Étude sur les maladies éteintes et les maladies nouvelles: pour servir à l'histoire des évolutions séculaires de la pathologie
CHAPITRE V
DES ÉPIDÉMIES DE FIÈVRES ÉRUPTIVES NOUVELLES, APPARUES AU VIe SIÈCLE
DE L’ÈRE CHRÉTIENNE
Pendant que la peste inguinale fauchait impitoyablement, dans sa course effrénée, les populations qu’elle rencontrait sur son passage, on vit éclater une autre maladie inconnue, non moins fatale, qui venait, de plus, infliger à tous les hommes un tribut permanent et inévitable. J’ai nommé la variole.
Cette coïncidence de deux fléaux, associés pour leur œuvre d’extermination, est un fait digne de remarque dans l’histoire de la médecine. L’observation semblait séparer leurs échéances par de longs intervalles; la variole a éludé cette loi générale. Pendant plus de vingt ans, elle a couru le monde à côté de la peste, dont la grande invasion n’était pas encore à son terme.
Mais la variole n’était pas seule. Elle menait à sa suite la rougeole, et l’on peut dire au moins qu’elle préparait les voies à la scarlatine qui devait tôt ou tard s’y joindre.
Le moment était venu, où la médecine serait mise en demeure de compter, sans relâche, avec ce mode morbide exanthémateux, en permanence constante à l’état sporadique et toujours prêt à passer à l’état d’épidémie.
Si l’on en juge par ce qui se voit de nos jours, on est très-porté à croire que ces trois fièvres éruptives par excellence ont pris simultanément possession de leur domaine.
L’observation clinique prouve, en effet, que s’il est des périodes de l’année exclusivement fécondes en varioles, en rougeoles, en scarlatines, on voit aussi souvent ces fièvres se partager, en proportions presque égales, certaines constitutions qui méritent la qualification générique d’éruptives, sans distinction d’espèces.
De Haën a insisté sur les faits qui démontrent que la variole et la rougeole sont souvent épidémiques en même temps. Il avait vu en 1752, les divers membres d’une même famille contracter ces maladies, l’une après l’autre[263].
Willan a reconnu aussi que la petite vérole, la rougeole, la scarlatine prennent la forme épidémique à peu près aux mêmes époques, et se développent souvent tour à tour sur le même sujet.
Le docteur Lettsom a vu une famille entière, composée du père et de la mère, de huit enfants et de trois servantes, pris à la même époque de rougeole ou de scarlatine. Les uns contractèrent d’abord la première, les autres la seconde. Tous eurent la scarlatine. Quelques-uns avaient eu antérieurement la rougeole; mais aucun ne fut atteint des deux en même temps, autant du moins qu’il fut permis d’en juger par la réunion et le caractère des symptômes[264].
Ces faits bien connus des praticiens, mettent en relief l’étroite affinité qui rapproche ces trois fièvres exanthématiques, sans préjudice de leur individualité morbide incommutable.
Cette affinité ressort bien mieux encore des associations, sur un même sujet, de la rougeole et de la variole, de la variole et de la scarlatine, de la scarlatine et de la rougeole. Dans certains cas, les deux maladies réagissent l’une sur l’autre et sont plus ou moins modifiées dans leurs caractères habituels. Quelquefois, l’une d’elles suit sa marche ordinaire, tandis que l’autre ressent l’influence du voisinage. Enfin on les voit fréquemment parcourir régulièrement leurs périodes, manifestant, l’une par rapport à l’autre, une tolérance singulière.
Nous pouvons donc expliquer, jusqu’à un certain point, par l’intimité de leurs rapports, l’avénement collectif de ces maladies, lentement et sourdement préparé par un concours d’influences communes. Mais si nous essayons d’en pénétrer le progrès caché, comme disait Bacon, nous sommes arrêtés par une inconnue que toutes nos analyses sont impuissantes à découvrir, et nous vérifions une fois de plus ces paroles de Baglivi: «In morbis enim sive acutis sive chronicis producendis viget occultum quid, per humanas speculationes fere incomprehensibile.»
J’abrége ces considérations générales, et j’aborde l’histoire des fièvres éruptives nouvelles, en commençant par la variole qui a été la première dans la série, et, sans contredit, la plus remarquable.
SECTION I
DE LA VARIOLE CONSIDÉRÉE COMME MALADIE NOUVELLE
«Malgré des recherches très-profondes et très-intéressantes, a dit M. Littré, l’existence de la variole dans l’antiquité est restée un point fort incertain de la pathologie historique[265].»
Cette question est en effet du nombre de celles qui ne sont pas susceptibles d’une démonstration rigoureuse. Mais je déclare qu’après avoir rapproché et interprété, sans parti pris, les nombreux documents recueillis dans mes lectures, l’origine moderne de la variole m’a paru s’en dégager, comme la conclusion de beaucoup la plus probable.
Telle était aussi l’opinion bien arrêtée du savant Gruner qui la défend comme une vérité évidente, sans dissimuler le désaccord qui divise les médecins sur ce point.
Parmi les partisans de l’antiquité, il compte Manard, Fernel, Forestus, Zacutus de Lisbonne, Fracastor, Augénius, Meibomius, Sennert, Wedel, Hahn, Triller, Marc-Antoine Plenciz.
Dans le camp opposé, figurent Rodericus de Fonseca, Jérôme Mercuriali, Lister, Stahl, Mead, Clerc, Freind, Werlhof, Van-Swieten[266].
Il serait difficile de choisir entre des autorités qui se recommandent également au respect de la science; et la critique devrait, avant tout, peser et non compter les suffrages (non numerandæ sed perpendendæ). Ce n’est pas sur ce terrain que la question doit être posée, et le jugement à intervenir ne peut être dicté que par l’examen direct des pièces de conviction.
Simplifions tout d’abord le débat, en écartant les témoignages qui prétendent résoudre a priori par des vues théoriques plus ou moins arbitraires, un problème qui est tout entier dans les textes et leur interprétation légitime.
Lazare Rivière, une des gloires de notre école au XVIIe siècle, professe l’antiquité de la variole, qui était, de son temps, un grand sujet de dispute; mais uniquement parce que cette opinion concorde avec l’humorisme qu’il enseignait. Comme, d’après lui, la variole ne peut avoir sa source que dans le vice du sang de la mère (sanguinis materni impuritatibus), et que cette cause est inhérente à la nature humaine, il s’ensuit que cette maladie doit avoir existé de tous les temps.
Rivière reconnaît pourtant que les anciens ont à peine fait mention de la variole et de la rougeole. Ces éruptions, dit-il, n’étaient pour eux que des accidents des fièvres synoques ou malignes, remplissant l’office de crises, et ne représentant en conséquence aucune individualité assez tranchée pour constituer une espèce morbide distincte.
L’auteur va plus loin, et affirme que la variole et la rougeole, grâce à la douceur du climat de la Grèce, n’étaient que de simples indispositions, ne réclamant pas même les secours de l’art. Dans la suite des temps, ces maladies se sont aggravées, en étendant leur sphère d’action, parce que les impuretés du sang maternel, n’étant plus neutralisées par la salutaire influence de l’atmosphère, ont contracté une qualité vénéneuse (accedente venenata qualitate)[267].
Quelle que puisse être l’excuse atténuante des doctrines en vogue du temps de Rivière, on regrette de lui voir prêter l’appui de son nom à de pareilles fantaisies. On conviendra que si l’antiquité de la variole n’avait pas à son service de meilleurs arguments, elle serait déjà condamnée.
Melchior Sebizius soutient la même opinion, et n’est pas plus heureux, comme on va le voir, dans son exposé de motifs:
«I.—Les anciens ont souvent mentionné la variole sous le nom d’exanthème.
»II.—La principale source de la variole est dans la persistance de certaines impuretés dans le sang qui a nourri le fœtus, pendant la vie intra-utérine. L’éruption est destinée à en débarrasser l’économie par l’émonctoire cutané. D’où il suit que les anciens Grecs et Latins qui partagent, avec le reste des humains, les charges primordiales de la génération, ont dû jouir du bénéfice de la dépuration variolique qui les allége.
»III.—L’éruption n’est souvent qu’un accident de la fièvre synoque, et ne traduit pas une espèce morbide particulière, ce qui explique pourquoi les Grecs n’en ont parlé qu’avec une sorte de négligence.
»IV.—La douceur du climat de la Grèce, et l’art, si avancé alors, de régler la diète, avaient rendu cette fièvre éruptive si légère qu’elle n’a pas attiré l’attention sérieuse des médecins contemporains.»
Cette argumentation, qui rappelle en bien des points celle de Rivière et n’en vaut pas mieux pour cela, est un tissu de contradictions et d’hypothèses qui se réfutent elles-mêmes.
Sebizius commence par affirmer que les Grecs ont désigné la variole sous le nom d’exanthème. Cette raison les vaudrait toutes; mais c’est précisément ce que l’auteur était tenu de démontrer, et il n’en donne d’autre preuve que sa parole.
S’il était vrai que la variole est une loi naturelle primordialement imposée au genre humain, son existence dans l’antiquité, malgré le silence des textes, serait à priori un fait indiscutable. Pour adopter cette hypothèse, il faudrait faire à l’humorisme de Sebizius des concessions qui dépassent la mesure de ma déférence pour son autorité.
Comment ose-t-il soutenir que la variole n’était, sous le ciel clément de la Grèce, qu’une simple indisposition dédaignée par les médecins, alors qu’elle est si meurtrière dans les conditions climatériques dont on connaît l’analogie avec celles de la région où Hippocrate pratiquait la médecine?
De quel droit enfin Sebizius fait-il peser sur l’infériorité supposée de la diététique moderne, la redoutable aggravation de la variole que nous traitons? Y a-t-il un rapport rationnellement déterminable entre la prétendue cause et le désastreux effet qu’on lui attribue?
L’auteur de ce raisonnement n’en était pas moins un des médecins les plus considérés du XVIIe siècle, un érudit très-estimé de Haller, et remarquable par sa fécondité. Mais la prévention est une mauvaise préparation à la recherche de la vérité. On ne se méfie pas assez de l’entraînement d’une prémisse vicieuse et, comme dit Malebranche, «quand on n’est pas dans la bonne voie, plus on fait de chemin, plus on s’égare.»
Il n’y aurait qu’un moyen de démontrer, sans réplique, l’antiquité de la variole; ce serait d’en vérifier les traces authentiques dans les écrits des classiques anciens. A défaut, on devra bien reconnaître qu’elle n’existait pas de leur temps.
Voilà, en effet, une fièvre éruptive remarquable entre toutes, qui prélève un huitième environ de la mortalité générale; détruit la vue ou l’ouïe; souille le visage d’empreintes difformes et ineffaçables; donne l’élan à une foule de maladies consécutives trop souvent incurables; frappe enfin tout le monde, «sauf, comme disait Lacondamine, ceux qui ne vivent pas assez pour l’attendre.» Et un pareil type morbide aurait échappé à l’observation si pénétrante des anciens[268]!
Si d’autre part, on soutient qu’ils l’ont connu et mentionné, est-il croyable qu’Hippocrate, Celse, Arétée, Galien, Cœlius Aurelianus, Aétius, Alexandre de Tralles et tant d’autres à qui nous devons des descriptions nosographiques aussi claires que précises, se seraient contentés de quelques indications si vagues et si ambiguës que la postérité n’aurait pu s’y reconnaître?
Remarquez de plus que les maladies populaires qui ont accompli leur œuvre sous les yeux des anciens, vivent encore dans les souvenirs historiques qu’ils nous ont laissés. Si l’on y cherche vainement la variole, et ses épidémies si fréquentes et si cruelles, il n’y a pas, ce me semble, deux manières d’expliquer cette omission.
On essaie de se rejeter sur la concision habituelle d’Hippocrate qui s’attacherait surtout aux vues d’ensemble, aux principes généraux, et négligerait trop souvent les détails de l’observation.
Je n’examine pas la portée du reproche adressé au peintre des Constitutions épidémiques; mais on m’accordera, je pense, que deux lignes dans le style des aphorismes, la simple mention de la dépression centrale du bouton varioleux, auraient suffi pour dissiper toute incertitude. Galien, plus prolixe que son maître, aurait complété le signalement. S’il a imité son silence sur un fait d’aussi haute importance, on peut être sûr qu’il n’avait rien à en dire.
Les partisans de l’antiquité de la variole ont parfaitement compris la force de l’objection et ils s’en sont débarrassés, d’un tour de main, en affirmant que les textes démonstratifs fourmillent dans les écrits des anciens, et que ceux qui le nient n’ont pas su les trouver.
En 1733, Godefroy Hahn de Breslau publia une dissertation où sont groupés les témoignages qui prouvent, selon lui, pour la première fois, que les Grecs connaissaient la variole et la désignaient sous le nom d’anthrax[269].
Gottlieb Werlhof répondit à cet écrit en praticien consommé, également versé dans les études philologiques. Après avoir loyalement rendu hommage au talent et à la sincérité de son adversaire, il n’eut pas de peine à démolir, pièce à pièce, son ingénieux édifice, en démontrant sans réplique, que cette opinion toute personnelle sur l’identité du bouton variolique et du charbon, ne résiste pas aux démentis d’une vérification impartiale[270].
Hahn ne se tint pas pour battu, et riposta l’année suivante, par un autre travail où il prétend établir les caractères distinctifs du charbon pestilentiel et du charbon varioleux[271]. Mais le coup était porté, et l’assentiment presque unanime du corps médical resta acquis à Werlhof. Comme tant d’avocats, dont l’habileté n’est pas douteuse, Hahn avait compromis, par excès de zèle, la cause dont il rêvait le succès.
Suivons-le un moment sur le terrain où il s’est placé, pour apprécier sa méthode et ses preuves. Le ton tranchant de ses formules pourrait donner le change, si l’on ne pesait pas avec attention la valeur de ses arguments. Comme la thèse qu’il soutient n’a pas, que je sache, de champion plus autorisé, il me suffirait d’avoir raison contre lui. Il n’hésite pas à reconnaître que les médecins de son temps les plus instruits croyaient à la nouveauté de la variole, dont ils fixaient l’avénement à l’époque de la domination des mahométans en Asie. C’est, dit-il, qu’ils ignoraient ou comprenaient mal les textes anciens qui désignent clairement cette maladie. Comment l’érudition de Hahn justifie-t-elle ces graves reproches, et quelle confiance méritent les interprétations qu’il propose? C’est ce qu’il s’agit d’examiner.
Nul doute que l’antiquité médicale n’ait nommé et décrit bien des éruptions fébriles, que nous classerions aujourd’hui parmi les fièvres exanthématiques. Je n’en voudrais d’autre preuve que le passage suivant d’Hérodote, qui nous a été conservé par Aétius[272]:
«Chez les fébricitants, vers la fin de la maladie, on voit très-souvent survenir des éruptions autour des lèvres et des narines. Mais au début des fièvres graves qui dépendent d’une profonde dépravation des humeurs, le corps entier ou les membres se couvrent de petites taches semblables aux morsures des cousins. Dans les fièvres malignes et pestilentielles, ces éruptions s’ulcèrent souvent et prennent l’aspect de charbons (ανθρακωδη). Toutes ces éruptions attestent la surabondance des humeurs viciées qui corrodent l’économie. Les plus mauvaises de toutes sont celles qui s’établissent au visage. Celles qui sont abondantes, étendues, persistantes ou provoquant un sentiment de brûlure, sont pires que celles qui sont moins nombreuses, moins étendues, promptes à disparaître ou accompagnées d’une simple démangeaison. Celles qui se montrent pendant la constipation ou conjointement avec des évacuations modérées sont salutaires. Celles qui s’accompagnent de diarrhée ou de vomissements pénibles sont fâcheuses. Quand leur apparition resserre le ventre, cela est d’un bon augure. Dans les fièvres malignes, où les éruptions se rapprochent du charbon, nous prescrivons dès le début la saignée, sans interdire les aliments, parce que l’abstinence augmente la putridité et épuise les forces qu’il importe de ménager dans toutes les fièvres et principalement dans celles qui sont pestilentielles... Nous adoucissons par des lotions chaudes les éruptions du visage. Quant à celles du reste du corps, nous y appliquons des éponges imbibées d’eau chaude, surtout quand le malade accuse de la démangeaison[273].»
On ne peut évidemment rapporter qu’au groupe des exanthèmes, ces taches rappelant les piqûres des cousins; cette éruption devenant ulcéreuse et prenant parfois l’aspect de charbons, dans les fièvres malignes et pestilentielles; ces efflorescences d’autant plus fâcheuses quand elles siégent à la face, qu’elles sont plus abondantes ou plus volumineuses. On s’explique donc que certains auteurs aient cru retrouver ici la petite vérole. L’éruption d’apparence charbonneuse semble appartenir à la variole confluente et maligne dont les croûtes prennent une couleur noire.
J’accorde volontiers que ces traits conviennent assez bien à la variole. «Mais, comme l’a dit M. Littré, il est certain aussi que ce tableau n’est pas assez caractéristique pour fixer la conviction, surtout quand il s’agit d’une maladie ayant, comme la variole, un type très-déterminé[274].»
L’opinion assez plausible que pourrait suggérer un premier aperçu est bien ébranlée par les réflexions subséquentes. La nature maligne et pestilentielle, assignée par Hérodote aux fièvres dont l’éruption abondante et étendue prend la teinte noire, donne plutôt à penser qu’il ne s’agit que des complications gangréneuses, si communes dans ce genre de maladies, provoquées par l’exhaustion des forces et l’état putride qui en est l’effet ordinaire[275]. Dans tous les cas, la seule conclusion certaine qu’on puisse tirer de ce passage, c’est que les anciens connaissaient des fièvres éruptives, ou tout au moins des éruptions accompagnées d’état fébrile, et qu’ils les observaient même sous forme épidémique. Dans cette catégorie se rangent certaines fièvres qualifiées par la forme de l’éruption concomitante: Febris puncticularis,—Febris peticularis,—Febris miliaris sive purpurata,—Febris urticata, etc. Les anciens ont signalé aussi une foule d’efflorescences, ou, comme ils disaient, de vices de la peau, (vitia cutis) eczema, epinyctides, papulæ, pustulæ, vitiligo, alphus, leuce, psora seu scabies, lichenes, lepra Græcorum, etc. Il est à regretter que la multiplicité des noms portés par la même maladie soit, pour les médecins, un grand sujet d’embarras, et qu’elle obscurcisse le sens de certains textes originaux.
Mais on dirait que les défenseurs de l’antiquité de la variole ont eu leurs raisons pour se contenter d’approximations. Ils ont trouvé commode de s’épargner de longues et minutieuses confrontations de symptômes, et n’hésitent pas à interpréter en leur faveur les plus simples apparences. «Ne voyant jamais une description précise de la variole, ils la trouvent partout, parce qu’elle n’y est point[276].»
Ainsi, par exemple, si Oribase mentionne certaines pustules qui naissent sur la peau des enfants[277], ils reconnaissent la variole, sans considérer que l’auteur ne dit rien de la fièvre, ce qui prouve qu’il n’a entendu parler que de ces éruptions régulières ou anomales qui tiennent une si grande place dans la pathologie du jeune âge.
La détermination de la véritable nature d’une éruption n’est pas un problème aussi simple qu’on paraît le supposer; et j’en fais dès à présent la remarque, parce qu’elle se rattache à un principe fondamental qu’on ne saurait trop rappeler.
On croit généralement avoir établi le diagnostic d’un exanthème quand on en connaît les formes extérieures; cette opinion est grosse d’erreurs pratiques.
Aujourd’hui même où la dermatologie clinique a conquis, après bien des vicissitudes, une précision qu’elle ne pouvait se promettre chez les anciens, on s’exposerait à des méprises impardonnables, si l’on préjugeait exclusivement, d’après les caractères apparents des éruptions, la nature du mode morbide qu’elles traduisent. Les praticiens connaissent bien ces pustules varioliformes, qui cachent les affections les plus disparates sous les dehors de la variole. Mais puisque l’observation moderne est tenue, en pareil cas, à de grandes réserves, comment espérer démêler la variole dans les esquisses vaguement tracées par les anciens?
Comme exemple des bévues auxquelles peut conduire l’ignorance ou l’oubli de ces principes, je rappellerai un fait qui remonte seulement à quelques années.
Les praticiens ont remarqué que parmi les pustules provoquées par les applications topiques de la pommade stibiée d’Autenrieth, il en est qui présentent une ressemblance frappante avec celles de la vaccine. Il n’en fallut pas davantage pour qu’on se crût sur la voie de la découverte d’un succédané du vaccin. On s’empressa d’inoculer le liquide renfermé dans ces boutons. Ai-je besoin d’ajouter que cette étrange expérience ne donna que des résultats insignifiants? On ne s’y serait pas exposé si l’on avait pris la peine de réfléchir que l’humeur vaccinale ne tient sa spécificité virulente que du mode morbide interne qui l’élabore, et non de la forme et de la texture anatomique du réservoir qui la contient.
Demandons, avant d’aller plus loin, quelques renseignements à Celse dont le langage précise clairement le sens de certains mots qui désignaient, de son temps, les éruptions les plus répandues dans la pratique. Outre que nous serons en garde contre des confusions trop légèrement accueillies, nous aurons de plus la preuve que le médecin romain n’a pas connu la variole, puisqu’on cherche en vain, parmi les indications techniques qu’il donne, celles qui pourraient se rapporter à l’éruption de cette fièvre.
Nous apprenons tout d’abord que le mot pustule (pustula), qui semblait impliquer, sur la foi de l’étymologie, un dépôt de pus, était un terme générique représentant les diverses espèces de boutons qui peuvent éclore sur la peau. Celse note avec soin les caractères qui distinguent les pustules suppurantes de celles qui ne suppurent pas.
Plusieurs espèces de pustules se montrent principalement au printemps. Il en est qui recouvrent tout le corps ou une région limitée, et donnent à la peau une sorte de rugosité. Elles rappellent les piqûres des orties ou les miliaires provoquées par la sueur. Ce sont les exanthèmes des Grecs. Tantôt leur couleur est rouge, tantôt elle ne diffère pas de celle de la peau[278].
Je n’ai pas à m’enquérir, en ce moment, de la véritable nature de ces pustules; mais on m’accordera bien que si Celse avait voulu sous-entendre la pustulation variolique, il ne l’aurait pas assimilée aux piqûres d’orties ou aux miliaires sudorales.
Les anciens ont beaucoup parlé d’une éruption qu’ils ont appelée épinyctide, et qu’on n’a pas manqué aussi de rapporter à la variole.
Elle est formée, dit Celse, par des pustules de mauvais caractère, noirâtres ou blanches, qui se montrent principalement la nuit, d’où leur est venu le nom qu’elles portent[279].
Il n’est pas possible de préciser l’espèce d’exanthème ainsi désigné, et il est certain que cette description ne s’adapte nullement aux éruptions de même nom, observées par les modernes. Il n’est pas moins évident que la variole n’offre pas ces caractères[280].
L’auteur latin signale aussi des phlyctènes (φλυκταιναι) livides, pâles, noires ou de toute autre couleur anormale, mettant à nu par leur rupture une espèce d’ulcération.
On retrouve bien dans cette éruption quelques traits de la variole noire; mais on ne peut pousser plus loin l’assimilation, puisque Celse lui assigne pour cause l’action du feu, du froid ou de certains topiques[281].
Les anciens donnaient le nom de phlyzacie (φλυζακιον) à certaines pustules assez dures, blanchâtres et pointues dont la pression donne issue à un liquide. Elles dégénèrent parfois en ulcères secs ou humides qui tantôt s’accompagnent seulement de prurit, tantôt sont douloureux avec tous les signes de l’inflammation. Dans ces cas, il en sort du pus, de la sanie ou un mélange de ces deux liquides. C’est surtout chez les enfants qu’on les observe, et leur siége ordinaire est aux extrémités[282]. Ce dernier trait suffirait pour écarter tout soupçon de variole.
Celse a décrit encore, sous le nom de phyma, une élevure plus grosse que le furoncle, laissant écouler du pus, et attaquant plus particulièrement les enfants[283].
Les interprètes latins, et Celse lui-même, ont souvent rendu phymata par tubercula, c’est-à-dire petites tumeurs, que les Français ont traduit littéralement par tubercules, ce qui ne s’accorde nullement avec l’idée nouvelle attachée à ce mot. La description de Celse paraît s’adapter à une espèce bien définie de bouton, en dépit de l’étymologie qui désigne une éruption extérieure quelconque[284].
Il faut être très-porté à se faire illusion pour retrouver la variole dans les éruptions que je viens de passer en revue. Nul doute que les fièvres exanthématiques ne se touchent par quelques éléments communs qui justifient leur rapprochement dans un des groupes les plus naturels de la nosologie; mais ces similitudes n’excluent pas leurs différences radicales.
La question n’est donc pas de savoir si les anciens ont vu des éruptions comparables, par quelques côtés, à la variole. Je suis même prêt à admettre qu’ils ont connu des espèces morbides de cet ordre, aujourd’hui perdues. Mais ont-ils observé l’entité varioleuse, sa marche, ses périodes, en un mot, ce cortége de symptômes originaux qui lui donnent une physionomie si tranchée? «Il y a bien, disait Gui Patin, chez iceux (les anciens), quelques pustules, quelques taches; mais il n’y a, en aucun endroit, talis congeries symptomatum qualis est in nostris variolis[285].»
Hahn l’a si bien compris qu’il s’évertue à composer l’image complète de la variole, en réunissant quelques traits épars empruntés à diverses fièvres éruptives de l’antiquité: synthèse arbitraire qui ne saurait remplacer le modèle.
Toutes les fois qu’il lit, dans l’œuvre d’Hippocrate, le récit de maladies succédant à de longues pluies, s’accompagnant de pustules ulcérées, de boutons recouvrant la peau, surtout chez les enfants et les adolescents, de pustules larges et autres efflorescences pareilles, il ne peut, dit-il, se défendre de songer à la variole, à la scarlatine, à la rougeole[286]. Même soupçon quand il voit Hippocrate signaler le danger des déjections bilieuses pendant le cours de ces éruptions, et opposer les suites funestes de leur rétrocession ou de leur avortement, aux effets salutaires de leur évolution régulière et de leur maturation progressive.
Hahn serait dans son droit si ces observations s’appliquaient exclusivement aux trois fièvres éruptives qu’il désigne; mais il sait bien que toutes les éruptions aiguës ou chroniques, n’importe leur nature, s’aggravent par leur refoulement ou leur développement incomplet. La peau est devenue l’aboutissant d’une fluxion qui ne peut, dans aucun cas, être entravée ou comprimée sans exposer sérieusement les jours du malade, par le transport à l’intérieur des actes morbides délogés de leur siége primitif. De là, le précepte absolu de respecter ces localisations cutanées, ou de n’agir qu’avec prudence et graduellement, dans le traitement qu’on leur oppose.
Hippocrate décrit des pustulations générales qui apparaissent dans le cours des fièvres continues et qui se terminent par la mort, si elles n’aboutissent pas à la suppuration. «Quibus per febres assiduas pustulæ toto corpore enascuntur, lethale est, nisi quid purulentum abscedat[287].» «Comment, s’écrie Hahn, ne pas reconnaître la variole!»
Il sait bien cependant que ce sont précisément les varioles les plus bénignes qui se passent de la suppuration. La varioloïde s’arrête au moment même où l’intensité des symptômes semble annoncer l’imminence de cette période. D’autre part, c’est pendant le cours de la suppuration que les malades succombent le plus souvent. Sydenham est très-explicite sur ce point. Qu’il y ait des tumeurs ou des pustules qui doivent naturellement se terminer par la formation du pus, c’est ce qui est aussi vrai dans nos doctrines actuelles que dans l’humorisme d’Hippocrate. La coction, comme on disait, doit succéder à la crudité, sans quoi le pronostic est funeste. Qu’une variole parvenue normalement à sa période suppurante, s’aggrave quand une complication accidentelle l’arrête dans son cours et provoque la résorption, c’est un fait clinique vulgaire. Mais ce n’est pas là, je le répète, un attribut exclusif de la variole. Remarquez encore qu’on a essayé bien des moyens pour prévenir la suppuration et ses dangereuses péripéties. Sydenham ne fit pas autre chose quand il proscrivit la méthode échauffante qui avait été si funeste.
On trouve, dans un aphorisme d’Hippocrate, l’indication nominale de plusieurs éruptions survenant au printemps, parmi lesquelles il en est qui s’accompagnent de sécrétions purulentes.
«Au printemps les lèpres, les lichens, les dartres farineuses, les exanthèmes ulcéreux en grand nombre et les abcès[288].» Vere quidem lepræ, impetigines, vitiligines et pustulæ ulcerosæ plurimæ et tubercula.
Les traducteurs français sont loin d’être d’accord sur le sens des termes employés par Hippocrate, sauf sur les mots pustulæ ulcerosæ, pustules ulcéreuses, exanthèmes ulcéreux. Ceux-ci, au dire de Hahn, ne peuvent appartenir qu’à la variole. Mais n’est-il pas une foule d’efflorescences cutanées qui sécrètent un liquide séreux ou purulent, se recouvrent de croûtes, et n’ont rien de commun avec la pustule varioleuse? Le printemps est de nos jours, comme autrefois, la saison d’élection de ces fluxions dermatosiques, qui, sous forme de boutons, de taches, de papules, de vésicules, traduisent certains états morbides, passagers ou diathésiques, complétement étrangers au mode varioleux.
Quand nous voulons aujourd’hui tracer l’histoire des fièvres éruptives, nous réunissons d’abord les traits communs qui les rattachent à la même classe nosologique. Pour les distinguer entre elles, nous mettons en relief, les attributs respectifs qui leur donnent une individualité bien marquée. Hahn procède autrement pour les besoins de sa cause, et il est en cela d’autant moins excusable qu’il est familier avec ces principes. Quelques analogies lui suffisent pour faire rentrer bon gré mal gré dans la variole, les éruptions symptomatiques des maladies les plus disparates. N’est-ce pas le cas de répéter après Montaigne: «Quelque diversité d’herbes qu’il y ait, tout s’enveloppe sous le nom de salade[289].»
Arétée a décrit les derniers moments des malades atteints d’aphthes pestilentiels à l’arrière-gorge, et Hahn prétend que ce tableau ne peut représenter que la fin des varioles.
«Fétidité horrible de l’haleine, intolérable pour le sujet lui-même; pâleur ou lividité de la face; fièvre violente; soif dévorante excitée par l’ardeur interne, mais refus de boissons par crainte d’exaspérer la douleur gutturale et de provoquer le reflux très-pénible des liquides par les fosses nasales; inspirations profondes et expirations courtes; raucité de la voix ou aphonie complète; accroissement de tous ces symptômes jusqu’à la mort qui est soudaine[290].»
J’accorde à Hahn qu’on ne dépeindrait pas autrement la terminaison funeste des varioles confluentes. Mais comment n’a-t-il pas vu que la plupart des phénomènes indiqués par Arétée, tiennent uniquement au siége spécial des ulcères sur l’arrière-gorge, et qu’en conséquence, on doit les observer dans toutes les fièvres graves qui se localisent sur cette région. Quel est le praticien qui n’a pas constaté cet ensemble de symptômes aux approches de la mort, chez les sujets atteints de scarlatine maligne dont l’angine gangréneuse est la complication familière?
Comme il était difficile, après tout, de vérifier l’identité de la variole antique sous ses noms présumés, Hahn s’est avisé d’un expédient qui révèle son embarras. Il soutient donc que l’anthrax des Grecs et le carbunculus des Latins représentent la pustule variolique, toutes les fois qu’on ne peut sous-entendre leur association à la peste. Consultons d’abord sur ce point notre lexicographe classique:
«Carbunculus, dit Castelli, significat tumorem illum igneum et malignum qui dicitur anthrax aut carbo[291].»
Le savant philologue parle comme tout le monde, et il ne lui est pas venu à l’esprit d’insinuer un rapprochement quelconque avec le bouton varioleux.
Il est certain que lorsque les Grecs et les Latins écrivent les mots anthrax et carbunculus, ils désignent, sans équivoque possible, la tumeur à laquelle nous donnons comme eux le nom de charbon. Le nosographe moderne le plus exigeant n’aurait rien à changer aux descriptions qu’ils nous ont laissées[292].
La synonymie gratuitement imputée aux anciens par Hahn est le pivot de son argumentation; mais on peut dire que son plaidoyer ressemble plutôt à une gageure qu’à la défense d’une conviction sérieuse. Il n’est pas aujourd’hui un praticien qui acceptât la discussion dans ces termes. Werlhof prit au sérieux l’œuvre de son compatriote et se conforma aux habitudes de son temps, en lui opposant la dissertation dont j’ai parlé et qu’on peut offrir comme un modèle[293]. Je ne le suivrai pas dans sa longue polémique. Il me suffira pour le moment de prendre note des principaux contrastes qui séparent le bouton varioleux et le charbon.
1o Bien loin d’être imposé à tous les hommes comme l’éruption variolique, l’anthrax est une maladie relativement rare.
2o Une première atteinte n’est point une garantie contre la récidive, et il peut se reproduire plusieurs fois comme symptôme de maladies très-diverses.
3o La marche de l’anthrax diffère essentiellement de celle de la variole. Il n’a pas comme celle-ci, une période d’invasion bien dessinée par ses symptômes et sa durée. Son éruption, qui est le plus souvent soudaine, n’éteint ni ne diminue le mouvement fébrile, mais le rend au contraire plus actif. On ne peut admettre dans l’anthrax une période de suppuration, car par lui-même il ne produit pas de pus, et celui qui s’écoule provient des parties ambiantes auxquelles l’inflammation s’est communiquée. La mortification de la partie où siége l’anthrax, est son caractère pathognomonique et n’appartient point heureusement à la pustulation de la variole commune. Il n’y a point non plus de période de dessiccation sur la fin de l’anthrax. L’eschare en tombant, découvre seulement un ulcère large et profond, lent à guérir, qui n’a pas d’analogue dans la terminaison de la pustule varioleuse.
4o L’anthrax est une maladie de tous les âges. Rien ne démontre que l’enfance y soit plus spécialement sujette.
5o Quand on a eu occasion de comparer la cicatrice de l’ulcère charbonneux et le creux variolique, on ne peut avoir la pensée de les confondre. A défaut d’expérience clinique, la lecture de leur description suffit pour en montrer les différences. J’ajoute que la cicatrice caractéristique de l’ulcération charbonneuse en est la suite constante et inévitable; tandis que le bouton varioleux ne laisse très-souvent aucune trace après lui.
On pourrait encore extraire du rapprochement de la variole et de l’anthrax, bien d’autres traits distinctifs qui séparent profondément ces deux maladies.
Dans le traitement de la variole ordinaire et même confluente, l’œuvre du chirurgien est à peu près nulle, à moins qu’il ne surgisse quelques complications accidentelles ou qu’on n’ait à craindre des suites graves. On sait, au contraire, qu’il est de précepte constant de porter sur la pustule gangréneuse du charbon, dès son apparition, soit le fer rouge fortement appliqué, soit un caustique potentiel très-actif. Cette pratique recommandée par Celse, a été suivie par tous les chirurgiens anciens et modernes. En est-il un seul qui oserait prescrire l’emploi de pareils moyens contre les pustules varioleuses?
Le traitement interne du charbon n’a pas moins d’importance que le traitement local, et ne diffère pas au fond de celui des fièvres ataxiques ou adynamiques.
La variole simple dont aucune complication n’entrave l’évolution régulière, peut être le plus souvent livrée à elle-même ou ne réclame que des médications peu actives.
Si je voulais maintenant résumer en deux mots le parallèle que je viens d’esquisser, je dirais avec Werlhof, que la tumeur charbonneuse et le bouton varioleux diffèrent «par leur nature, leur mode de développement, leur volume, leur siége, leur marche, leur traitement[294].»
Comment croire après cela que les anciens, qui ont si bien étudié l’anthrax, et qu’on suppose de plus avoir connu la pustule varioleuse, n’aient pas été frappés de leurs divergences nosographiques, et qu’ils leur aient affecté la même dénomination sans prendre souci de la confusion qu’ils devaient jeter dans leur pratique et leurs écrits?
Malgré ma répugnance pour les longueurs, je n’en ai pas encore fini avec Hahn.
Aétius a remarqué que le charbon peut envahir les paupières et le globe de l’œil, et amener la cécité par l’évacuation des humeurs.
Comme il n’est pas rare que ce grave désordre soit l’effet de l’implantation des pustules de la variole sur la cornée, Hahn insiste avec intention sur cette analogie.
Cependant, s’il avait été moins absorbé par son idée fixe, il aurait reconnu que ces altérations des yeux, et la perte irrémédiable de la vue qui en est la conséquence, ne sont pas des caractères inhérents aux deux maladies qu’il voudrait confondre. Tout dépend ici du siége que le hasard ou quelque autre circonstance a assigné au bouton. Quand le virus charbonneux des animaux imprègne le globe de l’œil, comme on en cite des exemples, la pustule maligne consécutive prive aussi le malade de la vision. Faudra-t-il en conclure que cette pustule et le bouton varioleux ont de grandes affinités, alors que tout les sépare sous les rapports étiologique, anatomique et nosologique?
Galien parle souvent d’épidémies charbonneuses; mais comme il ne mentionne pas la coexistence d’une constitution pestilentielle, Hahn se hâte de prononcer qu’il ne peut être question que d’épidémies de variole. N’a-t-il donc jamais vu, comme nous l’observons nous-mêmes, certaines influences générales, multiplier les maladies gangréneuses dont les localisations s’établissent sur la peau sous forme de charbon, sans que les praticiens aient jamais imaginé de les assimiler aux boutons varioleux?
Dans le second livre des épidémies, Hippocrate décrit la constitution estivale de Cranon, et les charbons (ανθρακες, carbunculi) dont il parle, ne peuvent être, d’après Hahn, que les pustules varioleuses.
«A Cranon, des anthrax en été. Pendant les chaleurs, il y eut des pluies abondantes et continues, surtout par le vent du midi. Il se formait dans la peau, des humeurs qui renfermées s’échauffaient et causaient du prurit; puis s’élevaient des phlyctènes semblables à des bulles produites par le feu, et les malades éprouvaient une sensation de brûlure sous la peau[295].»
Quelles que soient les apparences qui rapprochent au premier coup d’œil cette éruption de celle de la variole, il ne peut pas rester la moindre indécision sur la nature de la maladie signalée par Hippocrate, et c’est Galien qui nous la révèle. Dans le commentaire qu’il nous a laissé de ce récit, il nous apprend que Cranon est situé dans un lieu creux et exposé au sud, ce qui explique, dit-il, la fréquence des charbons et des maladies putrides qui affectent les habitants[296]. Est-il un médecin qui ait jamais subordonné les invasions de la variole à de pareilles conditions topographiques? Ces tumeurs causant du prurit, ces phlyctènes semblables aux bulles produites par des brûlures, appartiennent sans contredit aux maladies charbonneuses de tous les temps. «En vérité, dit à ce propos Gruner, il faut avoir des yeux de lynx pour découvrir dans ce passage d’Hippocrate tout ce que Hahn prétend y voir.»
Il est évident que Hahn veut, à tout prix, retrouver la variole dans l’antiquité, et il n’hésite pas à prendre de toutes mains, les documents qu’il croit favorables à sa thèse, tant la prévention trouble les meilleurs esprits!
Rhazès, dont le nom est inséparable de l’histoire de la petite vérole, affirme, dès les premières lignes de son Traité, que Galien a nommé cette maladie dans plusieurs endroits de ses écrits, et il reproche aux médecins qui le nient, de ne pas connaître cet auteur, ou de l’avoir lu légèrement[297].
Hahn s’empare de ce témoignage sans prendre la peine d’en vérifier la valeur. Il exprime seulement le regret de n’avoir pu, faute de loisir, rechercher laborieusement (operosè) dans l’immense recueil du médecin de Pergame, les textes vaguement signalés par l’auteur arabe.
Mais avec un peu d’attention, il aurait vu que Rhazès lui-même s’était chargé de simplifier sa tâche. Étranger, de son propre aveu, à la langue de Galien, il avait dû se fier à des traductions arabes postérieures au VIe siècle. Or les interprètes, ne se doutant pas que la variole était nouvellement incorporée à la pathologie, avaient cru la reconnaître dans certaines dermatoses signalées par Galien, et en particulier dans cette espèce de bouton du visage, appelé par les Grecs, ιονθος, et par les Latins, varus; et ils avaient donné à ces éruptions le nom arabe de giodari, ou tout autre nom affecté de leur temps à la variole[298]. Rhazès a donc commis un lourd anachronisme sur la foi de quelques traducteurs ignorants, et Hahn s’en est rendu complice.
Ce n’est pas tout encore. L’écrivain arabe s’étonne que Galien, «d’ordinaire si exact dans la recherche des causes des maladies et de leur meilleur traitement, se soit borné à des indications insignifiantes, à l’égard d’une affection aussi répandue que la variole et aussi digne d’attirer l’attention des médecins[299].»
Cette surprise de Rhazès aurait dû avertir Hahn qu’il fallait s’enquérir avant tout, du degré de confiance que méritaient les interprètes dont il avait accepté la version. Un homme rompu comme lui aux recherches d’érudition, n’est pas excusable d’avoir accepté sans critique, des renseignements provenant d’une source aussi suspecte.
Voici enfin, en faveur de la nouveauté de la variole, un dernier argument qui n’est pas, selon moi, le moins sérieux.
Si cette maladie eût existé du temps des anciens, on ne peut admettre qu’ils n’eussent rien dit des cicatrices si caractérisées qu’elle laisse après elle. Dans une société qui professait le culte de la forme et dressait des autels à la Beauté, l’œuvre dégradante de la variole eût soulevé un concert de malédictions, dont les écrivains de Rome et d’Athènes nous auraient transmis les échos. Les satiriques latins surtout, qui semblaient se complaire dans le tableau des maladies cutanées et des stigmates hideux dont elles marquent leurs victimes, auraient trouvé dans les suites de la variole un sujet toujours renaissant d’épigrammes. Les contemporains des Coclès, des Scævola, des Corvinus, des Cicero, des Nasica, des Lentulus, n’auraient pas épargné les allusions à ces visages en écumoire, illustrés par la caricature moderne.
Ce fait est si compromettant pour la thèse de Hahn qu’il a pris le parti de le nier. Il affirme donc que les anciens écrivent souvent ces mots: cicatrices, coutures (cicatrices, suturæ) et qu’il est impossible de n’y pas reconnaître les traces de la variole confluente. Il ne conteste pas qu’ils n’aient signalé d’autres espèces de cicatrices, ne fût-ce que celles qui résultent des brûlures[300]; mais comme ils insistent sur celles qui succèdent au charbon, et que dans leur langage tumeur charbonneuse et bouton variolique sont synonymes, Hahn ne prévoit pas la moindre objection à son commentaire.
Il sait pourtant bien qu’une foule d’éruptions, aiguës ou chroniques, sans rapport avec la variole, laissent sur la région où elles siégent, des marques indélébiles. Les scrofulides, en particulier, ont pour caractère la production de cicatrices qui ne manquent jamais, qu’elles aient été précédées ou non d’ulcérations. Leur forme déprimée, leur aspect réticulé, leur adhérence aux tissus sous-jacents, défigurent trop souvent les sujets qui en sont atteints. Ces cicatrices ont certainement leur place parmi celles que les anciens ont signalées, mais leur origine les éloigne radicalement de celles de la petite vérole.
Les dermatologues ont même remarqué que les ulcérations de la scrofulide pustuleuse du visage, se terminent par des cicatrices dont la réunion représente une surface, violacée d’abord, qui passe ensuite au blanc, et imite assez bien les cicatrices couturées de certaines varioles confluentes[301]. Supposez que les anciens, qui les connaissaient sans doute, en eussent donné une description fidèle, ne se serait-on pas cru en droit d’affirmer leur origine variolique?
Puisque les anciens ont en effet parlé d’empreintes cutanées tout à fait étrangères à la variole, et qu’ils n’ont jamais indiqué ces creux caractéristiques qu’une assimilation fort juste a comparés aux effets de la grêle, on ne peut non plus rien préjuger du mode de traitement qu’ils ont prescrit pour rétablir l’état normal des tissus.
Leurs écrits abondent en topiques résolutifs, adoucissants, caustiques, produits monstrueux de l’art pharmaceutique de leur temps. Mais rien ne prouve que ces agents soient destinés à réparer les méfaits de la variole; et l’efficacité qu’on leur attribue suffirait, à mon sens, pour démentir cette conjecture. Si l’on avait possédé jadis un spécifique capable de restaurer les visages grêlés ou couturés, nous l’aurions reçu de la tradition, et nous ne déplorerions pas, après tant d’essais infructueux, cette lacune de la matière médicale.
Criton, médecin de Trajan, conseille une série de topiques contre les rugosités, les fissures, les cicatrices noires, et garantit l’infaillible vertu de certaines lotions contre les traces que laisse sur la figure l’espèce de boutons appelés vari. Quelques médecins, trompés par la similitude des noms, ont sous-entendu les marques de la variole, et Hahn a adopté cette interprétation avec empressement[302]; mais la question est vidée depuis longtemps. L’éruption dont il s’agit diffère de celle de la petite vérole, par sa forme, sa marche, son origine, et le mode morbide interne qu’elle traduit.
Dioscoride vantait aussi des substances propres à effacer les cicatrices difformes du visage, qu’il a distinguées avec soin de celles qui succèdent aux blessures de guerre; rien ne permet de supposer qu’il ait eu en vue les marques varioleuses.
Pline, son contemporain, insiste sur les mêmes remèdes, et recommande aux femmes l’emploi de la litharge comme le meilleur correctif des empreintes disgracieuses, si préjudiciables à leur beauté. C’est aux femmes exclusivement qu’il donne ce conseil sous le prétexte, fort discutable, que les hommes sont bien plus accommodants sur le chapitre de leurs agréments physiques[303].
Cette remarque n’est pas indifférente, parce qu’elle donne à penser que Pline a entendu désigner uniquement ces éruptions de la peau, passagères ou opiniâtres, qui désespèrent d’autant plus les femmes que leur sexe y est plus sujet (lentigo, ephelis, acne miliaris, couperose, etc.). Ce qui appuie cette conjecture, c’est que Celse fait la même restriction que Pline, à propos du traitement des stigmates de la face. «Comment, dit-il, détourner les femmes de l’importance qu’elles mettent aux soins de leur beauté[304]!» Quel que soit, en réalité, le degré de modestie des hommes, il n’est pas admissible que ceux qui auraient porté les marques de la petite vérole, eussent laissé à la coquetterie féminine l’usufruit exclusif d’un moyen héroïque de restauration. Il ne s’agit donc dans le passage de Pline, que d’une application spéciale de cette cosmétique dont Galien a flétri les abus avec tant d’énergie. Toutes ces drogues, ces onguents, ces huiles, ces poudres, s’attribuaient la vertu de rendre au teint sa fraîcheur, à la peau sa souplesse et son poli. Je n’ai pas à m’enquérir jusqu’à quel point les effets répondaient aux promesses; mais on conviendra que nous sommes bien loin des cicatrices de la petite vérole et de leur panacée.
Avicenne, reproduisant le passage de Dioscoride que j’ai indiqué plus haut, ajoute qu’il recommandait l’écume d’argent (argenti spuma) contre certaines ophthalmies et contre les traces de la petite vérole (vestigia variolarum)[305].
Pour le coup, Hahn chante victoire, en entendant nommer la variole dès le Ier siècle de notre ère. Comment n’a-t-il pas vu que ces mots vestigia variolarum, ont été écrits par Avicenne, qui vivait au Xe siècle, ou pour mieux dire, par son traducteur, et nullement par Dioscoride qui, pour de bons motifs, n’a jamais songé à s’en servir. Que l’anachronisme soit du fait de l’auteur arabe ou de son interprète, Hahn ne mérite pas moins le reproche de s’y être laissé prendre, faute de réflexion.
Les partisans de l’antiquité de la petite vérole ont encore émis bien des allégations arbitraires dont je pourrais leur demander compte. J’ai déjà trop abusé du temps de mon lecteur pour ne pas clore ce débat.
En résumé, si l’on fait abstraction des auteurs qui défendent cette opinion par des vues théoriques plus que suspectes; de ceux qui, au prix d’un cercle vicieux, soutiennent que les anciens ont tout vu et tout su en fait de maladies; de ceux enfin qui repoussent, comme une chimère, les révolutions de la pathologie, dans le cours des âges et, par conséquent, l’accession de maladies nouvelles, on est en droit de certifier que l’immense majorité des suffrages sérieux a sanctionné l’origine récente de la variole.
Ainsi en ont jugé, après mûr examen, quelques médecins dont la science est habituée à respecter les décisions, et qu’on me permettra bien d’appeler en témoignage pour relever mon crédit personnel.
«La petite vérole, dit Martin Lister, est une maladie d’un genre nouveau; et quoique les anciens aient fait mention d’une espèce de pustule qui a paru à quelques écrivains n’être autre chose que celle de la petite vérole, ce qu’ils en ont dit est si concis et si vague, qu’on peut affirmer que la maladie dont ils parlent n’est pas celle de nos jours. Certes, ils auraient été bien négligents, s’ils avaient gardé le silence sur une maladie aussi grave, aussi répandue, aussi fréquente. Ce qui démontre assez la nouveauté de cette affection, c’est qu’elle est complétement inconnue dans certaines parties du monde[306].»
Freind, l’historien de la médecine, n’est pas moins catégorique.
«Depuis Hippocrate jusqu’à nous, dit-il, je ne crois pas qu’il y ait rien d’aussi remarquable que la naissance de cette nouvelle et étonnante maladie[307].»
Quant à ceux qui persistent à soutenir que la petite vérole et quelques autres maladies dont l’origine récente est avérée, étaient connues des anciens, quoiqu’ils n’en aient pas donné de description exacte, Freind renonce à discuter «avec des esprits entêtés qui, pour l’honneur de l’antiquité, voudraient peut-être nous faire accroire que la découverte de la circulation du sang n’appartient pas aux modernes[308].»
Mead, contemporain et ami de Freind, nourri comme lui de la moelle des anciens, tient le même langage.
«Il n’est pas douteux que la petite vérole ne soit une maladie nouvelle, c’est-à-dire inconnue aux médecins de l’antiquité grecque et romaine. C’est en vain que quelques auteurs ont prétendu que les anthrax, les épinyctides et autres éruptions semblables de la peau étaient la petite vérole de notre temps. Il faut croire en effet que les premiers maîtres de l’art, qui se sont montrés si exacts dans la description et la distinction des maladies, ne se seraient pas contentés d’une mention rapide, mais qu’ils en auraient longuement tracé l’histoire, s’ils avaient connu cette affection à la fois terrible et contagieuse[309].»
Ecoutons Sydenham, ce grand peintre de la petite vérole:
«Je ne vois pas, dit-il, pourquoi on condamnerait une méthode nouvelle de traiter une maladie dont on ne trouve aucune trace ni dans Hippocrate ni dans Galien, à moins de donner la torture à quelques passages..... Il est en effet très-vraisemblable, pour ne pas dire plus, que la variole n’existait pas dans l’antiquité. Si cette maladie avait régné à cette époque comme de nos jours, je suis convaincu qu’elle n’aurait pas échappé à la sagacité d’Hippocrate. Ce grand homme, qui a mieux connu les maladies et qui les a décrites plus exactement qu’aucun de ceux qui sont venus après lui, nous aurait certainement laissé, selon son habitude, une histoire simple et fidèle de la variole[310].»
Plus près de nous, Pinel, si familier avec la lecture des classiques de l’antiquité, n’a pas trouvé non plus, dans leurs écrits, la trace certaine de la variole.
«Il est sans doute facile, dit-il, à l’aide de quelque interprétation oblique ou de quelque terme équivoque, de faire remonter la connaissance de la variole jusqu’aux premiers temps de la médecine antique. Mais si l’on veut être sévère dans ses jugements, on finit par convenir que cette maladie n’était point connue avant Rhazès et Avicenne[311].»
Les deux épidémistes français, Fodéré et Ozanam, sont d’accord sur l’origine moderne[312].
M. Littré, sans être aussi affirmatif, et tout en donnant les raisons qui peuvent justifier encore certaines réserves, penche évidemment pour la nouveauté, comme on s’en assure dans maints passages de ses écrits[313].
M. Rayer ne pense pas autrement, et ce sera ma dernière citation. «Plusieurs auteurs, dit-il, ont avancé que la variole avait été observée par les médecins grecs. Willan a fortifié cette opinion de nombreuses et savantes recherches qui ne m’ont pas convaincu[314].»
Ici s’élève une difficulté que je ne dois pas omettre d’examiner en passant.
Le silence des anciens prouve bien, dit-on, que la variole leur était inconnue; mais on n’en peut inférer rigoureusement qu’elle n’existait pas de leur temps. Tout ce qu’il est permis d’en conclure, c’est qu’elle n’était encore venue ni dans la Grèce, ni à Rome, et qu’elle était restée confinée dans sa circonscription originelle, en attendant l’heure plus ou moins éloignée de son apparition sur un autre théâtre.
Telle est en effet l’opinion des Chinois. Personne n’ignore leurs prétentions à la priorité des arts et des sciences sur tous les autres peuples; ce que l’on sait moins, c’est qu’ils revendiquent aussi le triste privilége de les avoir devancés dans la connaissance de la variole.
D’après leurs vieilles archives, cette maladie aurait régné épidémiquement parmi eux, depuis plus de trois mille ans, et cette tradition paraît avoir été acceptée par les missionnaires de Pékin[315]. On précise même les dates, et c’est 1122 ans avant J.-C. qu’on l’aurait vue pour la première fois. Ainsi s’expliqueraient l’étude toute particulière que la médecine chinoise aurait faite de cette maladie et les volumineux travaux qu’elle aurait inspirés.
L’interprétation des chroniques est-elle sans reproche? La maladie qu’elles désignent était-elle bien la variole de notre temps? La tradition a-t-elle traversé trente siècles sans rien perdre en route de sa pureté primitive?
Je pose ces questions, mais je n’ai pas la moindre envie de remonter aussi loin et sans guide, dans le passé de la science. Je ferai part seulement de deux motifs de doutes qui s’offrent à mon esprit et qu’on voudra bien prendre pour ce qu’ils valent.
Le premier m’est suggéré par ce fait, que la variole, à son avénement en Chine, aurait montré, d’après les documents historiques, une douceur qui contraste avec la férocité de ses débuts authentiques en Europe. Ce n’est pas ordinairement avec ces allures bénignes que les maladies nouvelles inaugurent leur prise de possession. Il faudrait au moins reconnaître que ses mœurs ont bien changé et qu’elle s’est singulièrement aggravée en vieillissant, contrairement aux données générales de l’observation[316].
D’un autre côté, quelle que soit l’inviolabilité des barrières qui isolaient le Céleste Empire du reste du monde, on ne saurait comprendre qu’elles n’aient pas laissé passer le virus expansif de la variole, et que le fléau, renfermé aussi longtemps qu’on voudra dans son pays natal, n’ait jamais franchi ses frontières, pendant cette longue série de siècles qui auraient précédé son invasion parmi nous.
Ce qu’on peut assurer, c’est qu’à partir du VIe siècle, tous les doutes disparaissent devant l’irruption d’une maladie nouvelle qui surprend les populations en pleine lutte avec la peste. Deux chroniqueurs contemporains, témoins de cet événement, s’empressent de l’inscrire dans leurs annales. Ces premiers documents sont brefs, mais précis: plus d’équivoque ou de double sens; plus de textes ambigus; plus d’interprétations contradictoires. On peut regretter, j’en conviens, que ces premiers historiens n’aient pas tenu une plume médicale exercée; mais l’image dont ils ont reproduit quelques traits d’après nature, ne s’adapte qu’à la variole, et il est impossible de s’y méprendre.
Marius, évêque d’Avenches, annonce le premier la fatale nouvelle.
«L’an 570, une violente maladie, avec cours de ventre et variole, affligea cruellement l’Italie et la Gaule.»
«Anno 570, morbus validus cum profluvio ventris et variola, Italiam Galliamque valde affecit[317].»
Ce renseignement serait sans doute bien insuffisant pour attester avec certitude l’existence de la variole. Le nom employé pour la première fois, par Marius, semblerait décisif, puisque c’est celui qui est resté à la fièvre éruptive. Mais, selon moi, ce mot n’a pas encore dans la pensée du chroniqueur, le sens nettement défini qu’on lui donne aujourd’hui. Il assimile seulement la maladie nouvelle à d’autres déjà connues. Variola n’exprime donc qu’une éruption de boutons ressemblant à ceux que les Latins appelaient vari. Ou mieux encore, Marius a-t-il voulu faire entendre que la peau des sujets atteints de ce flux abdominal, offrait un aspect tacheté, ou, comme on pourrait dire, bariolé[318].
Ce qui rend, à mes yeux, cette interprétation la plus probable, c’est que le mot variola n’a pas été emprunté à Marius par les écrivains de son temps, qui ont parlé de la même maladie, et notamment par Grégoire de Tours qui se sert, dix ans après, des mots morbus dysentericus, lues valetudinaria, ne rappelant en rien l’éruption concomitante. Si, dans certains passages, il remplace ces dénominations par celle d’ægritudo varia, il est évident qu’il ne fait allusion qu’à l’aspect bigarré de la peau, sans prétendre spécifier une entité morbide bien distincte. Dans la suite, quand la maladie a été mieux connue, le nom de variole, qui n’indiquait, dès le principe, que l’éruption cutanée, a représenté, pour tout le monde, la fièvre exanthématique varioleuse, à l’exclusion de toute autre. Mais il est à remarquer que ce mot, employé au pluriel, a fini par s’appliquer spécialement aux pustules; témoin cette formule, familière aux épidémistes: febris variolosa sine variolis.
Il n’en faut pas moins reconnaître que, sans la dénomination inaugurée par Marius, on n’aurait pu soupçonner la nature de la maladie nouvelle qu’il entendait désigner. Le cours de ventre n’est point un caractère pathognomonique de la variole, et indiquerait plutôt une maladie bien différente.
Grégoire de Tours a été moins laconique que son collègue d’Avenches, et il nous a transmis les principaux symptômes de la maladie épidémique qui se reproduisit dix ans après dans les Gaules. Le nom du chroniqueur et la date de ses récits en doublent l’intérêt. Quand on a fait la part du temps où il écrivait, on y découvre d’instructives révélations[319].
«La cinquième année du roi Childebert (580), la région d’Auvergne fut inondée par un grand déluge, car la pluie ne cessa pas de tomber pendant douze jours. La Limagne fut couverte d’une telle quantité d’eau, qu’en beaucoup d’endroits les semailles furent impraticables. Les rivières de la Loire et de l’Allier, ainsi que les autres torrents qui viennent s’y jeter, grossirent à tel point, qu’elles franchirent les limites qu’elles n’avaient jamais dépassées. Ce qui amena de grandes pertes dans les troupeaux, la destruction des récoltes, et la chute de nombreux édifices. Le Rhône, qui se joint à la Saône, sortit aussi de son lit, causant de grands dommages aux populations, et renversant plusieurs pans des murs de la ville de Lyon. Les pluies ayant cessé, les arbres refleurirent, quoiqu’on fût alors au mois de septembre. A Tours, cette même année, on vit, un matin, avant le point du jour, un feu qui sillonna le ciel et alla s’éteindre à l’horizon du côté de l’orient. Dans toute cette contrée, on entendit un bruit pareil à celui d’un arbre qui tombe, mais qui tenait à toute autre cause, puisqu’il retentit dans un rayon de cinquante milles et au delà. Cette même année, la ville de Bordeaux fut violemment ébranlée par un tremblement de terre; ses murs d’enceinte furent sur le point de crouler. Le peuple fut si terrifié qu’il craignit d’être englouti avec la ville, s’il ne se hâtait de prendre la fuite; en sorte qu’un grand nombre cherchèrent un abri dans d’autres villes. La secousse se propagea à quelques cités voisines, et fut ressentie jusqu’en Espagne, mais à un moindre degré. Cependant d’immenses quartiers de roches, détachés des monts Pyrénées, écrasèrent des animaux et des hommes. Un incendie allumé par la main de Dieu, dans les bourgs bordelais, embrasa soudainement les maisons et les granges avec le produit des récoltes; et rien n’expliquait l’apparition de ce feu, si ce n’est peut-être la volonté divine. Un terrible incendie dévora aussi la ville d’Orléans, de telle sorte qu’il ne resta absolument rien aux personnes les plus riches; et ce qu’on parvenait à arracher aux flammes, devenait à l’instant la proie de voleurs sans cesse aux aguets. Dans le territoire de Chartres, le pain rompu laissa écouler du vrai sang, et la ville de Bourges fut dévastée par la grêle.
»Tous ces prodiges furent suivis d’une épidémie meurtrière. Au moment où les rois en discorde, se préparaient de nouveau à la guerre civile, la maladie dysentérique (morbus dysentericus) envahit presque toutes les Gaules[320]. Ceux qu’elle attaquait, avaient une fièvre violente, accompagnée de vomissements, de grandes douleurs dans la région rénale et de lourdeurs dans la tête et le cou. Les matières rejetées par la bouche étaient jaunes ou mêmes vertes. Plusieurs assuraient que c’était un poison secret. Les paysans appelaient cela pustules corales (CORALES PUSULAS). Ce qui n’est pas invraisemblable; puisque après l’application de ventouses aux épaules ou aux jambes, il s’élevait des cloches qui, en se rompant, donnaient issue à de la sanie; ce qui en sauva beaucoup[321]. Les breuvages composés avec des simples, propres à combattre les poisons, furent aussi très-efficaces.
»Cette maladie qui avait d’abord commencé au mois d’août, attaqua d’abord les enfants et les emporta. Nous perdîmes nos doux et chers petits enfants que nous avions pressés contre notre cœur, bercés entre nos bras, et nourris de notre propre main avec une constante sollicitude... En ces jours-là, le roi Chilpéric fut aussi gravement frappé, et lorsqu’il commençait à se rétablir, le plus jeune de ses fils, qui n’avait pas encore été régénéré par l’eau et le Saint-Esprit, fut pris de la maladie, et quand on le vit à l’extrémité, on lui donna le baptême. Peu de temps après, il se trouva mieux, et son frère aîné nommé Chlodobert, fut atteint à son tour... Après cela, le plus jeune mourut consumé de langueur... On plaça Chlodobert sur une civière, et on le transporta à Soissons, dans la basilique de Saint-Médard. On le mit en contact avec le saint tombeau, en faisant des vœux pour lui. Mais exténué et déjà presque sans souffle, il rendit l’âme vers le milieu de la nuit.
»... En ces jours-là, Austrechilde, femme du roi Gontran, fut de même emportée par le fléau... Nantin, comte d’Angoulême, succomba aussi au même mal... Son cadavre devint si noir, qu’on eût dit qu’il avait été calciné par des charbons ardents[322].»
La description qu’on vient de lire, tout incomplète qu’elle est, ne permet pas de méconnaître une invasion de variole. La fièvre violente, les vomissements, la céphalalgie, la douleur lombaire, l’éruption générale de pustules, la couleur noire du corps, représentent évidemment cette maladie, qui révèle déjà sa prédilection pour les jeunes enfants.
On a remarqué sans doute l’expression corales pusulas, que j’ai cru devoir traduire littéralement par pustules corales. Le sens de ces mots a été très-diversement compris. Les uns ont supposé, je ne sais trop pourquoi, qu’ils désignaient des pustules du cœur (pusulæ in corde ortæ). D’autres ont prétendu que Grégoire avait écrit: coriales pusulas (pustules du cuir ou de la peau), ce qui en donnerait une juste idée, si le texte permettait cette version. Quelques-uns ont pensé qu’il s’agissait de boutons intérieurs que l’action des ventouses attirait au dehors[323].
Ce qui me paraît le plus probable, c’est que l’argot populaire de l’époque indiquait, par ce néologisme forcé, des pustules rouges comme le corail (purpurei coloris, corallo similis). N’est-ce pas la couleur des boutons varioleux à leur début?
Je rappellerai, à ce propos, que le patois de quelques populations du midi de la France, qui a tant de rapports avec le latin, désigne par le mot courals, des boutons rouges provoqués par l’action des chaleurs. L’étymologie ne serait-elle pas la même des deux parts[324]?
En l’an 582, Grégoire signale en ces termes, une nouvelle épidémie du même genre.
«La septième année du roi Childebert, qui était la vingt et unième de Chilpéric et de Gontran, pendant le mois de janvier, il y eut des pluies, des éclairs et de grands coups de tonnerre. Des fleurs se montrèrent aux arbres. Une de ces étoiles que j’ai plus haut désignées par le nom de comètes, apparut, ayant autour d’elle un espace fort noir. Elle semblait placée dans une sorte de trou, d’où elle brillait au sein des ténèbres, scintillant et étalant sa chevelure. Il en partait un rayon d’une grandeur merveilleuse, qui apparaissait au loin, comme la fumée d’un vaste incendie. Elle était visible à l’occident, vers la première heure de la nuit. Le saint jour de Pâques, la ville de Soissons vit le ciel tout en feu, comme s’il y eût eu en même temps deux incendies, l’un plus considérable que l’autre. Dans l’espace de deux heures, ils se réunirent, et, après avoir jeté une vive clarté, ils disparurent. Dans le territoire de Paris, il tomba, des nuages, une véritable pluie de sang qui mouilla les vêtements de plusieurs personnes, et les souilla de telle sorte qu’elles s’en dépouillèrent avec horreur. Dans trois endroits du même territoire, ce prodige se reproduisit. Dans le territoire de Senlis, un homme trouva le matin, à son lever, l’intérieur de sa maison arrosé de sang.
»Aussi, cette année éclata une épidémie. C’étaient des maladies tachetées, malignes, avec pustules et vessies, qui emportèrent beaucoup de monde. Cependant des soins bien entendus en sauvèrent un grand nombre[325].»
Quand on rapproche ce passage de celui qui a été précédemment cité, on retrouve la même maladie caractérisée aussi par des taches, des vésicules, des pustules. Grégoire nous apprend de plus, que la peste inguinale régnait dans les Gaules en même temps que la variole. Le terrible fléau ravageait la ville de Narbonne, où ses attaques étaient instantanément mortelles.
Voici enfin une dernière citation qui convaincra les plus sceptiques. L’épidémie sévissait alors dans le diocèse de Grégoire, qui avait été témoin du fait qu’il raconte:
«L’année précédente (582) la Touraine était cruellement ravagée par la maladie valétudinaire. Le sujet pris d’une fièvre violente avait bientôt toute la surface de la peau couverte de vessies et de petites pustules. Les vessies étaient blanches et assez dures, ne présentant aucune mollesse, et s’accompagnant d’une vive douleur. Dès qu’elles avaient atteint leur maturité, elles crevaient et laissaient échapper l’humeur qu’elles renfermaient. Leur adhérence aux vêtements en contact avec le corps, augmentait considérablement la douleur. L’art des médecins était complétement impuissant contre cette maladie, à moins que Dieu lui-même ne lui vint en aide. Plusieurs obtinrent cette grâce, après avoir imploré aux pieds des autels la miséricorde divine. Mais pourquoi parler des autres, quand nous en avons vu nous-même un exemple frappant? La femme du comte Eborin, qui était atteinte de ce fléau, était tellement couverte de vésicules que ni les mains, ni la plante des pieds, ni aucune autre partie du corps n’en étaient exemptes. Il en était même venu sur les yeux qui restaient constamment fermés... Bientôt après, la fièvre cessa, la décroissance graduelle des pustules s’opéra sans douleur et la malade fut guérie[326].»
Je n’entends pas donner cette description pour un modèle de précision nosographique. Grégoire écrit en simple chroniqueur, sans aucune prétention médicale. Mais on conviendra que s’il manque quelque chose au portrait de la variole, il n’en est pas, pour cela, moins ressemblant. Une fièvre ardente, suivie de vésicules et de pustules blanches et dures, dont la rupture, à l’époque de leur maturité, donne issue à une humeur; leur adhérence aux vêtements en contact avec la peau; leur dissémination sur toutes les parties du corps, et, en particulier, sur les yeux qu’elles tiennent fermés: est-il une autre maladie à laquelle réponde un pareil ensemble de symptômes?
Le VIe siècle fut donc témoin de la première invasion de la variole, et le texte de Marius ne permet pas de douter qu’elle n’ait frappé l’Italie et la Gaule en 570[327].
Après ses premiers ravages, elle sembla assoupie pendant quelques années, si l’on en juge par le silence des écrivains contemporains; mais elle se réveilla en 580 et désola, pour la seconde fois, les Gaules pendant plusieurs années consécutives, toujours accompagnée du flux dysentérique qui avait marqué ses débuts. C’est cette épidémie dont nous venons de lire la relation d’après l’évêque de Tours.
Les documents que j’ai cités, et dont l’authenticité est irrécusable, démentent l’opinion très-répandue qui attribue les importations successives de la variole aux courses des Sarrasins pendant le VIIe siècle.
On n’est pas d’accord sur son lieu de naissance. Freind et quelques autres ont indiqué l’Égypte, uniquement parce que cette région est un foyer reconnu de maladies pestilentielles. Mais de ce que la combinaison des influences topographiques de l’Égypte peut engendrer la peste, endémie toujours prête à prendre l’expansion épidémique, il ne s’ensuit pas qu’on puisse imposer théoriquement la même étiologie originelle, non-seulement à la variole, entité morbide radicalement distincte, mais encore à la rougeole qui a fait en même temps son entrée dans le monde.
Ce qui est certain, c’est que la variole a marché bien plus lentement que la peste, sa contemporaine. Il ne lui fallut pas moins de plusieurs siècles pour s’étendre sur toute la surface de la terre, tandis que Procope, témoin de la peste de Constantinople, pouvait la suivre en écrivant son histoire, jusque dans les régions les plus reculées.
Après avoir jeté son premier feu en Occident, la variole semble ralentir ses progrès, sans abandonner toutefois l’Égypte, où se trouvaient réunies les conditions les plus favorables à son développement. Vers l’année 639, sous la domination d’Omar Ier, les Sarrasins se rendirent maîtres de ce pays. Cette irruption donna un tel élan à la maladie, ou tout au moins coïncida avec une recrudescence si violente, que quelques écrivains ont prétendu qu’elle avait paru alors pour la première fois. Elle se répandit, à la suite des armées victorieuses, dans la Lycie, la Cilicie, à travers toute la partie occidentale de l’Asie, d’où elle parvint jusqu’à la Chine par la Mingrélie, la Tartarie, etc.[328].
Dans le VIIIe siècle, la conquête de l’Espagne, de la Sicile, etc., par les Sarrasins, ramena le fléau en Europe, et l’incendie qui semblait éteint se ralluma avec une dévorante activité. Il va sans dire que la contagion prit une grande part à sa propagation.
On sait que du IXe au XIIe siècle, les arts et les sciences trouvèrent un refuge chez les Arabes, pendant que l’Europe entière restait plongée dans l’ignorance. En 813, Al-Mamoun, célèbre par son esprit élevé et son goût pour les lettres, était assis sur le trône des califes. Par son ordre, les œuvres de l’antiquité grecque furent traduites en arabe. Les écrivains de cette nation, qui se livrèrent avec ardeur à l’étude de la médecine, consacrèrent de nombreux travaux à la variole qu’ils avaient eu le temps de bien observer. Il est à remarquer qu’ils ne sont pas d’accord sur le nom qui la désigne: autre preuve de son origine récente.
La variole, très-connue dans l’Europe méridionale au XIIe siècle, semblait ménager le Nord. Mais à leur retour de la Terre-Sainte, les Anglais, les Allemands et les autres peuples qui s’étaient rangés sous l’étendard de la croix, importèrent le fléau dans leur pays. Cette invasion générale fut si meurtrière que plusieurs historiens ont cru pouvoir dater de cette époque, sa première explosion en Europe.
Je laisse la variole poursuivre son voyage jusqu’au XVe siècle, où nous constatons l’étendue de ses progrès. La Hollande, l’Angleterre, la Pologne, l’Allemagne, l’Espagne, la France, l’Italie, avaient été ravagées à plusieurs reprises; mais sa marche vers les régions septentrionales était toujours ralentie par la défaveur des conditions climatériques[329].
La raison contraire explique la rapidité de son extension en Asie, où elle n’avait respecté que quelques îles de la mer des Indes qui avaient peu de relations avec l’extérieur.
Les Espagnols la portèrent en Amérique au XVIe siècle. En 1517, elle fit tant de victimes à Saint-Domingue qu’on eût dit une île déserte. Le fléau se propagea ensuite dans cette partie du globe, sur les pas des conquérants qui découvraient de nouveaux pays[330].
Enfin dans le XVIIIe siècle, elle avait envahi le monde entier et il n’était pas de lieu privilégié qui eût échappé à ses atteintes. Cependant le moment approchait où l’art, vaincu dans cette lutte inégale, devait prendre sa revanche.
On a généralement remarqué que les médecins à qui la variole venait imposer une si rude tâche, s’étaient longtemps recueillis avant de prendre la parole au nom de la science. Ce n’est guère que cinquante ans après son avénement, c’est-à-dire vers 622, qu’on la voit mentionnée et brièvement décrite pour la première fois, par un médecin égyptien du nom d’Aaron[331]. Paul d’Égine, son contemporain, n’en dit pas un seul mot, quoiqu’il nous ait laissé des histoires de maladies, dont la concision n’exclut pas l’exactitude. Devançant les théories futures, Aaron attribue la maladie nouvelle à l’effervescence du sang et de la bile. Il note, comme un signe fâcheux, l’apparition des boutons, dès le premier jour de l’invasion. Ce qu’on peut, selon lui, souhaiter de mieux dans l’intérêt du malade, c’est qu’ils ne se montrent que le troisième. La répercussion est un grave danger, et on la prévient en évitant l’impression de l’air froid et l’usage des boissons froides[332].
Cet écrit est le plus ancien que nous ayons sur la petite vérole. Rhazès, à qui l’on attribue assez généralement la priorité, ne dissimule pas, dans son grand ouvrage connu des érudits sous le titre de Continent, qu’il avait été précédé dans cette étude par Aaron et quelques autres qu’il nomme aussi. Mais il leur reproche d’être inexacts et obscurs, et se flatte avec raison d’avoir mis plus de précision dans l’étiologie de la maladie, et dans la distinction des formes qu’elle peut prendre.
Le livre écrit par Rhazès au IXe siècle, mérite à certains égards sa réputation. Souvent altéré par l’ignorance des traducteurs ou l’infidélité des copistes, il a repris aujourd’hui sa pureté primitive. Aux notions éparses recueillies avant lui, Rhazès a réuni les résultats de ses observations personnelles. Son œuvre a paru suffire pendant plus de cinq cents ans, puisque les auteurs qui se sont succédé durant cette longue période, n’y ont presque rien ajouté[333].
L’auteur arabe donne pour la prophylaxie de la petite vérole des préceptes qui s’inspirent d’une sage hygiène.
En théorie, il admet que le sang des enfants doit entrer en fermentation pour passer à l’adolescence, et c’est la petite vérole qui élimine les humeurs superflues; c’est ainsi qu’il explique l’aptitude spéciale du jeune âge à contracter cette maladie. Mais comme les adultes et les vieillards n’en sont pas exemptés, il a fallu recourir à des accommodements sur lesquels il est inutile d’insister.
Ses prescriptions curatives décèlent un excellent esprit pratique. Il règle minutieusement la diète du malade; indique les moyens d’accélérer l’éruption, de prévenir les accidents résultant du siége des boutons sur les yeux, la bouche, le nez, les oreilles, etc. On remarquera qu’il redoute beaucoup les graves désordres provoqués par les pustules qui recouvrent les articulations. Il recommande d’ouvrir sans retard celles qui sont volumineuses, sous peine de voir survenir des dénudations des os, des muscles et des tendons. D’où j’induis que cet accident devait être commun à cette époque.
Contre certaines traces laissées par les boutons, l’auteur préconise, selon l’usage du temps, une foule de topiques dont il aurait eu sans doute bien de la peine à justifier la formule. La recette pour la restauration des cicatrices en creux est des plus simples, et Rhazès en confie l’exécution aux intéressés: Onctions avec le beurre mélangé de safran des Indes (curcuma), bains réitérés et frictions fréquentes[334].
Quel que soit le mérite du Traité dont je viens de donner un simple aperçu, on y découvre des lacunes inexplicables. L’auteur n’indique ni la marche, ni les caractères, ni la forme ombiliquée de l’éruption, et il ne paraît pas soupçonner sa contagiosité.
Après Rhazès, Avicenne a consacré à la petite vérole un chapitre important de ses œuvres[335]. Il n’y aurait aujourd’hui rien à retoucher au tableau qu’il a tracé des phénomènes précurseurs; mais il n’établit aucune distinction entre les symptômes, ni pour leur fréquence, ni pour leur ordre de succession. Il insiste longuement sur le pronostic et les indices qu’il peut tirer de la couleur, du nombre, du volume et de la consistance des pustules. Elles peuvent être blanches, jaunes, rouges, vertes, violettes, noirâtres. Plus elles se rapprochent de la teinte noire, plus elles sont dangereuses; plus elles s’en éloignent, plus elles sont bénignes. Leur blancheur est donc du meilleur augure. Avicenne note aussi le danger des éruptions à marche irrégulière, qui sortent et rentrent alternativement, surtout si elles ont une teinte violette.
On ne s’explique pas qu’un observateur aussi attentif ait négligé de distinguer les phases si remarquables de la fièvre. Il se borne à constater qu’il est plus rassurant de voir la fièvre précéder l’éruption que de voir les boutons se montrer avant tout mouvement fébrile. D’où je serais porté à penser qu’il ne distinguait pas nettement en nosologie, les fièvres éruptives des éruptions fébriles; et qu’il a pu prendre plus d’une fois pour des varioles, des exanthèmes qui n’en offraient que les apparences.
Mieux renseigné que Rhazès par l’expérience, Avicenne reconnaît formellement, dès les premières lignes, la contagion de la variole et de la rougeole. «Sunt variolæ et morbilli in classe morborum contagiosorum.»
Je ne veux ici consigner qu’un détail du traitement. L’auteur prescrit d’ouvrir les pustules parvenues au septième jour, et présentant les signes d’une maturation complète; et par un raffinement destiné à frapper l’imagination des malades et du public, il veut qu’on se serve d’une aiguille d’or, en ayant soin d’éponger avec du coton, l’humeur dont on provoque l’écoulement.
En théorie, il adopte les idées de son devancier sur la fermentation du liquide sanguin, comparée à celle du suc de raisin qui se purifie en se débarrassant d’une lie épaisse et terreuse: hypothèse grossière dans sa formule; mais qui n’est pas plus paradoxale que tant d’autres, aujourd’hui surtout où le rôle confié aux ferments pour la génération des maladies, tend à dépasser toute mesure.
Les auteurs arabes qui sont venus après Rhazès et Avicenne, n’ont rien ajouté à leurs travaux, et ont laissé l’étude de la petite vérole à peu près où ils l’avaient prise. Esclaves de la loi de Mahomet et du fatalisme qu’elle impose, ils n’ont pas osé toucher à la question prophylactique. Nous avons vu que Rhazès avait été mieux inspiré et que son esprit élevé avait secoué hardiment la tyrannie d’un préjugé absurde qui livre l’homme sans défense à tous les maux qui le menacent.
Constantin l’africain est le premier médecin qui ait écrit en latin sur la petite vérole[336]. Il appelle variola la maladie éruptive, et réserve le pluriel pour les pustules elles-mêmes[337]. Théoriquement il ne considère la variole, que comme l’acte éliminateur des détritus laissés dans le sang de l’enfant par le sang menstruel qui l’a nourri pendant la vie intra-utérine, et par le lait qui lui a servi d’aliment après la naissance. Un individu peut la contracter, soit pour avoir ressenti l’impression de l’air pestilentiel, soit pour avoir respiré les émanations adhérentes au siége sur lequel un varioleux s’est antérieurement assis. Il est impossible de ne pas reconnaître ici la contagion médiate, quoique l’auteur n’ait pas écrit le mot.
Constantin énumère assez exactement les phénomènes de l’invasion; mais il n’y a pas compris la douleur lombaire caractéristique. En s’occupant de la forme, de la consistance, de la couleur des pustules dans leur rapport avec le pronostic, il n’oublie pas de noter les cas où elles sont confluentes. (Altera alteri conjungitur.)
C’est à Sydenham, dans le XVIIe siècle, qu’appartient l’honneur d’avoir doté la science d’une description de la variole qui est restée un modèle[338]. Boerhaave la tenait en si grande estime, qu’il convenait n’avoir pu y faire que des additions de peu d’importance, quoiqu’il en fût à la dixième lecture[339]. Les médecins n’ignorent pas que l’Hippocrate anglais réforma le traitement en vogue de la variole, et le remplaça heureusement par la méthode rafraîchissante, non sans mériter le reproche d’en avoir fait un emploi trop exclusif[340].
Lorsque la petite vérole, digne satellite de la peste bubonique, lançait sur tous les hommes ses traits empoisonnés, et infligeait à un grand nombre de ceux dont elle épargnait la vie, des maux sans remède ou des difformités repoussantes, quel n’eût pas été l’étonnement des médecins, s’il leur eût été donné de lire dans l’avenir, et d’y voir, en premier lieu, l’inoculation artificielle, cette heureuse témérité qui conjurait, en les affrontant, les dangers du fléau, et plus tard, ce talisman de la vaccine qui le supprimait en prenant sa place! Et pourtant, douze siècles devaient s’écouler, avant que l’art, désolé de son impuissance, s’enrichît de ces inventions providentielles qui venaient rendre un peu de calme à la famille humaine, fatalement vouée à tant d’épreuves. Exemple unique dans les fastes des épidémies, et qui forme le trait le plus saillant de l’histoire de la petite vérole[341]!
On sait que certains animaux sont sujets à des maladies éruptives que quelques ressemblances avec notre variole ont fait désigner du même nom. Ce fait a même été exploité par les détracteurs obstinés de la vaccine, qui en ont déduit qu’une loi naturelle assujettit tous les êtres vivants à ce travail dépuratoire et, qu’en conséquence, l’origine de la variole remonte au berceau du genre humain.
A quoi je réponds que cette prétendue loi est démentie par l’observation, puisqu’un grand nombre d’espèces animales sont visiblement exemptées de cet impôt. Si l’homme est devenu, au VIe siècle, la proie d’une maladie éruptive nouvelle, il ne répugne en rien d’admettre que certains animaux soumis aux mêmes influences en aient aussi subi l’impression. Le régne simultané des épidémies et des épizooties, est de notoriété vulgaire dans leur histoire. D’après une statistique dressée par Paulet, sur quatre-vingt-douze épizooties dont il a recueilli la relation dans ses lectures, vingt et une ont été communes aux animaux et à l’homme. On pourrait, à la rigueur, n’y voir qu’une coïncidence fortuite. Mais si l’on tient compte de la fréquence de ces associations et des rapports symptomatiques constatés des deux parts, on ne peut guère méconnaître l’œuvre collective des mêmes facteurs pathogéniques.
L’analogie de certaines éruptions des animaux avec l’éruption de la variole humaine, n’a pas échappé aux Anglais, qui leur ont donné le même nom: small-pox (variole de l’homme, littéralement petite vérole); cow-pox (variole de la vache); horse-pox (variole du cheval); swine-pox (variole du porc); chicken-pox (variole du poulet).
Je sais bien que dans le langage usuel de la médecine anglaise, les mots: chicken-pox et swine-pox, servent à désigner deux variétés de varicelle. Dans la première, les vésicules sont petites, en pointe, ou aplaties. Dans l’autre, elles sont grandes, globuleuses, molles, plus larges au milieu qu’à la base. Ces deux dénominations ne devraient donc pas être prises à la lettre, et n’indiqueraient que deux formes différentes de l’éruption.
Il n’en est pas moins vrai que les vétérinaires ont observé des boutons varioliformes chez divers oiseaux de basse-cour, tels que les poules, les oies, les pigeons, les dindons.
D’autre part, Viborg a décrit comme analogue à la petite vérole de l’homme, une maladie éruptive qu’il a observée chez le porc.
Sacco assure aussi qu’en Italie cet animal est sujet à une éruption générale et contagieuse, à laquelle on a cru devoir donner le nom de variole.
Il paraît que le chien a aussi son exanthème varioleux. Une maladie de ce genre a été observée à l’École vétérinaire de Lyon en 1809. Avant cette époque, elle avait déjà été signalée, et depuis on a eu quelques occasions de la revoir[342].
On est surpris de ne pas compter dans la nomenclature anglaise des varioles ou pox, la clavelée des bêtes à laine, fièvre éruptive que des hippiâtres très-autorisés confondent avec notre petite vérole[343]. Dans le midi de la France, on lui donne le nom de picote, qui s’applique indifféremment à la variole. Cette homonymie vulgaire est justifiée non-seulement par les analogies symptomatiques des deux maladies, mais aussi par la fréquence de leur coexistence épidémique. A l’heure où j’écris ces lignes, la petite vérole, atténuée par la vaccine, règne sur plusieurs points du département de l’Hérault, pendant que les troupeaux sont la proie d’une épizootie de clavelée dont l’inoculation préventive modère efficacement les ravages[344].
Ces rapports, qui se révèlent au premier coup d’œil, avaient même suggéré l’idée d’essayer la vaccine sur les moutons condamnés aux assauts périodiques d’un fléau meurtrier. Mais ces expériences n’ont donné que des résultats contradictoires entre les mains des hommes les plus compétents: ce qui signifie peut-être qu’elles n’ont pas dit le dernier mot et qu’elles demandent à être reprises[345].
Parmi les éruptions varioliformes des animaux dont l’étude appartient à l’hippiatrie, il en est une que la médecine humaine revendique comme une de ses plus belles conquêtes. C’est la picote de la vache, plus connue sous son nom anglais de cow-pox, que Jenner a rendu célèbre.
Comme rien de ce qui touche cette étrange maladie ne peut être indifférent, il serait curieux de rechercher si elle a accompagné la petite vérole à sa première apparition.
Une ligne de la chronique de Marius est le seul document qui permette d’essayer une conjecture.
Après avoir annoncé, dans le passage que j’ai déjà cité, l’invasion de la Gaule et de l’Italie par une maladie épidémique accompagnée de flux de ventre et de variole, Marius ajoute immédiatement que, dans les mêmes régions, il y eut une grande mortalité parmi les bêtes bovines.
«Anno 570, morbus validus cum profluvio ventris et variola Italiam Galliamque valde affecit; et animalia bubula, per loca supra scripta, maximè interierunt[346].»
La maladie qui frappait le gros bétail était-elle, en réalité, la picote, et Marius assistait-il à l’avénement simultané des deux fièvres éruptives? Ou bien s’agirait-il d’une épizootie bovine indéterminée qui n’aurait, avec la variole humaine, d’autre rapport que celui de leur coïncidence?
Je ne trouve, du moins, à la première version rien d’invraisemblable. Le rapprochement des deux faits inscrits par Marius, sans commentaire, permettrait de croire qu’il n’hésitait pas à rapporter les deux fléaux à une généalogie commune. Mais en l’absence de tout élément de diagnostic, il est prudent de ne pas aller au delà d’un simple soupçon.
Si l’on objectait que la picote bovine de nos jours ne répond, ni pour sa gravité, ni pour son extension, au sombre tableau tracé par le vieux chroniqueur, je me rejetterais sur la malignité exceptionnelle du génie épidémique, dont la marche du temps aurait progressivement adouci la férocité primitive, hypothèse qui pourrait se prévaloir de certains faits du même ordre[347].
Dans l’orageuse discussion sur l’origine du vaccin, qui a tant agité l’Académie de médecine en 1863, au milieu de vérités pratiques qui ont ouvert à la science des horizons nouveaux, quelques paradoxes se sont fait jour, et je n’hésite pas à qualifier ainsi l’opinion qui affirme l’identité de la petite vérole et de la vaccine, malgré ma considération pour les autorités qui la patronnent[348].
Il est certain que si l’on se borne à comparer leurs éruptions respectives, on trouvera, entre la pustule vaccinale et la pustule varioleuse, tant de ressemblances, qu’il n’est pas de médecin, si exercé qu’on le suppose, qui soit en état de les distinguer[349].
Mais si on établit le diagnostic différentiel des deux maladies sur sa véritable base, c’est-à-dire, sur le rapprochement des principaux attributs que l’observation pathologique leur assigne, il n’est pas possible de les confondre.
1o La durée de la période d’incubation de la variole est notablement plus longue que celle de la vaccine.
2o Le mouvement fébrile est très-prononcé dans la variole, presque inaperçu dans la vaccine.
3o Généralement, le nombre des pustules varioliques dépasse de beaucoup celui des points d’insertion et peut aller jusqu’à la confluence. Il est presque inouï au contraire, que l’inoculation vaccinale fasse naître plus de boutons qu’il n’y a eu de piqûres, et, le cas échéant, ces boutons surnuméraires sont en petit nombre.
4o La variole est presque toujours dangereuse et trop souvent mortelle, tandis qu’on peut compter sur la bénignité naturelle de la vaccine, sauf l’éventualité infiniment rare de quelques complications intercurrentes qui la détournent de sa marche normale.
5o Le virus varioleux est vaporeux ou halitueux, et se mêle à l’air, dans un certain rayon, comme les principes odorants. La fixité du vaccin lui interdit toute expansion hors du dépôt où il s’est formé.
6o Enfin, si on inocule un mélange des deux virus, on voit surgir deux éruptions correspondantes à leur double origine. Cette expérience souvent répétée a toujours donné les mêmes résultats[350].
Ce n’est donc pas sans motif qu’on renonça à l’inoculation variolique, qui rachetait ses bienfaits par de graves inconvénients, pour lui substituer l’insertion du cow-pox dont l’innocuité était aussi assurée que son pouvoir préservateur[351]. L’identité des deux maladies une fois admise, la logique voudrait qu’on employât indifféremment dans la pratique l’un ou l’autre virus. Est-il un seul médecin qui ne reculât devant la reprise de l’ancien procédé, au risque même d’une inconséquence? Il y a trop longtemps que le vaccin a fait ses preuves pour qu’on ose répudier des services aussi éclatants, sur la foi d’une présomption qui, après tout, n’est point infaillible. En un mot, si la vaccine a conquis, d’un commun accord, la préséance sur sa rivale, c’est apparemment qu’elle en diffère par quelque trait essentiel, et qu’elle ne représente pas, au fond, la même entité morbide.
D’après une théorie fort en vogue parmi les médecins, et assez bien vue des gens du monde, le vaccin serait l’antagoniste ou le neutralisant de je ne sais quel germe inné dont la préexistence matérielle est encore une des fictions favorites du vieil humorisme.
Renonçons à une hypothèse qui ne soutient pas l’examen, et bornons-nous au simple énoncé du fait empirique.
La picote de la vache, transportée sur l’homme, lui tient lieu de la petite vérole à laquelle il serait tôt ou tard condamné. Les deux virus, malgré la diversité de leur origine, se suppléent dans leurs effets. La garantie qu’ils offrent contre la variole est la même, et à ce point de vue, ce sont de vrais succédanés. Quand on a le choix, on doit naturellement la préférence à celui qui a toujours été sans reproche. En dépit de quelques divergences plus apparentes que sérieuses, je crois traduire l’opinion unanime des médecins, en disant qu’il ne serait permis d’exhumer l’inoculation de la variole que dans le cas (quod numen avertat!) où la source du vaccin viendrait à se tarir.
En retraçant rapidement le souvenir du mémorable débat académique, j’ai voulu seulement justifier cette conclusion, directement afférente à mon sujet: que le cow-pox est une maladie nouvelle comme la variole. Il y a indécision sur sa date historique. Mais comme l’expérience nous a appris que la maladie de l’animal peut passer à l’homme, dans certaines conditions bien définies d’imprégnation naturelle, on est porté à se demander si les faits qui l’attestent, n’auraient pas été inaperçus ou méconnus, pendant de longs siècles. Toujours est-il qu’ils ne nous apparaissent qu’au moment où Jenner s’emparant, avec la pénétration du génie, d’une tradition populaire, en dévoile le secret ignoré, et dote notre nosologie d’une maladie artificielle qui est le plus grand bienfait de la médecine contemporaine[352].
SECTION II
DE LA ROUGEOLE CONSIDÉRÉE COMME MALADIE NOUVELLE
«Ainsi que la petite vérole, la rougeole est certainement une maladie de date moderne, une maladie que l’antiquité grecque et latine n’a point connue. Ce n’est que plusieurs siècles après Jésus-Christ qu’elle a paru... Quoi qu’en aient dit certains écrivains qui, par voie d’interprétations plus ou moins forcées, plus ou moins sophistiquées, prétendent tout voir, tout retrouver dans les écrits de la médecine antique, il nous est impossible en vérité d’y apercevoir la moindre mention de la rougeole. C’est faire injure aux anciens, c’est méconnaître le génie des Hippocrate, des Celse, des Arétée, des Galien, ces grands peintres de la nature souffrante, que de s’imaginer qu’ils aient connu une semblable maladie et qu’ils n’en aient jamais parlé que d’une façon équivoque ou énigmatique[353].»
Ces lignes de M. le professeur Requin résument, dans les meilleurs termes, mon opinion personnelle sur l’origine récente de la rougeole, déjà implicitement démontrée dans la section précédente.
Dès le VIe siècle, la variole et la rougeole s’associent pour allumer de graves épidémies dont la physionomie insolite déroute la médecine contemporaine. Plus tard, les Arabes les décrivent en même temps, comme pour remplir une double lacune de la science. A partir de cette époque et sous des noms divers, la nosologie ouvre son cadre à deux fièvres éruptives dont on ne perdra plus la trace jusqu’à nos jours. Bref, leur réunion constante, depuis leur première apparition authentique, est, tout au moins, une forte présomption en faveur de leur génération simultanée.
Je n’ai pas besoin de dire que cette opinion a eu ses contradicteurs. Ceux qui prétendent avoir démêlé la variole dans certains textes complaisants, n’ont pas eu plus de peine à en faire sortir la rougeole. Non-seulement on a affirmé qu’Hippocrate avait connu cette maladie, mais Jean Manard a soutenu qu’elle a été désignée par les anciens sous le nom d’Herpès, assertion arbitraire contre laquelle le savant Jérôme Mercuriali a vivement protesté[354].
D’autres, parmi lesquels je me contenterai de nommer Welsch, Fernel, Hahn, Willan, Bateman, assurent que les Grecs décrivent la rougeole sous la dénomination d’exanthème, d’érysipèle, etc. Ma réfutation viendrait trop tard après celle de Gruner, qui me paraît péremptoire[355].
Les éruptions pourprées avec ou sans fièvre, les taches comparables aux piqûres des cousins, si souvent mentionnées par Hippocrate et son école, rappellent bien, sans doute, les papules de la rougeole; mais la similitude s’arrête aux apparences, et il est certain qu’on ne trouve nulle part dans les écrits des anciens, un signalement nosographique applicable à ce type si accentué et si répandu de la fièvre éruptive de nos jours.
On se souvient que Freind regardait l’Égypte comme le berceau de la variole, sans pouvoir toutefois en donner la preuve historique. Borsieri attribue aussi même provenance à la rougeole[356]. Ce n’est là qu’une simple conjecture; cependant il me paraît très-vraisemblable que ces deux maladies, qui ont fait ensemble leur entrée dans le monde, ont eu une patrie commune.
Une chose est certaine, c’est que la rougeole, après avoir parcouru l’Europe comme la variole, prit une telle extension qu’on rencontrait à peine quelques personnes qui n’en eussent été atteintes[357].
S’il nous a été permis, l’histoire à la main, de suivre la variole dans les principales étapes de son long voyage, nous manquons de renseignements sur la marche de la rougeole. La raison en est, que la première avec ses symptômes si frappants, ses formes hideuses, ses infirmités indélébiles, absorbait exclusivement l’attention des contemporains. Les deux maladies se montraient côte à côte, avec cette diversité de caractères qui a obligé plus tard les nosologistes à multiplier leurs variétés. Il est telle modification de leurs éruptions respectives qui change leur physionomie et obscurcit leur identité. Ce n’est pas sans de longues et nombreuses observations qu’on est parvenu à mettre un peu d’ordre dans ce chaos. Au VIe siècle, ce problème si complexe s’imposait, pour la première fois, à la médecine, et il n’est pas douteux que la rougeole n’ait souvent passé inaperçue sous le couvert de la variole. Je ne serais pas éloigné de croire qu’elle figurait, pour sa part, au milieu de ces maladies tachetées (valetudines variæ), dont parle Grégoire de Tours.
Aaron est le premier qui ait donné à la rougeole un nom spécial que ses traducteurs ont rendu par blacciæ. La signification de ce mot est encore débattue. Certains érudits y ont reconnu la roséole de la nosologie moderne. L’interprète de Rhazès a rapproché dans le même passage trois maladies exanthématiques, variolæ, morbilli, blacciæ. La rougeole (morbilli) serait donc distincte des blacciæ. D’autre part, Ingrassias, au XVIe siècle, et Conringius, au XVIIe, sont d’accord pour retrouver dans le mot blacciæ, la maladie que les Arabes appellent hhumrah ou alhhumrah, et qui ne serait autre que l’éruption nommée de nos jours scarlatine, rubeola de quelques auteurs latins[358], rossalia des Italiens. Enfin Werlhof, dont l’autorité est pour moi décisive en ces matières, regarde le mot blacciæ comme la traduction barbare du mot arabe hhazba ou alhhazba, qui correspond à la rougeole ou morbilli[359]. Ces tâtonnements de la nomenclature ont au moins ce bon côté, qu’ils témoignent à leur manière, de la nouveauté des maladies qui attendent une désignation définitive.
D’après le titre de son livre, Rhazès s’engageait à écrire conjointement l’histoire de la variole et de la rougeole; mais c’est à peine s’il prononce le nom de cette dernière maladie. On voit qu’elle n’est, à ses yeux, qu’une sorte de diminutif, engendré, selon les théories en vogue, par une moindre proportion de matière morbifique. Quand il veut caractériser la rougeole maligne ou mortelle, il lui assigne des formes qui la rapprochent de la variole. Il est impossible de débrouiller dans cette relation nosographique, l’individualité morbilleuse. Sa pathognomonie n’y est pas même indiquée, et la variole y domine presque sans partage. Le reproche que cette indécision semblerait mériter à Rhazès, est bien atténué par cette circonstance que l’incertitude s’est perpétuée pendant plusieurs siècles; tant l’observation en médecine est lente et complexe! Durant cette longue période, les deux maladies passent pour de simples variétés du même mode morbide, susceptible de prendre, au gré des conditions individuelles, la forme de variole ou de rougeole.
Avicenne, qui a écrit cent ans après Rhazès, n’est pas plus précis que lui, et paraît n’avoir pas mis à profit les acquisitions cliniques dont l’art aurait dû s’enrichir dans cet intervalle.
D’après lui, il n’y aurait le plus souvent aucune différence entre les deux exanthèmes. La rougeole (morbilli) n’est qu’une variole bilieuse (variola biliosa) dont l’éruption est d’un moindre volume et ne dépasse presque pas, surtout au début, la superficie de la peau, tandis que les varioles (variolæ) constituent, dès leur apparition, des élevures assez marquées. Les morbilles sont en outre moins abondantes et affectent moins les yeux. Les signes de leur invasion sont à peu près les mêmes. Toutefois le trouble de l’estomac, l’anxiété, et le sentiment d’ardeur générale sont plus modérés, et la douleur au dos est moins vive... Les pustules varioliques naissent successivement; l’apparition des taches morbilleuses est, pour l’ordinaire, subite[360].
Avicenne signale de plus, sous le nom de hhamikha, une autre espèce d’exanthème plus bénin, qui tiendrait le milieu entre la rougeole et la variole. «Sunt quædam exanthemata inter variolas morbillosque media; hhamikha appellantur, suntque ipsis salutariora.»
Les avis sont partagés sur la nature de cette maladie. Les uns ont opiné pour la roséole, d’autres pour la scarlatine.
Quelques auteurs ont cru deviner, sous cette étiquette, une espèce morbide mixte ou hybride, traduisant la combinaison de la rougeole et de la scarlatine. Ce serait alors cette fièvre éruptive très-connue des médecins allemands qui l’appellent vulgairement rotheln, en latin rubeola[361].
Sprengel prétend que le hhamikha, distingué par Avicenne de la rougeole (hhazbâh) et de la variole (giodari), n’est autre que le rotheln des modernes qu’il faut bien, dit-il, séparer de la scarlatine. Croira-t-on après cela que cet auteur, oubliant qu’il ne s’adresse pas uniquement à ses compatriotes, n’a pas jugé à propos de nous apprendre ce qu’est le rotheln! Et cependant il reproche vivement à la plupart des écrivains étrangers à l’Allemagne de ne pas distinguer la scarlatine, du rotheln et de la rougeole. J’ignore la part de responsabilité qui revient à l’interprète français de Sprengel; mais je recommande les trois pages qui renferment ce détail, comme un rare modèle d’obscurité et de confusion[362].
La médecine française a gardé le silence sur le rotheln, qui n’est pas même nommé dans nos traités contemporains de pathologie interne. Comme cette étude n’est pas sans quelque importance historique, on doit savoir gré à M. le docteur E. Gintrac d’avoir consacré un article spécial à la rubéole dans le groupe des fièvres exanthématiques[363].
Une question se présente tout d’abord. Existe-t-il en réalité une maladie indépendante, tenant à la fois de la scarlatine et de la rougeole, méritant une place à part dans le cadre nosologique, sous le nom de rubéole ou tout autre équivalent? C’est à l’expérience de décider, et je ne sache pas qu’elle se soit encore prononcée formellement pour l’affirmative.
Les faits recueillis avec une sorte de complaisance par nos confrères d’outre-Rhin, mieux placés pour les observer, et les déductions qu’ils se sont crus en droit d’en tirer, n’ont point entraîné mon assentiment. M. Gintrac a parfaitement résumé l’état actuel de la science, en y ajoutant quelques indications empruntées à sa pratique; mais la conclusion vers laquelle il semble incliner, reste encore bien incertaine. Pour répondre au signalement qu’on lui attribue, la rubéole devrait être, dans l’ordre pathologique, ce que sont, en chimie, ces composés dont la nature toute nouvelle n’a rien gardé de celle de leurs éléments constitutifs. Les partisans conséquents de son individualité morbide ne peuvent l’entendre autrement.
La preuve cependant que l’accord est loin d’être établi, même en Allemagne, c’est que les auteurs interprètent très-diversement les faits qu’ils rapportent. On les voit parler tantôt de roséole, tantôt de roséole-scarlatineuse, ou de roséole-morbilleuse, tantôt enfin de scarlatine-rubéoleuse. L’indécision du langage ne réfléchit-elle pas l’indétermination du sujet?
François Hildenbrand trace le tableau symptomatique de la rubéole, et déclare qu’elle n’est ni une rougeole, ni une scarlatine modifiées, mais une maladie nouvelle. Voilà indubitablement une espèce morbide bien distincte, et il ne s’agit plus que de savoir si les faits confirment ou démentent cette assertion; mais quand l’auteur ajoute que «cette maladie peut provenir de la rencontre fortuite des miasmes des deux exanthèmes,» cette pathogénie me semble inconciliable avec son opinion[364].
S’il faut, pour créer la rubéole, la connivence des virus de la scarlatine et de la rougeole, cette maladie rentre dans l’ordre de celles que le règne collectif des fièvres exanthématiques met journellement sous les yeux des praticiens. Deux ou trois éruptions s’unissent sur le même sujet, marchent de concert ou s’influencent réciproquement. La physionomie du mélange peut être confuse ou révéler des prédominances symptomatiques qui éclairent sa nature. Pourtant on n’a jamais songé à ériger ces promiscuités accidentelles en autant d’entités morbides décorées d’un nom spécial[365]. Valentin Hildenbrand signale des scarlatines de forme miliaire, qu’il dit être les plus communes à Vienne[366]. Pourquoi n’en ferait-on pas une espèce particulière, au même titre que la rubéole? Et où s’arrêterait l’analyse clinique engagée dans cette voie?
On ne peut nier que les maladies ainsi composées, n’offrent un grand intérêt pratique, et l’observation y découvre un curieux sujet d’études. Mais la conséquence qu’on s’efforce d’en déduire me paraît, dans l’espèce, en opposition avec les vrais principes de la nosologie et fort mal justifiée, jusqu’à preuve contraire, par le commentaire impartial des faits allégués en sa faveur.
Pour dire toute ma pensée, je ne crois pas qu’Avicenne ait eu l’intention qu’on lui prête. Au point où se trouvait de son temps la question si vague et si embrouillée des fièvres éruptives, la science n’était pas assez sûre d’elle-même pour démêler aussi nettement, un type morbide sui generis sous une telle complication de symptômes. Ce soupçon a pu naître a posteriori dans l’esprit des cliniciens familiers avec ces vicissitudes imprévues de l’observation; et rien ne prouve qu’ils aient touché juste. C’est à peine si le laconisme de l’auteur arabe permet quelques conjectures.
Prend-on parti pour la roséole, l’allusion ne conviendrait que par la bénignité relative qu’on lui attribue.
Si l’on se décide pour la scarlatine, on ne comprend guère pourquoi elle serait représentée comme un terme moyen entre les varioles et les morbilles, quand on sait surtout que l’intervalle laissé par l’auteur entre ces deux exanthèmes est à peu près nul.
Ceux que cette raison n’ébranlerait pas et qui ne se croiraient pas moins fondés, d’après l’analogie, à retrouver, dans le hhamikha, la scarlatine des modernes, s’engagent, par cela même, à reporter la date authentique de l’avénement de cette fièvre rouge, six siècles avant celle que lui assignent généralement les monographes[367].
Je garde donc mes doutes, que je soumets à l’appréciation du lecteur. Pour être plus affirmatif, il m’eût fallu des renseignements que je n’ai découverts nulle part.
Ce qu’on peut certifier, c’est que la confusion de la variole et de la rougeole prévalait encore dans la pensée des médecins, après deux cents ans d’études.
On n’obtient pas une réponse plus satisfaisante quand on interroge Constantin l’Africain.
Fidèle à ses habitudes, cet écrivain se traîne sur les pas des Arabes, sans prendre la peine de grossir leur bagage du produit de son observation personnelle.
Dans le chapitre relatif à la variole, dont j’ai ailleurs donné un extrait, il se contente de dire, aux dernières lignes, que la rougeole n’est qu’une variole, provenant spécialement de la chaleur du sang, et accompagnée d’une éruption rouge qui s’efface insensiblement sans s’ouvrir[368].
Prosper Martian, qui pratiquait la médecine à Rome, vers le milieu du XVIe siècle, donnait le nom de rosalia à la rougeole. Il est bon d’en être prévenu, pour ne pas s’y méprendre et sous-entendre la scarlatine.
Hippocrate parle de certaines éruptions (aspritudines) qui rendent la peau légèrement raboteuse et rappellent, par leur forme, les piqûres des cousins.
Martian proteste contre l’opinion de Valésius et de quelques autres médecins qui les assimilent aux pétéchies. Selon lui, elles en diffèrent notablement, et auraient plus de rapport avec les sudamina et autres éruptions miliaires, dont elles dépasseraient seulement les dimensions. Il les a, dit-il, souvent observées pendant le cours des fièvres, principalement des fièvres ardentes, et même sans aucun mouvement fébrile. Le peuple de Rome, trompé par les apparences, donnait à cette maladie le nom de rosalia, qui appartient à une éruption d’une tout autre nature.
Martian ne saurait retrouver dans les aspritudines d’Hippocrate aucun des exanthèmes dont il admettait, à bon droit, l’origine récente. Aussi réserve-t-il exclusivement la dénomination de rosalia pour «une maladie spéciale des enfants, qu’ils ne peuvent pas plus éviter que la variole. Elle débute par une fièvre violente, suivie, vers le troisième ou quatrième jour, d’une éruption de petites taches rouges qui s’élèvent peu à peu, et rendent la peau âpre au toucher. La fièvre dure jusqu’au cinquième jour, et quand elle a cessé, les papules commencent à s’effacer insensiblement[369].»
Cette description ne peut évidemment s’adapter qu’à la rougeole, et cependant Martian reproche aux médecins de confondre cette maladie éruptive avec les morbilli d’Avicenne, malgré leur profonde différence. En effet, dit-il, les morbilles et les varioles sont déclarées, par le médecin arabe, également graves et souvent mortelles, tandis qu’il est infiniment rare que la rosalia vraie ait une terminaison funeste; ce qui n’arrive que par l’imprudence du malade ou la faute du praticien, surtout s’il a saigné mal à propos. D’où Martian déduit que la maladie morbilleuse d’Avicenne n’est qu’une espèce particulière de variole (speciem quamdam variolarum), qui l’accompagne d’habitude, et ne s’en distingue que par le moindre volume de son éruption.
Cette opinion de Martian était de son temps si générale, que dans certaines localités, ainsi qu’il en fait la remarque, le peuple appliquait indistinctement aux morbilli et aux variolæ le nom commun de morviglioni ou de varioli.
Il est impossible de mettre en doute qu’Avicenne n’ait voulu désigner la rougeole, quand il l’a inscrite à côté de la variole, quoiqu’il n’ait pas nettement caractérisé sa spécificité individuelle. Si Martian attribue à la rosalia un pronostic toujours rassurant, cela indique tout au plus qu’il n’avait pas eu occasion de voir des épidémies de rougeole, graves ou malignes qui l’auraient cruellement détrompé. Quoi qu’il en dise, la maladie dont il parle n’est autre que les morbilli d’Avicenne. Il s’en fait sans doute une idée plus précise, et c’est peut-être pour ce motif qu’il ne la reconnaît pas dans la description incertaine de l’auteur arabe. La vérité est, qu’il restait encore bien des obscurités sur cette question de diagnostic différentiel, et que l’état de la clinique contemporaine ne permettait pas au médecin romain de les dissiper entièrement.
Aujourd’hui que la nosologie a définitivement saisi la ligne de démarcation tracée par la nature entre la variole et la rougeole, on a quelque peine à s’expliquer ces fluctuations interminables. «Experientia fallax, judicium difficile!» dirait encore Hippocrate.
Au temps de Sennert, c’est-à-dire du XVIe au XVIIe siècle, les médecins étaient encore si mal fixés, qu’ils désignaient également l’une et l’autre maladie par le terme morbilli ou variolæ[370]. Sennert lui-même, tout en s’efforçant d’être plus précis, se demande si l’affection ne prendrait pas, suivant les individus, la forme de la petite vérole ou celle de la rougeole[371].
Cette indécision ne tient pas uniquement aux difficultés du sujet, et à la multiplicité des éléments de solution dont il faut tenir compte. L’homonymie qui a confondu, dès l’origine, la rougeole avec des maladies éruptives très-différentes au fond, n’a pas peu contribué certainement à voiler son identité.
Le nom de morbillus que lui imposa la latinité du moyen âge, signifiait-il petite peste par opposition avec la peste qui courait alors le monde et qu’on appelait morbus, la maladie par excellence?
Je n’ai pas d’objection à cette étymologie qui est généralement acceptée et paraît assez plausible[372]. Je ferai seulement remarquer que le pluriel morbilli, qui a fini par prévaloir exclusivement dans l’usage, ne peut plus avoir le même sens. Il n’indique, en effet, que l’exiguïté des papules de la rougeole, comparées au volume des boutons varioliques. Le savant Ducange ne l’entend pas autrement[373].
Cela est si vrai, que le terme morbilli, plus spécialement consacré à la rougeole, est aussi employé par certains auteurs pour représenter des éruptions, composées de papules ou de taches nombreuses et de petite dimension, associées à des maladies très-diverses, soit comme phénomène habituel, soit comme complication accidentelle.
La confusion, pour le rappeler en passant, alla même si loin que les fièvres éruptives furent divisées en deux genres d’après la forme et le caractère de leurs exanthèmes respectifs. C’est ce qu’il faut toujours avoir présent à l’esprit quand on parcourt les écrits postérieurs à Rhazès.
On s’assure en effet que la dénomination de varioles comprenait les maladies accompagnées d’élevures cutanées plus ou moins prononcées, remplies d’une humeur morbide, telles que les pustules, les vésicules, les bulles.
Dans les morbilles, l’éruption se composait de taches ou de papules dépassant à peine la superficie de la peau et ne renfermant aucun dépôt liquide[374].
La terreur qu’inspirait la peste, peut bien expliquer l’adoption populaire du diminutif morbillus appliqué à une maladie nouvelle qui semblait, par comparaison, presque bénigne; mais je n’ai la prétention d’apprendre à aucun praticien que cet euphémisme reçoit souvent de cruels démentis.
D’après Rosen, la rougeole fit d’innombrables victimes à Stockholm, en 1713[375].
Elle fut plus meurtrière encore à Vienne en 1732. Les malades étaient presque tous atteints de gangrène à la gorge, et succombaient le troisième ou le quatrième jour[376].
Morton observa à Londres, en 1671, une épidémie de rougeole qui enlevait, par semaine, environ trois cents personnes. Une angine ou une péripneumonie suraiguë suffoquait soudainement les malades, dans la seconde période[377].
Tous les médecins retrouveraient dans leurs souvenirs des faits analogues.
Aux preuves que j’ai données de l’origine récente de la rougeole, j’en ajouterai une dernière, extraite des Éphémérides de Baillou.
«Nous vîmes, dit-il (pendant l’automne de 1575), grand nombre d’enfants et même leurs mères, dont le corps était couvert d’exanthèmes rouges. Il n’y avait ni fièvre ni dégoût pour les aliments. Devions-nous être pleinement rassurés? Nullement, malgré le manque de fièvre. Car Hippocrate raconte qu’un enfant chez lequel s’étaient montrés des exanthèmes sans fièvre, fut pris de convulsions et mourut. Les apparences les plus bénignes laissent encore des craintes[378].»
Voilà des exanthèmes, colorés comme ceux de la rougeole et de la scarlatine, et qui s’en distinguent évidemment par l’absence de la fièvre, le maintien de l’appétit et leur coexistence sur les enfants et leurs mères. Baillou mentionne souvent ces efflorescences anomales ou indéterminées si multipliées dans sa pratique; mais il n’a garde de les confondre avec la scarlatine ou la rougeole, classées dans la nosologie de son temps comme des types morbides bien arrêtés. Ces observations ont d’autant plus d’importance dans la question dont je m’occupe, que l’illustre épidémiste, placé par Barthez au-dessus même de Sydenham, avait, de plus que lui, une vaste érudition et une connaissance approfondie des écrits d’Hippocrate qu’il cite à tout propos, avec ce respect religieux qui honore les grands esprits de son époque[379]. Or nulle part, il ne laisse même entrevoir l’existence de nos fièvres éruptives au temps du Père de la médecine. Parmi les innombrables emprunts qu’il lui fait, il n’en est pas un seul que les partisans de l’ancienneté de ces fièvres puissent invoquer en leur faveur. Baillou, qui aime tant à abriter ses théories et ses méthodes curatives sous l’égide d’un texte hippocratique, et qui se demande sans cesse «si on ne trouve rien de pareil dans l’Œuvre du maître,» «An quiddam tale unquam reperiatur apud Hippocratem?... An id Hippocrates adumbravit?» (passim), Baillou a de bonnes raisons pour se priver de ce témoignage, quand il décrit les éruptions dont le silence d’Hippocrate atteste l’absence complète dans l’antiquité.
Avant de passer à l’histoire de la scarlatine qui est inséparable de celle de la variole et de la rougeole, j’ai à parler d’une autre fièvre éruptive dont les auteurs latins venus après Rhazès, écrivent souvent le nom. C’est la roséole (roseola), ainsi désignée à cause de la teinte rosée de ses taches. Quand elle est mentionnée à côté des autres, son identité se démontre nettement. Mais il faut être prévenu que la dénomination qu’elle porte a été étendue, par certains auteurs, à diverses éruptions, notamment à la scarlatine, ce qui oblige à y regarder de près pour éviter les méprises[380].
Chez les enfants, la roséole est souvent qualifiée de fièvre rouge, vieille expression qui peut donner le change, et sous-entendre certaines éruptions érythémateuses, fréquentes à cet âge, et qui n’ont de commun que leur nuance plus ou moins vive.
La roséole essentielle ou idiopathique a été souvent prise pour la rougeole ou la scarlatine, et quand on a vu ultérieurement survenir ces exanthèmes chez les mêmes individus, on a cru à des récidives[381]. Le fait est que la constitution régnante, la saison, l’âge, le tempérament du sujet, etc., impriment souvent à la maladie une forme plus grave qui peut fourvoyer le diagnostic.
Mon lecteur se demande sans doute à quel titre je soulève ici un débat nosologique qui serait bien mieux placé dans un traité ex professo de pathologie interne.
Je m’explique en posant la question suivante:
Ne doit-on pas rattacher l’avénement de la roséole à la grande explosion éruptive du VIe siècle, et donner à son acte de naissance, la même date qu’à celui des autres fièvres exanthématiques dont j’ai fixé l’origine à cette époque?
Quelles que soient les réserves de ma réponse, elle attestera du moins que je ne m’écarte pas de mon programme.
La roséole se manifeste presque toujours par un léger mouvement fébrile qui précède ou accompagne une éruption de taches rosées, sans proéminence, se montrant spontanément sur plusieurs régions de la peau, paraissant et disparaissant dans les vingt-quatre heures. Il est rare que sa durée dépasse deux ou trois jours; et ce n’est que par exception qu’elle se prolonge pendant une semaine. La forme changeante de ses taches a frappé les observateurs. Elles sont semi-lunaires autour du ventre, à la région lombaire, aux fesses et aux cuisses. Souvent elles affectent la configuration de larges plaques rosacées[382].
La roséole partage, avec les autres fièvres exanthématiques, une prédilection marquée pour l’enfance. Sa préférence généralement admise pour les petites filles a été gratuitement attribuée à la finesse de leur peau.
Je m’abstiens, pour abréger, de suivre cette maladie dans le cours de son évolution. Les praticiens suppléeront facilement à cette omission volontaire[383].
M. le professeur Grisolle l’a classée parmi les inflammations de la peau, loin des fièvres éruptives. Ce qui ne l’empêche pas d’avouer «qu’il peut être difficile, dans certains cas, de la distinguer de la rougeole, leurs caractères respectifs étant alors, à peu près, les mêmes[384].»
Elle n’est pour MM. Littré et Robin qu’une «sorte d’éruption cutanée ou d’efflorescence, de fort peu d’importance, qui survient quelquefois comme épiphénomène dans le cours d’affections morbides plus ou moins graves[385].» Ces auteurs ne reconnaissent donc qu’une roséole symptomatique, dont la gravité se mesure à celle de la maladie qu’elle accompagne.
M. Requin, qui a aussi inscrit la roséole dans la classe des inflammations cutanées, lui donne le nom significatif d’érythème rubéoliforme.
«C’est, dit-il, une copie de la rougeole... un simple érythème sans les symptômes catarrhaux, sans la nature spécifique, sans la propriété contagieuse de la rougeole[386].»
Voilà bien des affirmations hasardées dont l’auteur eût été embarrassé d’exhiber la preuve. En lisant cet article, on devine aisément que lorsqu’il a pris la plume, il n’avait pas, malgré les apparences, une opinion arrêtée sur la maladie dont il voulait tracer la caractéristique. Son indécision contraste avec la manière nette et précise qui lui est habituelle.
D’un côté il déclare «que cette espèce a bien le droit, en fait de nosographie, d’être reconnue et mise à part; qu’elle est bien une réalité indépendante de la rougeole.» De l’autre il prétend que «quand l’érythème rubéolique règne épidémiquement, il y a lieu de croire que c’est la rougeole même, la rougeole irrégulière, tronquée, amoindrie, la rougeole sans symptômes catarrhaux.»
Ainsi donc l’érythème rubéoliforme qui représente, on en convient, «une réalité indépendante de la rougeole,» deviendrait la rougeole elle-même en passant à l’épidémicité! Bien définie sous sa forme sporadique, l’éruption changerait de nom et de nature par l’effet d’une influence générale! En vérité, on a peine à comprendre, de la part de M. Requin, cet oubli passager des principes élémentaires de la nosologie, et il faut bien se résoudre à admettre que son bon esprit médical sommeillait quand il a écrit ces malencontreuses lignes[387].
Je crois n’être que l’écho des praticiens les plus accrédités, en attribuant à la roséole une individualité morbide indépendante et spontanée, ayant son étiologie externe et interne, sa marche, ses formes éruptives, ses crises, sa terminaison, son traitement. Si sa contagiosité qui n’est encore qu’un soupçon à vérifier, devenait une certitude, ce serait, à l’appui de sa nature spécifique, un argument décisif pour les plus sceptiques[388].
Alibert avait eu de nombreuses occasions d’observer cet exanthème parmi les élèves du collége Henri IV, auxquels il donnait des soins depuis longues années. Aussi fait-il remarquer que c’est à cette efflorescence, et non à la rougeole, qu’il faudrait donner le nom de morbillus, petite maladie[389]. On peut dire en effet, que lorsqu’il ne subit pas des déviations insolites sous la pression de certaines influences, c’est le plus léger et le plus superficiel des exanthèmes. Mais il n’est pas plus un érythème rubéoliforme, que la rougeole ne serait un érythème roséoliforme dans les cas supposés par M. Requin, où le cortége familier de ses symptômes serait allégé de ses manifestations catarrhales.
Hufeland a exprimé sur la roséole, une opinion que je ne partage pas sans réserve, et que je dois rappeler parce qu’elle aboutit, en dernière analyse, à ma propre conclusion.
«La forme de cet exanthème, dit-il, l’angine qui l’accompagne et l’hydropisie qui lui succède, prouvent qu’il est une variété de la scarlatine et non de la rougeole[390].»
J’avoue que je ne saurais reconnaître à cette image la vraie roséole et sa bénignité ordinaire. Ce n’est pas sans surprise, que je la vois rapprochée de la scarlatine dont l’insidiosité naturelle est toujours suspecte aux praticiens, sous les dehors les plus rassurants, et que Hufeland lui-même considère comme la plus décevante des fièvres éruptives[391]. Il n’est pas douteux que la roséole ne sorte par exception de ses habitudes, et ne prenne quelques caractères plus graves; mais elle n’en reste pas moins, au fond, identique à elle-même, et ne constitue pas plus une variété de la scarlatine que celle-ci n’est une variété de la rougeole. Ces assimilations sont tout au plus acceptables dans le sens métaphorique, et pour fixer, dans l’esprit, le souvenir de quelques faits rares. Le langage précis et correct de la clinique les repousse.
Hufeland prétend encore, que lorsque les plaques de la roséole sont larges, il s’en détache des morceaux d’épiderme plus grands que dans la rougeole, plus petits que dans la scarlatine.
J’ignore quelles sont les mœurs de la roséole sur le théâtre des observations de l’illustre praticien de Berlin, in aere Germano, comme eût dit Baglivi; mais je sais bien que chez nous, la desquamation de la vraie roséole manque souvent, ou ne se compose que d’écailles furfuracées ou farineuses. Si l’on me montrait des plaques épidermiques dépassant de beaucoup ces dimensions, je me méfierais de cet indice et de la justesse du diagnostic. Il y a d’ailleurs dans les procédés de desquamation imposés par la nature aux fièvres exanthématiques, tant de contingences et d’anomalies imprévues, que je ne sais trop quelle valeur on pourrait accorder à l’étendue des lambeaux exfoliés, pour faire de la roséole une sorte de terme moyen entre la scarlatine et la rougeole[392].
Le léger dissentiment qui me sépare d’Hufeland sur une de ces questions pratiques où il est passé maître, tient surtout à cette circonstance, que j’écris dans une région médicale qui déplace sensiblement le point de vue de l’observation. Je ne doute pas, sur la foi d’une telle autorité, que la roséole n’adopte habituellement, en Prusse, une forme plus grave que parmi nous. Ce fait serait un démenti de plus aux nosographes qui s’obstinent à méconnaître son existence indépendante, et je m’en empare pour renforcer ma protestation.
Le célèbre dermatologue Willan n’a pas peu contribué à engager la science dans la fausse direction que je regrette. La classification dont il est le père, cache, sous les dehors d’une analyse savante, un véritable non-sens nosologique. Le mot Roséole, sauf quelques réserves plutôt sous-entendues qu’indiquées, n’est pour lui qu’un terme générique désignant vaguement une éruption de taches colorées en rouge, qui s’associent comme complication, épiphénomène ou accident, aux maladies les plus opposées par leur nature, et sont subordonnées à la maladie-mère pour leur diagnostic, leur marche, leur pronostic, leur traitement.
Bateman a adopté, sans critique, la nomenclature de son compatriote, et il s’empresse d’avertir qu’il ne décrit les caractères extérieurs de l’éruption, ainsi nommée, que pour apprendre aux praticiens à la distinguer des exanthèmes idiopathiques[393].
Les dermatologues venus après ont ajouté au groupe quelques variétés nouvelles qui ont augmenté la confusion. Que dire, par exemple, de la Roséole cholérique (Roseola cholerica) qui survient quelquefois, dans le choléra indien, à la suite de la période de réaction? On a reproché, non sans quelque raison, à Sauvages, d’avoir multiplié outre mesure le nombre des espèces morbides. Le nosographisme contemporain semble prendre à cœur de le disculper en le dépassant[394].
Il ne reste plus, sans doute, d’équivoque, sur l’idée que je me fais de la roséole. Je la compléterai en disant qu’elle est à la rougeole ce que la varicelle est à la variole, et je justifie la proportion, dans l’intérêt de ma thèse actuelle[395].
Quand on compare la varicelle et la variole, on s’assure qu’elles appartiennent à la même famille sans être de même nature. L’intimité de leurs rapports a l’évidence d’un fait vulgaire. Tout est en diminutif dans la varicelle, soit dans l’incubation, soit dans l’invasion, soit dans les phénomènes qui constituent son déclin et sa dessiccation[396]; mais lorsque la nature charge le tableau, elle reproduit, à s’y méprendre, l’image de la variole.
En 1839 régna, à Castellane, une double épidémie de variole et de varicelle. Beaucoup d’enfants contractèrent la varicelle, et les parents, croyant à la variole, refusèrent de les faire vacciner. Quelques mois après, la plupart furent emportés par la variole[397].
Les médecins eux-mêmes ne sont pas à l’abri de ces bévues, tant la ressemblance est parfois frappante.
La roséole n’est, de son côté, qu’une sorte d’ébauche de la rougeole, une réduction de son type depuis ses prodromes jusqu’à sa terminaison. Vienne un concours d’influences qui impriment à son appareil symptomatique un grossissement insolite, et l’illusion sera complète. Le praticien croira à la rougeole, jusqu’au moment où il sera détrompé par son apparition ultérieure.
La varicelle règne toujours conjointement avec la variole, ce qui atteste leur étroite affinité.
La roséole est aussi fidèle à l’appel de la rougeole, et les similitudes qui font souvent hésiter le diagnostic confirment cette association.
Bien que des expériences, qui réclament peut-être une révision, semblent contraires à la transmission artificielle de la varicelle, il n’est pas certain qu’elle ne puisse se communiquer spontanément, comme la variole[398].
L’art n’a pas donné la preuve directe de l’inoculabilité de la rougeole, ou du moins les essais qui avaient paru conclure dans ce sens, sont restés sans application pratique. Sa contagiosité naturelle n’en est pas moins un fait admis sans opposition[399].
On n’a pas non plus réussi à insérer avec succès le germe présumé de la roséole. Je ne craindrais pourtant pas d’avancer, que quand elle a pris l’amplification que lui imprime souvent le génie épidémique, l’approche des malades n’est pas inoffensive.
Ce n’est pas ici une supposition gratuite. La doctrine générale de la contagion pose en principe, que la gravité des maladies est la condition la plus favorable à l’élaboration des virus, et il serait imprudent de l’oublier, sur la foi d’un scepticisme trop confiant. On m’accordera au moins qu’en considérant la roséole comme une variété de la scarlatine, Hufeland préjugeait, par cela même, sa contagiosité: nouveau trait de ressemblance avec la rougeole.
Du parallèle que je viens d’indiquer, je crois pouvoir tirer les conséquences qui suivent.
Il n’est pas douteux, pour moi, que la varicelle, dont on ne trouve pas de trace dans les écrits des anciens, ne leur était pas plus connue que la variole. Leurs rapports extérieurs, leur coexistence infaillible sous l’influence des mêmes constitutions épidémiques, l’empreinte commune qu’elles en reçoivent, la similitude de leur nom qui exprime leur parenté admise: tout, en un mot, concourt à témoigner qu’elles ont été inséparables dès l’origine, et que ces deux membres de la même famille pathologique, sont venus au monde à la même époque. Quand la médecine s’est recueillie, après sa première surprise, pour mettre de l’ordre dans ses observations, elle a entrevu des rapprochements qui lui avaient échappé d’abord, et le moment est arrivé où l’histoire de la varicelle n’a pu être détachée de celle de la variole, tant sont étroits les liens qui les unissent[400]. Qu’on me montre dans l’antiquité un portrait d’après nature de la varicelle, et je renoncerai à défendre la nouveauté de la variole.
L’analogie la plus légitime permet d’étendre le même raisonnement à la roséole, compagne assidue de la rougeole, sous le règne des constitutions éruptives. Je m’imagine que si l’on pouvait remonter pas à pas dans leur histoire, on les verrait prendre ensemble, possession de la pathologie. Les incertitudes de leur diagnostic différentiel ont retardé longtemps leur reconnaissance comme entités morbides distinctes. Aujourd’hui que la lumière s’est faite, en dépit de quelques contradictions persistantes, il me semble qu’il est permis de relier au passé l’état actuel de la science, enrichie des notions nouvelles qui manquaient aux médecins du VIe siècle.
Je regarde donc la roséole comme une maladie moderne.
Que les anciens aient noté bien des éruptions qu’on traiterait aujourd’hui d’érythèmes rubéoliformes; qu’ils aient vaguement décrit, sous d’autres noms, des roséoles symptomatiques, c’est ce que je n’ai nulle envie de contester. Mais la véritable roséole ne paraît pas plus dans leurs écrits que la rougeole. Les épidémistes classiques, surtout depuis l’époque de Sydenham, ont consigné de nombreux exemples de constitutions médicales dont ces deux fièvres éruptives se sont partagé le règne. L’analyse clinique, habilement maniée, met en relief leur coexistence. Si on cherche vainement dans les recueils de l’antiquité ces observations qui nous sont si familières, c’est qu’elles ne devaient prendre rang dans la science, qu’après de longs siècles, à l’avénement d’une ère pathologique nouvelle.
Je n’ose guère compter sur l’assentiment de mon lecteur qui me reprochera sans doute de m’être laissé entraîner à une digression. Je déclare cependant que je ne la regretterais pas, si l’on m’accordait que je n’ai pas forcé le sens des faits, et que je n’ai pas défendu une simple fantaisie spéculative, mais une opinion réfléchie qui méritait d’être examinée.
SECTION III
DE LA SCARLATINE CONSIDÉRÉE COMME MALADIE NOUVELLE
L’étude historique de la scarlatine commence par une incertitude chronologique.
A quelle époque est-elle venue prendre place parmi les maladies humaines, et compléter le groupe si original des fièvres éruptives?
On peut choisir entre les deux réponses qui suivent.
Les médecins ne font pas généralement remonter au delà du XVIe siècle, les premières descriptions qui se rapportent à la scarlatine. A ce compte, et en supposant qu’elles l’aient prise à sa naissance, sa date serait postérieure d’un millier d’années à celle de la variole et de la rougeole.
Bateman propose une autre version qui me paraît, sous certaines réserves, assez judicieuse.
D’après lui, les anciens auraient connu ces trois fièvres; mais leurs indications incomplètes auraient laissé bien des obscurités qui ont été dissipées au VIe siècle par les Arabes. Ce sont eux qui ont clairement démontré l’existence de ces fièvres, non sans laisser encore bien des doutes sur leur nature individuelle. Leurs successeurs, esclaves trop serviles de leur enseignement, ont continué pendant plus de mille ans, à confondre ces trois maladies en une seule, dont elles ne représentaient que des variétés. L’illusion a duré jusqu’à la fin du XVIIe siècle, et c’est alors seulement, qu’une observation plus attentive et plus exacte, a mis en évidence les caractères distinctifs et l’origine indépendante de ces espèces d’exanthèmes[401].
Il va sans dire que je laisse à Bateman, la responsabilité de sa croyance personnelle à l’antiquité de ces fièvres; mais je puis souscrire, sans rien rabattre de mes propres convictions, à leur coexistence dès le VIe siècle. L’apparition contemporaine de la variole et de la rougeole représente la première manifestation d’une constitution épidémique insolite, résultant d’un concours d’influences inconnues dans leur nature et trahies par leurs effets. Le terrain était dès lors préparé à recevoir la scarlatine, et il est vraisemblable qu’elle n’a pas tardé à y porter ses fruits. N’ai-je pas rencontré chemin faisant, dans les écrits des Arabes, certaines efflorescences cutanées qui semblaient, par exclusion, se rapporter à la scarlatine elle-même? Cette maladie aurait donc été à cette époque soupçonnée, entrevue, vaguement indiquée. Mais quand on songe à la confusion dont le diagnostic différentiel de la variole et de la rougeole, a eu tant de peine à se dégager, on ne s’étonne plus que cette indécision ait contribué à prolonger indéfiniment l’incognito de la scarlatine, perdue pour ainsi dire parmi les exanthèmes morbilleux. Ce n’est qu’au prix d’innombrables observations, résumant l’expérience de plusieurs siècles, qu’elle a reçu enfin son baptême nosologique. Rien ne prouve qu’elle n’ait pas coopéré de bonne heure aux épidémies qui ont été, dans l’origine, exclusivement attribuées à la variole et à la rougeole.
Hufeland avait sans doute perdu de vue ces précédents, dont il aurait dû au moins tenir compte, lorsqu’il a affirmé que «la scarlatine est une maladie nouvelle qu’on n’a commencé à observer qu’au XVIIe siècle[402].»
Quelle que soit du reste, la version qu’on préfère, je suis, quant à moi, intimement persuadé, qu’il n’y a pas eu en réalité, entre l’avénement simultané de la variole et de la rougeole, et l’annexion ultérieure de la scarlatine, l’intervalle plusieurs fois séculaire qui est censé séparer ces deux faits, si l’on s’en rapporte uniquement et sans critique, aux dates inscrites par leurs historiens.
J’ai posé, jusqu’à présent, comme fait acquis, l’origine récente de la scarlatine, et on me dispensera d’en démontrer l’absence dans les recueils de l’antiquité hippocratique. Pour admettre son existence à cette époque, malgré le silence obstiné des textes, il faudrait prétendre qu’elle a été complétement méconnue par tant de grands observateurs, supposition qui révolte à bon droit Requin[403]. J’aurais pu invoquer ici l’appui de nombreux témoignages qui font autorité en matière d’érudition; mais je m’exposerais à des répétitions fastidieuses dont ma thèse peut se passer. J’aborde donc sans autre préambule, la biographie de la scarlatine qui est le sujet de cet article.
Quand on consulte, dans l’ordre chronologique, les principaux nosographes qui ont marqué dans la science, à partir du XVIe siècle, on voit poindre la nouvelle fièvre sous ses traits les plus saillants. Ce n’est toutefois qu’après de longues fluctuations, qu’elle s’affirmera hautement comme l’expression d’une entité morbide spécifique.
C’est que dans le principe, l’attention des médecins se porta exclusivement sur la forme des phénomènes cutanés, et donna surtout à la couleur de l’exanthème une valeur séméiotique incompatible avec sa mobilité.
L’observation ne tarda pas à constater en effet que «tous les tons, toutes les teintes s’y rencontrent comme sur la palette du peintre[404].»
On a comparé sa couleur à celle du feu, de la cochenille, du minium, de l’écrevisse cuite, de la framboise, de la groseille, de la rose, du violet de la prune ou de la lie de vin. En 1817, Joseph Frank a vu, à l’hospice de la clinique de Vilna, un homme atteint de scarlatine, dont la couleur ressemblait à celle d’une robe d’évêque[405]. Parfois, comme dans l’érysipèle, le rouge est mélangé d’une nuance safranée. Il est même des cas où des taches d’un blanc de lait s’entremêlent aux taches pourprées. On y voit aussi des stries bleuâtres semblables à des vergetures résultant de coups de gaules. Plus souvent, on aperçoit, au milieu des taches rouges, une multitude d’élevures miliformes, d’un blanc nacré, assimilées par Alibert qui aimait les comparaisons, à des œufs de vers à soie disséminés sur la peau. Il n’est pas rare que ces vésicules prennent plus de volume et forment, par leur rapprochement, des bulles contenant un liquide séreux et clair qui s’épaissit en jaunissant. Enfin, l’éruption est si peu marquée sur certains malades, qu’on a peine à la voir, et qu’elle ne se révèle que par la desquamation. Inutile de rappeler qu’elle est complétement absente, dans quelques cas, bien que le fond de l’affection ne soit en rien modifié (scarlatina sine scarlatiniis).
Même mobilité, ou si l’on veut, même ataxie dans la configuration des taches et leur mode d’apparition. Au lieu de tendre à se joindre, les plaques restent isolées; leur circonférence est confusément tracée. Il en est qui ne font que paraître et disparaître. D’autres persistent tout le temps de la période éruptive. On en voit par moments, qui se colorent d’une teinte plus vive que les autres. Souvent l’efflorescence met plusieurs jours à recouvrir la peau, et cette lenteur contraste avec la soudaineté de son explosion dans certains cas. Bref, il n’est pas de combinaisons inattendues que le génie épidémique ne tienne en réserve pour dérouter le diagnostic.
Si la méthode des premiers historiens de la scarlatine leur mérite le reproche de s’être arrêtés à son écorce, il est juste aussi de reconnaître comme atténuation, que son insidiosité toujours suspecte, peut la rendre impénétrable, même à l’analyse la plus exercée.
«Ce qui déconcerte surtout les opérations de l’art,» a dit Alibert, dans ce langage figuré dont il a l’habitude, «c’est le caractère versatile de cette affection inconcevable. Quand la nature agit en ennemie, elle a ses ruses et ses embûches de guerre. Elle se complique pour échapper aux recherches du plus scrupuleux observateur. Elle prend mille formes pour mieux l’abuser[406].»
C’est bien à la scarlatine que pourrait s’appliquer littéralement ce mot d’un judicieux écrivain: «Tout se passe au lit des malades en anomalies[407].»
Aux causes qui ont ralenti les progrès de son étude, il faut certainement joindre sa synonymie confuse, souvent empruntée aux maladies les plus disparates, comme le prouve l’indication sommaire donnée par Augustin Vogel, un de ses monographes les plus estimés[408]: «Febris scarlatina hoc nomine et multis aliis PURPURÆ, RUBEOLARUM, MORBILLORUM IGNEORUM, ZONÆ, IGNIS SACRI, ROSSALIARUM veniens.» Ainsi s’expliquent les divergences apparentes de certaines descriptions contemporaines, et l’incertitude de leur interprétation.
Suivons maintenant la scarlatine, depuis ses débuts authentiques sur la scène médicale, jusqu’au moment où elle s’emparera, pour ne plus s’en dessaisir, du rôle qui lui appartient.
C’est à Philippe Ingrassias (1510-1580) que nous devons la première description un peu précise de l’éruption scarlatineuse. Il nous apprend que le peuple de Naples la désignait, depuis peu, sous les noms vulgaires de rossalia ou rossania[409]. Il l’appelle aussi robelia en la rapprochant de la rougeole et de la petite vérole:
«Et Variolas, et Morbillos, et Robeliam sive Rossaliam invenimus[410].»
Ingrassias n’a pas trouvé cette maladie dans les œuvres des médecins arabes, à moins, dit-il, que l’espèce qu’ils mentionnent sous la dénomination vague d’alhamica ou d’alhumera ne soit la rossanie elle-même: supposition qui lui paraît plausible.
Voici la description concise qu’il donne de cet exanthème.
«On appelle rossanie une maladie qui couvre toute l’étendue de la peau d’une multitude de taches, grandes ou petites, rouges de feu, avec élevure à peine sensible, ressemblant à de nombreux érysipèles, distincts entre eux, et donnant à tout le corps un aspect flamboyant[411].»
Ce tableau est bien loin d’offrir une caractéristique complète de la fièvre scarlatine; mais il en retrace nettement l’efflorescence.
Il est même à remarquer que l’auteur proteste déjà contre l’erreur des médecins qui confondaient cette maladie avec la rougeole, sur la foi de leurs analogies. Son tact pratique ne s’y est pas trompé.
«Quelques-uns pensent que la rougeole et la rossalie sont la même maladie. Quant à moi, sans m’en rapporter à ce qu’en ont dit les autres, j’ai eu personnellement bien des occasions de constater la différence. Nonnulli sunt qui morbillos idem cum rossalia esse existimant. Nos autem sæpissimè distinctos esse affectus, nostrismet oculis, non aliorum duntaxat relationi confidentes, inspeximus[412].»
Mais on s’aperçoit aisément, d’après le développement que donne Ingrassias à l’histoire de la variole et de la rougeole, que la rossanie était bien moins connue, soit qu’elle fût plus rare, soit qu’elle fût encore trop nouvelle pour avoir attiré l’attention au même degré.
Il est généralement reçu parmi les médecins, que c’est Baillou (1538-1616) qui a décrit, un des premiers, la scarlatine au XVIe siècle. Cependant si l’on s’enquiert du nom sous lequel il en a parlé, on n’obtient pas de réponse. J’ai consulté, à cette occasion, une foule d’auteurs, même les plus récents, et Alibert est le seul, sauf erreur, qui ait ajouté à sa synonymie: rubiolæ de Baillou[413].
Cette réticence semblerait indiquer, qu’il suffit de jeter les yeux sur les œuvres de l’illustre épidémiste français, pour voir se dresser le signalement de la fièvre éruptive.
Je dois avoir la vue moins perçante; car ce n’est pas sans peine que j’ai vérifié le fait en confrontant minutieusement les textes. Les allusions applicables à la scarlatine sont très-clairsemées dans les Épidémies et les Éphémérides. Le latin de Baillou est souvent obscur. Sa manière concise et son goût pour les digressions, ajoutent à l’embarras du lecteur. Il parle souvent d’éruption rouge sans autre indication. Il faut, on peut m’en croire, beaucoup d’attention pour démêler la scarlatine, dans des tableaux où manquent les traits les plus importants de sa pathognomonie. On ne me taxera pas d’exagération, si l’on veut bien m’accompagner un moment, dans les recherches que j’ai cru devoir faire pour éclaircir ce point indécis de nosologie historique[414].
Une fièvre pourprée épidémique (febris purpurata) sévit à Paris, pendant l’hiver de 1573. S’agit-il de scarlatine? Impossible de l’affirmer, d’après les renseignements qu’on nous donne. Nous savons seulement que tous ceux qui en réchappèrent, tombèrent dans le marasme, avec des symptômes de dissolution générale (liquefacto toto corpore) et évacuations alvines involontaires[415]. Ces accidents consécutifs n’appartiennent pas plus à la scarlatine qu’à la rougeole, à la variole ou à toute autre fièvre éruptive grave. A la rigueur, ces mots: liquefacto corpore, auraient pu représenter les épanchements séreux, sous-cutanés ou cavitaires, qui terminent si fréquemment la scarlatine; mais la suite ne concorde pas avec cette version. Il est probable que la maladie désignée par Baillou était une fièvre pétéchiale. Il ne faut pas oublier que de son temps, les mots fièvre rouge étaient employés, par le peuple et même par les médecins, pour qualifier collectivement des éruptions dont l’analogie de couleur n’excluait pas la diversité de nature.
Pendant l’hiver de 1574, remarquable par le règne persévérant du vent du sud, la sérénité du ciel et l’absence des caractères propres à la saison, Baillou observe une constitution très-chargée de maladies éruptives. «Morbillorum, variolarum, puncticularum, exanthematon, rubiolarum magna ilias fuit[416].»
Dans ce rendez-vous confus d’éruptions, je reconnais la rougeole (morbillorum), la petite vérole (variolarum), les pétéchies (puncticularum)[417]. Le mot exanthematon peut désigner, l’érythème, l’érysipèle, le zona, la miliaire, etc. Baillou seul pourrait nous dire sa pensée. Ce qui était à coup sûr, très-clair pour lui, est loin de l’être pour nous.
Reste rubiolarum, que j’applique, sans balancer, à notre scarlatine.
Il est à remarquer que ce mot est, à une lettre près, l’homonyme de rubeola, qui représente la rougeole, dans le vocabulaire de certains monographes de l’époque. C’est probablement ce qui a donné le change à M. le docteur Yvaren, d’Avignon, auquel la littérature médicale doit une édition française des Épidémies et Éphémérides de Baillou[418]. Mon savant confrère a toujours rendu rubiolæ par rougeole sans prendre garde que son auteur avait exclusivement réservé pour cette maladie, le nom de morbilli, adopté par la latinité contemporaine.
C’est parce que je reconnais l’autorité de M. Yvaren, en matière de traduction, que je me suis permis de relever, en passant, cette inadvertance[419].
Quant au mot à choisir pour représenter la fièvre éruptive signalée par Baillou, on demande s’il n’y aurait pas eu anachronisme, à prendre celui de scarlatine, qui n’a paru, pour la première fois, que longtemps après, et peut-être sous la plume de Sydenham.
Je partagerais ce scrupule s’il s’agissait de ces dénominations qui préjugent une théorie. Un traducteur sérieux ne remplacerait pas la fièvre maligne de Baillou par fièvre entéro-mésentérique, l’entérite folliculeuse, la dothienentérie, etc. Il fausserait ainsi la pensée de l’auteur, en anticipant sur les découvertes futures. Mais il n’en est plus de même lorsque les noms des maladies n’indiquent que des caractères extérieurs, et par exemple, des nuances de coloration. Au XVIe siècle comme aujourd’hui, la scarlatine était écarlate, et son nom est complétement indépendant de toute opinion sur sa nature. Peut-être eût-il mieux valu franciser le mot latin; une fois prévenus, les lecteurs auraient sous-entendu sans équivoque la scarlatine, et n’auraient pas risqué de prendre la rubiole pour la rougeole, confusion contre laquelle Baillou proteste formellement.
Je reviens au passage qui m’intéresse, et en poursuivant sa lecture, je remarque que l’auteur observa concurremment des taches rouges (maculæ rubræ) survenant pendant le cours de certaines maladies, accompagnées d’un grand feu intérieur, disparaissant promptement ou ne persistant que très-peu de temps. «Ces taches, dit-il, confinent à la rubiole. Mais l’éruption de celle-ci se prolonge davantage, suit une marche réglée, et présente des symptômes pathognomoniques. On y voit des taches superficielles, d’autres plus saillantes. Parfois elles précèdent le mouvement fébrile; d’autres fois, elles l’accompagnent et se montrent le 4e, le 5e, le 6e jour au plus tard. Dans ce dernier cas, elles sont plus graves, et même très-dangereuses, à moins que la fièvre ne tombe.»
La rubiole ainsi caractérisée ne peut être que la scarlatine.
Baillou cite, à ce propos, une de ces observations qu’on lit toujours avec intérêt, quoi qu’en dise Bordeu[420].
«Le conseiller Séguier, au sortir de l’assemblée, éprouva de la douleur et un sentiment de chaleur insolite, et à l’instant tout son corps devint rouge, et fut couvert de taches de rubiole» (rubiolis contaminatum).
La précocité et la soudaineté de l’éruption générale forment un trait assez fréquent de la scarlatine. Si l’auteur ne signale pas nommément la fièvre, on en trouve l’indice dans la chaleur inaccoutumée du malade. Les praticiens savent bien qu’il n’est pas rare de voir éclater simultanément la fièvre et l’éruption. Borsieri a vu aussi l’éruption précéder la fièvre[421]. Enfin on sait que l’invasion est souvent brusque et sans prodromes. M. E. Gintrac a vu des enfants frappés subitement à l’école, au milieu de leurs jeux, à table, etc.[422].
Immédiatement après le court récit que je viens de lui emprunter, Baillou, entraîné par son sujet, saisit l’occasion de tracer le tableau symptomatique de la rubiole; nouvelle preuve que cette fièvre exanthématique était encore peu connue, et devait être recommandée à l’attention des praticiens.
«Voici, dit-il, les signes de la rubiole: chaleur fébrile, tantôt douce au toucher, tantôt très-vive; jactation et agitation; sentiment de brisement dans les membres; angoisse accompagnée de vomissements ou de nausées, provenant d’un état morbide de l’orifice de l’estomac ou bien de la malignité de l’affection; larmoiement; propension au sommeil, sans pouvoir s’y livrer; car à peine commence-t-on à s’endormir, qu’on est réveillé en sursaut par la toux. Les symptômes pathognomoniques sont, en résumé, la toux, l’ardeur et, pour ainsi dire, l’embrasement des yeux, la raucité de la voix, la jactation. Les autres symptômes sont secondaires et communs. La maladie se porte plus spécialement sur les parties supérieures, et affecte facilement les poumons et la trachée-artère. Aussi voit-on, chez un grand nombre de sujets, l’inflammation de la luette, avec gêne de la déglutition, angine sèche (ainsi que s’exprime Hippocrate), ou par phlogose comme érysipélateuse, et, par suite, suffocation. Chez beaucoup, les parotides accompagnent, précèdent ou suivent la maladie.»
Cette description a cela de remarquable qu’elle s’appliquerait mieux, dans sa première partie, à la rougeole, tandis que nous retrouvons dans la seconde, l’angine, la difficulté d’avaler, la rougeur érysipélateuse ou, comme nous dirions aujourd’hui, scarlatineuse de l’arrière-gorge, la formation des engorgements parotidiens: ensemble de phénomènes qui appartiennent en propre à la scarlatine.
Ce mélange de symptômes s’explique par l’époque où Baillou consignait cette histoire dans son journal clinique (Éphémérides). La constitution régnante multipliait, sous toutes les formes, les éruptions cutanées, avec ou sans fièvre. La scarlatine, encore mal spécifiée, devait souvent être confondue avec les autres maladies rouges coexistantes, et principalement avec la rougeole. Baillou ne s’y trompait pas certainement quand il la rencontrait à l’état sporadique, libre d’accointance étrangère. Mais les associations accidentelles que favorise l’influence épidémique, changent la physionomie du tableau symptomatique; et il n’est pas aisé de reconnaître l’individualité morbide qui se cache sous cette pénétration réciproque. Les progrès de l’observation, secondés surtout par la comparaison ultérieure des épidémies éruptives, ont, à la longue, simplifié le problème: ce qui n’empêche pas les praticiens de voir journellement des cas qui déconcertent l’expérience la plus sûre. Si Baillou laisse entrevoir quelque hésitation, il ne faut pas oublier que la question était nouvelle, et du nombre de celles qui ne peuvent attendre que du temps, les éclaircissements qui leur manquent. Combien de fois encore le diagnostic de la rougeole et de la scarlatine ne reste-t-il pas en suspens, jusqu’à la période de desquamation! Celle-ci est, en effet, un trait distinctif, si l’on s’en tient à l’observation générale; mais il n’est pas inutile de rappeler que l’exfoliation de la scarlatine partage l’inconstance de ses autres caractères. Elle peut n’être que furfuracée, comme celle de la rougeole, et Sydenham ne l’avait vue que sous cette forme. On pourrait donc être induit en erreur, si l’on faisait, de la largeur des plaques épidermiques, un attribut constant de la scarlatine; sans compter que la desquamation morbilleuse dépasse aussi parfois sa dimension ordinaire[423].
Je termine par un passage décisif:
«Rubiolæ, dit Baillou, accedunt ad erysipelatis naturam, morbilli seu variolæ ad herpetem miliarem[424].»
La rubiole qui est mise ici en opposition avec la rougeole et la variole, ne peut être que la scarlatine. Ses rapports avec l’érysipèle, déjà établis par Ingrassias, ont été notés par tous les médecins postérieurs à Baillou, et ressortent de l’étendue et même de la mobilité de la plaque rouge qui ne dépasse pas le niveau de la peau. La rougeole dont les papules excèdent sensiblement l’épiderme, et la variole avec ses boutons proéminents, rappellent l’herpès miliaire. Cette formule fixe nettement le sens que donne Baillou au mot rubiole. On ne peut plus douter qu’il n’ait vu et traité, sous ce nom, dont il pourrait bien être l’auteur, la fièvre éruptive que nous appelons scarlatine; mais les nosographes qui m’ont précédé dans cette étude, auraient utilement guidé mes recherches, s’ils avaient pris la peine de déterminer l’étiquette sous laquelle on pourrait la découvrir dans les écrits de l’épidémiste français[425].
En 1557, c’est-à-dire près de vingt ans avant l’époque où Baillou recueillait ses observations, Jean Coyttar, de Poitiers, avait vu régner dans cette ville, conjointement avec la variole, la rougeole et la coqueluche, une fièvre pourprée (c’est ainsi qu’il la nomme) qui frappait mortellement presque tous ceux qu’elle attaquait, sans distinction d’âge, de sexe, de condition sociale. «Quis enim (miserabile dictu) non meminit vidisse pueros, adolescentes, juvenes florentes ætate, senes, rusticos, urbanos, plebeios, nobiles, presbyteros, monachos et fœminas cujuslibet ætatis aut vitæ status, si quando hâc purpurâ prehenderentur, aut quarto die, aut septimo, aut undecimo, aut decimo quarto, nunc citiùs, aliàs tardiùs occumbere[426]?» Cette maladie était si contagieuse que l’auteur a cru devoir, à cette occasion, rappeler les principes généraux de la doctrine fondée par Fracastor. Les taches qui recouvraient la peau, principalement aux bras, à la poitrine et aux jambes, ressemblaient tellement aux piqûres de puces, qu’on avait grand’peine à les en distinguer.
Si je parle, en passant, de cette maladie, c’est que quelques médecins ont prétendu y reconnaître la scarlatine et lire le récit d’une de ses premières épidémies malignes.
La description de Coyttar, très-précise malgré ses digressions théoriques, interdit cette interprétation. Il n’a dépeint évidemment qu’une fièvre pétéchiale, du plus mauvais caractère, analogue sous bien des rapports, à la fièvre pourprée qui ravagea Modène et les pays voisins, de 1692 à 1694, et dont Ramazzini nous a laissé une histoire considérée comme un vrai modèle d’observation clinique et de rédaction littéraire[427].
Quelques années après Baillou, nous retrouvons la scarlatine en Allemagne, sous les yeux de Sennert (1572-1637); mais il faut convenir que si la question nosologique n’a pas rétrogradé, elle est tout au moins restée stationnaire.
Le médecin de Wittemberg observe un exanthème dans lequel il reconnaît expressément la rossalie ou rossanie d’Ingrassias, dont il reproduit même en partie le texte:
«Dès l’invasion ou bien le quatrième ou cinquième jour de la maladie, surgissent sur toute l’étendue de la peau, des taches rouges de feu, avec élevure à peine sensible, ressemblant à de petits érysipèles. Dans l’état, le corps entier est rouge et paraît incandescent, comme s’il était couvert d’un érysipèle universel... Les taches s’effacent, et l’épiderme tombe sous forme d’écailles. Cette maladie est grave et souvent mortelle.»
Sennert ajoute à ce tableau quelques traits qui le complètent. La prédilection de cet exanthème pour les enfants, le distingue, selon lui, de l’érysipèle qui attaque les adultes. Il signale l’angine concomitante plus ou moins grave, les douleurs arthritiques ou goutteuses qui se déclarent, les hydropisies consécutives, etc. Il n’y a pas moyen de conserver le moindre doute sur l’identité de la maladie qu’il veut dépeindre.
Avec ces éléments, Sennert pouvait composer une espèce morbide bien tranchée; mais comme il hésite encore, de son propre aveu, sur le nom qu’il conviendrait de lui donner, pour la distinguer des autres, il se décide à la rapporter à la rougeole. «Quo nomine tamen ab aliis discernerem hactenus dubius fui... Malo ergò ad morbillos referre[428].» Singulière défaite de la part d’un nosologiste dont le tact pratique protestait implicitement contre une pareille confusion!
On voit, par tout ce qui précède, que la place de la nouvelle fièvre éruptive restait vacante, à cette période de son histoire, dans le dictionnaire technique de la pathologie.
Le nom emprunté par Ingrassias à l’idiome populaire, et celui dont la priorité appartient probablement à Baillou, n’avaient pas dépassé le rayon restreint d’une publicité locale. Sennert avait renoncé à en chercher un, comptant sur les progrès de l’observation pour remplir cette lacune volontaire.
C’est peut-être Sydenham qui a écrit, pour la première fois ces mots: febris scarlatina (fièvre scarlatine, scarlet fever)[429]. Par une chance heureuse, cette dénomination a survécu à toutes les autres, non sans avoir subi encore bien des vicissitudes[430].
L’Hippocrate anglais, qui n’a pas d’égal comme historien de la rougeole et de la petite vérole, se trouvait en présence d’une autre fièvre du même ordre, sur laquelle la science n’était pas aussi bien renseignée; mais il n’hésite pas à la poser comme une espèce à part, qu’il distingue formellement de la rougeole.
«Les individus qui en sont atteints, ont d’abord un frisson et un tremblement comme dans les autres fièvres, mais ils ne se sentent pas bien malades. Plus tard, la peau se couvre dans toute son étendue, de petites taches rouges, plus nombreuses, plus larges, plus vivement colorées et moins uniformes que celles de la rougeole. Ces taches persistent deux ou trois jours, après lesquels elles s’effacent, et la chute de la cuticule sous-jacente laisse des espèces d’écailles furfuracées, semblables à de la farine répandue sur le corps, revenant et disparaissant deux ou trois fois.»
L’affection que Sydenham vient de décrire, devait être peu commune et peu grave de son temps, dans les lieux où il exerçait son art. Elle lui paraît mériter à peine le nom de maladie («hoc morbi nomen, vix enim altius assurgit»), et sa bénignité naturelle ne réclame qu’un traitement des plus simples.
«Comme cette fièvre ne me semble être autre chose qu’une médiocre effervescence du sang provoquée par la chaleur de l’été, je n’y fais rien du tout, et j’abandonne à la nature, le soin de dépurer le sang et d’évacuer l’humeur morbifique par les émonctoires cutanés.»
Il se borne, en conséquence, à recommander l’abstinence de viande et de boissons vineuses, et le séjour dans la chambre, hors du lit, autant que possible. Après la desquamation, et quand tous les autres symptômes ont cédé, il donne un léger purgatif et le malade guérit sans accident.
Sydenham affirme que cette maladie ne peut s’aggraver ou devenir mortelle que par la faute du médecin qui a ordonné aux patients de rester couchés, ou qui a cru devoir prescrire un traitement «trop savamment compliqué,» dont les cordiaux et autres échauffants ont fait la base, «... nimis doctè (ut vulgo videtur) secundum artem.»
Il est vrai que les choses ne se passent pas toujours aussi bien, puisqu’il n’est pas rare (Sydenham en convient) de voir survenir au début de l’éruption, chez les enfants et les adolescents, des convulsions épileptiques ou même un état comateux. Alors il suffit d’appliquer un large vésicatoire à la nuque, et de faire prendre tous les soirs, jusqu’à la convalescence, un julep opiacé.
La confiance inébranlable de Sydenham dans l’issue heureuse de la scarlatine, est d’autant plus imprévue qu’il l’avait observée, sous forme épidémique, puisqu’il note qu’elle attaque des familles entières, avec une préférence marquée pour les enfants. Il faut donc que ces épidémies n’aient pas pris sous ses yeux l’extension et la gravité de celles que l’avenir tenait en réserve.
On pourrait, jusqu’à un certain point, se rendre raison de cette bénignité insolite. Dans le tableau tracé par Sydenham, on ne trouve pas la moindre indication de l’angine, si étroitement liée à la scarlatine, et qui devait, le siècle suivant, prendre des formes si meurtrières, à Londres même. Comme on ne peut pas plus douter de l’exactitude que de la sagacité du praticien, il en résulte que ce symptôme était alors moins fréquent que de nos jours, sous le ciel de l’Angleterre, et qu’il ne faisait pas encore, en quelque sorte, partie intégrante du cortége habituel de la fièvre éruptive.
Il n’en est pas moins vrai, que si l’illustre praticien avait agrandi, par ses lectures, le cercle trop restreint de son observation personnelle, il aurait dû rabattre beaucoup de son optimisme. Sennert n’avait-il pas antérieurement signalé les dangers et même la terminaison fatale de la maladie?
Darwin (1731-1802) a donné la clef de cette divergence du pronostic porté par des autorités également compétentes, lorsqu’il a dit que si la scarlatine se montre parfois aussi inoffensive que l’éruption produite par la piqûre des puces, elle peut, dans certains cas, rivaliser de férocité avec la peste.
Bretonneau n’avait pas vu en Touraine, pendant de longues années de pratique, un seul malade succomber à la scarlatine. Mais plus tard, ont régné, dans les mêmes localités, des épidémies si meurtrières qu’il ne craint pas de les assimiler à celles de la variole, du choléra asiatique et de la fièvre jaune[431].
Trousseau, de son côté, a vu la Touraine en proie, de 1823 à 1830, à des épidémies de scarlatine si cruelles, qu’une seule commune perdit, en une saison, le dixième de ses habitants. Cependant cette maladie s’était montrée depuis quarante ans, dans la même contrée, avec des allures si bénignes, que les plus vieux praticiens affirmaient n’avoir jamais vu mourir de scarlatineux que pendant la convalescence, et dans des cas extrêmement rares. Ce que Trousseau dit pour la Touraine, s’applique, d’après lui, aux départements du Loiret, de l’Indre et de Loir-et-Cher, où la scarlatine, sans gravité depuis 1784 et 1785, faisait de grands ravages en 1826, 1827 et 1828[432].
A une époque plus voisine de la nôtre, les successeurs de Sydenham n’ont eu que trop d’occasions de rembrunir le tableau qu’il nous a laissé. Des épidémies terribles ont sévi à Londres, à Édimbourg et dans d’autres villes d’Angleterre, soit dans le siècle dernier, soit vers les premières années du siècle actuel, et ont rendu à la scarlatine son rang légitime parmi les fléaux les plus redoutables.
On pouvait croire que l’arrêt nosologique prononcé par Sydenham, serait désormais sans appel. La scarlatine avait reçu de lui un nom qui consacrait sa qualité de fièvre éruptive. Malgré ses analogies avec la rougeole, elle en était déclarée essentiellement distincte, et constituait une espèce tranchée, d’une nature à part. Les progrès de l’observation n’avaient plus qu’à confirmer cette vérité, en multipliant, à l’aide du temps, les preuves qui la démontrent.
Cette prévision ne devait pas tarder à être démentie. Quelques années après, et sur le théâtre même des travaux de Sydenham, Richard Morton (1635-1698), son contemporain, plus jeune que lui, entreprend, à son tour, l’étude de la scarlatine; mais tout en conservant, pour la commodité du langage, l’heureux néologisme de son prédécesseur, il la rattache à la rougeole dont elle ne serait, à l’entendre, qu’une forme confluente. L’individualité pathologique affirmée par Sydenham, est donc remise en question, ou, pour mieux dire, catégoriquement niée par Morton, comme une illusion clinique.
«Cette maladie (la fièvre scarlatine), quoique les médecins s’accordent pour lui donner un nom spécial, me paraît être la même que la rougeole, et ne s’en distingue que par son mode d’éruption....., en sorte que je mériterais le reproche de me répéter si, après avoir parlé de la rougeole, je continuais à discourir sur la fièvre scarlatine, qui se confond avec elle au point de vue de ses causes, de ses symptômes, de ses variétés, de son pronostic, de ses indications curatives et de sa méthode de traitement. En conséquence, je propose formellement de rayer cette fièvre du cadre des maladies, à moins qu’on ne s’entendît, à l’avenir, pour la désigner sous le nom de rougeole confluente.»
Ce parti extrême serait sans objection, si la prémisse dont il est la conclusion pratique était irréprochable. Il est certain que deux maladies qui auraient même étiologie, même signalement, même pronostic, même traitement, auraient aussi même nature et seraient inséparables. En est-il ainsi de la rougeole et de la scarlatine comparées sans prévention? Est-il un praticien qui consentît à appuyer de son adhésion, l’intimité d’un pareil rapprochement? Je ne reproduirai pas un parallèle qui se trouve partout; mais je l’oppose avec assurance aux prétentions du contradicteur de Sydenham.
Ce qu’il y a de curieux, c’est qu’il se réfute lui-même à son insu, en citant certains faits empruntés à sa pratique, et dont le sens diffère essentiellement de celui qu’il voudrait leur donner.
Je me contenterai de mettre en regard deux de ces histoires qu’il avait rédigées avec d’autant plus d’intérêt qu’il s’agissait de ses filles.
Sarah Morton, âgée de huit ans, fut prise, en 1685, d’une fièvre avec rougeur des conjonctives et toux violente. A ces symptômes, Morton reconnaît le début d’une rougeole (febris morbillosa). Comme le pouls était bon et qu’il n’y avait ni coma, ni délire, ni aucun autre symptôme grave, il se contente de prescrire un julep laudanisé, à prendre chaque nuit pour calmer la toux. Il ajoute que tout alla pour le mieux, et qu’il ne se rappelait pas avoir jamais rencontré une rougeole aussi bénigne. On ne voyait sur la peau que quelques taches éparses qui disparurent promptement. La malade était complétement rétablie, deux jours après le commencement de l’éruption[433].
En 1689, pendant le règne de la fièvre dite scarlatine (febris dicta scarlatina), Marcia Morton, âgée de sept ans, ressentit de longs frissons, suivis d’une fièvre violente. Des nausées, des vomissements, du coma, se déclarent avec d’autres symptômes indiquant une maladie maligne. Un vésicatoire est appliqué à la nuque. Il n’y avait ni diarrhée, ni toux, ni rougeur de la conjonctive oculaire. Morton avoue qu’il était indécis sur la nature de l’affection qui s’annonçait ainsi, lorsque le quatrième jour, une éruption couvrit soudainement toute la surface du corps, et «révéla, à ne pas s’y méprendre, la fièvre dite scarlatine.» La peau, plus vivement enflammée qu’il ne l’avait vue antérieurement, présentait une tuméfaction et une rénitence générales; et quand l’éruption fut terminée, la desquamation s’opéra, non par simples écailles, mais par larges plaques, semblables à du parchemin (pergamenæ similis). La fièvre prenant à ce moment la forme périodique, Morton fit tirer six onces de sang, et donna du quinquina; après quoi la malade entra en convalescence[434].
Je fais la part du génie épidémique dans la gravité de cette scarlatine, comme aussi je reconnais que la rougeole ne perd que trop souvent le caractère de bénignité qu’elle a manifesté dans la première observation; mais est-il possible de croire qu’il ne s’agisse, au fond, que d’une seule et même maladie?
Morton lui-même les distingue, puisqu’il leur donne un nom différent. Il est vrai qu’il ne parle de fièvre scarlatine que pour se conformer à l’usage, et que toute la différence qu’il consente à admettre ne réside que dans l’abondance de l’éruption.
On serait donc amené à cette conséquence, que si l’art pouvait se substituer à la nature, et réduire ou multiplier à son gré le nombre des taches cutanées, il ferait, selon les cas, une rougeole ou une scarlatine, pourvues de leurs attributs respectifs.
Cette supposition, qui semble au premier abord purement spéculative, a été pourtant réalisée dans une certaine mesure, et l’épreuve a donné les résultats qu’il n’était pas difficile de pressentir.
Avant que Sydenham eût discrédité l’emploi exclusif des échauffants dans le traitement des fièvres éruptives, la vogue de cette méthode qui avait pour but de «pousser à la peau,» provoquait des rougeoles confluentes. Cependant Sydenham qui nous en a transmis des descriptions si complètes, ne nous dit pas qu’elles eussent des symptômes analogues à ceux qui sont généralement attribués à la scarlatine, et nous savons qu’il a séparé nettement les deux fièvres.
Voici, en résumé, le langage que tient l’observation quand elle n’est pas l’écho d’un système.
La rougeole la plus confluente garde sa physionomie familière aux praticiens, sans empiéter sur la symptomatologie caractéristique de la scarlatine.
De son côté, la scarlatine la plus discrète conserve son cachet expressif et original, sans rien emprunter à la pathognomonie de la rougeole.
Que la confluence implique l’intensité relative de l’affection qu’elle traduit, c’est ce qu’il est permis d’admettre, en thèse générale, pourvu qu’on ne donne pas à cette proposition un sens trop absolu. Mais quand deux maladies se distinguent par les éléments principaux de leur constitution intime, la rareté ou l’abondance de l’éruption n’est plus qu’un fait secondaire qui ne réagit pas sur leur nature. Ne sait-on pas d’ailleurs qu’en temps d’épidémie, la rougeole et la scarlatine se font parfaitement reconnaître dans les cas, plus communs qu’on ne pense, où leur exanthème manque seul au rendez-vous de leurs symptômes?
L’opinion de Morton est inconciliable avec l’existence cliniquement démontrée des virus morbilleux et scarlatineux, transmettant exclusivement la maladie dont ils dépendent, sans jamais échanger leurs produits.
Ce fait embarrassant est carrément nié par M. le docteur Lhéritier qui défend encore le sentiment du médecin anglais, et persiste à soutenir que la rougeole et la scarlatine ne sont qu’une seule et même affection, dont il rajeunit la synonymie en l’appelant: hémo-dermite morbilleuse[435]. Logiquement il n’admet qu’un seul germe reproducteur, et appuie sur cette remarque que «un individu atteint de la rougeole, ne communique pas toujours cette maladie à celui qui l’a fréquenté, mais fort souvent, une scarlatine; de même, un malade affecté de scarlatine, ne communique pas nécessairement la scarlatine, mais seulement une simple rougeole[436].»
Ce ne sont pas les praticiens qui feront une pareille concession à M. Lhéritier: ils ont recueilli trop de démentis au lit du malade, et une observation isolée ne saurait prévaloir contre les arrêts d’une expérience séculaire. Quand on a étudié et confronté les faits, en se tenant en garde contre les causes d’illusion qui sont d’avance nettement déterminées, on conclut invariablement à la dualité des virus, et à la distinction radicale des fièvres éruptives qui les élaborent et les transmettent.
Ne sait-on pas aussi (et il est opportun de le rappeler), que la science a pris acte, dans ses archives, de certains essais qui ajouteraient aux affirmations de la clinique l’autorité d’une preuve matérielle.
J’ai mentionné ailleurs, les tentatives de Home d’Édimbourg, qui assure avoir inoculé la rougeole, par un procédé imité plus tard, dit-on, avec le même succès[437].
Quelques auteurs prétendent aussi que la scarlatine est artificiellement inoculable.
Pendant une grave épidémie qui régnait à Amboise, M. le Dr Miquel, après avoir piqué, avec une lancette, les plaques scarlatineuses les plus apparentes, a inoculé au bras d’un grand nombre d’enfants bien portants, le fluide retiré de ces plaques. Au bout de deux ou trois jours, il a constamment vu se développer autour des piqûres un cercle rouge, disparaissant au cinquième jour. Miquel croit à l’effet préservatif de cette opération. Après une nouvelle inoculation pratiquée sur les mêmes sujets, il n’a vu survenir rien de semblable aux premiers phénomènes, et ces enfants vivant au milieu d’un grand nombre de scarlatineux n’ont pas contracté la maladie[438].
On opposera que l’authenticité de ces expériences est restée douteuse; qu’elles ont été démenties par des épreuves contradictoires; qu’elles ne sont pas démonstratives et peuvent suggérer une interprétation différente.
A cela, je n’ai qu’une réponse à faire, sans souscrire toutefois à la forme absolue de l’objection: c’est que si l’inoculabilité de la rougeole et de la scarlatine n’est pas décidément avérée, elle est au moins très-vraisemblable; que leur contagiosité naturelle a l’évidence d’un axiome; et qu’après tout, la clinique peut se passer de ce surcroît de preuves et se suffire à elle-même, pour affirmer l’individualité spécifique de ces deux fièvres, et la démarcation radicale qui les sépare. Je suis convaincu que si Morton était témoin aujourd’hui de l’état de la question, il rendrait pleine justice à Sydenham, et se rallierait à l’opinion commune.
Toujours est-il qu’à la fin du XVIIe siècle, la scarlatine restait encore, pour la nosologie, un problème irrésolu. La diffusion de la science subissait des lenteurs et des entraves qui comprimaient son élan. Les écrivains médicaux les plus haut placés dans la hiérarchie contemporaine, s’isolaient dans le cercle borné de leur propre observation, et ce défaut de contrôle réciproque ajournait leur entente définitive.
Si nous consultons, par exemple, Frédéric Hoffmann, qui appartient, par ses travaux, à la première moitié du siècle dernier (1660-1742), nous ne le trouvons guère plus avancé sur cette question, que ne l’était Ingrassias, deux cents ans auparavant.
Il cherche bien à établir le diagnostic différentiel de la fièvre morbilleuse, et d’autres fièvres exanthématiques qui lui ressemblent, parmi lesquelles je reconnais la roséole (rubeolæ) et la scarlatine, désignée sous son vieux nom de rossalia.
Ainsi les taches rubéoleuses, ou, comme nous dirions, roséoleuses, sont de moindre dimension que celles de la rougeole, tandis que celles de la rossalie sont plus étendues et donnent à la peau un aspect érysipélateux[439].
Mais la preuve que le médecin de Halle n’avait pas une idée bien arrêtée sur la nature de la scarlatine, c’est qu’il ne la mettait pas explicitement sur la même ligne que la variole et la rougeole. Après avoir consacré deux longs chapitres à la monographie de ces deux fièvres éruptives, il se borne à mentionner, en passant, la rossalie, sans lui réserver un article spécial. A la suite des huit observations qu’il rapporte et qui ont trait à des rougeoles plus ou moins graves et diversement compliquées, on ne lit le récit d’aucun cas de scarlatine. Il faut donc ou que cette maladie ait été encore peu répandue; ou que Hoffmann n’ait eu que de rares occasions de l’observer dans sa pratique; ou enfin qu’il l’ait souvent prise pour une autre. Cette supposition ne met pas en cause la sûreté de son coup d’œil médical; mais bien l’obscurité dont cette détermination nosographique avait tant de peine à se dégager. Tantæ molis erat!...
J’abrége ces recherches historiques dont la monotonie pourrait lasser la bienveillance de mon lecteur, et j’arrive, sans nouvelle halte, aux dernières années du XVIIIe siècle, où la pathologie réhabilitera, sans opposition, les prévisions de Sydenham.
Parmi les écrivains de cette époque, auxquels on peut demander, avec confiance, les renseignements les plus exacts sur l’état de la science, au moment où ils ont tenu la plume, il en est un que recommande sa double autorité d’érudit et de praticien. Je veux parler de Borsieri de Kanilfeld (1725-1785) dont les Instituts de médecine pratique portent la touche d’un maître[440]. Le second volume de ce chef-d’œuvre est consacré tout entier à l’histoire des Maladies exanthématiques fébriles, qu’on est tenu de méditer quand on veut traiter le même sujet. L’article relatif à la scarlatine est un modèle du genre. L’auteur ne s’est pas arrêté, comme tant d’autres, aux traits extérieurs de la maladie dont il connaît les allures protéiques. Il la suit dans toutes les phases de son évolution, épie ses mœurs et ses tendances, établit nettement les caractères qui la distinguent de la rougeole, éclaire sa nature et ses complications imprévues, par le rapprochement de quelques relations d’épidémies remarquables, énumère en détail les accidents qui succèdent à sa résolution ou aggravent sa convalescence. En présence de ce tableau, on s’assure que la fièvre éruptive qu’il représente, est entrée dans une voie nouvelle et va prendre enfin possession de tous ses droits.
En relisant ces belles pages dans l’élégante et fidèle traduction de M. le Dr Paul-Émile Chauffard, j’ai surpris une légère inexactitude dont la rectification me paraît avoir un sens médical étroitement lié à la question qui m’occupe.
De la scarlatine pourprée: tel est le titre du chapitre IV du tome second[441].
J’avoue que cette qualification donnée à une maladie dont le nom seul signifie écarlate, m’a paru tout d’abord un pléonasme, et je me suis hâté de recourir au texte latin.
Borsieri, comme je l’avais prévu, n’a point écrit: purpurata, mais bien, purpura scarlatina, ce qui veut dire: pourpre de nature scarlatineuse, pourpre scarlatin.
Que toute scarlatine soit pourprée ou rouge, cela va de soi; mais tous les pourpres ne sont pas de même nature que la scarlatine. En choisissant ce nom, Borsieri a entendu séparer nettement le pourpre scarlatin des autres fièvres rouges que les auteurs de son temps qualifiaient simplement de purpura, et qui ont seulement ce caractère commun, «qu’elles revêtent la pourpre,» selon la pittoresque expression de Ramazzini. Ainsi compris, purpura représenterait le genre, et scarlatina l’espèce.
Les pourpres sont nombreux dans le vocabulaire latin de l’ancienne nosologie. Je n’indique que les principaux.
Purpura, purpura simplex, purpura benigna (pourpre proprement dit, pourpre bénin).—Purpura maligna (pourpre malin, fièvre pétéchiale des Allemands[442]).—Purpura alba, rubra, miliaris (miliaire ou millot des Français).—Purpura hæmorrhagica (morbus maculosus de Werlhof).—Purpura urticata de Juncker (fièvre ortiée), etc.
A ces pourpres, réputés essentiels, viennent s’en adjoindre d’autres qui ne sont que des symptômes ou des épiphénomènes de maladies très-diverses.
Purpura symptomatica survenant aux fièvres pétéchisantes de Juncker, à la variole, à la rougeole, à la miliaire malignes.—Purpura puerperarum (pourpre ou millet des femmes en couches).—Purpura verminosa, observé dans certaines épidémies, après une abondante expulsion d’entozoaires, etc.[443].
Un double motif m’a engagé à exhumer cette nomenclature bien vieillie: j’ai voulu d’abord justifier l’interprétation que je crois convenir aux mots purpura scarlatina écrits par Borsieri. J’ai tenu, en second lieu, à montrer que, malgré sa connaissance précise de cette maladie, l’auteur italien ne lui donnait pas encore, dans sa classification, la place que tout le monde s’accorde à lui assigner aujourd’hui.
Quelle que soit l’idée qu’on se fasse, en théorie, de la scarlatine, tour à tour inflammation de la peau, dermatose exanthémateuse, ou fièvre éruptive, on ne la détache plus de la variole et de la rougeole, auxquelles la relient tant d’affinités naturelles. Qu’on ouvre un traité quelconque de pathologie interne, récemment publié, et l’on verra se suivre invariablement les trois fièvres, dans la section où il aura plu à l’auteur de les réunir.
Borsieri considérait le pourpre scarlatin comme se rapprochant intimement de l’érysipèle par la nature et l’aspect. «Multo proximius ad erysipelatis naturam et speciem accedit purpura scarlatina[444].» Il a donc placé la scarlatine entre l’érysipèle et le zona, d’une part, l’urticaire et le pemphigus, de l’autre. Mais cette fièvre éruptive, au point où était parvenue la science, ne pouvait tarder à rejoindre par une sorte d’attraction nosologique, la fièvre varioleuse et la fièvre morbilleuse dont elle ne devait plus être séparée.
Du reste (et cette réflexion s’étend à tous les problèmes médicaux du même ordre), on n’a pu avoir qu’une idée bien incomplète de la scarlatine, tant qu’on ne l’a observée que dans les faits isolés de la pratique. Quand elle se montrait sous ses traits familiers, on la confondait avec les autres éruptions rouges. Si au contraire, elle se dissimulait sous des formes imprévues, on suspectait les maladies les plus disparates. Faute de base, le diagnostic flottait au gré des opinions individuelles[445].
C’est seulement en l’étudiant dans ses évolutions épidémiques, qu’on pouvait se flatter d’en pénétrer la nature et de reconnaître, au milieu de tant d’éléments de confusion, l’empreinte spécifique et invariable dont la cause essentielle marque tous les produits qui relèvent de son action. C’est avec un grand sens que Haller a appelé les épidémies la vie des maladies, epidemias morborum nempe vitas.
Mais il a fallu du temps pour donner aux épidémies de scarlatine leur véritable signification. Je ne mets pas en doute que la rougeole n’en ait souvent, dans l’origine, endossé la responsabilité.
Dans les constitutions éruptives décrites par Baillou, la scarlatine a figuré pour sa part, sans avoir eu cette prédominance exclusive qu’octroie le génie épidémique.
Sennert la distinguait encore trop imparfaitement de la rougeole, pour qu’on puisse se fier, sans réserve, à son diagnostic des éruptions régnantes.
Le hasard n’avait mis sous les yeux de Sydenham que des épidémies probablement fort restreintes et exceptionnellement bénignes; et il avait prématurément engagé l’avenir en généralisant ce fait.
Morton retourna le tableau. Les scarlatines plus graves qu’il rencontra furent dépossédées de leur titre, et la question revint à son point de départ.
En somme, depuis que la scarlatine avait franchi le seuil de la pathologie, on avait eu plus d’une occasion de l’observer sous forme épidémique; mais l’expérience encore hésitante des médecins n’avait pas su mettre à leur place les précieux matériaux qu’elle recueillait.
A dater du XVIIIe siècle, ces grands foyers d’observation se multiplient dans une proportion croissante. La maladie, après quelques tâtonnements, déploie enfin ouvertement sa force d’expansion et l’irrésistible malignité de ses instincts. L’humanité voit avec terreur grossir la phalange des grands fléaux qui la déciment; l’art de guérir déplore la faiblesse de ses ressources et ne dissimule plus l’aveu de son impuissance.
C’est alors que les documents, jusque-là indécis ou équivoques, prennent un caractère de précision qui ne laisse plus de doutes. L’épidémie se fait reconnaître sur divers points de l’Europe, et si l’on n’est pas d’accord sur le nom qu’on lui donne, on est bien près de s’entendre sur l’individualité morbide qu’elle représente. On remarque seulement (ce qui est conforme à la règle) que le tribut qu’elle inflige à la santé publique est très-inégalement réparti, suivant les conditions topographiques.
Du temps de Rosen (1706-1773) un des praticiens les mieux versés dans les maladies des enfants, la scarlatine était très-rare en Suède; et c’est ainsi qu’il expliquait le silence général des médecins de ce pays sur cette maladie. En trente-huit ans, il ne l’avait vue régner que deux fois: la première, à Upsal, en 1741; la seconde, à Stockholm, en 1763[446].
D’autres régions ont été plus maltraitées, et l’Angleterre a subi, sous ce rapport, un triste privilége. Les épidémies de scarlatine y ont pris une fréquence et une extension dont la raison ne saurait être que dans un concours indéterminé d’influences locales.
Cullen (1712-1790) en avait vu six ou sept invasions en Écosse, pendant quarante années de pratique. Elle était accompagnée, chez presque tous les malades, d’une angine gangréneuse[447]. A dater de cette époque, elle a commencé à prendre, dans toute l’étendue du royaume-uni, un développement et une gravité qui ne se sont pas amendés dans le siècle actuel. Des statistiques récentes de la mortalité générale, dressées annuellement par les médecins anglais, expriment, en chiffres effrayants, la part imputable à la scarlatine.
Ses explosions en Allemagne ont suivi la même progression qui ne s’est plus ralentie. Après l’avoir observée à Pavie, en 1793 et 1795, Joseph Frank l’a retrouvée à Vienne, en 1799, 1800, 1801; à Vilna, en 1806, 1807, 1814, 1817, 1819, 1822[448].
Quoiqu’elle n’eût pas oublié la France, elle semblait l’avoir relativement ménagée; mais elle ne tarda pas à prendre une cruelle revanche.
Dans le groupe des épidémies circonscrites qui s’y sont succédé avec une déplorable profusion, l’histoire a distingué celle qui régna à Amboise de 1824 à 1830, et qui s’y montra de nouveau en 1832[449]. On la vit à Paris en 1825, et elle fournit le texte de quelques travaux importants[450].
Depuis lors, il n’y a pas eu d’années où la scarlatine n’ait paru dans quelques départements, avec ces contrastes qui troublent le praticien, relevant et rabaissant tour à tour les pouvoirs de l’art qui ne s’explique pas plus ses succès que ses revers. Sous ce rapport en effet, comme le dit très bien Bretonneau, les différences les plus frappantes peuvent être remarquées, non-seulement dans les diverses épidémies, mais encore pendant le cours d’une même épidémie, dans le même temps, dans la même saison, la même localité, la même famille[451].
Au surplus, quelle que soit l’importance qu’ait prise la scarlatine dans le système général des maladies, et dans les préoccupations de la pratique, il paraîtrait résulter de quelques relevés numériques, qu’elle est encore, au moment présent, la moins répandue des fièvres éruptives.
MM. Guersant et Blache ont réuni un grand nombre de faits de variole ou varioloïde, de rougeole et de scarlatine, et cette dernière n’y est représentée que par un chiffre bien inférieur[452]. Serait-ce parce qu’elle n’impose pas à tous les hommes, comme les deux autres, une charge inévitable?
Vers le milieu du siècle dernier, surgit en Angleterre une maladie épidémique qui fut décrite sous le nom de mal de gorge ulcéreux, ulcerous sore throat, angina maligna, et dont la nature est encore discutée par les médecins.
Les uns n’y voient que ce qu’impliquent ces dénominations, c’est-à-dire l’angine maligne sévissant sous des influences générales de divers ordres.
D’autres, et je suis de ce nombre, reconnaissent la fièvre scarlatine dont l’angine concomitante est devenue, par sa gravité et ses suites, le symptôme dominant et la principale source d’indication.
L’examen rapide de cette question ne sera pas un hors-d’œuvre dans le plan général de ce livre.
Parmi les médecins anglais, c’est Jean Fothergill qui a le premier signalé cette maladie[453].
Il nous apprend qu’on avait commencé à l’observer en Angleterre, vers l’année 1739; elle avait reparu en 1742 et 1746; et quand il l’étudia à Londres, en 1747 et 1748, elle sévissait aussi en France et principalement à Paris.
La ville d’Édimbourg avait été frappée en 1733, d’un mal de gorge avec fièvre rouge, dont la désignation seule équivaut au diagnostic; et je suis porté à croire que l’angine décrite quinze ans après par Fothergill, n’en est qu’une nouvelle apparition.
L’auteur prétend au contraire qu’elle s’en distingue essentiellement; j’avoue pourtant que ces différences m’échappent.
Cullen, qui écrivait dans le même temps, a formellement séparé, malgré leurs affinités apparentes, l’esquinancie maligne de la scarlatine angineuse, qu’il avait eu bien des occasions de comparer[454]. Il s’en faut que la question ait été aussi nettement posée et résolue par Fothergill, ou, pour mieux dire, il ne paraît pas s’être préoccupé des rapports que son mal de gorge ulcéreux pouvait avoir avec la scarlatine.
Vers l’année 1610, avait paru, en Espagne, une épidémie d’angines graves, qui se propagea rapidement en Italie où ses ravages durèrent plus de vingt ans. Les Espagnols appelèrent cette maladie, garotillo, les Italiens, morbus strangulatorius. Marc-Aurèle Séverin la décrivit sous le nom de Pædanchone loïmodes[455]. Il est probable qu’elle s’éclipsa, au bout d’un certain temps, si l’on s’en rapporte au silence des médecins qui avaient recueilli leurs observations, aux lieux mêmes où elle avait déployé le plus de rigueur. Après une interruption dont le défaut de renseignements exacts ne permet pas de préciser la durée, elle se montra pour la première fois en Angleterre, où Fothergill assure l’avoir reconnue, d’après les souvenirs de ses lectures.
Cette affirmation tranche une question de diagnostic dont l’examen m’entraînerait trop loin. J’atteindrai, par un plus court chemin, le but que je me propose, en recherchant la nature de la maladie qu’une célèbre dissertation de Huxham a livrée aux disputes des pathologistes.
Sous le nom d’Angina maligna (ulcerous sore throat), ce médecin a décrit une épidémie qui régna à Plymouth et dans les environs, depuis la fin de 1751 jusqu’au mois de mai 1753[456]. Dès les premières lignes, l’auteur avertit que c’est la maladie étudiée, en 1748, par Fothergill. Elle attaquait aussi spécialement les enfants et en emporta un grand nombre. Sa contagiosité était des plus actives, et quand elle pénétrait dans une famille, elle en frappait successivement tous les membres, en commençant par les plus jeunes.
Si on lit attentivement et sans idée préconçue cette œuvre remarquable, il n’est guère possible de méconnaître la scarlatine angineuse, exaspérée par l’influence maligne du génie épidémique. Le tableau tracé par Huxham et qui pouvait encore offrir de son temps, un certain air de nouveauté, représente les épidémies du même genre qui se sont depuis multipliées, parmi nous, de manière à ne pas laisser le moindre doute sur leur nature.
L’auteur commence par énumérer, à la manière d’Hippocrate, les antécédents et les caractères actuels de la constitution régnante.
L’atmosphère avait été longtemps humide et froide, entrecoupée de brusques et nombreuses variations. Des varioles confluentes et mortelles abondaient, surtout chez les enfants, et on observait conjointement des éruptions de toutes sortes. «Febrium tunc grassantium omnes miram ostendebant proclivitatem ad alias vel alias eruptiones.[457]»
C’est dans ces conditions qu’éclata une fièvre que Huxham avait déjà appelée angineuse, dans son Traité des maladies épidémiques. Cette fièvre était accompagnée d’une éruption de taches écarlates ou de boutons excitant un violent prurit, et suivie d’une abondante exfoliation épidermique.
J’ai renoncé, non sans regret, à reproduire in extenso la description de Huxham, malgré le plaisir et le profit que promettait cette lecture. J’ai craint de trop ralentir la marche de cette étude. Je me borne donc à extraire l’exposé de l’appareil éruptif dont le caractère tranché suffit pour donner sa véritable signification à l’angine associée.
En général, la surface entière de la peau, surtout chez les enfants, se couvrait d’une efflorescence qui survenait le troisième ou quatrième jour, tantôt sur certaines parties, tantôt sur toute l’habitude du corps, plus rarement à la face. Cet exanthème avait l’aspect d’un érysipèle ou bien, quelquefois, la forme de boutons. Ceux-ci étaient souvent proéminents, et d’un rouge foncé ou couleur de feu, principalement à la poitrine et aux bras. D’autres fois, ils étaient si petits qu’ils étaient plus sensibles au toucher qu’à la vue, et donnaient à la peau une âpreté remarquable. La couleur de l’efflorescence était le plus souvent cramoisie. On aurait dit que la peau avait été barbouillée, même jusqu’au bout des doigts, avec du jus de groseille[458]. Elle paraissait, de plus, enflammée et tuméfiée, ce qui rendait souvent les bras, les mains et les doigts tendus, très-raides, et un peu douloureux. Cette couleur cramoisie de la peau paraissait appartenir en propre à cette maladie.
Ordinairement l’apparition de l’efflorescence calmait notablement l’anxiété, les nausées, les vomissements, la diarrhée et les autres symptômes. Cependant Huxham avait vu des exemples d’éruption générale avec prurit, sans aucun amendement ou, qui pis est, avec grande aggravation des symptômes, et surtout de la fièvre, de l’oppression, de l’anxiété et du délire. Plusieurs sujets avaient même succombé dans la plus violente frénésie, quoiqu’ils fussent couverts de l’éruption la plus étendue qu’il fût possible de voir.
Du reste, une éruption prompte et douce était, le plus souvent, du meilleur augure, et quand elle était suivie d’une abondante desquamation épidermique, c’était ce qu’on pouvait souhaiter de plus heureux. Si, au contraire, la couleur de l’éruption devenait brune ou livide, ou qu’elle disparût prématurément ou trop brusquement, tous les symptômes empiraient, et le danger était pressant, surtout quand on voyait surgir, çà et là, des taches pourprées ou noires; ce qui arrivait quelquefois. Alors les urines étaient limpides, des convulsions éclataient, ou bien il survenait une suffocation mortelle[459].
La description qu’on vient de lire ne renferme, si je ne m’abuse, aucun trait qui ne soit applicable à la scarlatine. Les détails que j’ai volontairement omis compléteraient, sans doute, l’unité du tableau symptomatique. Mais je crois qu’on peut, sans trop s’aventurer, déduire de ces simples données, la véritable nature de l’angine maligne qui a été la manifestation principale de la maladie de Plymouth.
M. le professeur Fuster ne voit dans ces localisations gutturo-pharyngiennes ou laryngées, que l’expression d’une affection catarrhale qui a dégénéré en état ataxo-putride et gangréneux. La variole, qui régnait simultanément, lui aurait aussi prêté son concours, en transmettant à l’angine une telle aptitude aux efflorescences, que la peau se couvrait de taches et de boutons. Quant à la prédilection si frappante de l’affection catarrhale pour la gorge, dans cette constitution, elle ne serait qu’un exemple de plus, des affinités, trop souvent impénétrables, des maladies populaires, pour des systèmes d’organes déterminés[460].
Il est inutile de dire que l’auteur a motivé son opinion avec tout le talent qu’on devait attendre de l’écrivain qui a signé le livre sur les Maladies de la France. J’avoue que cette lecture m’a donné à réfléchir, mais ne m’a pas ébranlé.
Qu’un élément catarrhal se soit adjoint à l’affection principale, c’est ce que je n’ai pas de peine à accorder. Le caractère des intempéries antécédentes, la nature de certains symptômes généralement constatés, l’efficacité critique des sueurs, le succès de la méthode de traitement, ne peuvent laisser, à cet égard, la moindre incertitude. Que la variole n’ait point été aussi étrangère aux complications incidentes, c’est ce qu’aurait pu faire prévoir l’affinité bien connue des fièvres éruptives l’une pour l’autre.
Cependant, malgré ces réserves amplement autorisées par l’analyse clinique, je persiste à considérer les angines associées aux phénomènes cutanés dépeints par Huxham, comme des manifestations locales de la fièvre scarlatine, à laquelle la constitution épidémique a imprimé une exaspération insolite, en rapport avec le mode spécial de son influence. En d’autres termes, le praticien de Plymouth n’a pas décrit et traité des angines malignes, accompagnées d’éruptions rouges, mais des scarlatines, dont les phénomènes gutturaux ordinaires, ont acquis une prédominance et une gravité exceptionnelles.
Je pourrais recueillir bien des adhésions à l’interprétation que je propose. Joseph Frank qui a si profondément étudié la scarlatine[461], Pinel[462], Bateman[463], MM. Guersant et Blache[464], M. Gintrac[465], ne donnent pas un autre sens à la relation de Huxham. Bien plus, à la manière dont il s’exprime dans maints passages de son écrit, on s’aperçoit que Huxham soupçonnait aussi la fièvre scarlatine, et qu’il n’eût pas été difficile de s’entendre avec lui sur ce terrain. S’il n’a pas été aussi explicite qu’on le voudrait, il faut s’en prendre à l’indécision de la science. Ne savons-nous pas qu’à la fin même du XVIIIe siècle, Stoll regrettait encore que la scarlatine ne fût pas assez connue (nondum sat cognita)[466].
Ainsi, dès les premières lignes de sa dissertation, Huxham semble aller au-devant des objections: «Bien certainement, dit-il, les maladies que j’ai observées dans cette constitution, ne diffèrent pas sensiblement des fièvres scarlatines, décrites par Morton. Quædam profecto scarlatinarum febrium, quas Mortonus descripsit, parum his videntur absimiles[467].»
A la rigueur, cet aveu, qui précède son entrée en matière, pourrait suffire; mais il le renforce, chemin faisant, par d’autres remarques dont on ne peut contester la portée. Cet exanthème rouge qui avait l’aspect érysipélateux; ce badigeon de jus de groseille étendu sur la peau; cette couleur rouge vif, luisante et éclatante de l’arrière-gorge; cette teinte cramoisie qui «semblait propre à cette maladie;» l’heureux augure tiré de la rapidité et de la douceur de l’éruption, suivie d’une large desquamation épidermique: tous ces traits, je le demande, n’appartiennent-ils pas à la scarlatine, et n’est-ce pas leur réunion qui a rappelé à Huxham les observations de Morton?
Ce n’est pas tout. L’esquinancie maligne, qui est l’objet principal de sa description, ne régnait pas seule. On voyait aussi d’autres angines qui lui ressemblaient par les symptômes du début.
Huxham apprend à les distinguer, en assignant à l’angine maligne un ensemble de caractères particuliers qui se montraient dès les premiers jours, et ne permettaient pas, dit-il, de la confondre avec les autres espèces.
Parmi les indices qui dénoncent la gravité de la maladie, et que j’omets pour abréger, il signale la couleur luisante et cramoisie de la gorge, entremêlée de taches ou de pustules blanches ou cendrées; l’efflorescence écarlate ou pourprée, tantôt érysipélateuse, tantôt boutonneuse. (Scarlatinam vel purpuream efflorescentiam)[468].
Huxham faisait donc deux parts des angines contemporaines. Les unes n’étaient, si l’on veut, que des localisations de l’affection catarrhale régnante, portant le cachet de leur origine; les autres n’étaient que l’expression de la fièvre scarlatine dont la gorge et la peau avaient revêtu la livrée rouge.
Mon opinion sur la nature de l’angine maligne décrite par Huxham, soulèvera-t-elle de sérieuses contradictions? J’espère, au moins, que les pièces de conviction que j’ai mises sous les yeux de mon lecteur, suffiront pour qu’il puisse prendre parti, sans attendre un plus ample informé.
Pendant que Huxham recueillait à Plymouth les matériaux de la relation qu’il se proposait d’écrire, nos médecins observaient la même maladie, sur plusieurs points de la France.
Navier était témoin à Châlons-sur-Marne (1751) d’une épidémie de fièvre rouge, dont l’histoire semble calquée sur celle du médecin anglais, tant les analogies sont frappantes des deux côtés[469].
Cette maladie très-contagieuse, attaquait aussi des familles entières. Il y avait fièvre violente, gangrène de la gorge, gagnant l’œsophage et la trachée-artère chez les malades qui n’étaient pas secourus à temps, éruption de larges plaques d’un rouge vif écarlate; plus tard, si la guérison avait lieu, desquamation de grands lambeaux épidermiques. Comme à Plymouth, la variole se mettait de la partie. Navier l’avait vue chez un grand nombre d’enfants, précéder ou suivre de près la fièvre rouge[470]. Pour tous les autres symptômes dont l’énumération serait longue, je pourrais renvoyer au récit de Huxham, et cette rencontre des deux écrivains est digne de remarque. Navier ne pouvait avoir connaissance du travail de son confrère dont la date est postérieure à ses propres observations. C’est que le médecin de Châlons a aussi peint d’après nature, et l’identité des modèles explique la ressemblance des copies.
Navier reconnaît tout d’abord la fièvre rouge, nommée par Sydenham febris scarlatina. Cependant, comme il appartient à cette génération médicale qui a conservé le respect traditionnel pour la parole du Maître, il s’étonne des divergences de l’appareil symptomatique. Les taches cutanées sont larges «au lieu, dit-il, d’être petites, comme Sydenham nous apprend qu’elles doivent être[471],» et leur desquamation consécutive dépasse de beaucoup la dimension furfuracée. Une redoutable angine, dont le praticien de Londres n’a pas dit un mot, domine la scène morbide, et devient, par sa gravité et la rapidité de sa marche, la première source d’indication, etc.
Navier, qui manie habilement l’analyse clinique, n’est pas dérouté par ces contrastes; et il n’hésite pas à retrouver la fièvre éruptive, sous cette forme encore peu familière à l’observation. L’esquinancie maligne n’en est qu’un symptôme, devenu dans l’espèce une complication menaçante. Elle ne peut donc servir à dénommer la maladie; et Navier, pour ne pas laisser d’équivoque, adopte la synonymie de Sydenham: febris scarlatina[472].
Quelques années après (1765), la scarlatine angineuse, (scarlatina anginosa) régnait à Montpellier, sur les enfants. Sauvages qui l’observait, a réuni, dans sa trop brève description, les traits principaux de la maladie de Huxham et de Navier. «Les symptômes, dit-il, sont une rougeur intense répandue sur tout le tronc, l’enrouement de la voix, accompagné d’une angine ulcéreuse et quelquefois gangréneuse[473].»
Ce qui donne de l’intérêt à cette citation, c’est que, deux ans auparavant, Sauvages avait vu un grand nombre d’enfants emportés par une angine pareille (c’est ainsi qu’il s’exprime), sans aucune éruption rouge de la peau. C’est bien à cette maladie, quelle que fût d’ailleurs son étiologie initiale, que doit revenir le nom d’angine maligne, et il est à regretter que l’illustre nosologiste n’ait pas suivi l’exemple de Cullen, en établissant le diagnostic différentiel des deux espèces d’angine. Celle qui n’avait pas d’exanthème était, selon toute apparence, le mal de gorge pestilentiel des enfants, observé à Paris par Malouin, en 1747[474].
J’ai hâte de finir, et je n’ajoute qu’une remarque qui a sa valeur dans l’histoire comparée des maladies nouvelles.
La scarlatine n’est pas entrée dans le monde pathologique avec le formidable appareil qui a marqué l’avénement de la variole et de la rougeole. Ni explosion soudaine, ni gravité redoutable, ni marche envahissante; rien, en un mot, des grandes maladies populaires.
Longtemps confinée dans le cercle intime de la pratique ordinaire, perdue, pour ainsi dire, dans le pêle-mêle des maladies rouges, elle frappe de temps à autre l’attention des médecins, qui ne la reconnaissent qu’après bien des hésitations; et rien ne fait pressentir encore que l’art devra un jour compter sérieusement avec elle.
A un moment donné, le génie épidémique brise les liens de la sporadicité qui enchaînaient son essor, et le tableau tracé par ses premiers peintres, prend les plus sombres couleurs. Si le contraste n’était pas éclairé par l’analyse clinique, on pourrait croire à une métamorphose.
L’évolution historique de la scarlatine présente donc deux phases distinctes.
Un long siècle s’était écoulé depuis qu’Ingrassias l’avait signalée, et Sydenham, ce grand connaisseur en fait de fièvres éruptives, ne voyait encore dans cette espèce nouvelle, qu’une simple effervescence sanguine dont il confiait toujours le traitement à la nature.
On sait le reste, et il me suffira de rappeler que les praticiens de notre temps ont donné leur complet assentiment à Joseph Frank lorsqu’il a écrit les lignes suivantes:
«Ceux qui ont vu comme moi la scarlatine exerçant ses ravages pendant trente-sept ans, sur toutes les classes de la société et dans divers pays, soit à l’état sporadique, soit épidémiquement, ne nieront pas qu’elle constitue le plus terrible fléau qui existe actuellement en Europe[475].»