Étude sur les maladies éteintes et les maladies nouvelles: pour servir à l'histoire des évolutions séculaires de la pathologie
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ÉTUDE
SUR
LES MALADIES ÉTEINTES
ET
LES MALADIES NOUVELLES
PRINCIPALES PUBLICATIONS DU MÊME AUTEUR
- Toxicologie générale rédigée sur les notes du professeur Joseph Anglada, et accompagnée d’un tableau toxicologique pour servir à la recherche analytique des poisons. 1835, in-8, 356 pages.
- Étude sur les spécifiques d’affections et les spécifiques d’organes. 1843.
- Contagion de la morve des solipèdes à l’homme. 1845.
- De la pathogénie de l’inflammation et de son application à la thérapeutique de cette maladie (thèse de concours. 1849, in-8, 113 pag).
- Quels sont les avantages de la connaissance de l’histoire de la médecine pour la médecine elle-même (thèse de concours. 1850, in-8, 183 pages).
- Traité de la contagion pour servir à l’histoire des maladies contagieuses et des épidémies. 1853. 2 volumes in-8.
- De la pathologie, de son objet, de son but et de ses principes. 1853.
- De l’heureuse influence de la civilisation sur la fréquence des maladies populaires. 1854.
- De l’importance d’une bonne doctrine médicale pour la thérapeutique. 1856.
- De la prétendue dégénérescence physique et morale de l’espèce humaine, déterminée par le vaccin. 1856.
- Des causes en médecine. 1857.
- Du vitalisme de Montpellier. 1858.
- De la maladie et de l’affection morbide. 1859.
- Notice sur la bibliothèque de la Faculté de médecine de Montpellier pour servir à l’histoire de cette Faculté. 1859.
IMPRIMERIE L. TOINON ET Ce, A SAINT-GERMAIN.
ÉTUDE
SUR LES
MALADIES ÉTEINTES
ET LES
MALADIES NOUVELLES
POUR SERVIR
A L’HISTOIRE DES ÉVOLUTIONS SÉCULAIRES DE LA PATHOLOGIE
PAR
CHARLES ANGLADA
PROFESSEUR DE PATHOLOGIE MÉDICALE A LA FACULTÉ DE MONTPELLIER
MEMBRE FONDATEUR DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES ET LETTRES DE LA MÊME VILLE
CORRESPONDANT DU COMITÉ DES TRAVAUX HISTORIQUES ET DES SOCIÉTÉS SAVANTES
DE LA SOCIÉTÉ IMPÉRIALE DE MÉDECINE DE MARSEILLE
DE LA SOCIÉTÉ MÉDICALE DU DÉPARTEMENT D’INDRE-ET-LOIRE
DE L’ACADÉMIE DE CHIRURGIE DE MADRID, ETC.
«Il est certain que des maladies nouvelles apparaissent et que des maladies anciennes s’éteignent. S’il y a une géographie pour la Pathologie, il y a aussi une chronologie.»
(Littré, trad. d’Hippocrate, t. V, p. 507.)
«Pourquoi n’y aurait-il pas des maladies historiques, comme il y a des animaux et des végétaux fossiles? Pourquoi ne pourrait-il pas naître, sous l’influence de circonstances passagères, des maladies nouvelles et passagères, comme il naît des variétés nouvelles d’animaux et de plantes?»
(Ch. Bœrsch, de la Mortalité à Strasbourg, p. 96, 1836.)
PARIS
J.-B. BAILLIÈRE ET FILS
LIBRAIRES DE L’ACADÉMIE IMPÉRIALE DE MÉDECINE
rue Hautefeuille, 19, près le boulevard Saint-Germain
| LONDRES HIPP. BAILLIÈRE |
MADRID C. BAILLY-BAILLIÈRE |
Tous droits réservés.
A LA MÉMOIRE DE MON PÈRE
JOSEPH ANGLADA
PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE MÉDECINE DE MONTPELLIER
DOYEN ET PROFESSEUR A LA FACULTÉ DES SCIENCES DE LA MÊME VILLE
ETC., ETC., ETC.
PRÉFACE
Ce livre n’est qu’une étude: j’espère que les exigences de la critique ne dépasseront pas la mesure de mes prétentions.
La nature de mon sujet m’a imposé de longues et minutieuses recherches. Dès mes premiers pas, je me suis assuré que les auteurs ont perpétué, en se copiant, des erreurs acceptées sans contrôle, et je n’ai rien négligé pour échapper à ce reproche. Bien décidé à tout voir par moi-même, j’ai rejeté les matériaux de seconde main, et j’ai toujours puisé aux sources. Toutes les fois que la fidélité d’une traduction m’a paru suspecte, je l’ai refaite, et ce n’a pas été la partie la moins ingrate de ma tâche. J’ai tenu, par-dessus tout, à mettre entre les mains de mon lecteur, des pièces justificatives dignes de sa confiance.
En exprimant les opinions que j’ai cru devoir adopter, je me suis fait une loi d’éviter toute affirmation trop absolue. La mobilité du terrain de la discussion, la diversité des points de vue, le contraste ou l’incertitude des interprétations débattues, seront l’excuse de ma réserve. Quand j’ai pris la plume, je me suis bien promis de ne pas oublier «qu’il est dans la destinée de certaines questions de rester des questions[1].»
Pline prétend que l’histoire plaît de quelque façon qu’elle soit écrite: «Historia quoquo modo scripta delectat.» Si tout le monde pensait de même, je serais sans inquiétude sur l’accueil qui m’attend; mais j’ai de fortes raisons pour être moins rassuré.
On ne peut se dissimuler que l’histoire a perdu une grande partie de son prestige. La médecine actuelle se vante d’oublier son passé, et de sacrifier au présent l’héritage qu’elle en a reçu. Son idéal est de mettre l’observation des faits contemporains à la place des «fables traditionnelles» (le mot n’est pas de moi) qui ont bercé la naïve crédulité de nos pères.
Je n’essaierai pas de désarmer des préventions qu’on élève à la hauteur d’un principe. Je réclamerai seulement contre le dédain irréfléchi d’un moyen d’étude, dont l’utilité me paraît trop manifeste dans certains cas, pour être méconnue.
La question que je traite, ne peut être évidemment éclairée et résolue que par l’histoire. Elle seule contient la révélation de cet aspect particulier de la pathologie, que l’observation, renfermée dans les limites d’un temps et d’un pays, n’aurait jamais soupçonné.
Si les anamnestiques ou les antécédents des sujets forment un des éléments les plus précieux, et souvent même, l’élément décisif du diagnostic des maladies individuelles, les anamnestiques des sociétés humaines, dans l’évolution de leur vie collective, ne sont pas moins nécessaires pour déterminer le caractère de leur constitution pathologique, et les changements qu’elle a subis par l’action des siècles. C’est de ces rapprochements historiques, recueillis depuis les époques les plus lointaines jusqu’à nos jours, qu’est sorti ce grand fait des maladies éteintes et des maladies nouvelles dont il me paraît difficile de nier l’intérêt et l’importance, à moins d’une indifférence préconçue qui équivaudrait à un déni de justice.
En 1850, le hasard des concours m’appela à défendre l’histoire de la médecine contre les attaques qui la discréditent[2]. Tout ce qu’il m’est permis de dire, c’est que j’apportai dans l’exécution forcément rapide de ma tâche, la chaleur d’une conviction de longue date, et je serais heureux si l’ouvrage que je publie, renforçait d’un nouvel argument la thèse que j’ai soutenue.
L’Histoire qui comprend toute la dignité de son rôle, occupe, n’en déplaise à ses détracteurs, un rang élevé dans l’Encyclopédie médicale. Mais la valeur des services qu’elle peut rendre est subordonnée au caractère de la philosophie qui l’inspire. Si elle se borne à une simple exposition chronologique, elle rétrécit gratuitement son domaine. En déroulant à nos yeux le fleuve du passé, en décrivant les sinuosités et les accidents de son cours, elle doit dire aussi, quelle est la nature du mouvement qui l’entraîne, et quel est le but où il tend, au milieu des obstacles qui ralentissent sa marche ou en troublent momentanément la direction.
Ce n’est pas le lieu, je le regrette, de développer des considérations que je ne fais qu’indiquer. Je ne dépasserai pas cependant les bornes d’une préface, en disant, sans détour, ma pensée, sur ce parti pris d’abaisser les vieux maîtres et leurs immortels écrits, sur cette ingratitude affichée pour ceux qui ont parcouru la carrière avant nous, et nous ont passé le flambeau.
Effacer l’auréole des grands noms qui personnifient, dans la succession des âges, l’ordre scientifique dont on a juré la perte; proscrire les œuvres consacrées par la sagesse des siècles: tel a toujours été le mot d’ordre des réformes.
Lorsqu’on s’est approprié le programme expéditif de Bacon: «Instauratio facienda est ab imis fundamentis,» la logique prescrit de porter hardiment le marteau sur le vieil édifice, et de déblayer le sol des débris vermoulus qui l’encombrent. On avisera plus tard au plan de la construction nouvelle qui doit s’élever sur ces ruines: «Campos ubi Troja fuit.»
L’Histoire nous montre cette entreprise dans bien des pages de ses annales; il n’y a de changé que le nom des acteurs et les couleurs de la bannière. Mais à moins de renier les leçons de l’expérience, quand on voit que, dans ce projet de rénovation, tout est en honneur pour les progrès de la médecine, excepté la médecine elle-même, on peut prédire que l’issue de cette croisade ne remplira pas toutes les espérances des chefs habiles qui la dirigent, et de la phalange studieuse qui les suit.
Notre belle Science, restée debout depuis plus de deux mille ans sur sa base hippocratique, et toujours vigoureuse malgré les blessures qu’elle a reçues, ne peut pas être l’esclave résignée de cette tyrannie capricieuse, qui la condamne périodiquement à abjurer ses croyances, pour servir un autre culte. Elle n’est pas sans doute à l’abri d’un coup de main, et doit, pour un temps, subir la loi du vainqueur. Mais revenue de sa surprise, elle reprend son indépendance et ses droits. C’est le partage exclusif de la vérité que sa lumière, voilée par quelques éclipses passagères, se dégage bientôt plus vive et plus pure. Qu’est-il resté de la frénétique ovation qui accueillit naguère l’entrée en scène du grand réformateur de la médecine? A peine un souvenir au milieu de l’indifférence générale!
L’École qui grandit sous nos yeux, montre autant d’imprévoyance que d’injustice. Le mépris qu’elle affecte pour les antérieurs, comme disait Leibnitz, retombera sur elle, quand elle comparaîtra à son tour devant ses juges. La représaille sera de bonne guerre, et cette perspective vaut la peine qu’on y songe. Si nos aïeux dans l’ordre médical, ont été le jouet d’une hallucination obstinée; s’ils ont pris pour des réalités, les fantômes de leurs rêves, de quel droit l’École nouvelle vient-elle affirmer sa constante lucidité, et se dire en possession de la vérité absolue et définitive?
Soyons de bonne foi. N’est-on pas aveuglé par son orgueil, lorsqu’on prétend remplacer le labeur éprouvé de vingt siècles, par le produit hâtif de quelques années de travail? Le passé, le présent et l’avenir sont les trois termes, inséparables et solidaires, d’une même équation. La médecine, envisagée dans son évolution historique, doit représenter une chaîne ininterrompue qui n’a fait que s’allonger par l’addition de nouveaux anneaux. C’est un dessin auquel ont participé des hommes laborieux et dévoués, qui l’ont légué à leurs descendants, pour qu’ils accentuent plus nettement les traits ébauchés et qu’ils y ajoutent ceux qui manquent. La médecine, sortant tout armée du cerveau d’un homme ou du génie d’une époque, est un symbole qu’il faut laisser à l’ancienne mythologie.
Personne, je l’atteste, n’admire, plus que moi, cette fiévreuse ardeur qui nous a valu tant de découvertes et nous en promet tant d’autres. C’est le brillant cachet de la période qui s’écoule, et jamais peut-être le «mens agitat molem» du poëte n’a été plus éclatant.
Mais quand on observe attentivement la jeune École avec l’intérêt qu’elle mérite, sans partager cependant toutes les illusions qu’elle caresse, on regrette de la voir fascinée, comme le statuaire de la légende, par la contemplation passionnée de son œuvre. Pénétrée de la conscience de sa force et de l’infaillibilité de sa méthode, elle entend se suffire à elle-même, et tout puiser dans son propre fonds. Traditions séculaires, dogmes fondamentaux, lois inscrites au code de notre art, tout cela n’est, pour elle, que reliques surannées, qui ont eu leur temps de foi superstitieuse, et que le réveil de la Raison a dépossédées de leurs vertus imaginaires. Pour marcher librement dans la voie nouvelle, il faut briser ces entraves. Enrichie de l’inépuisable tribut des sciences latérales, armée de précieux instruments d’exploration qu’elle manie avec une dextérité qu’on aurait mauvaise grâce à méconnaître, cette École ne sait pas résister à ces entraînements téméraires qui l’éloignent, sans qu’elle s’en doute, de son but avoué. Sa grande faute est de ne pas comprendre que pour qu’on puisse croire, dans la mesure permise, à la certitude de la doctrine et de l’art qu’elle fonde, elle devrait, avant tout, renoncer à donner comme des vérités acquises, des hypothèses ingénieuses ou des conceptions arbitraires, dont le faux éclat séduit un instant, et s’évanouit au premier souffle de la clinique.
Est-ce à dire qu’il serait bon de comprimer cet élan? A Dieu ne plaise! et je proteste hautement contre toute insinuation malveillante qui m’attribuerait cette arrière-pensée, quoique je sois fermement convaincu qu’il y aurait tout avantage pour le perfectionnement durable et continu de la science, à déplacer le courant qui l’emporte, et à le guider vers les régions d’une philosophie plus tolérante.
Restons de notre siècle, rien de mieux; mais gardons-nous de l’isoler, comme une de ces îles flottantes qui surgissent tout à coup du sein des eaux. Au lieu de proclamer entre les Anciens et les Modernes un stérile et énervant antagonisme, unissons-les franchement par cette indissoluble et féconde alliance, tant désirée par Baglivi: «Quoad fieri potest, perpetuo jungendi fœdere.» Puisque, après tout, «on est toujours le fils de quelqu’un» renonçons désormais à la prétention inouïe d’éluder la loi commune.
Il n’y a qu’un moyen de nous assurer que nous avançons: c’est de savoir d’où nous venons et où nous sommes. Faute de cette précaution, indiquée par le bon sens, ceux qui ont toujours à la bouche ce grand mot de progrès «Os magna sonaturum,» s’exposent à n’être que stationnaires ou rétrogrades.
Ambroise Paré nous compare à «l’enfant qui est sur le col du géant.» Cette similitude souvent rappelée est un trait de lumière. Montons sur les épaules de nos devanciers pour étendre notre horizon et contempler ce qu’ils n’ont pu voir. C’est ainsi que la médecine reculera ses frontières, et enrichira son empire sans ébranlement, sans révolution nouvelle. Et quand elle dressera l’inventaire pacifique de ses conquêtes, elle se fera honneur de rendre loyalement aux hommes et aux idées de tous les temps, la justice qui leur est due.
Montpellier, le 9 décembre 1868.
INTRODUCTION
Une opinion très-répandue parmi les médecins, admet l’invariabilité de la pathologie.
Toutes les maladies qui ont existé ou qui éclatent autour de nous sont rapportées à des types arrêtés et préconçus, et doivent rentrer bon gré mal gré dans les cadres établis par les nosologistes.
L’histoire et l’observation protestent à l’envi contre ce préjugé, et voici ce qu’elles enseignent:
A des maladies qui ont disparu et dont on ne retrouve le souvenir que dans les archives de la science, succèdent d’autres maladies, inconnues de la génération contemporaine, et qui viennent, pour la première fois, faire valoir leurs titres.
En d’autres termes, il y a des maladies éteintes et des maladies nouvelles.
Je connais la ténacité des préventions de doctrine, et je n’ose espérer que ce livre soit pour mes lecteurs, comme il l’est pour moi, la démonstration du grand fait pathologique que j’énonce. Quoi qu’il advienne, je n’ai pas cessé en l’écrivant de m’appliquer cette réflexion de La Bruyère: «Il faut chercher surtout à penser et à parler juste, sans vouloir amener les autres à notre goût et à nos sentiments: c’est une trop grande entreprise[3].»
Pour poser nettement les termes de la question, écartons dès à présent un malentendu qui pourrait en fausser le sens.
Les maladies se forment de deux manières: par réaction et par affection. La confusion de ces modes pathogéniques a été le vice radical de la doctrine de Broussais.
Les maladies réactives sont celles dont le premier phénomène est un acte morbide qui répond immédiatement à une impression malfaisante venue du dehors. Leurs symptômes varient au gré des agents qui les provoquent et sont en rapport, sauf exceptions, avec la nature de l’impression ressentie et l’étendue du dommage qui en a été la suite. Enfin, ils sont liés si intimement à leur cause initiale, qu’il dépend de nous de les produire à volonté, sous la réserve des contingences vitales.
Par opposition, les maladies affectives représentent un état morbide général préparé de longue main, et qui tient sous sa dépendance les localisations éventuelles. Leur origine la plus commune est dans des causes obscures, insaisissables. On ne peut déterminer leur rapport avec les influences morbides ordinaires. Il faut donc que l’activité vivante ait en elle-même la raison suffisante du changement qui s’est opéré dans l’état normal des fonctions et des organes. C’est ce qu’on exprime en disant que ces maladies sont spontanées, ou réductibles à une modification insolite de la vie hygide, sans le concours apparent d’une cause extérieure.
Un grand nombre d’affections spontanées sont spécifiques (speciem facere). Leur nature est incompréhensible et se refuse à toute théorie rationnelle. On en a la notion empirique sans pouvoir s’en faire l’idée. Ces maladies traduisent le plus haut degré de l’individualité morbide, et le cachet original qu’elles portent les distingue nettement de toutes les autres. Elles sont incommutables, ce qui signifie qu’elles ne peuvent se transformer en une autre maladie. Leurs traits essentiels persistent malgré les modificateurs externes. Quoi qu’on en ait dit dans ces derniers temps, elles peuvent se passer de provocations spécifiques, puisqu’on les voit souvent apparaître sans qu’on parvienne à découvrir l’action préalable d’un stimulus approprié.
Le dogme de la spontanéité est en flagrante contradiction avec la doctrine qui place dans le monde extérieur l’origine de tous nos maux. On a tenté de le discréditer en l’accusant d’établir l’existence de maladies sans cause!
Il faut être bien pauvre d’arguments sérieux pour prêter une absurdité pareille à une doctrine antipathique.
Quand nous disons qu’une maladie est spontanée, nous ne prétendons pas affirmer, pour tous les cas et d’une manière absolue, qu’aucun facteur externe n’a pris part à sa production. La vie, telle qu’elle nous apparaît dans sa manifestation organique, implique une relation plus ou moins intime entre le mécanisme qu’elle met en jeu et certains agents modificateurs. Mais il reste toujours vrai qu’on chercherait vainement dans les agressions extérieures la cause prochaine des maladies affectives. Dans les cas mêmes où une provocation appréciable n’aurait pas été étrangère au fait pathologique, elle n’aurait pu agir que conjointement avec des modes internes préexistants, dont l’organisme garde le secret.
Les retours périodiques des accès de fièvre, les reprises intermittentes des attaques de goutte, ne sont pas plus l’effet d’une stimulation venue du dehors que les révolutions des âges et les phases successives de la gestation.
On saisira mieux, après quelques exemples, l’importance de la distinction que je viens d’établir.
La découverte de la poudre à canon, qui a amené une grande révolution dans l’art de la guerre, a transformé les blessures et les mutilations du champ de bataille. Devant les plaies par armes à feu, l’art, pris d’abord au dépourvu, a dû éclairer son inexpérience par un long apprentissage. Des instruments appropriés à leur nouvelle destination ont grossi l’arsenal du chirurgien d’armée. Des livres signés des noms les plus illustres ont rédigé le code de cette partie de la thérapeutique. L’observation a réduit à leur valeur une foule de préjugés que le caractère insolite de ces désordres avait paru justifier d’abord, et la pratique a su mettre à profit le redressement de ces théories surannées. Voilà donc un groupe remarquable de maladies réactives qui n’ont pris place dans la science qu’à dater du XIVe siècle.
L’introduction de la vapeur dans l’industrie, en multipliant les machines, a créé pour les ouvriers de nouveaux dangers dont leur imprudence proverbiale les rend trop souvent victimes. Les instruments qu’anime l’aveugle action du moteur déchirent, emportent, broient une portion de chair, un membre, parfois le corps tout entier. Les plaies par arrachement partiel, sauf quelques exceptions dont il est aisé de se rendre compte, sont suivies le plus souvent d’une réaction formidable qui éclate surtout quand l’amputation a été imprudemment différée. Quel que soit d’ailleurs le caractère commun et prévu des phénomènes consécutifs, on doit reconnaître que le mode de formation de ces plaies appartient en propre aux mobiles adoptés par l’industrie moderne. Chez les anciens, la main de l’homme accomplissait l’œuvre échue de nos jours aux puissances mécaniques, et les occasions de remédier à de pareils désordres devaient au moins être bien rares. Celse n’en fait même pas mention dans sa chirurgie.
Ces faits, dont on pourrait grossir le nombre, montrent la mobilité des réactions traumatiques qui intéressent la structure et l’intégrité des organes, et qui sont plus spécialement du ressort de la chirurgie. Mais la même observation s’applique aux maladies réactives que leurs caractères rattachent de plus près à la médecine interne, et qui tiennent une si grande place dans l’histoire des professions.
Ramazzini a touché à ce sujet. Mais une œuvre pareille se compose d’éléments changeants et mobiles qui en exigent la révision fréquente. Si la marche de la civilisation emporte certaines maladies professionnelles, elle ne tarde pas à les remplacer par d’autres, et l’hygiène trouve toujours sur ses pas de nouveaux problèmes: Uno avulso, non deficit alter[4].
Naguère encore toutes les statistiques attribuaient aux doreurs sur métaux un triste privilége dans le martyrologe de l’industrie. L’ingénieuse application de la galvanoplastie a supprimé la maladie mercurielle avec son hideux cortége de symptômes dont la mort était l’inévitable terme.
Tout le monde a entendu parler des accidents formidables et notamment des nécroses des os maxillaires provenant de l’action des vapeurs phosphorées qui se dégageaient dans les ateliers où se fabriquent les allumettes. Ces accidents prenaient des proportions menaçantes, et il était urgent d’assainir une industrie qui mettait incessamment en péril la santé et la vie des ouvriers[5].
La chimie, qui n’est jamais en défaut, s’est chargée de remplir l’indication, et le phosphore rouge a remplacé un poison redoutable par un agent inoffensif. Quand ce procédé, dégagé de quelques entraves qu’il faut encore respecter, aura conquis dans la pratique le monopole que lui assigne l’intérêt bien compris de la salubrité publique, cette étrange forme de réaction qui traduisait l’empoisonnement lent par le phosphore blanc, ne sera plus qu’un souvenir perdu dans les archives de l’hygiène industrielle. Nous aurons vu, en quelques années, naître et mourir une maladie dont on ne retrouve aucune trace dans le passé.
S’il n’existait que des maladies réactives, je ne me serais pas mis en frais d’arguments pour démontrer leurs variations. Tout le monde est d’accord sur ce point. Le rapport qui relie l’impression malfaisante aux actes morbides consécutifs s’impose par son évidence.
Mais on cesse de s’entendre quand on transporte la question dans le domaine des maladies par cause interne. Comme on a décidé, en principe, que le cadre nosologique ouvert à ces maladies est immuable, et qu’il a subi, sans addition ni retranchement, l’épreuve des siècles, s’il s’en présente une dont l’aspect semble révéler la nouveauté, on la confond, sans plus d’examen, avec celle qui s’en rapproche le plus par ses affinités symptomatiques. On lui en donne même le nom, sans se demander si on n’engage pas étourdiment l’avenir, et si les progrès de l’observation, éclairée par une analyse plus exacte, ne réservent pas un éclatant démenti à cette homonymie prématurée. Lorsque je parlerai de la grande épidémie du XIXe siècle, je montrerai que la qualification qu’on s’est hâté de lui assigner, d’après quelques similitudes superficielles, n’a pas peu contribué à entretenir, sur son origine et sa nature, de fausses idées qui n’ont pas encore cessé d’avoir cours. Je cite cet exemple récent parce qu’il s’offre le premier à ma pensée. Mais j’aurai l’occasion de reprocher la même faute aux médecins de tous les temps qui ont décoré du nom de peste les épidémies inconnues dont l’apparition est venue les surprendre.
Si je me suis clairement exprimé, on a compris que les maladies réactives, qui paraissent et se retirent avec leurs provocations déterminées, ne peuvent être celles dont j’ai entrepris l’étude chronologique. Comme elles sont sous la dépendance de leurs causes, elles ne doivent offrir qu’un ensemble de phénomènes relativement très-restreint, et qui ne varient, en quelque sorte, que par leur degré. Si l’on en découvre de nouvelles espèces, il est permis d’assurer qu’elles ne s’éloigneront guère des types reconnus.
Mais il en est tout autrement pour les maladies affectives; leur source est intarissable. Tant que l’espèce humaine habitera ce monde, on pourra s’attendre à en voir surgir de nouvelles dans le vrai sens du mot; et elles ne se distingueront pas par de simples nuances, mais bien par la spécificité incomparable de leur nature. C’est dans la génération de ces maladies que l’activité interne révèle une fécondité dont on ne peut fixer les bornes. L’histoire, en attestant l’apparition successive de graves affections qui nous sont restées fidèles, laisse entrevoir à l’avenir les mêmes éventualités.
La distinction nosologique que je viens d’établir ne sera pas acceptée sans objection. Rapprochée de ces grands mots: affection, spontanéité, spécificité, qui sonnent mal aux oreilles de la science du jour, elle effarouchera peut-être quelques lecteurs qui craindront de me suivre dans les espaces imaginaires. Qu’ils me permettent de les rassurer.
Quelle que soit l’interprétation théorique qu’on adopte et la formule qui l’exprime, il est impossible de contester que les maladies réactives ne diffèrent sensiblement, par leur pathogénie ostensible, de celles que je nomme affectives et spontanées. L’état présent de la science interdit de les confondre. La maladie chronique produite par l’action longtemps continuée d’un poison n’obéit pas, dans sa généalogie, à la même loi que la maladie chronique connue sous le nom de diathèse. La question est du même ordre que celle qui a tant agité la pyrétologie et qui n’a pas cessé d’être grosse de tempêtes. La fièvre traumatique qui succède à l’emploi de l’instrument tranchant; la fièvre symptomatique provoquée par une lésion organique bien définie, ne sont pas identiques à la fièvre qui paraît indépendante de toute altération matérielle et qu’on appelle pour ce motif essentielle. Provisoirement on est bien obligé d’imposer silence à des répugnances de doctrines et d’accepter une distinction aussi évidente, quitte à attendre des perfectionnements de la science la lumière qui lui manque.
Je ne demande pas pour le moment d’autre concession, et je m’imagine que, dans ces termes, elle ne paraîtra pas exorbitante.
Il n’y aura donc d’équivoque pour personne quand je dirai que les maladies dont je viens démontrer l’extinction et la nouveauté dans la succession des âges, appartiennent à l’ordre des maladies affectives, dont la cause échappe à nos sens et à nos moyens d’analyse. Quelles que soient, sur ce point, les prétentions des systèmes en vogue, on peut les défier de déterminer, sans hypothèse, les conditions essentielles de leur développement[6].
A priori, et sur les simples indications de l’analogie, l’existence des maladies nouvelles est trop vraisemblable pour n’être pas réelle. L’expérience vient à son tour confirmer cette prévision en donnant à ce fait la portée d’une loi générale.
A moins d’admettre avec la légende, que les maladies sont tombées un beau jour sur la terre comme une avalanche, il faut bien reconnaître qu’elles n’ont pu être que l’œuvre des siècles. La raison affirme qu’à l’origine toutes les maladies de cause interne sont nées spontanément. On a beau reléguer dans la nuit du passé le plus lointain, la génération première des maladies nouvelles, il faudra bien convenir qu’à leur avénement elles ont eu leur raison d’être. Par quel artifice de dialectique parviendrait-on à interdire ces éventualités au présent et à l’avenir?
Il est sans doute des maladies contemporaines de l’espèce humaine, et qui l’ont toujours accompagnée, soit à l’état sporadique, soit sous forme épidémique. Ces maladies sont inhérentes à notre nature, et dérivent des rapports nécessaires de l’organisme avec le milieu ambiant. De ce nombre sont les maladies catarrhales, inflammatoires, bilieuses, auxquelles on peut joindre les typhus d’origine infectionnelle.
Mais les maladies qui tiennent à des causes obscures et lentement actives, celles dont on caractérise d’un mot l’individualité profonde en disant qu’elles sont spécifiques, ne se sont incorporées à l’humanité qu’après une longue élaboration.
Certainement la goutte, le scrofulisme, la tuberculose, l’herpétisme et autres entités morbides analogues n’ont point été inscrites à la même date dans la vie des sociétés. Le temps a été un élément indispensable à leur prise de possession définitive.
Les médecins qui rejettent par une fin de non-recevoir absolue la nouveauté de certaines maladies n’ont jamais pris la peine de réfléchir aux considérations suivantes qui, par des voies diverses, conduisent à la même conclusion.
Les influences nosogéniques changent avec les pays, et il est des contrées qui ont le monopole exclusif de certaines endémies. La Plique de Pologne, le Bouton d’Alep, le Sibbens d’Écosse, la Radézyge de Norwége, la Lèpre d’Égypte, le Pian d’Amérique, le Yaws des côtes de Guinée, le Tara de Sibérie, le Waren de Westphalie, la Fégarite d’Espagne, le Mal de la Rose des Asturies, le Ginklose d’Islande, le Noma de Suède, la Chilolace d’Irlande, représentent autant d’espèces morbides qui ne trouvent les conditions de leur développement que dans le concours indéterminé de certaines influences topographiques. L’histoire des voyages élargit tous les jours le cercle de cette observation, et on n’exagère pas en disant que certaines régions ont leur pathologie comme elles ont leur faune et leur flore[7].
Puisque les faits médicaux varient au gré des circonscriptions géographiques, et qu’un simple déplacement nous impose des études nouvelles, quel ne doit pas être, à cet égard, le pouvoir des grandes révolutions terrestres dont la géologie révèle l’accomplissement après en avoir suivi la marche pas à pas. Les découvertes modernes démontrent en effet que la physionomie mobile du globe ne reste jamais la même. Les transformations qu’il a subies dans la succession des siècles sont si extraordinaires qu’on serait tenté de faire des réserves, si les preuves qu’on en donne n’étaient pas mathématiquement déduites[8]. Je demande s’il est possible d’admettre que l’humanité témoin de ces gigantesques ébranlements n’en ait pas ressenti le contre-coup? Pourquoi les maladies qui sont, après tout, des phénomènes naturels, échapperaient-elles à cette loi universelle de mutation dont les effets sont si éclatants?
Le genre de vie des peuples, leurs coutumes, leurs mœurs, leurs habitudes, leurs goûts, leurs conditions sociales se modifient inévitablement, et s’usent, en quelque sorte, par leur durée même. Quand tout se renouvelle ou se transforme autour d’elle, comment la pathologie aurait-elle le privilége de l’immobilité?
L’exemple suivant qui a été souvent cité, se rattache, dans la sphère restreinte d’un fait spécial, à une observation plus générale.
Hippocrate assure, dans un de ses aphorismes, que les femmes n’ont pas la goutte, avant la ménopause. «Mulier podagra non laborat, nisi ipsam menstrua deficiant[9].»
Sénèque, qui avait été frappé de cette remarque, signale au contraire la fréquence de la goutte chez les femmes de son temps, et il en accuse vertement leurs mœurs dissolues. Livrées à tous les vices, à toutes les débauches des hommes, les femmes avaient perdu l’ancien privilége de leur sexe. «Beneficium sexus sui vitiis perdiderunt; et quia fœminam exuerunt, damnatæ sunt morbis virilibus[10].»
Sénèque partageait l’opinion des médecins qui caractérisaient sommairement l’étiologie de la goutte en la disant fille de Bacchus et de Vénus. Cette vieille croyance est venue jusqu’à nous sans changer de formule; il n’en faudrait peut-être reprendre que l’interprétation trop absolue[11]. Une seule chose m’intéresse pour le moment, c’est l’apparition imprévue dans la vie de la femme d’une maladie diathésique qui a vaincu ses dispositions réfractaires. Aujourd’hui le sexe a reconquis l’immunité relative que lui attribuait l’aphorisme hippocratique. Les statistiques les plus récentes sont unanimes. Faut-il s’en prendre à l’adoucissement des mœurs? Je ne demande pas mieux que d’accepter cette explication[12].
L’histoire de la médecine met en relief une observation qui atteste hautement l’influence du temps sur le système des maladies.
Certaines affections abandonnent petit à petit les lieux où elles semblaient établies, et ne sortent plus de leur retraite. D’autres s’amendent sur place et se dépouillent de certains symptômes graves qui les accompagnaient dans l’origine.
La lèpre qui avait désolé, sans désemparer, une longue période du moyen âge, s’est confinée dans son foyer lointain. Au XIIIe siècle on comptait, en France, deux mille léproseries, et Mathieu Pâris nous apprend qu’il en existait dix-neuf mille en Europe. Il n’en reste plus que le souvenir historique, et quelques ruines éparses dont le nom populaire rappelle encore l’ancienne destination[13].
La peste, toujours suspendue sur les peuples, a préludé à sa retraite par des invasions partielles, et le calme qui a suivi tant d’orages semble l’augure d’un avenir meilleur. Rentrée dans la Basse-Égypte, premier foyer de son endémie, elle paraît avoir perdu cette force d’expansion qui la déchaînait sur le monde.
Loin de moi la pensée d’atténuer l’efficacité prophylactique de nos institutions sanitaires, et de méconnaître l’heureuse influence de la transformation hygiénique de nos villes. Mais je déclare, qu’à mon avis, ce n’est pas là que réside le secret tout entier. Si la peste a renoncé à ses vieilles habitudes, c’est qu’elle subit à son tour la loi générale qui préside à l’amendement des maladies les plus graves, après un règne de longue durée.
La syphilis, sauf quelques réminiscences accidentelles, imputables aux conditions des sujets, n’est plus ce qu’elle était au temps de Jean de Vigo et de Bérenger de Carpi. Le tableau qu’elle présente aujourd’hui semble mettre en suspicion la véracité de ses premiers témoins.
Rendons au traitement spécifique la part légitime qu’il peut revendiquer; mais n’oublions pas aussi que les virus dégénèrent lentement par la multiplicité de leurs transmissions successives. Si quelques circonstances accidentelles viennent réveiller leur vigueur, la règle n’est pas ébranlée par ces déviations apparentes. L’expérience directe a pris sur le fait cet affaiblissement graduel, et de là est venu l’art de ranimer l’activité défaillante du vaccin en le reprenant à sa source[14].
Il fut un temps où le scorbut menaçait d’absorber la pathologie. «Une maladie est nouvelle, disait à ce propos Malebranche en veine d’ironie. Elle fait des ravages qui surprennent le monde. Cela imprime des traces si profondes dans le cerveau, que cette maladie est toujours présente à l’esprit. Si cette maladie est appelée, par exemple, le scorbut, toutes les maladies seront le scorbut. Le scorbut est nouveau, toutes les maladies nouvelles seront le scorbut. Le scorbut est accompagné d’une douzaine de symptômes dont il y en a beaucoup de communs à d’autres maladies: cela n’importe. S’il arrive qu’un malade ait quelques-uns de ces symptômes, il sera malade du scorbut, et on ne pensera pas seulement aux maladies qui ont les mêmes symptômes[15].»
Ce passage de Malebranche devrait être médité par ceux qui assistent à l’avénement des maladies nouvelles. Bordeu, à qui j’en ai emprunté la citation, remarque que le philosophe avait deviné juste. Au XVIIIe siècle, Bontékoë attribuait toutes les maladies au scorbut. «Nous avons vu, dit Bordeu, régner sur cette maladie un délire épidémique. Tout le monde voulait avoir le scorbut. On le voyait partout... Aujourd’hui l’on ne craint plus, le dirai-je, ou l’on n’aime plus tant le scorbut[16].»
De tout cela il résulte que le scorbut considéré comme une affection nouvelle, avait pris des proportions effrayantes, et déteignait sur une foule de maladies. De nos jours il ne réclame ses anciens droits que dans de courtes et locales apparitions. Proclamons hautement l’ascendant des perfectionnements de l’hygiène, et surtout de l’hygiène navale qui a poursuivi, avec tant de persévérance et de sagacité, le compagnon obstiné des expéditions maritimes. Mais pour expliquer l’éclipse presque totale d’une maladie aussi répandue, il faut que le génie de l’homme ait été secondé par la coopération du temps; et l’élément qui nous échappe, dans cette prophylaxie complexe, n’est peut-être pas le moins puissant.
Si quelques maladies semblent être rentrées dans des limites plus ou moins restreintes d’extension et d’intensité, il en est d’autres qui n’ont laissé que le souvenir de leur règne. De ce nombre sont, comme j’essaierai de le démontrer plus tard, la peste d’Athènes, la maladie cardiaque de l’antiquité, la peste noire du XIVe siècle. La suette anglaise s’est aussi éteinte depuis trois cents ans, et j’avertis, par anticipation, que la suette que nous observons, n’en est qu’une pâle copie symptomatique, qui cache sous cette menteuse homonymie, une différence radicale de nature.
Entre les maladies disparues et les maladies amendées, il en est d’autres qui ont eu des alternatives de douceur et de malignité, de rémission et de recrudescence, sans qu’on puisse en donner une explication satisfaisante.
Les Grecs et les Romains ont gardé le silence sur les catarrhes épidémiques, et on n’est pas mieux renseigné par les Arabes et les médecins du moyen âge. Il est permis de croire que ces maladies, destinées, par leur nature même, à ne pas se séparer de l’homme, n’avaient pas, jusque-là, dépassé le cercle de la sporadicité, ou tout au moins que leurs expansions épidémiques étaient trop rares, trop resserrées et trop bénignes pour fixer sérieusement l’attention des praticiens et mériter une mention réservée.
A partir du XVe siècle, elles agrandissent tellement leur sphère d’activité qu’on les voit à plusieurs reprises envahir le monde entier, mais avec un caractère de gravité très-variable, suivant les stations qu’elles occupent.
«En 1414, dit Félibien, il régna un vent de bise si contagieux qu’il causa une maladie presque générale qu’on appeloit coqueluche, le tac ou le horion. C’estoit une espèce de rhume qui causa un tel enrouement, que le Parlement et le Chastelet furent obligez d’interrompre leurs séances. On dormoit peu et l’on souffroit de grandes douleurs à la teste, aux reins et par tout le reste du corps. Mais le mal ne fut mortel que pour les vieilles gens de toute condition[17].»
Ce contraste remarquable entre la généralisation de la maladie et son peu de gravité a été noté aussi par Sauval, qui nous a transmis le même récit. D’après lui «plus de cent mille personnes en furent attaquées, et cependant personne n’en mourut[18].»
Treize ans après (1427) une épidémie catarrhale régna à Strasbourg où elle fut des plus meurtrières. Oséas Schadœus nous apprend que la grande cloche de la cathédrale qui sonnait pour tous les enterrements, se fêla à force d’être mise en branle[19].
M. Bœrsch, qui emprunte ce détail au chroniqueur, explique cette excessive mortalité par l’intensité et la durée des intempéries antécédentes, par le dégagement d’émanations délétères, après une grande inondation; mais surtout par cette circonstance que la maladie se montrait pour la première fois à Strasbourg, ce qui est généralement une cause puissante d’aggravation.
Plusieurs épidémies de même nature ont été observées au XVIe siècle. Si certaines d’entre elles se sont fait remarquer par leur bénignité, il en est une qui fit un grand nombre de victimes. C’est celle dont Mézeray nous a laissé la description sous le nom de coqueluche[20].
Les épidémies catarrhales n’ont rien perdu de leur fréquence en venant jusqu’à nous. La grippe (car c’est le nom qui a prévalu) a fait, en peu d’années, plusieurs apparitions. Mais, malgré l’universalité de sa diffusion, elle s’est montrée assez douce pour justifier l’espoir d’une décroissance graduelle[21].
L’influence que la marche du temps exerce sur les maladies est encore attestée de nos jours par les progrès de la diphthérite.
Nul doute que les anciens n’en aient connu et mentionné certaines formes; mais elle n’éclatait pas épidémiquement et la rareté de ses cas sporadiques la dissimulait à l’observation.
Au commencement du siècle actuel, cette redoutable maladie fondit tout à coup sur la France, la Hollande, l’Angleterre et une grande partie de l’Europe. On sait qu’en 1807, à l’occasion d’un douloureux événement, Napoléon Ier fit mettre au concours la question du croup: de nombreux et importants travaux répondirent à cet appel et enrichirent cette branche de la littérature médicale assez pauvre à cette époque.
Les épidémies de croup se multiplièrent, et l’enfance fut décimée pendant plusieurs années sur notre continent. Le fléau porta même ses ravages dans des contrées lointaines. Mais le moment vint où il parut perdre ses forces; ses atteintes furent plus rares et moins meurtrières et l’on eût dit qu’il annonçait sa prochaine disparition.
A Montpellier et dans son ressort médical, les praticiens les plus répandus se souvenaient à peine d’avoir vu quelques cas de croup, et chaque nouvelle attaque était une sorte d’événement public qui semait la terreur dans les familles.
Depuis un certain nombre d’années, la diphthérite, sous toutes ses formes et à tous ses degrés, a pris un nouvel élan, et il a bien fallu se rendre à l’évidence après quelques hésitations intéressées. Le croup est devenu si commun qu’il trahit le règne d’une constitution stationnaire. Ce n’est plus l’enfance qui lui est exclusivement prédestinée; il a franchi la barrière et ne respecte aucun âge. M. de Kergaradec a pu dire que l’angine couenneuse et le croup en particulier «figurent au premier rang dans les rapports annuels présentés à l’Académie de médecine, soit pour le nombre des cas, soit pour la léthalité[22].»
En somme, on peut affirmer que si la diphthérite n’est pas nouvelle, son extension et son développement sont une nouveauté trop certaine. Sa contagion autrefois méconnue ou vaguement indiquée, non sans protestation, a acquis la notoriété d’un fait vulgaire que personne ne conteste. Des catastrophes récentes ne laissent plus de doutes. Le médecin qui affronte tant de dangers dans l’exercice de son art, sait aujourd’hui qu’en traitant les malades atteints de diphthérite, il ne doit négliger aucune des précautions compatibles avec l’accomplissement consciencieux de ses devoirs.
De tout ce qui précède, il faut bien conclure que le cours du temps qui modifie si puissamment la constitution des maladies, doit amener forcément des combinaisons imprévues d’influences morbides, capables d’engendrer des affections insolites comme leurs causes.
On peut, après tout, vérifier ce fait sans se condamner à de longues recherches dans les vieilles archives de la science. Quand on suit pas à pas la marche de la pathologie, on découvre à tout moment des maladies dont la physionomie imprévue déroute la pratique usuelle.
Quel est le médecin qui ne pourrait pas extraire de ses notes des observations analogues à celles que je vais rapporter?
«Il vient d’éclater (1849) dans les montagnes du Guipuscoa, en Espagne, une terrible maladie analogue à l’épidémie observée en Pologne, il y a quelques années, sous le nom de peste noire. Cette maladie, qui paraît plus virulente que la fièvre jaune et la peste, est appelée Clignotte parce que les malades sont emportés dans un clin d’œil[23].
»A l’invasion, se montrent des pustules jaunes, verdâtres, aux jarrets, aux avant-bras, à la nuque. En quelques heures, elles sont devenues autant d’ulcères d’où s’échappent, avec une odeur infecte, des myriades de corpuscules microscopiques animés, qui se répandent comme une lave incandescente sur toute la surface du corps dont ils soulèvent l’épiderme pour s’y loger. Au bout de trois heures d’atroces souffrances, le corps du sujet présente l’aspect d’une immense vessie gonflée de liquide, et la fièvre aidant, le malade ne tarde pas à succomber. Deux heures après, la putréfaction est complète, et l’inhumation doit être hâtée pour que le cadavre ne soit pas dévoré par les masses d’insectes qui le couvrent.
»Dans deux villages de quatre à cinq cents habitants chacun, cent vingt-deux personnes de tout âge et de tout sexe avaient succombé dans les trois jours qui ont suivi l’apparition du fléau.»
Il va sans dire que je laisse au journal dont je l’extrais la responsabilité de ce récit.
Il y a une vingtaine d’années que les médecins qui pratiquent en Écosse, ont observé une maladie nouvelle pour ce pays. Elle se manifeste par une fièvre à exacerbation, de la jaunisse et quelques autres symptômes de la fièvre ardente bilieuse des pays chauds, avec ce caractère particulier que sa faculté contagieuse a été vérifiée. Parmi les suites de cette pyrexie et à des époques plus ou moins distantes du début, figure une ophthalmie inflammatoire qui envahit principalement les parties internes de l’œil et notamment la rétine, ce qui amène nécessairement un grand trouble dans la vue. La douleur que suscite cette localisation portée à un certain degré, suffit pour interdire le sommeil. D’après le professeur Mackenzie, cette maladie aurait aussi envahi l’Irlande et régné à Dublin[24].
Voici une autre observation du même genre:
Une épidémie singulière[25] commence (1846) à paraître et à s’étendre dans toute la vallée de l’Isère, depuis le Dauphiné jusqu’à la Tarentaise. C’est une fièvre qui saisit instantanément les habitants et se manifeste par des douleurs de reins, des maux de tête et de cœur, accompagnés de vomissements. Cette maladie ne paraît pas jusqu’ici offrir de caractère pernicieux, et l’on ne cite encore aucun cas grave. Elle frappe la plus grande partie de la population ouvrière de nos campagnes. Dans la commune des Molettes, on cite un hameau où, sur quatre cents habitants, cent soixante sont atteints de cette fièvre. Aucun n’a succombé; mais ils restent longtemps dans un grand état de faiblesse.
Ces exemples de maladies nouvelles, ou tout au moins inconnues aux pays qu’elles surprennent, ont été rapprochés par le hasard de mes lectures. On en trouverait un grand nombre d’analogues, en parcourant attentivement les recueils de médecine. J’ai cru devoir en citer pour mémoire quelques-uns des plus saillants.
En 1578, une maladie sans précédents éclata à Brunn, dans la Moravie. Après quelques prodromes généraux, on voyait survenir une violente inflammation sur les parties où, conformément à la pratique en vogue, on avait appliqué des ventouses. Il s’y formait des abcès de mauvaise nature, dégénérant en ulcères sanieux environnés de pustules, dont l’ouverture donnait passage à une humeur claire, séreuse, purulente et corrosive. Alors toute la portion du derme, comprise dans la circonférence de la ventouse, tombait en lambeaux putrides et laissait à sa place un ulcère phagédénique. Chez quelques-uns, tout le corps se couvrait de pustules qui rendaient le visage difforme et horrible. Les progrès de la maladie amenaient des douleurs ostéocopes très-aiguës qui s’exaspéraient pendant la nuit. Le peuple crut à l’empoisonnement des bains et accusa les barbiers qui avaient appliqué les ventouses, d’avoir employé, à dessein, pour les scarifications, des instruments enduits de venin. Rien ne confirma, du reste, la conjecture qui, à défaut de tout autre explication plausible, rapporta cette maladie à la syphilis[26].
En 1729, régna à Tubingue et dans les environs, une maladie étrange, à laquelle Élie Camérarius, qui en fut témoin, avoue ne pouvoir trouver de place dans la nosologie.
Les malades éprouvaient d’abord une lassitude extraordinaire. Les yeux s’obscurcissaient et se couvraient comme d’un nuage. Il survenait de la stupeur et bientôt un tremblement universel, violent et opiniâtre, avec anxiété et oppression. Cet état durait sept ou huit semaines, sans insomnie ni perte d’appétit.
La maladie se jugeait souvent par une toux violente avec expectoration de matières fétides. Aucune fièvre manifeste ne l’accompagnait. Un coryza prolongé, une sueur copieuse ou une diarrhée abondante, étaient autant de crises salutaires. Aucune hypothèse ne put jeter le moindre jour sur son étiologie[27].
En 1752, les praticiens de Nérac virent, pour la première fois, une maladie épidémique, qui rappelait, par ses principaux symptômes, le Pian d’Amérique, d’où le nom de Pian de Nérac qui lui est donné par les auteurs. Le corps entier se couvrait, peu à peu, de pustules, qui devenaient confluentes et ne formaient qu’une seule croûte. Elles dégénéraient en ulcères profonds qui dénudaient les os, et amenaient la mort. Ou ignore absolument l’origine et la nature de cette maladie[28].
Revenons à l’observation contemporaine et nous serons témoins, à notre tour, de faits du même ordre dont l’histoire de la médecine devra conserver le souvenir.
En 1828, éclate à Paris une maladie qui surprend les médecins par son aspect insolite.
C’est en juin qu’apparaissent les premiers cas, peu nombreux d’abord, mais bientôt multipliés avec toutes les allures du progrès épidémique. Le 3 septembre, dans la caserne de Lourcine, sur 700 hommes, 560 sont atteints. La maladie s’amende pendant l’hiver, et reprend son développement primitif au mois de mars de l’année suivante. Dans la caserne de la Courtille, récemment restaurée et assainie, 200 hommes sur 500 sont attaqués en quatre jours. Enfin, après avoir suivi une décroissance graduelle, l’épidémie paraît complétement éteinte dans le rude hiver de 1829 à 1830. Pendant deux ans on a encore occasion d’observer quelques cas retardataires; depuis lors, il n’en reste plus de traces.
Le tableau symptomatique était mobile et varié. Le premier phénomène, ou du moins celui sur lequel les malades appelaient tout d’abord l’attention, consistait en une sensation d’engourdissement et de fourmillement des mains et des pieds, prenant même quelquefois le caractère d’élancement. Ces douleurs, bornées aux pieds et aux poignets, s’irradiaient rarement le long des jambes et des bras. Elles s’accompagnaient d’un sentiment de froid, suivi d’une chaleur brûlante, ou bien d’un état d’hyperesthésie si prononcé que les malades ne pouvaient supporter le moindre attouchement. Cet état allait, dans certains cas, jusqu’à la contracture et la paralysie des membres qui n’en continuaient pas moins à être le siége de fusées douloureuses et de tressaillements.
Les fonctions digestives manifestaient les troubles les plus divers, depuis la simple inappétence, jusqu’aux vomissements, aux coliques, et au dévoiement. Dans les cas graves, les matières des déjections étaient sanglantes. Ces symptômes étaient à peine marqués chez un certain nombre de malades.
Dès le début, la peau était le siége d’un œdème qui constituait parfois une véritable anasarque, mais qui se bornait, le plus souvent, à certaines parties limitées, telles que la face, les lèvres, les joues, les pieds, les mains.
Dans le cours de la maladie, l’enveloppe tégumentaire des mains et des pieds se colorait d’une rougeur érythémateuse, qui passait assez souvent au brun ou au noirâtre sur certains points. A cela se joignaient des éruptions de divers genres, papules, boutons rouges, pustules, phlyctènes, taches cuivrées, furoncles. On les observait surtout autour des pieds et des mains. Ces parties, baignées d’une sueur locale, éprouvaient une desquamation épidermique qui avivait leur rougeur et accroissait leur sensibilité.
Ces symptômes dont les divers groupes étaient plus ou moins accentués, suivant les conditions individuelles, se succédaient sans fièvre, ou avec un mouvement fébrile très-modéré, jusqu’au moment où les troubles digestifs atteignaient leur plus haut degré. L’insomnie provoquée par les douleurs était souvent très-rebelle.
La marche de la maladie variait comme sa durée. Chez les uns, elle se terminait en quelques semaines; chez d’autres, elle se prolongeait pendant plusieurs mois. Mais elle était rarement mortelle, et ne fut guère fatale qu’à quelques vieillards ou aux sujets dont la santé était délabrée.
Les rares occasions que les médecins ont eues de compléter l’étude de cette curieuse affection par les recherches cadavériques, n’ont révélé aucun désordre qui pût expliquer les symptômes observés pendant la vie.
A l’apparition de cette épidémie, les premières préoccupations se portèrent sur son étiologie. Ni l’alimentation qu’on soupçonna d’abord et qui semblait à priori devoir en donner l’explication, ni l’altération de l’air attribuée à l’encombrement des lieux où les cas s’étaient multipliés, ne parurent s’adapter convenablement aux exigences de la question. Les faits interprétés d’après ces données se montraient trop contradictoires pour qu’on pût en tirer les éléments d’une pathogénie décisive.
Devant ce nouvel hôte, qui venait pour la première fois réclamer son entrée dans la nosologie, on dut s’enquérir des maladies connues qui s’en rapprochaient par des similitudes suffisantes. On ne manqua pas de signaler quelques analogies symptomatiques avec les maladies céréales qui ont, à diverses reprises, envahi certaines contrées. Mais ces conjectures, qu’on essayait moins peut-être par conviction que pour ne pas rester muet, ont été réduites à leur véritable valeur par l’observation attentive et sincère du fait morbide général. Il a été impossible de retrouver, dans l’épidémie de 1828, les maladies analogues qui avaient pris les devants dans l’histoire des maladies populaires. Il a bien fallu reconnaître que cette épidémie était toute nouvelle et que les annales de l’art n’en présentent pas d’autre exemple. Telle fut la conclusion à laquelle fut amené M. le docteur Genest, un des premiers historiens de cette épidémie, après de consciencieuses recherches d’érudition. C’est l’opinion qui a prévalu dans le monde médical et à laquelle Requin s’empressa de souscrire[29].
Cette maladie nouvelle réclamait un nom. Celui d’acrodynie, qui a été adopté, rappelle les douleurs des extrémités qui en étaient le symptôme le plus saillant et le plus commun. Il a cet avantage qu’il ne préjuge aucune théorie sur sa nature et qu’il survivra, sans inconvénient, au progrès de l’observation.
Depuis cette explosion, l’acrodynie a disparu, laissant la cause de sa retraite aussi mystérieuse que celle de son invasion, sans préjudice, bien entendu, pour ses retours possibles.
Il est une maladie qui, après s’être longtemps confinée dans certaines régions, a sourdement franchi ses limites et menace de ne plus rien respecter dans sa marche envahissante. Cette maladie, fatale surtout aux populations agricoles, est venue récemment imposer à la pathologie de nouvelles études, et à l’hygiène publique un de ses plus graves problèmes. Je veux parler de la pellagre.
L’intérêt de la question qu’elle soulève, le vide qu’elle avait laissé dans notre littérature médicale, son invasion progressive au milieu de nous, sa préférence pour une certaine classe, toutes ces circonstances, en un mot, ont provoqué de sérieuses recherches, qui ont produit des révélations inattendues. Dans la nombreuse succession des travaux remarquables qui ont obéi à l’appel de la science, il est juste de distinguer ceux de M. le docteur Théophile Roussel qui portent la double empreinte du savant et de l’écrivain[30].
Découverte en Espagne, au commencement du siècle dernier; en Italie, vers le milieu de ce même siècle; dans les Landes, en 1818; dans le Lauraguais, vers 1833, et depuis 1842, sur quelques points du centre de la France, la pellagre a pu exister longtemps, sans être clairement reconnue. Cette lenteur de l’observation est un trait de l’histoire des maladies nouvelles, et j’aurai occasion d’en multiplier les preuves; mais il paraît qu’on ne peut guère faire remonter la pellagre au delà du XVIIIe siècle.
La plupart des auteurs, malgré leurs dissentiments sur sa pathogénie, proclament sa nouveauté et reconnaissent qu’elle est sans analogue dans les nosographies.
Strambio assure que c’était l’opinion des médecins lombards. Gherardini, après l’avoir décrite, déclarait que «quiconque est au courant de l’histoire des maladies, doit conclure qu’elle n’a été connue d’aucun auteur.» Il avait attentivement compulsé les vieilles archives et n’y avait rien vu qui se rapprochât de la pellagre. D’après lui, les anciens n’auraient pas manqué de décrire une pareille maladie, s’ils avaient eu occasion de l’observer.
Strambio, Titius, Widemar, etc., qui répugnaient à la considérer comme nouvelle, ne dissimulaient pas leurs regrets de ne pouvoir appuyer leur sentiment sur quelques preuves écrites. Ils n’en persistaient pas moins à affirmer son antiquité, à l’aide de quelques suppositions accommodantes. Ses caractères, autrefois faiblement accentués et indécis, avaient pris récemment un relief plus saillant. La maladie avait en même temps, et probablement par les mêmes causes, redoublé de fréquence et de gravité. Ces diverses circonstances, disait-on, ont bien pu faire illusion aux médecins qui se sont crus en droit de reconnaître sa date moderne.
L’époque précise de l’apparition des maladies qui viennent prendre rang dans le cadre nosologique, est toujours obscure et vague, à moins qu’elles ne déploient l’appareil des maladies populaires. Appliquée à la pellagre, cette question chronologique change de conclusion, suivant la pathogénie qu’on en donne.
Si l’on adopte d’une manière absolue et exclusive l’étiologie céréale qui la rapporte à l’usage alimentaire du maïs verdéramé, hypothèse défendue avec tant de talent par M. Roussel, la pellagre ne peut évidemment avoir paru en Europe que postérieurement à l’introduction et à la culture de la plante exotique. Elle serait donc pour nous une forme nouvelle de maladie, appartenant à la classe des toxicohémies dont l’origine et le mode de développement dépendent des rapports de l’homme avec les modificateurs réprouvés par l’hygiène.
A la rigueur, il pourrait n’y avoir qu’une coïncidence fortuite entre la première importation du maïs dans notre hémisphère, et la révélation incontestée des premiers cas de pellagre. Chacun de ces faits serait nouveau, et il n’y aurait entre eux aucun rapport appréciable. La pellagre pourrait donc être, dans ce sens, une maladie récente, sans qu’on se crût autorisé pour cela, à la considérer comme l’effet direct de l’emploi du maïs.
Mais la pellagre est-elle décidément une maladie céréale? Il y a encore place pour bien des doutes, même après le séduisant plaidoyer de M. Roussel.
Que la plante américaine altérée soit douée d’une appropriation plus spéciale au résultat qu’on lui attribue, c’est ce qu’un grand nombre de faits rendent assez vraisemblable; mais son action préalable n’est point nécessaire à la génération de la pellagre, et dans les termes absolus qui l’expriment, cette étiologie soulève bien des difficultés qui attendent une réponse satisfaisante.
Je n’ignore pas que M. Roussel, qui est familier avec les principes fondamentaux de la causalité médicale, subordonne l’efficacité de l’intoxication maïdienne au concours de la misère et de toutes les souffrances de l’esprit et du corps que ce mot sous-entend. Je sais aussi que l’hérédité de la pellagre, qui paraît avérée, servirait de réplique à bien des objections. Sa contagiosité, qui n’est peut-être pas aussi gratuite qu’on a voulu le dire, serait encore un argument de quelque valeur. Le virus pellagreux remplacerait, à l’occasion, le microphyte sur les individus prédisposés.
J’avoue que, par analogie et après mûre réflexion, je crois pouvoir justifier le parti que je prends, en ouvrant à la pellagre le cadre des maladies nouvelles, qui, sans cause connue et à la suite d’une incubation plus ou moins longue, viennent grossir la liste de nos maux. Aucun texte précis ne dément cette conjecture, et bien des raisons sérieuses lui servent d’appui.
M. le docteur Billod adopte l’opinion contraire, au prix d’une pétition de principe que je crois opportun de rectifier.
«Bien, dit-il, que les premières observations de pellagre ne datent que de Cazal, il ne saurait être douteux que cette affection ait existé antérieurement, et même qu’elle remonte à l’origine du monde.
»Du moment, en effet, qu’elle est considérée comme un effet de l’insolation s’exerçant sur le corps affaibli par la misère ou par d’autres causes, il est impossible d’assigner à cet effet constant de causes constantes, d’autre date que celle du jour où l’influence solaire a commencé à s’exercer, et où la misère et autres causes débilitantes sont venus disposer le corps de l’homme à la subir. Ce qui revient à dire que l’insolation et la misère ayant été de tous les temps, il en est ainsi de la pellagre[31].»
Ce raisonnement suppose démontré ce qui est en question, et sa conclusion est nosologiquement inacceptable.
La pellagre, que Sauvages plaçait parmi les cachexies, est, sans contredit, une affection générale, totius substantiæ, comme disait Fernel. L’érythème concomitant n’en est qu’une manifestation locale. En dépit de quelques discordances descriptives, imputables à la diversité des points de vue où les auteurs se sont placés pour l’étudier, cette maladie se compose de trois groupes principaux de symptômes qui se montrent du côté de la peau, des centres nerveux et des organes digestifs. Le cachet qu’elle porte est inamovible pour tout médecin familier avec l’observation clinique: sa spécificité ne saurait être un moment douteuse.
Que l’insolation influence l’éruption de l’érythème, c’est ce que je n’ai pas l’intention de nier. Mais cette provocation ne peut être efficace que sur les sujets actuellement en proie au mode morbide pellagreux. A défaut, cette action ne produira qu’un érythème réactif, semblable à tous ceux qui ont même provenance; et l’on comprend que certaines conditions individuelles puissent lui donner quelques apparences du véritable érythème de la pellagre, quoiqu’il en diffère essentiellement par son origine externe.
Aujourd’hui, il est bien avéré et il était permis de le prédire, que les rayons solaires ne sont pas la condition sine qua non de l’éruption spécifique, puisqu’on l’a vue se former à l’abri de cette influence. Mais, dans tous les cas, quelle que soit l’énergie provocatrice qu’on prétende attribuer à l’insolation, il est bien certain que cette cause n’engendre pas l’affection pellagreuse interne qui, d’après Strambio, ne cesse pas de suivre son évolution naturelle, même chez les sujets qui évitent avec soin les ardeurs du soleil.
Je ne veux, quant à moi, affirmer qu’une chose, c’est que l’action solaire a provoqué, chez certains individus spécialement prédisposés, des dermatoses pellagroïdes, bien longtemps avant que la vraie pellagre se soit montrée avec ses localisations caractéristiques.
Je ne dirais rien d’une autre opinion émise sur la nature de la pellagre, si elle n’avait, en sa faveur, quelques autorités recommandables.
On a prétendu, en effet, que cette maladie n’était qu’un diminutif de la lèpre, et, à ce compte, son origine remonterait à l’antiquité la plus reculée. Cette hypothèse tombe devant le simple parallèle des symptômes actuels de la pellagre avec les symptômes anciens de la lèpre. Un diminutif pourrait se reconnaître à l’atténuation de ses manifestations extérieures, mais il ne présenterait pas une individualité originale aussi distincte.
La lèpre est d’un grand secours dans certains moments d’embarras. Quand la syphilis apparut pour la première fois, il ne manqua pas de médecins pour prétendre qu’elle était une dégénérescence ou une émanation de la lèpre dont on constatait l’effacement sous ses formes primitives. Aujourd’hui c’est à la pellagre que reviendrait cette survivance héréditaire. Ces deux opinions se détruisent mutuellement; ni l’une ni l’autre n’ont obtenu la sanction de l’observation clinique.
J’attends donc encore des éclaircissements, malgré la multiplicité et le mérite des travaux inspirés par la pellagre. Jusque-là je persisterai à la considérer comme une maladie nouvelle, ignorée des anciens, et qui, après avoir respecté longtemps les limites de son endémie primitive, s’est enfin propagée au loin, sans qu’on puisse prévoir les bornes de son extension future.
J’arrête ici la revue un peu confuse des faits que je viens de réunir. Ils suffiront, je pense, pour prouver qu’il y a eu, qu’il y a et qu’il y aura toujours des maladies indépendantes de l’étiologie vulgaire, et dont l’apparition montre à l’œuvre une faculté primordiale de la vie.
Mais la question générale, décidée en principe par l’affirmative, prend de vastes proportions quand on veut la suivre dans les détails. Un travail qui aurait la prétention d’épuiser le sujet, dépasserait la mesure de mon temps et de mes forces. Mes visées sont moins ambitieuses.
J’aurai rempli, j’espère, les promesses de mon titre en donnant à la doctrine des maladies éteintes et nouvelles l’énorme grossissement du génie épidémique à son plus haut degré d’expansion et d’énergie. C’est dans ces limites que se renferme mon programme.
Ecoutons d’abord un homme à qui ce sujet a dicté d’éloquentes paroles:
«Il est des races d’animaux et de végétaux qui n’existent plus dans leur forme primitive; et chaque jour, l’art, l’éducation, la civilisation transforment les végétaux et les animaux qui vivent autour de nous. Pourquoi n’en serait-il pas de même des maladies? Pourquoi n’y aurait-il pas des maladies historiques, comme il y a des animaux et des végétaux fossiles? Pourquoi ne pourrait-il pas naître, sous l’influence de circonstances passagères, des maladies nouvelles et passagères, comme il naît des variétés nouvelles d’animaux et de plantes? C’est peut-être là l’histoire d’un grand nombre d’épidémies et de contagions[32].»
L’observation confirme pleinement ces pressentiments de l’analogie.
«Il semble, dit M. Littré, que les peuples, dans le mouvement et le progrès de leur vie, soulèvent, sans s’en douter, des agents hostiles qui leur apportent la mort et la désolation. Ils sont, dans leur sourd et aveugle travail..... comme les mineurs qui poursuivent le sillon qu’ils sont chargés d’exploiter, tantôt déchaînant les eaux souterraines qui les noient, tantôt ouvrant un passage aux gaz méphitiques qui les asphyxient ou les brûlent, et tantôt, enfin, provoquant des éboulements de terrain qui les ensevelissent dans leurs décombres[33].»
Le tableau que représente ce langage figuré est frappant de vérité. L’histoire déroule, en effet, à nos regards la succession séculaire de grands phénomènes pathologiques, véritables trombes de l’ordre médical, dont l’explosion soudaine et terrible marque d’une funèbre empreinte certaines périodes prédestinées de l’évolution des peuples. La science qui serait indifférente au spectacle de ces événements extraordinaires, se condamnerait gratuitement à rester incomplète. Ce n’est pas par le simple attrait de la curiosité que leur étude se recommande, mais aussi par les matériaux précieux qu’elle prépare aux découvertes de l’avenir. Les épidémies sont de grands foyers lumineux qui éclairent les problèmes les plus obscurs de la pathologie, et il n’est pas permis de mesurer d’avance l’étendue des services qu’on peut attendre de leur histoire. Parmi ces faits, il en est que la marche du temps ne ramènera peut-être plus; on serait sans excuse, si on les laissait dormir dans la poussière du passé.
Telle était, il y a près de vingt siècles, la conviction de Plutarque lorsqu’il soumettait la même question à un débat sérieux. Il demande, en effet, s’il est possible qu’il s’engendre de nouvelles maladies, et sa réponse est nettement affirmative[34].
L’illustre écrivain met en scène un médecin qui défend l’opinion contraire, en présence d’un cercle nombreux, et il prend à son tour la parole pour la réfuter, alléguant, comme preuve, que la ladrerie et la rage n’étaient connues que depuis Asclépiades.
Les assistants se récrient, ne pouvant se persuader «que la nature, en telles choses, fust, dedans le corps humain, comme dedans une ville, amatrice et inventrice de nouvelletés.»
Plutarque rétorque un à un les arguments très-sérieux qu’il met dans la bouche de son interlocuteur. Un de ses principaux motifs figure parmi ceux que je ferai valoir moi-même: c’est que Thucydide a regardé la peste d’Athènes comme une maladie nouvelle, vu que les animaux ne touchaient pas aux cadavres.
Je n’ai pas besoin de dire que, dans la forme comme dans le fond, l’argumentation de Plutarque se ressent de la science de son temps. Mais sa conclusion très-explicite pourrait être acceptée aujourd’hui dans les termes qui l’expriment: «Sans aller plus loin que nous-même, dit-il, le changement de la façon de vivre est suffisante cause pour pouvoir engendrer des maladies[35].»
Cette observation révélée à la sagacité de Plutarque par quelques rapprochements historiques, a grandi sous la plume de quelques écrivains médicaux qui en ont compris la portée et approfondi l’étude.
Frappé de la récente apparition de certaines fièvres éruptives, Ingrassias n’hésite pas à poser comme une loi générale l’extinction et la nouveauté des maladies à travers les siècles:
«Multos enim novos et veteribus prorsum ignotos morbos nostra ætas experitur; quemadmodum contra, priscis quidem plurimi accidere consueverunt, hodierno tempore penitus incogniti[36].»
Telle est aussi l’opinion du savant Makittrick:
«Morbi insoliti et humano generi antea incogniti in historia medica sese offerunt. Horum nonnulli revera fugaces cum à causis minus constantibus pendeant, post perniciem temporaneam hominibus illatam, nunquam forsan redituri, penitus evanuerunt; dum alii, semel oborti, infestare perstiterunt, et semper forte perstabunt[37].»
Parmi les auteurs qui ont tiré la même conclusion de leurs lectures, je puis citer encore Fouquet[38], Berthe[39] et Sprengel[40].
Les médecins allemands ont apporté un riche contingent à cet ordre de recherches.
Je mets au premier rang Godefroy Gruner dont l’immense érudition s’allie à une connaissance approfondie des faits médicaux de tous les temps et de tous les lieux. Dans l’ordre d’idées dont je m’occupe, son livre intitulé: Morborum antiquitates[41], est une œuvre à part dont on doit également louer le plan et l’exécution.
La succession de Gruner, si je puis ainsi dire, est échue à son compatriote, M. Charles Hecker, savant professeur de Berlin, dont je redirai plus d’une fois le nom. Personne n’a élucidé avec une plus fructueuse persévérance tous ces problèmes d’archéologie médicale, et son passage dans cette carrière si peu suivie y laissera une trace profonde et durable. La valeur des emprunts que je lui ai faits justifiera le sentiment d’estime et de reconnaissance anticipée que m’avait inspiré la lecture de ses œuvres.
Depuis quelques années, les travaux de M. Hecker, hautement appréciés par un groupe de médecins français, épris comme lui de ces belles études, ont provoqué une heureuse émulation.
En 1836, M. Charles Bœrsch présenta à la Faculté de médecine de Strasbourg une dissertation inaugurale qui mérite d’être distinguée dans l’élite des écrits de ce genre.
Ce travail renferme de belles pages sur la question des grandes épidémies nouvelles et éteintes. On voit que l’auteur avait tout ce qu’il faut pour traiter, ex professo, un sujet qui ne se mêlait qu’incidemment à la question spéciale dont il poursuivait l’examen[42].
M. le professeur Fuster a exposé ce point de doctrine dans un des chapitres les plus substantiels de son livre[43]. Le parallèle des grandes et des petites épidémies y est établi sur sa véritable base; et on ne peut aujourd’hui aborder le même sujet, sans prendre conseil de ce travail.
Enfin, M. Littré, en écrivant sa traduction d’Hippocrate[44], véritable monument élevé à l’honneur de la médecine française, a saisi avec empressement toutes les occasions d’interpréter les rapports de la pathologie ancienne avec celle de notre temps, et ses arguments tiennent en réserve de précieuses indications pour ceux qui voudront suivre le sillon qu’il a tracé. Le même auteur a publié, en 1836, un article qui contient en substance tout ce que la science possède de plus important sur les grandes épidémies. Si ce travail, moins esclave des exigences du recueil qui en a eu les prémices, avait reçu tous les développements que l’auteur était, mieux que personne, en état de lui donner, je déclare, sans fausse modestie, que je n’aurais jamais eu l’idée d’écrire le présent livre[45].
Il résulte de cet aperçu bibliographique que je n’ai pas manqué de modèles, lorsque j’ai entrepris moi-même les recherches dont j’offre le produit au public médical. Mais il faut reconnaître qu’en France ce terrain a été peu cultivé, et le mérite des travaux que nous possédons en ce genre est un motif de plus de regretter leur petit nombre et leur concision. On n’en compte aucun qui puisse prendre le titre que j’ai choisi. C’est la seule priorité à laquelle on me pardonnera de prétendre.
Il est opportun, avant d’aller plus loin, de rectifier une fois pour toutes un vice de langage très-commun, qui n’a pas peu contribué à perpétuer la confusion des maladies populaires les plus opposées par leur nature.
Le mot peste (pestis des Latins, λοίμος des Grecs) est un terme générique sous lequel on a longtemps compris toutes les épidémies très-graves. Galien, commentant un passage d’Hippocrate, distingue l’épidémie et la peste. La première est celle dont les cas se multiplient, dans un pays et un temps donnés; la peste est une épidémie très-pernicieuse dont la mort est la terminaison ordinaire[46]. Dans ce sens, la grippe serait simplement une épidémie, et le choléra moderne prendrait le nom de peste.
Tite-Live mentionnant une maladie qui avait régné à Rome et dans les environs, la qualifie de pestilentielle, ajoutant qu’elle se prolongea longtemps sans devenir mortelle.
Lancisi, interprétant ce passage, ne reconnaît pas une véritable peste à cette bénignité insolite; et il juge en conséquence qu’il s’agissait probablement de fièvres paludéennes[47].
Il faut donc se méfier du mot peste qu’on lit dans les auteurs anciens, et qui a même été employé dans le sens figuré par les écrivains étrangers à la médecine, historiens, poëtes, orateurs. Ce n’est qu’à partir du VIe siècle que cette désignation a conquis le droit exclusif de représenter la peste d’Orient, inguinale ou bubonique.
Quoique la langue médicale soit devenue plus correcte, l’habitude est encore la plus forte, et il ne manque pas de médecins qui persistent invariablement à qualifier de peste toutes les grandes maladies populaires. Cette synonymie qui n’est excusable que dans le sens métaphorique, doit être sévèrement éconduite du vocabulaire orthodoxe, comme donnant, au point de vue historique et nosologique, une idée fausse de la nature des maladies qu’elle confond.
On connaît ce mot de Sydenham: La plupart des maladies aiguës viennent de Dieu, les maladies chroniques sont notre propre ouvrage. «Acutos dico, qui ut plurimum Deum habent auctorem, sicut chronici ipsos nos[48].»
Cette distinction pourrait être appliquée aux épidémies, divisées en deux grandes classes.
Les unes dépendent des vices de notre hygiène physique et morale, et nous devons, dans une certaine mesure, encourir la responsabilité de leur origine, de leur développement, de leur reproduction.
Les autres naissent par les seules forces de la nature, c’est-à-dire qu’aucune combinaison humaine ne peut en préparer et en provoquer l’explosion.
Celles-ci sont les grandes épidémies ou épidémies proprement dites.
Comme les anges exterminateurs des livres saints, elles s’abattent, quand l’heure a sonné, sur les réunions d’hommes et couchent dans la tombe des générations entières. Leur tâche accomplie, elles disparaissent sans qu’on puisse dire si leur retraite sera temporaire ou définitive.
Voici l’énumération sommaire des attributs caractéristiques que leur assigne l’observation.
Apparitions intermittentes à long terme, invasion soudaine, étiologie ignorée et sans rapport appréciable avec les causes communes, domination universelle, léthalité rebelle à tous les efforts de l’art, spécificité profonde, aspect étrange sans analogue parmi les maladies connues[49].
Tout est mystère dans ces fléaux extraordinaires, et c’est par là qu’ils se distinguent des petites épidémies. Celles-ci sont des maladies vulgaires, momentanément douées d’une force accidentelle de rayonnement. Leur source, leur extension et toutes les circonstances qui s’y rapportent, rentrent sous les lois communes de la pathologie. Je ne dirais pas la vérité tout entière, si je n’ajoutais qu’elles ont contracté certaines apparences insolites qui les rapprochent des grandes épidémies. Elles ont en effet dans leur constitution un je ne sais quoi qu’on s’accorde à désigner, faute de mieux, sous le nom d’élément épidémique.
Je n’ai point tracé, on peut m’en croire, un portrait de fantaisie des grandes maladies populaires. On en vérifiera la ressemblance quand je passerai en revue celles dont l’histoire nous a gardé le souvenir.
La première (car nos renseignements ne vont pas au delà), éclata au Ve siècle avant notre ère, et elle est restée célèbre sous le nom de peste d’Athènes. La dernière, fléau de notre temps, atteste, sous nos yeux mêmes, la réalité de ces épreuves terribles, infligées périodiquement à la famille humaine.
L’ensemble de ces épidémies représente un groupe nosologique qui, sous tous les rapports, mérite d’être étudié à part.
Je serai bref dans les notions générales qui vont suivre, et que j’aurai plus tard de nombreuses occasions de développer.
D’où proviennent les grandes épidémies? Cette question a servi de texte et de prétexte à bien des divagations arbitraires. L’imagination des auteurs, même les plus graves, n’a pas reculé devant des hypothèses bizarres ou extravagantes qu’on n’ose pas reproduire.
En désespoir de cause, on est allé chercher dans les régions sidérales ce qu’on ne trouvait pas autour de soi. L’action du soleil, de la lune, des conjonctions planétaires a été invoquée par l’astrologie ancienne qui a affiché si longtemps la prétention de résoudre le problème.
Peut-être faudrait-il un peu d’indulgence pour des folies qui se montrent encore dans ce siècle si justement fier de ses lumières. Les vieux astrologues n’ont-ils pas laissé des héritiers qui ont exhumé, au profit de l’étiologie cholérique, l’intervention de certaines planètes qui ne s’en doutent guère? Je sais bien que ce qui était, au moyen âge, un système publiquement enseigné dans les écoles, et défendu par de grands esprits comme une vérité démontrée, ne peut être aujourd’hui que la tentative isolée d’un cerveau creux en quête de ridicule. C’est notre invincible ignorance qui explique la force de reproduction de ces préjugés. Confions-nous, pour déchirer ce voile, aux promesses de l’avenir. Mais rendons hommage à la sagesse d’Hippocrate qui dédaignait les hypothèses et se renfermait dans sa formule du Quid divinum qu’on lui a tant reprochée parce qu’on ne l’a pas comprise.
Que gagne-t-on à mettre ces grandes maladies sous la dépendance d’un concours indéterminé d’influences telluriques, tant qu’on n’aura ni précisé leur nature et leur mode d’agir, ni surtout justifié de leur existence? Nul doute que la généralité de la cause ne s’accorde assez bien avec l’expansion sans limite de l’effet qu’on lui attribue. Mais ce n’en est pas moins une explication arbitraire qui échappe à tout moyen de vérification ou de contrôle.
M. Hecker défend avec chaleur l’étiologie cosmique qui attribue les épidémies aux grands troubles dans l’ordre physique. D’après lui, la coïncidence serait constante et trahirait un rapport de causalité.
Je veux bien admettre que dans les cas où ces influences déploient un certain degré d’intensité, leur intervention hâte ou favorise l’explosion d’une maladie imminente: mais je nie qu’elle ait le pouvoir de l’engendrer.
Une hypothèse qui invoque l’ascendant combiné des deux influences les plus générales et les plus actives qu’on puisse accuser de provoquer les épidémies, mérite d’être prise en considération, non pour lui reconnaître la valeur d’une vérité définitive, mais pour lui accorder une certaine part de probabilité scientifique. Cette théorie n’a pu être suggérée que par l’interprétation judicieuse des recherches et des rapprochements historiques que renferment les archives de la médecine.
D’après l’ensemble de ces données, M. le professeur Fuster a été porté à croire que le secret si vainement poursuivi des grandes épidémies pourrait bien être dans une combinaison indéterminée de causes cosmiques et d’influences morales et politiques[50]. Le concours de ces influences précéderait, d’après lui, avec une constance significative, l’explosion des grands fléaux populaires qui ont désolé le monde.
A l’appui de ce système, l’auteur s’est chargé de réunir les faits qui établissent la descendance légitime de ces maladies par rapport aux perturbations de l’ordre moral. Je ne le suivrai pas dans l’exposition habilement présentée de ces grandes crises. J’accorde volontiers que la coïncidence n’a jamais été en défaut depuis la peste d’Athènes jusqu’au choléra de notre temps.
Quant à la filiation qui relierait la génération des grandes épidémies aux influences cosmiques extraordinaires, M. Fuster en a emprunté les preuves à Noah Webster, physicien américain du commencement de ce siècle. Ce savant a réuni, depuis les temps historiques jusqu’en 1789, tous les documents relatifs à l’agitation désordonnée des éléments, tels que: éruptions volcaniques, tremblements de terre, comètes, météores ignés, chaleurs et froids excessifs, pluies et sécheresses insolites, tempêtes, apparitions de sauterelles, disettes, famines, etc. Après avoir rapproché les dates de ces phénomènes, des époques assignées à l’apparition des épidémies, il a vérifié que les deux faits n’ont jamais marché l’un sans l’autre, et il en conclut, un peu arbitrairement, que la production des épidémies est subordonnée à l’action de ces influences[51].
C’est par la conspiration de ces deux ordres de causes que M. Fuster essaie d’expliquer le mode de formation des grandes maladies populaires. L’auteur ne propose pourtant son système qu’avec réserve, et il serait le premier à reconnaître qu’il n’a pas prévenu toutes les objections. Je me contenterai de la suivante:
Quelle que soit la généralité d’action qu’on veuille bien attribuer à la double influence dont on suspecte les effets, elle ne saurait répondre à l’universalité des grandes épidémies. L’expérience prouve qu’elles ne se bornent pas à notre hémisphère, mais qu’elles se répandent, n’importe comment, dans toutes les parties du monde. Peut-on attribuer cette ubiquité à la combinaison des perturbations morales et météorologiques dont les causes doivent être si variables?
N’est-il pas évident d’ailleurs que cette étiologie laisse dans l’ombre un côté très-important de la question, puisqu’elle ne peut expliquer la spécificité originale des maladies qui en seraient le produit? Au VIe siècle, nous verrons éclater, à peu d’années de distance, la Peste inguinale, la Variole, la Rougeole. Est-il admissible que ces trois entités morbides, radicalement distinctes, soient l’œuvre de l’action combinée des mêmes facteurs?
En somme, l’hypothèse nouvelle proposée par M. Fuster serre le but de plus près, mais ne l’a pas encore atteint; et l’on peut se remettre à l’œuvre, en supposant que la solution désirée ne dépasse pas a tout jamais la portée de l’esprit humain.
Je ne viens pas, Dieu m’en garde, grossir le nombre de ces théories. Mais je me suis souvent demandé si ces causes qui exercent tant la sagacité des savants, ne proviendraient pas des mutations internes survenues dans les dispositions des masses, après une longue et inexplicable incubation. Ainsi éclateraient spontanément les affections populaires, comme on voit survenir la maladie sporadique chez un individu préparé à son atteinte.
L’étude des sociétés humaines, dans le temps et dans l’espace, démontre que chacune d’elles a son tempérament, son idiosyncrasie, sa constitution apparente, son activité intérieure, ou, pour parler comme Barthez, ses forces agissantes et ses forces radicales.
C’est dans l’ensemble de ces rapports et dans la proportion variable des facultés qu’ils traduisent, que réside la vie sociale, tantôt expansive et vigoureuse, tantôt énervée et languissante; ici réfractaire aux influences mauvaises, là fatalement condamnée à les ressentir.
Quand les populations sont profondément modifiées, elles offrent aux épidémies une proie plus facile, et c’est bien moins dans les agents extérieurs que dans l’activité intime de l’organisme qu’il faut en chercher la raison.
Mais je m’arrête parce que je m’aperçois que sous les apparences d’une explication, je m’en tiens strictement à l’expression des faits, et je m’empresse de passer à un autre point de vue.
La science est-elle parvenue à établir les lois qui régissent les explosions des épidémies nouvelles, leurs disparitions momentanées, leurs retours éventuels, leur extinction définitive? Je suis obligé de convenir que nous n’en sommes à peu près, sur ce point, qu’à la simple constatation des phénomènes. Or, l’observation ne nous apprend qu’une chose: c’est que ces grands fléaux sont heureusement rares et largement espacés dans la succession des siècles. C’est pour cela qu’on attend encore et qu’on attendra longtemps le Newton appelé à calculer les évolutions de ces étranges météores de l’ordre pathologique.
Sydenham pensait qu’une observation soutenue, à laquelle ne pourrait suffire la vie d’un homme, finirait par déterminer la marche de certaines maladies qui font le tour du globe et reviennent, avec les mêmes caractères, après un certain temps. Il les comparait aux comètes, et supposait qu’on fixerait aussi leur point d’arrivée et leur point de plus grand éloignement, suivant les temps et les lieux. Nous savons que cette conjecture du médecin anglais est loin encore d’être vérifiée dans les termes qui l’expriment.
Les chercheurs de causes finales ont émis l’idée que la vie collective des peuples se retrempe en quelque sorte dans ces violentes épurations; et que la civilisation, débarrassée, par ces ébranlements, des impuretés qui en retardent la marche, inaugure une ère nouvelle. Cette supposition, plus poétique que réelle, expliquerait au moins la rareté relative des grandes épidémies. Si elles s’étaient multipliées, comme les petites épidémies de l’ordre commun, ces prétendues épurations de notre espèce auraient bientôt abouti à sa destruction complète.
Que savons-nous sur le mode de propagation des épidémies? C’est ici que la féconde imagination des médecins s’est donné carrière. Mais ces hypothèses prématurées ont été promptement délaissées quand on les a surprises en pleine contradiction avec les faits. Je ne perdrai pas mon temps à reproduire cette insipide revue. J’aime mieux dire ce que nous apprend la simple observation, pure de tout alliage systématique.
Rien n’arrête la marche des grandes épidémies. Partout où elles se portent, elles frappent tous les âges, tous les sexes, tous les tempéraments, toutes les races, toutes les conditions sociales. On a remarqué cependant qu’elles sont plus fatales aux classes abruties par la débauche ou énervées par la misère.
Il est prouvé que ces maladies viennent de l’Orient à l’Occident, suivant le mouvement du système planétaire. C’est notre ignorance qui qualifie de caprices les inégalités bizarres de leur marche: autre inconnue à dégager!
Après avoir attribué leur extension au rayonnement d’un foyer infectionnel, imaginé pour les besoins de la cause, on a prétendu surprendre, dans la succession de leurs ravages, une filiation directe et continue qui relierait ensemble tous les cas morbides, comme les anneaux d’une chaîne.
Il est hors de doute que la contagion est leur compagne assidue, et quelques auteurs ont même voulu la leur associer comme un caractère inaliénable. La vérité est qu’elle ne remplit qu’un rôle secondaire dans le progrès de leur développement.
L’incohérence de la marche des grandes épidémies, les sauts et les bonds qui les transportent inopinément à des distances éloignées, sans toucher les intermédiaires, leurs retours sur les lieux qu’elles ont déjà visités, leur explosion instantanée sur les points opposés des cités populeuses: toutes ces considérations réunies rendent au génie épidémique, abstraction faite du mode virulent, sa complète indépendance. Dans leur course à travers le monde, ces fléaux cosmopolites se propagent par leur activité propre, en vertu d’une attribution primordiale.
Toute épidémie vraie porte avec elle un cachet dont elle ne se sépare jamais, et qui ne trompe pas l’œil exercé du médecin. Le groupe de symptômes qui la traduit est pathognomonique dans toute l’étendue du mot. Devant cette image indélébile, le diagnostic ne peut hésiter longtemps.
L’excessive gravité de ces symptômes est attestée par ce fait trop certain que l’art qui les combat avoue son impuissance absolue. Cette résistance aux méthodes et aux remèdes est un trait caractéristique.
Comment les épidémies cessent-elles? Quelle est la cause qui réduit graduellement le nombre et la léthalité des cas individuels, de telle sorte qu’on peut prédire le terme prochain de la maladie générale? Au moment où elle déploie toute sa fureur, on dirait qu’elle ne sera assouvie que lorsqu’elle aura épuisé toutes les victimes.
Jusqu’à ce jour (car rien ne garantit l’avenir), l’expérience est heureusement plus rassurante. Nous savons que les épidémies qui semblent avoir reçu la mission d’anéantir la race humaine, s’arrêtent devant une invisible barrière. Tout rentre enfin dans l’ordre accoutumé, et il ne reste de tant de désastres que les vides creusés par la mort, et le deuil des survivants qui pleurent leurs pertes.
Ce fait d’observation qui offre, par lui-même, un si haut intérêt, n’est pas facile à expliquer et a suggéré bien des hypothèses. Faut-il croire que le génie épidémique perd peu à peu son activité, à la manière d’un poison dont l’altération graduelle aurait atténué et détruit la vertu toxique? Seraient-ce les organismes qui finiraient par s’acclimater et supporteraient sans réagir des impressions irrésistibles dans l’origine? Est-ce dans une modification indéterminée de l’air qu’il faudrait rechercher ce secret? On sait combien cette étude est encore peu avancée malgré les efforts persévérants de la science, et je puis bien avouer que je ne suis pas complétement satisfait des vagues approximations qu’elle nous donne. Que d’espérances n’avait-on pas fondées, un moment, sur l’ozone et sa prétendue influence sur les épidémies! Que reste-t-il de ces travaux? Des résultats intéressants, sans application pratique.
Je ne pousserai pas plus loin ces considérations générales. Le moment est venu d’écrire l’histoire des grandes maladies populaires éteintes ou nouvelles, qui se reconnaissent à ce triple attribut: étrangeté des symptômes, domination universelle, léthalité indomptable. L’ordre de leur étude est naturellement indiqué par leur succession chronologique.
Voici les espèces que j’ai cru devoir comprendre dans ce groupe.
La peste d’Athènes, la peste Antonine, l’épidémie du règne de Gallus, la peste d’Orient, les fièvres éruptives nouvelles, la maladie gangréneuse du moyen âge, la peste noire du XIVe siècle, la suette anglaise, la syphilis, le choléra morbus de notre temps.
J’aurai l’occasion, chemin faisant, de mettre sous les yeux de mon lecteur quelques documents relatifs à certaines épidémies mentionnées par les vieux auteurs, qui nous ont laissé à deviner des énigmes nosologiques.
On s’étonnera peut-être de ne pas trouver dans l’énumération qu’on vient de lire, une épidémie qui a plusieurs fois parcouru le monde depuis le XVe siècle, sous les noms d’Influenza, Coquette, Petite-Poste, Follette, Tac, Horion, Grippe. Mon excuse sera facile.
La grippe n’est en réalité qu’une maladie vulgaire, connue de toute antiquité sous la dénomination de catarrhe. Depuis qu’elle a ostensiblement affecté la forme épidémique, elle s’est portée à plusieurs reprises dans toutes les parties du globe. Elle a donc de commun avec les grandes épidémies l’universalité de sa domination à un moment donné. Mais là se borne la similitude.
Sans doute, cette affection dont nous précisons nosologiquement la nature, renferme un élément qui nous échappe. «Nous ne connaissons le tout de rien,» a dit Montaigne. Mais nous pouvons la soumettre à l’analyse clinique et traiter avec assurance cette combinaison intime d’un double état nerveux et catarrhal. C’est ainsi que l’art dirigé par l’expérience peut se faire honneur de bien des succès qui lui sont interdits avec les grandes épidémies. Ce qu’il y a de nouveau dans la grippe, c’est son rayonnement illimité: mais elle est restée au fond ce qu’elle était sous les yeux d’Hippocrate.
M. le Dr Calmeil a décrit, avec toute l’autorité d’une science spéciale, les grandes épidémies de délire qui ont donné autrefois le navrant spectacle de toutes les défaillances de la raison humaine, de toutes les formes de la folie partielle, de toutes les perversions de la vie nerveuse[52].
C’est avec intention que j’ai gardé le silence sur cette classe de maladies. Outre que je ne pouvais songer à refaire ce qui avait été déjà si bien fait, il est évident que M. Calmeil ne prend pas ces mots: Grandes épidémies dans le sens que je leur donne. La démonomanie, la lycanthropie, la spectropathie, la chorémanie ou danse de Saint-Guy, le tarentisme, la théomanie convulsive, forment un groupe de névroses qui se séparent radicalement des épidémies vraies, non-seulement par leurs noms si expressifs, mais aussi par tous leurs attributs nosologiques. Quelle qu’ait été leur diffusion, on ne les a jamais qualifiées de pestes. C’est que leur origine doit être recherchée dans le monde des idées, et leur mode de propagation dans une faculté de l’instinct imitateur. Tantôt leur action porte sur l’intelligence et suscite les aberrations mentales les plus étranges. Tantôt elle retentit sur les appareils sensitifs et moteurs, et amène des troubles fonctionnels dont la gravité apparente reste étrangère à toute altération anatomique appréciable.
Cette brève indication préviendra, j’espère, le reproche que j’aurais pu encourir par une omission préméditée.
ÉTUDE
SUR LES
MALADIES ÉTEINTES
ET LES
MALADIES NOUVELLES
POUR SERVIR
A L’HISTOIRE DES ÉVOLUTIONS SÉCULAIRES DE LA PATHOLOGIE
CHAPITRE PREMIER
DE LA GRANDE ÉPIDÉMIE DU Ve SIÈCLE AVANT L’ÈRE CHRÉTIENNE
(PESTE D’ATHÈNES)
La première épidémie bien connue, éclata à Athènes, l’an 428 ayant J.-C. Cette circonstance lui a valu le nom qu’elle porte et qui semble la confiner exclusivement dans cette circonscription locale. J’aurai bientôt à redresser cette erreur trop répandue, même parmi les médecins. Nous verrons alors que les documents historiques précisent son point de départ, signalent particulièrement sa station meurtrière dans la capitale de l’Attique, mais en indiquent plusieurs autres, et ne fixent pas de terme à sa propagation ultérieure. Elle inaugure donc, au moins pour nous, l’entrée en scène de ces épidémies cosmopolites qui se remplacent dans le cours des âges, et infligent un tribut inexorable à la famille humaine. Ce n’est pas sans regret que nous sommes condamnés à resserrer nos études dans une période relativement aussi limitée de notre histoire; mais nos informations dignes de foi ne remontent pas plus haut. Les ténèbres qui voilent les temps antérieurs, l’insuffisance ou le défaut de traditions authentiques, refusent à la science une base solide d’observations. On découvre sans doute, en feuilletant les vieilles chroniques, les récits épars de quelques épidémies qui attirent et retiennent l’attention; mais ils manquent de précision technique, et leur forme trahit l’inexpérience médicale de leurs auteurs. On peut bien essayer, sur la nature des maladies qu’ils signalent, quelques hypothèses plus ou moins vraisemblables; mais le lien qui les unit à la série nosologique nous échappe. Ce sont des matériaux certainement très-précieux qu’il nous est interdit de mettre à leur place dans le système de la pathologie.
Si l’histoire médicale des époques lointaines reste muette ou bégaie quelques réponses timides quand on l’interroge sur ces grandes commotions de la santé publique; si elle a légué aux Œdipes de l’avenir bien des énigmes restées indéchiffrables, une bonne fortune inattendue nous a valu les renseignements les plus exacts et les plus détaillés sur la célèbre maladie qui fait le sujet de ce chapitre.
Thucydide résidait à Athènes lorsque l’épidémie s’y déclara. Il en fut atteint lui-même, et n’en réchappa que par une faveur du sort. Ému par tant de désastres, il conçut la généreuse pensée d’être utile aux populations menacées en racontant ce qu’il avait vu. Il ne se contenta pas de retracer les navrantes péripéties du drame dont il avait contemplé les scènes avec ce sang-froid que donne l’habitude du champ de bataille. Il prit d’une main ferme la plume médicale, et décrivit l’horrible maladie avec une finesse d’observation qui pourrait encore servir de modèle. En rédigeant ce récit, l’illustre écrivain n’enrichit pas seulement, d’une admirable page, son histoire magistrale de la guerre du Péloponèse. Il fit de plus une bonne action, et la science lui doit de la reconnaissance pour avoir suppléé, par ce document unique, à l’inexplicable mutisme des médecins témoins, comme lui, de l’épidémie régnante. C’est vainement, en effet, qu’on cherche dans leurs écrits, une trace de cette catastrophe sans précédents. Thucydide nous apprend qu’ils furent prodigues et victimes de leur dévouement, pendant la durée de l’épidémie. Cet honorable témoignage excuse, sans la justifier, leur étrange abstention. Serait-ce que ces révolutions passagères et accidentelles dans l’ordre pathologique semblables à certains météores fugitifs et mobiles du monde physique, étaient censées alors éluder les lois générales qui règlent la marche habituelle et permanente des phénomènes de la nature vivante? Et dans cette persuasion, la science, encore à ses premiers rudiments, se croyait-elle le droit d’abriter son indifférence derrière l’adage vulgaire: rara non sunt artis? Hippocrate venait cependant révéler les grandes perspectives que l’étude des maladies populaires ouvre à l’art de guérir. Mais son enseignement n’avait pu encore porter ses fruits; et on peut affirmer que, sans la bonne inspiration de Thucydide, le souvenir de ce mémorable épisode ne serait pas venu jusqu’à nous[53].
Quatre cents ans plus tard, Lucrèce, ce brillant poëte, qui partageait sa vie entre les lettres et les sciences, fut frappé de la lugubre majesté du sujet, en relisant la relation de l’historien grec, et se mit à l’œuvre pour en reproduire les traits principaux. Ce tableau où il a prodigué les plus vives couleurs de sa palette (ut pictura poesis), couronne noblement le dernier chant de son poëme De natura rerum. On y voit résumés avec une rare flexibilité d’accents, les symptômes variés de la maladie; sa marche rapide et menaçante, les effroyables mutilations qu’elle provoquait, toutes les phases, en un mot, de cette lutte impuissante contre la douleur et la mort. Jamais la médecine n’avait revêtu d’une forme plus élégante ses images réputées ingrates ou hideuses. J’ajoute que cette alliance inusitée avec la poésie, loin d’altérer la vérité des faits, lui a donné au contraire plus de relief et d’éclat.
Les diverses traductions françaises du récit de Thucydide laissent, en général, beaucoup à désirer. Je me suis efforcé d’en éviter les défauts, et je crois pouvoir garantir au moins l’exactitude médicale de la version que je donne. J’aurais pu, à la rigueur, me contenter d’extraire la description des symptômes qui remplissait mon but. Mais je me suis fait un scrupule de rien retrancher à ce tableau de maître dont les détails concourent à l’harmonie de l’ensemble, et qui représente, par sa date et le fini de son exécution, un véritable monument dans l’histoire générale des épidémies.
Je laisse donc la parole à Thucydide. Je chercherai ensuite le sens médical de son récit[54].
(L’AN 2 DE LA LXXXVIIIe OLYMPIADE—428 ANS AVANT J.‑C.)
«A l’entrée de l’été, les Péloponésiens et leurs alliés pénétrèrent par deux points dans l’Attique, comme l’année précédente, sous la conduite d’Archidamus, fils de Zeuxidamus, roi des Lacédémoniens; et après avoir dressé leur camp, ils se mirent à dévaster le pays. Peu de jours après, une maladie éclata à Athènes. On assurait qu’elle avait déjà sévi à Lemnos et dans plusieurs autres lieux. Mais ce qui est certain, c’est que, de mémoire d’homme, on n’avait vu nulle part une épidémie aussi meurtrière. Les médecins étaient désarmés devant un mal qu’ils ne connaissaient point, et la mort les frappait d’autant plus qu’ils soignaient plus de malades. Contre un fléau qui déjouait tous les efforts humains, il ne restait, pour dernière espérance, que la prière au pied des autels et le recours à l’assistance des dieux. Mais tout cela fut inutile, et dès lors les habitants d’Athènes, se sentant inévitablement voués à la mort, se résignèrent à leur destin, sans rien tenter pour le conjurer.
»On prétend que l’épidémie commença dans l’Éthiopie, située au delà de l’Égypte. Bientôt après, elle gagna l’Égypte et la Lybie, d’où elle se propagea dans la plus grande partie des États du roi de Perse. Tout à coup elle s’introduisit dans Athènes par le Pirée, ce qui fit qu’on accusa les Péloponésiens d’avoir empoisonné les puits de ce quartier. (Il n’y avait pas encore de fontaines.) Bientôt la maladie envahit la ville haute avec un redoublement de fureur. Permis à d’autres, médecins ou non, de proposer des conjectures plus ou moins vraisemblables sur l’origine de ce désastre, et sur les causes dont le concours a été assez puissant pour le produire. Quant à moi, je vais raconter les faits tels qu’ils se sont passés sous mes yeux, afin que, si cette calamité devait se renouveler, ces renseignements exacts puissent venir en aide à ceux qui l’observeraient pour la première fois. Je suis d’autant plus autorisé à parler ainsi, que j’ai été atteint moi-même et que j’ai vu les autres malades.
»On est généralement d’accord pour reconnaître qu’il n’y eut guère cette année d’autre maladie. Celles qui se déclaraient ne tardaient pas à prendre tous les caractères de l’épidémie régnante[55]. Le plus souvent c’était au milieu de toutes les apparences de la santé, qu’on voyait, brusquement et sans cause appréciable, surgir les symptômes suivants.
»Le malade ressentait d’abord une chaleur excessive à la tête. Les yeux étaient rouges et enflammés. La langue et l’arrière-gorge prenaient rapidement une couleur sanglante. L’haleine était horriblement fétide. Bientôt survenaient des éternuments répétés, et la voix prenait un timbre rauque. Peu après, le mal gagnait la poitrine et provoquait une toux violente: lorsqu’il se fixait sur l’estomac, les malades avaient des nausées et vomissaient, avec de vives douleurs, des flots d’humeurs bilieuses, comme disent les médecins. La plupart étaient tourmentés par un hoquet incessant, accompagné de violentes convulsions, passagères chez les uns, plus tenaces chez d’autres. La peau n’était ni chaude au toucher, ni jaune, mais rougeâtre, livide, et se couvrait de petites pustules et d’ulcères[56]. L’ardeur intérieure qui consumait les malades était telle qu’ils ne pouvaient supporter les plus simples vêtements ni la moindre couverture: ils préféraient rester entièrement nus et aspiraient à se plonger dans l’eau froide. Il y en eut un grand nombre qui, trompant la vigilance de leurs gardiens, se précipitèrent dans les puits pour tâcher de calmer les tourments de leur soif. Du reste, on avait constaté que ceux qui buvaient largement n’étaient pas plus soulagés que ceux qui étaient privés de boisson. L’agitation ne laissait pas un instant de repos. L’insomnie était constante. Chose digne de remarque! les progrès de la maladie n’épuisaient pas les patients qui soutenaient, au contraire, la lutte avec plus de vigueur qu’on ne l’aurait supposé. Aussi la plupart ne succombaient à l’ardeur dont ils étaient dévorés que vers le septième ou le neuvième jour, conservant encore un reste de force. Chez ceux qui dépassaient ce terme, le mal s’emparait du bas-ventre et provoquait l’ulcération de l’intestin, suivie d’énormes déjections alvines qui amenaient un affaiblissement mortel[57].
»C’est ainsi que la maladie, qui commençait par la tête, finissait par s’étendre des parties supérieures à tout le reste du corps. Quand les sujets avaient pu résister à ces terribles assauts, le mal se portait sur les extrémités, et la gangrène dévorait les organes génitaux, les doigts des mains et des pieds. Chez plusieurs ces parties mortifiées se détachèrent, et la guérison s’ensuivit. D’autres survécurent à la destruction de leurs yeux. On en vit qui, entrant en convalescence, avaient complétement perdu la mémoire. Ils n’avaient plus conscience d’eux-mêmes et ne reconnaissaient pas leurs amis.
»Cette effroyable maladie, dont aucune expression ne saurait rendre l’idée, dépassait, par sa violence, la portée des forces humaines. Mais ce qui prouve bien qu’elle différait essentiellement des maladies ordinaires, c’est que les oiseaux de proie et les autres animaux qui se repaissent des débris de l’homme, se tinrent éloignés des nombreux cadavres qui gisaient sans sépulture. Ceux qui y touchèrent furent aussitôt terrassés. Il est de fait qu’on ne voyait aucune de ces espèces d’oiseaux ni à l’entour des corps morts, ni ailleurs. Les chiens, vivant en compagnie de l’homme, rendirent, par cela même, plus frappante la particularité que je signale.
»Telle est la description générale de cette maladie, et je passe à dessein plusieurs formes plus ou moins affreuses qui se diversifiaient, suivant les individus. Pendant tout ce temps-là, les maladies communes cessèrent de se montrer à Athènes. Toutes celles qu’on voyait, portaient invariablement le cachet de l’épidémie.
»La mort n’épargnait pas plus les malades les mieux soignés que ceux qui étaient dénués de tout secours. On ne pouvait compter sur l’efficacité d’aucun remède; car ce qui paraissait avoir été utile à l’un, était nuisible à l’autre. Les personnes robustes ou chétives étaient également frappées. Rien ne pouvait préserver des atteintes de ce mal. Ce qu’il y avait de plus terrible encore, c’était que tous ceux qui se sentaient attaqués éprouvaient aussitôt un tel découragement qu’ils désespéraient de leur salut, et s’abandonnaient eux-mêmes sans rien faire pour se soustraire à la mort.
»Il faut savoir que la maladie se communiquait à ceux qui approchaient les malades, comme cela arrive aux animaux en temps d’épizootie; et ce fut là la cause principale de l’extension de la mortalité. D’une part, les citoyens épouvantés du danger de ces contacts, refusaient de se porter secours mutuellement, et les malades mouraient dans l’abandon. Aussi y eut-il bien des maisons littéralement dépeuplées, parce que personne ne consentait à soigner leurs malheureux habitants. D’un autre côté, ceux qui se décidaient à affronter la contagion, tombaient victimes de leur courage. Tel fut, en particulier, le sort de ceux qui, écoutant la voix de l’honneur, s’oubliaient pour se dévouer à leurs amis. Du reste, l’entourage des malades, dominé par l’horreur de ce spectacle, finissait par rester indifférent aux plaintes des mourants. Mais ceux qui avaient eu le bonheur de guérir, témoignaient la plus vive sympathie pour les souffrances des patients et le sort de ceux qui succombaient, soit parce qu’ils avaient éprouvé les mêmes maux, soit parce qu’ils étaient, dès ce moment, garantis contre une nouvelle atteinte. Car on avait remarqué qu’on n’était pas repris une seconde fois, du moins mortellement. Aussi les individus qui avaient réchappé étaient-ils, pour tout le monde, un objet d’envie: et eux-mêmes, dans l’ivresse de leur joie, se berçaient de l’espoir d’être désormais à l’abri de toutes les maladies.
»Le danger de l’épidémie était encore aggravé par l’affluence des gens de la campagne qui se réfugiaient dans la ville avec leurs bagages. Ces malheureux se trouvaient dans la situation la plus déplorable. Faute d’habitations suffisantes, ils étaient réduits à s’entasser dans de petites huttes que les ardeurs de la saison rendaient suffocantes. Ils y mouraient misérablement, étendus les uns sur les autres. Ceux qui avaient encore un reste de vie, se traînaient dans les rues et autour des fontaines, dans l’espoir d’apaiser leur soif. Les édifices sacrés qui avaient été disposés pour servir d’asile, regorgeaient de cadavres. Comme le fléau s’était montré inflexible, on avait perdu tout respect des choses saintes. Les lois qui réglaient de tout temps les sépultures furent également violées. Privés de leurs serviteurs moissonnés par la mort, et dépourvus de tout ce qui eût été nécessaire, les citoyens eurent recours à de coupables expédients. Les uns, s’emparant des bûchers qui avaient été dressés par d’autres, y déposaient le corps qu’ils portaient et y mettaient le feu. On en vit qui jetaient le cadavre sur celui qui était déjà la proie des flammes, et se hâtaient de prendre la fuite.
»Ce désordre moral, suite naturelle de l’épidémie, alla plus loin encore. On ne craignit plus de se livrer à des actes blâmables dont on aurait rougi dans toute autre circonstance. En voyant ces bouleversements soudains de la fortune, les riches subitement enlevés, les pauvres de la ville s’emparant immédiatement de leurs biens, on en concluait qu’on n’avait rien de mieux à faire que de jouir promptement, et sans frein, de ces faveurs imprévues du sort, dans la persuasion que tout cela allait s’éteindre avec la vie. Nul ne se préoccupait plus de projets honnêtes, en face de la mort qui menaçait d’en prévenir l’exécution. On ne recherchait, comme bon et utile, que ce qui flattait, à l’heure présente, les goûts et les passions; et dans cette voie, on n’était retenu ni par la crainte des dieux, ni par les rigueurs de la loi. Car on voyait la mort frapper indistinctement les personnes religieuses et les impies. Et, d’un autre côté, nul ne comptait vivre assez longtemps pour porter la peine de ses méfaits. A défaut du jugement des hommes, on savait que le Destin avait prononcé un arrêt irrévocable, et, avant de le subir, on était résolu à mener joyeuse vie jusqu’au dernier moment.
»En résumé, les habitants d’Athènes étaient sous le coup d’un double malheur: la mort faisant sa moisson dans l’enceinte de la ville, et l’armée ennemie portant le fer et le feu dans les campagnes.
»Dans ces douloureuses conjonctures, on se répétait naturellement une ancienne prédiction que les vieillards retrouvaient dans les souvenirs de leur jeunesse: La guerre Dorique et la peste viendront de compagnie. On se demandait, à ce propos, si c’était la peste ou la famine qui avait été annoncée[58]. Mais en pleine épidémie, on s’accorda à interpréter l’oracle dans le sens de la peste, dont on était alors témoin. J’estime néanmoins que si une nouvelle guerre Dorique venait à éclater, et qu’elle coïncidât, cette fois, avec la famine, on ne manquerait pas d’adopter cette explication. On racontait aussi que les Lacédémoniens ayant consulté l’oracle sur l’issue de la guerre, la réponse avait été que la victoire appartiendrait à ceux qui combattraient le plus vaillamment, et que le Dieu lui-même leur accorderait son appui. Or les événements présents paraissaient justifier, en tous points, cette prédiction. Car la maladie commença au moment même de l’entrée des Péloponésiens dans l’Attique; et c’est à peine si elle se montra dans le Péloponèse. Elle exerça principalement ses ravages à Athènes; et parmi les villes voisines, elle frappa, de préférence, celles qui renfermaient la population la plus compacte.
»..... A l’entrée de l’hiver, l’épidémie sévit de nouveau à Athènes. Non pas qu’elle eût complétement disparu; mais elle avait eu des temps d’arrêt. Cette reprise ne dura pas moins d’une année entière. La première invasion s’était prolongée pendant deux ans. On devine l’atteinte profonde qu’une pareille calamité porta sur les forces numériques de l’armée athénienne. Il périt environ quatre mille quatre cents fantassins et trois cents cavaliers. Quant à la mortalité du reste de la population, il est impossible d’en donner le chiffre. Je dois ajouter que de fréquents tremblements de terre furent ressentis à Athènes même, dans l’île d’Eubée, dans la Béotie, et notamment à Orchomène[59].»
Le récit qu’on vient de lire révèle toutes les grandes qualités de l’écrivain qui en a doté la postérité. On devait s’attendre à les voir briller dans la partie dramatique du sujet. Mais on s’étonne de retrouver, dans le tableau des symptômes, une précision de détails et une finesse d’observation qui feraient honneur à un homme de l’art. Nous avons reproché aux médecins, témoins de l’épidémie, d’avoir déposé leur plume au moment où le devoir leur prescrivait de la prendre. Serait-ce qu’après avoir eu communication de la relation de Thucydide, leur amour-propre aurait reculé devant les chances trop prévues d’une comparaison dangereuse?
Il n’en est pas moins vrai que l’illustre historien, qui portait dans toutes les questions sa sagacité naturelle, n’avait pas été poussé par sa vocation vers l’étude de la médecine. Il n’a donc pu tirer la conclusion didactique et pratique des faits qu’il avait observés. Nous lui avons bien entendu dire que cette maladie se distinguait, par son cachet insolite, des maladies vulgaires, et j’apprécierai plus tard la valeur du motif qui sert d’appui à cette opinion fort juste. Mais il n’était pas en mesure de pousser plus loin son analyse; et sa pénétration, en présence d’un problème de pathologie aussi complexe, ne pouvait tenir lieu des notions spéciales qui lui manquaient.
Mon commentaire va mettre en œuvre les matériaux qu’il a si artistement assortis. Le signalement qu’il a tracé est complet, et nous pourrons en dégager le diagnostic différentiel de la maladie d’Athènes comparée à celles qui s’en rapprochent par quelques caractères communs. La plupart des épidémistes ont traité cette grave question de nosologie avec une inexcusable légèreté. Sachant d’avance ce qu’ils voulaient croire à la fin de leurs recherches, ils ont arbitrairement exagéré la prépondérance de certains symptômes aux dépens de ceux qui ne se prêtaient pas à leurs préventions. A cet égard, nous aurons à redresser bien des torts. Nous devrons rappeler les vrais principes qui règlent, selon nous, la détermination de la nature des maladies, dans les limites permises par la certitude médicale. Après avoir réuni et interprété toutes les données de l’observation qui peuvent servir à éclairer le mode morbide dont nous cherchons le secret, nous serons en présence d’une maladie profondément spécifique qui réunit tous les attributs essentiels des grandes épidémies. Si nous ignorons ce qu’elle est, nous pourrons, en toute assurance, dire ce qu’elle n’est pas. Dans l’état actuel de notre science, la nosologie n’a pas encore conquis le droit de se montrer plus exigeante.
La première idée qui se présente, c’est qu’on trouvera de précieux renseignements dans les écrits d’Hippocrate, contemporain de l’épidémie. Le problème nouveau qui venait s’imposer à la pathologie humaine était digne de la plume qui inaugurait ces histoires des constitutions épidémiques, le plus beau fleuron de la médecine antique. Lors même qu’Hippocrate, retenu par les devoirs de sa pratique, plus impérieux encore aux approches d’un fléau menaçant, aurait dû renoncer à recueillir ses observations sur le théâtre même de ses ravages, les informations qui auraient afflué de toutes parts, dans son cabinet de travail, auraient emprunté au prestige de son nom une valeur nouvelle. Quelle belle page que celle qui aurait eu pour titre: «Thucydide commenté par Hippocrate!»
Le maître en a décidé autrement, ou peut-être ne serait-ce pas lui qui devrait porter la responsabilité d’une omission aussi inattendue. Personne n’ignore que la littérature contemporaine déplore d’immenses vides. Le hasard ou quelque volonté bien résolue a sauvé du naufrage certaines œuvres privilégiées. Mais combien d’autres ont péri sans laisser de traces! Les ouvrages manuscrits ne pouvaient se répandre et se perpétuer qu’à l’aide de copies dont la reproduction lente et dispendieuse était nécessairement très-limitée, et souffrait trop souvent de l’impéritie ou de la négligence des scribes. Un grand nombre de ces copies disparaissaient avant d’avoir été suffisamment multipliées, ou sans avoir franchi le rayon d’une publicité très-restreinte. D’autres sont parvenues à leur destination lointaine, mutilées et méconnaissables. On a admis longtemps, sur la foi du titre, l’homogénéité de la collection hippocratique; l’érudition moderne a rétabli la vérité. Tout le monde s’accorde aujourd’hui pour y découvrir des travaux de provenances très-diverses. Par la même raison, bien des œuvres décorées, à bon droit, de la signature d’Hippocrate, ont pu être détachées de ses livres, et n’y ont plus repris leur place. Faisons la part, l’histoire à la main, des incendies accidentels, des destructions volontaires, des vicissitudes politiques, etc., et nous n’aurons pas de peine à expliquer l’anéantissement de tant de trésors, prédestinés aussi à une courte vie, par la faiblesse de leur constitution matérielle. Si je fais ces remarques, c’est que je voudrais me persuader que l’écrit d’Hippocrate qui brille par son absence dans sa collection authentique, pourrait bien avoir eu le sort de beaucoup d’autres dont la perte est irréparable.
Cette supposition, toute personnelle d’ailleurs, est remplacée par des légendes dont la critique a fait justice, et que je dois néanmoins rappeler, en peu de mots, ne fût-ce que pour sauvegarder la vérité historique.
La plupart des biographes d’Hippocrate et les écrivains à la suite répètent de confiance qu’il se rendit à Athènes, en pleine épidémie, et qu’il prescrivit d’allumer de grands feux dans les rues et sur les places pour désinfecter l’air. L’auteur du livre de la Thériaque, à Pison, ajoute qu’il recommanda de mêler au combustible des fleurs odorantes et des huiles parfumées[60]. Cette mesure aurait eu, assure-t-on, les meilleurs effets.
Actuarius va jusqu’à affirmer qu’il employa avec un succès merveilleux un antidote dont il donne même la formule. La reconnaissance publique aurait décerné à l’auteur d’un si grand bienfait de magnifiques récompenses[61].
Il est pour moi une preuve sans réplique qu’Hippocrate n’alla pas à Athènes pendant le règne de la peste. C’est que Thucydide ne prononce pas même son nom et ne fait pas la moindre allusion à un événement qui aurait dû laisser, dans les souvenirs de ce temps, une trace ineffaçable. L’illustre écrivain déplore amèrement l’inutilité des remèdes tour à tour essayés, et l’impuissance absolue de l’art aux prises avec une maladie inconnue. Il déclare qu’il n’a rédigé ce récit, étranger à ses études ordinaires, que pour donner quelques indications utiles à ceux qui étaient menacés des mêmes épreuves. Comment croire qu’il n’eût pas salué l’arrivée du médecin le plus célèbre de l’époque apportant à une population décimée et en proie au désespoir un antidote souverain? Dans quel but le loyal et véridique chroniqueur aurait-il dissimulé un fait dont il aurait bien dû pressentir l’inévitable retentissement? Le silence qu’il a gardé est un argument qui dispense de tout autre.
Mais si on se place au point de vue purement médical, on peut hardiment affirmer que tout récit qui proclame le triomphe de l’art humain, en lutte avec une grande épidémie, est ipso facto convaincu d’imposture. Le médecin qui a suivi l’histoire de ces fléaux exterminateurs, et qui a vu à l’œuvre le choléra de ce siècle, ne se laisse pas prendre à de prétendus prodiges, si cruellement démentis par les réalités de la pratique.
Thucydide nous apprend que la peste qui n’avait pas complétement disparu se montra l’hiver suivant à Athènes. Cette recrudescence se prolongea pendant un an, ce qui porte à trois la durée totale de l’épidémie depuis son invasion. Que devient dès lors l’efficacité des conseils d’Hippocrate et de son héroïque antidote? A quel bienfait se serait donc adressée la reconnaissance expansive de la population athénienne?
Faut-il rappeler ici l’anecdote suivante déjà si connue? Artaxerce Longue-Main, touché du malheur de son peuple, envoya, dit-on, des ambassadeurs à Hippocrate pour implorer son assistance. Celui-ci repoussa fièrement les instances du grand roi, et les riches présents qu’on lui offrait en son nom, «ne voulant pas, dit-il, porter secours aux barbares qui sont les ennemis de la Grèce[62].»
Cette scène, qui a inspiré la peinture moderne, a été adoptée par les médecins comme un symbole de dignité professionnelle.
Quelques biographes ont allégué contre l’authenticité de ce fait, la jeunesse d’Hippocrate. L’objection n’est pas sérieuse. Hippocrate avait alors trente-deux ans environ, et le génie devance l’âge. Il est bien permis de croire que l’homme qui devait porter un jour le titre glorieux de Père de la Médecine, avait gagné d’un vol rapide les sommets de la renommée. Mais il est certain qu’il ne pouvait avoir à cette époque, comme on l’a dit, des fils et un gendre en état de répondre à l’appel des villes de la Grèce envahies par le fléau.
En résumé, on peut affirmer aujourd’hui que tous ces récits transmis de main en main sont de pures fables qui n’ont d’autre garantie que des correspondances notoirement apocryphes. La lecture un peu attentive des pièces annexées aux Œuvres d’Hippocrate, en démontre péremptoirement la fausseté[63].
Quelques médecins ne pouvant se résoudre à admettre qu’Hippocrate se soit abstenu de prendre la parole sur un événement pathologique si étroitement lié à ses études favorites, se sont persuadés que la maladie d’Athènes était désignée dans le passage suivant du livre III des Épidémies (4e constitution):
«Dans l’été on vit un grand nombre de charbons et autres maladies putrides, des éruptions pustuleuses étendues; chez plusieurs, de grandes éruptions d’herpès.»
M. le docteur Auguste Krauss prétend que ces diverses déterminations cutanées ne peuvent être que celles qui ont été décrites par Thucydide[64].
Il m’est impossible de partager ce sentiment et de fonder une conjecture plausible sur des éléments séméiotiques aussi insuffisants. Si Hippocrate avait voulu représenter ce type saisissant, cette physionomie originale de la grande épidémie, il n’aurait pas assurément réduit son commentaire à cette rapide et vague allusion. Il n’aurait pas simplement indiqué, comme en passant, un sujet aussi fécond en considérations médicales de premier ordre. La main qui a tracé le tableau de l’épidémie de Périnthe aurait reproduit l’image de la maladie d’Athènes, avec tous les traits du modèle, et il ne serait pas resté la moindre incertitude sur son identité.
Mais laissons ces questions d’érudition qui n’ont, à cette place, qu’un intérêt secondaire, et revenons à l’interprétation nosologique du récit de Thucydide.
Je dois, tout d’abord, avertir qu’on se ferait une fausse idée de la maladie qu’il dépeint, si l’on s’imaginait, sur la foi de sa désignation vulgaire, qu’elle n’a pas franchi l’enceinte de la capitale de l’Attique. C’est ainsi que l’histoire mentionne souvent, sous le nom de peste de Florence, la fameuse épidémie qui fit le tour du monde au XIVe siècle.
L’étiologie généralement accréditée qui l’attribue à l’encombrement provoqué par l’approche de l’armée lacédémonienne, semble justifier cette erreur. Dans cette hypothèse, elle ne représenterait qu’une forme spéciale de cette fièvre maligne que son origine infectionnelle a fait nommer, selon les cas, fièvre des prisons, des hôpitaux, des camps, des vaisseaux.
La vérité est que la maladie, partie de l’Orient, venait d’entreprendre un long voyage dont Athènes ne fut qu’une étape. Thucydide rapporte, comme un bruit public, qu’elle était née dans l’Éthiopie, et qu’elle avait dévasté l’Égypte et surtout la Perse, avant de fondre sur la malheureuse ville où il en fut témoin. Elle ne tarda pas à se propager dans le reste de la Grèce, et attaqua des corps de troupes qui assiégeaient, dans le même temps, quelques villes de la Thrace.
M. Littré fait remarquer judicieusement que, si on ne peut la suivre dans l’Italie et dans les Gaules, c’est qu’à cette époque reculée les écrivains manquent partout ailleurs que dans la Grèce[65].
Thucydide ne nous dit rien de la constitution atmosphérique antécédente, et on ne peut, par conséquent, apprécier la part d’influence qu’elle aurait pu exercer sur l’invasion de l’épidémie. Il note seulement que l’année fut remarquable par sa salubrité, ce qui donne à penser qu’on n’avait observé, pendant l’hiver précédent, aucune intempérie marquée. Dans le passage où il énumère les désastres de tout genre occasionnés par la guerre du Péloponèse, et qui s’étendirent, plus tard, à toute la Grèce, il mentionne des tremblements de terre, des éclipses de soleil, de grandes sécheresses, suivies de famines. Mais il ne signale ces événements que comme une fatale coïncidence, sans les rattacher à l’état de la santé publique. Les épidémistes, surtout à certaines époques, se sont beaucoup préoccupés de ces divers météores auxquels ils ont vaguement assigné un rôle étiologique, sur lequel la science conserve encore bien des doutes. Mais il est bon de prendre acte d’un fait qui est assez souvent l’avant-coureur des maladies populaires, pour qu’on soit autorisé à rechercher le rapport secret qui relie peut-être les deux phénomènes.
Au surplus, l’état de l’atmosphère indiqué par Hippocrate, pendant la même période, concorde parfaitement avec les données fournies par Thucydide.
«L’année ayant été australe, humide et douce, la santé fut bonne pendant l’hiver[66].»
Lucrèce se contente de quelques considérations générales sur l’origine des maladies épidémiques. D’après sa théorie, les germes morbides engendrés dans l’atmosphère, se répandent au loin et parcourent les diverses contrées qu’ils infectent au passage. Ils se mêlent aux boissons ou aux aliments dont l’homme fait usage ou bien ils pénètrent dans l’économie avec l’air inspiré[67]. Si le poëte n’a pas cru devoir appliquer ces principes à la maladie d’Athènes, c’est qu’il a tenu naturellement à éluder la partie la plus ardue de sa tâche.
Diodore de Sicile a été plus précis dans l’énumération circonstanciée des influences qui ont concouru, suivant lui, à la production de la mémorable épidémie.
Il raconte que les pluies abondantes qui étaient tombées pendant l’hiver, avaient laissé, sur bien des points, des eaux stagnantes. Les chaleurs excessives de l’été suivant avaient provoqué, dans ces eaux, une fermentation putride dont les émanations délétères avaient imprégné l’air ambiant. Les produits du sol, altérés par ces pluies insolites, ne renfermaient plus que des matériaux impropres à l’alimentation. D’un autre côté, les vents étésiens n’ayant pas soufflé à cette époque, comme de coutume, n’avaient pu tempérer l’ardeur dévorante de la saison. Aussi Diodore attribue-t-il la chaleur intolérable accusée par les malades, à la chaleur de l’air extérieur. Ce qui n’implique pas, dans sa pensée, que les organismes se mettaient en équilibre de température avec l’atmosphère, conformément aux lois de la physique ordinaire. Il veut seulement faire entendre que l’embrasement de l’air, combiné aux autres influences morbides, provoquait chez les sujets atteints, cette ardeur intérieure qui était, selon les théories du temps, le signe caractéristique de l’état putride[68].
Je n’ai rappelé ces conjectures étiologiques que parce qu’elles rentrent historiquement dans mon plan. Nous savons bien que les constitutions atmosphériques n’ont qu’une part bien obscure à réclamer dans la production des grandes épidémies, et que leur pathogénie doit être recherchée dans un autre ordre de conditions.
J’aurai dans le cours de ce livre, bien des occasions de renouveler cette remarque, et je demande grâce d’avance pour des redites difficiles à éviter dans un travail de longue haleine. Ce n’est pas un des caractères les moins curieux des épidémies qui courent le monde que cette espèce d’indifférence pour les modificateurs externes dont l’ascendant est si puissant sur la génération et le développement des maladies vulgaires. Par tous leurs côtés, les grandes maladies populaires paraissent s’émanciper des lois communes de la pathologie.
Aux temps du polythéisme tout phénomène dont on ne pouvait découvrir la cause naturelle était attribué à l’intervention directe des dieux. On simplifiait ainsi l’étiologie des épidémies extraordinaires. C’est Apollon qui passait, chez les Grecs, pour être investi, par délégation spéciale, du pouvoir de susciter ces grands fléaux, d’en prolonger à son gré le cours et d’en fixer le terme, lorsque sa vengeance était assouvie. C’est lui surtout qu’on s’efforçait de fléchir par des supplications et des cérémonies expiatoires.
Les prescriptions religieuses ne furent donc point négligées à Athènes, pendant ces jours de deuil. Tous les jeux furent suspendus, les temples étaient sans cesse remplis d’une foule éperdue implorant la fin de ses maux. Les bacchantes aux cheveux épars, célébraient les dionysiaques, mystères inexpliqués qui avaient la vertu d’apaiser la colère céleste. De longues processions sillonnaient le chemin d’Eleusis. Mais les dieux furent sans pitié, et les malheureux Athéniens, se voyant abandonnés, se résignèrent à leur sort, comme le dit Thucydide, sans rien tenter pour s’y soustraire.
Quand l’épidémie frappa, à l’improviste, ses premiers coups, la population folle de terreur, ne songea pas tout d’abord, à rechercher dans les sphères surhumaines l’origine de ce désastre. On accusa les Péloponésiens d’avoir empoisonné les puits du quartier qui avait été le premier envahi, et on crut expliquer ainsi la forme étrange et la marche rapidement mortelle de ce mal inconnu.
La croyance aux empoisonnements des eaux potables d’une ville ou d’une contrée était alors très-répandue, et on citait des exemples à l’appui. C’est par cet artifice, assurait-on, qu’avait été prise Cyrha, ville de la Phocide, peu distante de Delphes. Pausanias raconte que le général qui commandait le siége, avait donné l’ordre de jeter des racines d’ellébore dans le fleuve qui abreuvait les habitants. De violents flux de ventre se déclarèrent bientôt, et les assiégés renonçant à se défendre se rendirent à discrétion[69].
Ce préjugé n’appartient pas seulement à l’antiquité, et on le retrouve au moyen âge. Quand la peste noire éclata au XIVe siècle, les Juifs furent aussi accusés d’avoir empoisonné les fontaines et les puits, et devinrent, sous cet absurde prétexte, l’objet des plus cruelles persécutions[70].
Les siècles se remplacent sans rien changer aux passions humaines. N’avons-nous pas vu, en 1832, lors de la première invasion de l’épidémie cholérique, le peuple de Paris croire à l’empoisonnement de l’eau et de la viande débitée par les bouchers, et s’acharner contre les prétendus auteurs de ces maléfices?
Disons toutefois, après avoir maudit ces tristes égarements, que ce soupçon si avidement accueilli par la masse ignorante, au début des grandes mortalités, peut être expliqué par la forme arrêtée et identique des cas morbides qui rappelle trop fidèlement les effets ordinaires des poisons spécifiques.
Si on rapproche la maladie d’Athènes des pyrexies graves qui lui ressemblent, on ne peut se dissimuler, après en avoir bien étudié les symptômes et l’évolution, qu’elle a de grands rapports avec le typhus contagieux si bien décrit par Hildenbrand, un des représentants les plus éminents de l’école clinique de Vienne[71].
Ainsi, on y retrouve la tristesse et l’abattement dès l’invasion, de violents raptus fluxionnaires sur l’appareil respiratoire et les voies digestives; des vomissements de matières bilieuses; des gangrènes partielles, externes et internes, etc.[72].
Autre analogie. La peste d’Athènes, quoique essentiellement aiguë, pouvait dans certains cas reculer son terme fatal, en affectant la marche et la forme d’une maladie chronique.
Les suites du typhus prolongent souvent sa durée commune et se traduisent par un enchaînement de symptômes qui dérouteraient le médecin, s’il ne remontait à leur source. Ce sont tantôt des engorgements viscéraux ou des phlegmasies internes accompagnées d’une fièvre lente qui empêchent la restauration des forces et entretiennent un état de langueur tôt ou tard mortel. Tantôt l’épuisement graduel du malade s’explique par le défaut d’alimentation, la persistance d’une tristesse insurmontable, la survenance d’hémorrhagies, de diarrhées et autres évacuations débilitantes, l’insomnie opiniâtre, les sueurs nocturnes, etc. Le patient finit par succomber dans le marasme[73].
Telle était aussi l’image de la maladie d’Athènes lorsqu’elle dépassait sa durée ordinaire. Thucydide n’a pas mentionné cet ordre de faits qui sortait du cadre limité de son observation. Mais Plutarque nous en a transmis un exemple d’autant plus frappant que c’est Périclès lui-même qui en est le sujet.
Au milieu de la désolation générale, le grand homme se dévoua sans réserve et brava hardiment tous les périls. Le fléau semblait s’être acharné sur ceux qui lui étaient chers. Après avoir largement moissonné ses amis et ses proches, il avait enlevé sa sœur et Xanthippus, l’un de ses fils légitimes. Périclès avait supporté ces horribles épreuves avec une mâle énergie. Mais, lorsque l’impitoyable mort, comblant la mesure, lui ravit son jeune fils Paralus, qui ne survécut que huit jours à son frère aîné, sa fermeté, jusque-là inébranlable, fit place au plus violent désespoir, et à la vue du cadavre de cet enfant bien-aimé, il fondit en larmes pour la première fois de sa vie, et courut se renfermer dans sa demeure pour s’y livrer tout entier à sa douleur[74].
En temps d’épidémie, de tels déchirements sont trop souvent le prélude d’une atteinte mortelle. La population d’Athènes apprit tout à coup, avec stupeur, que le fléau venait de frapper le chef de l’État et mettait sa vie en danger. Mais la maladie ne se déclara pas chez lui, avec ce cortége de symptômes aigus et violents qui la manifestaient généralement chez les autres. Pendant sa longue durée, elle mina lentement ses forces et affaiblit même insensiblement, au dire de Plutarque, ce grand esprit qui avait fait l’admiration de ses contemporains.
Après de nombreuses alternatives d’amendement et de recrudescence, celui qui devait léguer son nom à tout un siècle, s’éteignit doucement, entouré d’amis qui avaient échappé à la contagion, et étaient venus recevoir son dernier soupir[75].
Ici se présente une question incidente qu’on me permettra d’examiner.
La version de Plutarque est-elle authentique, et faut-il croire, en effet, que la maladie avait porté atteinte aux facultés mentales de Périclès?
Nous avons appris par Thucydide que ceux qui guérissaient avaient complétement perdu la mémoire et ne se reconnaissaient pas eux-mêmes, ce qui dénote une impression profonde sur les fonctions du cerveau. Il n’y aurait donc rien d’invraisemblable dans l’adjonction de cet ordre de symptômes à la longue maladie de Périclès. Je me demande seulement si le fait historique est bien avéré.
Théophraste raconte que l’auguste malade, recevant la visite d’un ami, lui montra une amulette que des femmes lui avaient suspendue au cou, et il donne à entendre que son esprit devait être bien troublé, puisqu’il se prêtait à de pareilles faiblesses.
Ne peut-on pas supposer que Périclès a voulu témoigner, par cette crédulité apparente, le prix qu’il attachait à une marque de sympathie?
Ne sait-on pas, d’ailleurs, que les meilleures têtes ne sont pas toujours en garde contre certaines superstitions populaires? Cette foi aux talismans préservatifs ne s’est-elle pas perpétuée jusqu’à nous? Des auteurs très-sérieux n’ont-ils pas recommandé de porter sur soi, en temps de peste, des vessies pleines de mercure ou des tablettes d’arsenic?
Mais voici un fait qui suffit, selon moi, pour démentir l’insinuation de Plutarque.
Périclès allait mourir. Les principaux citoyens d’Athènes, groupés autour de son lit, et croyant n’être pas entendus, soulageaient leur douleur en racontant ses victoires et en énumérant ses trophées. «Ces exploits, dit le malade en se soulevant avec effort, sont l’ouvrage de la fortune et me sont communs avec d’autres généraux. Le seul éloge que je mérite est de n’avoir fait prendre le deuil à aucun citoyen[76].»
Je ne puis consentir à admettre que le mourant qui a proféré ces belles paroles, dans ce moment suprême, n’était pas en possession de toutes ses facultés.
Le souvenir de la fin de Périclès reporte la pensée sur un contemporain célèbre, qui ne quitta pas Athènes pendant ces jours néfastes, et resta invulnérable au milieu de tant d’hécatombes. Je veux parler de Socrate.
Claude Elien, qui nous a conservé ce détail historique, attribue cette immunité, qui n’est après tout qu’un fait vulgaire, à la vigoureuse constitution du philosophe, et à ses longues habitudes de tempérance[77].
L’expérience prouve que ces conditions de résistance aux influences morbides sont bien loin d’avoir la vertu prophylactique qu’on leur suppose; et dans l’espèce, Elien a oublié que, d’après la remarque expresse de Thucydide, les sujets les plus robustes, comme les plus chétifs, étaient également frappés.
La préservation de Socrate s’expliquerait-elle mieux par ce calme imperturbable qui fermait son âme à toutes les émotions vives, et le laissait impassible, en face du danger[78]?
Il est certain que la crainte, et en général les passions tristes, sont une prédisposition menaçante aux coups des maladies populaires; et bien des épidémistes n’ont attribué leur extension et leur mortalité qu’aux effets de la peur. Mais quoiqu’on ne puisse contester la vérité du principe, maintenu dans les limites assignées par l’expérience, il faudrait bien se garder d’en préjuger l’application dans tous les cas individuels. Pendant que Socrate respirait impunément cet air empesté et restait debout au milieu des mourants et des morts, Thucydide, qui n’en était plus à faire ses preuves de sang-froid et de courage, tombait à son tour, et la maladie ne lui laissait la vie, qu’après lui avoir infligé toutes ses tortures.
Je reprends l’appréciation des rapports que l’observation a pu constater entre le typhus et la maladie d’Athènes. La conclusion de ce rapprochement met en relief des différences qui empêchent de les confondre. L’éruption spéciale qui couvrait la peau de pustules ulcérées, la mortification des globes oculaires, des parties génitales et des extrémités, sans compter d’autres symptômes sur lesquels je n’ai point à revenir, appartiennent en propre à la peste antique, et assurent son individualité.
C’est cependant une opinion généralement reçue qu’elle fut engendrée par l’état de siége, et qu’elle n’est par conséquent qu’un exemple de plus de la fièvre de l’encombrement, dont la disette et les influences morales auraient redoublé l’activité.
Plutarque incrimine, sans hésiter, les mesures prescrites par Périclès et l’agglomération forcée des gens de la campagne dans l’enceinte de la ville[79]. Ce bruit populaire était perfidement exploité par les ennemis politiques du chef de l’État qui l’accusaient hautement d’imprévoyance, sans tenir compte des nécessités impérieuses de la guerre. Ce fut même un des griefs qu’on allégua pour lui retirer momentanément le pouvoir, qui lui fut rendu peu de temps après, sous la pression des événements.
Diodore de Sicile exprime la même conviction en termes moins affirmatifs. L’armée athénienne, décidée à ne pas combattre, se tenait renfermée dans la ville. Une multitude compacte et hétérogène s’y était réfugiée de toutes parts. Cette condensation dans un espace trop resserré devait provoquer une profonde viciation de l’air, et c’est probablement à cette cause (probabili ratione) qu’il faut rapporter l’horrible contagion qui se déclara[80].
Les modernes, je l’ai déjà dit, ont généralement adopté cette étiologie qui leur paraît ressortir avec évidence du concours des conditions au milieu desquelles la maladie éclata tout à coup, sans être annoncée par aucun signe avant-coureur. Préoccupés de la prédominance apparente de l’impression infectionnelle, ils ne se sont pas demandé si tous les éléments du fait pathologique, y compris l’ensemble de ses symptômes, concordaient avec cette interprétation.
Mertens, le savant historien de la terrible peste de Moscou, en 1770, fait remarquer que les effets ordinaires de l’encombrement dans une ville murée, rendent probable l’origine miasmatique de la peste d’Athènes qui n’est pour lui qu’une fièvre putride[81].
Le docteur Dalmas dit à son tour, que l’épidémie qui se déclara à Athènes pendant la guerre du Péloponèse, «était probablement une épidémie de typhus»[82].
Cette opinion, malgré ses nombreux partisans, ne tient pas devant les faits, et trahit un examen trop superficiel des termes de la question.
Lorsque la maladie éclata, l’agglomération était toute récente et la pénurie des denrées alimentaires ne s’était pas encore fait sentir. Les ennemis n’avaient pénétré dans l’Attique que depuis peu de jours, et c’est à peine s’ils étaient arrivés sous les murs de la métropole. Nous avons vu d’ailleurs que l’épidémie ne débuta pas dans la partie haute de la ville, qui était le véritable foyer de l’encombrement. C’est au Pirée qu’elle fit ses premières victimes, ce qui permet de soupçonner qu’elle y fut importée par voie de mer, les provenances des pays infectés ayant leur libre entrée dans le port. On sait, en effet, que, pour parer à l’insuffisance des récoltes, on avait fait venir d’Égypte et de Sicile de nombreux navires chargés de blé.
Il est vrai que les progrès du fléau accrurent la mortalité dans l’Acropole où les campagnards, obéissant aux ordres de Périclès, s’étaient entassés dans des réduits malsains. Les morts et les mourants gisant dans les rues, aggravaient l’infection de l’air; et l’horreur de ce spectacle redoublait l’épouvante de la population qui attendait sans cesse sa dernière heure. Nul doute qu’une pareille situation n’ait favorisé l’extension et les ravages de la maladie, comme il était facile de le prévoir. Mais on ne peut lui en attribuer la cause première, et Thucydide ne s’y est pas trompé.
Il ne faut pas perdre de vue aussi que l’épidémie ne resta pas confinée dans les murs d’Athènes; mais qu’elle envahit successivement les villes de la Grèce les plus populeuses, et principalement celles dont le commerce était le plus actif, ce qui revient à dire, en style du sujet, celles qui ouvraient à la contagion un accès plus facile.
La maladie d’Athènes était donc foncièrement épidémique dans toute l’amplitude du mot; et c’est en vain qu’on prétendrait la rattacher originellement à une infection locale. Cette idée n’a pu venir qu’aux médecins qui ont pris au pied de la lettre sa désignation historique sans se donner la peine d’en vérifier la justesse.
Mais l’épidémicité et la contagion, loin de s’exclure, comme l’ont avancé quelques systématiques, généralisant outre mesure certains faits exceptionnels, s’attirent au contraire, en quelque sorte; et le bilan funèbre d’une maladie populaire représente la résultante de ces deux influences combinées.
La peste dont je trace l’histoire, était éminemment contagieuse: on raconte que des généraux de Périclès, ayant conduit des renforts de troupes sous les murs de Potidée, dont on faisait le siége, l’expédition échoua, parce que les nouveaux venus, imprégnés des germes de la maladie d’Athènes, la communiquèrent à ceux qui les avaient précédés et dont l’état sanitaire avait été jusque-là irréprochable; et ils périrent presque tous[83].
La préférence de la mort pour les médecins et surtout pour ceux qui traitaient le plus de malades, n’a pas d’autre signification.
Thucydide va jusqu’à dire qu’une simple approche suffisait pour transmettre la maladie, ce qui est strictement vrai, et se traduit, dans la langue actuelle de la science, par l’halituosité du virus. Les animaux eux-mêmes en ressentaient l’action funeste et leur instinct les tenait à distance des débris humains qui exhalaient ces germes mortels.
Thucydide, peu familier avec ce genre d’observation qui, à la rigueur, pouvait être aussi une rareté pour la science contemporaine, ne cache pas son étonnement; et il en déduit que la maladie différait essentiellement des maladies ordinaires: conclusion prématurée, puisque le même fait, souvent vérifié depuis sous le règne de certaines épidémies, indique tout au plus leur gravité relative, sans rien préjuger sur leur nature.
Tite-Live rapporte que pendant une terrible épidémie qui couvrit Rome de deuil, l’an 174 avant Jésus-Christ, et qui avait été précédée d’une épizootie bovine, ni les chiens ni les oiseaux de proie ne touchaient aux cadavres qui gisaient sans sépulture[84].
Schnurrer a noté la même particularité dans l’histoire d’une épidémie qui régna à Copenhague, en 1523[85].
Boccace prétend s’en être assuré en 1348, lors de la peste de Florence:
«On n’apprendra pas, dit-il, sans surprise, un fait qui a eu bien des témoins, que j’ai vu moi-même et que j’aurais eu de la peine à croire, quoiqu’il m’eût été affirmé par des personnes dignes de foi. La contagion de cette maladie était si active qu’elle s’opérait, non-seulement d’homme à homme, mais, ce qui est bien plus fort, de l’homme aux animaux, de telle sorte que tout animal qui touchait un objet ayant appartenu à un individu malade ou mort de la peste, était frappé et mourait promptement. C’est ce que j’ai vu, comme je le disais, dans la circonstance que voici. On avait jeté dans la rue les hardes d’un pauvre homme qui avait succombé. Advinrent deux pourceaux qui, après avoir fouillé ces haillons avec leur groin, les saisirent entre leurs dents et les secouèrent sur leur museau. A l’instant ils se mirent à tourner sur eux-mêmes, comme s’ils avaient été empoisonnés et tombèrent morts sur place[86].»
L’auteur du Décaméron n’est pas tenu d’en savoir plus long. Mais outre que le fait qu’il raconte n’est pas aussi merveilleux qu’il a l’air de le supposer, il n’implique nullement la communication de la maladie de l’homme aux animaux. Ce qui est incontestable, c’est que les émanations qui s’échappent des cadavres ou des objets à l’usage des malades agissent, en pareil cas, à la manière d’un violent poison, sur les animaux qui les inspirent. Mais on ne peut en déduire rigoureusement que ces miasmes produisent, chez ceux-ci, une maladie semblable à celle dont ils proviennent et capable de se transmettre, par une véritable contagion, à l’homme et aux autres espèces animales.
Les médecins, comme il n’y en a que trop, qui professent des principes absolus en matière de communications morbides, pourront s’étonner que la maladie d’Athènes, douée d’une virulence si active, ait épargné le Péloponèse, malgré ses rapports inévitables avec les populations infectées. Quelles sont les barrières qui ont intercepté ou restreint la contagion? Il n’existait alors rien d’analogue à nos cordons sanitaires. L’hygiène publique devait méditer pendant de longs siècles avant de découvrir la vertu prophylactique de la séquestration. La salubrité proverbiale du ciel de cette contrée, dans ces temps reculés, a paru rendre raison de cette immunité imprévue; mais il faudrait être bien novice pour se contenter de cette explication.
Le fait est que les Péloponésiens ont été préservés; ce qui implique, de leur part, une disposition réfractaire à l’impression du contagium. A quoi tient ce défaut de réceptivité? Je ne me charge pas de répondre. Quand on a quelque expérience de l’épidémiologie, on est préparé à ces prétendues anomalies qui déjouent les prévisions de la règle générale. Les masses ont, comme les individus, leur mode de vitalité, leurs aptitudes morbides, leur résistance aux influences nocives. Il n’est pas plus surprenant de voir une population cernée par des foyers de contagion rester intacte contre toute prévision, que de voir un individu rendre à un varioleux ou à un pestiféré les soins les plus intimes, et rester invulnérable au sein de ces conditions si menaçantes.
L’invincible léthalité des grandes maladies populaires qui en est l’inséparable attribut, n’a pas failli à la peste d’Athènes, et l’art a vu tristement échouer tous ses efforts. Le nombre des décès fut énorme et traduit l’œuvre collective de l’épidémicité et de la contagion.
Thucydide ne nous a transmis que le recensement des victimes appartenant à l’armée, et il se rejette sur l’impossibilité de fixer le chiffre des morts de la population civile.
Diodore de Sicile l’évalue à plus de dix mille, ce qui, ajouté aux quatre mille sept cents notés par Thucydide, formerait, à peu près, un total de quinze mille[87]. Ce chiffre, quelque élevé qu’il soit, me paraît encore au-dessous de la vérité, si l’on part de cette supposition très-permise que la population, tant libre qu’esclave, a été proportionnellement aussi maltraitée que l’armée.
Demandons des renseignements à l’abbé Barthélemy, qui fait autorité en tout ce qui concerne la Grèce antique.
On comptait d’après lui, dans Athènes, plus de trente mille citoyens[88]. De ce nombre, on peut induire qu’il n’y avait pas moins de quarante mille esclaves[89]. Si on ajoute environ dix mille étrangers ou domiciliés[90], on obtient la somme de quatre-vingt mille habitants, momentanément grossie par la masse compacte des campagnards qui avaient cherché un refuge dans la ville.
D’un autre côté, Barthélemy nous apprend qu’il y avait dans l’Attique vingt mille hommes en état de porter les armes, et il est à présumer que Périclès avait requis pour la défense d’Athènes toutes les troupes disponibles[91].
Je ne crois donc pas m’éloigner de la vérité en portant à cent dix mille âmes approximativement la population agglomérée dans la ville, au moment de l’épidémie, et à vingt mille pour le moins, le produit général de ce relevé nécrologique[92].
La nouveauté de la maladie d’Athènes à son apparition, sa léthalité et sa résistance aux remèdes sont autant de caractères des grandes épidémies qui font préjuger d’avance sa profonde spécificité de nature.
Mais avant d’examiner cette difficile question, je demande la permission d’insister en peu de mots sur certains détails du récit de Thucydide qui sont susceptibles d’être diversement commentés.
On se rappelle que bien des malades, échappant à la surveillance de leur entourage, couraient se précipiter dans les puits. Au dire de l’historien, cette funeste détermination était parfaitement raisonnée: C’était, dit-il, pour éteindre l’ardeur dévorante de leur soif.
Je ne saurais y voir, quant à moi, qu’un acte de délire ou de désespoir. Ou bien ces malheureux obéissaient, dans le trouble de leur esprit, à une impulsion instinctive provoquée par l’intolérable chaleur qui les consumait; ou bien ils étaient résolus à terminer plus promptement leurs tortures.
Cette conjecture me paraît d’autant plus probable que la croyance générale à l’empoisonnement des puits les aurait détournés d’affronter ces boissons mortelles. Dans tous les cas, s’ils avaient eu toute leur raison, ils auraient été se désaltérer tout bonnement aux fontaines.
Mon avis est donc qu’il ne s’agit ici que d’une forme de suicide qui se rattache aux observations analogues consignées dans l’histoire des épidémies. Nous verrons plus tard Procope constater les mêmes faits pendant la peste de Constantinople au VIe siècle. Certains malades se précipitaient par les fenêtres; d’autres se jetaient dans l’eau; et le chroniqueur fait remarquer qu’ils n’étaient pas poussés par la soif, puisqu’un grand nombre allaient se noyer dans la mer.
D’après Bertrand, l’historien de la peste de Marseille en 1720, on voyait dans les rues bien des malades qui s’étaient jetés par les croisées. Dans d’autres épidémies, les délirants ont attenté à leur vie par la submersion ou la strangulation.
Autre remarque, que je soumets à mon lecteur.
Thucydide a noté que la maladie gagnait les extrémités et les parties génitales, dont la chute était suivie de la guérison.
Lucrèce s’est ici écarté de son modèle pour commettre une erreur qu’il ne sera pas hors de propos de relever. Il a imaginé que le chirurgien détachait les parties gangrénées à l’aide de l’instrument tranchant, et que le salut du malade dépendait de cette opération.
Thucydide se contente de dire que les malheureux privés (στερισκοντοὶ) des organes mortifiés, revenaient à la santé. Il ne fait pas la moindre allusion à une séparation artificielle.
Ce détachement spontané des parties sphacélées est un fait vulgaire dans l’histoire des affections gangréneuses. On a eu de nombreuses occasions de le vérifier, pendant le règne de certaines épidémies rapportées, avec plus ou moins de vraisemblance, à l’ergotisme. Et, pour le dire en passant, l’art paraît avoir fort mal suppléé la nature. Les chirurgiens impatients qui attendaient merveille de l’amputation, ont été bien vite détrompés et se sont empressés d’y renoncer. Il n’est pas douteux pour moi, d’après le témoignage de Thucydide et les termes qui l’expriment, que la nature faisait tous les frais de ces mutilations, au grand avantage des patients. Lucrèce a donc arrangé l’histoire quand il a écrit:
M. de Pongerville, son interprète, a traduit ainsi ces vers: «Les uns pour s’éloigner du seuil de la mort, livraient au fer tranchant la partie la plus noble de leur être[94].»
J’accorde que le savant académicien était lié par le texte. Mais je suis surpris qu’après avoir enrichi de notes explicatives le sixième livre du poëme latin, à propos de cette peste dont il reconnaît que la description «est presque entièrement tirée du second livre de Thucydide[95],» il n’ait pas cru devoir signaler, sur ce point, la divergence de Lucrèce.
M. le Dr Auguste Krauss exprime une autre opinion que la mienne, dans ses recherches déjà citées sur la peste d’Athènes. Il est aussi d’avis que les chirurgiens durent s’efforcer de prévenir par l’amputation les progrès de la gangrène qui menaçait, dit-il, de s’étendre à l’intérieur. D’après quoi, il donne raison à Lucrèce[96].
Il ne s’agit pas de décider ce qu’auraient pu faire rationnellement les chirurgiens; mais ce qu’ils ont fait, en réalité, d’après le témoignage le plus autorisé. Or il est évident que la présomption de M. Krauss, dont il n’allègue d’ailleurs que la vraisemblance, tombe devant la lettre du texte grec.
Thucydide déplore l’impuissance absolue de la médecine, et il eût été heureux de la réhabiliter au moins dans ses tentatives chirurgicales, appliquées à ces gangrènes critiques. Un seul mot suffisait, et sa réticence serait inexplicable. Il parle de visu, et son observation minutieuse n’aurait pas été en défaut sur un fait aussi saillant.
Une dernière réflexion doit trouver place ici.
Quelques traducteurs de Thucydide, étrangers à notre art, lui font dire que certains malades guérissaient après avoir perdu la vue.
Sprengel lui-même, faute d’attention, a pensé que la perte des yeux expressément notée dans ce récit, indique l’amaurose qui abolit la vision, sans altérer sensiblement la structure apparente de l’organe oculaire[97].
Cette interprétation est nettement démentie par les termes mêmes de Thucydide. Il ne s’est pas, en effet, borné à dire que les malades restaient aveugles. Il affirme qu’ils étaient dépouillés de leurs yeux (οφθαλμοι). Le sens de ce passage est d’autant plus clair, qu’il fait immédiatement suite à celui où l’auteur mentionne la mortification de certaines parties. Nous avons vu d’ailleurs que la maladie débutait par une violente ophthalmie; une simple lecture démontre qu’il s’agit d’une véritable gangrène des globes oculaires, et que la cécité consécutive n’était pas de nature amaurotique. Cette distinction, indifférente pour les gens du monde, puisque, en définitive, il y a également perte de la vision de part et d’autre, est d’une grande importance pour le nosologiste qui recherche avant tout la nature des maladies.
Ce mot me ramène à la question dont j’ai un moment suspendu l’examen, et que je me pose sans me dissimuler que je vais me trouver en présence d’un mystère qu’on ne peut guère se promettre d’éclaircir, quand on est bien résolu à ne pas se contenter d’à-peu-près.
Quelle idée faut-il se faire de la peste d’Athènes et du mode morbide dont elle est l’expression?
Il va sans dire que le point de vue des auteurs est très-variable, et qu’après avoir comparé la maladie ancienne avec celles qui s’en rapprochent le plus dans la pathologie moderne, ils ont tiré, de ce diagnostic différentiel, des conclusions très-discordantes. Ce défaut d’entente réfléchit la mobilité et l’inconsistance des principes qui dirigent trop souvent ce genre de recherches[98].
Ceux qui n’ont voulu voir que la rougeur de la peau, l’angine et quelques autres symptômes congénères indiqués par Thucydide, ont prétendu qu’il ne s’agissait que d’une scarlatine, préjugeant ainsi gratuitement l’existence de cette maladie dans l’antiquité[99].
D’autres, exclusivement préoccupés des éternuments, de l’ophthalmie, de la toux, de la teinte rougeâtre des téguments, etc., ont cru, sans plus de motifs, reconnaître l’image de la rougeole.
M. Rosenbaum, qui est à l’affût de tous les témoignages en faveur de l’antiquité de la syphilis, lui attribue la mortification des parties génitales, «observée, dit-il, dans la peste d’Athènes, comme dans la constitution épidémique d’Hippocrate[100].» Mon savant confrère n’est pas le premier à hasarder cette étrange opinion qui, malgré cela, n’a pas fait fortune.
Ces affirmations diagnostiques déduites de quelques symptômes arbitrairement groupés, ne sont pas dignes d’une réfutation sérieuse et tombent devant la simple lecture de la description de Thucydide.
Quelques médecins dont le sentiment mérite considération, soutiennent une thèse qui vaut la peine d’être examinée.
La peste d’Athènes n’aurait été, à les entendre, qu’une variole, et il faut convenir que le parallèle des deux maladies met en présence de nombreuses similitudes.
Des deux parts, éruption générale naissant à une période déterminée, et formation consécutive de croûtes; symptômes généraux portant sur les voies respiratoires et l’appareil gastro-intestinal, etc.
M. Théodore Krause, qui se flatte d’avoir recueilli un ensemble de documents démonstratifs de l’existence de la variole chez les anciens, a invoqué l’épidémie d’Athènes comme un nouvel argument, et identifié formellement l’éruption décrite par l’historien grec avec celle de la petite vérole[101]. Comme je crois fermement à la nouveauté de cette dernière maladie, j’aurai plus tard à faire valoir mes raisons et à justifier le dissentiment qui m’éloigne du médecin allemand. Je me borne, pour le moment, à prendre acte de quelques objections[102].
1o Les pustules varioleuses que nous connaissons ne se terminent pas par des ulcérations, mais restent pleines d’une sérosité puriforme jusqu’à la période de dessiccation.
2o Parmi les symptômes de la maladie d’Athènes, il en est de très-apparents qui n’ont été signalés par aucun nosographe dans la description de la variole: telle est, entre autres, la gangrène des extrémités, des parties génitales et des globes oculaires. Toutes les maladies qualifiées de malignes dont la faiblesse radicale est l’élément dominant, peuvent se compliquer de gangrène, la variole comme les autres. Mais c’est là une éventualité accidentelle qui n’entre pas dans le signalement de la fièvre éruptive, et qui d’ailleurs, le cas échéant, en diffère par le siége et la forme.
3o L’éruption de la variole est incontestablement critique dans son principe, quelle que soit son issue. Thucydide n’en fait pas la remarque pour l’éruption qu’il a observée. Ce contraste seul serait décisif pour tous les praticiens. Il me suffit de l’indiquer, parce qu’il est permis de soupçonner, d’après l’interprétation rationnelle des faits, que Thucydide, absorbé par la gravité constante de la maladie, n’a pas su démêler le caractère foncièrement résolutif de l’exanthème concomitant.
Je me crois donc autorisé à séparer la peste antique de la variole. Bien certainement le spectacle dont Thucydide a été témoin, n’est pas celui qui frappe nos regards dans les invasions de la maladie contemporaine, qui trompent si souvent encore la vigilance de la vaccine. Il est bien entendu que je ne parle que du tableau nosographique. Je n’ignore pas que quand la variole est déchaînée, elle ne le cède à aucune autre pour l’intensité de ses ravages.
M. le Dr Daremberg, si autorisé dans cet ordre d’études, a été frappé aussi de la ressemblance de la maladie d’Athènes avec la variole. Mais il ne s’est pas dissimulé que la physionomie habituelle de la fièvre éruptive de nos jours était, dans le portrait ancien, profondément altérée. Pour rendre raison de ces apparences insolites, il s’est arrêté à une sorte d’opinion mixte qu’il traduit en ces termes: «Jusqu’à preuve du contraire, la peste d’Athènes est une petite vérole compliquée de typhus, et même du typhus le plus grave, c’est-à-dire avec gangrène des extrémités et des parties génitales. C’est l’opinion de M. Krause, modifiée et complétée[103].»
Je regrette de ne pouvoir partager la conviction de mon érudit confrère, et je propose quelques objections qui attendent une réponse. Si je refuse mon adhésion, ce n’est pas uniquement parce que je proteste contre l’antiquité de la variole, mais aussi parce que les termes de la question me semblent un peu arbitrairement assortis.
Peut-on citer, dans l’histoire, malheureusement si riche, du typhus et de la variole, une seule épidémie résultant de leur association momentanée, qui rappelle, par ses traits essentiels, celle de l’antiquité.
Que le vice des conditions hygiéniques adjoigne, comme complication, l’élément typhique à une petite vérole épidémique et en modifie les symptômes, la marche, la gravité, cette éventualité n’excède pas la mesure des vraisemblances cliniques. Mais que cette combinaison accidentelle marque la fièvre éruptive de ce cachet original si nettement gravé par Thucydide, c’est ce que je ne puis retrouver dans les souvenirs de mes lectures, de mes entretiens avec mes confrères, ou de mon expérience personnelle.
Supposons, pour un moment, que la maladie eût surpris Athènes dans des conditions de salubrité plus favorables, oserait-on soutenir qu’elle n’eût été qu’une variole épidémique, en tout semblable à celle de notre temps, en admettant toujours, ce qui est loin d’être prouvé, que la fièvre exanthématique fît partie de la pathologie ancienne?
Quand on dit que les traits insolites qui la défigurent ne tiennent qu’à son association avec le typhus, on se met manifestement en contradiction avec les témoignages les plus précis qui nous montrent l’épidémie parcourant de vastes contrées sans rien perdre de son signalement, et ravageant un grand nombre de villes dont l’état sanitaire, au moment de l’explosion, était sans reproches. En changeant de milieu, la prétendue variole aurait dû reprendre son indépendance et déposer, si je puis ainsi dire, sa livrée d’emprunt. Et cependant, si nous la suivons dans sa course, nous la voyons toujours reproduire la même image, et frapper de surprise les médecins qui ne l’ont jamais vue. Telle elle était en partant de l’Éthiopie, son lieu de naissance, telle on la retrouve dans toutes ses stations, indifférente aux influences extérieures et se suffisant à elle-même pour son œuvre de destruction.
Thucydide nous apprend que le fléau éclata d’abord au Pirée, c’est-à-dire dans un quartier situé à quarante stades (huit kilomètres) de l’Acropole, et dans lequel il n’y avait pas le moindre indice d’encombrement, et par conséquent de typhus. Il ne nous dit pas que les premiers cas qui y furent observés aient sensiblement différé de ceux qui se multiplièrent plus tard dans la partie élevée de la ville. Or, l’interprétation de M. Daremberg implique que la variole, importée au Pirée, n’aurait pu s’adjoindre le typhus qu’après avoir gagné le foyer infectionnel. Jusque-là elle aurait dû garder sa physionomie ordinaire, et les médecins auraient revu, sans le moindre étonnement, une ancienne connaissance, à moins qu’on ne prétende, par surcroît d’hypothèse, que cette fièvre éruptive prenait alors possession, pour la première fois, de la famille humaine.
Je crois, en résumé, professer une opinion plus conforme à la logique des faits en assignant à la maladie d’Athènes, considérée dans l’ensemble congénère de ses symptômes, une place à part dans la série des entités morbides inscrites au cadre nosologique. Par son éruption si tranchée et soumise à des phases si régulières, elle appartient au groupe des fièvres exanthématiques. Nous venons de voir que les auteurs qui se sont proposé de l’identifier à des maladies connues, sur la foi de quelques analogies superficielles, n’ont tiré de ces rapprochements que des conclusions disparates et nosologiquement inacceptables. On me permettra de me prévaloir de leurs divergences au profit de mon propre sentiment.
M. Daremberg se plaint que, dans l’étude de ces questions historiques qui sont du ressort de la médecine, «on ne tienne pas assez compte des différences qui séparent l’antiquité de l’âge moderne. Les anciens, dit-il, n’observaient pas et ne décrivaient pas les maladies comme nous[104].»
Il n’est pas douteux que la détermination du siége des maladies sur le vivant, dans les cas où elle est possible, échappait souvent à nos devanciers, dépourvus de puissants moyens de précision. D’un autre côté, le silence forcé de l’anatomie pathologique les privait d’un précieux complément de diagnostic. Leur méthode d’exposition devait se ressentir, au moins dans les détails, de ces lacunes inévitables de la science. Mais ils n’en sont pas moins restés des modèles, dans la mesure de leurs ressources; et sur bien des points, sans en excepter la nosographie, nous ne les avons pas dépassés, si ce n’est peut-être par la prétentieuse prolixité de nos descriptions symptomatiques.
Le mode d’observation des anciens n’était pas, en réalité, aussi différent du nôtre que paraît l’indiquer M. Daremberg, et sa remarque exige au moins quelques restrictions. Mais j’admets avec lui que «des maladies identiques, au fond, ont pu, par suite de certaines circonstances et de complications qu’il est quelquefois possible de déterminer, se manifester dans l’antiquité, sous des formes un peu différentes d’elles-mêmes. Il ne faut donc pas se hâter de déclarer qu’une maladie ancienne n’a point d’analogues dans les temps modernes[105].»
La recommandation est aussi sage que judicieusement motivée. Mais à moins de renoncer à aborder et à approfondir ces problèmes historiques, il faut bien nous résoudre à faire usage des éléments qui sont entre nos mains, et à choisir parmi les solutions diversement probables, celles qui semblent s’accorder le mieux avec les faits. Pourquoi serions-nous, en pareille matière, plus difficiles que Tite-Live? «In rebus tam antiquis, disait-il, si quæ similia veri sint, pro veris accipiantur satis habeam[106].»
Que manque-t-il, après tout, à la description de Thucydide pour éclairer le médecin qui en recherche le sens? Les mœurs de son temps interdisaient les ouvertures de cadavres, et nous savons, après tant d’épreuves démonstratives, qu’il ne faut pas surfaire l’importance de ces documents posthumes appliqués aux grandes épidémies. Mais les nosographes modernes ont-ils jamais tracé un tableau plus vivant d’une épidémie à l’œuvre? Nous avons tous les jours sous les yeux des relations bien moins exactes, et nous n’hésitons pas à nous faire une opinion. La question archéologique, dans l’ordre médical comme dans tout autre, commande, j’en conviens, la plus grande circonspection. Mais est-ce à dire qu’on soit réduit à attendre du temps, de la découverte de quelque texte ignoré, etc., le fiat lux décisif? Avec de pareils scrupules, on n’oserait jamais toucher à ces problèmes, et le découragement arrêterait bientôt la plume la plus résolue. Faute du mieux, on dédaignerait le bien, et la science resterait en place dans la crainte de se fourvoyer en avançant.
M. Daremberg croit aux maladies éteintes et aux maladies nouvelles, et on peut être assuré que ce n’est pas sans de bons motifs[107]. Mais il n’a pas cru devoir faire l’application du principe à l’épidémie d’Athènes. Il a essayé de la rattacher à notre pathologie actuelle en la représentant comme l’incorporation intime et passagère de deux maladies bien connues. Mon lecteur décidera si j’ai été mieux inspiré en me séparant de lui sur ce point; et si, en défendant ma thèse, je suis resté fidèle à la réserve dont mon honoré confrère conseille prudemment de ne jamais se départir.
Des médecins qui ne doutent de rien ont imaginé de rapporter la peste d’Athènes à la fièvre jaune, sans plus de souci de la chronologie que de la symptomatologie comparée. Thucydide ne parle ni d’hémorrhagie, ni de jaunisse, ni de rachialgie, ni de déjections noires, phénomènes trop frappants pour qu’il eût omis de les signaler. A l’inverse, on ne trouve dans la fièvre jaune ni l’éruption ulcérée de la maladie d’Athènes, ni l’enrouement et la toux, ni les convulsions, ni les gangrènes des extrémités et des parties génitales, etc. Victor Bally, un des membres les plus éminents de la commission médicale, déléguée à Barcelone pendant l’épidémie de 1821, a pris la peine de comparer méthodiquement les deux maladies, et il a fait justice de cette inqualifiable fantaisie.
Reste maintenant à apprécier l’opinion qui confond la peste d’Athènes et la peste proprement dite. Je serai bref, me réservant de reprendre ce parallèle quand je traiterai de la grande épidémie du VIe siècle.
Ozanam étudie dans le même chapitre ces deux formes de maladies, sans avoir l’air de soupçonner, entre elles, la moindre différence[108].
Ce sentiment, comme il est facile de s’en assurer, est celui de la majorité des médecins. Le mot Peste (pestis, λοίμος), synonyme générique d’épidémie meurtrière, leur a donné le change, et cette première impression les a détournés d’un plus ample examen. Il est clair pourtant qu’en comparant les descriptions de la peste antique et de la peste de nos jours, on ne retrouve dans la première aucun des symptômes essentiels de l’autre. Les bubons, les charbons, les pétéchies sont les caractères extérieurs de la vraie peste, qualifiée d’inguinale ou bubonique[109]. Thucydide, si minutieux et si précis, n’en fait aucune mention. Les phlyctènes et les petites ulcérations consécutives qu’il décrit ne peuvent être assimilées aux charbons et aux bulles qui les précèdent souvent, puisqu’elles recouvraient toute la surface de la peau.
Inutile de dire que les deux maladies ont quelques traits communs; mais elles ne les doivent qu’à leur qualité de pyrexies malignes. Leur pathognomonie respective traduit des natures affectives bien différentes, et cette conclusion sera, je pense, suffisamment justifiée quand j’aurai dit qu’elle est adoptée par M. Littré[110], auquel je puis bien joindre M. Daremberg[111].
La maladie d’Athènes fit-elle sa première apparition à l’époque où Thucydide en fut témoin? Question insoluble dans l’état présent de notre histoire médicale. Les descriptions qui nous ont été transmises et qui se rapportent à des épidémies antérieures, sont trop vagues pour qu’on essaie de déterminer avec quelque certitude leur nature et leur vrai caractère.
Moïse nous a laissé le souvenir d’une grande épidémie qui ravagea l’Égypte l’an 2443 de l’ère ancienne. Mais sa description est trop concise pour qu’on puisse s’y reconnaître. M. Daremberg est d’avis qu’on ne «reste pas sans quelques doutes sur sa nature pestilentielle,» quand on examine les phénomènes qui précédèrent et préparèrent, pour ainsi dire, son apparition[112]. Ce qui ressort de ce récit, c’est la réunion d’une épizootie et d’une épidémie meurtrières, dont le principal phénomène, le seul du reste qui soit expressément mentionné par l’écrivain sacré, fut une éruption de petits ulcères avec phlyctènes «et erunt super homines et quadrupeda, ulcera, vesicæ effervescentes[113].» Cette éruption, ainsi caractérisée, rapprocherait, selon M. Daremberg, cette maladie, de celle de Thucydide, et j’avoue que je suis disposé, sous toute réserve, à partager cette conjecture.
On n’est pas mieux renseigné sur la peste de Troie, qui éclata sous le règne de Priam, 1285 avant J.-C. Il est probable qu’elle n’était que le typhus des camps, la peste de guerre, comme disait Huxham; mais il est impossible de mieux préciser, d’après la description trop incomplète d’Homère. Sénèque lui a consacré quelques vers dans sa tragédie d’Œdipe, ramage de poëte qui ne donne aucun détail dont nous puissions tirer parti.
L’an 2500 du monde, sous le règne d’Eacus, aïeul d’Achille, la ville d’Égine fut la proie d’une terrible épidémie. Ovide l’a chantée dans ses Métamorphoses et la description qu’il en donne a mérité les éloges de quelques savants, entre autres de Scaliger[114].
J’accorde que le tableau des ravages produits sur les hommes et les animaux par une influence morbide générale est tracé en très-beaux vers, et trahit même une vigueur de pinceau qui n’est pas dans les habitudes du poëte romain. Il énumère les phénomènes météorologiques qui ont annoncé et préparé l’explosion du fléau. Il rappelle que les chiens, les loups et les oiseaux de proie fuyaient les cadavres d’où rayonnaient au loin des principes contagieux (agunt contagia latè). Il note même quelques symptômes que nous avons retrouvés dans la peste d’Athènes: l’ardeur intérieure dès l’invasion, la rougeur de la peau, la soif dévorante qui attirait les malades autour des fontaines, le découragement dont ils étaient frappés aux premiers préludes du mal. Mais un médecin trouve peu à glaner dans ce récit où la fantaisie a peut-être autant de part que la vérité. Les signes positifs sont en trop petit nombre et trop faiblement dessinés pour qu’on puisse en dégager une caractéristique satisfaisante de la maladie qu’ils représentent. Tout ce qu’il est permis de conjecturer puisque rien n’indique le contraire, c’est que cette coopération du génie épizootique et épidémique contrasta par les bornes restreintes de sa sphère d’activité, avec l’expansion sans limites et la juridiction universelle des grands fléaux populaires.
Denys d’Halicarnasse parle d’une maladie épidémique qui apparut la quatrième année de la LXXIXe olympiade (461 ans avant J.-C.). Mais comme il ne dit pas un mot de ses symptômes, nous ne pouvons pas même émettre un soupçon sur sa nature: ce qui est d’autant plus regrettable, qu’elle n’avait précédé la peste d’Athènes que de trente-deux ans, et que ce rapprochement de dates n’était peut-être pas le seul qu’on dût établir entre elles[115].
L’irruption de cette épidémie avait été précédée, comme tant d’autres, d’une épizootie qui avait moissonné avec une fureur inouïe les chevaux, les bœufs, les chèvres et les moutons. (Pene omne quadrupedum genus absumpsit.) Après avoir dévasté la campagne de Rome, elle envahit la ville, qui n’avait jamais été, au dire de l’auteur, aussi cruellement éprouvée (Romani... pestilentia ut nunquam ante vexati). Le fléau frappa à coups redoublés sur les esclaves et la classe indigente, et la mortalité atteignit de telles proportions, qu’on dut emporter les cadavres par tombereaux, et qu’on prit le parti de jeter, en masse, dans le fleuve, les corps de ceux qui avaient appartenu à la partie la plus infime de la population. L’ordre des sénateurs perdit le quart de ses membres; et, parmi eux, deux consuls et la plupart des tribuns. L’épidémie qui avait commencé vers les calendes de septembre, se prolongea pendant tout le cours de cette année, n’épargnant ni sexe ni âge.
Quelle était cette maladie? On ne nous en fait connaître que la léthalité et la durée: éléments de diagnostic qui perdent toute leur valeur par leur isolement. Denys, dont les écrits renferment tant de renseignements qu’on chercherait vainement ailleurs, n’a pas cru devoir nous laisser un indice qui pût nous mettre sur la voie et justifier une conjecture quelconque. Encore un document complétement perdu pour la science qui n’est pas en mesure de suppléer à ces omissions irréparables!
Papon, l’historiographe de la Provence, a trouvé, dit-il, dans les annales de l’antiquité la plus reculée, la mention de vingt-deux pestes qui auraient précédé celle d’Athènes[116].
Cette assertion manque de pièces à l’appui et ne nous apprend pas ce que nous aurions intérêt à connaître. S’agit-il de petites épidémies resserrées dans le rayon de quelques localités isolées? Leur chiffre réel, dans cette supposition, devrait dépasser de beaucoup celui qu’on indique. A-t-on voulu, au contraire, désigner ces grandes maladies voyageuses qui terrassent, sur leur passage, des générations entières? Comme nous savons, par expérience, que leurs explosions sont généralement très-espacées dans la succession des siècles, on ne peut admettre que l’histoire en ait inscrit vingt-deux dans ses archives. Les premières de la série se perdraient dans la nuit des temps.
La vérité est que Papon ne s’est pas préoccupé un instant d’une distinction qu’il ignorait sans doute, faute d’études spéciales. Il s’est borné à prendre note, dans l’ordre de ses lectures, de quelques événements pathologiques, dont la somme, certainement inexacte, comprend, sous le nom commun de pestes, des maladies populaires qui n’ont aucun droit à cette appellation.
Fodéré, que son érudition si compétente en matière d’épidémies aurait dû mieux servir, n’ignorait pas que de nombreuses maladies populaires avaient été observées antérieurement à celle d’Athènes. Mais il a renoncé à pousser plus loin ses recherches, découragé peut-être par l’exiguïté des résultats qu’on en tire; et le fléau décrit par Thucydide est nommé le premier dans la «Revue chronologique des principales épidémies qui ont ravagé le monde[117].».
M. le docteur Guyon a été plus heureusement inspiré lorsqu’il a mis en œuvre les matériaux qu’un long séjour dans le nord de l’Afrique lui a permis de rassembler. Il en a composé une Histoire chronologique des épidémies qui se sont succédé dans cette contrée, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours[118]. Ce travail que j’ai déjà eu occasion de citer est d’une lecture attrayante; mais on regrette que les documents, si laborieusement groupés par l’auteur, n’aient pas eu une couleur plus médicale. La plupart se taisent ou passent rapidement sur les caractères symptomatiques des épidémies qu’ils mentionnent; et faute d’indices séméiotiques qui puissent éclairer leur nature, la maladie de Thucydide reste forcément isolée de celles qui l’ont précédée, sans que le lien qui l’unit sans doute à certaines d’entre elles se laisse même entrevoir.
Interrogeant à son tour les tables chronologiques de la peste, dressées par les historiens et les loïmographes les plus dignes de foi, M. le docteur Prus en compte quarante qui, dans le cours des douze siècles qui ont précédé Jésus-Christ, avaient désolé la Grèce, l’Italie, la Sicile, l’Afrique, la Syrie et la Turquie d’Asie[119].
Je n’examine pas si cette statistique mérite les reproches que Pariset ne lui a pas ménagés[120]. Mais M. Prus lui-même m’épargne la peine de lui opposer une objection dont on ne peut, dans l’espèce, contester la portée.
Les anciens (ce n’est pas la première fois que j’en fais la remarque) confondaient sous le nom de pestes ou de maladies pestilentielles toutes les affections qui entraînaient à leur suite une grande mortalité. Il n’est donc pas possible de distinguer les maladies qui cachent sous cette homonymie des modes intimes disparates, et sont souvent très-distantes dans la série nosologique.
Tout bien pesé, nous sommes obligés de fixer à l’an 428 avant notre ère l’introduction de la peste d’Athènes dans le domaine de la pathologie, et c’est elle qui, jusqu’à preuve contraire, ouvre la marche des grandes épidémies dont la race humaine est condamnée à subir le tribut intermittent. On ne peut certifier, il est vrai, que ce fût son début. Mais, dans l’hypothèse de quelque apparition antérieure, il faudrait au moins reconnaître qu’elle devait dater de bien loin, puisqu’elle n’avait laissé aucune trace dans les chroniques contemporaines. Nous avons vu que les médecins furent complétement déroutés en présence de ce sinistre inconnu, et qu’ils rejetèrent la défaite de l’art sur cette ignorance forcée. Thucydide lui-même ne se décida à déposer un moment le burin de l’histoire et à parler la langue de la médecine, que pour prévenir la surprise des populations que le redoutable fléau menaçait dans l’avenir.
La maladie que je viens d’étudier était donc une entité morbide nouvelle, et j’espère avoir prouvé qu’elle ne peut être identifiée avec aucune de celles qui ont pris rang dans la nosologie actuelle. L’heure venue, elle abandonne la scène, et cède sa place à d’autres qui semblent avoir reçu mission de continuer son œuvre sous une autre forme.
«La peste d’Athènes, a dit M. Littré, est une des affections anciennes aujourd’hui éteintes[121].» Telle est aussi ma dernière conclusion.
Plusieurs siècles vont s’écouler sans que nous entendions parler d’un de ces fléaux destructeurs, dont l’expansion n’a d’autre limite que celle de la terre habitée. Pendant ce long intervalle, la peste d’Athènes s’est-elle obstinément éclipsée? Il est probable que parmi les épidémies signalées par les historiens, sous la seule désignation de pestes, plusieurs ne sont que des retours de la mémorable maladie. Mais le défaut complet d’indications ne nous permet que cette conjecture analogique, et nous en sommes toujours à déplorer que l’exemple de Thucydide n’ait point eu d’imitateurs.
Le regret bien naturel que suggère la privation de tant de précieux éléments d’étude, est trop rarement tempéré par la découverte inattendue de quelques récits moins écourtés, qu’on peut consentir à commenter sans s’exposer à se débattre dans le vide. De ce nombre est la relation de l’épidémie qui attaqua l’armée carthaginoise, sous les murs de Syracuse, l’an 395 avant Jésus-Christ. Diodore de Sicile, à qui nous la devons, a bien compris que la mention d’un pareil événement ne pouvait servir les besoins de la science qu’en lui faisant connaître au moins les principaux caractères de la maladie. Le tableau qu’il a tracé a même paru, à certains médecins, assez complet pour qu’ils en aient déduit hardiment la signification nosologique.
J’avoue, pour ma part, qu’il me reste encore bien des doutes. Mais il n’en est pas moins utile de poser les termes du problème, dans l’espoir que des recherches nouvelles pourront l’éclaircir[122].
L’armée carthaginoise, campée devant Syracuse, venait de détruire le faubourg et de piller les temples de Cérès et de Proserpine lorsqu’elle fut atteinte d’une épidémie meurtrière. Diodore énumère avec sagacité les influences étiologiques dont le concours, d’après lui, aurait produit ce désastre. A la vengeance des déesses irritées qu’il n’oublie pas de faire intervenir, selon les idées du temps, il ajoute l’ardeur insolite de la saison, et l’agglomération de plusieurs milliers d’hommes dans un lieu bas et marécageux. «Locus ille palustris et concavus existit.» C’est même à l’insalubrité naturelle de cet emplacement qu’il attribue la maladie qui avait décimé quelques années auparavant les troupes athéniennes, pendant l’attaque infructueuse de la ville.
L’épidémie commença par les Africains dont les cadavres amoncelés gisaient sur le sol, et répandaient dans l’air ambiant des exhalaisons fétides. La mortalité fit des progrès rapides, et comme la maladie se communiquait à ceux qui soignaient les malades, personne n’eut plus le courage de les approcher. Pour surcroît de malheur, tous les efforts humains échouaient contre la violence et la rapidité presque foudroyante de ce mal.
Voici les symptômes qu’il présentait.
Au début, catarrhe, bientôt suivi de tuméfaction du cou; après quoi la fièvre s’allumait peu à peu, et les malades accusaient des douleurs dans le dos et un sentiment de pesanteur dans les jambes. Puis survenaient la dysenterie et une éruption de pustules (φλυκταιναι) sur toute la surface du corps.
Ces symptômes étaient les plus communs. Quelques individus pris d’un transport furieux avec oubli de toutes choses, couraient çà et là dans le camp et se ruaient sur tous ceux qu’ils rencontraient. Les malades expiraient le cinquième ou le sixième jour au plus tard, en proie à des souffrances atroces. Aussi tout le monde enviait-il le sort de ceux qui étaient morts en combattant.
Cette description nous montre une fièvre éruptive bien caractérisée, et quelques médecins y ont reconnu la variole. J’ai déjà prévenu que je n’en admets pas l’existence à cette époque, et je prie encore une fois mon lecteur de ne pas prendre de décision avant d’avoir entendu mon exposé de motifs. Je crois pouvoir dire, dès à présent, qu’au milieu des analogies qu’on fait valoir, on découvre, en y regardant de près, bien des différences essentielles.
Le catarrhe et le gonflement du cou, précédant l’invasion de la fièvre, n’appartiennent pas à la variole. Les deux éruptions comparées n’ont de commun que leur dissémination sur toute l’étendue de la peau. On serait sans doute trop exigeant si on demandait à Diodore des détails précis sur les phases diverses de la période éruptive jusqu’à la dessiccation. Mais il serait indispensable de bien définir les phlyctènes dont il parle. Littéralement ce mot ne peut être accepté comme synonyme de pustule. Peut-être désigne-t-il des bulles pareilles à celles du pemphygus. Est-il permis d’affirmer qu’il s’agit d’une variole avant d’être bien renseigné sur tous ces points?
Remarquons encore que celle-ci, dans ses invasions les plus malignes, n’emporte les malades que dans la période suppurante, le onzième jour et souvent plus tard[123]. Nous avons vu que Diodore fixe au cinquième et tout au plus au sixième jour la terminaison funeste de la maladie qu’il décrit. L’opinion que je combats doit, si je ne me trompe, se trouver un peu gênée par tous ces contrastes.
L’épidémie des Carthaginois était une fièvre éruptive comme celle d’Athènes. Mais son exanthème n’est évidemment pas le même que celui qui a été si nettement décrit par Thucydide. La violence de la maladie, la rapidité de sa marche, sa résistance au traitement, le délire, etc., sont des traits qui s’appliquent à toutes les épidémies malignes, mais qui n’excluent pas leurs caractères individuels et distinctifs.
Dans la pensée de Diodore, la maladie résultait de la double action des miasmes putrides et des effluves paludéens. Il est certain qu’une pareille combinaison, coïncidant avec l’agglomération des troupes, aurait expliqué l’apparition d’une grave maladie participant, à la fois, du typhus et de l’affection intermittente: sorte de composé morbide binaire dont les exemples ne sont pas rares dans les fastes de l’épidémiologie[124]. Le tableau des symptômes dément cette prévision. Sans doute on compte, parmi les prodromes du typhus, des indices marqués d’état catarrhal, comme dans la maladie dont je m’occupe et dans beaucoup d’autres. Mais la forme et le caractère de l’éruption sont bien différents dans les deux cas. Quand le typhus est très-grave, il s’accompagne généralement de parotides. Mais elles n’apparaissent qu’avec l’exanthème tacheté ou même plus tard; tandis que le gonflement du cou, signalé par Diodore, en supposant qu’il provînt d’un engorgement glandulaire, se montrait dès le début, avant la fièvre. La stupeur qui est, au dire d’Hildenbrand et de tous les praticiens, le symptôme «le plus essentiel, le plus frappant et le plus constant du typhus dans toutes ses périodes[125],» n’est pas même indiquée dans la maladie que je lui compare. La durée de celle-ci ne dépassait pas cinq à six jours. Le typhus se prolonge, au contraire, pendant deux semaines au moins, et c’est alors que certains actes critiques amènent la guérison ou la mort[126].
On pourrait objecter que le génie intermittent se mêlant, sous sa forme la plus grave, à l’état typhique, en a accéléré la marche et l’issue fatale. Mais ce ne serait ici qu’une vue théorique suggérée par l’action présumée des émanations paludéennes. Il va sans dire que cette question d’analyse clinique dépassait la compétence de l’historien qui n’avait pas qualité pour la poser.
Prenant donc le récit de Diodore dans sa teneur textuelle, je m’arrête à cette idée que si l’action des influences ambiantes a pu seconder, dans une certaine mesure, l’explosion et le développement de l’épidémie, il faut en rechercher la véritable origine dans une étiologie plus obscure. La spontanéité des fièvres éruptives est un fait d’expérience que le paradoxe pourrait seul contester. La maladie des Carthaginois a suivi la loi commune.
Celle dont les Athéniens avaient été antérieurement frappés, n’était pas la même, car Diodore n’aurait pas manqué de nous le dire. Il se contente de la désigner sous le nom vague d’affreuse mortalité (fœda strage), et il la rapporte formellement à l’action des marais favorisée par les conditions topographiques. Si cette interprétation est juste, ce qui n’a rien d’improbable, nous devons assigner une autre nature à la fièvre exanthématique que l’historien a jugée digne d’une description spéciale.
Cette maladie réunit quelques-uns des attributs des grands fléaux populaires: la léthalité invincible, qui déjoue tous les efforts de la médecine; la contagiosité qui la propage. Mais les circonstances mêmes au milieu desquelles elle se montre, excluent toute idée d’expansion illimitée, et on peut suppléer au silence de l’auteur en assurant qu’elle a dû naître et s’éteindre sur place. Elle mérite donc, dans le langage régulier de la science, la dénomination de petite épidémie.
Si nous la rapprochons des autres maladies analogues, groupées dans notre cadre nosologique, nous ne pouvons l’identifier avec aucune d’elles. Se présente-t-elle dans la relation de Diodore, avec sa physionomie habituelle? Est-elle modifiée par les complications accidentelles provenant de l’influence du milieu? Nous connaissons le caractère formidable de malignité que les fièvres éruptives de nos jours empruntent à leur association avec le typhus de l’encombrement ou l’affection paludéenne. Les fastes des armées en campagne renferment un grand nombre d’observations de ce genre. S’agirait-il d’une maladie vulgaire très-connue des anciens pathologistes, et que le génie épidémique aurait transformée momentanément en fléau inexorable? L’auteur a laissé sans réponse ces questions et bien d’autres qu’il aurait pu éclairer. Tradidit disputationibus eorum. Il serait imprudent de pousser plus loin ce commentaire.
Je n’ai qu’un mot à dire, et pour cause, d’une terrible épidémie qui vint s’abattre sur Rome l’an 819 de sa fondation, sous le règne de Néron (66 de J.-C.). Suétone se contente de la signaler en passant, et nous apprend qu’elle emporta, dans le cours de l’automne, trente mille Romains[127]. L’énormité de ce chiffre est le seul motif de la mention que j’en fais. C’est surtout en présence de pareilles catastrophes qu’on en veut aux historiens de leur inexplicable laconisme. Tacite insiste aussi sur la férocité inouïe de cette maladie; mais il s’abstient de tout renseignement médical. Personne n’était épargné; les maisons, les rues étaient encombrées de cadavres; et pendant tout ce temps le ciel resta toujours serein (Nulla cœli intemperies quæ occurreret oculis)[128]. Contraste souvent remarqué pendant le règne des épidémies, et qui ne laisse pas que de surprendre ceux qui prétendent les rapporter à l’étiologie externe! C’est dans ce passage, malheureusement si concis, que le grand historien flétrit par un de ces mots sanglants, dont il a le secret, la mémoire détestée de Néron: «Au milieu du deuil de toutes les classes de la population, la mort des chevaliers et des sénateurs paraissait moins regrettable, parce qu’elle les dérobait aux fureurs du tyran!»
On comprend que je n’ai pas la prétention de hasarder une opinion quelconque sur la nature d’une maladie dont on ne nous fait connaître que le nécrologe. En la recueillant dans mes lectures, je n’ai eu qu’une pensée: c’est qu’elle précède de moins d’un siècle une grande épidémie formant, après plus de six cents ans, un nouvel anneau de la chaîne qui commence à la peste décrite par Thucydide. En entreprenant cette étude, je suis encore réduit à répéter que ma tâche aurait été moins lourde, si les écrivains médicaux, mieux pénétrés des intérêts futurs de la science, avaient dispensé, d’une main moins avare, les matériaux qu’elle avait le droit d’en attendre.