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Étude sur les maladies éteintes et les maladies nouvelles: pour servir à l'histoire des évolutions séculaires de la pathologie

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CHAPITRE X
DE LA GRANDE ÉPIDÉMIE CHOLÉRIQUE DU XIXe SIÈCLE

La doctrine des grandes épidémies nouvelles se résume dans l’histoire du choléra. Les principes sur lesquels elle est fondée, y trouvent leur confirmation la plus éclatante. Nous les voyons, pour ainsi dire, à l’œuvre dans une de leurs plus formidables applications. Tous les doutes qu’on aurait pu garder sur l’authenticité et l’interprétation des documents que j’ai rassemblés, tombent devant l’irrésistible éloquence de ce grand événement pathologique.

La suette anglaise s’est éteinte après ses foudroyantes reprises, et trois cents ans nous en séparent. La syphilis qui, par une fatale dérogation à la loi générale, l’avait suivie de si près, n’a pas déserté, il est vrai, son nouveau domaine; mais elle n’a pas renouvelé ce mémorable débordement qui marqua d’une si triste date la fin du XVe siècle. Depuis ce temps, les archives des grands fléaux populaires étaient restées fermées. Le choléra les a rouvertes pour y écrire cette sombre page, qui inflige un si cruel démenti aux promesses trop ambitieuses de notre civilisation.

Il n’entre pas heureusement dans le plan de cette étude, de passer en revue, l’innombrable essaim d’hypothèses qui s’agitent autour de cette question toujours neuve. Les plus ingénieuses sont restées à la surface; et certes, ce ne sont pas les faits, ce substratum indispensable, qui ont manqué à ces fantaisies. Dans l’ordre scientifique, et la médecine ne fait pas exception, les créateurs de théories prennent volontiers pour épigraphe cette sentence commode: Se non e vero, bene trovato; ce qui revient à dire que quand on ne découvre pas la vérité, on doit se contenter de sa parodie. Proclamer une cause quelconque, fictive ou réelle, occulte ou ostensible, l’assigner à l’ordre des phénomènes dont on cherche la raison, et conclure hardiment que cette cause est capable de produire les effets qu’elle est destinée à expliquer, tel est le procédé qui se prévaut de l’autorité de Descartes, et qu’on est sûr de mener à bonne fin, quand on a de l’esprit, et une certaine faculté d’invention.

Nous en voyons un nouvel exemple dans ces essais de parasitisme, appliqué à l’épidémie de notre siècle; mais je déclare qu’il m’est impossible de partager l’expansive jubilation qui déborde dans les écrits des patrons de cette hypothèse.

Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on cherche dans les régions de l’invisible, le germe animé des maladies. J’en puis citer un curieux échantillon.

La bibliothèque de la Faculté de médecine de Montpellier possède un immense recueil, désigné sous le titre de Mélanges, et composé de 354 volumes, qui renferment près de 9,000 pièces, parmi lesquelles il en est un grand nombre qu’il serait impossible de se procurer aujourd’hui. On trouve dans le tome 71 (pièce 7) un mémoire qui a pour titre: Système d’un médecin anglais sur la cause de toutes les espèces de maladies, avec les surprenantes configurations des différentes espèces de petits insectes qu’on voit par le moyen d’un bon microscope dans le sang et dans les urines des différents malades, et même de tous ceux qui doivent le devenir, recueilli par M. A. C. D. Paris, MDCCXXVI.

On ne contestera pas à l’auteur anonyme de cet écrit, le mérite d’avoir précédé, dans cette voie, les micrographes de notre temps. Le texte est illustré de 91 figures sur bois, représentant autant d’espèces d’animalcules qui sont censés engendrer des maladies. (Migrainiste, fleuriste blanc et rouge, dartrifiant, rougeoliste, vérolique, petit vérolique, ragifiant, érysipéliste, écrouelliste, épilepsique, apoplectique, etc.) L’auteur exalte beaucoup l’excellence du microscope dont il a fait usage pour ses observations, et je n’ai pas de peine à le croire, quand je vois avec quel aplomb il raconte ce voyage au pays des chimères. Je dois avouer pourtant, que parmi les êtres fantastiques dont il exhibe l’image, on reconnaît à un énorme grossissement, le sarcopte de la gale, tel qu’il a été décrit et dessiné par les modernes. Remarquons, en passant, que ce texte et la planche qui l’accompagne, datent de 1726.

On n’avait alors, dira-t-on, ni les vraies méthodes d’exploration, ni les instruments perfectionnés qui les servent. Je ne troublerai pas cette satisfaction d’amour-propre; mais je n’admettrai jamais ces réticences du microscope, qui donne pour certain ce qu’il s’engage à découvrir, et s’adresse à l’imagination, quand il ne peut frapper les yeux.

J’attends donc que le principe cholérigène, microphyte ou microzoaire, prenne une existence réelle, comme l’achorion de la teigne et l’acarus de la gale. J’attends surtout qu’on ait déterminé avec certitude, le rapport pathogénique qui lierait la cause à l’effet, l’antécédent au conséquent. D’ici là, je me permettrai de parler du choléra comme des autres grandes épidémies, dont la véritable cause n’est pas sortie des ténèbres qui recouvrent, dans la série des âges, leur acte de naissance. Laissons la science contemporaine approfondir ce mystère avec courage. Mais jusqu’au moment où elle pourra répéter enfin l’exclamation historique d’Archimède, nous aurons le temps d’appliquer à l’étude du fléau cosmopolite, les éléments rationnels dont nous pouvons disposer. On voudra bien ne pas oublier, que je n’écris pas une monographie qui surchargerait inutilement la littérature médicale. Je viens essayer d’éclaircir un seul point de l’histoire de la grande épidémie, sans sortir des limites bien définies de mon programme[820].

C’est en 1817, vers le mois de mai ou d’août, que le choléra a éclaté à Jessore, ville située dans le delta du Gange, à 120 kilomètres de Calcutta. Dès son apparition, il a tout frappé autour de lui, les naturels et les étrangers. La mortalité qui l’a suivi a été effroyable et digne des grandes épidémies historiques. Après avoir débordé dans l’Asie, il s’est élancé de l’est à l’ouest, à travers la Syrie, la Perse, l’Arabie. Cinq ans après sa première explosion, c’est-à-dire en 1822, l’Europe se voyait menacée par Astrakhan et la Méditerranée. Ce n’est qu’après plusieurs années qu’il pénètre dans la Pologne et la Russie, l’Autriche, la Hollande. En 1831, il envahit l’Angleterre où Magendie[821] et Delpech[822] vont, chacun de son côté, faire leurs premières observations et se préparer à le recevoir. L’année suivante, il entre en France d’où il se répand en Espagne, dans le Portugal, dans l’Algérie, dans l’Italie. Il se porte bientôt en Amérique et dans l’archipel de l’Océanie, et on peut dire qu’en 1840, il régnait à la fois sur les cinq parties du monde. Dix-sept ans après sa première invasion, le fléau revient vers nous, du fond de l’Indoustan. Paris en est frappé en 1849, depuis le printemps jusqu’en automne. En 1850, on le revoit de nouveau en Californie, en Algérie, en Hongrie. On sait qu’en 1853, notre capitale luttait encore contre ses atteintes. En 1865, nouvelle invasion, remarquable par la lenteur de sa marche et sa longue durée.

Les droits du choléra au titre de grande épidémie, se révèlent de prime abord par l’obscurité de sa cause. Toutes les hypothèses qui ont défrayé l’ardente imagination des médecins, semblent destinées à prouver que les influences nosogéniques de l’ordre commun sont incapables de le produire. Je puis le démontrer, dès à présent, par un seul exemple relatif à l’action présumée de la température atmosphérique. Dans l’Inde et au Bengale, il a sévi par 30 degrés de chaleur. Le thermomètre marquait 30 degrés sous zéro, pendant qu’il dévastait la Russie. Ab uno disce omnes.

J’ai eu, dans le cours de ce livre, bien des occasions de vérifier la loi générale, qui paraît rattacher les grandes épidémies à l’influence combinée des perturbations cosmiques et morales. Ces antécédents ont été fidèles à l’épidémie cholérique.

De grands bouleversements météorologiques ont été observés depuis près d’un siècle, et le monde a vu éclater, en même temps, cette révolution sans exemple, qui a emporté la société féodale, et l’a remplacée par un ordre nouveau dont l’évolution s’opère sous nos yeux, sans qu’on puisse en prévoir le point d’arrêt.

L’influence qu’on attribue à ce concours de conditions nosogéniques reste sans doute inexplicable. Mais il ne faut pas se lasser de constater la coïncidence, qui répond une fois encore aux enseignements de l’histoire et aux prévisions logiques de la science.

Comme cette étiologie, plutôt pressentie que démontrée, élève peut-être au rang de causes, de simples successions, et qu’elle ne conclut pas à une pratique, le champ reste ouvert aux recherches analytiques, qui s’efforcent de pénétrer plus profondément dans la constitution des phénomènes, et d’atteindre à la nature de la maladie, par la voie de sa cause prochaine. M. le docteur Marchal (de Calvi) s’est emparé d’une théorie qui a rallié de nombreux suffrages, et il se l’est appropriée, selon moi, par la forme dont il l’a revêtue. Il pense que la cause spécifique du choléra réside exclusivement dans le miasme paludéen élevé à sa plus haute puissance[823].

Cette opinion, présentée et défendue avec un talent que je me plais à reconnaître, n’est à mes yeux qu’une hypothèse comme tant d’autres, dont la vérification est encore éloignée, si tant est qu’elle soit jamais permise.

Quelle est la modification qu’a dû subir le miasme paludéen pour s’élever à cet état qu’on appelle sa plus haute puissance? S’agit-il, comme paraît le croire M. Marchal, d’un accroissement de concentration et d’intensité? Mais une mutation quantitative ne saurait expliquer la spécificité originale de la maladie qu’on lui attribue, et la distance nosologique qui l’éloigne du groupe naturel des affections marécageuses. Serait-ce la nature du miasme qui aurait changé? Rien de plus facile que d’imaginer des altérations moléculaires qui transforment la constitution intime des corps, et font, par exemple, d’un aliment réparateur, un poison mortel. Il est bien moins aisé d’en donner la preuve matérielle; et dans l’espèce, on conviendra que cette chimie mystérieuse garde bien son secret.

Ce que je sais, à n’en pas douter, parce que les faits quotidiens me l’apprennent, c’est que les préparations de quinquina triomphent merveilleusement des fièvres pernicieuses, dont la terminaison serait, sans leur secours, promptement et infailliblement funeste, tandis qu’elles échouent toujours contre l’affection cholérique. Quelques essais, entrepris comme par manière d’acquit, ont dissipé toute illusion. Il va sans dire qu’on ne confond pas le choléra avec ces fièvres mali moris ou comitatæ de Torti, qui en empruntent accidentellement les traits principaux. Ces observations sont fréquentes dans l’Algérie et dans notre zone méridionale. Pendant l’automne de 1765, Leroy vit les tierces cholériques régner épidémiquement à Montpellier[824]. Contre cette forme spéciale du mode intermittent, le quinquina est tout puissant et n’a pas de succédané.

Mon confrère de Paris avoue que «le miasme producteur du choléra n’est point connu matériellement; il est imperceptible et insaisissable. Mais, ajoute-t-il, il s’affirme devant la raison par ses effets, et cela suffit[825]

J’accepte ce langage; je ne suis pas de ceux qui ne croient qu’au témoignage des sens. En médecine, comme dans tous les ordres des connaissances humaines, les yeux de l’esprit sont souvent plus clairvoyants que ceux du corps. Je dois pourtant renoncer à suivre M. Marchal, lorsque, forçant l’analogie, il prétend que ce miasme est vivant à la manière des ferments, puisqu’il se multiplie. J’ai tant d’éclaircissements à demander, que je crois prudent de ne pas m’aventurer dans une voie dont j’ignore l’issue.

Si le choléra que nous observons est celui qui règne endémiquement dans les Indes, depuis les temps les plus reculés, sans sortir de ses limites naturelles, d’où lui est venue cette impulsion nouvelle, qui l’a précipité sur le monde, où il devait retrouver partout ses conditions de développement? Comment, après cette première évasion, reprend-il, par intervalles, sa course momentanément interrompue, sans qu’on puisse affirmer qu’il soit allé se rallumer dans son foyer originel?

On pressent que M. Marchal a une réponse prête pour cette question, comme pour bien d’autres, et je dois prévenir qu’il faut se tenir en garde contre les séductions de sa dialectique.

Il compare les communications avec l’Inde, jusqu’à la fin du siècle dernier, à celles qui ont lieu aujourd’hui. Tant que ces communications restent lentes et rares, l’Europe ignore jusqu’à l’existence du fléau qui la menace. Les relations s’étendent, et le mal vient, une première fois, mais lentement encore, en proportion même du progrès graduel de ces communications. Puis, les rapports deviennent de plus en plus nombreux et rapides, et les invasions épidémiques se succèdent à bref intervalle[826].

Certes, cet argument ainsi formulé semble indiscutable, et je dirai que l’erreur ne s’est jamais mieux dissimulée sous les dehors de la vérité. Il ne faut cependant qu’un mot pour détruire cet ingénieux échafaudage.

Au XIVe siècle, s’est élancée de la Chine, une horrible maladie, qui a envahi le monde, sans oublier le moindre coin de terre connue. Trois ans ont suffi à la peste noire pour ce long pèlerinage. Je n’ai pas besoin de dire que les communications étaient infiniment plus restreintes, plus rares et plus lentes que de nos jours. Il faut donc, de toute nécessité, que la maladie ait été portée sur des ailes plus rapides que la marche des caravanes, des corps d’armée, des navires de guerre ou de commerce, auxquels on prétend imposer la charge tout entière des pérégrinations du choléra. Comment peut-il se faire alors que celui-ci ait mis quatorze ans à arriver parmi nous, si le transport en nature du principe cholérigène est, comme on l’assure, le seul mode de propagation de l’épidémie dans toutes les directions? Quelque lenteur qu’on suppose aux relations de l’Inde avec l’Occident, depuis 1817 jusqu’en 1831, il faudrait bien convenir que la longueur de ce délai serait inconcevable. Je ne me charge pas d’expliquer le contraste que je signale entre la locomotion de la peste noire et celle du choléra. Je me permets seulement de constater que le nœud qu’on a cru délier est encore solidement serré, et que la part de l’inconnu reste toujours bien large.

J’apprécie autant que personne, le désappointement d’un esprit positif, qui cherche une cause de maladie appropriée à son effet présumé, et à qui l’on vient proposer cette énigme indéchiffrée du génie épidémique. Mais n’est-ce donc rien que d’écarter les fictions théoriques (verba et voces) qui usurpent les droits de la vérité, et dont l’observation patiente et désintéressée finit, tôt ou tard, par faire justice? Comme l’a dit Malebranche: «Il est bon de comprendre clairement qu’il est des choses qui sont absolument incompréhensibles[827]

Cette réflexion m’amène, par association d’idées, à dire encore un mot sur le même sujet.

Un de nos écrivains les plus justement estimés, M. le docteur Max. Simon a touché récemment à la grande question de la prophylaxie du choléra[828].

Pour lui, cette maladie n’est pas contagieuse; elle est exclusivement épidémique. D’où il suit logiquement, que l’épidémicité et la contagion seraient deux faits inconciliables.

L’observation affirme, au contraire, que leur réunion est à peu près inévitable, et doit toujours être prévue dans les grandes maladies populaires. Le livre que j’écris en a recueilli bien des preuves. L’opinion contraire pourrait être taxée d’hérésie pathologique, si le mot n’était pas trop gros pour la chose, et si le talent avec lequel l’auteur l’a défendue, ne lui assurait le bénéfice des circonstances atténuantes.

Je regrette le dissentiment qui m’éloigne de mon savant confrère sur cette question fondamentale. Je suis convaincu que quelques concessions mutuelles, qu’il serait facile d’établir sur le terrain de la langue médicale, nous rapprocheraient d’une manière définitive. Ce ne serait pas la première fois qu’une causerie loyale, sur ce sujet, aurait commencé par une dissonance passagère, et fini par l’accord parfait. Mais ce n’est pas là l’objet actuel de mon insistance.

Persuadé que le miasme producteur du choléra est répandu dans l’air, M. Max. Simon en déduit que les chances d’en être atteint sont, toutes choses égales, d’autant plus grandes qu’on vit plus longtemps à l’air libre. La conséquence pratique est, qu’il faut se tenir renfermé chez soi autant que possible, pour mettre de son côté les chances favorables.

M. le professeur Fonssagrives, dont la parole fait autorité en matière d’hygiène, n’accepte pas, sans résistance, cette théorie du confinement ou plutôt, comme il le dit si bien, de l’aérophobie, contre laquelle il a l’habitude de protester dans sa chaire et dans ses écrits. Il ne peut consentir à l’absoudre de tout inconvénient, quand on la transporte dans la prophylaxie spéciale du choléra[829].

J’aime à me rencontrer en parfaite communion d’idées avec mon collègue. La médecine a toujours proclamé les avantages de l’aération, en temps d’épidémie. Le conseil de M. Max. Simon est trop imprévu pour qu’on puisse y souscrire sans arrière-pensée. On dit que les individus séquestrés ont fourni moins de victimes au choléra que ceux qui ont vécu à l’air libre. Ce fait, en le supposant certain, pourrait recevoir une interprétation bien différente de celle qu’on lui donne. Ne serait-il pas plutôt la preuve indirecte de la contagion, ou, si l’on veut, de la transmissibilité, par les hommes et par les choses?

Mais comme il ne serait pas juste de repousser, par un simple à priori dogmatique, le système préventif, imaginé par M. Max. Simon, je vais tâcher de motiver mon scepticisme, en recherchant quelle peut être au fond, la valeur du moyen, dans cette application particulière.

Je dirai d’abord franchement que si l’on adoptait, sans objection, le point de départ de l’auteur, c’est-à-dire, la présence, dans l’air, des germes cholérigènes, le confinement en serait, sans doute, le corollaire naturel, et je ne vois pas trop quelle fin de non-recevoir on pourrait lui opposer. Quand l’air, cet aliment de la vie, pabulum vitæ, renferme, à un moment donné, un principe délétère qui le transforme en foyer mortel, pabulum lethi, le plus sûr est de s’abstenir de le respirer. C’est ainsi qu’on enjoint expressément aux habitants des localités marécageuses, de ne pas sortir aux heures où l’atmosphère ambiante est le plus imprégnée d’effluves palustres. L’exercice en plein air, si justement recommandé par l’hygiène, serait alors un danger. M. Max. Simon ne se prévaudra pas de cette similitude, parce qu’il sait bien que les conditions ne sont plus les mêmes, quand il s’agit de l’infection cholérique.

Il est permis d’assigner aux exhalaisons des marais une sphère d’activité qu’elles n’ont pas l’habitude de dépasser. D’autre part, l’expérience nous a appris qu’elles ont des alternatives quotidiennes de dégagement et de condensation. L’indication préventive se déduit d’elle-même.

Ces données nous manquent absolument à l’égard du choléra. La dissémination problématique de ses germes générateurs dans l’océan aérien, laisse à la prophylaxie qui prescrit de s’y soustraire, une incertitude décourageante. M. Max. Simon ne prétend pas que l’intérieur des habitations reste fermé à l’invisible poison. Qu’aurait-il à répondre, si on lui disait que cet air concentré est peut-être plus chargé de miasmes que l’air extérieur sans cesse renouvelé?

C’est peut-être, après tout, parce que je suis, comme M. Fonssagrives, édifié par une longue conviction, sur les salutaires effets de la vie en plein air, que je me sens peu favorable à l’opinion ingénieuse qui propose une dérogation exceptionnelle. J’ai goûté, comme tous ses lecteurs ordinaires, l’art avec lequel M. Max. Simon manie les sujets les plus austères; j’apprécie comme je le dois, le nouvel effort qu’il a tenté pour rendre moins inégale la lutte de l’homme contre un impitoyable fléau. Mais je suis bien persuadé que cet honorable confrère ne se dissimule pas les desiderata que sa méthode n’a pas encore comblés.

Ce n’est donc pas tout à fait ma faute, si je suis encore obligé de répéter, provisoirement si l’on veut, que le choléra a son activité propre. Comme toutes les grandes épidémies qui l’ont précédé, il obéit à une impulsion occulte, apparaît brusquement, se retire et revient sans cause sensible. C’est tout ce que je me pique de savoir sur son mobile général.

Je me trompe pourtant: il est une influence qui lui vient en aide, et qui nous permet de tempérer par quelques restrictions la négation absolue de notre pouvoir prophylactique. Cette influence si longtemps méconnue c’est la contagion. La multiplicité et la concordance des témoignages qui la démontrent, ont forcé la conversion des incrédules les plus obstinés. En France, où cette question avait été, dans l’origine, si dédaigneusement accueillie, un revirement, depuis longtemps prédit, a conquis à la minorité contagioniste l’assentiment presque unanime de l’opinion[830]. Cependant, comme en toute chose c’est la mesure qui manque, les partisans du mode virulent n’ont pas su se défendre de certaines exagérations, qui amplifient le rôle de l’importation, au détriment du génie épidémique. La petite secte dissidente a essayé de profiter de cette faute pour regagner sa position; mais cette reprise d’hostilité n’aura qu’un temps. Sa base d’opération lui a été enlevée désormais par la conférence internationale de Constantinople, qui a reconnu la contagion sous toutes ses formes, dans toutes ses circonstances. On peut dire avec M. Marchal (de Calvi), que la contagion du choléra est aujourd’hui un fait officiel[831].

Affirmer la contagiosité, c’est établir conjointement l’indication et l’efficacité des mesures préventives contre l’introduction des germes. Il n’est pas de monographie qui n’en ait recueilli des exemples démonstratifs dans des cas bien définis. Comme ce n’est pas la première fois que je traite cette question, et que j’ai eu le regret de ne pas être toujours compris, malgré mes efforts pour rester clair, je saisis l’occasion de revenir sur ce point de vue, et je tâcherai d’ôter tout prétexte à mes contradicteurs.

Le choléra que je qualifie de moderne, parce que c’est le titre qui le caractérise le mieux, est épidémique et contagieux; ce qui veut dire qu’il a à son service deux modes de propagation.

Jean Varandal, professeur de Montpellier, qui écrivait au XVIIe siècle, de belles pages sur les grandes épidémies, s’est servi d’une image qui s’applique parfaitement au choléra. «C’est, dit-il, une sorte de trait mortel (quædam sagitta mortifera) décoché par un invisible archer sur les peuples de toute la surface du globe[832]

On ne peut pas plus se préserver du trait épidémique que d’un éclat soudain de la foudre ou du courant d’une trombe. Contre cet ennemi qui nous guette dans l’ombre et ne laisse jamais prévoir la direction de ses coups, il n’y a pas d’égide possible. On ne l’entendait pas autrement dans l’origine, lorsqu’on refusait au choléra toute faculté contagieuse, et qu’on lançait l’anathème sur l’impuissance absolue de nos méthodes sanitaires.

Tout le monde sait aujourd’hui que les relations par mer ou par terre, individuelles ou en groupes, peuvent importer la maladie, en l’absence de toute constitution épidémique, et la science est tenue de prévoir cette éventualité menaçante. Quand certains signes en annoncent l’approche, elle pose une indication précise. La séquestration et l’isolement des sujets malades ou suspects, la prolongation prudente des quarantaines, la purification des foyers virulents, etc., sont autant de moyens qui ont fait leurs preuves. Que de fois, les germes de mort sont venus s’abattre au pied des barrières qu’il leur était interdit de franchir!

En résumé, l’épidémicité et la contagion sont les deux modes de propagation du choléra.

Contre l’épidémicité, les mesures préventives sont inutiles. Elles sont très-puissantes contre les chances d’importation par les malades ou les objets infectés. Si le principe cholérique venu du dehors, trompe la vigilance de la douane de santé, deux faits bien différents peuvent se produire.

Le choléra, réduit en quelque sorte à son mode contagieux, formera un foyer d’un faible rayon, qui s’éteindra bientôt, faute d’aliments. En d’autres termes, quelques cas importés ne seront pas le signal d’une épidémie, si les prédispositions latentes de la population sont réfractaires.

Dans les conditions inverses, je veux dire, quand la constitution régnante, sourdement élaborée, fécondera l’impression morbide déterminante, la maladie prendra l’extension et la gravité de l’épidémie. L’étincelle tombée sur des matériaux combustibles allumera un vaste incendie.

Concluons que, dans toute épidémie cholérique, le nombre des malades et des morts est, comme en temps de peste, la résultante des deux influences nosogéniques, dont on ne peut déterminer la participation proportionnelle.

Il est temps d’aborder l’étude nosologique de la grande épidémie, dont ces préliminaires m’ont un peu distrait.

Le choléra-morbus a été appelé asiatique ou indien, à raison de sa provenance géographique. Le fait matériel n’est pas contestable; mais, en droit, le fléau n’est pas plus oriental ou asiatique, qu’occidental ou européen. Il est parti de l’Orient, comme toutes les grandes épidémies. La peste d’Athènes, la peste antonine, la peste du IIIe siècle, la peste bubonique, la peste noire, sont orientales au même titre. Le choléra, cette autre peste, retrouve aussi partout ses conditions d’existence. Ne le voit-on pas surgir à l’improviste dans certaines contrées, au sein de l’immunité générale? Pour expliquer ces invasions soudaines, on allègue je ne sais quels germes mal éteints, dont il n’est pas toujours facile de démontrer la réalité. Au besoin, on ne manque pas de faux-fuyants pour contester l’identité du choléra qu’on observe. La vérité est, qu’il a momentanément trouvé, dans ce milieu, tous ses éléments pathogéniques. Je ne me charge pas de pénétrer ce mystère; mais il n’est pas de praticien qui n’ait inscrit de pareils faits dans ses éphémérides médicales.

Je dois ajouter qu’en donnant au choléra cette qualification d’indien, on l’a confondu avec la maladie qui est endémique, de temps immémorial, sur les bords du Gange, et dont nous devons la description à Bontius, historien médical de cette région. Nous verrons bientôt qu’il n’y a de commun entre ces deux affections, que leur nom et quelques analogies symptomatiques.

Le choléra a été aussi nommé choléra bleu ou cyanique, pour rappeler la teinte dont il colore certaines parties. Il s’en faut que ce symptôme soit constant, et il se retrouve dans bien d’autres maladies. Je ne veux pas parler de la cyanose congénitale liée à certains vices de conformation, mais de celle qui accompagne souvent les maladies accidentelles du cœur et des gros vaisseaux. Elle peut tenir aussi à un trouble passager de la respiration. La première période de certains accès de fièvre bleuit la face et les ongles. Nous avons vu que la suette anglaise présentait aussi ce caractère. La peau des malades frappés par la peste noire, avait parfois un aspect assez analogue à celle des cholériques.

Victor Bally, qui aimait les néologismes, avait proposé le nom de choladrée lymphatique. Cette diarrhée blanche, ou, comme il le dit aussi, cette leucorrhée intestinale serait, d’après lui, le caractère pathognomonique du choléra. Quelle que soit la valeur de ce symptôme, on sait que d’autres maladies provoquent des évacuations analogues, et que le vrai choléra s’en passe souvent[833].

Le nom qui a décidément prévalu pour désigner le grand fléau de ce siècle, est étymologiquement, historiquement et nosologiquement vicieux. Je ne le dis pas pour conseiller une réforme que l’habitude rendrait impraticable; l’essentiel est de s’entendre. Mais le seul nom qui convienne est celui de grande épidémie cholérique; et c’est seulement à ce titre que je lui ai donné une place dans ce livre.

Comme je suppose, sur de trop bons motifs, que le signalement du choléra est connu, je me contenterai d’en isoler les traits principaux.

Je mets en première ligne ses deux périodes algide et réactive, sur lesquelles j’aurai à revenir.

Sa marche est essentiellement aiguë. Tout médecin, témoin d’une de ses épidémies, a vu la mort survenir en quelques heures ou d’une manière soudaine.

Le plus souvent, on observe certains prodromes qui se prolongent deux ou trois jours, et dont l’ensemble prend le nom de cholérine. C’est à M. le docteur Jules Guérin[834] qu’appartient l’honneur d’avoir fixé l’attention des médecins sur cette période prémonitoire; et bien des existences ont dû leur salut à cette heureuse inspiration: principiis obsta! Ce qui ne veut pas dire que tout flux diarrhéique, livré à lui-même, doive nécessairement conduire au choléra confirmé.

Le chiffre nécrologique atteste l’excessive gravité du pronostic. On n’a cependant pas vu en général, les effroyables hécatombes des épidémies antérieures. Notre civilisation aime à s’en faire un mérite. Ne serait-ce pas plutôt que la contagiosité des pestes anciennes était bien plus subtile que celle du choléra? Toujours est-il, qu’en 1832, du mois de mars au mois d’octobre, on enregistra à Paris, 18,402 décès, sur une population de 759,135 habitants. Le 9 avril, le maximum des morts était monté à 814[835]. En 1849, l’épidémie sévit de nouveau dans la capitale depuis le printemps jusqu’en automne. Sa progression fut moins rapide, mais le maximum des recensements quotidiens s’éleva encore à 721, et le total des victimes ne différa guère du précédent. On en compta 19,069, sur une population portée alors au chiffre de 995,504. De 1853 à 1854, il y eut 9,096 décès sur 1,174,000 habitants. En 1865, le nombre des atteintes a été moins grand qu’antérieurement. Le maximum de la mortalité qui répondit au 20 octobre, ne dépassa pas 206. Depuis les premiers jours de ce mois jusqu’à la fin de novembre, la somme des pertes a été d’environ 6,000. Le même nombre est imputable à la prolongation de l’épidémie, en 1866.

L’anatomie pathologique a largement pris sa revanche du passé: le cadavre des cholériques a été fouillé dans ses replis les plus profonds. La bouche, l’œsophage, l’estomac, les intestins, le mésentère, l’épiploon, la rate, le pancréas, le foie, la vésicule biliaire, les reins, la vessie et ses annexes, l’appareil respiratoire, le système nerveux cérébral ou ganglionnaire, l’appareil locomoteur, le liquide sanguin, ont paru le siége d’altérations très-diverses dont on n’a pu déterminer que l’inconstance. Dans un grand nombre de cas, les observateurs les plus scrupuleux affirment n’avoir trouvé aucune altération appréciable[836].

La muqueuse intestinale est diversement colorée, depuis la teinte rosée jusqu’à la couleur noirâtre. On l’a trouvée ramollie, moins épaisse, ou sensiblement épaissie dans une certaine étendue. En dépit de Broussais et de ses fidèles, elle s’est montrée dans une infinité de cas pâle et exsangue. Magendie, l’enfant terrible de la doctrine, s’avisa même de prouver par des expériences, que certaines colorations plus marquées, n’étaient qu’un effet purement cadavérique.

Delpech, trop pressé de généraliser le résultat de quelques nécropsies, crut avoir trouvé la cause anatomique du choléra dans la phlegmasie des ganglions semi-lunaires. Ce qui le mit sur la voie, ce fut la constriction douloureuse accusée à l’épigastre, par le plus grand nombre des malades. Sur cette indication, il examina attentivement le plexus solaire; et les ganglions semi-lunaires qui concourent à le former présentèrent une couleur rouge. Il n’en fallut pas davantage à cet esprit ardent, pour proclamer ce fait avec toutes ses conséquences; et c’est sur la région épigastrique qu’il prescrivit désormais l’application des agents antifluxionnaires. Cette opinion du grand chirurgien a rejoint depuis longtemps dans l’oubli, tant d’autres spéculations qui ne méritaient pas un meilleur sort[837].

Le sang du sujet qui a succombé dans la période algide est épais et visqueux. Le microscope et l’analyse ont prouvé à leur manière ce qui était évident, c’est-à-dire, l’altération physique et chimique de cette humeur, et on en a tiré naturellement une induction pratique. Puisque le sang des cholériques a perdu son sérum et ses principes salins, il faut les lui rendre par des transfusions appropriées. Qu’on nie après cela la liaison intime de la science et de l’art! Les premiers essais de ce genre donnèrent de bruyantes espérances. Les déceptions ne se firent pas attendre, et Magendie annonça encore, preuves en main, qu’on s’était trop hâté d’élever la voix.

Toutes les données que nous devons à l’anatomie pathologique ont sans doute leur valeur; elles sont le complément naturel de l’histoire de la maladie[838]. Mais quel est le rapport direct qui rattache les lésions matérielles qu’on a observées à l’état morbide dont elles dérivent? La clinique ne peut se permettre qu’une réponse évasive.

La nature du choléra reste donc inconnue. Ceux qui ne peuvent se résigner à cet aveu, trop dur pour leur amour-propre, ont cherché à se refaire par le ton d’assurance avec lequel ils se prétendent mieux renseignés. Les uns ont affirmé l’existence d’une gastro-entérite; d’autres ont accusé une lésion du grand sympathique; ceux-ci parient pour une lésion du prolongement rachidien; ceux-là s’accommodent mieux d’une entéralgie. Il en est qui admettent vaguement une modification morbide du sang, sous l’impression d’un principe délétère, et qui se montrent particulièrement satisfaits de cette idée. Quelques-uns, s’arrêtant à la nature apparente du liquide des déjections, réduisent le choléra à une maladie des vaisseaux lymphatiques du système digestif, sous l’influence de laquelle les liquides blancs qu’ils charrient, s’épancheraient dans le tube intestinal, au lieu de se mêler au sang, conformément à leur destination normale.

Toutes ces hypothèses et une foule d’autres, ejusdem farinæ, attestent leur insuffisance par leur multiplicité même; la plupart ne constatent que les localisations éventuelles et changeantes d’un mode interne général, dont la cause initiale est complétement ignorée.

Le choléra est donc une affection spécifique dans toute l’étendue du mot, et le jour pourra venir où il aura sa vaccine ou son quinquina.

En attendant la réalisation de ce rêve consolant, la thérapeutique flotte dans une désespérante indécision. Je n’en veux pour preuve que la remarque suivante de Broussais. D’après lui, le choléra abandonné à lui-même est constamment mortel. Pour avoir quelques bonnes chances, le médecin doit agir n’importe comment, et provoquer une perturbation quelconque. Inutile de dire que la méthode curative qui s’inspire de la doctrine physiologique, est de beaucoup la plus sûre et la plus efficace, dans la pensée de son inventeur; mais il s’est convaincu que les médications les plus opposées obtiennent des succès. Il va même jusqu’à reconnaître que les malades, excessivement stimulés par l’emploi des agents appropriés, peuvent éprouver des crises salutaires qui attestent les ressources de la nature humaine: aveu significatif et fort inattendu sous la plume du grand réformateur[839]!

Ces notions rapides sur le choléra moderne suffisent pour le moment. Avant de dire mon opinion sur le choléra que je veux lui comparer, il est opportun de corriger une irrégularité du langage médical dont ne sont pas exempts les auteurs même les plus irréprochables sous ce rapport.

On parle beaucoup aujourd’hui du choléra sporadique et du choléra épidémique. Le premier représente le choléra vulgaire ou indigène; le second est le choléra nouveau ou cosmopolite[840].

Cette formule consacre une erreur de fait qu’il m’importe de signaler. Il n’existe pas de choléra exclusivement sporadique. Celui qu’on qualifie ainsi a pris, à diverses époques, la forme de maladie populaire. Qu’il soit sporadique ou épidémique, il reste, sous ces deux états, foncièrement identique à lui-même.

Quant au choléra qu’on prétend caractériser par son épidémicité absolue et inaliénable, on sait aujourd’hui qu’il peut surprendre les populations par quelques attaques éparses. Les premiers faits de ce genre ont été méconnus ou dissimulés; on refusait de croire au véritable choléra. Il a bien fallu se rendre lorsqu’on a vu se produire, en dehors de toute influence épidémique apparente, des cas isolés parfaitement dessinés, dont on ne pouvait suspecter l’importation. On a dit alors, pour ne pas rester bouche close, que le choléra laisse après lui, partout où il a passé, un germe qui peut rester assoupi et se réveiller, avec toutes ses propriétés, à la première occasion propice. Cette persistance des principes morbides, conservant leur puissance virtuelle sans la manifester, n’a rien de contraire à la doctrine; mais que d’obscurités encore à dissiper! Ce qui est certain, c’est que ces cas sporadiques, éclatant à l’improviste, sans indices avant-coureurs, ne compromettent pas sérieusement la santé publique.

Ce n’est donc point sur la base de la sporadicité et de l’épidémicité, qu’on peut élever la question de diagnostic différentiel dont je poursuis l’examen. Elle ne se réduit pas, comme on va le voir, à des termes aussi simples.

Le choléra-morbus dont il va être question, remonte dans le passé le plus lointain. On exprime un fait irrécusable en l’appelant, par opposition avec son homonyme, choléra ancien.

Au XVIe siècle (1529) régna en France et dans diverses parties de l’Europe, une grave maladie dont Mézeray fait mention sous le nom populaire de Trousse-galant, qui représentait la rapidité avec laquelle l’homme le plus robuste était enlevé. Peut-être voulait-on aussi faire entendre que beaucoup d’individus étaient frappés au sortir des lieux de débauche.

Il est généralement reçu que cette maladie était le choléra-morbus vulgaire, et j’avais jusqu’à présent accepté cette assertion sur parole. Cependant je déclare, après avoir consulté l’historien français, qu’on serait fort embarrassé pour donner un nom à l’affection qu’il décrit, si l’on n’avait pas d’autre renseignement.

Pendant cinq ans, une horrible famine avait désolé l’Italie et la France, et causé une énorme mortalité. La classe indigente avait été réduite à faire du pain de glands et de racines de fougère. Après avoir tracé le plus sombre tableau de ce désastre, Mézeray poursuit en ces termes:

«De cette mauvaise nourriture, s’engendra une nouvelle maladie qui estoit si contagieuse qu’elle saisissoit incontinent quiconque approchoit de ceux qui en estoient frappez. Elle portoit avec soy une grosse fièvre continue qui faisoit mourir son homme en peu d’heures, d’où elle fut dite trousse-galand. Que si quelqu’un en échappoit, elle lui arrachoit tous les poils et les ongles, et lui laissoit une langoureuse foiblesse, six semaines durant, avec un si grand dégoût de toutes sortes de viandes, qu’il ne pouvoit en avaler que par force[841]

Si cette maladie a été véritablement le choléra-morbus nostras, il faut, de toute nécessité, que la famine qui l’a précédé ait profondément modifié sa physionomie ordinaire, en lui associant peut-être une de ces maladies typhiques qui étaient en permanence dans les cités. L’historien ne dit pas un mot des évacuations par le haut et par le bas, qui sont le caractère pathognomonique du choléra. Il lui attribue une contagiosité des plus actives à laquelle cette maladie n’a jamais prétendu. La chute des poils et des ongles ne compte pas parmi ses effets consécutifs. On n’observe pas non plus dans la convalescence, cette longue faiblesse et ce dégoût insurmontable. Je sais que Mézeray n’était pas médecin, et qu’il a répété, sans critique, bien des traditions populaires; mais il est vrai aussi qu’il nous a laissé des images plus fidèles de certaines maladies épidémiques dont nous lui devons le souvenir historique. Et après tout, l’exactitude du signalement est le seul moyen que nous ayons pour vérifier la nature des entités morbides dont il parle. Quoi qu’il en soit, on ne serait pas plus en droit de reconnaître dans ce trousse-galant, le fléau que la destinée réservait au XIXe siècle.

Quelques médecins ont prétendu retrouver encore le trousse-galant dans une maladie mentionnée par Zacutus Lusitanus, sous le nom de colicus dolor, pestilens, contagiosus, lethalis[842]. L’auteur se borne à dire que cette colique qui désolait l’Europe en 1600, emportait tous les malades en quatre jours. Il la présente comme une de ces épidémies dont la cause est inconnue, et qui portent leur action meurtrière sur le cœur, source de la vie, et sur les fonctions nutritives. J’avoue qu’il m’est impossible de deviner la nature de la maladie qui se cache sous ces vagues indications[843].

La preuve qu’il ne s’agit nullement du choléra ou trousse-galant, c’est que Zacutus a consacré à cette affection, qu’il avait eu de nombreuses occasions d’observer, un article qui ne laisse rien à désirer. J’y découvre même une remarque dont je puis par avance faire mon profit. D’après lui, cette maladie souvent très-grave (ad mortis fauces deducit) l’est beaucoup moins pour les personnes qui en sont atteintes par reprises, et qui en ont, en quelque sorte, contracté l’habitude[844]. Ce trait ne pourrait évidemment s’appliquer au choléra de notre siècle. J’en dirai autant des effets du traitement dont Zacutus promet le succès, pourvu qu’on ne temporise pas. Il cite à l’appui, le fait d’une femme qu’il arracha ainsi à une mort imminente[845].

Le choléra-morbus a dû probablement le nom hybride qu’il porte en nosologie, à son symptôme le plus saillant, c’est-à-dire au flux de bile rejetée simultanément par le haut et par le bas. Cette étymologie était déjà discutée du temps de Cœlius Aurelianus (IIIe siècle de J.-C.) «Cholericam passionem aiunt aliqui nominatam a fluore fellis per os atque ventrem effecto, veluti fellifluam passionem; nam χολην, fel appellant, ροιαν, fluorem[846]

Pour d’autres, ce mot ne préjugeait pas la nature, mais la couleur bilieuse des matières évacuées.

Alexandre de Tralles (VIe siècle) accepte l’étymologie de Cœlius, tout en pensant que le mot choléra pourrait bien dériver aussi du mot χολας, employé par les anciens pour désigner l’intestin; et il cite à l’appui un vers d’Homère[847].

Les médecins qui ont eu occasion d’observer ce choléra-morbus, ont vérifié la remarque de Sydenham. «Il arrive presque aussi constamment sur la fin de l’été et aux approches de l’automne, que les hirondelles au commencement du printemps, et le coucou vers le milieu de l’été[848].» Il éclate, en effet, à ce moment de l’année où la température élevée du jour est remplacée par la fraîcheur des nuits. Dans les régions tempérées comme la nôtre, il est généralement sporadique. En 1669, il prit à Londres, sous les yeux de Sydenham, une extension insolite. Voici la description fidèle qu’il en donne:

«Ce mal se fait aisément reconnaître par des vomissements énormes, et par des déjections alvines d’humeurs corrompues, qui s’opèrent avec beaucoup de peine et de difficultés. Il s’accompagne en outre des symptômes suivants: violentes douleurs d’entrailles, gonflement et tension du ventre, cardialgie, soif, pouls vite et fréquent, avec chaleur et anxiété, assez souvent petit et inégal. A tout cela, viennent s’adjoindre des nausées extrêmement pénibles, quelquefois des sueurs colliquatives, des contractions des jambes et des bras, des défaillances, le refroidissement des extrémités et autres symptômes du même genre, qui terrifient les assistants, et emportent souvent le malade, dans le court espace de vingt-quatre heures[849]

Tel est sans méprise possible, notre choléra indigène, dont l’endémie des Indes-Orientales n’est qu’une variété.

Les médecins, qui n’ont pas pris le temps de la réflexion, se sont hâtés de le confondre avec la grande maladie épidémique qui venait s’imposer à leur observation. Ce qui a contribué à les fourvoyer, c’est que le fléau moderne est parti précisément des lieux où le choléra indien proprement dit a fixé sa résidence. Avec un peu d’attention, on aurait pressenti au moins, que l’endémie qui tient à des causes locales et circonscrites, pouvait bien ne pas être la même que l’épidémie voyageuse qui entreprenait sa course autour du monde.

Le seul choléra qui mérite le nom d’asiatique est nettement signalé dans les plus anciens livres sanscrits. Les médecins anglais, attachés à la Compagnie des Indes, l’ont étudié et décrit depuis bien longtemps. Ils nous le montrent, passant de son état endémique habituel, à la forme accidentelle de maladie populaire, mais sans franchir ses limites topographiques. Jacques Bontius, qui a publié au XVIIe siècle, un traité ex professo sur les maladies des pays chauds où il pratiquait son art, parle comme il suit de cette endémie. J’ai traduit littéralement ce chapitre, dont il est bon de peser les termes[850].

«Le choléra est une maladie dans laquelle une matière bilieuse surchargeant l’estomac et les intestins est rejetée simultanément par la bouche et l’anus, d’une manière continue et en grande abondance. Cette affection est très-aiguë et réclame un prompt remède. Sa principale cause, à part l’humidité et la chaleur de l’air, est dans l’abus des fruits. Outre qu’ils se gâtent promptement, ils abondent en sucs aqueux dont l’action trouble les fonctions de l’estomac et provoque la formation de cette bile ærugineuse. On pourrait croire, non sans raison, que cette excrétion devient utile, en éliminant des matières de mauvaise nature; mais leur évacuation est si excessive, qu’elle épuise en peu de temps les esprits vitaux, et porte une profonde atteinte au cœur, source de la chaleur et de la vie. D’où il résulte que beaucoup de malades sont enlevés très-rapidement. La mort survient souvent en vingt-quatre heures ou même moins. Entre autres exemples, je puis citer celui de Cornélius Van Royen, économe de l’hôpital des malades, qui tout à coup, en pleine santé, fut pris du choléra vers six heures du soir, et expira misérablement avant minuit, n’ayant pas cessé d’évacuer par le haut et par le bas, avec d’atroces douleurs d’entrailles et des mouvements convulsifs. La violence et la rapidité de la maladie déjouèrent tous les moyens. Si cependant cet état grave se prolonge au delà d’un jour, il y a grand espoir de guérison. Parmi les autres symptômes, je noterai la petitesse du pouls, la gêne de la respiration, le refroidissement périphérique. Les malades accusent une grande chaleur intérieure et une soif ardente. L’insomnie est opiniâtre, l’agitation incessante; et si elle s’accompagne d’une sueur froide et fétide, c’est un signe certain des approches de la mort.

»Le premier soin du médecin doit être de calmer la surexcitation humorale qui produit ces évacuations désordonnées. On y parvient à l’aide de médicaments astringents et toniques...»

Bontius énumère ici quelques remèdes indigènes empiriquement employés à Java, et appropriés en effet, au traitement de tous les flux abondants. Mais il associe à ces prescriptions rationnelles, des agents dotés de vertus imaginaires, tels que la pierre de bézoard, la corne de rhinocéros, les pierres précieuses préparées, etc.

«Si ces moyens échouent, dit-il ensuite, il faut prescrire sans retard l’extrait de safran[851], soit pour provoquer le sommeil, devenu bien nécessaire dans un pareil état de prostration, soit pour atténuer la surexcitation humorale et donner à la nature la force de vaincre son ennemi. Les cholériques expirent presque toujours dans les convulsions.»

Après avoir lu cette description du choléra endémique des Indes-Orientales, tel que l’ont vu de leur temps les médecins anglais, on ne peut s’empêcher d’y reconnaître, sauf les nuances imputables à certaines influences locales, le choléra observé par Hippocrate[852], Paul d’Égine[853], Celse[854], Arétée[855], Cœlius Aurelianus[856], Alexandre de Tralles[857], etc., etc.

Parmi les modernes, Baillou l’a parfaitement dépeint en quelques mots: «Cholera morbus est cum sursum deorsum magno impetu bilis fertur, ut magna brevi tempore spirituum fiat evacuatio et dolores acerbissimi sint; hinc mors[858]

J’ai dit qu’on observe cette maladie pendant la saison où les journées chaudes et humides sont suivies de nuits humides et froides. Quand ces alternatives se prolongent avec un certain degré d’intensité, la constitution médicale qui se dessine, multiplie peu à peu les cas individuels, et il en résulte bientôt une petite épidémie. Tel fut le choléra-morbus observé à Nîmes par Lazare Rivière, pendant l’été de 1564. Malouin le vit régner à Paris, dans le mois de juillet 1751. La ville de Lyon en souffrit pendant l’été de 1822. Nous en recueillons annuellement des cas plus ou moins nombreux, sur notre littoral méditerranéen, et toujours à l’époque d’élection fixée par Sydenham. Cette maladie peut prendre un haut degré de gravité qui impose une grande circonspection au diagnostic. Le cholera infantilis, si funeste au jeune âge, était fréquent dans notre pathologie locale, bien longtemps avant l’apparition du choléra moderne. Depuis cette époque, on a souvent pris, à tort, ces cas de choléra nostras, pour des attaques de la grande épidémie.

Les auteurs qui ont étudié la topographie médicale de l’Inde, y ont constaté l’accentuation plus marquée des conditions spéciales qui favorisent chez nous le développement du choléra. La gravité relative de cette endémie s’explique par les mœurs et le régime des populations indigènes, conjointement soumises à l’action de la chaleur et de l’humidité, entrecoupée de brusques variations atmosphériques. Ces causes, dont l’ensemble forme le caractère propre de la climatologie de ces régions, ont un puissant auxiliaire dans l’intoxication effluvienne des rizières et des marais.

Dans certaines circonstances, les symptômes principaux du choléra-morbus, et notamment les déjections bilieuses, manifestent un acte médicateur que les hommes du métier, d’accord avec les gens du monde, considèrent comme un bénéfice de nature. En dehors de ces cas qu’il faut savoir apprécier, le choléra ancien, asiatique ou européen, serait toujours très-grave si on l’abandonnait à lui-même; mais un traitement très-simple dissipe promptement cet effrayant appareil de symptômes. C’est, qu’on me passe l’expression familière, un feu de paille qu’il est facile d’éteindre. Requin souhaite comme une bonne fortune aux débutants dans la carrière, d’être appelés pour cette maladie qui est le triomphe de l’art, malgré ses apparences si menaçantes[859].

Des données que j’ai réunies sur la pathogénie du choléra nostras, la prophylaxie déduit des indications précises. Éviter les transitions brusques de température pendant la saison d’élection; user d’un régime sobre, suffisamment substantiel; s’abstenir des boissons froides ou glacées, quand on est en sueur; avoir la précaution de se couvrir la peau d’un vêtement de flanelle, pour amortir les impressions extérieures; se tenir en garde contre toutes les causes d’affaiblissement: tels sont les préceptes dont l’observance est la garantie la plus sûre, pendant le règne de certaines constitutions catastatiques.

M. le professeur Moreau, de Paris, communiqua, il y a quelques années, à l’Académie impériale de médecine, un vieux quatrain, qu’il avait lu dans un auteur du XVIIe siècle, et qui résumait les prescriptions essentielles pour se préserver du choléra-morbus:

«Tiens tes pattes en chaud;
»Tiens vides tes boyaux;
»Ne vois pas Marguerite;
»Du choléra tu seras quitte[860]

Cet échantillon de poésie populaire qui dérida un moment la grave assemblée, renferme, comme on le voit, les conseils les plus sages. Cela veut dire, en humble prose, qu’on doit éviter tout refroidissement, surveiller son régime et se garder de tout excès énervant. Mais ce n’est pas par ce côté que ces vers m’intéressent.

Il faut savoir qu’ils furent cités, pendant une séance où s’agitait l’inépuisable question de la grande épidémie cholérique. M. Moreau oublia un moment que la Compagnie, dont il était un des membres les plus distingués, avait été fondée, dans l’origine, pour étudier tout ce qui se rapporte aux épidémies, à leur histoire comparée dans leur succession à travers les siècles, etc.[861]. Il se laissa entraîner à dire que ce quatrain avait été fait du temps de la peste noire, «qui n’était probablement autre que le choléra.» Cette proposition, qui offensait également l’histoire et la nosologie, fut lancée sans réflexion. M. Moreau était trop instruit, pour confondre, après examen, deux époques si distantes et deux maladies aussi disparates.

Le traducteur de Lucrèce, M. de Pongerville, se demande si le choléra, qui débutait alors, «envahissait nos climats pour la première fois, ou bien, s’il fallait reconnaître dans ses effets, l’épidémie qui désola l’Europe, au XIVe siècle, sous le nom de peste noire[862]

Cet anachronisme, excusable sous la plume d’un membre de l’Académie française, est plus difficile à disculper quand il vient d’un professeur faisant partie de l’Académie de médecine.

Du reste, l’exemple avait été donné par Broussais, que ses préjugés doctrinaux avaient brouillé avec les recherches d’érudition. «Cette épidémie, dit-il en parlant du choléra, avait sans doute paru à plusieurs autres époques. Il est probable que c’est cette peste noire, qui, d’après Villani, parcourut presque tout le monde au XIVe siècle, et enleva les deux tiers des hommes. Cette peste noire offre effectivement les plus grands rapports avec le choléra asiatique[863].» Le lecteur qui a bien voulu suivre la description que j’ai donnée de la célèbre peste, sait à quoi s’en tenir sur ces prétendues similitudes.

Toujours est-il, que le moment choisi par M. Moreau pour sa lecture, n’est pas une circonstance indifférente. Il est évident, qu’en s’occupant du choléra régnant, on croyait avoir affaire à une reprise du trousse-galant du XVIe siècle, opinion qu’on ne peut soutenir, quand on a bien pesé les termes du parallèle qui va suivre.

Je placerai d’abord sous les yeux de mon lecteur, à titre de pièce justificative, l’extrait d’une dissertation présentée le 4 janvier 1823, à la Faculté de Strasbourg, par M. le docteur Gravier, chargé en chef du service médical à Pondichéry[864]. Ce document, qui est à mes yeux du plus grand prix pour la question que j’étudie, avait déjà été cité par Fodéré, l’année de sa publication, c’est-à-dire à une époque où l’Europe ne songeait pas au choléra, et où l’auteur des Leçons sur les épidémies ne prévoyait aucune application prochaine de ces renseignements[865].

En 1832, Broussais essaya d’en tirer parti, quand il s’évertua à appliquer sa doctrine au choléra. M. Gravier, qui était un de ses fervents disciples, avait pris ses conseils avant de livrer sa thèse à l’argumentation de ses juges. Broussais était donc son collaborateur; et il est curieux de voir, neuf ans après, par quelles subtilités il prétend rallier les faits racontés par M. Gravier, aux principes dont il défend l’infaillibilité[866].

L’auteur de la thèse décrit l’épidémie de choléra qu’il observa dans l’Inde, en 1817, et qui y enleva plus de 600,000 personnes. C’est précisément celle qui donna le signal de l’entrée en campagne du grand fléau. Les médecins qui pratiquaient alors dans cette région, furent complétement désorientés, à la vue d’une maladie qui ne portait plus les traits de l’endémie traditionnelle. Ils furent surtout frappés de ne plus trouver dans l’estomac et les intestins, les matières bilieuses et âcres qu’ils avaient constatées jusque-là, sans exception, pendant la vie, ou après la mort. M. Wise, médecin anglais du Bengale, fut le premier à décrire la maladie nouvelle. M. Corbyn, médecin de la même résidence, l’étudia après lui, et chercha à prouver que ce ne pouvait être le choléra-morbus de Sydenham[867]. On peut dire que le corps médical fut unanime pour refuser à la maladie son nom habituel. On n’y vit qu’un choléra spasmodique, dont l’indication urgente prescrivait de relever par tous les moyens possibles, les puissances vitales, que les douleurs et les convulsions avaient rapidement anéanties. En conséquence, le Conseil de santé de Madras fit publier une instruction, qui commençait par ces mots, que je recommande:

«La pratique, dans cette maladie, doit être absolument contraire à celle suivie dans le choléra-morbus, le but principal devant être de ranimer les pouvoirs vitaux languissants, de rétablir la circulation, d’empêcher l’état violent spasmodique, de rétablir l’action de l’estomac et des intestins[868]

Suivent les prescriptions appropriées:

«Frictionnez l’épigastre avec l’esprit de térébenthine, des vésicatoires liquides et des esprits camphrés..... Prenez trente grammes de laudanum dans une très-petite quantité d’esprit de menthe; faites ensuite un opiat avec quinze grains de protochlorate de mercure. Vous pouvez répéter les mêmes doses jusqu’à quatre fois.

»Si les symptômes s’exaspèrent, un bain chaud avec un dixième d’arack et un large vésicatoire sur le thorax, sont indispensables.

»Si le malade est tellement affaibli, que le pouls ne soit plus sensible au poignet, il est à propos, pour tenter de rétablir les pouvoirs vitaux, de donner des liqueurs fortes avec du laudanum, de l’éther, du calomelas et du chili en poudre fine[869]

Telle fut la méthode officiellement recommandée par l’autorité médicale. Les médecins anglais l’adoptèrent d’un commun accord, et les mestres ou médecins indiens, n’eurent rien de mieux à faire que de suivre leur exemple.

Il ne faut pas perdre de vue que M. le docteur Gravier était imbu des principes de la doctrine physiologique. «Il n’y a pas d’exemple, dit-il, qu’un malade abandonné à lui-même ait guéri; mais il y a eu beaucoup de terminaisons favorables malgré l’influence perturbatrice d’un traitement stimulant[870].» Moins esclave de ses préjugés médicaux, l’auteur n’eût pas hésité à reconnaître que les succès des stimulants justifiaient leur emploi. Mais comme il fallait expliquer leur efficacité irrécusable, sans faire infidélité au maître, il l’attribue à la révulsion, c’est-à-dire, au déplacement de l’irritation morbide provoqué par l’irritation médicamenteuse. On se rappelle que Broussais avait imaginé cet accommodement fantastique, quand il voyait ses prétendues phlegmasies gastro-intestinales céder aux excitants; ce qui était un véritable non-sens dans sa doctrine, puisque l’identité constante du mode irritant en est le dogme capital. Prétendre donc qu’une irritation en détruit une autre en s’y ajoutant, c’est proclamer cet étrange résultat arithmétique, qu’une addition aboutit à une soustraction. N’était-il pas plus logique d’admettre que la nouvelle maladie qui venait d’éclater aux Indes, n’était pas foncièrement inflammatoire, puisqu’elle était heureusement combattue par la méthode stimulante?

La page que je viens de détacher de la thèse de M. Gravier nous fait assister, en quelque sorte, à la surprise des médecins anglais devant une maladie inconnue. Au premier coup d’œil, ils s’assurent qu’elle n’est point la vieille endémie cholérique; et ils lui opposent un traitement nouveau, dont les cordiaux et les excitants font la base. L’indication capitale commande de ranimer les forces qui s’éteignent; les moyens propres à suspendre les évacuations ne viennent qu’en sous-ordre. Les médecins de la station, premiers témoins de l’épidémie qui allait envahir le monde, étaient d’autant mieux placés pour la distinguer de l’endémie séculaire de l’Inde, qu’ils avaient sous leurs yeux les deux termes de comparaison. Cette opinion si juste a été perdue de vue quand le choléra s’est éloigné de son premier théâtre. Les médecins européens, trompés par les apparences, crurent à un vaste débordement du choléra-morbus, jusque-là confiné dans le delta du Gange. On garda l’ancien nom, sans prendre le temps de vérifier l’identité, et cette confusion a poussé de si profondes racines qu’en protestant contre elle dans l’intérêt de la vérité, on a l’air de se pourvoir en cassation contre un verdict rendu sans appel. Il faut cependant être juste envers tout le monde et signaler d’heureuses exceptions.

M. le professeur Fuster a parfaitement exposé et résolu cette question nosologique. Le lecteur me saura gré de lui indiquer le beau chapitre qui renferme cette argumentation décisive[871].

Le langage de Requin ne saurait être plus explicite:

«Le choléra pestilentiel, choléra épidémique proprement dit... doit être regardé... comme une maladie essentiellement, radicalement distincte du choléra vulgaire. Quoique sous des apparences symptomatiques fort semblable à celui-ci, il a assurément une tout autre nature. Comment méconnaître cela, rien qu’en considérant le degré incomparablement plus élevé de la léthalité, rien qu’en méditant sur le fait même de l’épidémie? Il y a là quelque cause morbifique extraordinaire, θειον τι d’Hippocrate, je ne sais quel empoisonnement occulte et miasmatique[872]

Et ailleurs: «Il y a une distinction profonde, une distinction radicale entre le choléra vulgaire et le choléra pestilentiel. Il faut reconnaître en celui-ci une spécificité véritablement hors ligne, en un mot, ce que je proposais dernièrement d’appeler une spécificité pathogénique de premier ordre[873]... Dans l’Indostan même, le choléra vu et décrit par Bontius, il y a de cela près de deux siècles, n’était pas encore le choléra pestilentiel; ce n’était qu’un choléra sporadique, le choléra d’Hippocrate et de Sydenham. Il apparaissait là de temps immémorial sans doute, comme partout ailleurs; peut-être seulement plus commun que partout ailleurs[874]

Il est impossible de mieux dire, et d’exprimer d’un ton plus affirmatif l’énergie d’une conviction; mais il faut reconnaître que le corps médical de Paris s’est en général montré peu favorable à cette interprétation.

M. le professeur Grisolle déclare «qu’il ne veut pas discuter si le choléra est une affection nouvelle ou bien si elle remonte à une haute antiquité,» et jusqu’à preuve contraire, il considère la grande épidémie de ce siècle, comme une extension accidentelle de l’endémie indienne décrite par les auteurs qui ont tracé la topographie médicale de sa circonscription originelle. Il prend dans son sens littéral la qualification d’asiatique qui l’a accompagnée dans son voyage[875].

M. le professeur Andral est parfaitement édifié sur les différences symptomatiques des deux choléras; mais ces différences ne lui suffisent pas, pour en reconnaître deux espèces. Il préfère admettre, comme moyen terme, deux variétés de la même maladie[876].

J’espère établir solidement l’opinion contraire sur l’ensemble des données pathologiques qui se rapportent aux deux faits que je vais comparer.

La simultanéité des vomissements et des déjections alvines est un trait qui leur est commun, et rend parfaitement compte d’une série de symptômes congénères.

Les crampes douloureuses des membres, l’extinction de la voix, l’enfoncement des globes oculaires, l’amaigrissement rapide de la face, la petitesse du pouls, la suppression de la sécrétion urinaire, sont autant de phénomènes étrangers à la nature de l’affection initiale, et qui tiennent uniquement à l’état convulsif des voies digestives et à l’abondance des matières rejetées par l’estomac et l’intestin. En médecine pratique, c’est un fait d’observation générale que la surexcitation des premières voies provoquant des évacuations répétées et excessives, donne naissance aux divers troubles morbides que je viens d’énumérer. La même cause les reproduit dans les maladies les plus disparates. On les retrouve dans l’empoisonnement par les substances âcres, qui a pu passer pour un vrai choléra, jusqu’au moment où la découverte de la cause toxique a redressé la méprise. Certaines indigestions graves peuvent aussi présenter la même forme. Enfin, ce groupe de phénomènes caractérise quelques attaques névropathiques, notamment celles qui dépendent de l’hystérie. Cet appareil de symptômes n’a donc, au point de vue de la pathognomonie, qu’une valeur très-secondaire.

Ce qui constitue le caractère individuel et distinctif du choléra moderne, c’est sa division en deux périodes bien tranchées.

Voici le signalement de la première période ou période algide: résolution des forces, abolition du pouls, froid visqueux cadavérique, couleur cyanique ou bleuâtre de la face et des membres, arrêt presque complet de la circulation générale, conversion du sang en une bouillie noire et épaisse.

Tous ces phénomènes apparaissent dès les premières heures de l’invasion, et trahissent l’énergie antivitale de l’impression qui a étreint l’organisme. Les mouvements musculaires conservent toute leur liberté. L’intelligence reste intacte; le malade assiste à son agonie. Les traits décomposés, la face livide, l’œil terne et flétri, la peau glacée et ridée comme celle des batraciens, la voix rauque, d’un timbre fêlé caractéristique, l’anxiété inexprimable manifestée par l’attitude générale du patient: telle est l’image monstrueuse d’un cholérique pendant la période algide. Cet aspect annonce une maladie extraordinaire, et Magendie a parfaitement rendu l’impression générale des témoins de cet émouvant tableau, en disant qu’il présente quelque chose de diabolique. Rien de semblable ne s’observe dans le choléra-morbus ancien.

J’en dirai tout autant de la seconde période qui a reçu le nom de période réactive ou æstueuse, et qui est aussi l’attribut exclusif du choléra moderne.

Lorsque le médecin appelé à traiter un choléra-morbus vulgaire, est parvenu à suspendre les vomissements et les selles, la guérison est complète dès ce moment. La physionomie se recompose à vue d’œil; le pouls se relève; les crampes disparaissent; les forces opprimées se réveillent, et le malade, tout à l’heure en proie aux symptômes les plus alarmants, est déjà sur pied, conservant à peine un reste de fatigue, après l’assaut qu’il vient de subir.

Il en est bien autrement du choléra nouveau. Lors même que l’issue doit être heureuse, elle se fait bien plus attendre. Si le sujet a franchi la période algide, la réaction qui la remplace apporte avec elle d’autres périls, et n’atténue en rien la gravité du pronostic. Tant qu’elle dure, on doit toujours craindre le retour constamment mortel de l’algidité. Quelquefois cette réaction se présente avec un caractère encourageant de régularité. Souvent elle est entrecoupée de bons et de mauvais signes, véritable conflit entre la vie et la mort. Dans les cas trop fréquents où elle mérite le nom de typhoïde, elle s’accompagne de délire, d’agitation, en un mot, de tous les symptômes de la fièvre ataxo-adynamique la plus grave. Des fluxions congestives menacent les viscères des grandes cavités, et quand elles s’y portent avec violence, la terminaison est infailliblement funeste.

Si le malade est sorti vivant de cette épreuve, l’ébranlement qu’il a reçu a laissé une profonde empreinte. La convalescence est lente, chanceuse. Le réservoir des forces radicales a été épuisé; il faut, pour les restaurer, du temps et des soins assidus. Que de personnes qui ne peuvent se rétablir complétement et restent valétudinaires!

Les phénomènes secondaires que nous allons comparer, gardent le reflet de ces différences fondamentales.

Les gens les plus étrangers à la médecine savent que les déjections du choléra moderne sont constituées en général, par un liquide blanchâtre, à odeur fade, semblable à une décoction de riz, dans laquelle nagent quelques flocons albumineux.

MM. les docteurs Haspel et Mortoin, témoins de l’épidémie cholérique qui éclata à Toulon en 1849, eurent l’idée de traiter par la potasse et la chaux, la matière des déjections rizacées. Ils en dégagèrent une sorte d’arome ou principe odorant particulier, qu’ils n’étaient pas éloignés de considérer comme le germe reproducteur du choléra. Je cite en passant ce fait qui laissait pressentir la contagiosité, aujourd’hui certaine, de ces évacuations[877].

Dans le choléra-morbus vulgaire de l’Inde ou de l’Europe, les matières rejetées offrent une tout autre apparence. Elles sont odorantes, bilieuses, jaunes ou verdâtres et mêlées de sang. Leur expulsion est préparée et provoquée par de violentes douleurs abdominales. Dans le choléra nouveau les liquides excrétés sont rendus avec de légères tranchées, ou même sans aucune douleur, et ils jaillissent sans efforts. On dirait une cavité trop pleine qui se vide d’elle-même par regorgement.

Dans ce choléra, la face est noire ou bleue, le ventre souple et indolent, le pouls imperceptible, la peau glacée.

Dans les autres choléras, la face est pâle, le ventre très-sensible, le pouls faible, mais toujours appréciable, la chaleur âcre et mordicante.

Au point de vue de la symptomatologie posthume, les différences ne sont pas moins saillantes des deux parts.

La mobilité des altérations organiques trouvées sur les victimes de la grande épidémie, contraste avec la constance des lésions laissées sur le cadavre par le choléra asiatique ou européen.

Dans la plupart des cas, en effet, l’estomac et le tube digestif sont contractés et parsemés de traces de phlogose plus ou moins prononcées. Le foie et les conduits biliaires participent aux mêmes désordres. La bile dont l’hypersécrétion était si marquée, pendant la vie, teint en vert la surface gastro-intestinale et distend fortement la vésicule du fiel. Il n’est pas rare de découvrir çà et là, dans le foie ou sur la muqueuse de l’estomac et de l’intestin grêle, de véritables eschares gangréneuses.

Rapprochons maintenant les deux maladies au point de vue de leurs causes, nous verrons surgir les mêmes divergences.

Je les résume en deux mots: notre ignorance est absolue sur l’étiologie du choléra moderne. Nous possédons au contraire des notions très-précises sur les conditions qui provoquent ou favorisent le développement du choléra ancien. Quelle que soit la partie du globe où on l’observe, c’est la chaleur de l’atmosphère entrecoupée matin et soir, par les brises fraîches de la mer ou des grands fleuves, qui en est la cause évidente. Dans notre région pathologique, nous vérifions, chaque année, l’observation de Sydenham sur la préférence significative de cette maladie pour les mois d’août et de septembre.

Arétée fixe aussi la même époque de l’année: «Id genus, dit-il, maximè æstate grassari consuevit; secundò per autumnum; minus vere; hyberno tempore minimè[878]

On a vu que Bontius, énumérant les causes provocatrices de l’endémie indienne, fait une grande part à l’action de certains aliments et surtout des fruits qui n’ont point atteint leur maturité. Cette observation se reproduit annuellement parmi nous. Certains fruits dont l’usage est très-répandu sont vulgairement réputés très-malfaisants. Les abricots et les melons jouissent à cet égard d’un fort mauvais renom qui n’est pas tout à fait immérité. Le peuple lui-même, toujours prêt à enfreindre la défense, recommande de s’en abstenir aux époques où la multiplicité des vomissements, des diarrhées, des dysenteries, semble annoncer les approches d’une épidémie cholérique. Vienne un cas de choléra, ancien ou moderne, on se rassure en l’attribuant à un écart gastronomique. L’attaque a toujours été précédée d’un repas imaginaire qui a fait cruellement expier à la victime sa passion pour le melon.

Il va sans dire que le public qui n’est pas au courant de nos disputes nosologiques, confond les deux choléras dans la proscription d’une alimentation insalubre. Mais l’expérience prouve qu’il y a une distinction à faire, et que l’abus des fruits verts et des mets indigestes, est une des causes le plus directement actives du choléra-morbus vulgaire, quand les prédispositions lui viennent en aide.

Plus on y réfléchit, et plus on s’assure qu’en dépit du préjugé populaire, les antécédents ordinaires du choléra nostras ne sont point ceux du choléra épidémique de ce siècle. Quand on a voulu annoncer la venue de celui-ci, prédire sa marche, ou l’expliquer après coup, on n’a eu que des démentis ou des mécomptes. Je fais mes réserves pour la propagation contagieuse, sans absoudre les fausses inductions qu’on n’a pas toujours su éviter.

On ne peut suspecter la préférence de la grande épidémie pour les pays chauds et la période estivale. Elle s’est établie à Moscou au cœur de l’hiver. Quand on la suit attentivement dans sa course, on voit qu’elle dissémine indifféremment ses étapes, sans distinction de climat, de saison, d’exposition, de circonstances topographiques. Elle a porté ses coups en même temps sur le monde entier. Les relevés comparés du nombre des atteintes et des morts, n’ont pas donné partout le même chiffre; mais on doit être convaincu, après de longs débats, que l’observation rigoureuse ne peut expliquer ces divergences par des conditions locales déterminables. Ici encore la science est obligée de se rejeter sur les caprices du fléau.

Dans l’origine, la proximité de la mer ou des grands cours d’eau, parut exercer une sorte d’attraction sur la maladie nouvelle. L’expérience a bientôt fait justice de cette hypothèse.

Dans une foule de cas, cette condition réputée si puissante, n’a exercé aucune influence sensible. On peut se passer de tout autre preuve, quand on a vu l’imperturbable immunité de la ville de Lyon, située précisément au confluent de deux grands fleuves, plongée une partie de l’année dans d’épais brouillards, et renfermant notoirement, dans ses murs, des éléments d’insalubrité très-menaçants.

Le pronostic des deux choléras est un de leurs traits différentiels les plus frappants.

Livrés à la nature, ils sont incontestablement très-graves, et le vieux nom de trousse-galant leur convient également; mais il faut distinguer.

Le traitement du choléra moderne est d’une impuissance proverbiale, et les variations de l’art n’ont abouti qu’à l’anarchie la plus absolue.

J’abuserais de la patience de mon lecteur, si je renouvelais ici mes doléances. On a compté, sauf erreur, plus de cinquante méthodes pleines de promesses, tour à tour démenties à l’épreuve. Tout a été essayé parce que tout avait échoué.

Plus heureuse contre le choléra vulgaire, la thérapeutique possède l’arme qui assure sa victoire: c’est l’opium. Nul remède, on peut le dire, ne mérite mieux cette qualification d’héroïque dont l’expérience clinique n’est pas prodigue. Administré par la bouche, par le rectum, par la voie endermique et sous toutes les formes, il remplit directement l’indication fondamentale. Il va droit à l’affection; et s’il ne rentre pas dans les instruments de la méthode spécifique, c’est qu’on peut se rendre compte, par l’analyse, du mode d’action qu’il exerce.

L’usage de l’opium contre le choléra-morbus, était expressément recommandé par les anciens. Cœlius Aurelianus, qui prescrivait les astringents intus et extra, conformément aux principes de la secte méthodique dont il était le fervent adepte, nous apprend que les praticiens de son temps employaient conjointement le suc de pavot blanc, la jusquiame et l’opium en bols et en pilules[879].

Sydenham qui vantait les effets de l’anodyn avec tant de conviction, avait le tort de temporiser, au début, en administrant les délayants. Ses préjugés humoristes lui interdisaient d’arrêter trop tôt le vomissement. L’expérience a surabondamment démontré qu’il faut se hâter de donner le narcotique, sans quoi les symptômes empirent rapidement et deviennent irrémédiables.

Joseph Quarin dont l’exemple ne manque pas d’autorité, avait compris les dangers de la lenteur de Sydenham, contre une maladie aussi aiguë dans sa marche. Il avait renoncé à l’emploi préalable des délayants, et se félicitait hautement des succès nombreux qu’il avait obtenus, en prescrivant, dès sa première visite, les préparations d’opium, à dose rapprochée[880].

Pierre Frank, si haut placé en médecine pratique, après avoir jugé les diverses médications vulgairement appliquées au choléra-morbus, met au-dessus de tout, l’opium qu’il déclare, en pareil cas, un remède divin. Quoi-qu’il soit d’avis de ne pas supprimer trop brusquement les évacuations, il fait très-justement remarquer que le médecin qui est mandé, n’arrive qu’un certain temps après l’invasion, et qu’en conséquence l’emploi de l’opium ne doit point être différé[881].

Lind, si familier avec les maladies des pays chauds, n’avait pas renoncé encore aux anciens errements, et commençait le traitement du choléra-morbus en ordonnant une tisane délayante; mais, immédiatement après quelques vomissements et quelques selles, il faisait prendre le narcotique, combiné avec la potion de Rivière. Si la teinture thébaïque qu’il préférait, était rejetée, il prescrivait cinq centigrammes d’opium en pilules. Dans le cas où le remède était encore vomi, il l’injectait dans le rectum en doublant la dose. Il assure avoir été quelquefois obligé de mettre dans les lavements jusqu’à quinze grammes de teinture thébaïque. Il appliquait aussi sur l’épigastre, des topiques dont l’opium faisait partie[882].

Fodéré suivait, depuis trente-cinq ans de pratique, la méthode de Quarin, et n’avait eu qu’à s’en louer. Vers la fin du siècle dernier, il avait observé, dans les environs de Nice, une épidémie de choléra-morbus qui enleva beaucoup de malades, tant qu’ils furent traités par les délayants, les laxatifs et les clystères. Il n’y eut plus de décès, lorsqu’on suivit le conseil qu’il donna de recourir sans retard à l’opium. Dans le canton des Martigues, où le choléra-morbus est commun, Fodéré avait eu aussi de nombreuses occasions de vérifier les heureux effets de ce mode de traitement[883].

Sydenham était trop médecin pour ne pas modifier sa méthode habituelle quand l’indication était urgente. Je lui emprunte le récit d’un fait de sa pratique particulière, qui peut servir de modèle pour l’administration des narcotiques dans les cas très graves de choléra nostras:

«Vers la fin de l’été (1676), le choléra-morbus était épidémique; et comme la chaleur extraordinaire de la saison augmentait sa violence, il était accompagné de convulsions si terribles et si prolongées, que je n’en avais jamais vu auparavant de semblables. Elles n’attaquaient pas seulement le ventre, comme c’est l’ordinaire dans cette maladie, mais encore tous les muscles du corps et principalement ceux des bras et des jambes, en sorte que pour se soulager, le malade se jetait quelquefois hors du lit et prenait toutes les positions. Quoique le traitement de ce choléra-morbus ne réclamât que la méthode généralement usitée, on était obligé de donner les narcotiques à dose plus élevée et plus souvent réitérée que d’habitude. En voici un exemple:

»Je fus appelé pour voir un homme attaqué des symptômes atroces que je viens de décrire. Ce malade était exténué et semblait prêt à rendre l’âme; il avait un vomissement affreux, des convulsions horribles avec une sueur froide, et son pouls était à peine perceptible. Je lui donnai vingt-cinq gouttes du laudanum liquide dont j’ai autrefois indiqué la préparation, dans une cuillerée d’eau spiritueuse de cannelle, craignant qu’une plus grande quantité de véhicule ne fît vomir le remède; ce qui arrive souvent dans cette maladie, par suite des efforts incessants des patients. Après quoi, je restai une demi-heure auprès de son lit; et voyant que la dose que j’avais administrée ne suffisait pas encore pour arrêter le vomissement et apaiser les convulsions, je fus obligé de répéter plusieurs fois le remède et d’en augmenter toujours la dose, en ayant soin de laisser assez d’intervalle entre chaque prise, pour voir ce que je pouvais attendre de la précédente, avant d’en donner une nouvelle.

»Par ce moyen, je parvins à calmer complétement les cruels symptômes dont il s’agit. Mais comme ils étaient prêts à revenir au moindre mouvement que faisait le malade, je lui ordonnai très-expressément de garder le repos le plus absolu, pendant quelques jours. En même temps, il devait prendre, par intervalles, le médicament susdit, mais à moindre dose, et en continuer l’usage, même après sa guérison, pour éviter une rechute: ce qui réussit à souhait[884]

Le traitement dont on vient de voir l’heureuse issue entre les mains de Sydenham, ressemble-t-il à celui du choléra moderne? L’opium sous forme de laudanum liquide en a eu tout le mérite, et son action est si sûre, en pareil cas, que l’habile praticien se contente de proportionner la dose du remède, à l’intensité et à la résistance des symptômes. Est-il aujourd’hui, après tant d’épreuves démonstratives, un médecin qui se croirait maître d’une attaque de choléra pestilentiel, après avoir prescrit de fortes doses de cette préparation d’opium ou de toute autre? Je sais bien que la médication anodyne a gardé sa place dans la cure symptomatique de la terrible maladie. On en préjugeait l’efficacité probable, d’après ses succès reconnus contre la maladie du même nom. On se souvient que Velpeau s’en servait contre la diarrhée prémonitoire; mais sa confiance n’allait pas au delà, et l’Académie des sciences fut visiblement scandalisée et peut-être un peu émue, lorsque l’éminent chirurgien fit, devant elle, l’aveu sincère de son profond découragement. La vérité est, que l’opium ne peut revendiquer aucun avantage contre le choléra confirmé. S’il a paru atténuer quelques épiphénomènes, il n’a jamais ralenti sa marche fatale.

Dans le choléra nostras, l’opium répond par ses effets, aux prévisions de l’analyse pathologique; il remplit à la fois deux indications majeures. Il modère et suspend les évacuations par une appropriation spéciale; il tempère en même temps l’éréthisme nerveux général et local, qui est un des éléments dominants de la maladie.

Quel est le praticien qui, ayant vu guérir (je n’ose pas dire, ayant guéri) un malade frappé par le choléra moderne, prétendrait en faire honneur à l’action isolée d’un remède, à moins qu’il ne fût infatué de quelque panacée dont il serait décidé, bon gré mal gré, à proclamer l’infaillibilité curative? Quel contraste entre nos hésitations, nos embarras, nos craintes, notre méfiance, notre désespoir quand nous sommes en présence de l’inflexible maladie, et l’assurance calme et confiante de Sydenham, attaquant de front le choléra de son temps!

Les anciens ne se laissaient pas émouvoir non plus par la gravité des symptômes; ils comptaient sur les ressources de l’art. Encore une preuve que leur choléra n’était pas de même nature que celui de notre siècle.

Alexandre de Tralles sait bien que si la maladie débute avec violence, elle compromet la vie: «acutissima si oboritur, subito periculum inducit;» mais il a foi au traitement qu’il prescrit. En suivant ces conseils, dit-il, on doit guérir sûrement: «eo pacto, choleræ curatione non frustraberis[885].» Un médecin consciencieux (eris magnus Apollo) oserait-il promettre en ces termes, l’heureuse solution d’une attaque de choléra?

Je trouve enfin dans Baillou, une observation qui peut, à un autre point de vue, confirmer la distinction nosologique dont je rassemble les preuves.

Il s’agit d’un haut personnage qui avait essuyé plusieurs atteintes de choléra-morbus dont Baillou avait été lui-même témoin, ainsi que quelques confrères. Ces crises étaient si violentes que sa vie paraissait ne tenir qu’à un fil (c’est l’expression de l’auteur). Sa face était hippocratique, ses traits décomposés, ses yeux caves. Baillou rédige pour lui une consultation, dans laquelle il se borne à indiquer quelques moyens prophylactiques contre le retour menaçant de ces accidents. N’est-il pas évident qu’un choléra qui récidive, à plusieurs reprises, chez le même sujet, avec des caractères aussi alarmants et sans devenir mortel, ne peut être qu’un choléra vulgaire, essentiellement différent du choléra de ce siècle[886]?

En dernière analyse, la distinction radicale de ces deux espèces morbides est un fait irrécusable, en conformité complète avec les principes élémentaires des classifications nosologiques. Que leur rapprochement ait vérifié des analogies frappantes, c’est ce qui n’est pas contestable. Il faut bien que les médecins qui les ont confondues, aient eu au moins de leur côté, le prétexte des apparences. Mais quand on se pique de distinguer les objets surtout par leur nature, on doit élever, entre le choléra des temps hippocratiques et celui de notre époque, une barrière inamovible. Ce n’est point ici une de ces spéculations théoriques que renverse l’hypothèse du lendemain; c’est le dernier mot de l’observation pathologique consultée sans esprit de système. J’ai fondé ma démonstration sur la différence des causes appréciables de ces maladies, de leurs prodromes, de leurs principaux symptômes, de leur marche, de leur mode de propagation, de leur léthalité, de leur traitement, de leurs lésions posthumes, de leurs suites. Pour la nosologie, la conclusion est forcée. Quelques similitudes se perdent au milieu de tant de divergences. Comme l’a dit Montaigne, «la ressemblance ne fait pas tant un, que la différence fait aultre.»

Mais si le choléra du présent n’est pas le même que celui des siècles passés, quelle est donc cette maladie?

J’ai déjà confessé mon ignorance, et je demande la permission d’en éviter un nouvel aveu. Le seul dédommagement qui me reste, c’est que personne n’est, sur ce point, plus avancé que moi; et comme je n’ai pas d’hypothèse à défendre, je suis bien à l’aise pour dire toute ma pensée.

J’entends quelques confrères qui se récrient, et m’accusent peut-être, Dieu sait avec quelle justice, de prendre mon horizon personnel pour les bornes de la science. Je demande à m’expliquer.

On ne peut avoir l’idée de mesurer le progrès accompli, à la multitude de travaux sur le choléra, qui ont inondé notre littérature médicale. Si je redisais que ce luxe apparent dissimule une déplorable indigence, je ne serais que l’écho de l’opinion générale.

Nul doute que depuis l’apparition de la maladie nouvelle, la pathologie n’ait eu le temps de la mieux connaître. L’observation et l’expérience se sont prêté leurs lumières, et l’histoire naturelle du fléau s’est rapidement enrichie. Nous avons appris tout ce qu’il nous importait de savoir sur sa symptomatologie, et nous le démêlons sans peine, sous ses formes les plus insolites. L’anatomie pathologique n’a gardé d’autre secret que celui d’une lésion caractéristique et constante, jusqu’à ce jour insaisissable. La contagion, si vivement disputée, est devenue un fait imprescriptible, dont la pratique s’est avidement emparée. La prophylaxie doit de salutaires inspirations à la découverte de la période prémonitoire, etc., etc.

Loin de moi la pensée de rabaisser le prix de ces conquêtes! Mais le grand problème posé au monde médical, est-il sorti de ses ténèbres? La nature intime de l’entité morbide, n’est-elle pas restée impénétrable? L’analyse peut-elle se flatter d’atteindre séparément ses éléments constitutifs, dans l’ordre de leur prédominance? Possédons-nous, après tant de vaines assurances, un spécifique capable de la combattre en bloc? En un mot (et c’est là qu’il faut toujours en venir) guérit-on mieux aujourd’hui le choléra confirmé, qu’aux premiers jours de son règne? Je m’en rapporte aux praticiens sérieux qui ne cherchent que la vérité clinique, et qui se méfient, à bon escient, du sophisme: post hoc ergo propter hoc, père de tant d’illusions, conseiller de tant de fautes.

J’aime à reconnaître que l’hygiène, secondée par les vastes assainissements qu’elle dirige, donne déjà plus que des promesses. Si les dernières épidémies ont paru, à certains égards, moins cruelles, je n’hésite pas à lui en laisser tout l’honneur. Quant à la thérapeutique, elle n’a aucun motif de s’enorgueillir, en comparant sincèrement ses états de services, dans les diverses campagnes qu’elle a entreprises contre l’indomptable maladie. On sait que l’Académie des sciences dispose, depuis quelques années, d’un prix de cent mille francs destiné à l’auteur d’un remède efficace contre le choléra. Les prétendants affluent; mais l’heureux lauréat se fait toujours attendre. Le hasard, qui est le véritable inventeur des spécifiques, réserve peut-être cette surprise à l’humanité. Espérons que la disparition de la maladie devancera la grande découverte; cette solution serait encore la plus sûre.

Parvenu au terme de ma tâche, je m’aperçois que le chapitre qu’on vient de lire, me dispense de formuler une conclusion générale.

Le choléra est, dans l’ordre chronologique, le dernier représentant des grands fléaux dont j’ai tracé la sinistre biographie. C’est une affection nouvelle, ubiquitaire, originale, implacable. Il échappe par tous ses côtés, aux lois de la pathologie commune, ou, pour mieux dire, nous n’avons pu saisir le lien secret qui l’y rattache. L’actualité donne un intérêt exceptionnel à son étude. Il est né sous nos yeux, et nous l’avons suivi depuis lors dans sa course vagabonde à travers tous les peuples de la terre. Il constitue une pièce de conviction unique, qui certifie et légalise, si je puis parler ainsi, tous les documents que j’ai exhumés des siècles antérieurs. Je tiens surtout à faire remarquer, que son avénement a été la réhabilitation la plus manifeste de la sage circonspection d’Hippocrate. La science actuelle qui a fait tant de conquêtes sur le passé, s’incline encore devant un mystère qui excède la mesure de ses pouvoirs. Aujourd’hui comme autrefois, les hypothèses se sont succédé sans relâche. Aucune, quoi qu’on en dise, n’a même entrevu la vérité. Pendant la peste d’Athènes, Thucydide fut frappé de la surprise et de l’embarras des médecins en présence d’un mal inconnu. Si cet homme illustre revenait au monde, il retrouverait le même étonnement et la même indécision devant cette peste nouvelle. Après plus de deux mille ans, le problème des grandes épidémies n’a point encore été effleuré. Le modeste aveu d’Hippocrate était une prévision du génie.

Une question d’avenir s’offre à l’esprit et je dois dire ce que j’en pense.

Le choléra finira-t-il par se naturaliser en Europe, et comptera-t-il désormais parmi les endémies indigènes?

Cette prédiction menaçante n’est pas, il faut bien en convenir, absolument dépourvue de fondement. On y est amené malgré soi, quand on observe, depuis un demi-siècle, les allées et venues du fléau, ses retours inopinés que rien n’annonce et que rien n’explique, ses invasions si prolongées dans certaines localités, donnant lieu à des foyers secondaires d’une assez longue durée. La conférence internationale de Constantinople s’en est aussi préoccupée: «N’y a-t-il pas lieu de craindre, dit-elle, que le choléra ne vienne à s’acclimater dans nos pays?» La réponse a été unanime: «La Commission, sans rejeter la possibilité du fait, le regarde comme problématique[887].» Cette opinion est sagement exprimée; mais sa forme dubitative fournit matière à réflexion.

Pendant treize cents ans, à dater de sa mémorable irruption du VIe siècle, la peste inguinale a élu domicile dans nos cités.

La fréquence de ses attaques éparses, leur périodicité attestée par les contemporains, semblent incompatibles avec l’importation constante de ses germes exotiques. Il est même une opinion très-répandue qui n’a peut-être contre elle que son exagération; c’est que les villes d’une autre époque, livrées sans défense à toutes les influences délétères, constituaient des foyers permanents de peste. La dévorante maladie s’y formait de toutes pièces, après une sorte d’incubation plus ou moins prolongée. N’est-ce pas ainsi que les anticontagionnistes endurcis persistent à expliquer l’explosion de l’épidémie de Marseille, en 1720?

Je n’invoque ici qu’une analogie. Avant d’admettre décidément que le choléra a acquis son droit de cité parmi nous, j’aurais besoin d’être éclairé sur le sens encore débattu de certaines observations. Mais il n’en est pas moins vrai, que cette éventualité, considérée, par quelques médecins très-compétents, comme un fait accompli, n’est pas en désaccord avec les précédents. J’ajoute qu’elle se concilie fort bien avec l’idée que je me suis faite des grandes épidémies en général, et de l’épidémie cholérique en particulier.

Éloignons les tristes pressentiments, pour entrevoir une perspective plus rassurante.

Si l’on en juge par la dernière épidémie dont nous sommes à peine délivrés, on est tenté de croire que le choléra prélude à sa disparition par une atténuation graduelle de ses ravages. Il a frappé moins de victimes, et la préservation inespérée de plusieurs contrées qu’il menaçait de près, accuse une propagation moins active. La proportion plus rare des cas foudroyants a été aussi remarquée. En somme, on croit avoir constaté une amélioration sensible. On m’opposera sans doute quelques invasions locales qui nous ont reportés aux plus mauvais jours. Certaines statistiques ont vérifié aussi la persistance du nombre habituel des décès, eu égard au chiffre total des atteintes. Le fait général d’une sorte de décroissance n’en subsiste pas moins, et on peut l’accepter, à condition de n’en point exagérer la valeur actuelle.

La progression sera-t-elle continue, ou doit-elle rétrograder? Le temps seul peut nous l’apprendre. Nous savons par expérience qu’il est prudent, en matière d’épidémies, de ne pas anticiper sur ses décisions.

Mais sans oublier la réserve commandée par l’observation, on peut exprimer une conjecture, que justifient d’avance les antécédents inscrits aux annales des grands fléaux populaires.

Nous savons que leur règne, quelle qu’en soit la longue durée, n’est que temporaire. Le moment venu, ils rentrent dans l’ombre d’où ils étaient sortis à l’improviste, et la cause de leur éclipse définitive est aussi insaisissable que celle de leur apparition première. Rien n’indique que le choléra doive échapper à la loi commune.

Le jour viendra donc, et puisse-t-il être prochain, où la grande épidémie nouvelle, dont le XIXe siècle était fatalement prédestiné à faire l’épreuve, abandonnera la scène médicale, et se retirera dans le groupe historique des maladies éteintes.

FIN

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