sous un abri de branchages supportant des pièces de feutre, sur le tapis vert d’un pré où chevaux et ânes se vautrent gaiement. Les flaques d’eau luisent sous les saules touffus des bocages. Voilà un recoin paradisiaque, sans compter qu’on a le combustible à profusion et pas le moindre vent.
La nuit monte ; une brise légère nous apporte des nuées de toutes petites bêtes très-sveltes, admirablement faites, quoique imperceptibles, mais armées d’un dard aussi long que leur abdomen, et qui nous piquent, nous harcèlent, et nous obligent à nous placer entre deux feux. Ces moustiques importuns se jettent sur nos chevaux et les éveillent ; ils se lèvent, s’ébrouent, se roulent, lançant des ruades, donnant les signes de l’énervement. Notre chien hurle de douleur, nous l’enveloppons dans une couverture. On jette sur les feux des morceaux de bois, dans l’espoir que la fumée nous protégera contre l’ennemi. Chacun se cache sous son manteau et finit par s’endormir, malgré la chaleur insupportable de cette rôtissoire improvisée. De deux maux on choisit le moindre.
Le matin, nous nous levons avec le soleil, et comme les glaces de Venise ne font point partie de notre voyage, chacun dit à son voisin : Qu’ai-je donc sur le front ? sur le nez ? près des lèvres ? Chaque figure est un masque excessivement comique : l’un a le nez énorme ; un autre, des lèvres de nègre, ou sur le front des bosses à faire réfléchir un phrénologue ; quant à moi, je ne puis ouvrir qu’un œil, et l’une de mes mains a la boursouflure informe d’un gant de boxe. Que faire ? rire, et c’est ce que nous faisons tous.
Nous partons pour la passe de Mourat, en suivant le Saratag-Darya qui se déverse dans le lac d’Alexandre. Notre direction est sud-ouest. Aux abords du lac, la vallée est assez large pour qu’on y ait établi deux petits villages. Personne ne les habite en cette saison. Plus loin, quelques parcelles de terre sont cultivées ; on tourne brusquement sur le nord, et la montée commence à être plus difficile ; mais on va à côté des torrents bordés de saules, de genévriers. Un habitant de Saratag nous sert de guide : un gaillard solide, marcheur admirable, à la jambe fine près de la cheville, au mollet rond bien dessiné, quoique un peu haut, — une jambe de contrebandier aragonais.
Après avoir parcouru les deux tiers du chemin, à 10,000 pieds environ, l’affluent du Saratag reçoit un autre torrent venant précisément d’un petit lac situé au pied de la passe de Mourat et coulant au bas du versant gauche d’un chaînon qui fait coin dans cette haute vallée. Il y a de l’herbe partout. On chemine assez facilement. Klitch souffre des yeux, et ne cesse de pousser des soupirs entremêlés d’« Allah ! », de « Mahomet ! »
Nous joignons trois ou quatre cavaliers qui s’en vont dans le Hissar vendre des khalats et des étoffes. Quand ils auront vendu leur pacotille, ils achèteront des moutons qu’ils revendront à Samarcande. Klitch reconnaît l’un d’eux, et se lamente. Puis la végétation disparaît sur les pentes ; les derniers genévriers se trouvent au-dessous de nous, et sont étalés en rosaces sous la pression constante du vent. L’herbe tapisse le thalweg criblé de trous innombrables de sougours qui se plaisent dans le voisinage des neiges, où l’homme ne les importune point.
A environ 400 mètres du lac, Klitch s’arrête, se couche sur une pierre, gémit, invoque tous les personnages influents de l’Islam ; il offre le spectacle de la prostration la plus complète. Environné de neige, caché sous son manteau noir, les bras étendus, avec son cheval couleur isabelle à côté de lui, vu à distance, notre djiguite représente un infortuné accablé par le destin. Les accessoires du tableau sont le torrent pavé de larges dalles, les sougours qui crient en nous regardant, un aigle qui tournoie tranquillement. Les crêtes environnantes couvertes de neige, colorées par le soleil, forment le cadre grandiose à un petit homme dont les paupières suppurent.
J’abandonne Klitch et marche derrière le guide qui talonne de son bâton et se retourne fréquemment, indiquant du doigt la direction que je dois suivre.
Voici le lac, où sont superposés les glaçons que la neige couvre sur les bords ; l’eau s’échappe à l’extrémité nord. Au dire de notre guide, ce réservoir de quatre à cinq cents mètres de circonférence contient toujours de la glace. Il est vrai qu’il est situé à près de quatorze mille pieds d’altitude. A gauche, c’est-à-dire à l’est, le chemin grimpe jusqu’au sommet de la passe.
Le soir, par un beau clair de lune, nous rejoignons les âniers qui attendent près du Saratag-Darya. Cette rivière coule devant nous, et j’observe que la rapidité de l’eau qui frotte les rives est moitié moindre que celle de l’eau coulant au milieu. Les genévriers de belle taille sont nombreux dans cette région. On nous affirme que de l’autre côté de la passe de Doukdane que nous franchirons demain, il existe une forêt très-grande dans l’endroit appelé Artcha-Maïdan.
Avant d’apercevoir la passe de Doukdane, on se hisse d’abord au sommet d’une première plate-forme, où des pâtres gardent des troupeaux de moutons. Ils appartiennent à un marchand de Pendjekent, une connaissance de Klitch qui revient du Hissar ; chemin faisant, cet Ousbeg a trouvé des cornes de kik[24] qu’il nous offre.
[24] Chèvre sauvage (en turc).
Puis on descend rapidement dans une gorge, on dirait qu’on n’en pourra point sortir. Des montagnes blanches se dressent sur les côtés, en face ; dans le bas, c’est le sentier rocailleux qui monte, disparaît dans la neige, et, en travers de l’horizon, une pyramide blanche, tronquée au sommet, jetée au beau milieu de la route, ainsi qu’un obstacle infranchissable.
La grêle tombe, ensuite la pluie ; le vent souffle de l’ouest et nous glace ; les chevaux trébuchent, enfoncent dans la neige jusqu’au poitrail. A notre gauche, il y a un ravin qu’ils regardent de côté ; la peur du vide les fait se cramponner, et malgré leur éreintement, chaque fois qu’ils s’abattent, ils se relèvent vite, avec des efforts désespérés. Ils sentent bien que l’on ne s’arrêterait point sur la pente à pic qu’ils longent.
A la vérité, la couche épaisse de neige amortirait les chocs durant la dégringolade ; mais il ne serait point facile de remonter.
Klitch marche immédiatement devant moi-même, car je ferme la marche, et je l’entends lancer des imprécations, se lamenter comme si sa dernière heure avait sonné. Aussi je ne lui vois point lever la tête, ni admirer la sauvage magnificence du paysage, et les firngletcher qui sont à notre gauche l’intéressent fort peu.
Au sommet de la passe, le thermomètre descend à 3 degrés, malgré le soleil. Le vent hurle, les chevaux lui présentent immédiatement la croupe, sans être sollicités de la bride ; Klitch ne s’arrête point : « Moi mourir ici, dit-il ; si je reste ici, pars, maître, pars. » Le fait est qu’il faut avoir une fière envie de noter la température, pour s’arrêter, couvert de sueur, dans un courant d’air aussi colossal. On descend par la ligne de faîte d’une traînée de rochers partageant la vallée, comme le ferait un môle ; le vent a déblayé le sentier, rejetant la neige à droite et à gauche. Voilà encore des glaciers. De temps à autre, une avalanche se précipite. La neige coule comme de l’eau, et quand un obstacle l’arrête un instant, elle rebondit en cascades formidables, et des flocons blancs qui pèsent des milliers de kilogrammes s’écachent avec le bruit de la foudre. Durant deux ou trois minutes, c’est un roulement de tonnerre continu, entrecoupé de salves retentissantes, puis un grondement sourd d’orage s’éloignant qui marque la fin de l’avalanche.
Alors, on entend les cris d’effroi de tous les oiseaux nichés dans les crevasses, que le fracas arrache à leur torpeur et terrifie. Ils voltigent effarés, se rassemblent et fuient ; les aigles eux-mêmes s’élèvent à grands coups d’ailes, tandis que les passereaux se bousculent, se serrent l’un contre l’autre, et leur nuée s’en va d’un vol inégal, avec les saccades d’un lambeau d’étoffe secoué par le vent qui l’emporte.
« Ils ont peur », dit Klitch, qui se sent plus à l’aise, maintenant que son cheval sait où poser le pied. Il y a de quoi.
Les genévriers deviennent moins rares, et l’on traverse comme un bois durant quelques minutes ; c’est la forêt d’Artchamaïdan. Beaucoup d’arbres sont coupés par le milieu, un grand nombre paraissent avoir été brûlés, et les troncs creux sont noircis par la fumée.
Je questionne le vieil Abdourrhaïm, qui sait exactement les « causes des choses », et qui a réponse à tout :
« Pourquoi les artchas[25] sont-ils brûlés à l’intérieur ? Est-ce que les montagnards y mettent le feu ?
[25] Genévriers.
— Non, non, les artchas s’enflamment d’eux-mêmes.
— Oh ! oh ! Abdourrhaïm, en es-tu sûr ?
— Par Allah ! chacun sait que dans ce pays, quand l’artcha a atteint l’âge de mille ans, il flambe sans que personne s’en mêle. Telle est la volonté d’Allah. »
Il est probable qu’autrefois, cette région du Kohistan était boisée, mais les pentes ne tarderont pas à être dénudées : on abat chaque jour les plus beaux arbres, et jamais on ne parviendra à faire comprendre aux indigènes quel tort ils se font à eux-mêmes en anéantissant toute végétation propre à régler le débit des eaux.
Avant le coucher du soleil, nous traversons un torrent qui s’appelle tout naturellement Artchamaïdan-Darya, c’est-à-dire rivière d’Artchamaïdan. Il roule impétueusement des eaux blanchâtres et troubles dans un large lit. Un glacier lui donne naissance. Nous voyons distinctement les moraines en face de nous.
Quelques montagnards accourent à notre rencontre ; ils paraissent misérables, ne possèdent qu’un maigre bétail. Ils nous vendent une chèvre au prix de deux francs. Notre bivouac est installé près d’un quartier de roche qui nous garantira cette nuit du vent froid soufflant des glaciers. Nous avons bon feu, et le paysage nous en semble plus beau. La lune blanchit les sommets ; on entend la houle des arbres, le bruissement ininterrompu de la rivière. Très-poétique.
A la lueur de la flamme, je panse comme d’habitude les yeux de Klitch, qui trouve qu’on n’est pas mal à Artchamaïdan. Je lui annonce sa complète guérison avant huit jours ; car il est très-préoccupé de savoir s’il pourra rentrer à Samarcande sans bandeau. Il ne voudrait point apparaître à sa femme avec une mine piteuse. Que diraient les amis qui vont accourir chez lui, dès son retour, en le voyant dans cet état ! Je le rassure par une affirmation catégorique. « Maître, dit-il, quel grand médecin tu es ! » Un grand médecin, en effet.
Par l’Artchamaïdan-Darya, nous descendons jusqu’au Vorou, son affluent, et nous le remontons. Voici des champs cultivés, des arbres ombrageant le torrent où des plongeons noirs se baignent. Bonne récolte d’insectes sur les plantes en fleur.
On se reposera au village de Vorou ; toute la troupe est harassée. La température est plus douce, dans ce vallon bien abrité. Une volée de pigeons blancs habite la mosquée où nous logeons. Les roucoulements de ces charmants oiseaux charment d’abord, mais leurs indiscrétions ne tardent pas à finir par devenir insupportables. A chaque instant, nous sommes interrompus dans notre travail par la chute de certaines superfluités que ces bêtes prodiguent. Nous nous réfugions à l’intérieur.
Le village est à peu près désert. Un brave homme nous procure un mouton qu’on abat vite. Tant de fatigues valent bien un festin, et la marmite immense de la mosquée sert à la cuisine d’un palao copieux. Nos serviteurs et les habitants de Vorou qui nous accompagneront le lendemain mangent une quantité invraisemblable de viande et de riz.
Les montagnards sont rarement à pareille fête, et Klitch m’affirme, et Abdourrhaïm dit comme lui, que la perspective de célébrer un mariage en mangeant du mouton suffit à décider un indigène pauvre à se défaire de sa fille.
Un de nos chevaux a le dos tellement écorché, qu’il est impossible de s’en servir ; on lui cherche un remplaçant, ce qui n’est point facile. Sur le soir seulement, on amène une jument. Abdourrhaïm la monte et me passe son cheval. Ainsi le veulent les convenances. Ici, on laisse les juments aux femmes ; un homme qui se respecte n’en fait point usage.
De Vorou, nous gagnons le faîte d’un chaînon, le dernier qui barre le chemin avant d’arriver aux extrêmes contre-forts ouest de la chaîne de montagnes. On louvoie au travers, en descendant dans la direction de Samarcande.
A quelques kilomètres du village, une population misérable vit sous des abris de branchages. Des vaches, des chèvres en petit nombre, composent toute leur fortune. Ils viennent tendre la main et demandent une aumône. L’un d’eux, très-chétif, supplie qu’on lui donne du thé. Il souffre d’une maladie de la glotte.
On monte, les genévriers disparaissent peu à peu. Le sommet de la passe est libre de neige, arrondi en tertre, couvert de mauvaises herbes.
Derrière nous se déroule le profil dentelé de la chaîne du Hissar, avec des pointes inégales, quelquefois tronquées, rognées horizontalement à l’extrémité et figurant alors, sous la neige, des tables cachées par une nappe blanche trop longue dont les pans se perdent dans les gorges. A notre droite, nous reconnaissons la passe de Doukdane marquée par cette teinte sombre des profonds abaissements du sol. En se retournant, on sent un grand vide au delà des soulèvements de plus en plus faibles du terrain ; cette brume grise dérobe à nos yeux un horizon lointain ; qu’une rafale de vent déchire le voile de vapeur ou l’emporte, et la plaine du Zérafchane nous apparaîtra.
L’ennui naquit, dit-on, de l’uniformité, et nous sommes aises de quitter le Kohistan et de revoir la steppe unie. La passe de Vorou peut avoir 11,000 à 12,000 pieds d’altitude. Nous allons dorénavant beaucoup plus descendre que monter.
Le sentier paraît un fil se déroulant capricieusement sur les flancs des contre-forts ; cependant il est large, comparé à ceux du Yagnaou. Les gorges sont aussi moins étroites.
Il est midi, il fait chaud ; voilà un rocher sur le chemin s’élargissant en plate-forme. La place est belle pour déjeuner. Il y a trace d’un foyer ; nous essayons vainement d’allumer du feu. La provision d’allumettes est sur les ânes ; celles que nous avons ne valent rien, et notre amadou a été mouillé. Pas moyen de faire bouillir du thé. Fort heureusement, voici en dessus de nous, en face, des pâtres accroupis au milieu de chèvres à très-longs poils. On les hèle ; un de nos guides s’en mêle, leur demande du feu. Ils hésitent un instant, paraissent tenir conseil, puis descendent vers nous, mais sans hâte. Leurs chiens les suivent sur les talons.
Ils arrivent, saluent, et tout de suite, sans plus de discours, l’un d’eux s’agenouille, tire du sachet suspendu à son côté la moelle séchée d’ombellifères tenant lieu d’amadou ; il choisit parmi les charbons qui gisent devant lui celui qui paraît le plus facilement inflammable. Il bat le briquet, allume sa moelle, la pose sur le charbon, dans la main, et souffle. La braise est incandescente, il la couvre de brindilles assemblées par son compagnon, et, toujours soufflant, il prépare un excellent feu en quelques minutes. Klitch leur offre une tasse de thé, mais pas de sucre.
« Donne-leur un peu de sucre, dis-je.
— Il ne faut pas, répondit Klitch, qui vient de quitter l’endroit où il gémissait à l’ombre, près de notre chien.
— Et pourquoi donc ? Sans eux tu n’aurais pas eu du feu, et tu n’étancherais pas ta soif.
— Il ne faut pas. Regarde le guide ; il a trop mangé hier, et aujourd’hui il ne peut plus marcher. Vois-tu, il ne faut pas trop bien traiter les croyants. Juge d’après le guide. »
Le fait est que depuis Vorou, le montreur de chemin qui nous accompagne s’arrête fréquemment et ne rencontre pas un torrent sans s’étendre à plat ventre et boire gloutonnement ; il paraît accablé et mange d’une dent dédaigneuse. Il est probable qu’il souffre d’une indigestion de palao ; la veille, il a été invité à l’écuelle de Klitch, et l’occasion étant très-belle, il en a profité.
Et Klitch, qui aime à morigéner les autres, lui fait des reproches, et il ajoute d’un ton sentencieux :
« Garde-toi de bien traiter les croyants, maître, ne leur donne point trop à manger ; car ils ne voudraient plus travailler. Une fois leur estomac rempli, ils veulent rester en place et ne pas bouger non plus qu’un sac plein jusqu’aux bords. Ils sont comme les tazis[26] et les chevaux turcomans, qui ne peuvent courir quand ils ont trop mangé. »
[26] Lévriers.
Nous arrivons ensuite dans une gorge où des huttes de branchages d’une forme conique sont éparses au milieu des genévriers. Cela s’appelle Mazarif.
Autrefois, les habitants de ce village n’étaient pas réduits à la profonde misère où ils croupissent maintenant. Ils se faisaient un joli revenu en abattant les artchas qu’ils transportaient équarris dans les bazars voisins. Mais depuis deux ans, l’administration russe, voulant arrêter les progrès du déboisement, a défendu la vente du bois vert. L’intention qui a dicté cette mesure est bonne à première vue, mais le but n’a pas été atteint. Cependant les indigènes se conforment exactement à l’ordre qui a été donné et ne débitent que du bois mort. Ils usent de la supercherie suivante : ils allument des feux au-dessous des arbres qui se vendront en solives et à l’intérieur de ceux qui ne peuvent servir que de bois de chauffage. Il va sans dire que le bois cesse d’être vert. Ils les abattent, en chargent des ânes et vont tranquillement l’offrir aux clients, sans crainte d’être inquiétés par les agents du gouverneur.
A Mazarif, beaucoup de genévriers sont noircis par la flamme. Comme à Artchamaïdan, je questionne les anciens du village, et ils me répondent sans broncher « que le bois brûle sans qu’on y mette le feu ».
« A quelle époque ?
— En été, quand il est sec. »
Or, l’été est la saison où ils pratiquent leur petite industrie dans cette région boisée. En hiver, ils descendent s’enterrer dans leurs masures, au fond de la vallée.
Le chemin est désormais plus facile, la pente est presque douce. « Encore cette montée devant nous, dit Abdourrhaïm, et nous apercevrons les abricotiers de Chink. Il y en a beaucoup dans ce village, et ils portent d’excellents fruits.
— Tu connais donc Chink ?
— Ha ha… »
Mais des cris retentissent derrière nous. Un homme penché sur un sentier parallèle à la route que nous suivons appelle du bras, puis faisant de ses mains un porte-voix :
« Un âne est tombé ! »
Le vieux djiguite lâche une bordée d’imprécations et lance son cheval au galop. Pourvu que ce ne soit point l’âne qui porte le coffre contenant nos notes et les collections de plantes et d’insectes.
Me voici sur le théâtre de l’accident. Dans une petite gorge, à une quinzaine de mètres au-dessous de nous, trois montagnards, y compris Djoura-Bey, soutiennent l’âne que des broussailles ont arrêté dans sa chute. Deux hommes sont dans le haut qui tirent une corde passée au cou du pauvre animal. Il laisse pendre ses longues oreilles et garde l’immobilité d’un cadavre. Sous prétexte de le haler, on l’étrangle tout simplement. Le meurtre serait déjà consommé, si les exécuteurs avaient trouvé un point d’appui convenable sur le sentier. Je fais détacher la corde, et le pauvre animal respire, s’agite ; on l’attache par le milieu du corps, puis on le hisse lentement. Arrivé sur la terre à peu près ferme, bien que sanglant, il se dresse vivement sur ses pieds, agite la queue, secoue les oreilles et donne encore d’autres marques de contentement. On lui ajuste son bât, et nous sommes bientôt au milieu des vergers de Chink.
Ce village est situé dans une vallée bien abritée et chaude, où les tertres de terre cultivée sont nombreux. Nous sommes descendus à 4,500 pieds.
La population est de langue tadjique, en général d’une belle venue. Quelques individus ont une taille élevée, et tous ceux que nous voyons ont une mine respirant la santé. Il est vrai que nous avons eu affaire avec les plus riches d’entre les habitants.
A la sortie de Chink, d’où nous nous éloignons d’un bon pas par un chemin, pour la première fois, sans pierres et plat, la vallée a l’aspect de la steppe.
Nous revoyons le iantag et l’armoise. Puis nous faisons un coude dans la direction de Magiane, et les mamelons de terre s’arrondissent, séparés par de petits vallons où les laboureurs sont occupés à recueillir de riches moissons. Cela rappelle certaines campagnes du sud de l’Italie et de l’Espagne. Des bœufs attachés quatre par quatre battent le blé en tournant lentement ; un homme les suit qui les excite nonchalamment du geste. En Castille, les mules battent sur l’aire en plein vent, et les paysans les fouettent en criant afin d’en avoir plus tôt fini. Ici, il importe peu que la besogne se fasse vite, chacun a du temps à revendre, personne ne se doute que « le temps est de l’argent ».
On dépasse Magiane et sa grande forteresse abandonnée, dont les murs crénelés, vus d’en bas, avaient un air terrible. Nous bivouaquons dans un jardin, près d’un réservoir d’eau, côte à côte avec la famille de l’aksakal de Magiane, sous un magnifique orme (sada karagatch), arrondi comme une tête en vadrouille, formant toit au-dessus de nous.
En été, l’aksakal vit à l’air en cette place. Il est riche, paraît-il. Deux de ses neveux grelottent de la fièvre ; ils nous demandent un médicament, « un peu de poudre blanche ».
C’est la première fois que nous voyons un fiévreux depuis Pendjekent : un signe que l’on sort des montagnes, où l’on est pauvre généralement, mais où l’air est pur.
Jusqu’à Farab, nous sommes dans les champs cultivés. De tous côtés, on aperçoit des moissonneurs à peine vêtus. La chaleur est accablante. Décidément, la plaine est à côté.
Le lendemain, 14 juillet, nous allons coucher à Ourgout, où finit cette seconde partie du voyage. Le 15, nous sommes à Samarcande.