Étude sur les maladies éteintes et les maladies nouvelles: pour servir à l'histoire des évolutions séculaires de la pathologie
CHAPITRE VIII
DE LA GRANDE ÉPIDÉMIE DU XVe SIÈCLE (SUETTE ANGLAISE)
Le XVe siècle était aussi prédestiné à de rudes épreuves. Quelques années à peine avant l’apparition de la syphilis, éclata une épidémie terrible, qui rappelait les grandes maladies historiques par l’étendue de son rayonnement, sa physionomie originale, sa nature inconcevable, son indomptable léthalité.
Cette maladie est restée célèbre sous le nom de suette anglaise, qui comprend, à la fois, son symptôme prédominant et son lieu de naissance.
J’ai eu bien souvent à déplorer, dans le cours du livre que j’écris, la pénurie ou l’insuffisance des documents que j’avais à ma disposition.
La maladie dont j’entreprends l’étude, fait sous ce rapport, une heureuse exception qu’explique l’état des sciences médicales à l’époque où elle parut. De nombreux travaux ont éclairé son histoire, et leur valeur est d’autant plus grande, qu’ils sont signés par des contemporains des diverses épidémies, ou par des écrivains, assez rapprochés de leurs invasions, pour en avoir reçu la tradition de la main à la main, c’est-à-dire, avec toutes les conditions désirables d’authenticité.
Par surcroît de bonne fortune, un de ces recueils dont les Allemands seuls conçoivent et réalisent l’exécution, a réuni l’ensemble des écrits, pièces et documents relatifs à la suette anglaise, et ce rapprochement, qui abrége et dirige si utilement les recherches, place, sous les yeux du lecteur, tous les éléments d’une histoire certaine et complète de cette maladie.
L’idée première de cette compilation appartient à Gruner, dont on ne saurait trop louer la patiente et sagace érudition. On y trouve, outre les monographies, un nombre considérable de fragments historiques, empruntés aux auteurs anglais, belges, allemands, suisses, danois, suédois, français, italiens. Gruner avait mis onze ans à composer cette collection, que sa mort l’empêcha de rendre publique. Son manuscrit, dont on connaissait l’existence, échappa, pendant près de trente ans, à toutes les recherches; et, au moment où on le croyait perdu, il fut heureusement découvert par M. le docteur Hæser, qui s’occupe avec tant d’ardeur et de talent de l’histoire de la médecine, et qui est bien digne, à tous égards, d’inscrire son nom à côté de celui de Gruner. Ce savant confrère a donné, en 1847, une édition du recueil posthume de son compatriote; et après quelques corrections ou retranchements jugés convenables, il l’a enrichi de nouvelles pièces, imprimées ou inédites, et de commentaires personnels (additamenta), qui n’en sont pas la partie la moins curieuse[601].
Il va sans dire que j’ai mis largement à profit les indications réunies de Gruner et de Hæser, non sans éprouver un sentiment de reconnaissance, pour ces hommes utiles dont le labeur opiniâtre et désintéressé, ouvre une voie plus facile à ceux qui veulent les suivre dans la carrière[602].
Parmi les monographies, il en est deux qui occupent le premier rang par la notoriété de leurs auteurs et le mérite intrinsèque de l’œuvre. Ce sont celle de Joachim Schiller de Bâle, publiée en 1531[603], et celle de Jean Kaye, plus connu sous le nom de Caïus Britannicus. Celui-ci écrivit d’abord sa relation en anglais, dans l’intérêt, comme il le dit, de ses compatriotes: et trois ans plus tard, il la publia en latin, pour en vulgariser la lecture[604].
Ce qui ajoute au prix de ces ouvrages, c’est que leurs auteurs, médecins très-distingués, avaient vu et traité eux-mêmes l’épidémie qu’ils ont racontée. Peu importe qu’ils n’aient pas été témoins de la première invasion. Nous savons bien, qu’une grande maladie populaire conserve toujours ce cachet individuel qui en affirme l’identité inaliénable. Des états morbides aussi profondément spécifiques, peuvent tout au plus subir quelques modifications superficielles; mais leur symptomatologie vraiment pathognomonique s’astreint fidèlement aux lignes du plan primordial tracé par la nature. On peut dire, en ce sens, que celui qui a vu une grande épidémie, a vu aussi toutes celles de même nom.
J’entre en matière par une esquisse rapide de l’itinéraire de la suette dans ses diverses invasions, et des particularités qu’elle a présentées dans ses principales étapes[605].
La suette épidémique envahit pour la première fois l’Angleterre en l’an 1485-1486, peu avant la bataille de Bosworth qui eut lieu vers le 7 août, et dans laquelle le roi Richard fut vaincu par Henri, comte de Richemond[606]. Vers le 22 du même mois, la maladie se propagea rapidement dans toute l’étendue de l’île Britannique, suivant la direction de l’ouest, à l’est et au nord. C’est vers la mi-septembre qu’elle pénétra à Londres, d’où elle disparut subitement à la fin d’octobre. Elle fit partout de grands ravages. Inconnue des médecins, elle emporta, s’il faut en croire certaines statistiques, 99 malades sur 100: terrifiante mortalité qu’on ne retrouve pas même dans les épidémies les plus féroces! «Elle fut si aiguë et si terrible, dit Holinshed, que de mémoire d’homme, on n’avait rien vu de pareil[607].» Les récidives étaient assez fréquentes. Les symptômes qu’elle offrait alors, lui donnaient cette physionomie originale et indélébile que le génie épidémique imprime sur les maladies qui relèvent de son influence. On s’assura, après de longues hésitations, que le mode de traitement le plus efficace, consistait à entretenir autour du malade, une température moyenne, favorable au maintien du flux sudoral.
En 1507, nouvelle épidémie qui commença par Londres, et sur laquelle manquent les renseignements. On sait seulement qu’elle fut beaucoup moins meurtrière que la précédente.
Une troisième épidémie, plus terrible peut-être que la première, éclata en 1518, dans les premiers jours de juillet. Un grand nombre de malades furent emportés en deux heures. Dans certaines localités, la mort enleva le tiers et même la moitié de la population[608]. L’épidémie sévit cruellement à Londres, pendant les mois d’août et de septembre, et se propagea avec la même violence, dans le reste du royaume, jusqu’à la fin de l’année. Le peuple fut principalement frappé; mais les classes supérieures ne furent pas épargnées. «Il mourut, dit Herbert, beaucoup de chevaliers, de gentilshommes et officiers de la cour du roi, notamment lord Clinton, lord Grey of Wilton, et autres personnes de qualité[609].» Henri VIII qui vit succomber le savant Ammonius son secrétaire intime, se mit à fuir de ville en ville devant le fléau. Cette fois encore l’Écosse et l’Irlande furent préservées; mais la maladie s’introduisit à Calais sur la côte occidentale de la France. Jean Kaye a noté comme circonstance bien digne de remarque, que ses atteintes portèrent exclusivement sur les Anglais qui habitaient cette ville.
La suette reparut pour la quatrième fois, en 1529. Voici ce qu’en dit Mézeray:
«Une certaine maladie prit cette année, son commencement en Angleterre... C’estoit une espèce de contagion qui passa de là en France (sic) et aux Païs-Bas, et se répandit bientost dans toutes les parties de l’Europe. Ceux qui estoient atteints suèrent abondamment. C’est pourquoy on l’appela Sueur angloise. Puis ils avaient un rude frisson, et après, une fièvre très ardente, laquelle les emportoit dans 24 heures, si l’on n’y rémédioit promptement[610].»
Outre que cette attaque s’accompagna des symptômes les plus formidables, elle eut cela de particulier, comme on vient de le voir, qu’elle s’étendit à une grande partie de l’Europe.
La maladie s’abattit sur Londres vers les derniers jours de mai, et porta la terreur à son comble. Les tribunaux chômèrent, et le roi fut encore réduit à changer plusieurs fois de résidence. Le reste du royaume fut frappé presque en même temps, toujours à l’exclusion de l’Écosse et de l’Irlande.
L’historien Larrey nous apprend que «plus de cent mille personnes avoient fait leur testament[611].»
Du Bellay, évêque de Bayonne, et alors ambassadeur de France en Angleterre, annonce sa maladie et sa guérison, dans une lettre que j’ai cru devoir reproduire, à cause de sa date:
«Le jour que je suay chez M. de Cantorbery, en mourut dix-huit en quatre heures. Ce jour-là ne s’en saulva guères que moy, qui n’en suis pas encore bien ferme[612].»
Après avoir quitté l’Angleterre, le fléau se jeta sur Hambourg, le 25 juillet, et pendant sa durée, fixée par les uns, à une vingtaine de jours, par d’autres, à quatre semaines, il enleva plus de mille personnes. Le bruit courut alors, ce qui ne manque jamais en temps d’épidémie, que la maladie avait été importée par un navire venant d’Angleterre, qui aurait eu quelques matelots atteints, pendant la traversée.
Sur la fin d’août, la maladie pénétra dans quelques villes de la Poméranie; mais elle ne fit pour ainsi dire, qu’y passer. Aux premiers jours de septembre, elle visita aussi la Prusse et la Silésie, où son séjour ne fut pas long[613].
Vers le même temps, la suette s’introduisit dans le Danemark, la Suède, la Norvége, la Livonie, la Lithuanie, la Pologne et la Russie. Il paraît que c’est en Pologne qu’elle déchaîna toute sa violence.
Elle se porta bientôt dans la direction du Midi et de l’Occident, et envahit la Frise et les villes situées sur le littoral de la mer Baltique. Le Hanovre, la Westphalie, le duché de Brunswick, payèrent aussi leur tribut. Au commencement de septembre, ce fut le tour de la Bavière, qui fut comme le centre d’un long rayonnement. Le fléau s’établit à Francfort-sur-le-Mein, du 11 septembre jusqu’au 11 novembre.
Dans la revue, volontairement abrégée, de ses pérégrinations, je ne dois pas oublier l’invasion de Marbourg, qui se lie à un mémorable fait historique. C’était le moment où se tenait la conférence des protestants, pendant laquelle Luther et Zwingle exposèrent leurs dissentiments sur un dogme capital du catholicisme. La panique mit fin à la dispute, et les assistants se dispersèrent en toute hâte. Mais la peur avait grossi le danger; car il n’y eut dans l’enceinte de la ville qu’une cinquantaine de cas, et, sur ce nombre, un ou deux décès seulement. Cette bénignité extraordinaire ne laisse pas que de surprendre, quand il s’agit d’une ville qui devait, suivant les mœurs de l’époque, être moralement très-surexcitée par cette controverse entre les deux coryphées de la réforme.
L’épreuve fut cruelle pour la ville d’Augsbourg. L’épidémie s’y implanta, depuis le 6 septembre jusqu’au milieu de novembre. Les cinq premiers jours, 15,000 personnes furent atteintes, et 800 descendirent dans la tombe. En quatorze jours, dans le mois de novembre, on compta 600 morts, sur 3,000 malades.
Je ne suivrai pas le fléau dans sa marche à travers les autres cités allemandes. Les unes furent décimées; dans d’autres, les cas furent généralement bénins, et la mortalité très-réduite.
L’épidémie parcourut aussi la Batavie et la Gaule Belgique. Elle surprit Anvers à l’heure où un brouillard noir et épais interceptait la clarté du jour. Cette explosion soudaine emporta 500 personnes, en trois ou quatre jours. La maladie ne désempara pas jusqu’au 13 octobre, et ses attaques furent si nombreuses, qu’on comptait sept ou huit malades dans la même maison.
Amsterdam la vit entrer dans ses murs, le même jour qu’Anvers; mais il paraît que son règne épidémique ne dépassa pas trois ou quatre jours.
Après Anvers, ce fut le tour de Gand et de Bruges, auxquelles succédèrent Bruxelles, Harlem, Dordrecht, et enfin, toute la Hollande, où l’on compta, depuis le commencement, plusieurs milliers de décès par jour.
Ce fut pendant l’automne et à l’entrée de l’hiver, que la suette s’introduisit en Suisse, et gagna Bâle et Berne. Elle s’arrêta principalement dans les pays plats. Nous manquons de renseignements précis sur la marche qu’elle suivit. Cependant, on est assez d’accord pour admettre qu’elle donna les premiers signes de sa présence à Berne, le 13 décembre; car c’est ce jour même, que la Diète fit publier une instruction populaire, concernant l’épidémie.
Aucun témoignage authentique n’atteste que le fléau ait pénétré en France et notamment à Paris. Fernel, qui eût été si bien placé pour l’étudier dans cette étape, n’en parle qu’en passant, et comme d’une maladie sévissant dans quelques parties de l’Allemagne, dans la Gaule Belgique et l’Angleterre[614].
Il est plus que douteux aussi, qu’elle ait affligé l’Italie. Les rares assertions qui l’affirment sont loin de mériter confiance. Si le fait eût été vrai, il ne serait pas resté, à cet égard, la moindre incertitude.
Une cinquième et dernière épidémie fondit sur l’Angleterre en 1551. Elle éclata tout à coup, le 13 avril, à Shrewsbury, ville de la province de Shropshire, située sur la Saverne. En peu de jours, elle emporta 900 personnes, et se propagea à d’autres villes, avec une sorte de furie. C’est l’épidémie dont Jean Kaye fut témoin, et dont il nous a laissé une admirable description que nous retrouverons bientôt, et que je considère comme le document le plus précieux que nous possédions, sur l’histoire de la suette. Je me borne à rappeler, en attendant, que la terreur qu’elle répandit partout, poussa des masses d’émigrants en Écosse et en Irlande, qui continuèrent à jouir du privilége de l’immunité. La France fut aussi l’asile d’un grand nombre de fuyards; nouvelle preuve que l’épidémie n’y avait pas pénétré. La maladie entra à Londres, le 7 juillet, d’après Kaye; le 9, selon d’autres versions; et elle prit une telle intensité, qu’elle emporta près d’un millier d’hommes, dans la première semaine. Burnet précise même les chiffres, et affirme que dans la journée du 10 juillet, le nombre des morts fut de 100, et qu’il s’éleva à 120, le 12. A ce moment, le fléau sembla avoir atteint son apogée[615].
Ces renseignements passent pour exacts. Mais ce qui est bien avéré, c’est que la mortalité à Londres, n’excéda pas le nombre de 872, depuis le 8 juillet jusqu’au 19[616]. La maladie frappa surtout les sujets de 30 à 40 ans. Ceux qui, dès l’invasion, se plaignaient du froid, mouraient en 3 heures. Chez ceux qui devaient réchapper, la maladie ne durait pas plus de 9 ou 10 heures. Le roi Edouard VI quitta Londres, et se réfugia successivement en divers lieux. Strype mentionne le tribut que l’épidémie préleva sur les gens du grand monde. La famille régnante ne fut pas exempte. Le dénombrement des principales victimes de cette classe, montre qu’elles se suivirent de près dans la tombe[617].
Jean Fuller cite aussi les noms des personnages marquants de Cambridge, qui furent emportés en quelques heures. L’Université de cette ville perdit un grand nombre d’étudiants[618].
Comme indice de la gravité de l’épidémie, on peut rappeler que, le 15 juillet, l’autorité ecclésiastique prescrivit des prières publiques.
Les détails nous manquent sur l’itinéraire ultérieur de la maladie. Nous savons seulement qu’en s’éloignant de la capitale, elle se dirigea vers la partie occidentale et septentrionale de l’Angleterre. Elle parut être sur son déclin, à la fin d’août, et disparut entièrement, vers les derniers jours de septembre.
Ce qu’il y a de bien remarquable, c’est que cette épidémie ne sortit pas, cette fois, de l’Angleterre; car on ne doit donner aucune importance à quelques cas épars, qui se montrèrent à Calais, à Anvers et dans quelques localités du Brabant. Kaye prétend qu’on les observa exclusivement sur ses compatriotes, qui se trouvaient alors dans ces villes, ou sur quelques rares individus, qui suivaient en tout la manière de vivre des Anglais, et partageaient en conséquence leur appropriation spéciale. Nous apprécierons bientôt cette observation singulière, à laquelle Kaye paraît tenir beaucoup, moins peut-être, parce qu’elle serait pour lui un fait avéré, que parce qu’elle confirmerait quelques anticipations théoriques.
L’énumération des épidémies de suette anglaise, inscrites dans l’histoire, et la revue rapide de ses principales stations, m’ont semblé préparer utilement à la connaissance plus intime de cette maladie. Il est temps de décrire ses symptômes, et de préciser les caractères individuels qui la personnifient.
Parmi les nombreux auteurs auprès desquels je pouvais me renseigner, je me suis adressé à Bacon et à Jean Kaye, sans préjudice pour les emprunts supplémentaires que j’ai faits à d’autres travaux. La relation de Kaye a été écrite pendant l’épidémie, avec ce sang-froid qui laisse à l’esprit toute sa liberté, au milieu de la stupeur universelle. J’aurais pu m’en contenter; mais j’ai cru devoir reproduire d’abord l’extrait, fort concis d’ailleurs, de Bacon, parce qu’il a rapport à la première invasion connue de la suette, et qu’il inaugure, en quelque sorte, avec toute l’autorité d’un tel historien, l’entrée de ce nouvel hôte, dans le domaine de la pathologie de l’homme.
«Vers cette époque, dit Bacon (1485, première année du règne d’Henri VII), pendant l’automne et sur la fin de septembre, commença à sévir, tant dans la ville même de Londres, que dans d’autres parties du royaume, une maladie épidémique alors nouvelle, qu’on nomma fièvre sudorifique (febris sudorifica), en raison de sa nature et de ses symptômes. Cette maladie eut un cours rapide, soit dans son évolution, chez les individus jusqu’à sa crise, soit dans sa durée totale, comme épidémie. En effet, ceux qui étaient frappés, succombaient dans les vingt-quatre heures, ou bien ils étaient sûrs de guérir et n’avaient plus rien à craindre. Quant à la période de temps pendant laquelle elle exerça ses ravages, elle commença vers le 21 septembre, et cessa à la fin du mois d’octobre suivant..... Cette maladie fut une espèce particulière de fièvre pestilentielle; non pas toutefois, à ce qu’il paraît, qu’elle eût son siége dans les veines ou les humeurs; car on ne voyait survenir ni charbons, ni pustules, ni taches pourprées ou livides. (La masse du corps restait intacte.) C’était seulement une sorte de vapeur ou d’émanation maligne, qui se rendait au cœur et enchaînait les esprits vitaux; ce qui provoquait un effort de la nature, pour l’expulser ou l’éliminer par les sueurs. L’expérience montra bien, que cette affection était plutôt une surprise de la nature, qu’elle accablait à l’improviste, qu’un mal rebelle aux remèdes, quand on les employait en temps opportun. En effet, si le malade était modérément couvert et chauffé, sans dépasser une limite moyenne, prenant des boissons tièdes et faisant usage de cordiaux tempérés, de manière que le travail de la nature ne fût ni surexcité par la chaleur, ni comprimé par le froid, la guérison était le plus souvent assurée. Il n’y eut pas moins un grand nombre de morts, dans les premiers temps, avant qu’on eût découvert le mode de traitement et le régime à prescrire. On croyait généralement que cette maladie n’était pas de celles qui sont, à la fois, épidémiques et contagieuses, et qui passent d’un individu à un autre; mais qu’elle provenait d’une certaine malignité de l’air, qui s’en était imprégné sous l’influence des saisons antérieures, accompagnées de fréquentes et malsaines intempéries; ce que semblait témoigner la courte durée de la maladie[619].»
Quelle que soit la valeur des écrits qui ont immortalisé Bacon, il était complétement étranger à la médecine pratique, et l’historien d’Henri VII n’a mentionné l’épidémie de suette qu’en passant, et comme un des faits mémorables de ce règne. Nous allons nous dédommager de son laconisme, en lisant la relation de Kaye, aussi savant médecin qu’écrivain habile, et que nous allons voir à l’œuvre, dans une phase exceptionnelle de sa vie de praticien[620].
«Le 17e jour des calendes de mai 1551 (13 avril), au sein d’une paix profonde, et sans aucune cause de trouble appréciable, une maladie inconnue éclata, tout à coup, à Shrewsbury, grande place forte située sur la Saverne. A première vue, on ne put ni lui donner un nom, ni en déterminer la nature. Mais les médecins ramenés, par ce qu’ils observaient, au souvenir d’une épidémie antérieure, ne tardèrent pas à comprendre qu’ils avaient affaire à la maladie dénommée sueur anglaise (sudorem britannicum). Cette épidémie fut si terrible, qu’elle frappa presque tous les habitants de la ville et des environs. Les uns étaient saisis en cheminant; les autres tombaient morts en fermant leur porte ou leur fenêtre. Un grand nombre, par un terrible contraste, rendirent l’âme au milieu des jeux et des fêtes. Les personnes à jeun, étaient prises comme celles qui avaient l’estomac plein. Il y en eut qui furent foudroyées en dormant; d’autres, pendant leur insomnie. Parmi les membres d’une même famille, un bien petit nombre seulement échappèrent aux atteintes de la maladie; et encore la plupart d’entre eux ressentirent l’influence morbide. La mort était souvent instantanée, ou survenait une, deux, trois, quatre heures ou plus, après le commencement de la sueur. Généralement, ceux qui dînaient en bonne santé, étaient sans vie à l’heure du souper. Parmi ceux qui avaient résisté au premier assaut de la maladie, nul ne pouvait se flatter d’en être quitte avant vingt-quatre heures.
»Impossible de se faire une idée de l’épouvante, que répandit dans toute l’Angleterre, l’apparition d’un fléau dont les débuts étaient si formidables, et qui semblait redoubler de fureur, dans sa marche envahissante. Sans compter que le spectacle de tant de misères, et la cruelle image de la mort empreinte de tous côtés, enlevaient à tout le monde cet espoir du salut, si cher au cœur de l’homme. Car la maladie ne faisait grâce à personne, et aucun refuge n’en mettait à l’abri. Présente partout, il n’était pas de lieu privilégié où elle ne fît sa moisson fatale. Les citoyens qui s’étaient séquestrés du commerce de leurs semblables, étaient bientôt rapportés morts. La contagion (contagio) découvrait et terrassait ceux qui restaient blottis dans quelque cachette ignorée. Les femmes, les serviteurs, la classe inférieure ou moyenne de la population, ne furent pas l’unique proie de l’épidémie. Elle n’épargna pas les personnes du grand monde, et dévasta indistinctement, quoique dans une mesure inégale, comme nous le dirons plus tard, les somptueuses habitations des nobles et l’humble demeure des pauvres.....
»L’éloignement et l’émigration, ces préservatifs éprouvés, en temps d’épidémie, ne furent plus que d’impuissantes ressources. Nulle retraite, nul gîte n’offrait de sécurité à nos compatriotes, contre un mal qui, dans sa course vagabonde, menaçait de tout envahir. Malgré cela, de nombreux citadins se sauvèrent à la campagne; d’autres, sans plus de motifs, quittèrent la campagne, pour s’abriter dans l’enceinte des villes. Quelques-uns, après un premier essai, recherchaient de nouveau des réduits solitaires où ils se croyaient inaccessibles. D’autres, jugeaient plus prudent de rester renfermés dans leur maison. Comme aucun de ces expédients ne servait à rien, on se crut mieux inspiré, en se réfugiant dans les pays étrangers, et de préférence, dans ceux qui se trouvaient séparés par la mer, du théâtre de l’épidémie régnante. C’est ainsi que la masse des fuyards gagna, en toute hâte, la Belgique, la France, l’Irlande ou l’Écosse. Mais il fut bientôt avéré, que tous ces prétendus moyens de salut, donnaient plus d’embarras que de véritable profit, et que le mieux était encore d’implorer, sans bouger de chez soi, l’assistance de Dieu en attendant son arrêt. C’est pourquoi bien des malheureux, découragés par la violence de la maladie, et renonçant à tout espoir de salut, se mirent au lit; et on trouva souvent, misérablement réunis dans la même couche, un vivant et un mort..... De quelque côté qu’on portât ses regards, on ne voyait que convois funèbres. Le tintement des cloches, sonnant le glas mortuaire, remplissait l’air sans relâche, sur tous les points de la ville..... Où trouver des termes capables de dépeindre une telle désolation? On n’entendait, de toutes parts, que lugubres lamentations, sanglots déchirants, gémissements douloureux!... Et cet effroyable fléau, sans cesse escorté par la mort, devait perpétuer ses ravages, quoique à des degrés différents, pendant plus de cinq mois consécutifs. Car, après sa première explosion, qui eut lieu, comme je l’ai dit, à Shrewsbury, vers la mi-avril, il parcourut toute l’Angleterre, et ne prit fin qu’aux derniers jours de septembre, sur la côte septentrionale.
»On ne peut guère apprécier qu’approximativement, la mortalité générale du royaume, pendant le cours de cette période. Ce qu’on peut affirmer (et je le rappelle avec amertume), c’est que dans la ville, plus de 960 malades descendirent dans la tombe en très-peu de jours... J’étais témoin de ces scènes tragiques, et mon âme en était navrée. Outre que l’homme compatit naturellement aux souffrances de ses semblables, les malheurs qu’on a sous les yeux redoublent cette commisération si légitime. C’est dans ces dispositions que je résolus de tout observer avec attention, et de recueillir minutieusement tous les faits, espérant, qu’en suivant l’exemple de nos prédécesseurs, je serais assez heureux pour accommoder mes conseils pratiques aux exigences de ce nouveau désastre, et rendre mon dévouement utile, pendant ce temps de calamité publique[621]...
»Voici maintenant les symptômes caractéristiques de la maladie[622].
»L’invasion s’annonçait par des douleurs siégeant, chez les uns, au cou ou aux épaules, chez les autres, aux jambes ou aux bras. Un certain nombre éprouvaient la sensation d’un souffle ou d’une vapeur brûlante, circulant dans les membres. En même temps, et sans cause appréciable, une sueur profuse inondait soudainement la peau. Les malades commençaient par éprouver une chaleur intérieure, qui devenait bientôt ardente, en gagnant la périphérie. Dévorés par la soif, ils étaient en proie à une incessante agitation. Le cœur, le foie et l’estomac étaient principalement affectés. A tous ces symptômes, succédait une violente céphalalgie, accompagnée d’un délire vague et loquace, bientôt suivi d’un affaissement général et d’une envie presque irrésistible de dormir[623]; car cette maladie porte en elle une sorte d’acrimonie maligne, provenant d’une viciation de l’air, dont l’impression sur le cerveau a le double effet de provoquer un transport furieux et un assoupissement léthargique. Ainsi s’explique la violence de ce mal[624].
»Quelquefois la sueur s’arrêtait, et un léger refroidissement s’emparait des membres; mais elle revenait bientôt exhalant une odeur forte; sa couleur variait suivant les sujets; elle était plus ou moins abondante par intervalles, et sensiblement épaisse.
»Certains malades avaient des nausées; d’autres, de véritables vomissements; ceux-ci étaient pourtant rares, et ne survenaient guère que chez les sujets dont l’estomac était chargé d’aliments.
»Tous avaient la respiration gênée et fréquente, et ils ne cessaient de pousser des gémissements.
»L’urine était légèrement foncée, et plus épaisse que d’ordinaire. Rien n’indiquait qu’elle apportât quelque soulagement; car la nature, opprimée par la force du poison, ne suivait plus aucune règle. Enfin cette excrétion se montrait, en certains cas, tout à fait normale[625]. En explorant le pouls, on le trouvait vif et fréquent.
»Tels étaient les symptômes qui traduisaient cette maladie.»
La description que je viens d’emprunter à Kaye, forme sans doute un tableau saisissant de la suette anglaise; et on peut s’en rapporter à un pareil peintre pour la ressemblance avec le modèle. Quelle que soit pourtant l’uniformité de l’empreinte qui marque les grandes affections populaires, et l’immutabilité de leur nature spécifique, il va sans dire, que leurs caractères extérieurs ne sont pas, si on peut s’exprimer ainsi, coulés dans le même moule; et que leur mobilité peut changer la physionomie habituelle de la maladie. Kaye nous raconte ce qu’il a vu; mais son observation, malgré la confiance que méritent sa sagacité et son tact pratique, n’a pas franchi un cercle restreint, et s’est forcément renfermée dans le règne d’une seule épidémie.
Pour compléter cette image, j’ai recueilli et rapproché les traits épars notés par les observateurs les plus autorisés, à toutes les époques et sur les principaux théâtres des évolutions de la suette. C’est le même objet envisagé sous divers points de vue; et, en matière d’épidémiographie, quelques dissentiments partiels, qui réfléchissent les contingences prévues des phénomènes secondaires, ne font que mieux ressortir le relief persistant du type morbide originel. Qu’on me permette donc d’appeler au débat, un supplément de témoignages, qui contribuera à confirmer ma conclusion finale.
Tous les auteurs sont d’accord sur la soudaineté de l’invasion et la rapidité de la marche. Ils sont bien moins unanimes sur les caractères des phénomènes avant-coureurs. «Habet, dit Schiller, inconstantes notas morbus hic[626].»
Quelques malades ont paru pénétrés de tristesse ou de terreur. D’autres ont accusé une impression subite de chaleur. Chez la plupart, s’est montrée une horripilation plus ou moins marquée, semblable à celle qui précède les maladies fébriles aiguës. Dans bien des cas, c’est un véritable froid qui a ouvert la scène, avec des différences de degré ou de mode qu’il me suffit d’indiquer.
Un grand nombre ont ressenti d’abord des douleurs à la tête, aux épaules, aux bras et aux jambes. D’autres éprouvaient la sensation d’une vapeur chaude, circulant dans les membres. Quelquefois cette impression était remplacée par un fourmillement des mains et des pieds. Enfin quelques auteurs mentionnent, parmi les signes précurseurs, les vertiges ou même la syncope.
Le phénomène le plus fréquent du début a été le trouble du cœur, sur lequel Kaye ne me paraît pas avoir suffisamment insisté. Ce viscère était agité de tremblements et de palpitations, qu’accompagnaient de violentes anxiétés précordiales. On a même parlé de douleurs pongitives dans la région cardiaque. A cela se joignait, chez plusieurs, une anhélation très-pénible[627].
Les troubles digestifs, nausées, vomituritions, vomissements, que Kaye s’est contenté d’indiquer, en les rapportant exclusivement à ceux qui avaient bien mangé au moment de l’invasion, paraissent avoir été plus communs et plus sérieux qu’il ne l’a dit.
Les symptômes qui surgissaient pendant la période de froid, avaient souvent un tel degré de gravité, qu’ils enlevaient le patient, en deux ou trois heures. Cette observation concerne principalement l’Angleterre. Dans les incursions de l’épidémie en Allemagne, le froid fut à peine sensible, et fit même complétement défaut, en bien des cas.
Ce froid, qui durait une demi-heure au plus, était suivi de la période de chaleur ou de sueur, très-variable aussi par ses caractères. La chaleur a été constante; la sueur a manqué quelquefois, au dire de certains auteurs.
Divers épiphénomènes apparaissaient pendant la durée de la chaleur, chez quelques sujets. De ce nombre, la tuméfaction et la rougeur, ou même la lividité de la face, l’enflure, et la tension des mains qui empêchait de les fermer, et qui gagnait aussi les pieds. L’intumescence de l’arcade sourcilière ou des lèvres a été observée. Chez les femmes, elle portait sur la région inguinale. Un anonyme de Hambourg prétend même, que la peau prenait, dans toute son étendue, la couleur noire du charbon; assertion isolée, probablement apocryphe et tout au moins exagérée[628].
La sueur qui coulait par torrents dans une foule de cas, était quelquefois, au dire de Castricus, d’une horrible fétidité (fœtoris horribilis), et infectait la chambre du malade.
L’urine, s’il faut en croire Wier, aurait aussi exhalé une odeur repoussante. Cette remarque n’est confirmée par aucun des contemporains[629].
Les caractères du pouls ont été généralement peu étudiés, et par une raison particulière qu’on ne devinerait pas; c’est qu’on s’était assuré que le moindre accès de l’air, dans le lit du patient, au moment où l’on explorait la radiale, refoulait brusquement la sueur[630]. Nous avons vu cependant que Kaye avait trouvé le pouls vif et fréquent, et, d’après Fernel, il était inégal[631].
Pendant la sueur, un symptôme extrêmement grave, de l’aveu de tous, était la céphalalgie, bientôt suivie de délire et de sommeil, ou mieux d’état soporeux. Ceux qui, malgré tous leurs efforts, n’avaient pu résister à cette envie de dormir, succombaient infailliblement.
Comme dans toutes les maladies, dont les cas se multiplient en grand nombre dans un temps donné, quelques symptômes accidentels se sont mis de la partie. Certains sujets, dès le début, se plaignaient moins de la tête et de la poitrine, que des reins et de l’estomac, qui étaient douloureux; d’autres étaient tourmentés par des bâillements et des éternuments répétés. Quelques-uns auraient même craché du sang.
Il est très-important de savoir qu’on a aussi parlé de taches rouges à la peau. Un seul auteur prétend que de petites pustules paraissaient aux extrémités après la sueur. Je dirai plus tard, ce que je pense de ces éruptions.
Rappelons toutefois, par anticipation, que Bacon signale, comme un caractère distinctif de la suette, l’absence de toute éruption cutanée. Gruner, qui avait lu tout ce qui, de son temps, avait été écrit sur cette maladie, déclare que sur aucun malade, on ne vit trace de charbon ou de pustules[632]. Cette observation est d’un grand intérêt pour le diagnostic différentiel, qui est le but de mon étude actuelle.
Un fait curieux, et qui semble en contradiction avec certaines données de la physiologie, c’est que la sécrétion urinaire ne fut pas diminuée pendant la période de sueur. On peut s’en rapporter à Castricus, qui l’affirme[633], et ce n’est pas, à mon avis, un des traits les moins imprévus de cette étrange maladie.
Quelques auteurs signalent des crises heureuses, par les urines ou par les selles[634].
Schiller, dont le texte latin n’est pas toujours d’une interprétation facile, a parlé de tabes et decidentia membrorum, survenant après la suppression de la sueur. Ces mots signifient-ils paralysie? C’est le sens que je suis disposé à adopter. M. Hæser aime mieux traduire par sphacèle ou gangrène spontanée; ainsi s’expliquerait, d’après lui, la couleur noire des cadavres, notée par certains auteurs[635].
Tel est, en résumé, l’ensemble des symptômes qui ont eu leur place dans le tableau nosographique. Kaye est d’accord avec la majorité de ses confrères; si sa description diffère des autres en quelques points, cela peut tenir, soit aux modifications réelles de la maladie qu’il peignait d’après nature, soit à sa manière d’observer, qui était toujours soucieuse des caractères vraiment pathognomoniques, et reléguait au second plan les épiphénomènes accidentels.
Ce qui paraît certain, c’est qu’un grand nombre de malades succombaient en deux, trois, six, neuf heures, tandis que d’autres, légèrement atteints, se rétablissaient promptement. Les cas les plus communs furent ceux où la maladie se termina, en bien ou en mal, dans les douze premières heures, et, au plus, en vingt-quatre. Enfin il ne manqua pas de malades qui, après avoir cessé de suer, depuis treize ou quatorze heures, furent repris, et ne se trouvèrent débarrassés, qu’après vingt-quatre heures, terme en quelque sorte fixé d’avance.
Les récidives furent nombreuses, pendant le cours de la même épidémie.
Le retour à la santé ne s’effectuait qu’après de larges et abondantes sueurs. La crise, ainsi que je l’ai déjà dit, a paru se faire, dans quelques cas, par les urines. Elles annonçaient une heureuse issue, lorsqu’elles étaient limpides et de couleur dorée. Cette évacuation survenait le huitième ou le quatorzième jour, et son caractère médicateur se reconnaissait au sentiment de bien-être et d’allégement accusé par le patient.
La rechute menaçait surtout les sujets dont le mouvement sudoral avait été incomplet. On a compté, dans ces conditions, jusqu’à douze reprises de la sueur.
Les suites ont été souvent longues et sérieuses. On peut, sous ce rapport, établir trois catégories de malades: ceux qui se rétablirent immédiatement; ceux dont la convalescence se prolongea; ceux enfin qui ne recouvrèrent jamais leur santé première.
Parmi les reliquats de la maladie, figurent la colique, l’ictère, l’hydropisie. Kaye a vu survenir des diarrhées mortelles, chez ceux qui s’étaient trop hâtés de quitter la chambre.
Fernel nous apprend que tous les malades qui s’étaient tirés d’affaire, conservaient longtemps un grand état de faiblesse, et une palpitation du cœur qui durait parfois pendant deux ou trois ans.
On s’est demandé naturellement quelles étaient les causes appréciables de la mort. Il n’était guère possible de se faire illusion sur la gravité trop souvent irrésistible de la maladie. Mais on a vérifié l’influence funeste de l’excès du flux sudoral, provoqué par l’abus des couvertures, des alexipharmaques, des cordiaux et autres excitants du même ordre. On ne peut douter, d’après l’aveu de nombreux témoins, que cette méthode n’ait amené le délire et l’assoupissement, et bien peu de malades eurent le bonheur d’en triompher. A l’inverse, ceux qui ne suèrent pas suffisamment, ou dont la sueur se supprima, moururent asphyxiés ou paralysés des membres.
On n’a pas lieu d’être surpris que les altérations posthumes aient été passées sous silence. A cette époque, les nécropsies étaient très-négligées, et les contemporains sont à peu près muets sur ce point; car ils ne nous apprennent rien, en nous disant que les cadavres devenaient noirs et se putréfiaient rapidement. On doit regretter, sans doute, la privation d’un détail qui aurait complété l’histoire nosographique de la suette. Mais nous savons trop, par expérience, combien l’anatomie pathologique est discrète, quand on l’interroge sur la nature des grandes maladies populaires, pour que la lacune qu’elle laisse, ait une importance sérieuse, au point de vue clinique.
Pour éviter des répétitions, je ne reviendrai pas sur la léthalité de la suette, qui s’affirme par le chiffre trop significatif de son nécrologe. Que faire contre un mal dont les attaques foudroyantes ne laissaient pas le temps d’engager la lutte?
L’étiologie a été, comme on pouvait s’y attendre, le prétexte de bien des divagations. On a recherché l’origine du fléau inconnu, dans l’action de certaines provocations externes, parmi lesquelles les contemporains n’ont pas oublié les influences sidérales, si chères à l’astrologie de l’époque.
L’humidité constante du ciel de l’Angleterre a été alléguée aussi, sans se flatter de déterminer le rapport, qui serait censé relier cette constitution permanente de l’atmosphère, à la génération d’une épidémie insolite et nécessairement transitoire.
On a fait aussi intervenir la topographie de l’Angleterre, vaste plaine favorable à la stagnation des eaux. Dans cette hypothèse, l’immunité de l’Écosse, de l’Irlande, de la France, de l’Espagne, de l’Italie, malgré la différence de ces régions, tenait aux grandes chaînes de montagnes qui étaient un obstacle à l’extension des marais. Les conditions inverses de la géologie, dans le nord et l’est de l’Allemagne, avaient favorisé le développement de l’épidémie.
Jean Fuller, rappelant les hypothèses analogues, qui eurent cours pendant l’invasion de 1551, signale celle qui attribuait la maladie «aux exhalaisons, pendant le temps humide, des terrains de gypse et de plâtre[636].»
N’est-ce pas la même idée, appliquée de nos jours et avec le même succès, à l’étiologie de certaines endémies, et notamment du goître, etc.
Je n’ai cité ces diverses opinions que pour être historiquement exact. Il n’entrera assurément dans la pensée d’aucun de mes lecteurs, que de pareilles imaginations tiennent la clef du problème étiologique. Nous en sommes donc réduits à répéter avec Gruner, cette inévitable et monotone conclusion: «Ignota et incognita ejus causa, obscura prima origo est[637].»
Tout ce qu’on peut avancer, c’est que les intempéries humides ont prédominé pendant les années, témoins des apparitions de la suette anglaise. Quelle qu’en soit la valeur, ce fait est généralement admis.
La contagion a-t-elle prêté son concours au génie épidémique? Nous n’en trouvons nulle part la démonstration. Kaye prononce bien, çà et là, le mot contagio, mais en lui donnant évidemment le sens d’infection de l’air, ou de constitution régnante. Quelques écrivains ont soupçonné l’importation d’un pays dans un autre, sans pouvoir citer aucune observation de transmission immédiate ou médiate, à l’appui de leur conjecture.
Ce qui résulte de l’examen de cette question, c’est que la contagion est formellement niée ou méconnue par la grande majorité des médecins. Castricus déclare, pour sa part, que «cette maladie n’est pas transmissible, comme les autres pestes: ut aliæ pestes non ita est contagiosa[638];» mais il n’apporte aucune preuve en faveur de sa négation. Il se borne à constater que les personnes qui entourent les malades et leur donnent des soins assidus, ne sont pas atteintes, tandis qu’il en est qui n’ont pu être préservées par la fuite et l’isolement. Je ne perdrai pas mon temps à faire ressortir la faiblesse de cette argumentation, qui est en pleine discordance avec les principes de la doctrine; ce qui n’empêche pas de l’invoquer à tout propos. Si j’avais à exprimer ma conviction personnelle, je dirais qu’à priori et par analogie, je crois à la contagiosité de la suette, bien entendu dans les conditions favorables à son exercice. Comme ce n’est là, après tout, qu’une simple présomption, je me hâte de passer outre.
On s’est enquis aussi des causes prédisposantes de l’ordre interne, et il n’est pas sans intérêt de prendre acte de certaines observations.
Inutile de dire que la suette, fidèle aux habitudes des grandes maladies populaires, a frappé toutes les conditions sociales, tous les tempéraments, tous les âges, tous les sexes. Mais il paraît qu’elle ménagea les vieillards et les enfants, et qu’elle fut beaucoup plus grave chez les hommes que chez les femmes. Ses attaques portèrent de préférence sur les sujets forts et robustes. L’influence du genre de vie a été frappante: observation banale dans l’histoire de ces grands désastres. Les gens débauchés, adonnés à la boisson, les gros mangeurs, les personnes pourvues d’embonpoint, celles qui menaient une vie sédentaire et inactive, furent particulièrement atteintes. Une existence sage et réglée était une garantie de préservation.
Que faut-il croire de l’immunité des classes pauvres, observée à Lubeck, pendant l’épidémie de 1529? Ce fait, tout imprévu qu’il soit, n’est pas unique dans l’épidémiologie[639].
J’ai dit précédemment, que Kaye s’est porté garant d’une observation qui mériterait une place à part, si son authenticité était sans reproche. Il assure que la nation anglaise était la proie exclusive et comme prédestinée, de l’épidémie dont il était témoin. C’est ainsi que dans la ville de Calais, en Flandre, et dans quelques parties de la Belgique, la maladie n’aurait attaqué que les Anglais, sans toucher à la population indigène ou flottante, et elle aurait, de plus, respecté les Français qui résidaient alors en Angleterre. «Cette maladie nous suit, dit-il, comme notre ombre, dans tous les pays, n’importe le moment[640].»
Je soupçonne fort certains chroniqueurs étrangers à notre art, de n’avoir été que les échos de Kaye dont ils avaient lu la relation.
«C’étoit, dit Legrand, un fléau dont Dieu ne voulut d’abord punir que les Anglois. En quelque lieu qu’ils fussent, ils en étoient attaqués, sans que les étrangers avec lesquels ils vivoient, en fussent incommodés[641].»
Cette observation a été répétée par les écrivains médicaux, qui l’ont acceptée de confiance, sur l’attestation de Kaye. J’avoue même qu’elle concorde parfaitement avec mes idées doctrinales; mais il s’agirait avant tout de la vérifier. Gruner la nie formellement, après examen, et ses motifs me paraissent sans réplique[642].
Que le peuple anglais ait été désigné, pour ainsi dire, aux coups de la suette, par une appropriation spéciale, c’est ce qui ne semble pas contestable. Rien n’est mieux démontré que l’influence des races et des nationalités, sur la prédisposition ou la résistance aux maladies populaires. Si Kaye avait simplement signalé une nouvelle preuve à l’appui, il n’eût pas soulevé de contradiction; il est sorti de l’observation, quand il a voulu aller plus loin.
Les incursions de la suette, dans une grande partie de l’Europe, sont en opposition manifeste avec le système du médecin anglais. Quand on suit attentivement le fléau hors de ses frontières primitives, on ne tarde pas à se convaincre, qu’il a également frappé les résidants de toute nation, tandis qu’en Angleterre, quoi qu’en dise Kaye, les Français n’ont pas été épargnés. Que devient alors le fatal privilége qu’il attribue exclusivement à ses compatriotes?
Notre auteur rencontre bien certains faits qui l’embarrassent, mais il les arrange à sa manière pour se les rendre favorables.
On lui a appris qu’un Italien avait été atteint de la suette. C’est, dit-il, qu’il était devenu Anglais par ses habitudes et sa manière de vivre: «Novi quemdam Italum, sed vivendi ratione et consuetudine factum Britannum, hoc morbo laborasse[643].»
Un système est jugé quand il a recours à de pareils expédients. Quelle que soit d’ailleurs l’imagination de Kaye, on aurait pu le défier d’avoir une réponse prête, pour l’innombrable quantité d’observations analogues, qui déposaient péremptoirement contre lui.
En affirmant que la suette suivait partout ses compatriotes voyageant à l’étranger, et qu’elle les démêlait au sein des populations intactes, l’auteur anglais s’est laissé tromper par un fait très-connu aujourd’hui, mais qui n’avait pas encore reçu sa véritable interprétation. Les habitants de la Grande-Bretagne qui fuyaient le théâtre de l’épidémie, en emportaient avec eux le germe; et ses manifestations n’éclataient qu’au lieu d’arrivée, après une période de latence plus ou moins prolongée. C’est à ces termes que se réduit l’illusion de Kaye. La seule concession qu’on puisse lui faire, c’est qu’au milieu des mêmes conditions d’épidémicité, le fléau a pesé plus lourdement sur les Anglais; tout le reste est de pure invention.
Je serai bref sur le traitement qui, malgré les assurances contraires, a vainement épuisé toutes ses ressources.
Nous retrouverons encore ici ces prétendus préservatifs, ces antidotes, dont l’usage, répandu par la peur, fut plus nuisible qu’utile. L’époque était bonne pour le charlatanisme, et il ne faillit pas à sa mission, dans une circonstance aussi favorable. Mais laissons ces retours vers le passé qui pourrait bien, à la rigueur, réclamer son droit de représailles sur le présent, et bornons-nous au côté scientifique de la question.
Deux méthodes se firent concurrence; l’une qui poussait à la sueur; l’autre qui prescrivait l’expectation et l’emploi des tempérants.
Les praticiens hollandais, partisans de la première, affirmaient la nécessité de prolonger le mouvement sudoral, au moins pendant vingt-quatre heures; ce qu’on obtenait à grand renfort de couvertures, en recommandant les précautions les plus minutieuses pour empêcher le moindre accès de l’air. La chambre était jour et nuit fortement chauffée, les portes et les fenêtres hermétiquement closes. On alla jusqu’à mettre certains malades dans des fours. Toute boisson était interdite, pendant cette période. Ce traitement incendiaire fit, dit-on, plus de victimes que la maladie, même dans les hautes régions de la société.
L’autre méthode, dite anglaise, passe pour avoir rendu de vrais services. Elle consistait à respecter la sueur, en évitant également tout ce qui pouvait l’exciter ou la comprimer. Les malades restaient modérément couverts dans leur lit. On prescrivait généralement peu de médicaments, parce que la guérison s’obtenait sans leur secours. La saignée et les relâchants étaient formellement contre-indiqués par la crainte de troubler ou de tronquer la crise sudorale, ce qui était une des causes les plus actives des localisations, portant sur les viscères et principalement sur le cœur. Il était essentiel de distraire les malades, et de les empêcher de se livrer au redoutable sommeil qui était comme un arrêt de mort. On avait recours à toutes sortes d’expédients, pour les tenir éveillés. On leur parlait sans cesse; on poussait des cris autour d’eux; on jouait de certains instruments; on agitait des sonnettes à leurs oreilles; on leur tirait les cheveux et la barbe; on les chatouillait légèrement; on leur tenait sous le nez, des acides volatils; on leur instillait dans l’œil quelques gouttes d’huile ou de vinaigre, etc.[644].
Le délire, ce sinistre précurseur de l’état soporeux, déjouait trop souvent, par sa rapide explosion, tous les moyens préventifs. Ce malade que la faiblesse allait bientôt clouer dans son lit, ne pouvait alors être contenu que par les efforts réunis de plusieurs personnes. Contre ce symptôme si grave, on conseillait l’application sur le front, de certains épithèmes ou fomentations aromatiques, qu’on laissait en place jusqu’à ce que le patient accusât des douleurs dans les reins ou le ventre, preuve, disait-on, que la fluxion cérébrale avait été déplacée. Damianus est un de ceux qui témoignent le plus de confiance dans l’emploi de ce topique[645].
On permettait des boissons pour calmer la soif, et on n’exigeait pas une diète absolue, parce que l’abstinence n’avait pas moins d’inconvénients que la surcharge de l’estomac.
La durée de la sueur devait être proportionnée à l’état des forces et à l’intensité de la maladie. Dans les atteintes légères, une heure de diaphorèse était suffisante. On la voyait souvent se prolonger, pendant vingt-quatre heures. Le médecin jugeait que la crise était accomplie, d’après l’impression de soulagement et de mieux être, ressentie par le malade, conjointement avec la disparition des enflures, vers la huitième ou la neuvième heure.
Quand tout danger était passé, quelques heures de sommeil produisaient le meilleur effet. Il était imprudent de quitter la chambre avant le troisième jour, sous peine de voir survenir une diarrhée qui menait le plus souvent à la mort. Kaye recommande de choisir un temps calme et serein pour la première sortie.
Le pronostic était donc très-grave, en dépit de la méthode de traitement. Nous connaissons trop bien les grandes épidémies, pour nous faire illusion sur nos moyens de les combattre. Si la thérapeutique avait eu, en réalité, l’efficacité que lui attribuent certains auteurs, le nécrologe eût été moins chargé. Mais l’art d’exploiter la crédulité humaine n’est pas de date récente; et pendant le règne du fléau, on promettait la guérison d’un air convaincu, comme nous avons vu de nos jours, certains médecins proclamer, sans sourciller, la cure facile du choléra indien, au milieu même de ses victimes. Ceci soit dit sans méconnaître le pouvoir des influences morales sur les prédispositions des masses, en temps d’épidémie.
Que penser maintenant de la nature de la suette, si diversement interprétée par les auteurs? Quand on a l’habitude de ces problèmes, on laisse prudemment de côté les solutions impossibles, pour s’en tenir aux conditions et aux rapports des faits, qui intéressent les applications pratiques.
A l’aide des documents que je viens de rassembler, et des matériaux que j’ai mis en œuvre, je puis espérer de résoudre les questions suivantes, qui sont le but essentiel de mon travail.
La maladie, célèbre sous le nom de suette anglaise, était-elle connue des anciens?
A-t-elle été, pour le XVe siècle, une maladie nouvelle?
Après soixante-sept années de reprises intermittentes, a-t-elle abandonné la scène pathologique, pour suivre, dans leur retraite, les maladies éteintes?
Avant de proposer ma réponse, j’ai cru devoir prendre note de l’étrange opinion exprimée par Richard Mead, sur le compte de cette maladie.
«Quoiqu’elle ne fût, dit-il, accompagnée ni de charbons, ni de bubons, qui pussent annoncer une véritable peste, je crois néanmoins qu’elle en était une production réelle, altérée dans ses symptômes primitifs, et radoucie par la sérénité de notre ciel[646].»
Voilà certes un singulier spécimen du patriotisme britannique! Ne dirait-on pas que Mead ne veut voir dans la suette qu’un diminutif de peste, pour avoir le plaisir d’attribuer cette atténuation, à l’action bienfaisante du climat de l’Angleterre, qui ne passe pourtant pas pour le beau idéal du genre, et qui, en définitive, n’en a pas moins réuni, comme par exception, les conditions les plus favorables au développement de l’épidémie?
Mead remarque qu’elle présentait bien des phénomènes, tels que la grande prostration des forces, l’anxiété, l’ardeur interne, qui n’appartiendraient, d’après lui, qu’à la peste proprement dite. La contagiosité serait aussi un trait commun aux deux maladies[647]. Mead se croit donc très-conséquent en donnant à la suette le nom de peste mitigée. Il n’ignore pas qu’elle a fait plusieurs milliers de victimes; il reconnaît même, sous la pression de l’évidence, que sa marche est bien plus rapide que celle de la peste commune, puisqu’elle emporte les malades en un jour. Il n’en persiste pas moins à confondre les deux maladies, sans s’apercevoir qu’il y a une flagrante contradiction à appeler peste mitigée, une maladie qui tue plus promptement que la peste.
L’exemple de Mead, dont personne ne récusera la compétence, prouve, une fois de plus, à quelles erreurs on s’expose, en nosologie, quand on exagère la valeur de quelques symptômes isolés, au détriment de ceux qui forment le vrai type du fait morbide. Que Bacon n’ait vu dans la suette, à son avénement, qu’une agitation violente de l’organisme, plutôt qu’une maladie grave et rebelle, cette assertion est pardonnable, de la part d’un philosophe, novice en matière de médecine pratique. Mais que Mead, qui s’y connaît, semble d’accord avec son illustre compatriote, pour flatter le portrait d’une maladie aussi redoutable, c’est ce qui ne s’explique que par l’influence des préventions sur les meilleurs esprits. «Quandoque bonus dormitat Homerus.»
Je reviens à la nouveauté de la suette, et je reprends l’argumentation à laquelle j’ai eu recours, à l’occasion des grandes épidémies antérieurement étudiées.
En parcourant attentivement les livres d’Hippocrate, et des auteurs les plus rapprochés de lui, on ne trouve aucune trace, même douteuse, de la suette anglaise. Quelques analogies symptomatiques, entrevues, çà et là, dans la description de certaines maladies où la sueur a pris une grande part, ne permettent pas de songer à une assimilation complète. S’il avait existé, à cette époque, une maladie épidémique réunissant les caractères originaux de la suette, elle n’aurait certainement pas été omise dans les récits des contemporains.
J’ajoute qu’à l’avénement de la maladie du XVe siècle, les médecins ne dissimulèrent pas leur surprise, devant ce nouvel hôte de la pathologie. Rien dans leur pratique personnelle ou dans les souvenirs de leurs lectures, ne leur rappelait cet étrange concours de symptômes. Ce fut une étude à entreprendre, sans pouvoir s’aider d’aucun secours antérieur. L’art aux prises avec ce terrible ennemi de la vie de l’homme, se trouva au dépourvu. Plusieurs méthodes de traitement furent éprouvées avec des fortunes diverses. Enfin tout, dans l’histoire de cette maladie, démontre qu’elle prenait, pour la première fois, sa place dans la pathologie de notre espèce, et venait augmenter le nombre des grands fléaux qui jalonnent, à distance, la vie des sociétés humaines. Il fut évident pour tout le monde, que si le XVe siècle devait léguer ce triste héritage aux siècles futurs, il ne le tenait pas des temps antiques. Il fallut donc, pour se reconnaître, donner un nom à la maladie nouvelle, et sa riche synonymie forme un témoignage qui n’est pas sans valeur.
Selon le point de vue où se sont placés les parrains, la dénomination a représenté la courte durée de la maladie, son origine locale, sa léthalité, son symptôme prédominant, etc. Ephemera britannica, sudor anglicus, ephemera pestilens, pestis britannica, sudor epidemialis, morbus sudatorius, hydronose, febris sudorifica, hydropyreton. En France, au XVIe siècle, on l’appelait suée ou sutin[648].
La croyance à la nouveauté de la suette anglaise, professée par les auteurs contemporains ou très-voisins de son origine[649], est partagée, sans hésitation, par plusieurs écrivains plus récents, dont l’autorité renforce mon propre sentiment.
«Cette maladie, dit le savant Freind, était ce qu’on a appelé sweating sickness, maladie suante, jusqu’alors inconnue, aucun siècle ni aucune nation n’en ayant fourni aucun exemple, laquelle, après être revenue visiter plusieurs fois notre île, en différents temps, a enfin entièrement disparu[650].»
L’historien de la médecine, Sprengel, qui a vécu dans le commerce des anciens, n’a pas entrevu dans leurs écrits la moindre mention de la suette. Le chapitre où il en fait la remarque expresse, porte le titre significatif de: Maladies nouvelles[651].
Tel est aussi le sentiment bien arrêté de Gruner, si familier avec ce genre de recherches: «Il est, dit-il, une maladie que les Grecs et les Latins n’ont pas connue: je veux parler de la suette anglaise... Il fut un temps où les médecins disputaient beaucoup sur sa nature. Pour l’honneur des anciens, et dans l’intérêt de leur amour-propre, ils ne pouvaient consentir à admettre la nouveauté de cette affection. Ils n’ont rien épargné pour sauvegarder l’omniscience des ancêtres de notre art, et leur défenseur le plus ardent a été Langius, qui s’est obstiné à soutenir qu’ils avaient observé cette espèce morbide, et qu’elle se rapportait à leurs fièvres typhodes ou elodes; mais les motifs qu’il allègue à l’appui de sa manière de voir, ne méritent pas une réfutation sérieuse[652].»
Sennert énonce une opinion moins absolue dans ces termes, mais qui aboutit, au fond, à la même conclusion:
«On a prétendu que cette fièvre (la suette anglaise) n’avait pas été observée par les anciens, et cette assertion n’est pas dénuée de fondement. En effet, lors même qu’on serait tenté de la rapprocher de quelques-unes des fièvres malignes qu’ils ont décrites, il est certain qu’ils n’en ont signalé aucune, qui puisse lui être assimilée sous le rapport de son excessive malignité[653].»
Dès les premières lignes de son article sur la suette anglaise, M. Ozanam prévient son lecteur que «cette maladie pestilentielle est curieuse à connaître, par sa comparution momentanée en Europe et sa disparition subite de nos climats où, depuis près de trois cents ans, elle n’a plus été observée[654].»
Revenant plus loin à la même idée: «Il est heureux, dit-il, que cette maladie foudroyante ne se soit plus montrée en Europe depuis 1550 (sic), et il est à désirer qu’elle se soit éteinte et anéantie, comme plusieurs autres maladies de l’antiquité, inconnues de nos jours[655].»
Je borne là mes citations, et je crois pouvoir poser comme un fait, que la suette anglaise fut pour le XVe siècle, une maladie nouvelle. Quelques notes discordantes troublent à peine le concert général des adhésions acquises à cette opinion.
Mais la nouvelle venue a-t-elle gardé, dans la pathologie, la place qu’elle s’y était faite à l’improviste? Ou bien a-t-elle déserté la scène nosologique, après avoir achevé son œuvre, en 1551?
Le débat s’est ouvert sur cette double question, et la solution est vivement controversée.
Les uns croient pouvoir affirmer que la suette anglaise s’est éclipsée sans retour, depuis le XVIe siècle, et qu’on doit la considérer comme éteinte, sans engager, bien entendu, les éventualités futures.
D’autres nient formellement l’extinction de cette maladie, et prétendent la retrouver, sous des traits bien altérés par le temps, dans la suette miliaire que nous observons. Ainsi serait complétement justifiée, d’après eux, l’homonymie vulgaire qui désigne les deux suettes, dont les similitudes symptomatiques incontestables impliqueraient l’identité.
Je commence par déclarer, que la confusion des deux maladies n’est pas une de ces conjectures gratuites qu’il serait permis de rejeter sans examen. C’est une opinion sérieuse avec laquelle il faut compter.
Comme j’ai été amené, pour ma part, à la conviction contraire, et que je conclus à une séparation radicale, il me reste à développer les raisons, selon moi décisives, sur lesquelles s’appuie ma manière d’interpréter ce diagnostic différentiel.
S’il est certain, à mon avis, que les anciens n’ont pas connu la suette anglaise, il est au moins fort douteux qu’ils aient observé la suette miliaire. Ce n’est pas qu’on ne trouve souvent, dans leurs écrits, la mention de certaines éruptions ainsi désignées (miliaceæ); mais il est probable qu’ils ne les considéraient que comme accidentelles ou symptomatiques. Les indications qu’ils nous donnent sont trop vagues et trop concises, pour suffire à préciser la nature des états morbides qui s’associaient ces localisations cutanées. En d’autres termes, rien ne prouve qu’ils aient fait de la miliaire, une maladie à exanthème, essentielle et spéciale.
M. Rayer qui a si bien étudié ce sujet, pense que la plupart des descriptions de boutons ou de taches miliaires, observées sur les malades des deux sexes par Hippocrate, Galien, Avicenne, se rapprochent plus du typhus pétéchial que de la miliaire de nos jours; d’où il déduit, que cette dernière maladie n’aurait pas régné épidémiquement dans l’antiquité, ou que du moins, il n’existe pas de documents scientifiques qui l’attestent[656].
Les praticiens de tous les temps, ont vu des éruptions à forme miliaire, survenant aux maladies les plus diverses. L’abus du régime échauffant en provoque, presque à coup sûr, l’apparition, dans des conditions déterminées. Les miliaires des femmes en couches, si communes pendant la saison chaude, n’ont pas souvent d’autre origine; on pourrait dire qu’il dépend de nous, dans une certaine mesure, de les faire naître ou de les prévenir. Mais ces éruptions symptomatiques sont trop distantes dans le sens pathogénique, de celles qui relèvent de la vraie suette miliaire, pour qu’on ait l’idée de les rapprocher.
Le champ des conjectures est donc ouvert sur ce point de nosologie historique. Quelle était la nature des éruptions décrites par les anciens? Avaient-ils songé à distinguer, sous l’identité de leurs formes apparentes, celles qui ne constituent que de simples épiphénomènes, et celles qui font partie intégrante de la maladie qu’elles accompagnent? La miliaire suante était-elle, pour eux, une entité morbide distincte, une espèce à part, dans l’ordre des pyrexies? Cette maladie s’est-elle bornée alors à des atteintes sporadiques ou individuelles, faute des conditions générales appropriées à son expansion épidémique, comme M. Rayer ne serait pas éloigné de le croire? Quelles sont les causes qui auraient donné à son rôle, si effacé dans l’origine, les proportions inattendues qu’il a prises dans la pathologie des masses, à partir du XVIIe siècle?
Je pose ces questions que je n’ai pas la prétention de résoudre, et je me hâte, sans autre préambule, de porter le débat sur le terrain plus solide, des pièces de conviction recueillies par les modernes, et dont il s’agit de rechercher le sens.
Pujol de Castres, que je consulte le premier, parce qu’il a vu et traité la suette miliaire épidémique qui régna dans le Languedoc, en 1782, exprime catégoriquement son opinion.
«La suette anglaise ou proprement dite, n’est pas une maladie qui ait été encore assez observée. On ne peut tirer des faits que les auteurs du Nord nous rapportent à son sujet, des conséquences qu’on puisse raisonnablement appliquer à notre épidémie.
»Comme les mots influent souvent sur les choses, et que la confusion des nomenclatures peut entraîner celle des idées, il serait à désirer qu’on convînt de laisser le nom exclusif de suette, à la maladie pestilentielle et terrible qui en est en possession depuis longtemps; et qu’au lieu d’appeler, avec Bellot et Boyer, suette des Picards ou de Picardie, ou avec l’abbé Tessier, simplement suette, la maladie épidémique que caractérisent la miliaire et les sueurs abondantes, on se contentât de la nommer miliaire suante ou miliaire de Picardie. Peut-être même serait-il mieux de la désigner sans aucune dénomination propre, et de lui donner seulement le nom générique de fièvre miliaire rouge[657].»
A Castelnaudary, berceau de l’épidémie, «elle fut d’abord prise pour la véritable suette (sudor anglicus)... La faute qui fut commise à Castelnaudary, l’avait été autrefois en Picardie, au rapport de Bellot, lorsqu’en 1718, la fièvre miliaire dont il est question, y parut pour la première fois. En 1750, les médecins de Beauvais tombèrent aussi dans une pareille méprise, en appliquant le traitement de la suette à la fièvre miliaire qui parut alors dans cette ville..... M. Boyer, doyen de la Faculté de médecine de Paris, y fut envoyé par le roi, reconnut aisément l’erreur, et publia dans le temps, une méthode curative qui lui fit le plus grand honneur, et qui eut le plus grand succès[658].»
Tessier, qui avait étudié de près une épidémie de suette miliaire, régnant précisément en Picardie, et qui possédait à fond, l’histoire de la grande épidémie du XVe siècle, reconnaît expressément, que la suette des Picards est une maladie bien différente de la suette anglaise, qui est une «fièvre pestilentielle[659].»
M. le professeur Grisolle reste indécis; mais il penche vers la distinction des deux maladies. «Il est très-douteux, dit-il, qu’on puisse rapporter à la suette miliaire, la terrible maladie connue sous le nom de peste ou suette britannique, qui, pendant quarante années (sic), à dater de 1486, exerça les plus grands ravages dans une partie de l’Europe[660].»
M. Requin, dont j’apprécie le bon esprit médical, s’est un peu oublié en traitant légèrement la question dont je m’occupe. Il se défend de la pensée d’attribuer une nature identique aux épidémies de suette, grandes ou petites, anciennes ou modernes, mentionnées par la science. Il ne prétend pas rattacher leur origine «à la même espèce de cause occulte, à la même espèce de virus ou de miasme.» Il lui suffit d’établir seulement entre toutes les épidémies ainsi désignées, «une analogie nosographique[661].»
Il est évident que M. Requin a senti toutes les difficultés du problème, et qu’il n’en a prudemment gardé que la partie la plus simple, celle qui ne relève que de l’observation externe; car un seul coup d’œil suffit, pour reconnaître les similitudes symptomatiques de toutes les suettes passées et présentes. Sur ce fait matériel, il n’est pas de dissentiment possible; mais on cesse de s’entendre quand on veut comparer les natures morbides, et déterminer le véritable caractère des rapports qui lient l’une à l’autre, la suette anglaise et la suette miliaire, considérées dans leur mode affectif. M. Requin s’est abstenu de rien décider, et ce procédé peut bien avoir, comme il le confesse, «l’avantage d’abréger sa tâche.» On conviendra pourtant, que les pathologistes qui s’adressent à lui pour obtenir des éclaircissements, auraient le droit de se montrer plus exigeants, à l’égard d’un médecin qui possédait, comme dit Gui Patin, «les bons secrets du métier.»
MM. Littré et Robin n’hésitent pas à confondre la suette anglaise avec la suette miliaire, tout en reconnaissant que «la première n’avait que peu ou point d’éruption[662].» Cette affirmation est d’autant plus imprévue pour moi, que M. Littré qui revendique, sans doute, sa part de responsabilité dans la collaboration au Dictionnaire, avait déclaré dans un écrit antérieur, souvent cité, que «la suette n’a plus reparu en Angleterre depuis 1551, et qu’elle y est aujourd’hui aussi inconnue, qu’elle l’était avant le mois d’août 1485.» Ce qui revient à dire, si j’ai bien compris, que la maladie du XVe siècle est éteinte, et n’a rien à démêler avec la fièvre miliaire, inscrite dans notre pathologie contemporaine[663].
Je me suis arrêté à cette dernière interprétation, après avoir longtemps et attentivement compulsé ce que j’appellerais volontiers le dossier de la procédure, et je viens de montrer par des citations, dont je n’aurais pas de peine à grossir le nombre, que je ne défends pas une opinion exclusivement personnelle.
Mais comme, après tout, je ne puis espérer avoir fait taire toutes les objections, dont je reconnais d’avance la valeur spécieuse, il me reste à tracer, en peu de mots, le signalement individuel de la suette miliaire. Le lecteur pourra ainsi mettre en regard, les deux termes du parallèle, et en tirer à bon escient, la conséquence qui lui paraîtra la plus vraisemblable.
La suette miliaire, qu’on avait déjà eu occasion d’observer en Allemagne et en Angleterre, sur la fin du XVIIe siècle, n’a régné épidémiquement en France, que vers le commencement du siècle suivant. La Picardie et la Normandie furent ses premiers théâtres. De là, le nom de suette des Picards, qui lui est resté. C’est de cette époque, que datent les premiers écrits sur cette maladie, et leur succession ininterrompue dans la bibliographie médicale, prouve que, depuis son inscription, pour ainsi dire officielle, dans les annales de notre art, elle n’a pas cessé de se montrer, tantôt dans une localité, tantôt dans une autre.
En 1782, elle envahit le Languedoc, où son souvenir n’est pas encore effacé. Notre illustre Fouquet, appelé sur les lieux, mit un frein à ses ravages, en stigmatisant, de sa voix respectée, le traitement incendiaire qui avait fait tant de victimes.
Le département de l’Hérault en a été frappé, à plusieurs reprises, pendant ces dernières années. La ville de Pézénas, envahie en 1851, fut le centre d’un rayonnement étendu. Une Commission de professeurs et d’agrégés, secondée par le dévouement toujours empressé de nos élèves, fut désignée, par la Faculté de Montpellier, pour porter secours aux populations en détresse. Les relations nombreuses qui se sont succédé depuis, constatent le service que rendirent nos mandataires, non-seulement en faisant revivre la tradition de Fouquet, contre les excès si funestes du régime échauffant, mais encore en prescrivant de hautes doses de sulfate de quinine, pour combattre l’élément rémittent, complication favorite et redoutée de cette maladie.
Grâce à cette foule de travaux justement estimés, dont s’est enrichie son histoire, la suette miliaire est aujourd’hui très-connue. Pour ne parler que de notre zone méridionale, les occasions de l’observer, qui se renouvellent assez souvent, depuis quelques années, montrent qu’elle s’y est établie en permanence, abstraction faite de ses reprises épidémiques qui éveillent, de temps à autres, les préoccupations plus sérieuses des médecins[664].
Elle éclata en France, pour la première fois, en 1718. Le docteur Bellot a décrit cette épidémie, qui, après avoir débuté à Abbeville, s’étendit à toute la Picardie et dans le voisinage[665]. Il signale expressément l’éruption qui accompagna cette fièvre putride.
«La peau se couvre d’un grand nombre de pustules arrondies, rouges, et à peu près du volume d’une graine de moutarde... Chez les uns, ces pustules apparaissent, le second jour de la maladie; chez d’autres, seulement le troisième; et quand tout marche bien, elles blanchissent vers le septième jour, et se détachent bientôt sous forme d’écailles furfuracées[666].»
M. Rayer a tracé la description très-fidèle des symptômes de la suette épidémique, qu’il observa dans les départements de l’Oise et de Seine-et-Oise. Je n’ai pas besoin de dire dans quelle intention je fais ressortir les caractères de l’éruption concomitante[667].
«Dans l’un des trois premiers jours, et ordinairement le troisième, le malade ressentait de légers picotements, bientôt suivis d’une éruption de boutons miliaires rouges et coniques, dont le sommet blanchissait quelque temps avant qu’ils s’affaissassent. Cette éruption ne durait, en général, pas plus de deux ou trois jours. Plus rarement, soit par l’effet d’un traitement perturbateur, soit lorsque la maladie était livrée à elle-même, on ne voyait aucune éruption, quoique le sujet accusât toujours le picotement incommode qui précédait l’éruption, quand elle avait lieu[668].»
A ce propos, M. Rayer remarque que, pour le médecin qui se serait borné à recueillir l’histoire des cas où l’éruption n’a pas paru, sa description portant sur les symptômes principaux offerts par les malades, aurait présenté plus d’analogie avec la suette anglaise qu’avec la suette miliaire[669].
Je n’ai rien à objecter; mais cela prouve toute la valeur séméiotique de l’éruption, pour la détermination du diagnostic différentiel. La même réflexion s’adapterait à toutes les autres fièvres éruptives, qui ne sont pas si étroitement liées à la localisation cutanée qu’elles ne puissent s’en passer, sans que leur personnalité primitive soit modifiée. Supposez une rougeole sans éruption, vous la prendrez pour une fièvre catarrhale. Une scarlatine, sans taches à la peau, simulera une fièvre inflammatoire, compliquée d’angine, etc. Il est clair, que quand on compare deux maladies, pour en apprécier les analogies et les différences, on ne peut se permettre de simplifier le rapprochement, en élaguant un caractère distinctif essentiel.
Pendant l’épidémie de suette que M. le docteur Parrot a observée en 1841, dans la Dordogne, et dont il a écrit une excellente relation, la période éruptive a suivi une marche moins régulière. La miliaire se montrait entre le deuxième et le troisième jour; plus fréquemment encore, entre le troisième et le quatrième; souvent, entre le quatrième et le cinquième; rarement, entre le cinquième et le sixième. Elle était rouge, et, en apparence, papuleuse, surtout à sa naissance; à la loupe, elle était vésiculeuse. Le lendemain, les vésicules avaient grossi, et leur forme, semblable à celle des grains de millet, était appréciable à l’œil nu. Dans certains cas, elles étaient très-multipliées, souvent en nombre infini. Chez bien des sujets, on a vérifié un rapport réel entre l’abondance de l’éruption et le degré de l’hypersécrétion sudorale; mais on s’est assuré maintes fois, que des sueurs copieuses coïncidaient avec une éruption légère, et réciproquement. La durée totale de l’éruption ne dépassait pas deux, trois ou quatre jours. Elle se terminait par la desquamation de larges plaques, pareilles à celles de la scarlatine, ou de pellicules furfuracées, comme dans la rougeole, suivant que le millet avait été confluent ou discret[670].
Il est impossible de refuser à une pareille maladie le titre de fièvre éruptive. Dans l’espèce, je dois prendre note d’une circonstance qui fortifierait, au besoin, cette conclusion, du moins par analogie.
Deux ans avant l’invasion de la miliaire dans la Dordogne, les praticiens avaient constaté, principalement dans trois arrondissements, une affluence insolite de rougeoles, de scarlatines, de varioles et de varioloïdes. Ces fièvres exanthématiques marchaient de compagnie, ou bien de deux en deux, ou encore se succédaient avec une sorte de régularité. Mais leur permanence traduisait le règne d’une constitution éruptive stationnaire, dont le retentissement se fit sentir, à son heure, sur le développement et la multiplicité des fièvres miliaires, qui vinrent, pour ainsi dire, combler la lacune et compléter le tableau.
Nous devons à MM. les docteurs Guéneau de Mussy, Barthez et Landouzy, une histoire très-intéressante de la grave épidémie de suette miliaire qui visita, aux mois de mai et juin 1839, quelques communes du département de Seine-et-Marne[671].
Vers le quatrième ou le cinquième jour, après un paroxysme fébrile, survenait une éruption, précédée d’une vive sensation de picotement à la peau. C’étaient d’abord de petites vésicules qui augmentaient graduellement de volume, et s’entouraient d’une aréole. Leur développement était accompagné d’une notable diminution de la fièvre, qui reparaissait plus tard, suivie d’une nouvelle éruption. Cet état durait de dix à douze jours, après lesquels les vésicules se fronçaient; l’épiderme se détachait, sur certains points, en larges plaques; sur d’autres, en écailles farineuses. Après cette desquamation, les malades recouvraient l’appétit et le sommeil, et entraient bientôt en convalescence.
L’éruption fait donc partie intégrante de la suette miliaire, et l’épithète qui qualifie cette maladie, ne représente pas seulement un caractère superficiel et contingent; c’est un trait essentiel de son signalement. Les savants confrères que je viens de citer ne l’ont pas compris autrement. Ils ne répugnent pas, sans doute, à admettre, par analogie, la possibilité des suettes sans éruption; mais ils font remarquer qu’en pareil cas, «l’erreur est facile;» et ils croiraient volontiers que les faits ainsi spécifiés, «ont été mal observés.» Sans aller aussi loin, il est bien certain que la suette, dépouillée de son éruption, n’en représente pas moins la même modalité morbide; et c’est encore un point de contact avec les autres fièvres éruptives; car cette observation est de notoriété vulgaire dans leur histoire. Y a-t-il un praticien qui refusât de reconnaître, en temps d’épidémie, une variole, une rougeole, etc., sous le prétexte que l’éruption manquerait à leur symptomatologie habituelle? Or, si l’expérience clinique a sanctionné ces faits, et dicté la formule générale qui les exprime, je ne vois pas trop quel motif plausible on aurait, d’en distraire, par exception, la fièvre miliaire sans millet, febris miliaris sine miliis.
La suette picarde représente donc, n’en déplaise à de Haën, une entité morbide individuelle. On objecte que l’éruption qui affecte cette forme, n’est pas tellement propre à la fièvre de ce nom, qu’elle ne puisse s’associer à d’autres maladies; qu’elle s’observe plus souvent à l’état de symptôme qu’à l’état idiopathique; que l’abus du régime et du traitement échauffants peut la provoquer, etc., etc. Tout cela indique seulement que le travail local qui produit le millet, peut avoir sa source dans des affections très-différentes. Mais quand le processus cutané a été précédé d’une fièvre dont on ne peut trouver l’origine dans une lésion antérieure quelconque, cette fièvre possède, par cela même, l’attribut fondamental de l’essentialité, et mérite une place dans la pyrétologie.
Que certains traitements influent sur l’abondance de la miliaire, c’est ce que je n’ai nulle envie de contester. Il ne faudrait pourtant pas altérer, en l’exagérant, la signification de ce fait. Ne sait-on pas que Sydenham, en substituant, par une heureuse inspiration, la méthode tempérante à la méthode échauffante, multiplia les varioles discrètes, et réduisit notablement le nombre des varioles confluentes; personne ne s’est avisé d’en conclure que l’éruption de la petite vérole n’est, dans sa constitution, qu’un accident dont l’art dispose à son gré. Et l’analogie la plus frappante n’autorise-t-elle pas à étendre le même raisonnement à la suette miliaire?
En 1848, un concours pour une chaire de clinique interne, fut ouvert devant la Faculté de Montpellier. Un des sujets de thèse imposés par le jury, était ainsi formulé: «Les maladies éruptives aiguës sont-elles des affections essentielles?»
Cette question échut à mon regretté collègue, Jaumes, qui défendit magistralement l’affirmative[672].
Il s’occupa d’abord, de réfuter les objections opposées par les adversaires de l’essentialité de ces fièvres. Il montra qu’elles ne pouvaient être rattachées à une lésion primitive des organes profonds; qu’elles ne dépendaient pas d’une autre affection, et qu’on n’en trouvait pas non plus l’explication légitime, dans une altération appréciable du sang. Sa conclusion directe était, que les fièvres éruptives doivent, dans l’état présent de la science, être considérées comme essentielles ou idiopathiques, c’est-à-dire, n’ayant pas, au-dessus d’elles, un état morbide du même ordre, capable d’en donner la raison suffisante.
Cette question générale qui englobait dans la même discussion, le groupe entier des fièvres éruptives, avait déjà frappé par son importance, l’ancienne Société royale de médecine, qui en restreignit seulement l’application à la fièvre miliaire elle-même, dont l’étude était à l’ordre du jour. La question qu’elle proposa pour le concours de 1779 était rédigée en ces termes: «Existe-t-il véritablement une fièvre miliaire essentielle et distincte des autres fièvres exanthématiques?»
La réponse de M. le docteur Aufauvre obtint le prix[673]. Si je n’accepte pas toutes les idées émises dans ce travail, écrit sous les inspirations d’un galénisme qui n’est plus de notre temps, je m’associe pleinement au sentiment de l’auteur, lorsqu’il fait justice de la prétention trop exclusive de de Haën, qui rapportait toujours l’éruption du millet, à l’influence du traitement excitant. Pour lui, au contraire, la fièvre miliaire est éruptive de sa nature, et constitue évidemment une fièvre essentielle, distincte par certains traits, des autres fièvres exanthématiques, mais rentrant dans leur classe par ses caractères généraux. Il est permis de penser que la savante compagnie qui jugea les compétiteurs, avait accueilli avec faveur, l’opinion de celui à qui elle avait décerné la palme.
Depuis cette époque, cette manière de comprendre la suette miliaire, si vivement disputée, a fait bien du chemin, et elle rallie aujourd’hui la grande majorité des médecins. M. Rayer, quant à lui, n’hésite pas à mettre cette fièvre «à côté de la petite vérole, de la scarlatine, de la rougeole et de la varicelle[674].»
D’après tout ce qui précède, je me crois autorisé à soutenir que l’éruption suffit à elle seule, pour séparer la suette miliaire actuelle, de la suette du XVe siècle.
Qu’on ne me reproche pas de transiger avec mes principes, en donnant à un symptôme isolé, une prépondérance décisive dans ce diagnostic comparé. En thèse générale, je professe que la détermination de la nature des maladies, est la résultante de tous les points de l’observation pathologique qui s’y rapporte. Mais il est des cas où le problème se simplifie, et on m’accordera bien, je l’espère, qu’une éruption à caractères tranchés, suffit seule à personnifier la maladie qu’elle traduit à sa manière. Est-ce que l’apparition de boutons varioliques, de taches scarlatineuses, de papules morbilleuses ne fixe pas, à l’instant, les doutes du praticien, sur la nature indécise de la fièvre qu’il observe? Que l’éruption manque au rendez-vous, en dehors de toute épidémie régnante, les autres symptômes, même les plus accentués, n’auront qu’une signification incertaine, souvent démentie par l’observation ultérieure.
Les auteurs du Compendium de médecine font remarquer, que si l’on supprimait l’éruption de la suette des Picards, sa symptomatologie se confondrait avec celle de la suette anglaise. Et grâce à cet expédient, ils prononcent que les deux suettes ne représentent «que des combinaisons nouvelles, survenues entre les éléments pathologiques d’une seule et même maladie[675].»
Or, c’est là ce qu’il aurait fallu démontrer, autrement que par une simple affirmation; car, en procédant par analogie, on dégagerait plus rationnellement la conclusion contraire.
Que les formes des maladies subissent, par l’effet du temps, certaines modifications, c’est ce que je suis prêt à reconnaître. Mais quand il s’agit de maladies marquées d’un cachet indélébile de spécificité, il faut, pour rester dans le vrai, réduire de beaucoup la limite éventuelle de ces changements extérieurs. La peste d’Orient n’a-t-elle pas conservé, à travers les siècles, ses charbons et ses bubons pathognomoniques? Les fièvres éruptives de notre nosologie se sont-elles débarrassées en vieillissant, des boutons et des papules de leur premier âge? De quel droit prétendrait-on que la suette anglaise, procédant à l’inverse, aurait surchargé sa symptomatologie originelle, d’une éruption spéciale, qui en serait devenue inséparable, sauf les cas d’exception confirmatifs de la règle?
Les partisans les plus prévenus de l’identité des deux suettes comprennent bien que l’éruption miliaire est un fait qu’on ne peut supprimer d’un tour de main, pour s’épargner des embarras. Ils prétendent, en conséquence, la retrouver dans les descriptions de la maladie du XVe siècle, et remplir ainsi le vide qui compromettait trop visiblement la ressemblance. Mais nous savons que les historiens de la grande épidémie, qui nous en ont transmis le signalement le plus exact, ont constaté d’un commun accord, l’absence de toute éruption.
Comme j’ai déjà eu occasion de rappeler à mon lecteur ce fait d’observation, je me contenterai de réunir ici un petit nombre de témoignages.
«Il n’y avait ni charbons, ni pustules, ni taches pourprées ou livides, dit expressément Bacon, qui avait recueilli la tradition la plus fidèle de l’épidémie de 1486. Non carbunculi, non pustulæ, non purpureæ aut lividæ maculæ[676].»
Jean Nidepontanus et Laurent Frisius, qui ont vu et traité la maladie, pendant son invasion de 1529, ne sont pas moins affirmatifs: «Nulle éruption d’apostèmes ou de tumeurs. Nullo apostemate aut tumore ab extra percepto[677].»
Joachim Schiller déclare, qu’il n’a observé aucune éruption, et cherche même à en donner la raison théorique: «Abscessus cur non ostendat?[678]»
Fernel est plus explicite encore: «Il n’y avait, dit-il, ni charbon, ni bubon, ni exanthème, ni ecthyma, mais seulement une hypersécrétion de sueur. Nec carbunculo, nec bubone, nec exanthemate, nec ecthymate, sed sudore solo prorumpens[679].»
Sennert, à son tour, note expressément, dans son étude de la sueur anglaise, le défaut de bubons, de charbons ou de tout autre exanthème: «Correpti statim, sine bubone, carbunculo, exanthematibus, languore dissolvebantur[680].»
La suette anglaise était donc dépourvue de toute espèce d’éruption cutanée, et en s’obstinant à soutenir le contraire, d’après quelques apparences mal interprétées, on fausse gratuitement la vérité clinique.
Je m’empresse pourtant d’avouer, que parmi les nombreux auteurs qui ont vu et décrit la suette, dans ses invasions intermittentes et dans ses principales stations, il en est un, ni plus ni moins, qui aurait découvert ce que personne n’avait aperçu avant lui, et n’a vérifié depuis. J’ai déjà annoncé ce fait que je ne devais pas passer sous silence, ne fût-ce que pour prévenir les exagérations intéressées.
Tyengius, praticien renommé d’Amsterdam, pendant l’épidémie de 1529[681], a consigné ses impressions médicales dans un manuscrit dont Pierre Forest (Forestus) a extrait une grande partie de l’histoire de la suette, qu’il nous a laissée dans ses propres œuvres[682]. Celui-ci nous apprend, qu’étant encore enfant à l’époque où le fléau passa à Amsterdam, il n’était pas en état de recueillir ses observations personnelles. Mais il s’en est refait en puisant, larga manu, dans l’œuvre inédite de son compatriote, et c’est d’après lui, qu’il a ajouté au tableau des symptômes, la venue de petites pustules que la sueur laissait après elle, sur la peau des extrémités, présentant diverses formes et prenant, suivant l’état des humeurs, un haut degré de malignité. «Febrem sudor finiebat, post se relinquens, in extremitatibus corporis, pustulas parvas, admodum exasperantes, diversas et malignas secundum humorum malignitatem.»
Ce passage fourmille d’indécisions. Quelle était la nature de ces petites pustules? On n’en fait connaître que le volume, sans autre indication de leur forme, de leur coloration, de leur marche, de leur terminaison. Que signifie la malignité attribuée à une éruption, qui survenait après la sueur et la cessation de la fièvre, c’est-à-dire au moment où la maladie touchait à sa fin? Ce n’est point ainsi que nous parlerions de la miliaire actuelle.
Quel sens le mot pustulæ implique-t-il dans la pensée du narrateur? Pris au pied de la lettre, il ne peut s’adapter aux vésicules que nous connaissons. De plus, celles-ci surgissent sur toute l’étendue de la peau, et sont souvent innombrables; nouveau contraste avec le siége circonscrit que leur assigne expressément Tyengius.
Gruner a donc eu d’excellents motifs, pour conclure qu’il ne s’agit que de sudamina, correspondant aux morbilli ou taches d’autres auteurs, et provoqués presque exclusivement par le traitement échauffant dont abusaient les médecins hollandais[683]. Tel est aussi l’avis de M. Hæser, qui ne repousse pas néanmoins l’hypothèse d’une efflorescence exanthémateuse spéciale, dans les cas observés par Tyengius.
Je n’ai pas besoin de dire que mon opinion personnelle, bien des fois exprimée, n’est point ébranlée par cet incident, et c’est l’interprétation de Gruner qui me paraît la plus vraisemblable; je lis cependant dans le commentaire de Forestus une réflexion qui pourrait me venir en aide:
«La sueur, dit-il, poussait aisément le venin morbide du centre à la périphérie. Facile propellebatur venenum a centro ad circumferentiam in omnibus per sudorem.»
Dans l’humorisme du temps, cela ne signifie-t-il pas que l’acte éliminateur se passait fort bien d’un processus éruptif, et que les pustules, découvertes par Tyengius sur les malades d’Amsterdam, n’étaient qu’un épiphénomène accidentel, une complication insolite qui n’avaient pas franchi le cercle de sa pratique locale? Ce n’est pas la première fois qu’on vérifierait, dans l’épidémiologie, ces modifications phénoménales, surajoutées aux traits habituels de la maladie régnante, par l’intervention de certaines influences circonscrites, parmi lesquelles pourraient figurer les constitutions atmosphériques, antérieures ou actuelles, les prédispositions populaires et autres conditions du même ordre dont l’étiologie doit tenir grand compte.
En résumé, comme Tyengius s’est réservé le monopole exclusif de son observation, et qu’on cherche en vain quelque chose de pareil, dans les récits qui ont précédé ou suivi le sien, il est de toute évidence, sans mettre en cause sa véracité ou son expérience, que l’éruption qu’il a mentionnée n’est pas essentielle à la maladie qu’il avait sous les yeux. La responsabilité de son développement inattendu pesait sur des causes étrangères à la modalité constitutive de la suette anglaise.
Jacques Castricus d’Anvers, que j’ai déjà eu occasion de citer, a vu survenir, chez plusieurs malades, des taches ou un crachement de sang qui sont, ajoute-t-il, «des symptômes de toute fièvre pestilentielle[684].»
La forme que l’auteur donne à cette remarque, montre clairement qu’il ne s’agit que de deux complications éventuelles. Le mot morbilli, rattaché à l’idée d’une fièvre pestilentielle, ne représente que les pétéchies ou taches pourprées ordinaires. Elles n’appartiennent pas plus en propre à la suette, que le crachement de sang conjointement signalé. Dans tout cela, il est impossible de soupçonner la moindre trace de miliaire spécifique.
Hasarderai-je ici une réflexion qui s’offre à mon esprit, et que je donne pour ce qu’elle peut valoir?
D’après tout ce que nous savons de la suette, n’est-il pas évident qu’elle répugnait, qu’on me passe le mot, à former une éruption? L’effervescence du sang, comme disaient les contemporains, l’hypersécrétion sudorale et la surexcitation consécutive de la peau, sembleraient annoncer l’élaboration d’un exanthème, bien spécifié par ses caractères, sa marche, son évolution, sa terminaison et surtout sa constance. Et cependant, ces prévisions expérimentales si rationnelles ont été démenties, par le fait clinique.
Pinel n’hésite pas, d’après ses lectures, à reconnaître qu’on n’observait dans la maladie du XVe siècle «ni charbons, ni bubons, ni pustules, ni exanthèmes.» Mais il n’a pas tiré de ce fait (et c’est pour cela que j’en parle), sa conséquence la plus naturelle et, en quelque sorte, la plus logique. Il se borne à poser, sans essayer de la résoudre, la question suivante: «Le cours très-prompt et très-rapide de cette maladie, a-t-il empêché l’éruption des bubons et des exanthèmes, qui forment les caractères distinctifs de la peste?[685]»
Je n’insiste pas sur l’inexcusable confusion de la suette et de la peste, qui résulte de ce passage. C’est bien la peine, on en conviendra, d’orner un livre du titre pompeux de: Nosographie philosophique, pour n’être, à un moment donné, que l’écho d’une opinion banale, qui applique indifféremment à toute épidémie meurtrière, le nom générique de peste. Pinel a oublié deux choses quand il écrivait ces lignes. D’abord, que dans la peste la plus aiguë et la plus rapide, il n’est pas rare de voir surgir les bubons et les charbons dès les premières heures de l’invasion[686]; et, en second lieu, que la suette procédait, dans une infinité de cas, avec plus de lenteur, et laissait ainsi aux éruptions, le temps de se former. Comment n’a-t-il pas vu aussi, que puisque la suette n’offrait pas ce qu’il appelle les caractères distinctifs de la peste, cela prouvait tout simplement qu’elle n’était pas la peste elle-même?
M. le docteur Jules Guérin, présentant à l’Académie de médecine, un rapport sur différentes communications relatives à l’épidémie de suette miliaire qui a régné en 1849, dans plusieurs départements, n’a pas laissé échapper l’occasion de dire son mot sur la question de diagnostic différentiel que je cherche à éclaircir. Dans ce travail, où l’élégance de la forme s’allie à la profondeur des pensées, l’auteur commence par prendre acte de ce fait, que, «depuis 1485, jusqu’à nos jours, la maladie qui compte la sueur parmi ses principaux symptômes, a reparu, à plusieurs reprises, avec des formes et surtout une gravité assez différentes, pour qu’on se croie autorisé à en faire deux espèces distinctes: la suette anglaise ou suette proprement dite, caractérisée surtout par la léthalité et l’absence de toute éruption miliaire; et la suette des Picards, dite suette miliaire épidémique, beaucoup moins dangereuse, et caractérisée par la présence d’une éruption miliaire très-abondante[687].»
Résumé en ces termes, le rapprochement semblerait n’avoir d’autre conclusion que la séparation nosologique des deux suettes.
Tel n’est pas cependant le sentiment de M. Guérin, et j’ai le regret de me trouver en désaccord avec lui, malgré ma déférence habituelle pour son autorité.
Mon honoré confrère a bien compris, qu’en pareille matière, on devait s’interdire toute affirmation trop absolue, et il exprime avec une certaine réserve, sa manière de voir, implicitement très-arrêtée.
«L’examen comparatif des diverses épidémies de suette anglaise et de suette picarde, porte à croire qu’il s’agit, au fond, de la même maladie, ne différant que par le degré d’intensité. L’absence et la présence de l’éruption miliaire, d’une importance abusive au point de vue nosologique, disparaît devant cette considération étiologique que, dans le premier cas, l’intoxication est telle, qu’elle foudroie, pour ainsi dire, les malades, et prévient toute réaction de l’organisme; tandis que dans le second, elle laisse à l’action éliminatoire de la peau, le temps et le moyen de se manifester, comme elle le fait dans toutes les affections fébriles éruptives.»
En principe général, quand on compare deux maladies, leur léthalité respective n’est pas un caractère foncièrement distinctif. Une variole simple et discrète est, au fond, la même entité morbide, qu’une variole confluente et maligne. Une fièvre pernicieuse et une fièvre intermittente simple, représentent la même affection, curable par le quinquina. Mais ici, à la différence de gravité, viennent s’adjoindre les autres caractères qui impliquent l’identité de nature. Quelles que soient leurs divergences apparentes, les deux ordres de maladies se rallient sur la base commune de l’étiologie, virulente pour les premières, effluvienne pour les autres.
Il n’en est pas de même pour les deux suettes, et on pourrait traduire le contraste radical de leur pronostic, en disant qu’il ne dépend pas de complications accidentelles, de circonstances propres aux sujets, etc. On n’en peut trouver la source que dans les tendances primordiales de leurs modalités respectives.
Ce n’est pas que la suette miliaire ne compte à son tour, comme les maladies les plus bénignes, ses jours de gravité insolite, dont nous sommes réduits, faute de mieux, à accuser l’influence du génie épidémique.
Dans la mémorable invasion du Languedoc, le nombre des morts, d’après la statistique recueillie par Fouquet, s’éleva à plus de trente mille[688]. Mais il ne faut pas perdre de vue que ce gros chiffre, tributaire, dans une certaine mesure, du traitement excitant, a été relevé dans une circonscription très-étendue.
La vérité est qu’en général, le pronostic n’avait rien de bien alarmant. Pujol affirme que pendant les six jours où la maladie qu’il observait à Castres, était dans toute la force de son développement et de sa propagation, sur 900 malades environ, il n’en périt que 12[689].
Dans l’épidémie relatée par M. Rayer, la mortalité totale des communes infectées, depuis l’origine jusqu’à la fin, a été de 116 sur 2,657 malades. Ce qui revient à dire qu’il n’est mort, en somme, qu’un malade sur 22 9/10[690].
Certes, quand on se rappelle que la suette anglaise, dans ses paroxysmes de fureur, enlevait 99 malades sur 100, on ne peut faire bon marché d’un tel contraste[691].
Si j’accorde à M. Guérin que la léthalité relative des deux maladies, ne retentit pas sur leur nature intime, je serai moins accommodant sur la valeur de l’éruption, comme élément de délimitation nosologique.
Pour le médecin de Paris, le défaut d’exanthème dans les manifestations de la suette ancienne, ne serait qu’une affaire de temps. Mais peut-on fixer, sous ce rapport, les limites indispensables aux réactions morbides? Ne varient-elles pas au gré d’une foule de causes, dont la vie garde le secret? Est-ce que l’éruption de certaines varioles suspectes n’est pas très-rapprochée des prodromes de l’invasion? Ne voit-on pas fréquemment, dans la scarlatine, éclater simultanément la fièvre, l’angine et l’exanthème? Enfin, n’avons-nous pas appris de Procope, non-seulement que les bubons des aines et des aisselles s’élevaient souvent dès le premier jour, dans la peste du VIe siècle; mais qu’un certain nombre de malades mouraient dans la première heure, le corps tout couvert de taches noires[692]?
Remarquez encore que la suette anglaise n’était pas toujours foudroyante ou rapidement mortelle. Un simple coup d’œil sur son histoire, montre qu’elle dépassait très-souvent ce terme, affectant même la marche chronique. Que devient, dans les cas de ce genre, l’interprétation de M. Guérin? Puisque la nature n’était plus entravée dans ses opérations, pourquoi donc est-ce la sueur seule, qui a invariablement accompli l’acte éliminateur, dont on voudrait laisser toute la charge à l’éruption miliaire?
M. Guérin rappelle bien, non sans intention, que sur quelques sujets, on avait vu des taches rouges, semblables, dit-il, à celles qui précèdent la miliaire. Comment se fait-il donc que cette fluxion cutanée, si activée déjà par le raptus sudoral, n’ait abouti qu’à cette ébauche avortée? Pourquoi la miliaire pathognomonique s’est-elle arrêtée en si beau chemin? Sans compter que ces prétendus préludes d’éruption n’ont été vérifiés que sur un nombre très-restreint de malades, et que tout indique qu’ils n’étaient autre chose que les pétéchies ou taches pourprées, compagnes assidues des fièvres graves.
Je ne puis clore cette discussion, trop prolongée peut-être, sans invoquer le concours de M. Hecker, qu’on retrouve toujours sur le terrain de la médecine historique.
Ce savant a étudié la suette des XVe et XVIe siècles, dans ses rapports avec les maladies qui s’en rapprochent par leurs apparences[693].
Après avoir puisé aux sources les traits de sa description, il ne cache pas que la maladie ancienne ressemblait beaucoup à la suette picarde; mais il déclare formellement, que l’éruption a tracé entre elles une ligne de démarcation qui ne peut être effacée.
Il a même poussé plus loin son analyse, et a cherché à mieux préciser le mode nosologique de la suette non éruptive, qui ne serait pour lui qu’une fièvre rhumatismale (Rhumatische Fieber).
Il faut savoir que l’École allemande donne cette qualification, à des états morbides, généralement caractérisés par des flux, dont la cause initiale serait l’action du froid humide, et qui tendraient à se terminer par des sueurs abondantes et acides. Ces attributs répondent en tous points à nos affections catarrhales, et je m’imagine, qu’au fond, le mot rhumatique n’a pas pour les médecins allemands d’autre signification.
Quoi qu’il en soit, M. Hecker retrouverait ces caractères principaux dans la suette anglaise, où l’action du froid était si puissante, que son impression fugitive, pendant l’écoulement de la sueur, amenait la mort presque à coup sûr.
Je ne manquerais pas d’objections à cette manière de comprendre la suette. Une seule suffira.
Il est incontestable que la grande maladie populaire, envisagée dans sa pathogénie générale, porte au plus haut degré, comme toutes les maladies du même ordre, l’empreinte de la spontanéité la plus frappante. Que le froid ait influencé le développement, la marche, la terminaison des attaques individuelles, c’est ce que l’expérience a mis hors de doute. Mais, en présence du fléau et de ses reprises intermittentes, l’idée ne peut venir d’en rapporter la génération à des conditions extérieures, pas plus le froid que tout autre. On connaît là-dessus ma façon de penser. Toujours est-il, que la théorie telle quelle de M. Hecker, pose en fait la séparation des deux suettes, et j’ai tenu à m’en prévaloir.
Si l’on voulait maintenant les comparer de plus près, on n’aurait pas de peine à découvrir, en dehors de l’éruption, d’autres dissemblances qui ont leur valeur séméiotique.
Je n’ai pas à revenir sur la différence de leur léthalité. Je n’alléguerai pas non plus, à l’exemple de certains auteurs, que la suette du XVe siècle était contagieuse, tandis que celle du XVIIe serait exclusivement épidémique[694]. Je ne puis accepter une proposition aussi absolue qui démentirait les principes que je professe en matière de contagion. Ce que je puis dire, c’est que je crois, par analogie, à la transmissibilité des deux maladies, dans les conditions requises pour son exercice. J’avoue cependant, que ce n’est qu’un préjugé qui ne s’appuie sur aucun témoignage démonstratif[695].
Je serai plus affirmatif sur d’autres faits, qui sont loin d’être indifférents.
Dans la suette anglaise, la sueur était essentiellement critique et devait être livrée à elle-même. Dans la suette de notre temps, cette excrétion est purement symptomatique, sans influence résolutive, et il est de précepte général d’en modérer ou mieux d’en prévenir l’écoulement.
Malgré les assurances des médecins contemporains, la première suette déjouait toutes les ressources de l’art, non-seulement par sa marche effrénée, mais aussi par sa férocité naturelle. Les suffrages que paraît s’être conciliés la méthode tempérante comparée à son antagoniste, n’ont pu affaiblir la triste éloquence des nécrologes. On peut bien dire qu’il ne nous est resté sur sa thérapeutique, qu’un amas confus de recettes et de formules dont la multiplicité même, l’incohérence et les vertus imaginaires, trahissent la pénurie trop avérée des médications réellement efficaces.
Le traitement de la suette picarde nous épargne ce pénible aveu. Non pas qu’il n’y ait eu en présence plusieurs méthodes curatives, et qu’on doive accepter sur parole l’apologie des prôneurs intéressés; mais en les jugeant à l’œuvre, on ne peut contester qu’elles n’aient été, selon les cas, très-puissantes; et l’art ne s’est pas fait illusion, en s’attribuant rationnellement une part légitime, dans l’issue heureuse de la maladie[696].
Enfin, j’ajoute comme dernier trait allégué par certains auteurs, que les hémorrhagies, symptôme rare et exceptionnel de la suette ancienne, s’associent fréquemment au contraire, à la suette moderne.
Il est temps de formuler ma conclusion définitive, qui exprime ma pensée tout entière.
La grande maladie populaire, célèbre sous le nom de suette anglaise, dont l’apparition première eut lieu en 1480, était une maladie nouvelle. Après cinq reprises épidémiques, espacées dans une période de soixante-cinq ans, elle a frappé ses derniers coups en 1551, et s’est retirée parmi les maladies éteintes, dont la pathologie humaine n’a plus qu’à graver, dans ses archives, le souvenir historique.
On pourrait reprocher à l’étude que je poursuis, une grave omission, si je gardais le silence sur une communication de M. Hecker, qui se recommande par plusieurs points de vue, à l’attention des pathologistes.
Dans l’introduction de sa belle dissertation latine sur la peste antonine, mon confrère de Berlin, après avoir fait ressortir les services que rend l’histoire de la médecine, et l’éclat des lumières qu’elle projette sur les évolutions séculaires de la pathologie, est amené à dire un mot en passant, de certaines fièvres sudatoires (febrium sudatoriarum) qu’on observerait actuellement dans le centre de l’Allemagne, principalement sur les bords du Mein, et qui auraient, assure-t-il, une ressemblance marquée avec la suette anglaise[697].
Cette dernière affection a été pour l’auteur, le sujet d’une savante monographie, et c’est là qu’il faut chercher des éclaircissements précis sur ces fièvres, dont l’existence même était à peu près ignorée, avant sa révélation. Pour être bref, je me contente d’extraire de cet ouvrage, la relation d’une maladie singulière qui envahit une bourgade allemande, en 1802. Un médecin peu connu, du nom de Sinner, en donna la description l’année suivante, dans un travail spécial d’où M. Hecker l’a exhumée, au profit de la pathologie contemporaine[698].
«Après un été chaud et très-sec, suivi en novembre 1802, de pluies continuelles, Rœttingen, sur la Tauber, petite ville de Franconie, entourée de tous côtés par des montagnes, fut attaqué le 25 du même mois, d’une maladie très-meurtrière, sans exemple dans la mémoire des habitants, et tout à fait inconnue aux médecins du pays.
»Des jeunes gens pleins de force étaient subitement saisis d’une indicible angoisse. Le cœur leur palpitait fortement sous les côtes. Aussitôt s’exhalaient sur tout le corps, des torrents d’une sueur acide et fétide. En même temps, ils ressentaient une douleur déchirante dans le dos. Cette douleur disparaissait quelquefois très-promptement, et si elle gagnait la poitrine, les palpitations et l’angoisse se renouvelaient. Les malades défaillaient, et les membres se raidissant, ils rendaient l’âme. Chez la plupart, tout cela se terminait en vingt-quatre heures. Tous cependant ne succombaient pas à la première attaque; mais chez quelques-uns, après que le pouls était tombé à une faiblesse et à une petitesse extrêmes, et que la respiration avait suivi la même diminution, la douleur déchirante se faisait sentir de nouveau dans les parties extérieures; ils éprouvaient de la pesanteur et de la raideur dans le dos; le pouls et la respiration reprenaient leur régularité; mais la sueur continuait à ruisseler. Ce calme était excessivement trompeur; car, à l’improviste, reparaissaient les palpitations et la petitesse du pouls, et alors, le plus souvent, la mort était inévitable. Chose frappante! Les malades, bien qu’inondés de sueur, n’étaient que très-peu altérés; leur langue n’était pas sèche, pas même sale, et elle conservait son humidité naturelle; chez la plupart, il s’écoulait peu d’urine.
»Quand la maladie suivait son cours, sans remèdes échauffants, il ne survenait aucune éruption cutanée. Ces éruptions, quand elles se manifestaient, étaient de différentes natures: des vésicules miliaires de toute forme et de toute couleur, de vraies bulles de pemphigus ou même des pétéchies. Il faut remarquer que les malades n’éprouvaient jamais la démangeaison générale qui précède l’éruption de la suette miliaire, et qu’il ne se faisait jamais non plus une desquamation régulière.» D’où M. Hecker conclut, et je partage son sentiment, que ces éruptions cutanées étaient purement symptomatiques dans la maladie de Rœttingen, et qu’elles n’en faisaient pas une partie essentiellement nécessaire, comme elles le sont dans la suette de Picardie.
«Quand l’issue devait être heureuse, la sueur diminuait dès le second jour, et perdait toutes ses mauvaises qualités. De sorte qu’il ne restait plus qu’une transpiration abondante sans accidents inquiétants, et tout finissait vers le sixième jour.
»Le traitement suivi par le peuple aggrava beaucoup le mal. Comme au XVe siècle, et comme dans la miliaire moderne, dans l’intention d’activer la sueur, on échauffa les malades par tous les moyens, au péril de leur vie. C’est sous l’influence de cette méthode, que survenaient diverses espèces d’éruption.
»Dans les premiers jours, la mortalité fut effrayante, et les habitants des localités voisines du théâtre de l’épidémie en évitèrent les approches, comme s’il s’agissait d’une ville pestiférée. M. le docteur Sinner, sans lequel le souvenir de cet événement pathologique se serait probablement perdu, apporta les secours de son art, protesta énergiquement contre la méthode en vogue, et sauva, par des moyens plus doux, tous les malades qui se livrèrent à lui.
»Il est à remarquer que l’épidémie se confina exclusivement à Rœttingen et qu’on ne compta pas un seul cas au dehors. Le 5 décembre, par un beau temps, accompagné d’une forte gelée, elle disparut entièrement.»
Le simple exposé qu’on vient de lire, suffit pour établir une grande ressemblance entre cette maladie et la suette anglaise. M. Sinner lui assigne une nature rhumatismale, et j’ai dit que M. Hecker ne comprend pas autrement la suette. Mais il n’en reste pas moins vrai que, pour se prononcer dans le sens de l’identité complète, il faudrait fermer les yeux sur des différences importantes.
La maladie de Rœttingen s’est concentrée obstinément dans son enceinte; elle s’accompagnait d’une éruption symptomatique; sa durée commune était de six jours.
Ces caractères sont en opposition avec les traits correspondants, inscrits au signalement de la suette anglaise: rayonnement rapide et lointain, absence d’éruption, soudaineté des attaques ou évolution éphémère, dans le sens littéral du mot.
Quelle que soit l’opinion que suggère cette confrontation nosographique, on doit être d’accord pour convenir que ce fait isolé et passager d’une maladie, tombant à l’improviste sur une petite ville d’Allemagne, avec les principaux symptômes de la suette anglaise, et un air de nouveauté qui surprend les médecins et les habitants de la localité envahie, représente une observation des plus curieuses. Elle ne pouvait être séparée de l’histoire de la suette, lors même qu’on resterait en suspens sur la nature du rapport qui relierait les deux entités morbides, comparées à trois cents ans de distance.
Quand j’ai cru devoir fixer à la fin du XVe siècle, la première explosion connue de la grande épidémie de suette, je n’ai pas fait pressentir une restriction qui, dans la pensée de certains auteurs, pourrait insinuer des doutes sur l’authenticité de cette date. Quoique je sois bien éloigné de lui reconnaître cette portée, il est indispensable que je donne quelques explications.
On trouve, dans certains livres de médecine ancienne, la description d’une maladie spéciale qui porte le nom de maladie cardiaque, caractérisée par d’abondantes excrétions sudorales, et réunissant plusieurs des manifestations de la suette anglaise. Cette maladie intéresse doublement, comme on va le voir, le sujet de mes études.
M. Hecker, qui feuillette d’une main si sûre les écrits des vieux maîtres, n’a pas manqué d’arrêter au passage, cette espèce morbide originale, dont il s’est proposé de vérifier les rapports avec la suette.
Mais ce n’est pas uniquement à ce point de vue que cette maladie mérite notre attention. Elle nous offre un exemple de plus, de ces affections qui ne font que passer dans la série nosologique, et dont nous pouvons également noter l’entrée et la sortie, dans une période limitée de notre histoire médicale.
Il est positif que les recherches les plus sérieuses n’en laissent apercevoir aucune trace dans les œuvres d’Hippocrate, qui n’aurait pas négligé d’en faire mention, s’il avait eu occasion de l’observer.
D’un autre côté, on peut s’assurer qu’après avoir pris place, pour la première fois peut-être, dans les écrits d’Erasistrate, trois siècles avant J.-C., son souvenir va s’effaçant de plus en plus à partir de Galien; de sorte que cette maladie, selon toutes les vraisemblances, a dû naître sous les successeurs d’Alexandre, et cesser vers le IIe siècle de notre ère.
Voilà donc encore une affection morbide qui aurait apparu à un moment donné sur la scène médicale, s’y serait maintenue pendant un certain temps, et l’aurait enfin désertée, ne nous laissant que la tradition d’une sorte de curiosité pathologique.
Cette interprétation préjuge déjà la conclusion que je me propose de tirer du parallèle de la maladie cardiaque et de la suette. Après avoir bien pesé le pour et le contre, il ne m’est pas resté le plus léger doute sur leur distinction nosologique, et j’espère gagner l’adhésion du lecteur, en mettant sous ses yeux les éléments essentiels de ce diagnostic différentiel.
Les documents dont je vais me servir sont d’autant plus précieux, que la maladie qu’ils concernent, a été complétement négligée par les modernes, qui ont probablement trouvé, dans son défaut d’actualité, l’excuse de leur silence. On peut dire que lorsqu’on entreprend aujourd’hui cette étude, on s’engage dans une voie à peine frayée.
Sauvages, malgré sa prodigieuse connaissance des faits médicaux de tous les lieux et de tous les temps, n’a pas même nommé la maladie cardiaque dans sa nosologie méthodique, et Pinel a imité son exemple.
Fodéré et Ozanam n’en ont rien dit non plus, dans leurs histoires des épidémies.
Je constate la même omission dans les traités de pathologie interne les plus récents, tels que ceux de MM. Andral, Grisolle, Requin, etc.
La maladie cardiaque est à peine indiquée dans quelques articles de dictionnaires[699].
On ne sera pas surpris qu’au milieu de l’indifférence générale, M. Littré, fidèle à ses goûts, ait prêté plus d’attention à la maladie ancienne. Il en a tracé, d’après M. Hecker, dans la Gazette médicale de Paris[700] une description qu’il a reproduite l’année suivante dans un recueil littéraire, en la rapprochant de la grande maladie du XVe siècle[701].
J’apprécie toute la valeur de ces indications que relève la compétence éprouvée de M. Littré; mais le sujet m’a paru réclamer un complément d’information, et je n’ai pas cru devoir déroger à mes habitudes de recherches directes. Ce qui va suivre est donc le résumé de mon enquête dans les écrits des auteurs, qui ont été témoins de la maladie cardiaque.
Galien, dont on regrette souvent le verbiage, et qui se tait, au contraire, dans bien des cas où l’on voudrait l’entendre, s’est abstenu de décrire spécialement cette maladie qu’il avait cependant vue et traitée. Il n’en parle qu’en passant, et en termes trop écourtés, pour qu’on puisse s’en représenter l’image, et déterminer le rang qu’elle tenait dans la pratique de son temps. Il signale cependant parmi ses caractères, les douleurs d’estomac, les sueurs excessives et la prostration des forces[702].
Cœlius Aurelianus a été heureusement moins discret; il a consacré onze chapitres de son ouvrage, De morbis acutis et chronicis, à l’histoire de cette espèce morbide qu’il avait eu de nombreuses occasions d’observer[703].
Quelques médecins de l’antiquité, notamment Erasistrate et Asclépiade, qui ont été les premiers à la décrire, l’attribuaient à une tumeur, ou, dans le langage de l’époque, à une obstruction du cœur, d’où lui était venue la qualification de morbus cardiacus (καρδιακον). Les Grecs, en raison de son symptôme dominant, l’appelaient aussi diaphorèse (διαφόρησις), mot qui a passé dans notre idiome médical, et qui se traduit littéralement par celui de suette. Aussi Cœlius désigne-t-il indifféremment sous le nom de cardiaci ou diaphoretici, les sujets atteints de cette maladie.
Je ferai tout d’abord remarquer, à la louange de ce savant écrivain, qu’après avoir montré l’insuffisance des raisons alléguées par certains auteurs, pour fixer le siége primitif de l’affection cardiaque dans le cœur, dans le péricarde, dans le diaphragme, ou même dans le poumon ou le foie, il déclare expressément qu’il la considère, d’après l’ensemble de ses symptômes, comme une maladie générale (totum corpus necessario pati accepimus)[704]. Ce n’est pas d’aujourd’hui que le problème de la localisation et de la généralisation des maladies défraie les disputes des médecins.
Je ne pouvais donc choisir un meilleur guide que Cœlius Aurelianus, pour cette étude rétrospective. Cet auteur passe, à juste titre, pour exceller dans les descriptions nosographiques; ses tableaux, peints sur nature, révèlent un maître dont la touche se retrouve dans le portrait de la maladie ancienne, qui n’est nulle part aussi achevé. L’extrait qu’on va lire suffira largement aux exigences de la question que j’ai en vue[705].
«La maladie cardiaque (cardiaca passio), plus commune en été que dans les autres saisons, attaque plus d’hommes que de femmes, et principalement les jeunes gens forts et pléthoriques.
»Parmi ses prodromes, on observe un violent mouvement fébrile; le pouls est fréquent, serré, petit, et conserve ce caractère, sans se relever, pendant toute la durée du paroxysme, et même jusqu’à la fin de la maladie. Quelquefois les pulsations de l’artère sont désordonnées, inégales ou intermittentes. A ces symptômes se joignent le dégoût, une soif ardente, un sommeil si léger qu’il cède au moindre bruit, des hallucinations, un air d’hébétude, une agitation incessante. En même temps, les genoux, les coudes et les jambes sont froids et engourdis.....
»Ces symptômes surprennent souvent les individus dans la plénitude de leurs forces; mais ils surviennent aussi chez les sujets affaiblis par d’abondantes pertes de sang, des flux copieux du ventre, ou autres déjections humorales, comme cela a lieu dans les fièvres de mauvais caractère.
»A ces causes prédisposantes, on peut joindre la température élevée de l’atmosphère; la constitution médicale sous l’influence de laquelle se multiplient les états asthéniques[706]; le tempérament lymphatique prononcé; la mollesse et la blancheur des chairs; la pâleur du teint; la surabondance de graisse.
»Mais ces circonstances antécédentes et ces phénomènes avant-coureurs sont assez mobiles et assez vagues, pour laisser quelque incertitude sur la nature de la maladie qui va éclater.
»Quand celle-ci est bien établie, elle présente des caractères qui ne permettent pas de la méconnaître.
»Le malade accuse, dans les jointures, une sensation de froid et d’engourdissement qui peut s’étendre aux jambes, aux mains et à toute l’habitude du corps. Le pouls est serré, fréquent, petit, faible, filiforme; avec les progrès de la maladie, il devient enseveli, obscur, tremblotant, inégal, et disparaît entièrement. Les sens sont troublés; un profond désespoir s’empare des malades. L’insomnie est invincible; et, dans la plupart des cas, un torrent de sueur inonde soudainement la peau. Chez quelques-uns, cette excrétion, d’abord ténue et aqueuse, se montre, en premier lieu, sur le cou et à la face, pour devenir bientôt générale, sous forme d’un liquide épais, glutineux, visqueux, ayant l’aspect et l’odeur désagréable de la lavure de chair (lotura carnis)[707].
»La respiration courte et haletante s’accompagne d’une oppression intolérable, et la voix devient faible, tremblante et entrecoupée. Le visage est pâle, les yeux enfoncés dans l’orbite[708]. La poitrine comprimée ne se dilate qu’avec effort. Une syncope précède souvent les paroxysmes. Il n’est pas rare que la langue reste humide, même chez les délirants. Chez d’autres, elle est sèche et râpeuse, avec grande appétence de boissons froides.
»Quand le danger est prochain, la vue s’obscurcit, les articulations prennent une teinte livide; les ongles se recourbent (ce que les Grecs appellent γρυπωσις). La plupart des malades conservent, jusqu’au bout, toute leur raison. Un petit nombre divague. Le cœur est agité par de violentes palpitations[709]. Enfin, aux derniers moments, la surface de la peau se ride, et l’on voit surgir les phénomènes ordinaires de l’agonie, entre autres le dévoiement.
»Parmi les signes de mauvais augure, on doit compter le larmoiement involontaire, c’est-à-dire sans motifs appréciables, ou bien l’écoulement par les yeux, d’un liquide sanieux ou purulent; ou enfin, la formation, sur la cornée, d’une tache blanche, en forme de croissant lunaire, qui s’arrondit peu à peu (ονυχα des Grecs)..... On peut en dire autant d’un insurmontable dégoût, qui porte le malade à refuser tout ce qu’on lui offre et à repousser même le vin. C’est encore un mauvais signe de voir la fièvre se rallumer, lorsqu’il a consenti à prendre un peu de nourriture..... Le délire est aussi une complication très-alarmante.
»Quand la maladie se prolonge, les sujets finissent par succomber dans le dernier degré du marasme, faute de pouvoir réparer leurs forces à l’aide d’une alimentation suffisante, qu’interdit l’altération grave de leurs fonctions digestives.....
»Chez quelques-uns, la colliquation sudorale manque, ce qui n’empêche pas les forces de s’épuiser par une sorte de dissolution cachée (disjectione occulta) qui n’en est pas moins mortelle. C’est ce que les Grecs appellent αδηλον διαφορησιν (diaphorèse latente)[710].
»Si la maladie tend à une heureuse terminaison, le pouls se relève avec le retour de la chaleur, la respiration s’exécute plus facilement; le malade reprend courage; les aliments dont il fait usage restaurent sensiblement ses forces, et il tombe dans un profond sommeil, semblable à celui qui succède à une grande fatigue.»
La maladie dont on vient de lire la description, était assez généralement regardée comme incurable. Cœlius proteste énergiquement contre ce pronostic[711]. Il assure avoir obtenu de nombreuses guérisons, en suivant la méthode de son maître Soranus. Ce n’est pas ici le lieu de reproduire les détails de ce traitement; mais j’y découvre une prescription spéciale, sur laquelle il m’importe d’insister.
Après avoir établi les caractères généraux qui distinguent, en clinique, les sueurs salutaires et véritablement critiques, de celles qui aggravent au contraire la maladie[712], Cœlius pose comme indication principale et urgente, l’obligation d’arrêter le mouvement sudoral qui est, selon lui, un des symptômes les plus redoutables de la passion cardiaque. Dans ce but, il prescrit des lotions d’eau froide et vinaigrée, des applications de cataplasmes ou de linges, imbibés des décoctions astringentes les plus actives, sur les parties qui sont le siége de l’excrétion, et même sur toute l’étendue de la peau, avec la précaution de les renouveler, dès qu’ils commencent à s’échauffer. Les malades étaient couchés dans une chambre fraîche, sur un lit dur et légèrement couverts. On entretenait autour d’eux la libre circulation de l’air, activée par une ventilation convenable. Cœlius faisait même ouvrir les fenêtres, quand la température extérieure ne s’y opposait pas. Les boissons devaient être froides, prises en petite quantité, souvent réitérées, pour que la répétition de l’impression secondât l’effet styptique qui devait resserrer les pores cutanés et faire obstacle à la sueur. Le sol était jonché de feuilles de vigne, de myrte, de chêne, de lentisque, de roses, de grenadier, dont les émanations astringentes se répandaient dans l’air ambiant. On arrosait aussi le pavé avec des décoctions froides des mêmes plantes. A l’intérieur, on remplissait la même indication par l’usage de remèdes astringents très-énergiques; et l’on peut s’en rapporter à la polypharmacie de l’époque, pour la profusion des drogues entassées dans les formules[713].
Telle est, en raccourci, et débarrassée de bien des préceptes, aujourd’hui surannés, la méthode recommandée, avec conviction, par Cœlius. J’ai dû la faire connaître, parce que je la considère comme un argument décisif, à l’appui de la séparation de la maladie cardiaque et de la suette anglaise.
Le tableau que j’ai tracé renferme bien des traits de ressemblance. Des deux parts, mêmes troubles du cœur, même modification de la voix et de la parole, même agitation, même dyspnée, même sueur soudaine, abondante et fétide, même exhaustion mortelle des forces, provenant principalement de la colliquation sudorale. Mais lors même que leur symptomatologie comparée ne ferait pas ressortir aussi, bien des différences marquées, le contraste des méthodes curatives qui leur sont respectivement applicables, suffirait pour établir entre les deux maladies une démarcation infranchissable. Si le traitement mis en œuvre par Cœlius a montré, en réalité, comme il n’est pas permis d’en douter, l’efficacité qu’il lui attribue; si la compression artificielle de la sueur est devenue une indication rationnelle justifiée par l’expérience, cette pratique est en contradiction formelle avec celle qui s’adaptait à la cure de la suette. Provoquer le refoulement du flux sudoral à l’aide des agents les plus énergiques de la médication astringente, y compris l’emploi des affusions froides, eût été un trait d’audace dont aucun médecin sérieux n’eût consenti à assumer la responsabilité, et que le patient aurait payé cher. On n’a pas oublié que l’impression la plus fugitive et la plus légère de refroidissement, suffisait pour répercuter la transpiration, et amenait presque instantanément la mort. La guérison, dans les cas trop rares où il était permis de l’espérer, tenait à l’art de respecter la sueur, tout en la maintenant, autant que possible, dans la mesure qu’elle ne devait pas dépasser pour être salutaire. L’application du précepte était ardue sans doute, et l’opiniâtre léthalité du mal ne le prouvait que trop. Mais il n’en est pas moins certain que de toutes les méthodes curatives tour à tour essayées en pure perte, la seule qui laissât quelques chances favorables, prescrivait de diriger et de surveiller la crise sudorale, en s’abstenant résolûment de toute intervention active, qui aurait pu la troubler, la tronquer et, à plus forte raison, la refouler.
M. Hecker a donc été en droit de conclure que la maladie cardiaque, fructueusement combattue par la réfrigération, différait foncièrement de la suette anglaise qu’il déclare rhumatismale, d’après le rôle prépondérant qu’il assigne au froid, dans son étiologie et dans son pronostic. Le même contraste ressortirait aussi de cette circonstance, que la suette a régné dans les pays froids et humides, tels que l’Angleterre, l’Allemagne et le nord de l’Europe, tandis que la maladie cardiaque n’a été observée que dans les contrées chaudes de l’Asie-Mineure, de la Grèce et de l’Italie.
On ne peut mettre en doute, conformément au célèbre aphorisme d’Hippocrate, que la différence des traitements éprouvés n’implique la différence de nature des deux entités morbides. A la rigueur, ce motif seul résoudrait la question en litige. Là pourtant, ne s’arrêtent pas les divergences.
Le nom d’Éphémère représentant à la lettre, la marche de la suette qui aboutissait au salut ou à la mort, dans le court espace de vingt-quatre heures, donnerait, à ce point de vue, une fausse idée de la maladie cardiaque. Non pas certes qu’elle ne fût aussi une maladie aiguë. Mais quoique Cœlius ait négligé de préciser sa durée moyenne, on peut déduire de quelques indications, qu’elle se prolongeait habituellement pendant plusieurs jours, et il n’était pas rare de la voir passer à l’état chronique, chez certains malades dont on n’avait pu, ni calmer la fièvre, ni restaurer les facultés digestives, et qui succombaient au dernier degré du marasme.
Dans la suette, nous avons vu survenir, dès les premières heures, ce perfide sommeil qu’il fallait empêcher à tout prix, parce qu’il était l’avant-coureur de la mort.
Un des principaux symptômes de la maladie cardiaque était, au contraire, une insomnie opiniâtre.
Enfin, tant que la suette anglaise a gardé sa place dans le règne pathologique, elle n’a jamais dérogé à ses habitudes d’épidémicité. Rien du moins n’atteste, que dans les intervalles qui séparaient ses grandes invasions, elle ait révélé son existence par des atteintes sporadiques.
L’affection cardiaque ne nous apparaît jamais comme maladie populaire, dans la tradition contemporaine. Il serait imprudent d’imposer à cette éventualité une impossibilité absolue, que de nouvelles recherches pourraient démentir à l’improviste. Nous avons entendu Cœlius insinuer vaguement l’influence des constitutions médicales asthéniques, qu’on peut bien regarder comme un acheminement à l’épidémicité confirmée; mais il n’en est pas moins vrai que, sous ce rapport, les deux maladies que je compare, n’ont ni les mêmes tendances, ni le même mode de généralisation.
Avant de clore cet article, je suis obligé de dire quelques mots d’une observation, dont la connaissance est encore due à M. Hecker, et qui jetterait, à l’entendre, un jour nouveau sur la maladie cardiaque, en la rattachant par un lien imprévu à notre pathologie actuelle. Quoique je sois loin d’être édifié sur le véritable caractère des faits signalés par l’inépuisable travailleur de Berlin, et que je n’accepte que conditionnellement, la conclusion nosologique qu’il en a tirée, je dois livrer ces documents à l’appréciation de mon lecteur[714].
M. Hecker nous apprend donc que la maladie cardiaque n’est pas éteinte, comme on l’admet généralement. Quelques médecins allemands en parlent bien encore, mais pour la confondre avec certaines maladies analogues, telles que la fièvre lente ou le typhus.
M. Hecker s’est proposé de rectifier ces idées, et il se flatte d’avoir déterminé une pathogénie plus conforme à l’ensemble des caractères de la maladie. Il a eu, ajoute-t-il, la satisfaction de voir son opinion confirmée avec empressement, par deux médecins russes d’une haute compétence, et bien placés pour observer les faits dont il croit avoir deviné le sens méconnu jusqu’à lui.
Mon érudit confrère venait à peine de livrer à la publicité, la description de la maladie cardiaque, annexée à sa monographie de la suette anglaise, lorsqu’il reçut une lettre du Dr Seidlitzius, célèbre médecin de Saint-Pétersbourg, qui lui faisait part de ses impressions, après la lecture de ce travail. Lui aussi, aurait eu occasion d’observer, plus de vingt fois, la maladie cardiaque dans les salles de l’hôpital de la marine dont il était médecin en chef, et, d’après les résultats des autopsies cadavériques qu’il avait pratiquées, il n’hésitait pas à partager l’opinion de M. Hecker sur la nature de cette maladie, et à la considérer comme une cardite scorbutique.
Il paraîtrait, d’après cette communication, que le scorbut, qui a presque délaissé les autres nations de l’Europe, règne encore en Russie, au point que ses formes les plus rares passent de temps en temps sous les yeux des médecins attentifs. Il en résulte, qu’en admettant la justesse de l’interprétation assignée par le docteur russe aux cas qu’il a observés, le nom primitif de la maladie antique devrait lui être restitué, après une longue série de siècles, et il faudrait rendre hommage à la sûreté du diagnostic local porté par les anciens, qui en avaient placé le siége dans le cœur. Ce fait, comme on le voit, ne laisserait pas que d’être assez curieux, et bien digne d’obtenir une place dans l’histoire de l’art.
La lettre dont je viens de parler, fut bientôt suivie d’une autre, adressée à M. Hecker par le premier médecin de l’empereur de Russie, praticien entouré de la considération publique. Il lui écrivait qu’il avait observé sur des militaires, quatre ou cinq cas de maladie cardiaque, et qu’il s’était assuré qu’elle était de nature scorbutique[715].
Cette opinion me suggère les réflexions suivantes:
D’abord, s’il était vrai que la maladie cardiaque ne fût qu’une forme spéciale du scorbut, elle devrait, par ce fait seul, être séparée de la suette à laquelle on n’a jamais eu, que je sache, la pensée d’attribuer cette pathogénie. Mais pour prendre une détermination, je ne puis me passer des éléments de diagnostic qui me manquent, et j’aurais besoin d’être mieux renseigné sur l’état de la pathologie locale de la Russie. Le scorbut, ou, comme on le dit, la cardite scorbutique, pourrait, dans certains cas exceptionnels, revêtir les apparences de la maladie ancienne, et en reproduire les principaux symptômes, sans qu’on fût, pour cela, autorisé à les déclarer identiques. N’y aurait-il pas autant de motifs de la confondre avec la suette?
Il y a plus; rien ne prouve que le scorbut ait existé à l’époque où les médecins traitaient la maladie cardiaque. L’incertitude même qui nous est restée sur ce point, atteste au moins sa rareté relative, dans ces temps reculés. Sprengel est très-explicite: «On a prétendu, dit-il, le trouver dans plusieurs passages des écrivains de la Grèce; mais toutes les preuves, accumulées en faveur de l’antiquité de cette affection, ne sauraient soutenir un examen sévère[716].»
Ce n’est pas, que certaines maladies répandues autrefois dans les armées, notamment dans celle de Germanicus, après le passage du Rhin, n’aient été qualifiées de scorbut par les modernes, qui n’y regardent pas toujours d’assez près; mais les descriptions qui sont venues jusqu’à nous, renferment trop de lacunes, d’incertitudes, de circonstances suspectes, pour qu’on souscrive, sans restriction, à ces affirmations nosographiques.
A entendre Sprengel, le scorbut serait clairement décrit dans l’histoire du voyage de saint Louis en Palestine, pendant l’année 1250, et l’on ne peut guère, en effet, interpréter autrement la relation de Joinville; mais il assure que depuis cette époque, il «n’en rencontre plus aucune trace évidente jusqu’au XVe siècle[717].»
Ce n’est pas le moment d’examiner à fond cette question incidente. On me permettra cependant d’ajouter qu’à priori il semble bien que le scorbut, si étroitement associé aux longues et lointaines expéditions maritimes, était privé, chez les anciens, des conditions les plus puissantes de son développement et de son extension. Comment donc admettre, sur la foi de quelques conjectures récentes, qu’il fût alors très-répandu, sous les traits de la maladie cardiaque, qui n’en serait, de nos jours, qu’une forme insolite, à peine entrevue, et confinée dans une région très-limitée? J’avoue qu’il ne me paraît pas aisé de répondre catégoriquement à ces objections. Elles tomberaient d’elles-mêmes devant un ensemble de faits bien analysés, attentivement confrontés, et surtout assez multipliés, dans la pratique, pour former une base solide d’observations. Nous n’en sommes pas encore là; et jusqu’à plus ample informé, malgré ma déférence pour les hommes éclairés qui paraissent s’entendre sur cette question obscure de clinique, j’ajourne mon assentiment. On m’accordera cependant, que ce nouvel exemple vient encore, après tant d’autres, attester les avantages que la médecine peut retirer, des relations qu’elle entretient avec la pathologie historique, dans l’espace et la durée.