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Étude sur les maladies éteintes et les maladies nouvelles: pour servir à l'histoire des évolutions séculaires de la pathologie

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CHAPITRE VI
DE LA GRANDE ÉPIDÉMIE GANGRÉNEUSE DU MOYEN AGE (MAL DES ARDENTS, FEU SAINT-ANTOINE).

Quatre cents ans environ s’étaient écoulés depuis l’avénement de la peste et de la variole, toujours liguées contre le genre humain, lorsque apparut, vers le milieu du Xe siècle, une horrible maladie dont les chroniques du temps nous ont conservé la hideuse image sous les noms expressifs de feu sacré, mal des ardents, feu Saint-Antoine, feu Saint-Marcel, feu d’enfer, etc.

Cette maladie, qui venait renouer la chaîne brisée des grands fléaux insolites, parcourut et dépeupla l’Europe pendant une interminable période, qui comprend les Xe, XIe et XIIe siècles, au milieu d’un concours inouï de calamités de tous genres. Ses ravages furent tels, que dans plusieurs contrées, les princes et les seigneurs, frappés d’épouvante, firent entre eux une sorte de pacte, «afin de détourner la colère du Ciel, en observant la paix et la justice»[476].

Les récits qu’on nous a laissés sur cette maladie sont si incomplets et si peu conformes, que la Société royale de médecine, dont la création eut pour motif principal «l’étude des épidémies et des épizooties», crut devoir provoquer des recherches dans le but de rapprocher les documents puisés à leur source, et de réunir toutes les données capables de répandre quelque lumière sur un sujet aussi important. En 1776, elle confia cette mission difficile à quatre de ses membres les plus distingués, Jussieu, Paulet, Saillant et l’abbé Tessier. De cette savante collaboration, sortit un travail remarquable qui débrouilla en partie ce chaos pathologique, sans donner toutefois le mot d’une énigme qui n’a pas encore été devinée. La plupart des rares écrits qui ont traité, dans la suite, le même sujet, ne sont qu’un emprunt mal déguisé, à l’œuvre des mandataires de la Société royale[477].

On sait que les mots feu sacré (ignis sacer) étaient employés par les médecins de l’antiquité, pour désigner métaphoriquement des maladies très-diverses, qui n’avaient d’autre trait commun qu’une sensation d’ardeur brûlante accusée par les sujets. Cette confusion du langage cause de grands embarras, lorsqu’on veut déterminer la nature comparée des maladies anciennes qui portent cette dénomination. Pour éclairer cette question nosologique, si mal posée et par conséquent si diversement résolue, il faut fouiller dans les vieux recueils, compulser et confronter les textes, et si l’on n’obtient pas tous les renseignements que l’on désire, on se met au moins en garde contre des affirmations trop absolues.

Les mots: feu sacré, qui reparaissent dans les récits des chroniqueurs du moyen âge, conjointement avec d’autres synonymes analogues, ont été pris dans le vocabulaire ancien, et ne préjugent rien sur les rapports nosologiques qui seraient censés rallier les unes aux autres, les diverses espèces de feu observées à des époques si distantes. Elles ne se rapprochent, en effet, que par la sensation de brûlure qui en est le phénomène subjectif le plus saillant. Ce symptôme ne peut avoir de valeur que par sa coexistence avec un ensemble d’indices congénères qui caractérisent la nature du mode morbide intime qu’il traduit.

Qu’on me permette de citer un exemple à l’appui de cette remarque.

Virgile a consacré un des plus beaux chants de ses Géorgiques à la description d’une épizootie, dans laquelle figurait une forme spéciale de maladie qu’il appelle ignis sacer. M. le professeur Bouisson a pensé, non sans de bonnes raisons, qu’il s’agissait de la maladie charbonneuse[478].

Après avoir dit que la toison des troupeaux était imprégnée d’un principe vénéneux dont rien ne pouvait la débarrasser, le poëte ajoute le détail suivant:

«Verum etiam invisos si quis tentarat amictus,
»Ardentes papulæ atque immundus olentia sudor
»Membra sequebatur, nec longo deinde moranti
»Tempore contactos artus sacer ignis edebat[479]

Ces élevures ardentes, ce feu qui dévore les membres des imprudents qui se sont revêtus de ces dépouilles infectées, rappellent à la fois, et les désordres provoqués dans les tissus, par la pustule maligne, et la contagion qui en est, chez l’homme, l’origine exclusive. L’ensemble des caractères, assignés par Virgile à la maladie épizootique, confirmé par l’énumération des influences qui ont participé, d’après lui, à sa formation, représente l’affection charbonneuse des herbivores, et précise, dans ce cas particulier, la nature de cette espèce d’ignis sacer. L’érysipèle gangréneux, que quelques médecins ont cru reconnaître, n’a ni les reliefs cutanés de la pustule maligne, ni sa transmissibilité[480].

Mais il ne faut jamais oublier, en lisant les anciens, que les mots feu sacré ont plusieurs sens, et qu’ils s’appliquent indifféremment à l’érysipèle, à l’herpès zoster et à quelques autres localisations dermatosiques qui s’accompagnent d’une chaleur plus ou moins vive.

Le plus vieux document que nous possédions, sur la maladie gangréneuse du moyen âge, est inscrit dans la chronique de Frodoard pour l’année 945. C’est là que l’antiquaire Sauval a pris tout ce qu’il en a dit lui-même. Voici la traduction littérale du texte de Frodoard:

«L’an 945, dans la ville de Paris et dans de nombreux villages des environs, la plaie du feu (ignis plaga) attaquait les membres et les consumait entièrement petit à petit, jusqu’à ce que la mort finît ce supplice. Quelques-uns survécurent, grâce à l’intercession des saints. Mais un grand nombre furent guéris dans l’église de Notre-Dame de Paris. Tous ceux qui purent s’y rendre furent sauvés. Le duc Hugues les nourrit à ses frais. Quelques-uns se croyant délivrés, tentèrent de revenir chez eux; mais ce feu se ralluma et ne s’éteignit de nouveau que par leur retour à l’église[481]

Sauval, qui donne un extrait de ce récit, ajoute que les habitants de Paris espérant se préserver ou guérir, quittaient la ville pour prendre l’air des champs; et les campagnards, au contraire, se réfugiaient dans Paris. D’après lui, rien ne pouvait résister à ce mal, et l’église de Notre-Dame, qui servait d’hôpital, contenait parfois plus de six cents malades[482].

On trouve encore dans le même écrit, le texte d’une ancienne charte de l’église de Notre-Dame de Paris qui prescrivait d’allumer six lampes toutes les nuits, devant l’autel de la Vierge, au lieu même où s’étaient rendus les malades atteints du feu sacré[483].

Rodolphe Glaber, dont la chronique va de 900 à 1046, nous apprend «qu’en 993 régnait parmi les hommes, une maladie meurtrière. C’était une sorte de feu caché (ignis occultus) qui attaquait les membres et les détachait du tronc après les avoir consumés. Chez un grand nombre, l’effet dévorant de ce feu s’opéra dans l’espace d’une nuit[484]

Voici comment Mézeray rend compte du même fait:

«En cette année (994) et les précédentes, un feu inconnu, que l’on nommoit mal des ardents, et qui avoit fait de grands ravages, se ralluma et tourmenta cruellement la France. Il prenoit tout d’un coup et brusloit les entrailles ou quelque partie du corps, et bien heureux qui en estoit quitte pour un bras ou pour une jambe! Le fléau fut cause qu’on fit de grandes libéralités aux églises des Saints, de qui l’on croyoit avoir ressenty du secours dans ces horribles douleurs. On dit que ce mal, en l’année 994, emporta, dans l’Aquitaine, l’Angoumois, le Périgord et le Limousin, plus de quarante mille personnes, en peu de jours[485]

Adémar, moine chroniqueur, témoin de l’épidémie racontée par Mézeray, en parle comme il suit:

«Dans ce temps-là, un feu de pestilence (pestilentiæ ignis) embrasa les populations du Limousin. Un nombre infini de personnes des deux sexes étaient consumées par un feu invisible. Tous les évêques de l’Aquitaine, assemblés à Limoges, montrèrent au peuple, le corps de saint Martial, et bientôt la maladie cessa[486]

Je découvre dans la chronique déjà citée de Glaber, l’indication d’une invasion postérieure de la même maladie.

«En 1039, la vengeance divine s’appesantit de nouveau sur les humains. Une ardeur mortelle (mortifer ardor) fit périr beaucoup de monde, tant dans les classes élevées que dans les classes moyennes et infimes de la population. Chez plusieurs, certains membres se détachèrent, et ils restèrent ainsi mutilés pour servir d’exemple à ceux qui viendraient après eux.» Glaber ajoute que «la disette se fit sentir sur presque toute la terre par le manque de vin et de blé[487]

Le bénédictin Sigebert décrit aussi une attaque de feu sacré, observée dans la basse Lorraine, en 1089.

«Beaucoup de gens furent frappés du feu sacré qui consumait les viscères. Les membres noirs comme du charbon se détachaient du corps et les sujets mouraient misérablement, ou bien ils traînaient une vie plus malheureuse encore, privés des pieds et des mains.»

Mézeray trace un tableau saisissant de la même invasion.

«L’an 1090, le feu sacré qu’ils nommoient le feu Saint-Antoine, se rallumant plus furieusement que jamais, causa d’horribles désolations dans la haute et basse Lorraine. On y voyoit partout dans les chemins, dans les fossez et aux portes des églises, des personnes ou mourantes, ou à qui la douleur insupportable du mal faisoit jeter de hauts cris. D’autres à qui cette peste ardente avoit dévoré les pieds et les bras ou une partie du visage[488]

Je ferai bientôt ressortir l’importance de ce passage de Mézeray, où l’on voit paraître pour la première fois le nom de feu Saint-Antoine à côté des mots: peste ardente.

Nous devons quelques détails plus circonstanciés à l’auteur de la vie de Hugues, évêque de Lincoln[489].

Il raconte qu’il vit de son temps au mont Saint-Antoine, en Dauphiné, «plusieurs individus de l’un et de l’autre sexe, jeunes ou vieux, guéris du feu sacré par l’intercession des saints. Leurs chairs avaient été en partie brûlées, leurs os consumés et certains membres détachés; et malgré ces mutilations, ils paraissaient jouir de la meilleure santé. De toutes les parties du monde[490], ceux qui étaient frappés de ce mal, qui n’a pas son pareil, accouraient en cet endroit où reposaient les restes du bienheureux légendaire, enveloppés dans la tunique de saint Paul premier ermite, et presque tous étaient guéris dans l’espace de sept jours; si, au bout de ce temps, ils ne l’étaient pas, ils mouraient... Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans ce miracle même, c’est qu’après l’extinction de ce feu, la peau, la chair et les membres qu’il avait dévorés, ne se restauraient jamais. Mais, chose étonnante! les parties qui avaient été épargnées, restaient parfaitement saines, protégées par des cicatrices si solides, qu’on voyait des gens de tout âge et des deux sexes, privés de l’avant-bras jusqu’au coude, d’autres, de tout le bras jusqu’à l’épaule, enfin d’autres encore qui avaient perdu leur jambe jusqu’au genou, ou la cuisse jusqu’à l’aine ou aux lombes, montrant la gaîté de ceux qui se portent le mieux. De façon qu’on eût dit que par les mérites de saint Antoine, les sujets qui avaient subi ces mutilations, étaient dédommagés de la perte de leurs organes par la fermeté et la résistance des tissus nouveaux qui défendaient contre le froid ou toute autre injure extérieure, les viscères délicats qui avaient été dépouillés de leurs enveloppes osseuses ou cutanées[491]

En parcourant la chronique de Félibien, j’y découvre le passage suivant que je signale spécialement au lecteur:

«En la même année (1129) Paris, comme tout le reste de la France, fut affligé de la maladie qu’on nommoit des ardents. Ce mal, quoique déjà connu par la mortalité qu’il avoit causée dans les années 945 et 1041, étoit devenu d’autant plus terrible qu’il paraissoit sans remède. La masse du sang toute corrompue par une chaleur interne qui dévoroit les corps entiers, poussoit, au dehors, des tumeurs qui dégénéroient en ulcères incurables et faisoient périr des milliers d’hommes. Un auteur qui escrivoit au commencement du règne de Henri III, nous représente cette affreuse maladie, comme un fruit de déréglements honteux qui furent cause que Dieu pour chastier les coupables, espandit son ire sur eux, les affligeant d’une ardeur extravagante et feu nuisible (qu’on appelle feu sacré) qui leur rongeoit misérablement les membres avec lesquels ils avoient failli... Estienne, évesque de Paris, voyant que tout l’art des médecins estoit épuisé, jugea qu’il falloit avoir recours à d’autres remèdes plus efficaces. Il ordonna des prières publiques, précédées de jeûnes, pour apaiser la colère de Dieu. Comme la maladie continuoit, il crut devoir réclamer l’assistance de sainte Geneviève, par une procession solennelle à son église, où il alla accompagné de son clergé et suivi de tout le peuple. On leva la châsse de la sainte, et elle fut apportée à Notre-Dame. Les malades en foule s’empressoient de la toucher, et l’on assure qu’au moment même, tous furent guéris, à l’exception de trois dont l’incrédulité ne servit qu’à rehausser davantage la gloire de sainte Geneviève. Depuis ce jour, la maladie contagieuse cessa (1130), non-seulement à Paris, mais encore par tout le royaume. Le pape Innocent II qui vint en France, l’année suivante, pour éviter la persécution de l’anti-pape, Pierre de Léon ou Anaclet, ayant esté informé du fait et de toutes ces circonstances, en consacra la mémoire par une feste qui se fait tous les ans, à Paris, le 26 novembre, en actions de grâces, sous le nom du miracle des ardents. L’on bastit ensuite proche de Notre-Dame, une église du titre de Sainte-Geneviève-la-Petite ou des Ardents, en mémoire de cet événement merveilleux[492]

Sauval parlant de l’érection de la même église, à propos de la maladie qui en avait été l’occasion, note aussi que l’art des médecins était tout à fait impuissant, et qu’il mourut plus de quatorze mille personnes[493].

Il semble, d’après un passage du même chroniqueur, que le feu Saint-Antoine continuait à se faire sentir au XIVe siècle.

A cette époque, les exigences des fortifications de Paris nécessitèrent la démolition du monastère de Saint-Antoine-des-Champs.

«Si, dit Sauval, certaine inscription qui se lit au-dessus de la principale porte de Saint-Antoine-des-Champs est vraie, ce saint anachorète ne put souffrir qu’on ruinât impunément un lieu qui lui avait été consacré. Si bien que les maçons, se mettant après pour jeter tout par terre, furent attaqués en même temps du feu Saint-Antoine et brûlés[494]

L’indécision du récit de Sauval empêche de démêler la vérité sous la légende. Le feu Saint-Antoine régnait-il encore en ce moment? Ou bien veut-on faire entendre que l’acte sacrilége des démolisseurs avait été miraculeusement châtié par une attaque isolée de cette maladie? La dédicace de l’église à saint Antoine, spécialement en cause dans tout ce qui avait trait à cette épidémie, viendrait à l’appui de cette dernière conjecture. Il ne s’agirait alors que d’une de ces anecdotes dans le goût de l’époque, toujours tournée vers le même ordre d’idées.

Il n’est pas douteux cependant qu’il n’y eût encore des traces du feu Saint-Antoine au XIVe siècle. On les retrouve dans les écrits de Guy de Chauliac; mais il est difficile d’établir l’identité de la maladie quand on sait qu’on désignait ainsi la gangrène, sans distinction d’origine et de nature. Voici comment en parle Ambroise Paré au XVIe siècle:

«Gangrène est une disposition qui tend à mortification de la partie blessée qui n’est encores morte ne privée de tout sentiment; mais elle se meurt peu à peu, en sorte que si bientost on n’y donne ordre, elle se mortifiera du tout, voire jusques aux os, qui alors est appelée des Grecs, sphacèle ou nécrosis, des Latins, syderatio et esthiomena, selon les modernes, et des vulgaires le feu Saint-Anthoine ou Saint-Marcel[495]

Cette dernière dénomination perpétuée par la tradition populaire, s’adaptait donc à toutes les espèces de gangrènes. C’est pour ce motif, que quand on vit reparaître, au XVIIIe siècle, une affection qui ressemblait à la maladie du moyen âge, les gens de la campagne réveillèrent le souvenir du feu Saint-Antoine.

Je n’ai pas la prétention de reconstruire, avec les documents que j’ai recueillis, l’image complète et nosologiquement irréprochable de la maladie qu’ils dépeignent. Nous connaissons ses symptômes gangréneux et leurs effets consécutifs. Les divers noms qu’elle porte s’accordent à exprimer le sentiment d’ardeur qui l’accompagne. Mais les chroniqueurs ne sont pas médecins et écrivent sous l’obsession des préjugés superstitieux de leur temps. Pour suppléer à leur laconisme, nous sommes réduits à essayer par voie d’induction et d’analogie, des présomptions dont nous ne pouvons garantir que la vraisemblance.

Nous savons bien que l’art ne resta pas inactif, et qu’il dut varier ses procédés et ses méthodes, puisqu’on nous apprend que tous les traitements échouèrent. Il ne faut pas perdre de vue qu’à cette époque d’ignorance et de ferveur religieuse, les épidémies étaient regardées comme les instruments de la vengeance de Dieu. Ce n’est donc pas à la science humaine, mais à une source plus haute, qu’on devait recourir pour adoucir les rigueurs de ces expiations et abréger leur durée.

C’est la médiation puissante de saint Antoine qu’on invoqua surtout dans le XIe siècle; et quelques jours suffisaient, assure-t-on, pour la guérison des malades dont les prières avaient été exaucées. Le fléau qui avait envahi la France redoublait ses coups dans le Dauphiné. Cette circonstance décida le pape Urbain II à y placer le chef-lieu de l’ordre de Saint-Antoine qu’il venait de fonder (1093)[496].

Conformément aux prescriptions du fondateur, les maisons de cet ordre devaient être exclusivement ouvertes aux malheureux frappés par la maladie régnante. On en érigea un certain nombre sur divers points de la France.

La Satyre Ménippée nous apprend qu’on peignait des flammes sur les portes et les murs extérieurs de ces asiles, pour indiquer, par cette enseigne parlante, leur charitable destination, et les signaler expressément au respect du peuple[497]. Malheur au passant irrévérencieux qui aurait pollué les abords de ces lieux consacrés! Il y allait du bûcher, s’il faut en croire l’historiette imaginée par Rabelais[498].

Le bruit de tant de miracles, répandu en Europe, attirait à Vienne, en Dauphiné, une énorme affluence de malades dont la plupart y laissaient quelques parties de leur corps. En 1702, on voyait encore, dit-on, dans l’abbaye de Saint-Antoine, des membres desséchés et noirs qui y étaient conservés depuis lors[499].

Faut-il admettre que les historiens du temps, dominés par une idée qui jouissait d’un grand crédit parmi les hommes, ont cru, sans examen, à tous les prodiges qu’ils racontent?

L’unanimité des témoignages, quelle que soit la part de l’hyperbole, ne me permet pas de douter qu’il n’y ait eu des guérisons inattendues, dans des circonstances exceptionnelles; mais je n’irai pas en chercher la source dans l’ordre surnaturel. Il suffit d’une influence physiologique dont tout médecin qui raisonne son scepticisme, ne peut contester le pouvoir. C’est une vérité vulgaire qu’on accroît la résistance des populations aux assauts des épidémies, en retrempant les courages et relevant la force morale. Connaît-on un moyen plus puissant de remplir l’indication, que cet appel suppliant à la Providence qui seule dispose du salut? Quand l’homme n’a plus rien à attendre de la terre, il lève, dans sa détresse, ses mains vers le ciel, et l’espoir qui se ranime en lui, est souvent le meilleur préservatif des maux qui le menacent, ou le soulagement le plus efficace aux souffrances qu’il endure.

Les récits que j’ai rapportés, et qu’il m’aurait été facile de multiplier, sans intérêt pour mon lecteur et sans profit pour mon sujet, me permettent d’examiner quelques questions qui forment la partie essentielle de cette étude.

L’affection gangréneuse du moyen âge est-elle la même sous les noms divers qu’elle porte dans les chroniques? Le mal des ardents diffère-t-il, comme on l’a prétendu, du feu Saint-Antoine? A quelle cause peut-on l’attribuer? Les anciens l’ont-ils connu, ou bien faut-il croire que le Xe siècle a été témoin de sa première apparition?

Les commissaires de la Société royale, après de laborieuses recherches, n’hésitent pas à déduire du rapprochement des faits, la distinction radicale du mal des ardents et du feu Saint-Antoine. Comme j’ai cru devoir adopter la conclusion inverse, et que j’applique ces deux dénominations à la même espèce morbide, je dois suivre un moment mes érudits confrères dans l’exposé de leurs preuves. Voici en substance ce qu’ils ont dit:

On a vu qu’en 945, avait éclaté une maladie appelée feu sacré, qui brûlait peu à peu les parties du corps qu’elle attaquait, et que les malades étaient soignés dans l’église de Notre-Dame, transformée en hôpital.

Si l’on compare cette maladie avec celle qui portait le même nom ou celui de feu Saint-Antoine, et qui se montra, d’après les indications historiques, en 1039, 1041, 1089, 1095 et 1109, on ne tarde pas à s’assurer qu’à toutes ces époques, il s’agit toujours de la même maladie, c’est-à-dire d’une affection très-douloureuse, se terminant par la mort du sujet ou la perte d’un de ses membres, détaché spontanément à la suite de la gangrène. Cette maladie était chronique, puisqu’elle laissait aux malades le temps de se rendre aux lieux où ils espéraient recevoir du secours[500].

Le nombre de ces malades était assez restreint, et malgré la gravité du pronostic, le chiffre de la mortalité n’était pas très-élevé.

D’autre part, les maladies qui furent observées en France, en 994, 996, 1130, 1140, 1234, 1373, etc., ont entre elles une conformité frappante, c’est-à-dire que la mortalité considérable et subite qui en fut la suite, dénonce une maladie aiguë, très-différente déjà de la précédente, par ce caractère important. Si l’on y joint l’absence de gangrène, prouvée par le silence des historiens, la dénomination nouvelle de mal des ardents qui lui est donnée, enfin son siége fréquent en l’aine, selon la remarque de Mézeray, on aura bien des raisons pour séparer cette maladie du feu Saint-Antoine dont elle s’éloigne par des traits personnels irrécusables.

Le feu Saint-Antoine serait donc, dans l’opinion des commissaires de la Société royale, une maladie à marche lente, qui frappe de gangrène les membres qu’elle attaque. Le mal des ardents, affection très-aiguë, qui n’aurait jamais cette terminaison, ne serait autre que la peste proprement dite, lues inguinaria de Grégoire de Tours et autres chroniqueurs, celle qu’Ambroise Paré nomme indifféremment, bubon ou bosse[501].

J’ai prévenu que je n’acceptais pas cette conclusion. Les auteurs l’ont déduite très-logiquement des observations qu’ils ont groupées d’après leur succession historique; mais je dois avouer que je retrouve dans l’agencement de leurs pièces justificatives la trace involontaire d’une opinion préconçue.

Mon dissentiment se fonde principalement sur l’ordre chronologique des dénominations, successivement imposées à la maladie épidémique, dans sa longue évolution.

Quand le fléau envahit Paris et ses environs, au milieu du Xe siècle, ce qui frappa le plus ses témoins, ce fut la chaleur brûlante qui dévorait les malades et leur arrachait des cris. On prit, pour l’exprimer, le premier mot qu’on avait sous la main, celui de feu sacré, employé de tout temps pour caractériser les affections morbides dont la douleur, la rougeur et la chaleur forment les symptômes dominants. Frodoard, dans le premier document que nous possédons, l’appelle ignis plaga, plaie du feu, et nous trouvons disséminés, dans d’autres chroniques, les noms de ignis occultus, ignis invisibilis, ignis pestilentiæ, mortifer ardor, etc.[502].

Bientôt le peuple, qui aime les néologismes, remplaça le premier nom par celui de mal des ardents, dont l’étrangeté même indiquait la forme originale de la maladie nouvelle.

On n’a pas oublié que Mézeray, mentionnant l’atteinte de 994, dit que c’était un feu inconnu que l’on nommait mal des ardents[503]. Faudrait-il dater de cette époque l’introduction de ce mot dans la langue usuelle?

Nous trouvons aussi dans le même endroit une allusion à l’intercession bienfaisante des saints. On y voit poindre, si je puis ainsi dire, la désignation de feu Saint-Antoine ou Saint-Marcel, qui sera plus tard adoptée par la reconnaissance publique. Mézeray n’établit donc aucune différence entre les deux maladies. Et quoiqu’on ne puisse s’autoriser de sa compétence médicale, il n’en est pas moins l’écho de la tradition populaire dont on ne saurait nier la valeur en pareil cas.

Ce n’est qu’en 1090 qu’on surprend, pour la première fois, le nom de feu Saint-Antoine dans un passage du même historien, qui a été rapporté plus haut[504]. On y remarque que Mézeray emploie, deux lignes après, les mots peste ardente, qui ne peuvent être que l’équivalent de mal des ardents.

Cette dénomination a beaucoup préoccupé les commissaires de la Société royale, qui ont cru y découvrir la peste inguinale, et ont ainsi prêté à l’historien un rapprochement qui, selon moi, était bien loin de sa pensée.

N’est-il pas de toute évidence que l’auteur a tenu simplement à éviter la répétition d’un mot, et qu’en parlant de peste, il n’a voulu indiquer, selon l’usage du temps, qu’une maladie épidémique, dont l’épithète, ardente, précisait le véritable caractère. La peste inguinale n’a jamais été qualifiée de cette manière, ni avant ni après le règne de la maladie du moyen âge.

Les commissaires de la Société royale, conséquents avec leur manière de voir, ont encore traduit par feu de la peste, les mots pestilentiæ ignis que nous avons lus dans la chronique d’Adémar. Je leur ferai la même réplique. Il est clair que l’auteur a représenté par ce feu de pestilence, un feu épidémique qui n’a aucun rapport de nature avec la peste inguinale.

Le feu sacré s’appelait donc depuis longtemps, mal des ardents, et cette synonymie était la plus répandue dans le langage du peuple, lorsque l’impuissance éprouvée de tout secours humain inspira l’idée de s’abandonner à la miséricorde divine. Selon les mœurs du temps, la maladie fut placée sous l’invocation des saints. Bientôt la gratitude autant que la vénération, remplacèrent insensiblement les anciens noms, par ceux de feu Saint-Antoine ou feu Saint-Marcel.

Quelques chroniques se servent aussi des mots feu d’enfer (ignis inferni), qui dérivent du même ordre d’idées. Ces mots ne font pas seulement allusion à des tortures qui semblaient l’avant-goût de celles des réprouvés; ils sous-entendent aussi que la dévorante maladie était l’œuvre du démon. C’était donc aux saints, qu’appartenait naturellement le pouvoir de l’exorciser, en intercédant pour ses victimes[505].

Le mal des ardents et le feu Saint-Antoine ne sont, je le répète, qu’une seule et même maladie diversement dénommée, à des phases différentes de son règne épidémique.

Les commissaires de la Société royale ont opposé la chronicité de l’une à la marche aiguë de l’autre. Je reconnais la valeur de ce caractère, mais je lui refuse, dans la réalité des faits, la constance qu’on lui assigne des deux parts.

Ainsi en 993, c’est-à-dire à l’époque où la maladie gangréneuse, observée, pour la première fois, quarante-huit ans auparavant, avait pris un grand développement, Rodolphe Glaber affirmait expressément, comme nous l’avons vu, que le fléau, qui détachait quelque membre, après l’avoir brûlé, produisait souvent tous ses effets dans l’espace d’une nuit[506].

Peut-on méconnaître ici le feu sacré ou mal des ardents qui sera plus tard le feu Saint-Antoine? Le sphacèle des membres et leur séparation ont-ils jamais compté parmi les effets habituels de la peste?

Je ne nie pas que la gangrène pathognomonique du feu Saint-Antoine n’ait affecté souvent une lenteur remarquable dans sa marche; mais ce fait n’exclut pas les cas tout aussi nombreux dans lesquels elle a eu la rapidité des maladies les plus aiguës. En comparant attentivement les descriptions des contemporains, on voit que les malades succombaient promptement dans d’affreuses douleurs ou bien qu’ils dépérissaient lentement; et certes dans les deux cas, c’était la même maladie. L’observation n’a-t-elle pas vérifié les mêmes contrastes dans l’histoire des gangrènes sporadiques qu’on appelle, faute de mieux, spontanées, et qui peuvent se former en quelques heures ou se prolonger des semaines ou des mois entiers. Schenck parle d’une gangrène qui commença par un orteil, et s’étendit en trois jours jusqu’au ventre. On peut mettre en regard le fait suivant rapporté par Camerarius. Il s’agit aussi d’une gangrène qui s’empara du gros orteil, qu’elle dessécha; de là elle s’étendit au-dessus des malléoles. Après l’amputation des chairs, des tendons et des os du pied, la mortification gagna la jambe et monta enfin jusqu’au genou. Ce travail morbide dura un an. Quelque temps après, l’autre jambe se gangréna aussi et le malade succomba. Des observations semblables fourmillent dans les recueils de la science[507].

Rien de mieux avéré en pratique, que ces modifications dans la marche et la durée des maladies. L’acuité ou la chronicité ne représente pas un élément absolu de diagnostic. La tuberculose pulmonaire essentiellement chronique ne déroge-t-elle pas trop souvent à ses habitudes, sous la forme si bien nommée de phthisie galopante.

L’acrodynie, que je cite parce qu’on voulut un moment la rapprocher de la maladie du moyen âge, avait aussi une durée très-variable. Ordinairement elle ne dépassait pas deux ou trois semaines; mais on la vit souvent se prolonger pendant plusieurs mois consécutifs.

Les collaborateurs dont j’apprécie l’opinion, insistent en disant que le mal des ardents était trop rapide dans son évolution, pour laisser aux malades le temps de se réunir sur le parvis des églises, ou de se faire transporter dans les hospices réservés aux sujets frappés du feu Saint-Antoine.

Mais on lit dans le Martyrologe qu’en 1130, la maladie appelée feu sacré par les médecins, sévissait cruellement; que plusieurs malades se rendirent à Notre-Dame où avait été apportée la châsse de sainte Geneviève; et qu’il y en eut un grand nombre de guéris. Pour conserver la mémoire de cet événement miraculeux, on édifia une église sous l’invocation de sainte Geneviève-des-ardents[508].

Ce nom seul ne démontre-t-il pas qu’à cette époque, l’identité du feu sacré et du mal des ardents était un fait généralement admis, et que par conséquent, quoi qu’en disent les commissaires de la Société royale, la marche du mal des ardents était assez lente, pour permettre à ceux qu’il affectait, de se rendre dans les asiles où ils espéraient recevoir du soulagement.

J’accorde volontiers que les déplorables conditions où se trouvait le monde à cette sombre époque, exerçaient sur la peste une sorte d’attraction, qui en multipliait les retours. Il n’est pas douteux qu’elle ne soit venue par intervalles, compliquer la maladie gangréneuse régnante et altérer sa symptomatologie. Au XIVe siècle, la coexistence de la peste et du mal des ardents, est constatée en France et dans plusieurs parties de l’Europe, par tous les historiens. En 1373, on construisit à Paris, le petit Saint-Antoine, un des hôpitaux de cet Ordre, destiné à secourir les malades atteints du feu sacré. Les commissaires de la Société royale, persuadés qu’on avait confondu arbitrairement cette maladie avec le mal des ardents, qui, pour eux n’est autre que la peste, prétendent qu’on a dû recueillir dans ce nouvel asile, deux sortes de malades et principalement des pestiférés. Cette conjecture n’a rien d’invraisemblable; mais on en peut induire tout au plus, que l’urgence imposa une infraction aux règlements ordinaires et changea momentanément la destination de cet établissement hospitalier. La peste inguinale était malheureusement trop connue à cette époque, pour être identifiée au mal des ardents, dont le signalement est si différent, même pour les yeux les moins exercés.

Les auteurs que je réfute n’ont pas été mieux inspirés, lorsqu’ils ont donné au siége des localisations gangréneuses une valeur décisive dans la caractéristique comparée des deux maladies. Je ne puis consentir à lui accorder, pour ma part, qu’un rang bien secondaire dans la hiérarchie symptomatique.

Mézeray constate que dans l’invasion de la basse Lorraine en 1090, «la peste ardente dévoroit les pieds, les bras et une partie du visage

Le Martyrologe nous apprend qu’en 1140, sous Louis VII, la maladie que les médecins appelaient le feu sacré «attaquait les personnes aux parties honteuses

Enfin, toujours d’après Mézeray, en 1274 et 1373, le même mal (feu sacré) «prenoit le plus souvent en l’aine

En appliquant résolûment ce dernier trait à la vraie peste, on a oublié que dans le fait dont il s’agit, le sphacèle des membres, qui appartient en propre à la maladie du moyen âge, comptait aussi parmi les symptômes.

Le professeur Victor Broussonnet a vu des bubons inguinaux, se montrer sous l’influence d’une constitution gangréneuse à laquelle la peste était parfaitement étrangère.

La maladie qui régnait à Montpellier, vers la fin de l’hiver de 1790, était une fièvre rémittente putride qui prenait facilement le caractère malin. Certains sujets affaiblis furent atteints de bubons gangréneux parotidiens, axillaires et principalement inguinaux. Trois malades eurent la peau du scrotum mortifiée. La gangrène attaquait de préférence le bas du corps, comme les cuisses et les jambes, quand on y avait appliqué des vésicatoires. Broussonnet vit deux fois la peau de la verge et du scrotum entièrement détruite[509].

Des faits que je viens de réunir, on ne peut, ce me semble tirer qu’une conclusion: c’est que l’affection gangréneuse du moyen âge pouvait indifféremment diriger les raptus fluxionnaires, sur le visage, sur les organes génitaux et sur la région inguinale. Quand elle portait spécialement sur les aines, elle s’appropriait accidentellement un symptôme de la peste bubonique, sans pour cela changer de nature. On sait bien qu’en principe, le génie épidémique laisse à l’affection qu’il gouverne, son cachet pathognomonique, sans l’astreindre à l’uniformité constante de ses déterminations locales. La peste d’Athènes ne mortifiait-elle pas les parties génitales, les extrémités, les globes oculaires? En exagérant outre mesure, l’importance du siége des localisations morbides, pour établir la nature intime des maladies, on serait amené à cette conséquence, moins forcée que cela ne paraît, qu’une affection qui gangrène les bras, diffère au fond de celle qui gangrène les cuisses. Je ne serais pas embarrassé pour citer des observations, dans lesquelles, en dernière analyse, la conclusion du diagnostic comparé a été réduite à ces termes.

En résumé, si l’on suit attentivement, d’après les indications historiques, le cours accidenté de l’épidémie gangréneuse qui a surpris et désolé l’Europe, à partir du Xe siècle; si l’on fixe surtout la date approximative de ses baptêmes successifs, il reste évident pour moi que le mal des ardents et le feu Saint-Antoine représentent la même maladie, à deux périodes distinctes de son évolution totale. L’expression feu Saint-Antoine indique le moment où la médecine s’avoue vaincue et cède la place aux miracles.

Il est temps d’aborder la question étiologique, et ici je me trouverai bientôt en présence de certaines opinions très-arrêtées qui supportent mal la contradiction.

Disons d’abord que les partisans de l’étiologie cosmique et morale des grandes épidémies ne trouveront jamais pour leur système une confirmation plus probante en apparence. A aucune époque peut-être, les peuples n’avaient enduré autant de souffrances du corps et de l’âme, au milieu d’un tel bouleversement des éléments conjurés.

Ecoutons un historien familier avec la lecture des chroniques, et qui a tracé, d’une main tremblante d’émotion, le navrant tableau des Xe et XIe siècles:

«La société est empreinte d’un profond sentiment de tristesse. Il y a comme un crêpe de douleur répandu sur la génération. Le monde est livré à tous les fléaux; les invasions des Barbares, les maladies pestilentielles, l’horrible famine déciment le peuple; des vents violents brisent les arbres séculaires; un ciel grisâtre se mêle aux brouillards des forêts profondes, comme une nuit qui enveloppe le genre humain... On craint la fin du monde... C’est un cri lamentable poussé par tout un siècle[510]

Le temps s’écoule sans amener aucun allégement à tant de misères, et l’historien assombrit encore ses récits:

«Il y avait de poignantes afflictions dans la société; la famine rongeait les os du peuple; les guerres privées désolaient tout. Les sillons étaient remplis de sang; il n’y avait plus de bœufs dans les verts herbages; les brebis et les moutons étaient enlevés par les seigneurs qui descendaient de leurs manoirs, comme le loup dévorant et l’aigle qui de son aire, sur les Alpes, fond dans les plaines du Milanais. Nul ne pouvait jouir des produits de la terre; nul ne pouvait se promettre une bonne récolte. La famine brisa la première moitié du XIe siècle. La chronique nous décrit à quelles privations étaient exposés les malheureux habitants des cités et de la campagne: les populations étaient amaigries d’une manière effrayante... Il fallait voir alors des villages entiers disparaître dans d’affreuses épidémies. Au commencement du XIe siècle, il y eut un dérangement atmosphérique qui se prolongea pendant trente ans; des pluies immenses débordèrent dans les sillons; il y eut des vents étranges, des tempêtes, des coups de foudre en plein hiver. Ces changements brusques de température, ce froid et cette chaleur subite, les étangs et les marais non desséchés, ces forêts humides près des manoirs, les accidents de l’air, causèrent de fatals ravages dans les populations. La maladie des ardents dura plus d’un demi-siècle[511]... La mort vous enlevait par masses de famille, depuis le pauvre petit enfant au berceau, jusqu’à l’homme robuste aux membres forts, à la poitrine velue. Et que diriez-vous de la lèpre hideuse?... Alors commence le temps des maladreries et des léproseries pour soigner les pauvres infirmes... Le genre humain semblait menacé d’une destruction prochaine. La terre, inondée de pluies continuelles pendant trois ans, ne put être ensemencée. Au temps de la récolte, les herbes parasites et l’ivraie couvraient toute la campagne... La faim fut portée au point que les hommes s’entre-dévoraient... Le sombre témoignage du contemporain Glaber, indique le fatal état de la société dévorée par tant de fléaux. On croyait que l’ordre des saisons et les lois des éléments, qui jusqu’alors avaient gouverné le monde, étaient retombés dans un éternel chaos, et l’on craignait la fin du genre humain[512]

J’ai cru devoir reproduire ce long extrait, parce qu’il dépeint avec autant de vérité que d’énergie, cette rencontre inouïe de malheurs de tous genres. Quand on voit de pareils antécédents annoncer l’avénement d’une grave maladie populaire, on ne peut s’empêcher d’établir entre les deux faits un rapport intime. Il n’est pas possible que la santé publique ait échappé à de violentes perturbations. Quel est, en définitive, le mode d’agir de ces influences nosogéniques? Et, pour rester dans mon sujet, comment la maladie gangréneuse que j’étudie, se rattache-t-elle à leur impression complexe[513]?

Ces états putrides qui, selon le langage du chroniqueur, «corrompent la masse du sang,» sembleraient le produit naturel de ces crises alimentaires dont la description dépasse toute vraisemblance; et cependant la même influence pèse dans d’autres temps sur les populations, sans amener à sa suite les effets spéciaux qu’on en croirait inséparables.

Rien ne surpasse par exemple, les horreurs de la famine qui désola Paris en 1590, au temps de la Ligue. J’en emprunte le récit à Sauval:

«Cette famine n’a pas sa pareille, et fut si grande que les rats étoient les plus friands morceaux des riches; encore les achetoient-ils bien cher. Quantité ne vivoient que de ce qui est plus capable de faire mourir que de conserver la vie. A l’hôtel Palaiseau et celui de Saint-Denis, on surprit quelques lansquenets qui mangeoient des enfants. Enfin les Parisiens furent réduits à cette effroyable nécessité que de faire moudre les os de leurs pères, rangés sur les charniers de Saint-Innocent, pour en faire du pain[514]

Voilà certes une terrible famine dont les effets meurtriers auraient dû être bien secondés par les circonstances politiques qui passionnaient si vivement les esprits à l’époque de la Ligue; et cependant on n’a observé aucune maladie populaire qui eût quelque rapport avec le feu Saint-Antoine.

On ne peut malheureusement s’éclairer auprès des écrivains du moyen âge, dont le thème est fait d’avance, et qui remplacent par le merveilleux, les explications rationnelles des phénomènes naturels. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour voir reprendre ce problème dans des conditions scientifiques sérieuses. C’est alors que quelques expérimentateurs ont cru avoir levé le voile qui recouvrait depuis si longtemps cette étiologie. Le mal des ardents et ses dérivés n’ont plus été, à les entendre, qu’une forme de l’ergotisme. Cette hypothèse commode a été accueillie avec empressement comme une sorte de révélation contre laquelle on est mal venu à réclamer.

«Il y a tout lieu de croire, dit Réad, que les différentes maladies qui ont affligé la France dans les Xe, XIe, XIIe, XIIIe et XVIe siècles, sous le nom de feu sacré, de mal des ardents, de feu infernal et de mal Saint-Antoine devaient leur origine à l’usage du seigle ergoté[515]

M. le Dr Roche a adopté textuellement et de confiance, l’opinion des commissaires de la Société royale sur la séparation du mal des ardents et du feu Saint-Antoine. L’affection ainsi nommée n’était, dit-il, probablement autre chose que l’ergotisme gangréneux. Il regrette cependant que «le manque absolu de détails, dans les récits de ces fléaux, ne permette pas de rien affirmer à cet égard[516]

Dans une lecture faite à l’Académie royale de médecine de Belgique, le 24 novembre 1849, M. le Dr de Mersseman cherchait à établir que la maladie du feu sacré, dont il est fait si souvent mention dans les chroniques du moyen âge, était la lèpre. Les raisons et les rapprochements qu’il invoquait à l’appui de cette thèse assez imprévue, ne parurent pas à M. le Dr Fallot pouvoir soutenir le contrôle d’une critique sévère, fondée sur l’interprétation éclairée des faits. Ce médecin aime mieux croire avec Ozanam que cette maladie n’est qu’un fait d’ergotisme[517], et il s’appuie principalement sur un savant travail du Dr C.-H. Fuchs de Berlin[518].

Il prétend, comme lui, que les chroniques antérieures au Xe siècle, désignent cette affection sous le nom générique de peste; mais qu’à partir de cette époque, on la trouve décrite sous ceux d’ignis sacer, arsura, mal des ardents, clades ou pestis inguinaria. Après le XIIe siècle, on la nomme: ignis sancti Antonii, sancti Martialis, Beatæ Virginis, ignis invisibilis vel infernalis.

A dater du XIVe siècle, les auteurs changent la destination de ce nom, feu sacré, et ne le donnent plus qu’à la gangrène, au sphacèle, aux mortifications en général, ou bien aux dermatoses les plus variées (dartres, zona, charbon, etc.).

Je laisse à M. Fallot, ou pour mieux dire au docteur Fuchs dont il suit les indications, la responsabilité d’une synonymie historique à laquelle j’aurais à faire bien des reproches. Je me borne à exposer brièvement les raisons principales qui démontreraient, au dire de l’auteur allemand, la vérité de l’étiologie céréale ou ergotique.

1o Explosion de la maladie aux années dont l’hiver a été rigoureux, l’été humide et pluvieux, après de mauvaises récoltes, et pendant la disette, ou même en pleine famine.

2o Circonscription restreinte de la maladie en France, dans la Lorraine, les Flandres, l’Aquitaine, le Dauphiné, l’Ile de France; immunité de l’Italie dotée d’une culture mieux entendue.

3o Durée également limitée de l’épidémie, dépassant rarement une année, et dans ce cas, consécutivement à deux années antérieures de disette. Cessation au retour du printemps.

4o Enfin, identité des symptômes dans des lieux et des temps différents[519].

L’ensemble de ces motifs forme sans doute une argumentation spécieuse. Mais outre qu’ils ne prouvent pas l’intervention originelle de l’ergot, et qu’ils donnent matière à discussion, on s’aperçoit bien vite, quand on veut les vérifier, qu’ils ont été arbitrairement allégués, dans l’intérêt d’un système.

Ainsi, par exemple, le rayon de la sphère d’activité du fléau n’est pas aussi limité qu’on veut bien le dire, puisque, après avoir ravagé d’immenses provinces françaises, il s’est aussi étendu à une partie de l’Europe, et que l’Italie même n’en a pas été défendue, comme on le prétend, par la supériorité de son mode de culture. Petrus Parisus, auteur du XVe siècle, a vu régner à Trépano et à Palerme, en Sicile, une épidémie qui a les plus grands rapports avec celle de la France et des pays du nord.

Cet écrivain nous représente le plus grand nombre de malades, comme ayant sous l’articulation des deux genoux, de grandes taches livides et obscures qui s’étendaient jusqu’au mollet. Un spasme permanent tenait la jambe rétractée. Les parties affectées étaient si dures et si sèches, qu’elles paraissaient avoir été exposées au feu ou aux ardeurs du soleil. Elles étaient engourdies, privées de sentiment, et dans cet état de mortification qui caractérise la gangrène confirmée[520].

M. Fallot a aussi réduit gratuitement la durée totale de la maladie du moyen âge. Il est bien avéré qu’elle s’est prolongée plusieurs siècles avec les alternatives accoutumées des maladies populaires du même ordre.

On sait que ces maladies, après leur première explosion, affectent pendant un certain temps, la forme sporadique, pour reprendre par intermittence et sans cause appréciable leur vigueur et leur expansion premières. On dirait qu’elles veulent s’acclimater dans les lieux qu’elles ont envahis et s’y perpétuer à l’état d’endémie. C’est ainsi qu’on a pu craindre que le feu Saint-Antoine ne se fixât pour toujours sur le théâtre de ses ravages; sous ce rapport la lèpre, sa contemporaine, peut lui être comparée.

Malgré les incertitudes et les obscurités qui restent encore sur ce point, M. Fallot conclut à l’identité probable du feu sacré et de l’ergotisme gangréneux. La seule différence serait dans la substitution d’un nom spécifiant la cause à un nom qui indique un des principaux symptômes.

Dans cette hypothèse, on expliquerait facilement le retour de ces épidémies, à une époque où la culture des céréales était complétement négligée, ou compromise par la succession incessante des troubles météorologiques. M. Fuchs en a compté vingt-huit, espacées dans une période de cinq cents ans, depuis 857, qu’il croit être la date de la première invasion, jusqu’à 1347. Ozanam n’en mentionne que seize, probablement parce que son calcul ne remonte pas aussi haut.

Quelques-uns de ces récits signalent expressément l’altération des grains. En 1096, le pain parut d’un rouge de sang, que Mézeray attribue à une sorte de faux blé[521].

On peut opposer à M. Fallot, que sous le règne du feu sacré, le seigle n’entrait dans l’alimentation que pour une proportion très-faible.

Cet honorable confrère atténue l’objection, en disant que l’ergotisme n’est pas l’effet exclusif du seigle (secale cornutum); mais encore, du mélange avec certaines graminées.

L’ergot proprement dit (sclerotium clavus) attaque aussi d’autres céréales, l’orge en particulier. Or, avant l’introduction du seigle dans l’alimentation journalière du peuple, l’orge figurait dans la confection du pain et des soupes.

M. Fallot aurait pu ajouter que le blé est sujet aussi à l’invasion du parasite. M. Mialhe a fait des recherches qui lui ont démontré l’identité chimique du blé et du seigle ergotés. Comme ce dernier, le blé renferme une matière grasse abondante, une matière grasse particulière, des matières albumineuses et gommeuses, des sels cristallisables, et enfin une matière extractive sui generis, ergotine[522].

D’après cette similitude de composition, M. Mialhe a présumé qu’il devait en être de même des propriétés physiologiques et thérapeutiques. L’expérience clinique paraît avoir vérifié ses prévisions[523].

Quoi qu’il en soit, il est certain que le mal des ardents trahit l’action préalable d’une influence puissante et générale qui s’est exercée sur des populations fatalement prédisposées. Tel est le fait que nous donne l’observation. L’hypothèse commence, quand on prétend que cette cause est unique, et que la maladie n’est qu’un empoisonnement par l’ergot de seigle. D’où il résulte logiquement qu’il aurait suffi d’exclure cette céréale de la consommation publique, pour supprimer en même temps ses redoutables effets, et mettre fin à l’épidémie. Sublatâ causâ...

M. Fallot ne hasarde-t-il pas cette conjecture, quand il demande si les guérisons qui avaient lieu, après un séjour plus ou moins prolongé dans les églises ou les couvents, ne tiendraient pas à la salubrité de l’alimentation fournie par ces établissements religieux, qui emmagasinaient dans les années d’abondance, pour parer aux disettes éventuelles?

A quoi on pourrait répondre que la plupart des malades ne faisaient, pour ainsi dire, que passer dans ces asiles, s’il est vrai, comme on l’assure, que ceux qui ne mouraient pas, se rétablissaient en sept ou neuf jours, ce qui peut être accepté, au point de vue pathologique, sans aucune intervention miraculeuse.

MM. Trousseau et Pidoux, dont le témoignage est d’un si grand poids, ne peuvent consentir à mettre sur le compte du seigle ergoté, les épidémies terribles décrites sous le nom d’ergotisme, d’ergot, de convulsion céréale épidémique, etc. Lorsque l’acrodynie régna à Paris, la première idée qui s’offrit, fut de la rapporter à une intoxication céréale; mais il devint bientôt de toute évidence, qu’il fallait renoncer à cette explication, puisque les habitants de Paris n’emploient jamais le seigle comme aliment. D’un autre côté, si l’on jette un coup d’œil critique sur ces prétendues épidémies d’ergotisme, on reconnaît, avec les éminents collaborateurs dont je reproduis l’opinion, que celles qui se développent en France ne se montrent pas dans les divers lieux, les mêmes années. Ainsi, pendant que l’Artois en est infecté, la Sologne n’éprouve rien, et réciproquement. Or, les années très-humides en Sologne, le sont également dans l’Artois, et par conséquent la production de l’ergot doit y être la même. Il serait bien singulier alors que l’influence de la même cause ne déterminât pas les mêmes accidents épidémiques. Quand une cause commune existe dans deux localités et qu’une maladie se développe dans l’une, sans se montrer dans l’autre, il faut, de toute nécessité, recourir à une autre explication étiologique.

Pendant les années 1816 et 1817, les plus humides qu’il y ait eu, peut-être, depuis plus d’un siècle, bien que les seigles aient été infectés d’ergot, on n’a pas entendu dire que, dans la Sologne et sur beaucoup d’autres points de la France, où l’on se nourrit de farine de seigle, il soit survenu une épidémie d’ergotisme.

C’est aussi un fait irréfragable, que des populations entières se nourrissent de cette céréale altérée; dans six ou sept départements, les paysans n’ont pas d’autre aliment. Pendant les étés froids et humides, les épis de seigle contiennent une énorme quantité d’ergot. Lorsque le grain a été battu, les paysans, avant de le faire moudre, n’enlèvent que les ergots les plus gros, et le reste va au moulin avec le bon grain. Le pain, pendant toute l’année, est fait alors avec du seigle ergoté, et c’est l’aliment qui entre pour la plus grande proportion, dans la nourriture des habitants de la campagne. Aux époques où l’altération de la céréale a dépassé de beaucoup son degré habituel, ceux qui en font usage ressentent une sorte d’ébriation qui n’a rien de pénible; mais quand il n’y a que peu d’ergot, on n’observe aucun accident notable, lors même que cette substance fait tous les jours, pendant de longues années, la base de la nourriture[524].

Il me semble qu’il est difficile de répondre à ces arguments, si l’on persiste à défendre, sans concession, l’étiologie céréale de la maladie du moyen âge.

M. le docteur Marchal (de Calvi), touchant à cette question, s’étonne, à bon droit, qu’un fait pathologique, si commun autrefois, ait cessé de se produire. Il a lu comme moi, le passage que je viens d’extraire du livre de MM. Trousseau et Pidoux, et il convient qu’il y aurait là quelque chose d’incompréhensible, si, dit-il, on n’était autorisé à penser que les paysans de nos jours font peut-être mieux que d’enlever seulement les plus gros ergots; tandis que probablement, et cela est important à noter, leurs devanciers laissaient les gros comme les petits dans le grain à moudre[525].

La conjecture du savant médecin de Paris est rendue assez improbable par l’incurie bien connue des gens de la campagne; mais lors même qu’il en serait ainsi, les faits cités par MM. Trousseau et Pidoux ne seraient pas moins inexplicables pour ceux qui soutiennent, d’une manière absolue, l’intervention toxique de l’ergot. Dans l’espèce, je crois plutôt que nos paysans, à qui M. Marchal prête tant de prudence, seraient d’autant moins portés à élaguer tous les mauvais grains, que l’enivrement qui suit l’usage du pain de seigle, fortement ergoté, n’est pas sans agrément pour eux. Ils connaissent parfaitement l’origine de cette impression, et bien loin d’éprouver de la répugnance, ils s’en font une habitude, à l’exemple des fumeurs et des mangeurs d’opium.

Les effets spéciaux du seigle ergoté sont formellement niés, au nom de l’expérience, par quelques auteurs allemands. On sait qu’il croît en grande quantité dans le canton de Bâle. On le moud avec les grains de bonne qualité, et on en fait du pain qu’on mange sans le moindre inconvénient[526].

On n’est plus surpris, après cela, des faits qui démontrent que le blé fortement altéré, a pu être employé sans porter le moindre trouble dans la santé publique.

Ramazzini raconte qu’en 1691, la rouille envahit abondamment cette céréale en Italie, sans aucune suite fâcheuse.

Il est certain que beaucoup de médecins, qui ne sont point intéressés au succès d’un système, ne croient guère à l’ergotisme.

Requin, qui fait cette remarque, a consulté, pour s’éclairer, M. le docteur Arnal[527], qui s’est livré à une étude spéciale des effets thérapeutiques et toxiques de l’ergot. La réponse de ce confrère fut catégorique: il avait essayé toutes les manières de déterminer sur les animaux, l’ergotisme gangréneux ou convulsif, et il n’avait jamais pu y parvenir[528].

J’ai lu avec attention le récit des expériences faites par Tessier, sur quelques espèces animales pour éclaircir l’action pathologique de l’ergot[529]. L’auteur n’a négligé aucune précaution pour éviter toute cause d’erreur; mais je suis obligé d’ajouter que sa conclusion, très-affirmative, ne me paraît pas complétement applicable à l’homme. Il suppose que les expérimentateurs qui ont obtenu des résultats contraires, n’ont employé qu’une proportion insuffisante d’ergot. J’ai peine à croire que des hommes aussi exercés que Model et Parmentier n’aient pas prévenu un pareil reproche.

Je pense donc, comme Requin, qu’on a souvent jeté sur le compte de l’ergot, bien des épidémies dont ce poison était tout à fait innocent, et que cette étiologie a été invoquée le plus gratuitement du monde. Ce qui ne m’empêche pas d’accepter les faits qui reposent sur les témoignages positifs de Salerne, de Réad et de quelques autres. Il importe seulement de ne jamais oublier, que la causalité médicale répugne aux interprétations exclusives qui ne tiennent pas compte des contingences de l’observation.

De tout ce qui précède, je tire, jusqu’à preuve contraire, la conclusion suivante:

La faible proportion du seigle ergoté dans le régime des populations frappées du feu Saint-Antoine; l’extension de cette épidémie dans des localités où cette céréale n’était pas cultivée; sa durée plusieurs fois séculaire, avec des intermissions que la continuité d’action de sa prétendue cause rendrait incompréhensibles, à moins d’entasser les suppositions arbitraires; la diminution graduelle et la disparition définitive du fléau, qui ne peuvent être attribuées à la suppression de l’influence suspecte; l’étrangeté symptomatique de la maladie qui exclut son origine vulgaire; le sens contradictoire des observations d’ergotisme, après leur révision attentive: toutes ces considérations, en un mot, ruinent l’hypothèse qui a rallié l’opinion des médecins sur la base commune de l’intoxication céréale. Le feu Saint-Antoine reste donc, pour moi, l’épidémie gangréneuse du moyen âge, affection distincte de toutes les autres, et à laquelle il m’est impossible de refuser les caractères de la spécificité la mieux tranchée.

On a essayé d’établir entre elle et le charbon, un rapport intime; mais le rapprochement ne tient pas devant le parallèle nosographique. La tumeur circonscrite qui caractérise l’anthrax, et la gangrène qui s’irradie rapidement de son centre aux parties adjacentes, diffèrent radicalement du sphacèle, qui attaque tout un membre et le dévore sourdement, comme par l’action lente d’un feu interne.

Les praticiens ne peuvent non plus, assimiler le feu Saint-Antoine, tel que nous le dépeignent les chroniques, à ces fièvres malignes gangréneuses, dont la marche est des plus aiguës, et qui s’accompagnent d’un grand trouble de la circulation et d’un profond abattement, signe de la résolution des forces.

La question ainsi posée en amène une autre:

Le feu Saint-Antoine a-t-il été connu des anciens, ou faut-il dater son avénement des premiers indices qui le dénoncent au Xe siècle?

Hippocrate nous a laissé la relation d’une épidémie d’érysipèles, accompagnés de gangrènes fort étendues. Les causes les plus légères les faisaient naître. Les chairs, les ligaments, les os et même des membres entiers étaient détruits. L’auteur du récit fait remarquer, que ces accidents étaient plus effrayants que dangereux, car la plupart de ceux chez lesquels ils survenaient, échappaient à la mort. Ceux, au contraire, dont la maladie ne prenait pas cette direction, étaient emportés[530].

M. Littré retrouve, dans cette description, de nombreux traits de ressemblance avec les formidables épidémies qui, sous le nom de feu Saint-Antoine, de mal des ardents, etc., furent la terreur des populations du moyen âge. Mais il y voit cette différence essentielle que la gangrène, salutaire dans l’épidémie ancienne, était excessivement funeste dans celle du Xe siècle[531].

Je dois appuyer sur un autre caractère distinctif; c’est que l’action d’une cause occasionnelle quelconque, provoquait l’éruption de l’érysipèle sur les lésions les plus simples, sur de toutes petites plaies, n’importe leur siége. Cette observation se renouvelle dans la plupart des constitutions érysipélateuses bien dessinées. Les chirurgiens d’hôpitaux doivent, en pareil cas, renoncer à l’emploi de l’instrument tranchant, fût-ce la lancette, sous peine de voir surgir un érysipèle dont la gravité, trop souvent mortelle, ne peut être mesurée d’avance. Nous ne voyons rien de semblable dans l’histoire du mal des ardents. L’épidémie de l’antiquité n’est pas autre chose qu’une épidémie d’érysipèles, aggravée par l’influence indéfinissable d’une constitution gangréneuse et putride.

Les médecins qui se sont épargné des longueurs, en identifiant le mal des ardents à l’érysipèle, relèveront l’importance du rapprochement que je viens de faire. Peut-être même se prévaudront-ils de l’assentiment apparent de Foës qui a traduit ἐρυσίπελατα par ignes sacri? Je me permettrai de leur rappeler que cette version, autorisée par le vocabulaire ancien, ne préjuge rien sur les prétendus rapports de l’érysipèle ainsi désigné, avec le feu sacré ou Saint-Antoine[532].

Galien nous a conservé le souvenir d’une maladie épidémique qui survint à la suite d’une crise alimentaire.

Nous y lisons que de longues famines désolaient, de son temps, l’empire romain. Le transport de toutes les céréales dans les villes, réduisit les gens de la campagne à user d’aliments qui n’entraient jamais dans leur régime, tels que racines sauvages, jeunes pousses des arbres, herbages des prés; et cette nourriture malsaine à laquelle ils furent condamnés, pendant l’hiver et le printemps, engendra de graves affections, au début de l’été. Sur le corps des malades, se développaient des ulcères très-nombreux, de nature variable: chez les uns, érysipélateux; phlegmoneux chez les autres; herpétiques chez ceux-ci; ailleurs, lichénoïdes, psoriques et lépreux... Souvent ces éruptions devenaient charbonneuses et phagédéniques, allumaient la fièvre et emportaient beaucoup de malades, après de longues souffrances. C’est à peine si l’on en sauvait quelques-uns, quand la maladie prenait ce caractère[533].

On me dispensera d’insister pour prouver que l’affection décrite par Galien, sous les formes multiples dont j’ai abrégé l’énumération, n’était pas celle du moyen âge, malgré les rapports de leur étiologie externe appréciable.

Je ne pousserai pas plus loin le rapide aperçu de mes recherches historiques. Il me suffira de déclarer qu’elles ne m’ont révélé, dans les auteurs de l’antiquité, aucune trace distincte du feu Saint-Antoine.

Cette opinion ne m’est pas exclusivement personnelle; elle est formellement exprimée par les commissaires de la Société royale[534]. Gruner ne pensait pas autrement. «Id unum scio, disait-il, hunc morbum fuisse veteribus incognitum[535]

Tel était aussi le sentiment de Pariset, qui avait mis ses connaissances spéciales au service de cette question.

Il rappelle que Perrault et Dodart furent les premiers en France qui éveillèrent l’attention de l’Académie des sciences, sur les gangrènes de la Sologne et du Blésois. Salerne apporta bientôt de nouveaux renseignements, et l’on remonta aux calamités antérieures des Xe, XIe et XIIe siècles, qu’on entreprit d’éclairer par celles dont on était témoin. Pariset rend justice au mérite des savants chargés par la Société royale, d’élucider ce problème de pathologie historique. Mais il reconnaît que si à travers les ombres laissées sur ces fléaux par des descriptions imparfaites, on a cru démêler certaines similitudes avec la peste, pour le mal des ardents; avec le feu persique de Dehaën ou l’endémie de Sologne, pour le feu Saint-Antoine; il est impossible d’établir une conviction sérieuse sur des données où l’hypothèse a une trop grande part. D’après lui, les ténèbres qui couvrent les temps malheureux du moyen âge, autorisent à supposer que le feu Saint-Antoine, le feu sacré, le feu infernal, le mal de mort, qui désolèrent les populations, étaient des maladies spéciales, nées de la misère universelle, qui n’ont plus d’analogues parmi nous, et qui, de même que la maladie ardente du Talmud, la lèpre de Moïse et la suette d’Angleterre, ont disparu du monde[536].

Je crois fermement, avec Pariset, que le mal des ardents était une maladie spéciale dont la nouveauté s’explique, par l’ensemble des conditions matérielles et morales qui caractérisent cette étrange période historique, connue sous le nom de moyen âge. Je pense comme lui, que la constitution des sociétés modernes les défend désormais contre le retour de pareils fléaux. Je dois cependant faire part à mon lecteur de quelques doutes qui me restent.

Les premières années du XVIIIe siècle ont été témoins d’une épidémie gangréneuse qui attend encore son dernier mot. Il ne me répugne point d’y retrouver la copie un peu effacée du feu sacré d’autrefois. Si son règne a été de courte durée, si ses ravages ont été infiniment plus restreints, c’est que le terrain sur lequel elle tombait, était moins propre à en féconder les germes. La différence des temps expliquerait la différence des maladies.

L’épidémie à laquelle je fais allusion, a régné en 1709, dans la Sologne, le Blésois et le Dauphiné; en 1747, dans la Sologne seulement; en 1749, auprès de Lille en Flandre et de Béthune en Artois; en 1764, aux environs d’Arras et de Douai; et depuis, dans le Limousin et l’Auvergne[537].

En 1710, l’Académie des sciences de Paris apprit par plusieurs relations qui lui furent adressées, qu’une maladie gangréneuse, d’un caractère insolite, devenait très-commune dans l’Orléanais et le Blésois. On remarqua, parmi ces communications, celle du docteur Noël, chirurgien de l’Hôtel-Dieu d’Orléans.

Il mandait que, depuis près d’un an, il était venu à son hôpital plus de cinquante personnes, hommes et enfants, affligés de gangrènes sèches, noires, livides, qui commençaient toujours par les orteils, s’étendaient plus ou moins, et quelquefois gagnaient le haut de la cuisse. Il n’avait vu qu’un malade atteint à la main. Chez quelques-uns, le membre gangréné se séparait spontanément, sans que l’art fût intervenu. Chez les autres, la guérison réclamait des scarifications et des applications topiques. Quatre ou cinq avaient succombé, après l’amputation de la partie mortifiée, parce que le mal s’était propagé jusqu’au tronc. Enfin, cette maladie n’attaquait pas les femmes; tout au plus quelques petites filles[538].

Un paysan, des environs de Blois, avait perdu par la gangrène, d’abord tous les doigts d’un pied, puis ceux de l’autre, après cela, les deux pieds; enfin les chairs des deux jambes, dont la chute avait été suivie de celle des deux cuisses. Au moment où l’Académie des sciences recevait cette communication, la cavité de l’os des hanches commençait à se remplir de bourgeons charnus d’un bon aspect[539].

Ne retrouve-t-on pas dans ce fait, l’image des désordres que nous avons vu produire au mal des ardents, à l’époque de sa plus grande fureur? J’ajoute, comme nouveau trait de similitude, que le peuple rendit ses anciens droits à saint Antoine, qui passa pour le meilleur médecin de cette maladie.

On observait conjointement un autre état morbide gangréneux, dont la forme différait sensiblement de celle que je viens de mentionner.

Les malades avaient des enflures et des tumeurs aux pieds, aux jambes, aux mains et aux bras. Ces tumeurs étaient accompagnées de rougeur, de chaleur, de fièvre et de délire. Les parties attaquées par la gangrène se séparaient sans le secours de la chirurgie.

Ne pourrait-on pas, par voie d’analogie, éclairer d’un jour nouveau, la maladie du moyen âge, en la rapprochant de celle dont je parle. Il n’est pas douteux que le feu Saint-Antoine d’autrefois n’ait présenté aussi les deux formes accusées par la maladie plus moderne.

Quoique les chroniqueurs du moyen âge aient laissé bien des lacunes, et qu’on soit réduit à interpréter leur silence, il n’est pas difficile, avec un peu d’attention, de démêler dans leurs récits, la forme spéciale de feu sacré, observée par les médecins du siècle dernier. Nous savons qu’il surgissait souvent des phlyctènes et des tumeurs qui dégénéraient, au dire de Félibien, en «ulcères incurables[540].» Au lieu de prendre la couleur noire du charbon et de passer au sphacèle, les parties atteintes «tombaient en pourriture,» et les chairs se détachaient des os.

On a dit que le feu Saint-Antoine avait donné lieu à la distinction, longtemps admise, de la gangrène, en sèche et humide; mais on aurait dû voir que la même cause détermine l’une ou l’autre forme, suivant les conditions du sujet, la rapidité de la marche du mal et autres influences moins définies. La différence des symptômes n’implique pas celle du mode affectif qu’ils traduisent.

Comme dernier argument, je reproduirai un détail qui m’est fourni par un médecin de l’abbaye Saint-Antoine, en Dauphiné, témoin de la maladie du XVIIIe siècle.

«Cette affection, dit-il, qui parut à la suite de la guerre, du dérangement des saisons et de la disette des fruits et des grains, ne s’attachait qu’aux manouvriers, aux paysans et aux mendiants.»

Jusque-là, rien de plus conforme à l’observation commune, qui semble vouer aux fureurs des épidémies, les classes énervées par le travail et la misère. Mais voici la circonstance que je tenais à mettre en saillie:

L’auteur remarque que pour éviter de mourir de faim, ces malheureux avaient été obligés de se nourrir «de pain fait de farine de glands, de pepins de raisin, de racines de fougère et autres de cette espèce, de toutes sortes d’herbes, crues ou cuites, sans sel et sans autre assaisonnement[541]

Dans cette énumération, je cherche en vain le seigle ergoté. On n’eût pas manqué de le signaler, au moins comme la cause principale de la maladie qu’on observait, au moment où cette explication prenait faveur sous le patronage des corps savants.

On objectera que les expériences de Dodart, de Langius, de Salerne, d’Arnaud de Nobleville, de Duhamel, de Réad, de Tessier et de quelques autres, dont je passe à dessein les noms, ne laissent pas de doutes sur les effets toxiques de l’ergot de seigle. Je réponds qu’on ne peut faire bon marché des expériences contradictoires rapportées par les médecins de Breslau[542], par Camerarius[543], par Moeller[544], et, vers la fin du siècle dernier, par Model et Parmentier[545].

Camerarius est très-explicite, et assure que la gangrène des extrémités, accompagnée du cortége habituel de ses symptômes, aurait été observée sur des sujets qui n’avaient positivement fait aucun usage du seigle ergoté.

Dans cet état de la question, la sagesse commande de suspendre son jugement, et d’attendre un supplément d’informations. Mais, en ce qui concerne la maladie du moyen âge, je maintiens qu’après un examen bien réfléchi des pièces de conviction introduites au débat, il m’est impossible d’expliquer ce grand fait pathologique, analysé dans toutes ses phases, par une action toxique, nettement isolée du concours des influences nosogéniques qui ont présidé à son explosion et prolongé son règne. Je ne saurais, du reste, mieux finir ce chapitre, qu’en disant avec un de mes écrivains favoris: «Ce sont questions doubteuses à desbattre aux Escholes..... ce que j’en opine, c’est pour déclarer la mesure de ma veue, non la mesure des choses[546]


CHAPITRE VII
DE LA GRANDE ÉPIDÉMIE DU XIVe SIÈCLE (PESTE NOIRE)

Parmi les fléaux qui ont désolé le monde depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, nul n’a laissé dans les traditions populaires un aussi long souvenir que la peste noire. Cinq cents ans nous séparent de ce grand événement, et l’on ne peut parler du XIVe siècle sans évoquer le fantôme livide qui l’a couvert de deuil et de larmes. Au récit de ses ravages, la pensée recule d’horreur, et on se demande par quel prodige inespéré la race humaine a pu échapper à son extermination complète!

Les historiens, qui n’affichent aucune prétention médicale, sont d’accord pour ne voir, dans ce sinistre épisode, qu’un nouveau débordement de la peste qui avait dévasté la terre sous le règne de Justinien. Bornée depuis cette explosion, à de nombreuses invasions partielles, elle aurait tout à coup repris son expansion primitive, et recommencé sa course vagabonde et sans frein sur toute la surface du globe.

Cette opinion est partagée par le plus grand nombre des médecins qui se la sont transmise sans examen. J’ai été frappé des objections qu’elle soulève, et je viens les soumettre au jugement impartial du lecteur.

Le nom de peste noire sous lequel la maladie dont j’entreprends l’étude, est restée célèbre, n’est pas le seul qu’elle ait reçu des médecins ou du peuple.

On l’appelle mortalega grande, pestis atrocissima, anguinalgia, la grande peste, la mort noire, la mort dense, la MORT! Les gens du monde la connaissent surtout sous la dénomination de peste de Florence.

Les Italiens la nommèrent mortalega grande, la mortalité grande, pour représenter les ravages inouïs qu’elle exerça partout où elle se montra.

Le synonyme mort dense, mors densa, fait évidemment allusion à l’entassement des cadavres, ou aux incessantes funérailles qui marquaient son passage: Quod densaret funera[547]!

D’après M. Henri Martin, la maladie de 1348 a gardé dans l’histoire, le nom de peste de Florence, sans doute à cause des illustres victimes qu’elle fit dans cette ville, qui était alors le plus brillant foyer de la civilisation et des arts en Europe[548].

M. le docteur Joseph Michon croit plutôt que ce nom lui vient de ce qu’elle commença son lugubre pèlerinage en Europe, par Florence et l’Italie[549].

C’est surtout sur le sens de la qualification de noire, que les auteurs sont partagés.

Loccénius, historien suédois, considère ce nom comme l’expression métaphorique du deuil qui couvrait les populations[550].

Certains écrivains ont émis l’étrange idée que la maladie doit cette épithète, à la prodigieuse quantité d’anthracites ou pierres noires qui couvraient la contrée de la Chine où elle prit naissance.

Un autre veut qu’elle ait frappé ses premiers coups sur les Sarrasins noirs qui habitaient le continent de l’Asie, au milieu des tribus sauvages.

Giovanni Villani[551] adopte l’opinion de Zaële, grand astrologue de son temps, d’après lequel l’invasion aurait été précédée de l’apparition d’une comète noire, qui eut lieu au mois d’août 1346.

Pour le dire en passant, l’existence d’une comète à cette date, est un fait reconnu par les astronomes; mais on ignore pourquoi on la qualifia de noire. M. le docteur Phillippe, chirurgien de l’Hôtel-Dieu de Reims, qui a écrit une excellente monographie de la peste noire, à laquelle je ferai plus d’un emprunt, s’est renseigné auprès des membres de l’Institut les plus compétents, et les réponses qu’il a reçues, n’ont pas résolu la difficulté. On se bornait à soupçonner que les comètes, ainsi désignées, pourraient bien être celles qui étaient plus ternes ou moins éclatantes que les autres[552].

M. le docteur Edouard Carrière croit que la désignation de peste noire sous-entend l’état des esprits, la désolation indicible dont elle avait frappé les cités et les campagnes[553].

M. Michon exprime une opinion semblable. Le mot peste noire n’est, suivant lui, qu’une traduction littérale du latin pestis atra, c’est-à-dire peste terrible. Il ne peut consentir à l’interpréter dans le sens d’un caractère physique de la maladie. «On trouverait, dit-il, difficilement à accorder la grande épidémie du XIVe siècle, avec aucune de celles qui ont précédé ou suivi, parce que le nom seul, pour ceux qui n’étudieraient que superficiellement, ferait rapprocher du choléra, un fléau qui n’a de commun avec lui que ses funestes effets.[554]»

Je réponds par anticipation, que l’épithète donnée à la peste noire, à l’exclusion des autres pestes, est un des motifs qui concourent à l’en distinguer. L’objection de M. Michon est d’ailleurs facile à écarter, puisque, au point de vue de sa coloration cutanée, le fléau de notre siècle porte le nom de choléra bleu ou cyanique.

S’il faut dire mon opinion, je crois que l’idée la plus juste est celle qui attribue la dénomination en litige, soit à la teinte noire que le corps des malades prenait immédiatement après la mort, soit à la présence sur la peau, de disques livides, de taches gangréneuses, associées à la carbonisation de la langue et de la gorge.

Cette version est adoptée par Pontanus qui a raconté l’invasion de l’épidémie dans le Danemark: «C’est, dit-il, d’après ses effets extérieurs, qu’on donnait à ce fléau le nom de mort noire[555]

M. Carrière a vu dans les galeries du célèbre cabinet d’histoire naturelle de Florence, des cires qui représentent fidèlement les taches livides ou violettes qui couvraient la peau, et dont quelques nuances lui ont rappelé, dit-il, la coloration cyanotique des cholériques.

Je m’en tiens donc à cette explication. Dans les maladies, ce qui frappe le plus l’observateur, c’est la coloration des téguments, et ce caractère sert souvent à les nommer. N’avons-nous pas la fièvre jaune, la fièvre pourprée, la fièvre blanche (febris alba virginum), les pâles couleurs, la chlorose, la jaunisse, l’ictère noir, la rougeole, la roséole, la scarlatine, le choléra bleu, la maladie bronzée, etc.?

Je ne suivrai pas la peste noire dans ses interminables migrations. Son explosion soudaine, la rapidité de sa marche, son rayonnement presque instantané dans les contrées les plus distantes du globe, imposent une œuvre difficile à celui qui veut reconstruire son itinéraire, depuis son point de départ jusqu’à la fin de sa course. Je me contenterai de quelques indications générales.

Il est avéré qu’en moins de quatre ans, c’est-à-dire de 1346 à 1350, toute la terre connue avait été dévastée. La contagion fut sans doute un redoutable auxiliaire. Mais on sait que les grandes maladies populaires ne suivent pas dans leurs pérégrinations, l’enchaînement régulier des transmissions virulentes, et qu’elles obéissent, avant tout, à la direction souveraine de la force inconnue qui les domine.

Dans l’Asie centrale, et au nord de la Chine, existe une contrée qui a porté le nom de Cathay jusqu’au milieu du XVIIe siècle. Cette région était divisée en Cathay blanc ou libre, et Cathay tributaire ou noir, ainsi nommé en raison de la grande profusion d’anthracites qu’on y rencontrait.

C’est de là, que la peste noire s’élança sur le reste du monde, après avoir emporté, en Chine, dans les années 1346 et 1347, environ 13 millions d’hommes[556].

En franchissant ces barrières, le fléau suivit trois courants.

L’un parti du nord, traversant la Boukharie et la Tartarie, le porta par la mer Noire, à Constantinople, où nous aurons à l’étudier.

L’autre le dirigea de l’Inde, vers les villes situées sur la côte méridionale de la mer Caspienne et l’Asie-Mineure.

Enfin, par l’autre route, l’épidémie atteignit Bagdad, traversa l’Arabie et l’Egypte, et aborda aux rives septentrionales de l’Afrique.

Après avoir assouvi sa rage sur la métropole de la Turquie et les autres villes qui longent les rives du Bosphore, la peste noire se jeta sur l’île de Chypre, la Sicile, et quelques villes maritimes de l’Italie.

Les autres îles de la Méditerranée, la Sardaigne, la Corse et Majorque furent tour à tour attaquées. Les deux premières perdirent les deux tiers de leurs habitants. Majorque devint presque déserte. On y compta, en moins d’un mois, plus de 15,000 morts. Une autre version élève même ce chiffre à 30,000.

Les foyers pestilentiels couvraient donc en ce moment toute la côte méridionale de l’Europe. En Italie, la Lombardie fut entièrement dévastée, à l’exception de Milan et de Pavie dont on admira la préservation. Dans les premiers jours d’avril 1348, Florence fut envahie, et l’on sait avec quelle implacable férocité!

L’épidémie voyageuse n’avait pas encore abandonné l’Italie et l’Espagne, lorsqu’elle prit son vol dans une double direction.

D’un côté, elle traversa les Alpes, fondit sur la France, sillonna rapidement la Belgique et la Hollande, franchit le détroit pour entrer en Angleterre, remonta dans la Suède, le Danemark et la Norwége, et alla se perdre dans l’Islande et le Groënland.

Par l’autre voie, elle parcourut les nombreuses provinces d’Allemagne, s’introduisit en Pologne et vint aboutir à la Russie en 1351, plus de trois ans après l’invasion de Constantinople.

Il résulte de ce court aperçu, que le fléau a égalé ceux qui l’ont précédé, par l’universalité de sa domination; et la suite prouvera qu’il leur est supérieur par l’excès de ses ravages. A ce point de vue, il est impossible de lui refuser le titre de grande épidémie.

L’étude des antécédents de la maladie du XIVe siècle devrait précéder sa description nosographique. Je me permets une inversion qui ne retarde que de quelques instants, l’exposé des théories dont sa pathogénie a été le texte.

De nombreux contemporains ont retracé ses symptômes avec une remarquable précision. Par une étrange fantaisie de poëte, ce prologue funèbre ouvre le Décaméron de Boccace. Si je n’ai pas reproduit cette belle page, c’est qu’on la retrouve dans tous les recueils des épidémistes, et qu’elle est bien connue des lecteurs, étrangers à la médecine et familiers avec les œuvres du conteur florentin.

C’est à l’empereur Jean Cantacuzène que j’emprunterai ce récit, où la véracité du témoin oculaire s’unit à la fidélité de l’observateur. Ce tableau de la première invasion bien connue de la peste noire, nous servira de terme de comparaison, quand nous l’étudierons dans ses stations ultérieures[557].

«L’épidémie qui régnait alors (1347)... partie de la Scythie septentrionale, parcourut presque toutes les côtes maritimes où elle emporta beaucoup de monde. Car elle n’envahit pas seulement le Pont, la Thrace, la Macédoine, mais encore la Grèce, l’Italie, toutes les Iles, l’Egypte, la Libye, la Judée, la Syrie, et s’étendit à peu près dans tout l’univers. Cette maladie était incurable. Ni le mode de vivre, ni la vigueur corporelle n’en pouvaient préserver. Les gens robustes ou débiles étaient indifféremment frappés; et la mort n’épargnait pas plus les personnes soignées à grands frais, que les pauvres dénués de tout secours. Nulle autre affection ne se montra cette année; toutes prenaient la forme de la maladie régnante. La médecine reconnaissait son impuissance. La marche du mal n’était pas la même chez tous. Les uns expiraient subitement; d’autres, dans la journée; certains, dans la première heure. Chez ceux qui résistaient pendant deux ou trois jours, l’invasion s’annonçait par une fièvre très-aiguë. Bientôt le mal se portant à la tête, ils perdaient l’usage de la parole, paraissaient insensibles à tout ce qui se passait autour d’eux, et semblaient plongés dans un profond sommeil. Si par hasard, ils revenaient à eux, ils s’efforçaient de parler; mais leur langue restait immobile, ils ne proféraient que des mots inarticulés à cause de la paralysie des nerfs de la tête, et ils mouraient promptement. Chez d’autres malades, ce n’était pas la tête, mais les poumons qui étaient attaqués dès le début, et ne tardaient pas à s’enflammer. De vives douleurs se faisaient sentir dans la poitrine; des crachats sanglants étaient rendus, et l’haleine était d’une horrible fétidité. La gorge et la langue, brûlées par l’excessive chaleur, étaient noires et teintes de sang. Ceux qui buvaient beaucoup, n’éprouvaient pas plus de soulagement que ceux qui buvaient peu. L’insomnie était opiniâtre et l’agitation excessive. Sur les parties supérieures ou inférieures des bras, assez souvent sous les mâchoires, et parfois sur d’autres régions du corps, naissaient des abcès ou des ulcères, plus ou moins grands suivant les sujets, auxquels se joignaient de petites élevures noires. Chez plusieurs, la peau se couvrait de taches livides, plus rares et plus foncées chez les uns, plus nombreuses et de couleur terne chez d’autres; et aucun ne se sauvait. Tous ces symptômes n’étaient pas réunis chez tous, et leur nombre était très-variable sur chaque malade; mais une tumeur, une tache suffisait pour annoncer la mort. Le petit nombre de ceux qui réchappaient, n’étaient pas atteints une seconde fois, du moins mortellement: ce qui donnait la plus grande sécurité à ceux qui étaient repris. Souvent de vastes abcès se formaient sur les cuisses ou sur les bras. Leur ouverture donnait issue à une grande quantité de sanie fétide; et l’émission de cette humeur malfaisante était salutaire. Parmi ceux qui offraient tous les symptômes réunis, on en voyait quelques-uns guérir contre toute attente. Il est positif qu’on n’avait trouvé aucun remède efficace. Ce qui était utile à l’un, était un véritable poison pour l’autre. Les personnes qui soignaient les patients, prenaient leur maladie; et c’est pourquoi les décès se multiplièrent au point, que de nombreuses maisons restèrent désertes, après avoir perdu tous leurs habitants, et même les animaux domestiques qui s’y trouvaient[558]. Ce qui était le plus déplorable, c’était le profond découragement des malades. Aux premiers symptômes, ils perdaient tout espoir de salut et s’abandonnaient eux-mêmes. Cette prostration morale aggravait rapidement leur état et avançait l’heure de leur mort. Il est donc impossible de trouver des termes pour donner une idée de cette maladie. Tout ce qu’il est permis d’en dire, c’est qu’elle n’avait rien de commun avec les maux auxquels l’homme est naturellement sujet; et qu’elle était un châtiment envoyé par Dieu lui-même. Dans cette pensée, plusieurs personnes revinrent à de meilleurs sentiments, avec la résolution de se convertir. Je ne parle pas seulement des individus qui furent ensuite emportés par l’épidémie; mais encore de ceux qui survécurent à ses attaques. C’est alors qu’on les vit s’efforcer de corriger leurs penchants vicieux, et s’adonner aux pratiques de la vertu. Il y en eut aussi un grand nombre qui distribuèrent leurs biens aux pauvres, avant même d’être atteints. Quand ils se sentaient frappés à leur tour, il n’en était pas un seul assez insensible et assez endurci, pour ne pas éprouver un profond repentir de ses fautes, afin de comparaître devant le tribunal de Dieu, avec les meilleures chances de salut. Parmi les innombrables victimes de l’épidémie de Byzance, il faut compter Andronic, fils de l’empereur, qui mourut le troisième jour. Quand on annonça la fatale nouvelle à l’impératrice sa mère, une douleur poignante déchira son cœur; mais elle sut en contenir les transports, et renferma cette chère mémoire dans le fond de son âme. Ce jeune homme n’était pas seulement remarquable par ses formes extérieures; mais il était doué au plus haut degré, des grandes qualités qui font l’ornement de cet âge; et tout, en lui, attestait qu’il suivrait noblement les traces de ses ancêtres.»

J’ai dit pourquoi j’avais donné la priorité à cette description qui énumère d’ailleurs avec exactitude, les principaux symptômes de la maladie, et en particulier ceux qui traduisent les altérations pathognomoniques de l’appareil respiratoire. Mais la concision de l’écrivain impérial a laissé dans l’ombre, certains détails nosographiques qui ne doivent point être séparés de l’ensemble. Consultons les auteurs qui ont vu et traité la maladie dans sa mémorable halte de Florence. Le résumé des nombreux documents qu’ils nous ont transmis, formera le tableau suivant, qu’on peut offrir aux médecins, avec la certitude de n’avoir rien omis d’essentiel.

L’invasion ne s’annonçait par aucun signe bien alarmant. On éprouvait, sans cause connue, un sentiment de lassitude ou de défaillance profonde, qui n’allait pas jusqu’à la souffrance. La physionomie portait l’empreinte de la terreur qu’inspirait une atteinte dont on ne se dissimulait pas les dangers. Le pouls, cet indice si précieux, donnait dès le début la signification de cet état. Il échappait au doigt explorateur. S’il se relevait momentanément, ce qui indiquait un effort de réaction trop souvent impuissant, il ne tardait pas à retomber et s’affaiblissait progressivement jusqu’à la mort. La plénitude de l’artère et la netteté croissante de ses pulsations, annonçaient une heureuse terminaison.

Quand l’impression de la cause morbide avait été violente, il y avait de grandes évacuations sanguines par les voies pulmonaires, plus rarement par les fosses nasales, l’estomac, l’urèthre ou le tube intestinal. En pareil cas, tout espoir était perdu. Le malade succombait dans la journée, ou au plus tard le lendemain.

Les auteurs de l’époque considèrent généralement ces extravasations sanguines, comme le résultat d’un effort critique, tenté par la nature pour chasser le principe délétère dont la présence menaçait l’organisme d’une dissolution prochaine. N’a-t-on pas appliqué la même théorie aux évacuations rizacées du choléra épidémique de nos jours? Je crois plutôt que ces débordements de liquides étaient passifs, et sous la dépendance de l’asthénie générale, trahie par l’état du pouls et l’attitude du sujet.

Lorsque la marche de la maladie était moins rapide, les vomissements sanguinolents et les autres hémorrhagies manquaient ou étaient beaucoup plus modérés. Sous cette forme moins maligne, les malades accusaient, dans la région abdominale, un sentiment profond de plénitude et de tension. Cet état du ventre s’accompagnait d’une toux violente, sèche et convulsive, qui n’était probablement qu’un effet sympathique. Alors se montraient d’abondantes déjections alvines, tantôt noires ou d’une teinte jaune foncée, due à l’hypersécrétion biliaire, tantôt d’une couleur vaguement qualifiée de cendrée. Les urines étaient noires ou rouges, abondantes ou nulles. Ces évacuations diverses, la transpiration cutanée, et surtout l’air exhalé de la poitrine du malade, répandaient autour de lui une odeur intolérable.

Bientôt les actes morbides se portaient à la périphérie, et formaient une éruption de taches noires, rouges ou bleuâtres, plus ou moins larges, et couvrant toute l’étendue de la peau. En même temps, des tumeurs phlegmoneuses ou d’aspect charbonneux s’élevaient sur les aines, sous les aisselles, ou dans la région sous-maxillaire. Ces bubons suivaient leur marche naturelle, quand elle n’était pas tronquée par la mort. Lorsqu’ils avaient atteint leur maturité, ils s’ouvraient à la manière des abcès, et laissaient échapper une grande quantité de sanie fétide. L’art devait seconder cette élimination par tous les moyens possibles; son interruption spontanée, ou imprudemment provoquée, avait les conséquences les plus graves. Rien de plus rassurant, au contraire, que l’abondance et la longue durée de la suppuration, qui semblait ainsi assainir l’organisme profondément vicié.

La maladie frappait souvent comme la foudre, et les individus tombaient inanimés. Quand l’invasion se manifestait par de violentes hémorrhagies pulmonaires, la mort survenait en quelques heures ou le premier jour. Lorsque l’épuisement des forces suivait une progression rapide, indiquée par la décroissance graduelle du pouls et le refroidissement de la peau, il était rare que la maladie se prolongeât jusqu’au troisième jour. Si elle atteignait le quatrième, marqué par l’apparition des bubons, les auteurs contemporains avaient remarqué des jours critiques de bon ou de mauvais augure. Je ne m’inscris pas contre cette observation hippocratique; mais je soupçonne que, sous le feu de l’épidémie, les praticiens n’ont pas été aussi précis dans leurs supputations, qu’ils le sont dans leurs écrits. Ce qui est certain, c’est qu’on ne pouvait espérer la guérison que lorsque la maladie avait dépassé le premier septénaire. Avant cette période, les indices les plus rassurants en apparence, n’étaient pas la promesse d’une terminaison heureuse. La mort pouvait même survenir à la fin de la seconde semaine. A cette époque, le pronostic se guidait sur l’état des bubons.

Tel est, en raccourci, le tableau de la peste noire de Florence, qui s’est reproduit dans toutes ses stations, avec les variantes inévitables.

Raymond Chalin de Vinario, contemporain de Guy de Chauliac, pratiquant comme lui, à Avignon, pendant la peste, mentionne un symptôme qui n’a été signalé nulle part. Il l’appelle zona, cinctus (bande, ceinture). «C’était, dit-il, une espèce de nerf dur et solide, de deux ou quatre doigts de large, rouge ou brun, verdâtre ou diversement coloré, étendu en différents sens sur le corps, et terminé, à une de ses extrémités, par un charbon, et à l’autre par un tubercule pestilentiel.» Chalin considère ce symptôme comme très-grave. Le mot zona dont il se sert, n’a pas ici sa signification ordinaire. Il s’agit probablement d’une lymphangite ou d’une angéioleucite, analogue aux cordes farcineuses qui se dessinent sous la peau des animaux morveux[559].

Si je n’ai pas complété le signalement symptomatique de la maladie noire, par l’énumération des désordres cadavériques qui l’accompagnaient, c’est que l’anatomie pathologique luttait toujours contre les préjugés religieux et le respect invincible de la dépouille mortelle de l’homme. Son temps n’était pas encore venu, et elle attendait l’heureuse réforme qui devait enfin la mettre en possession de ses droits.

On ne peut contester l’analogie qui rapproche la peste noire et la peste bubonique proprement dite. M. Carrière, comparant la maladie de Florence, aux autres épidémies qui avaient ravagé antérieurement l’Italie, n’a pas hésité à voir, dans celle qu’il a spécialement étudiée, une peste comme toutes les autres. Il n’y aurait, selon lui, d’autre différence que celle de l’intensité et de la mortalité consécutive. Je tâcherai de montrer tout à l’heure que cette confusion n’est justifiée ni par l’histoire ni par l’analyse pathologique. Les descriptions de la peste noire provenant des sources les plus diverses, s’accordent pour lui attribuer quelques traits distinctifs qui n’avaient pas fait partie auparavant du signalement de la peste orientale.

M. Michon affirme aussi, que la symptomatologie de l’épidémie de 1348, ne peut appartenir qu’à une véritable peste à bubons[560].

Jusque-là, je n’ai rien à objecter, puisqu’il est avéré que le bubon était une de ses manifestations fréquentes; mais il m’est impossible de laisser passer, sans réclamation, les inexactitudes que je surprends dans le passage suivant du même auteur:

«Les travaux d’Hecker, d’Hæser, d’Ozanam, de M. Littré, ont établi, dit-il, d’une façon certaine, que ce fut la peste d’Orient, telle qu’elle revint depuis encore, visiter l’Europe, telle qu’elle ravagea Marseille en 1720, telle qu’on l’observe encore aujourd’hui en Egypte, en Palestine et en Syrie.»

M. Hecker ne méconnaît pas sans doute les rapports qui relient la maladie du XIVe siècle à celle du VIe, si souvent observée par la suite dans ses retours intermittents. Mais il ajoute au signalement personnel de la peste noire, un appareil de symptômes très-accentués, qui lui appartiendraient en propre; ce qui revient à lui attribuer les caractères d’un état morbide original et nouveau. M. Hecker n’est donc pas aussi disposé qu’on veut bien le dire, à fondre les deux pestes dans la même espèce nosologique.

Il est très-vrai que M. Hæser retrouve la peste à bubons dans la maladie du XIVe siècle. Cependant il y adjoint, pour rendre raison de ses incalculables ravages, un nombreux cortége d’autres maladies épidémiques, qui lui seraient en quelque sorte venues en aide. Ne semble-t-il pas dès lors, que M. Hæser a découvert dans la peste noire, comparée à la vraie peste, quelque chose d’inexplicable, dont il s’efforce de rendre compte? Comment s’est-il assuré que ce secret ne tenait pas à sa nature individuelle? On m’accordera bien au moins, qu’il y a matière à discussion, dans le commentaire pathogénique qu’il propose.

Quant à Ozanam, si tant est qu’il ait une opinion sur ce point, il faut bien convenir qu’elle n’a pas la précision qu’on lui prête; ce qui frappe son lecteur, ce sont ses tergiversations et ses incertitudes.

Cet auteur avait étudié isolément une péripneumonie maligne qui, disait-il, ravagea l’Europe vers le milieu du XIVe siècle[561]. Il s’aperçoit plus tard, réflexion faite, que cette localisation était le symptôme précurseur de la peste noire, qu’il s’était borné à mentionner en passant. Il s’empresse de remplir la lacune dans sa seconde édition, et reprend l’histoire de cette peste, en la complétant par d’importantes additions, fruit de nouvelles recherches[562]. On remarquera qu’il n’a pas fondu cette histoire avec celle de la peste orientale et de ses principales irruptions, comme il a coutume de le faire pour les épidémies de même espèce, qu’il englobe dans un seul chapitre, malgré la diversité de leurs dates. Il a pris le parti de consacrer à la peste noire, un article spécial où il la décrit comme une affection originale, sans songer même à indiquer les rapports de ses symptômes, avec ceux de la peste proprement dite[563].

M. Littré enfin, n’a garde de réunir les deux pestes, si j’en juge du moins par ce qu’il en dit, dans le travail que j’ai déjà eu occasion de citer[564].

Après avoir reproduit le tableau général de la maladie noire, où il reconnaît certains accidents de la peste ordinaire, il signale les symptômes nouveaux qui sont venus s’y mêler, et ces symptômes ont un caractère assez tranché, pour que M. Littré les interprète dans le sens de l’individualité distincte de la maladie du XIVe siècle.

Les savants, que M. Michon prétendait mettre de son côté, ne sont donc pas, si je ne me trompe, aussi contraires qu’il paraît le croire, à l’opinion que j’ai moi-même adoptée.

Quels sont les symptômes particuliers dont l’appareil donnait à la peste noire, un cachet personnel qui la sépare de la vraie peste?

On peut les réduire à quatre:

1o Inflammation gangréneuse des organes de la respiration.

2o Violente douleur fixée dans la poitrine.

3o Vomissement ou crachement de sang.

4o Haleine empestée dont l’horrible odeur se répandait au loin[565].

Cette localisation et les formes qui la dessinent, constituent, à mon avis, une caractéristique irrécusable. Nous les retrouverons dans toutes les stations de l’épidémie, qui n’en a pas moins affecté de préférence, telle ou telle expression spéciale.

Matthieu Villani, un des historiens les plus exacts de la peste de Florence, dit que les malades qui avaient commencé à cracher du sang, mouraient subitement[566].

En Angleterre, le vomissement ou le crachement de sang fut aussi un des signes de l’invasion, les plus alarmants. Les malades qui en étaient pris, succombaient immédiatement ou au plus dans les douze heures. Rarement la mort se faisait attendre plus de deux jours.

Il est évident, d’après cela, que l’impression de la cause morbide poussait sur les poumons, de violents raptus fluxionnaires qui dégénéraient promptement en phlegmasie maligne ou gangréneuse, révélée par l’expuition sanguine, la douleur intra-pectorale et la puanteur insupportable de l’air expiré.

Là, s’arrête l’analyse clinique, privée des moyens d’exploration physique qui auraient pu seuls fixer avec certitude le diagnostic local. Il est à regretter aussi que l’examen cadavérique de la poitrine n’ait pas permis de vérifier les suggestions recueillies pendant la vie. La science y eût sans doute beaucoup gagné; mais l’art n’en eût pas moins été aux prises avec une maladie, dont l’irrésistible rapidité ne lui laissait pas le temps de se mesurer avec elle.

L’individualité incomparable de la peste noire ne se montre nulle part aussi frappante, que dans la relation d’un médecin qui l’observa à Avignon, pendant qu’elle sévissait à Florence. Je veux parler de Guy de Chauliac, une des gloires de notre École, une des grandes figures médicales de son siècle. Attaché au pape Clément VI, qui occupait alors le trône pontifical, il eut lui-même une atteinte de la maladie régnante qui, par une heureuse exception, épargna sa vie. Esclave de ses nobles devoirs, il resta inébranlable à son poste, au milieu de la panique universelle, pendant que ses confrères cherchaient lâchement leur salut dans la fuite.

Voici textuellement le récit que nous a laissé Guy de Chauliac[567]:

«La maladie étoit telle qu’on n’a ouy parler de semblable mortalité, laquelle apparut en Avignon, l’an de Nostre Seigneur 1348, en la sixième année du Pontificat de Clément VI, au service duquel j’estois pour lors, de sa grace moy indigne.

»Et ne vous déplaise si je la racompte pour sa merueille, et pour y pourvoir, si elle aduenoit derechef.

»La dite mortalité commença à nous au mois de Januier, et dura l’espace de sept mois.

»Elle fust de deux sortes: la première dura deux mois, avec fièure continue et crachement de sang; et on en mouroit dans trois jours.

»La seconde fust, tout le reste du temps, aussi auec fièure continue, et apostèmes et carboncles ès parties externes, et principalement aux aisselles et aisnes; et on en mouroit dans cinq jours. Et fust de si grande contagion (spécialement celle qui était auec crachement de sang) que non-seulement en séjournant, ains aussi en regardant, l’un la prenoit de l’autre; en tant que les gens mouroient sans seruiteurs, et estoient ensevelis sans prestres.

»Le père ne visitoit pas son fils, ne le fils son père. La charité estoit morte et l’espérance abattue.

»Je la nomme grande, parce qu’elle occupa tout le monde, ou peu s’en fallut.

»Car elle commença en Orient, et ainsi jettant ses flesches contre le monde, passa par nostre région vers l’Occident.

»Et fust si grande, qu’à peine elle laissa la quatriesme partie des gens...

»Par quoy elle fust inutile et honteuse pour les médecins; d’autant qu’ils n’osoient visiter les malades de peur d’être infects; et quand ils les visitoient, n’y faisoient guières et ne gaignoient rien, car tous les malades mouroient, excepté quelque peu, sur la fin, qui en eschappèrent auec les bubons meurs.....

»Pour la préseruation, il n’y auoit rien de meilleur que de fuir la région avant que d’estre infect, et se purger auec pilules aloëtiques; et diminuer le sang par phlébotomie, amender l’air par le feu, et conforter le cœur de thériaque et pommes, et choses de bonne odeur; consoler les humeurs de bol arménien, et résister à la pourriture par choses aigres. Pour la curatiue, on faisoit des seignées et éuacuations, des électuaires et syrops cordials. Et les apostèmes extérieurs estoient meuris avec des figues et oignons cuits; pilez et meslez avec du leuain et du beurre; puis estoient ouverts et traitez de la cure des ulcères.

»Les carboncles estoient ventousez, scarifiez et cautérisez.

»Et moy pour éuiter infamie, n’osay point m’absenter; mais auec continuelle peur, me préservay tant que je pûs, moyennant les susdits remèdes.

»Ce néanmoins vers la fin de la mortalité, je tombay en fièure continue avec un apostème à l’aisne, et maladiay près de six semaines; et fus en si grand danger que tous mes compagnons croyoient que je mourusse; mais l’apostème estant meury et traité comme j’ay dit, j’en eschappay au vouloir de Dieu[568]

Cette description dont j’ai tenu à ne rien omettre conviendrait-elle à la peste inguinale proprement dite? L’étonnement manifesté par Guy de Chauliac dont l’observation n’était pas novice en fait de peste, a déjà sa valeur. Mais il est certain que la première période de l’évolution épidémique, où le crachement de sang, indice d’une altération irrémédiable de l’appareil pulmonaire, est le phénomène principal, n’appartient qu’à la maladie du XIVe siècle. Il ne faut pas oublier que cette forme se prolongea pendant deux mois. Guy de Chauliac en fait ressortir la gravité relative, et lui attribue même une contagiosité plus énergique.

Je ne viens pas nier contre l’évidence, l’éruption des bubons axillaires ou inguinaux. Guillaume de Machaut, qui n’est pas médecin, et ne voit dans l’épidémie dont il a tant peur, qu’un sujet pour sa muse, emploie le terme en usage parmi le peuple:

«Car la mortalité des boces (bosses)
«Con appeloit épydimie
«Estoit de tous poins estanchie[569]

Mais ce n’est pas le trait du tableau symptomatique qui a le plus frappé les médecins. Guy de Chauliac signale expressément l’absence de ces tumeurs, dans la première période de l’épidémie. Lors de la terrible peste qui ravagea Milan, en 1629, et qui a inspiré à Manzoni, un des plus beaux épisodes de son roman historique Les Fiancés, le nom de peste noire ne fut prononcé ni par les hommes de l’art ni par le peuple[570]. J’en dirai autant de la peste de Marseille en 1720. Aucun de ses nombreux historiens n’a rapproché les deux pestes, ne fût-ce qu’au point de vue commun de leur effroyable léthalité.

J’exprime donc une conviction profonde en disant que la peste noire, considérée dans l’ensemble de ses caractères, dans son foyer originel, dans la succession de ses phases, dans sa course rapide, dans son œuvre de mort si promptement accomplie, se dresse au-dessus des épidémies pestilentielles contemporaines, et s’isole de toutes celles qui l’ont précédée ou suivie. Elle a droit à prendre rang dans la phalange des grandes maladies populaires nouvelles.

Quelques écrivains, qui n’ont pas pour excuse leur incompétence médicale, ont imaginé que le choléra asiatique avait déjà envahi le monde au XIVe siècle, sous le pseudonyme de peste noire. Cette assertion trahit une lecture bien superficielle de l’histoire, et tombe devant la comparaison un peu attentive des deux maladies; mais la confusion vient indirectement à l’appui de ma thèse. En identifiant l’épidémie cholérique avec la maladie noire, on sous-entend, par cela même, que celle-ci n’était pas la peste d’Orient; car personne, à ma connaissance, ne s’est avisé, par exemple, d’assimiler la peste de Marseille ou de Moscou, au choléra actuel.

Ce n’est pas tout. On considère l’Egypte comme le foyer générateur de la vraie peste, et c’est de là invariablement qu’elle se serait élancée sur l’Europe. La peste noire est née, au contraire, dans la partie centrale de l’Asie, à une distance considérable de l’Egypte, dans une contrée qui en diffère essentiellement par ses conditions topographiques et climatériques. Cette provenance insolite n’annonce-t-elle pas à priori une maladie nouvelle et sans précédents? Je ne prétends pas exagérer la valeur de cette preuve, que quelques médecins pourraient bien regarder comme décisive; je maintiens, au moins, que cette divergence du point de départ n’est pas un fait indifférent.

Je crois donc que la peste noire, malgré les bubons qui l’accompagnent sous certaines formes, n’est pas nosologiquement une peste inguinale, comme on l’entend généralement. Le nom de maladie noire est celui qui lui convient le mieux. C’est une peste hémoptoïque, si on tient à la caractériser par son symptôme principal et véritablement distinctif[571].

A l’époque où parut le fléau, les retours multipliés de la vraie peste avaient créé une sorte de constitution stationnaire qui a pu déteindre sur la grande épidémie intercurrente, et la compliquer incidemment de ses stigmates et de ses reliefs cutanés. Mais ces formes symptomatiques ne font pas partie intégrante de la maladie de 1348, puisqu’elle s’en passe dans sa période la plus meurtrière. Il me semble qu’on peut hasarder cette opinion sans s’égarer légèrement dans le vague des hypothèses; elle n’a rien d’incompatible avec l’orthodoxie des principes qui régissent l’épidémiologie comparée.

Je pourrais fortifier ma conclusion définitive, par des adhésions dont on ne récuserait pas l’autorité. Ce que j’en ai dit me paraît suffisant pour éveiller l’attention de cette classe de lecteurs, qui ne refusent pas de revenir sur d’anciennes préventions, quand on leur propose des motifs sérieux de révision.

Si j’obtenais cette concession provisoire, je recommanderais, pour la justifier, les considérations qui vont suivre.

Les grandes perturbations cosmiques et morales n’ont pas manqué, parmi les avant-coureurs de la maladie du XIVe siècle. Sous ce rapport, elle n’a rien à envier, qu’on me passe le mot, aux fléaux de tous les temps.

Depuis la Chine jusqu’à l’océan Atlantique, la terre était agitée par des ébranlements convulsifs; on eût dit que les éléments coalisés conspiraient contre les êtres doués de la vie.

L’Asie ne fut pas l’unique théâtre de ces profonds bouleversements, qui se reproduisirent dans diverses contrées de l’Europe. A aucune autre époque de l’histoire, les commotions du sol n’avaient été aussi fréquentes. Or, s’il faut en croire Noah Webster, qui a recueilli à l’appui un grand nombre de faits, ce phénomène météorique serait l’accident le plus étroitement lié à la génération des épidémies: ce qui n’exclut pas l’influence puissamment adjuvante des excès de froid et de chaleur, de sécheresse et de pluie, des tempêtes extraordinaires, des apparitions d’insectes, des disettes, des famines, etc., etc.

Au moment où la peste noire commença sa course, la terre s’entr’ouvrait de toutes parts, dit la chronique, «comme si l’enfer eût voulu engloutir le genre humain.» L’air était rempli d’exhalaisons méphitiques. La succession régulière des saisons semblait à jamais intervertie. Des pluies diluviennes provoquaient partout d’immenses débordements qui emportaient les récoltes. Les animaux ressentaient aussi le contre-coup de ces influences.

A tous ces phénomènes, Mézeray mêle encore l’apparition d’un de ces météores, qui seraient à peine remarqués aujourd’hui, mais que l’ignorance du temps revêtait de formes fantastiques, et redoutait comme un signe de fatal augure.

«On dit (c’est le conteur qui parle) qu’un globe de vapeur puante et enflammée tombant du haut du ciel, dans le royaume de Cathay, se répandit plus de cent lieues à l’entour, et après avoir dévoré le païs, elle laissa une telle infection dans l’air, qu’elle engendra cette malignité, qui fut cruelle en Asie et en Afrique, plus furieuse en Italie et en Hongrie, mais un peu moins mortelle en Allemagne et en France»[572].

M. Michon ne balance pas à rattacher ce grand désastre à la misérable condition des sociétés, en 1348. Un aperçu historique sur l’état du monde lui paraît renfermer la raison suffisante du fléau, ou tout au moins, de l’universalité et de l’intensité de ses ravages[573].

De son côté M. Carrière, resserrant à dessein le cercle de ses observations, dans l’étude spéciale de la peste de Florence, s’efforce de démontrer que l’insalubrité de la Toscane a joué un grand rôle dans la génération et la férocité de l’épidémie.

Les événements qui s’étaient succédé dans les années précédentes, la continuité des troubles atmosphériques, les invasions armées dont l’Italie avait tant souffert, la désolation des campagnes, la famine consécutive, préparant, à coup sûr, le retour de graves maladies, les émanations marécageuses, portées au loin par les vents: telles sont, en résumé, les influences de l’ordre physique et moral qui auraient été cruellement exploitées par la mort. La population livrée, par surcroît, aux dangers inévitables de l’encombrement, dans l’enceinte de la vieille cité, si changée de nos jours, avait perdu cette force de résistance qui peut seule affaiblir ou neutraliser l’action des causes morbides. M. Carrière incline même à penser qu’une série de graves épidémies, qui avaient sillonné en tous sens la Toscane, dans la première moitié du XIVe siècle, avaient contribué à l’ébranlement moral des habitants, en surexcitant la mobilité nerveuse qui caractérise le tempérament des Florentins, dans un pays où la pratique médicale constate la prédominance générale du mode spasmodique.

Je me garderai bien de rejeter, en principe, ces conjectures étiologiques; et je les accepterais sans conditions, si elles s’appliquaient à un fait pathologique vulgaire. Mais il me semble que mon honoré confrère, dans sa préoccupation du tableau dont il avait volontairement réduit le plan, a trop isolé la maladie de Florence, de la grande épidémie voyageuse qui marchait à la conquête du monde, et dont elle n’était qu’un embranchement.

Qu’il y ait une connexion réelle entre le concours de certains événements de l’ordre matériel et psychique, et l’apparition soudaine des épidémies, c’est ce que démontre la fréquence de ces associations. On me pardonnera d’en renouveler si souvent la remarque, avec l’obligation de rappeler à la science, la prudence qui lui est encore commandée, quand elle veut pénétrer le progrès caché des rapports qu’elle soupçonne. Le voile qu’elle soulève lui échappe et retombe, sans qu’elle puisse le retenir, et tout ce qu’il lui est permis de dire, c’est que l’univers, ainsi ébranlé, doit recéler un ferment impur et inconnu dont l’action provoque l’explosion des grandes maladies populaires; mais ce langage n’est pas rigoureux, et, à moins de se payer de mots, on ne peut s’en servir que pour représenter par une image un fait dont on ne trouve pas le secret.

Il est certain, toutefois, qu’à l’apparition d’une épidémie, la recherche de son origine probable est la première question qui s’impose. Nous savons aujourd’hui pourquoi les contemporains de la peste noire n’ont pas été plus heureux que leurs devanciers et leurs successeurs, dans les solutions qu’ils ont proposées.

Ce fut d’abord un arrêt de Dieu qui infligeait un châtiment mérité aux coupables humains. Cette explication, qui épargnait la peine d’en chercher d’autres, n’avait pour conclusion pratique que la résignation et la prière, faibles recours contre les souffrances et la mort.

L’astrologie exhuma son vieux grimoire. «La maladie, disait Boccace, dans son langage cabalistique, fut envoyée en l’opération des corps supérieurs.» Les Écoles de Paris et de Montpellier, dont les sympathies réciproques ont subi tant d’intermittences, s’entendirent cette fois pour enseigner, dans leurs amphithéâtres et leurs écrits, ce système toujours goûté du peuple. Les conjonctions des planètes furent chargées de cette grande responsabilité.

Par respect pour le passé, j’épargne au lecteur ce bavardage pédantesque, qui n’est qu’une insipide paraphrase de la forme de raisonnement appelée par Leibnitz: Sophisme sganarellien. Est-il aujourd’hui un médecin qui ne préfère, à toutes ces billevesées, l’aveu sincère de son ignorance, en face d’un problème qui dépasse la portée de la science humaine?

L’intervention de l’astrologie n’offensait que le bon sens; il n’en fut pas de même d’un autre préjugé qui eut de terribles suites.

On n’a pas oublié l’égarement populaire qui imputa la maladie d’Athènes à je ne sais quels empoisonnements publics des eaux potables.

Dans l’état de terreur et d’exaspération, suscité par l’implacable acharnement de la peste noire, le peuple des villes envahies crut aussi au poison, et accusa de ce prétendu maléfice les Juifs, qui étaient alors au ban de la société. La persécution sanglante dont ils furent victimes, sous cet odieux prétexte, déshonore l’humanité, et c’est avec peine qu’on se décide à faire la part des idées et des mœurs du temps, quand on reproduit ces lamentables récits.

Guy de Chauliac, aussi recommandable par son esprit religieux que par l’élévation de son âme, mentionne ces exécutions barbares, avec une froide indifférence:

«En quelques parts, dit-il, on creust que les Juifs avoient empoisonné le monde; et ainsi on les tuoit[574]

Les malheureux n’échappaient aux étreintes mortelles d’une multitude ivre de fureur, que pour tomber entre les mains de la justice sommaire de l’époque, qui les condamnait impitoyablement au bûcher. L’exil, qui était le supplice le moins cruel, ne les préservait pas toujours des voies de fait qui attentaient à leur vie.

On voudrait croire au mensonge des chroniqueurs, lorsqu’on lit que 2,000 Juifs furent brûlés vifs à Strasbourg, dans l’enceinte de leur cimetière, sur lequel un vaste échafaud avait été dressé. A Mayence, 12,000 de ces infortunés furent mis à mort![575]

Je voile à dessein une partie de cet horrible tableau; mais je n’en ai pas encore fini avec ces tristes souvenirs.

Par un de ces contrastes dont les grandes agglomérations ne sont pas plus exemptes que l’homme individuel, cette soif du sang allait de pair avec un mysticisme sans frein, et la religion subissait la complicité apparente des plus incroyables égarements.

En regard du massacre des Juifs, l’épisode des Flagellants marque la maladie du XIVe siècle d’un stigmate honteux qu’elle ne partage avec aucune autre.

Laissons ici parler Mézeray, qui est en mesure de nous donner des renseignements authentiques:

«De cette contagion qui n’attaquoit que les corps, il en naquit une qui se répandit sur les âmes. Certains hommes poussés au commencement, comme je le croy, d’un véritable esprit de pénitence, firent des confréries, dans lesquelles ils alloient par les rues, nus-pieds, tenant chacun une croix de la main gauche et des disciplines de la droite, dont ils se déchiroient les épaules, criant Miséricorde Seigneur! pour fléchir la colère de Dieu, et pour exciter le peuple à pénitence. Leur nombre s’estant accrû d’une infinité de personnes ramassées, leur zèle se changea en impiété. Ils disoient que cette pénitence estoit plus méritoire que toutes les bonnes œuvres. Ils méprisoient les sacrements; ils comparoient le sang qu’ils versoient à celuy de Jésus-Christ, et assuroient que qui se flagelloit ainsi trente jours durant, estoit purgé de tout crime. Cette manie commença en Hongrie, se répandit dans toute l’Allemagne, ramassa toutes sortes de canaille, et tous ces ridicules hérétiques qu’on nommoit Lollards, Turlupins et Bégards, furent ensuite appelés Flagellants[576]

C’est en effet dans la nébuleuse Allemagne, que l’ascétisme superstitieux des masses prit cette forme extravagante. Des populations entières, poussées par ce délire fanatique qui perd la conscience de ses actes, partirent, sans but déterminé, s’arrêtant sur les places des cités qu’elles traversaient. Là, des hommes demi-nus, marqués d’une croix rouge en signe de ralliement, se frappaient avec des fouets hérissés de pointes de fer, vociférant des cantiques inconnus, et après s’être publiquement flagellés pendant un certain nombre de jours, ces misérables se flattaient d’avoir recouvré, par la vertu de ces purifications, l’innocence primitive de leur baptême[577].

Cette fièvre mentale s’étendit jusqu’en France. Le nombre des affiliés atteignit bientôt le chiffre de 800,000. Les écrivains du temps font ressortir les conséquences morales, religieuses et politiques de ces aberrations. Il me suffit d’avoir signalé cette mise en scène, qui a laissé une empreinte ineffaçable sur la grande tragédie du XIVe siècle.

La contagion morale qui prit une si grande part à la propagation de cette folie populaire, me ramène, par une transition naturelle, à la contagion physiologique qui donna une si grande impulsion aux progrès de l’épidémie.

Cantacuzène note le premier, dans sa relation, que les malades transmettaient leur maladie à ceux qui leur donnaient des soins. Guy de Chauliac est plus précis, et veut que la maladie se soit communiquée, non-seulement par le séjour près des patients, mais encore par le regard. Boccace, qui ne tenait pas à vérifier personnellement le fait, l’a répété par ouï-dire. «Le fléau se communiquait, dit-il, comme le feu aux matières combustibles. On était atteint en touchant les malades; il n’était pas même nécessaire de les toucher. Le danger était le même quand on se trouvait à portée de leur parole, ou encore quand on jetait les yeux sur eux

Un praticien de Montpellier, contemporain aussi de la peste noire, et qui a écrit une consultation latine dont j’aurai plus tard un mot à dire, recommande sagement d’éviter les émanations qui se dégagent des aisselles des malades, quand ils sortent leurs bras hors du lit. Mais, à l’entendre, c’est surtout par les yeux que la maladie se serait transmise. Aussi les visiteurs prudents devaient-ils avertir les malades de fermer les yeux à leur approche, et de les couvrir de leur drap[578]. Nous avons vu antérieurement que Cédrénus attribuait aussi au regard, le pouvoir de transmettre la maladie épidémique du IIIe siècle. Ce préjugé est resté en vogue tant que la doctrine de la contagion a attendu son législateur.

A l’égard de ces divers modes de transmission, j’ai une distinction à faire, suggérée par une analyse attentive du phénomène.

Un individu sain qui est, comme dit Boccace, à la portée des paroles d’un malade, inspire les corpuscules virulents qui nagent dans l’atmosphère ambiante. Ce fait est de notion élémentaire dans l’histoire des maladies contagieuses qui élaborent un virus volatil. C’est le mode d’imprégnation qui est vraisemblablement le plus commun, et Guillaume de Machaut l’indique très-nettement:

«Po osoit a l’air aler
»Ne de pres ensemble parler;
»Car leurs corrumpues alaines
»Corrumpoient les autres saines.»

Mais on ne peut admettre, à la lettre, que le regard soit une voie de communication morbide. Que le spectacle d’un malheureux qui se débat contre la mort, fasse naître chez celui qui le contemple, et qui tremble pour sa propre vie, un sentiment de terreur ou de pitié; que cet état de l’âme prédispose à l’imprégnation virulente ou à l’impression effective de l’agent épidémique: rien n’est sans doute plus rationnel. Tout ce qu’on ajoute à cette simple interprétation, est purement imaginaire.

On sait que les anciens attribuaient au regard, la communication de l’ophthalmie:

«Dum spectant oculi læsos læduntur et ipsi,»

disait Ovide[579].

Le fait serait possible, si l’œil malade sécrétait un virus miscible à l’air, qui irait se mettre en contact avec l’œil sain peu distant. Telle est souvent l’origine de l’ophthalmie vénérienne, lorsque le pus d’un bubon, imprudemment ouvert, a jailli sur l’œil de l’opérateur. Mais, encore une fois, l’action de regarder n’est pour rien dans le résultat.

Les exagérations que je viens de rectifier, prouvent au moins la croyance universelle à l’irrésistible activité de la contagion, par toutes les voies, et il n’est pas douteux qu’elle n’ait été le satellite fidèle de la maladie noire, dans son rayonnement rapide et lointain. La plupart des auteurs, et je n’en excepte pas les plus compétents, se sont même laissé prendre aux apparences, et subordonnent exclusivement la progression envahissante du fléau, à sa transmission contagieuse. En déroulant son itinéraire, ils le font marcher, par voie de terre, à la suite des caravanes; par mer, avec les navires du commerce. Le génie épidémique est ainsi dépossédé de cette indépendance, sans laquelle il est impossible de comprendre son ubiquité presque soudaine. Certes, la grippe a rivalisé d’extension avec toutes les épidémies cosmopolites. Cependant les médecins, qui nient, à tort selon moi, sa contagiosité éventuelle, sont bien obligés de renoncer à cette prétendue filiation, qui rattacherait les anneaux de cette immense chaîne.

Dans quelle proportion le principe épidémique et le mode contagieux ont-ils participé à la mortalité générale? C’est ce qu’il est impossible de déterminer avec assurance. Je suis porté à croire qu’on n’est pas éloigné de la vérité, en attribuant approximativement une part égale aux deux causes nosogéniques; quoique je sois convaincu que ce rapport doit avoir changé avec la période de l’épidémie, et ne peut convenir qu’à son apogée.

M. Michon avance que la peste noire fut plus meurtrière que celles qui l’avaient précédée, non par son essence, mais par l’effet des conditions physiques et morales, au milieu desquelles elle surprit les peuples[580].

A cette assertion, je ne puis opposer une dénégation absolue; j’ai seulement une observation à faire.

Les conditions sociales du XIXe siècle, si supérieures à celles du XIVe, ne l’ont pas protégé contre une épidémie terrible, qui a suivi, pour son développement dans l’espace, l’exemple de sa devancière. La léthalité est, de part et d’autre, également irrésistible, dans les cas individuels. Si l’on attribue les dévastations de la peste noire, pendant la courte durée de son règne, au déplorable état de la société contemporaine, on devra bien convenir que notre civilisation, malgré toutes ses promesses, n’a pas eu le pouvoir de conjurer les retours multipliés du choléra, depuis 1831, date première de son invasion européenne. S’il a été plus lent dans sa moisson totale, ne serait-ce pas qu’il n’a point à son service une contagiosité aussi active?

Rien ne s’oppose donc dans ma pensée, à ce qu’on rapporte à la nature même de la peste noire, l’activité meurtrière dont on voudrait imposer toute la charge à des conditions qui lui sont étrangères.

Cela posé, faut-il prendre au pied de la lettre les chiffres nécrologiques inscrits par les historiens? Leur concordance atteste-t-elle l’authenticité de leurs indications, ou faut-il en conclure simplement qu’ils se sont mutuellement copiés?

On a évalué généralement aux quatre cinquièmes l’impôt prélevé par la mort noire en Europe. Il est permis, je crois, de suspecter l’exactitude d’un calcul dont les éléments ont été recueillis au milieu du désordre des esprits, et sans le secours des méthodes et des moyens familiers à la statistique moderne.

On peut être sûr, au moins, que les historiens n’ont pas volontairement atténué, après coup, le nombre total des morts. Si cette réduction entre dans les vues de la prophylaxie publique, comme moyen de soutenir et de relever le moral des populations; s’il y a avantage à dissimuler momentanément le chiffre des décès quotidiens, cette indication ne survit pas à l’épidémie. Il est à craindre dès lors, que les amplifications de la peur, conservées par la tradition, n’aient décidément pris la place de la vérité, et il faut se contenter de la vraisemblance.

Si l’Europe avait perdu les quatre cinquièmes de ses habitants, comment aurait-elle pu combler ce vide immense, et prendre, de siècle en siècle, le rapide accroissement que lui assignent les recensements officiels, en dépit des sinistres prédictions accréditées par Montesquieu?

Toujours est-il que la mortalité des invasions partielles s’éleva à des proportions inouïes. Du côté de la maladie, la contagion; du côté de la société, l’ignorance de l’hygiène, et le despotisme des vieilles routines, exercèrent une influence aggravante incontestable.

Guillaume de Machaut a consigné dans un quatrain, plus éloquent par le fond que par la forme, la proportion générale des morts:

«Car plusieurs lors certainement
»Oy dire et communément
»Que MCCCXLIX
»De cent ne demouroient que neuf[581]

A côté de ces vers, je dois placer le distique suivant qui a conservé, comme un proverbe local, le souvenir des ravages exceptionnels dont la Bourgogne fut victime:

«En mil trois cent quarante-huit,
»A Nuits, de cent restèrent huit.»

Dans cet adage, comme dans les vers de Machaut, la rime, cette esclave qui commande souvent, en dépit de Boileau, explique la légère variante des chiffres, qui ne change rien au résultat.

On trouve, dans les diverses relations de la peste noire, les nécrologes de ses principales stations. Je me contenterai d’en reproduire quelques exemples parmi les plus saillants, sans m’astreindre strictement à l’ordre géographique.

A Bagdad, les hommes mouraient après deux ou trois heures de souffrance. Alep perdit 500 personnes par jour. Gaza vit succomber, en un mois, 22,000 victimes; les animaux ne furent pas épargnés.

Au Caire, il y eut 15,000 morts. Les corps étaient jetés dans de grandes fosses préparées d’avance. Les malades crachaient du sang, et mouraient en peu d’instants.

L’épidémie parvint à Constantinople par les côtes de la mer Noire. Cantacuzène dont nous avons lu la description, n’a pas évalué le chiffre des morts; mais il nous apprend que nombre de maisons restèrent vides. Nous savons que l’empereur fut cruellement frappé dans la personne de son jeune fils Andronic, qui lui fut ravi en quelques heures.

Après avoir assouvi sa fureur sur la métropole de la Turquie et les autres villes qui longent les rives du Bosphore, le fléau s’abattit sur l’île de Chypre qu’il laissa littéralement déserte. Des malheureux tombaient sur les chemins comme frappés par le feu du ciel: observation souvent renouvelée et qui atteste la puissance anti-vitale du principe épidémique.

L’Italie fut cruellement moissonnée. Gênes perdit 40,000 habitants. La ville de Parme et ses environs atteignirent en six mois le même chiffre. A Naples, il fut de 60,000. La Sicile et la Pouille réunies comptèrent 530,000 décès. A Rome, le nombre fut incalculable (incalcolabile).

Venise, dont la population s’élevait alors à 200,000 âmes, vit succomber environ 70,000 victimes. 90 familles patriciennes furent éteintes, et les membres du grand Conseil se trouvèrent réduits de 1,250 à 380[582].

Florence fut une des villes de l’Italie et du monde les plus maltraitées. S’il faut en croire Boccace, plus de 100,000 personnes y auraient péri, du mois de mars au mois de juillet. Cette hyperbole manifeste devient moins invraisemblable, si l’on ajoute à la population indigène, la multitude des campagnards qui étaient venus chercher un asile dans la ville, et dont le nombre dépassait de beaucoup celui des émigrants qui avaient fui cette enceinte maudite.

Toutes les villes de l’Espagne payèrent leur tribut. Pendant le mois de juin 1348, on porta en terre à Valence, 300 morts par jour. Plusieurs quartiers de Barcelone furent complétement dépeuplés.

L’Allemagne assista à de terribles hécatombes. A Vienne, 40,000 personnes furent emportées en peu de mois; les décès d’un seul jour s’élevèrent à 1,800. On y vit s’éteindre des familles composées de 70 personnes.

A Erfurt, on lisait à l’entrée du cimetière, une inscription indiquant que 12,000 corps y avaient été enterrés.

Aucun écrivain ne nous a donné le chiffre précis de la mortalité, pour la Pologne et la Russie; mais on sait que le nombre des victimes y fut immense.

Le fléau n’avait point encore abandonné l’Italie, lorsqu’il franchit les Alpes, et fondit sur la France, dont il devait infecter toutes les provinces.

Sa première étape fut Avignon où il enleva, dans les trois premiers jours, 1,800 personnes.

Le pape Clément VI, qui était alors à la sixième année de son pontificat, consacra un cimetière spécial qui regorgea bientôt de morts. Il fut réduit à bénir les eaux du Rhône dans lequel furent jetés les cadavres. Pendant les sept mois que dura la peste, 150,000 personnes moururent, tant à Avignon même que dans les environs. Avant que l’invasion fût connue dans la ville, 66 moines avaient péri subitement dans un couvent de Carmes.

Parmi les victimes, je ne dois pas omettre d’inscrire le nom de la belle Laure de Noves, que l’amour de Pétrarque a immortalisée. L’inconsolable poëte a dépeint, dans une lettre à son frère, le drame lugubre qui se déroulait sous ses yeux. Je n’ai pu résister au désir d’orner mon livre de cette éloquente page, digne des écrivains les mieux inspirés du siècle d’Auguste[583].

Montpellier fut presque entièrement dépeuplé; sur 12 consuls, il en périt 10. Il n’y eut aucun survivant dans les nombreux monastères de cette ville. Le corps médical perdit presque tous ses membres.

Le chiffre des morts de Marseille s’éleva en un mois à 56,000. L’évêque et son chapitre entier furent emportés. 30,000 personnes moururent à Narbonne, et cette antique cité ne s’en est jamais relevée[584].

Du midi de la France, la maladie ne tarda pas à se porter sur Paris. On lit dans la chronique de Saint-Denis: «L’an de grâce mil trois cent quarante-huit, commença la devant dicte mortalité au royaume de France, et dura environ un an et demi, pou plus pou moins, en tele manière que à Paris mouroit bien jour par aultre, huit cens personnes..... En l’espace du dict an et demi, selon que aulcuns disoient, le nombre des trespassés, à Paris, monta à plus de 50 mille, et à la ville Saint-Denis, le nombre s’éleva à 16 mille.» Pendant bien des jours, on emporta quotidiennement 500 morts de l’Hôtel-Dieu de Paris au cimetière des Innocents[585].

La chronique des Pères Carmes de Reims élève à 80,000 le nombre des morts de la capitale en neuf mois, et Mézeray a adopté ce chiffre, probablement exagéré.

La Cour de France ne fut pas plus épargnée que le populaire, et perdit de grands personnages dont l’histoire a conservé les noms. Je me contente de citer la reine de Navarre, Jeanne de Bourgogne, et la reine de France, Jeanne, femme de Philippe de Valois.

A Strasbourg, qui n’appartenait pas encore à la France, il périt en 1348, dit la chronique locale, «près de 16,000 jeunes et vieux.» D’après Oséas Schadæus, cette maladie y sévit encore l’année suivante[586].

Par un privilége inexplicable, la Belgique fut presque entièrement préservée, et ne compta qu’un très-petit nombre de victimes: observation vulgaire dans l’histoire des grandes épidémies, et qui n’en est pas moins un sujet toujours nouveau de surprise.

Le fléau fut digne de ses précédents en Angleterre. A Londres, on jetait chaque jour pêle-mêle, dans la même fosse, plusieurs centaines de cadavres. Le chiffre total des morts se porta à 100,000. Indépendamment des inhumations pratiquées dans les cimetières, les églises et les monastères de la ville et des environs, plus de 50,000 corps furent déposés, en un an, dans une pièce de terre bénie par Ralph Stafford, alors évêque de la Métropole. Une inscription gravée sur une croix de pierre, qui avait été plantée sur ce terrain, perpétuait ce funèbre souvenir.

En Danemark, plusieurs bourgs restèrent vides d’habitants.

Après avoir presque entièrement détruit l’Islande, la maladie noire se porta jusqu’au Groënland qui fut, dit-on, sa dernière proie. Stetit hic ubi defuit orbis.

Je me hâte de fermer ce navrant obituaire, dont je n’ai fait que copier au hasard quelques inscriptions. Si l’on jette un coup d’œil, en suivant les chroniques, sur ces myriades de tombes comblées de cadavres, on pourra fixer au tiers, la mortalité qui a frappé la population européenne.

Les recensements généralement reçus assignent aujourd’hui 270,000,000 d’habitants à l’Europe[587]. Il est permis d’après cela de porter à 120,000,000 sa population au XIVe siècle. On devrait donc évaluer à 40,000,000 les pertes subies par cette partie du globe. En additionnant les 13,000,000 de victimes en Chine, et les 24,000,000 des autres contrées de l’Asie et de l’Afrique, résultant des nécrologes les plus dignes de foi, on peut élever, pour le monde entier et au minimum, à 77,000,000, la somme des pertes imputables à la maladie noire, pendant son règne de quatre années[588].

Quand le fléau eut frappé ses derniers coups, et que la société fut entrée, en quelque sorte, dans la période d’une convalescence franche et progressive, on observa, dit-on, un fait dont les partisans des causes finales ne manqueront pas de tirer parti.

Les mariages se multiplièrent sans relâche, et furent d’une prodigieuse fécondité, comme si la nature avait voulu réparer, par les moyens dont elle dispose, les pertes immenses que lui avait infligées un implacable arrêt. Le continuateur de Guillaume de Nangis assure qu’on ne voyait en tous lieux que femmes enceintes, dont beaucoup donnèrent le jour simultanément à deux ou trois enfants. On assista donc, pour ainsi dire, au renouvellement du monde.

Jusque-là, sauf peut-être la fréquence des accouchements gémellaires ou triples, rien ne vient démentir la vraisemblance de ce récit. Mais on tombe en pleine légende, quand on lit que les enfants nés dans cette période n’avaient que vingt-deux dents. L’amour du merveilleux ne perd jamais ses droits.

Que pouvait l’art humain contre une maladie dont la malignité tarissait soudainement les sources de la vie? Les médecins ne restèrent pas spectateurs impassibles et inactifs de tant de maux. Ils firent appel à toutes les ressources qu’ils avaient entre leurs mains, et on trouve dans leurs écrits, quelques bons préceptes dont l’exécution semblait promettre des chances favorables, malgré l’épreuve qui les ramenait invariablement à la conviction désespérante de leur impuissance.

«Pour cette peste, dit tristement Matthieu Villani, qui en faisait la cruelle expérience, les médecins des différentes parties du monde n’ont trouvé ni dans la philosophie naturelle, ni dans l’astrologie, aucun argument pour l’expliquer, aucun traitement pour la guérir.»

On devine que le charlatanisme, quærens quem devoret, exploita, aux dépens de l’art honnête, la faveur populaire qui ne lui fait jamais défaut, et promit hautement, selon l’usage, tout ce qu’il ne pouvait tenir.

On comprit cependant, après les premières déceptions, qu’il fallait viser surtout à prévenir une maladie, dont l’atteinte était un arrêt de mort.

Symon de Covino a combiné un système de préservation, qu’il compare poétiquement à une armure dont certains groupes d’ingrédients pharmaceutiques représentent les pièces. Je ne cite, et pour cause, que la composition du bouclier:

«Terra sigillata, bolus, allia, lac et acetum,
»Et theriaca simul clypeum componere debent.»

On retrouve, dans ce mélange incohérent, non-seulement la sempiternelle thériaque, mais le bol d’Arménie, tant prôné par Galien contre la peste Antonine, et que Guy de Chauliac, en fidèle disciple, employait naïvement «pour consoler les humeurs.»

Il est à remarquer qu’après avoir entassé, dans sa longue formule, les drogues les plus étonnées de se voir côte à côte, Symon de Covino ne paraît pas très-sûr de la solidité de sa cuirasse, et il termine très-sagement, en prescrivant de garder la chambre, d’en tenir les fenêtres closes, et d’éviter les miasmes des eaux stagnantes et corrompues. Une fois en veine de bons conseils, il ne s’arrête pas là:

Fuyez, dit-il, de la ville, avant que la maladie éclate. Hâtez-vous d’en sortir quand elle y a pénétré. C’est le préservatif le plus certain qu’on puisse recommander!

«..... Tutus poterit vitare procellam
»Qui fugit ante diem venturæ cladis ab urbe.
»Nam loca sæpe nocent: fugito loca conscia cladis;
»Nulla potest medicina dari securior ista!»

Ces moyens préventifs ont-ils échoué, le poëte motive très-pertinemment sa confiance dans le traitement curatif.

«Si, dit-il, la terrible maladie vous surprend à l’improviste, ne dédaignez pas, pour cela, le secours des médecins. Peut-être vos forces, accrues par les remèdes, seront-elles en état de dompter les effets pestilentiels du fléau.»

Parlerait-on mieux aujourd’hui, et pourrait-on donner d’autres assurances, après l’épreuve décisive de l’épidémie cholérique?

Au XIVe siècle, on cherchait à corriger, par des émanations balsamiques, l’air imprégné de miasmes délétères. On avait foi dans l’action désinfectante des fumigations aromatiques, des vinaigres odoriférants, des pommes de senteur, des herbes parfumées, etc. Ces moyens étaient si vantés, que le peuple n’attendait pas, pour s’en servir, les prescriptions des médecins.

On n’est pas mieux renseigné de nos jours sur leur véritable mode d’agir. On en use empiriquement pour obéir à la tradition, et par un secret instinct de leur valeur probable. Les sachets odorants, les liqueurs aromatiques, dont le camphre est l’ingrédient privilégié, ont obtenu, pour la préservation du choléra, un crédit qu’on serait bien en peine de justifier par l’expérience.

Cette pratique, qui se perpétue de siècle en siècle, peut-elle se prévaloir de son ancienneté, en faveur des services réels qu’elle est appelée à rendre?

M. le docteur Roche est d’avis que ces agents, exaltés et condamnés sans réflexion, réclament un complément d’études, et que la prophylaxie, qui s’en sert aujourd’hui par habitude et par imitation, pourra un jour rendre raison de leur emploi, en interprétant rigoureusement leur mode d’efficacité[589].

Je n’opposerai rien à ces espérances. Je sais pourtant que le chlore, dont la chimie avait pressenti et vérifié l’action anti-miasmatique, n’a pu conquérir des droits sérieux contre les épidémies, en dehors d’une action adjuvante qui ne dépasse pas une sphère très-restreinte.

En plein règne de la peste noire, Philippe de Valois demanda à la Faculté de Paris, une consultation sur les moyens de la combattre. Liés par la lettre de leur programme, les rédacteurs n’ont pas décrit les symptômes de la maladie, ce qui est une regrettable omission. En revanche, ils ont longuement exposé leurs conceptions sur ses causes probables. Ils proclament hautement la contagiosité, et recommandent expressément de fuir tout rapport avec les malades. Cet écrit porte naturellement le cachet de sa date; mais à côté de prescriptions puériles, on y trouve des préceptes que ne désavouerait pas l’hygiène moderne. Je dois dire, à la louange des collaborateurs, qu’après avoir essayé bien des explications, ils s’inclinent devant un secret impénétrable que la science ne peut chercher à découvrir, sans s’égarer hors de ses sentiers légitimes[590].

Avec ce document, M. Michon a publié aussi une autre consultation inédite d’un praticien de Montpellier, dans laquelle manque également la description symptomatique de la maladie régnante. L’auteur a mieux aimé développer, avec complaisance, ses idées théoriques dans le goût de l’époque[591].

M. Michon, en rapprochant ces deux pièces, a voulu, dit-il, fournir un terme nouveau pour la comparaison des deux Écoles de Paris et de Montpellier, à leur naissance même. Inutile d’ajouter que le plateau de la balance tenue par un élève de Paris, ne penche pas du côté de la Faculté méridionale.

Je me permettrai de faire remarquer que l’impartialité de la critique, défendait d’établir un parallèle entre deux travaux qui ne sont pas évidemment des unités de même nature.

L’un est le produit collectif des membres de la Faculté parisienne, qui se sont mutuellement éclairés pour répondre au vœu du roi, officiellement exprimé dans une circonstance des plus solennelles.

L’autre est l’œuvre individuelle d’un praticien inconnu et anonyme, qui n’a aucun droit à représenter la grande École auprès de laquelle il a pris la plume.

Ceci soit dit en passant, pour dégager de toute responsabilité, dans ce concours imaginaire, la Faculté de Montpellier à laquelle je suis attaché moi aussi, par mes affections et mes souvenirs personnels. Ma réflexion paraîtra d’autant plus opportune, que M. Michon craint lui-même d’être accusé de partialité[592].

De toutes les prescriptions recommandées à cette époque, une seule devait faire ses preuves dans la prophylaxie individuelle, c’est l’isolement et l’éloignement des foyers virulents. Les contemporains ont parfaitement saisi l’indication. Guy de Chauliac commença par interner le Souverain pontife dans son palais; et plus tard, à l’apogée de l’épidémie, il lui conseilla de se retirer à Beaucaire qui avait été jusque-là respecté par le fléau.

Il résulte du rapprochement des principales monographies de la maladie noire, que les hommes qui occupaient le premier rang dans la pratique médicale, partaient tous de l’idée, qu’un poison violent avait envahi le sang et les organes. Il fallait donc se hâter d’en provoquer l’élimination; ou, à défaut, s’efforcer d’affaiblir, et s’il était possible, de neutraliser son activité. Le plan très-rationnel que cette théorie leur avait dicté, peut être résumé dans les prescriptions suivantes:

1o Purifier et désinfecter l’air imprégné du principe morbide.

2o Chasser hors du corps le venin pestilentiel, à l’aide des saignées et des purgations.

3o Observer la sobriété et la continence, sans jamais se départir d’un régime de vie sévère.

4o Conserver, autant que possible, le calme du corps et de l’esprit.

5o Faire usage de substances réputées capables de neutraliser l’agent délétère.

6o Abandonner le foyer de l’épidémie.

Que pourrait-on reprendre à cette formule, si tous les moyens destinés à remplir les indications, avaient tenu leurs promesses théoriques? Quand on accepte l’interprétation pathogénique, la méthode curative qui en découle est, de tous points, irréprochable.

Lorsque la maladie se déclarait, les médecins intervenaient sans retard; mais leur ignorance de la nature du mal ne leur laissait que le pis-aller du traitement symptomatique, trop souvent même interdit par la rapidité de la mort.

Comme les forces paraissaient radicalement anéanties, le plus pressé était de les restaurer par divers moyens, dont les effets ne répondaient guère à l’attente du praticien.

Si l’organisme manifestait, par le caractère du mouvement fébrile, un certain degré de résistance, ce qui était extrêmement rare, et ne s’observait que chez quelques sujets pléthoriques et vigoureux, on essayait une légère saignée. Mais l’expérience avait appris de bonne heure, qu’une profonde adynamie prenait bientôt la place de cet effort passager de réaction: ce qu’on reconnaissait à la pâleur de la face, à l’abaissement du pouls qui devenait imperceptible, et enfin à des syncopes que leur durée rendait mortelles.

D’après une vieille croyance, accréditée par les médecins et très-répandue dans le peuple, les acides jouissaient d’une propriété anti-septique générale, et devaient par conséquent combattre le venin spécial de la peste. Dans cette vue, on prescrivait des potions acidulées par le citron, le limon, le vinaigre, etc. Pour remédier à l’action dépressive de ces agents, on ordonnait, comme correctif, l’emploi des eaux cordiales ou roborantes.

Il va sans dire que les formules se ressentaient de la polypharmacie indigeste et imaginaire de l’époque. On y voit figurer des perles, des pierres précieuses et autres substances du même genre, qu’une association d’idées bizarre revêtait de brillantes propriétés. L’or potable avait tous les droits à ne pas être oublié[593].

Chalin de Vinario vante beaucoup la topaze, qui a, selon lui, la vertu d’attirer le venin au dehors, lorsqu’on l’applique sur les charbons. Il prétend s’en être assuré avec la bague du Pape dans laquelle une topaze était enchâssée; mais je crois fort que, dans sa pensée, la propriété de la pierre précieuse devait être bien rehaussée par l’influence morale de l’anneau pontifical.

Il paraît cependant, qu’à Florence, les médecins n’employaient les diverses substances dont je viens de parler, qu’à titre d’auxiliaires. Leur confiance reposait principalement sur deux remèdes, dont l’un n’est autre que la thériaque, ce vieux alexipharmaque qui vit encore sur son ancienne renommée. L’autre, qui est resté un mystère, passait pour très-puissant, malgré les incessants démentis de la Mort. Je n’ai pas été plus heureux que M. Carrière, en recherchant, dans les recueils de formules anciennes, quelques indications qui pussent éclairer la nature et la composition de cette panacée. On l’appelait emphatiquement l’huile du Grand-Duc contre le venin! Ce nom faisait-il allusion à la cure éclatante de quelque grand personnage? Ou bien n’était-ce qu’une estampille bien choisie, pour frapper l’imagination et relever le prestige du nouvel antidote? Tout ce qu’on peut en dire, c’est qu’il continua à être en grande faveur pendant tout le cours de l’épidémie. On comprend cette vogue, lorsqu’on voit qu’à l’aide de dix ou douze cuillerées de ce liquide édulcoré avec du sirop, on s’engageait à guérir presque tous les malades. Pendant ce temps, la Mort «se bouchait les oreilles» et ne ralentissait pas sa moisson fatale. Mais l’espérance, ranimée par la crédulité populaire, soutenait la force morale; et c’est ainsi que l’huile du Grand-Duc a pu produire indirectement quelques bons effets.

Que faut-il croire des propriétés réelles de ce merveilleux agent? Ne serait-il pas venu jusqu’à nous, s’il s’était montré, dans la suite, digne de son renom? Il me paraît probable, qu’après le premier engouement, l’expérience plus rassise, a dissipé cette nouvelle illusion thérapeutique, et la fameuse drogue est allée rejoindre dans l’oubli, tant de puissances du même ordre, dont le règne n’a pas survécu aux circonstances qui l’avaient inauguré. La thériaque a conservé un reste d’estime qui lui assure encore une place dans la pratique, et on ne s’explique pas que l’histoire ait gardé le silence sur sa rivale.

Les remèdes dont je viens de faire mention, avaient pour but de combattre la cause morbide, qui était censée dominer tous les symptômes. Ils étaient la base du traitement général, et correspondaient à ce que nous appelons aujourd’hui la méthode empirique spécifique. J’ai épargné au lecteur la revue monotone d’une foule de compositions qui eurent leur moment de vogue, et se remplacèrent successivement. Chalin vante avec enthousiasme un électuaire alexitère et cordial, dont il attribue l’idée à Arnauld de Villeneuve, et qui fut, dit-il, très en honneur parmi les médecins de Paris et de Montpellier. La formule de cet électuaire ne porte pas moins de quarante-cinq substances, parmi lesquelles, l’inévitable bol d’Arménie, les perles, les saphirs, les émeraudes, etc. C’est par son emploi, que Guy de Chauliac croit avoir échappé à une atteinte de la peste de 1361. «J’en prenois, dit-il, comme de la thériaque; et je fus préservé, Dieu aidant[594]

Le traitement local avait aussi ses indications. Il devait favoriser la maturation et la cicatrisation des bubons, dans les cas où ils se montraient.

Quand ils présentaient un mauvais aspect, on y appliquait des ventouses pour en extraire le poison, qu’on y supposait cantonné; ou bien l’on cherchait à le détruire sur place, en y pratiquant des scarifications et en les cautérisant.

Les bubons, convenablement mûris, s’ouvraient-ils pour donner issue à la matière puriforme qu’ils contenaient, on pansait cette plaie suppurante avec l’onguent égyptiac et la thériaque; mais il fallait surveiller l’emploi d’un topique aussi actif, qui pouvait provoquer, dans le lieu d’application, des douleurs dont le retentissement n’était pas sans danger, dans l’état d’affaiblissement où étaient les malades.

Quand l’aspect et la marche du bubon n’offraient rien d’inquiétant, on le pansait après sa maturation, jusqu’à l’achèvement de la cicatrice, avec un emplâtre dont Rondinelli nous a conservé la formule. Il se composait de suc de plantain, de farine de lentilles et de mie de pain noir. Comme maturatif, ce topique en valait bien un autre, et remplissait parfaitement l’indication. On l’appelait vulgairement emplâtre d’arnoglosse, à cause du plantain nommé arnoglossum, d’après une vague ressemblance de sa feuille avec la langue de l’agneau[595].

La convalescence qui succédait à ce violent assaut, était lente et chanceuse. Il fallait donc surveiller avec soin le sujet pour prévenir une rechute, qui était le plus souvent mortelle. Quant à la récidive, on nous apprend qu’elle était rare, et avait presque toujours une heureuse issue.

L’indication générale se présentait d’elle-même. Il s’agissait d’employer largement les toniques dont l’action allait droit à la restauration des forces, qu’il était urgent de refaire, après la rude atteinte qu’elles avaient subie.

On voit par ce qui précède, que la médecine pouvait rendre quelques services; mais dans quelle étroite limite! Et combien elle était au-dessous de sa mission salutaire dans la lutte trop inégale qu’elle affrontait! Sommes-nous aujourd’hui plus sûrs de nous? Avons-nous le droit d’opposer la certitude et l’excellence de nos moyens d’action, à la faiblesse trop avérée de ceux que mettait en œuvre l’art du XIVe siècle?

Tributaire d’une chimie aussi sévère dans ses principes, que ferme dans leurs applications, la pharmacie a rompu avec ces opérations mystérieuses dont la magie noire semblait dicter les secrets. Elle se rend compte de tous ses actes, simplifie ses formules, évite les associations de substances incompatibles, et laisse dans la poudre de ses archives, ces mixtures fantastiques qui semblent le fruit d’un cerveau malade. Pourquoi ne puis-je ajouter, que les remèdes théoriquement irréprochables qu’elle met entre nos mains, sont devenus, à l’épreuve, des préservatifs plus assurés des grandes maladies populaires, des agents curatifs plus capables de les combattre?

Un mot encore, et j’ai fini.

Cette explosion de la grande épidémie a-t-elle été la dernière, et faut-il dater de cette époque, son extinction définitive? Telle a toujours été mon opinion, et je me félicite de la voir partagée par M. le docteur Phillippe, dont l’autorité s’augmente de la profondeur de ses études. «Impétueuse et sans frein, dit-il, la peste noire a parcouru le monde dans l’espace de trois années, et a disparu après cette unique invasion[596]

D’autres auteurs pensent, qu’elle a reparu dix ans plus tard. D’après M. Henri Martin, dès le commencement de 1361, elle se serait déclarée simultanément à Paris, à Avignon, à Londres et dans la plus grande partie de la France et de l’Allemagne[597].

L’éminent historien que je cite, n’est pas médecin; mais il peut invoquer l’appui de Guy de Chauliac, dont les paroles semblent concluantes, au premier aspect.

«En après, l’an soixante et le huictiesme du pontificat du pape Innocent sixiesme, en rétrogradant d’Allemagne et des parties septentrionales, la mortalité revint à nous, et commença vers la feste de saint Michel[598], avec bosses, fièvres, carboncles et anthrax, en s’augmentant petit à petit, et quelquefois se remettant jusques au milieu de l’an soixante et uniesme. Puis elle dura si furieuse jusques aux trois mois ensuivans, qu’elle ne laissa, en plusieurs lieux, que la moitié des gens[599]

Était-ce bien un retour de la peste noire? Ne s’agissait-il pas plutôt, de la peste orientale, presque toujours en permanence à cette époque, et qui n’aurait cédé antérieurement le pas à la mort noire, que pour reparaître plus tard avec un redoublement de fureur? Guy de Chauliac se sert du mot vague mortalité, qui ne préjuge rien sur la nature de la maladie. L’analyse pathologique avait encore bien des progrès à faire, et il n’y aurait pas lieu d’être surpris que, sous le coup d’un désastre qui troublait les esprits les mieux trempés, l’illustre auteur n’eût pas songé à élucider cette question de diagnostic différentiel.

On a remarqué pourtant, qu’il ne dit plus rien de la première forme dont le symptôme principal et presque inévitablement mortel, était le crachement de sang, indice de l’altération initiale du poumon. Il se borne cette fois à signaler expressément les bosses, les carboncles, les anthrax, attributs pathognomoniques de la peste orientale qu’il avait eu occasion de connaître avant la peste noire.

On m’objecte que ces localisations cutanées figurent aussi dans le cortége symptomatique de la maladie de 1348. Mais elles n’y sont qu’en sous-ordre, et nous avons vu la forme hémoptoïque emporter les malades, pendant une longue phase de l’épidémie, sans laisser aux bubons et autres dégénérescences gangréneuses, le temps de se produire.

Guy de Chauliac se contente de noter un trait distinctif que je rappelle à mon tour pour être exact. «Elle différoit, dit-il, de la précédente, de ce qu’en la première, moururent plus de la populace, et en ceste-cy, plus des riches et nobles, et infinis enfans et peu de femmes.»

Cette préférence pour les riches et ceux qu’on appelle les heureux du siècle, se retrouve dans l’histoire des grands fléaux. On peut expliquer, dans une certaine mesure, cette dérogation apparente à leurs habitudes, par le tempérament de la population, les mœurs comparées des diverses classes de la société, les conditions accidentelles au milieu desquelles la maladie a éclaté, etc. Quant à l’épidémie de 1360, quel qu’en soit le secret nosologique, il semble bien que la mort, qui avait presque entièrement détruit, douze ans auparavant, les classes inférieures, devait tomber sur les classes riches qui avaient été épargnées.

M. Carrière ne met pas en doute que la peste noire n’ait attaqué de nouveau la France et l’Italie en 1361. A dater de ce moment, elle aurait préludé à sa disparition définitive dans les deux pays, par quelques cas épars, semblables aux dernières lueurs d’un incendie qui s’éteint.

Astruc va plus loin. D’après lui, la peste noire persistait, en France, pendant l’année 1373, et n’avait pas encore quitté l’Europe, en 1386[600].

Quand j’écrivais l’histoire du mal des ardents, j’ai dit que la peste régnait, en effet, en France en 1373. Les historiens sont unanimes sur ce fait; mais ils ne disent rien qui s’adapte à la peste noire, avec les caractères que nous lui connaissons. Je crois qu’Astruc s’est laissé prendre comme bien d’autres, à ce nom générique de peste, qui a donné lieu à tant de confusions nosologiques, dont les traces ne sont pas encore effacées.

En résumé, la maladie de 1361 fut-elle un retour de la peste noire ou une reprise de la peste d’Orient? La première a-t-elle eu deux invasions, distantes de dix à douze ans, avant de rejoindre dans leur retraite les maladies éteintes?

D’après la confrontation attentive de mes lectures, je maintiens, jusqu’à nouvel éclaircissement, que la foudroyante invasion de 1348, dont je viens d’esquisser l’histoire, est la seule qu’on doive enregistrer avec certitude, dans les fastes des grandes maladies populaires.


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