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Étude sur les maladies éteintes et les maladies nouvelles: pour servir à l'histoire des évolutions séculaires de la pathologie

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CHAPITRE IX
DE LA GRANDE ÉPIDÉMIE SYPHILITIQUE DU XVe SIÈCLE

Les dissentiments sur l’origine de la syphilis ont commencé dès l’année 1493-1494, date de sa première explosion épidémique, et ils ne touchent pas encore à leur terme. Les uns la regardent comme une maladie récente; les autres soutiennent qu’elle a existé de toute antiquité. Il est évident que nous ne pourrons jamais obtenir une solution certaine, à moins que de nouvelles lumières ne surgissent de quelque document ignoré: ce qui n’est guère probable, après tant de travaux et de recherches.

Je ferai remarquer toutefois, qu’il ne faudrait pas mesurer la valeur des arguments pour et contre, à la notoriété syphiliographique des écrivains qui les invoquent. Il ne s’agit point ici du diagnostic et du traitement de la vérole, sous ses formes si variées et parfois si trompeuses; mais d’un fait historique. La meilleure condition de succès, quand on se propose de l’éclairer, serait l’absence de toute idée préconçue. Cette disposition d’esprit, si favorable à la recherche de la vérité, n’appartient pas plus aux syphiliographes en renom, qu’au reste des médecins.

En parlant de la sorte, je veux seulement donner à entendre, que sans avoir aucune prétention de spécialiste, en matière de syphilis, je ne me crois pas obligé de me taire, et de prendre humblement l’avis des monographes autorisés. J’avais eu un moment la pensée d’éviter une discussion un peu rebattue, après laquelle chacun garde religieusement son opinion. Mais j’ai compris que cette omission serait sans excuse dans un livre de la nature de celui-ci, et je n’ai plus hésité. Judices judicabunt.

Ce que je puis affirmer, c’est que j’ai apporté dans cette étude, un esprit libre de toute entrave systématique. J’ai eu des intelligences dans les deux camps, et je me suis renseigné à toutes les sources. J’ai écarté de mes yeux, ce prisme complaisant qui donne aux objets la couleur qu’on leur désire. En compulsant les pièces principales de cette longue procédure, je n’ai pas tardé à voir, que des raisons hardiment alléguées en faveur de l’ancienneté de la syphilis, ne résistent pas à l’épreuve d’un contrôle désintéressé. J’ai donc accepté l’origine moderne, comme l’expression la plus fidèle des faits recueillis par l’observation.

La question qui va être l’objet de ce chapitre semblait épuisée, lorsque M. le docteur Rosenbaum a entrepris, il y a quelques années, de nouvelles explorations qui ont ravivé le débat, en apportant un secours inattendu aux fauteurs de l’ancienneté[718].

Le travail qui en renferme les résultats, brille d’une immense érudition. On y retrouve la patiente sagacité d’un savant antiquaire, livré à une étude favorite; mais je dois avouer que cette lecture, entreprise avec curiosité et achevée avec profit, n’a rien changé à ma conviction.

Il est évident que la fonction génitale, conforme au vœu primordial de la nature, ne peut échapper aux troubles divers et aux altérations organiques, qui tiennent à son essence même et à son mode d’exercice. De là, le groupe nombreux de ces maladies qu’on appelle vénériennes, pour représenter leur provenance commune. M. Rosenbaum a bien senti que les auteurs des travaux antérieurs sur la syphilis, s’étaient trop exclusivement occupés des rapports normaux des sexes, et avaient laissé une lacune qu’il était indispensable de remplir. Il a donc agrandi le champ de la syphilis ancienne, en multipliant les prétendues preuves de son existence. Il a regardé en face, ce culte éhonté de la Vénus antique, théâtre dressé à l’immoralité humaine. Il est descendu plus résolûment que ses devanciers dans ces bas fonds du libertinage et de la débauche. Il a mis à nu, avec le sang-froid du dévouement médical, cette plaie hideuse de la société gréco-romaine dégénérée. Il a contemplé, dans les tableaux des historiens et des poëtes de cette époque, tous les raffinements inventés par le génie de la luxure, pour réveiller des appétits blasés, et arracher des sensations nouvelles à d’ignobles succédanés[719].

Pour se faire une idée des ennuis qui attendent le médecin livré à cet ordre de recherches, il faut, comme on dit, prendre son courage à deux mains, et lire les chapitres où M. Rosenbaum a étudié, au point de vue philosophique, pathologique et thérapeutique, les maladies des organes génitaux dans les deux sexes, rattachées à leurs déportements effrénés. Je puis bien dire par anticipation, qu’une époque qui a toléré et encouragé même, de semblables infamies, jusque dans les hautes régions du Pouvoir, devait ouvrir la voie aux maladies vénériennes les plus imprévues[720].

Plus il y a de vérité dans les tableaux peints sur nature par M. Rosenbaum, plus je me raffermis dans ma manière de voir. Au milieu de cette effrayante dissolution des mœurs, la syphilis n’aurait-elle pas dû prendre des proportions gigantesques; et ce type morbide qu’on cherche, la loupe à la main, dans la pathologie ancienne, n’aurait-il pas frappé tous les yeux? La question qui va me retenir, ne serait-elle pas résolue depuis longtemps, ou pour mieux dire, aurait-on jamais songé à la poser? L’évidence ne se discute pas.

Trois hypothèses ont été émises sur l’origine de la syphilis.

Inconnue dans notre hémisphère et endémique dans le nouveau monde, a-t-elle été importée chez nous par contagion?

Est-elle née soudainement vers la fin du XVe siècle, par le concours fortuit de certaines causes indéterminées?

A-t-elle existé de tout temps dans l’espèce humaine?

Il est un fait sur lequel tout le monde est à peu près d’accord: c’est qu’elle ne s’est répandue épidémiquement que vers les dernières années du XVe siècle, et qu’elle produisit alors de grands désastres. Cette circonstance m’a toujours paru favorable à l’origine récente. Comment croire en effet, qu’une maladie pareille n’eût pas trouvé antérieurement, ses conditions de développement populaire, surtout aux époques où l’histoire étale les progrès de la démoralisation publique?

Quoi qu’il en soit, les auteurs qui proclament l’existence de la syphilis dans les temps les plus reculés, s’appuient sur les textes des écrivains de l’antiquité, et se prévalent avec assurance du témoignage de Moïse, d’Hippocrate, de Celse, de Galien, d’Oribase, de Pline le jeune, d’Avicenne, etc.

L’argument serait sans réplique s’il se présentait toujours avec l’autorité d’une interprétation incontestable. Mais pour démêler dans les descriptions des anciens, quelques traits de la syphilis plus ou moins ressemblants, il a fallu faire violence au sens des mots, torturer les textes, les isoler des passages qui les éclairent. Notre expérience actuelle nous prouve tous les jours qu’il ne suffit pas de quelques apparences communes, de quelques similitudes extérieures, pour affirmer la filiation syphilitique de certaines affections. La pénurie de documents sérieux, l’obscurité même de ceux que nous possédons, attestent selon moi, que l’affinité qui rapproche certains symptômes, de ceux qui furent observés au XVe siècle, n’est que superficielle, et n’a pas la valeur nosologique qu’on essaie en vain de lui donner.

Les auteurs qui prétendent retrouver la syphilis dans les écrits des anciens, ne sont pas assez en garde contre un cercle vicieux, qui pose comme un fait avéré, ce qui est en question.

Écoutons M. Cazenave, un des syphiliographes les plus opposés à l’origine récente.

«Il n’est pas permis, dit-il, d’objecter que les anciens n’avaient pas pu connaître la syphilis moderne, parce qu’ils n’ont fait mention, nulle part, de cette maladie. J’ai démontré que tous les symptômes primitifs sont décrits par les auteurs grecs et arabes, et surtout par les arabistes... et que, pour être méconnue, la syphilis n’en existait pas moins avant l’épidémie du XVe siècle, comme en font foi les observations, consignées dans les auteurs que j’ai passés en revue[721]

Il est clair que si l’auteur avait démontré tout cela, sans objection possible, son opinion serait acquise à la science, et je n’aurais pas eu l’idée de réclamer un nouvel examen. Mais s’il résultait au contraire, du rapprochement de ses recherches, que les textes, supposés décisifs, prêtent à la double entente, il faudrait bien en conclure, que M. Cazenave est trop affirmatif, quand il prétend que «l’ancienneté de la syphilis ne peut pas plus être mise en doute que son existence même

Lorsque la maladie du XVe siècle éclata avec tant de violence, les médecins ne dissimulèrent pas leur surprise, à la vue de cet hôte inconnu qui venait frapper aux portes de la pathologie. Les peuples comprirent aussi, que l’épreuve qui leur était infligée, n’avait pas de précédents.

Ce fait a été si souvent contesté contre l’évidence historique, par ceux dont il gênait le sentiment, qu’il m’importe de ne pas laisser le moindre doute.

Je vais donner tour à tour la parole à quelques-uns des contemporains les mieux placés pour faire une réponse catégorique. On supposera, si l’on veut, qu’ils sont réunis en conseil, et que je recueille leurs avis[722].

Sébastien Aquilianus affirme que cette maladie n’avait jamais paru parmi nous, et qu’on n’en trouve aucune trace chez les anciens[723].

Nicolas Leoniceno en parle comme d’une maladie de nature inconnue qui envahit l’Italie et une foule d’autres contrées[724].

Nicolas Massa l’appelle une maladie nouvelle pour nous (ægritudo nobis nova)[725].

Jacques Catanée y voit une maladie extraordinaire (monstrosus) inconnue aux siècles passés, et ignorée du monde entier[726].

Jean Benoît dit que c’est une affection grave qui, selon toutes les probabilités, n’a été vue, ni par le divin Hippocrate, ni par Galien, ni par Avicenne, ni par aucun des médecins de l’antiquité, lesquels sans cela, n’auraient pas manqué de la nommer et d’en donner une description spéciale, comme ils l’ont fait pour les autres maladies[727].

Coradin Gilini déclare que la maladie qu’il observe, est inconnue aux temps modernes[728].

Laurent Phrisius n’hésite pas à dire que c’est une maladie pestilentielle atroce, dont l’aspect seul provoque la stupeur, et qui est inconnue non-seulement du peuple, mais des hommes les plus versés dans tous les secrets de la médecine[729].

Louis Lobera dit que le mal français n’avait été observé nulle part, et qu’il était complétement inconnu aux anciens qui n’en ont consigné aucun indice, quoiqu’ils aient mentionné et traité d’autres maladies analogues[730].

Selon Pierre Maynard, c’est une maladie épidémique qui a éclaté pour la première fois de son temps[731].

Antoine Benivenius commence son histoire, en disant qu’une maladie nouvelle a envahi, en 1496 (sic) non-seulement l’Italie, mais presque toute l’Europe[732].

Alphonse Ferri n’a pas trouvé dans les écrits des anciens un seul mot sur la maladie appelée mal français[733]. Cet auteur croyait à la provenance américaine.

Jean de Vigo pose en fait, que la maladie qui a envahi presque toute l’Italie, est d’une nature inconnue; ce qui lui a valu différents noms, chez diverses nations[734].

Léonard Fuchsius se flatte d’avoir démontré, que la maladie appelée tantôt mal français, tantôt mal espagnol, ou mal napolitain, est nouvelle et complétement ignorée des temps antérieurs[735].

Gabriel Fallope entre en matière, en réfutant l’opinion qui confondait le mal français avec la lèpre, et il conclut que c’est une maladie qui n’existait pas dans les temps anciens, et dont on n’avait jamais entendu parler[736].

Barthélemy Montagnana expose les raisons nombreuses d’après lesquelles il est probable, que la maladie dont il est témoin, n’était pas connue d’Hippocrate, de Galien, d’Avicenne. C’est pour ce motif qu’elle n’a pas encore de nom spécial. Si Avicenne l’avait observée, il en aurait traité dans un chapitre à part, et lui aurait donné un nom, comme à tant d’autres maladies[737].

Benoît Rinio, après avoir proposé quelques vues théoriques, en déduit que le mal français doit être né de son temps et n’a pas existé autrefois. Cela est rendu évident, dit-il, par l’absence de tout indice de cette maladie dans les écrits des anciens; de même qu’on découvre chez les Arabes, des maladies complétement ignorées d’Hippocrate, de Galien, et même d’Avicenne[738].

Pour Bernard Tomitanus, c’est une nouvelle et insolite infection dont les hommes, et en particulier la nation italienne, n’avaient jamais entendu parler[739].

Michel Jean Paschal accentue sa conviction, en disant que cette maladie, qui n’est que trop connue de ses contemporains, n’a pas été vue par les anciens, même en songe![740]

Voici enfin l’opinion du célèbre chevalier Ulrich de Hutten, le précurseur des adversaires du mercure. On sait que, sans être médecin, il avait acquis, à ses dépens, une grande expérience. Après avoir lutté pendant neuf ans, contre une syphilis rebelle, dont onze traitements mercuriels n’avaient pu le débarrasser, il eut le bonheur de se guérir par l’usage du gaïac. J’extrais les lignes suivantes de l’intéressant opuscule qu’il publia, en l’honneur de cet héroïque remède[741].

«Il a plu à Dieu de faire naître de notre temps des maladies qui, suivant les apparences, étaient inconnues à nos ancêtres. L’an 1493 environ de la naissance de Jésus-Christ, un mal pestilentiel se déclara... Les médecins évitaient non-seulement la vue de ceux qui en étaient attaqués, mais ils se gardaient bien d’en approcher, ce qu’ils n’avaient jamais fait pour aucune maladie[742].

».....On sait, par expérience, combien ce mal, en particulier, cause de perplexité aux médecins de notre temps: on n’en parla pas en Allemagne, pendant deux années entières, à partir de ses premiers débuts[743].

».....Dans cette consternation des médecins, les chirurgiens s’ingérèrent de mettre la main à un traitement si embarrassant[744]

J’aurais bien voulu épargner à mon lecteur, ou abréger du moins, ce long et fastidieux interrogatoire; mais il m’a paru que le nombre, la concordance et l’authenticité de ces témoignages, leur donneraient une valeur démonstrative.

M. Cazenave a pris le parti violent de s’inscrire contre l’histoire, en interprétant à sa manière, cette surprise des médecins contemporains de l’épidémie.

«Presque tous ceux, dit-il, qui ont écrit d’abord sur l’invasion de cette maladie, n’ont vu là qu’une épidémie qu’il faudrait ranger parmi les fléaux qui ravagent quelquefois le monde.» (populatim vagantes.)

Qu’est-ce à dire, et en quoi cette réflexion est-elle favorable à l’opinion personnelle de l’auteur? N’y a-t-il donc pas des épidémies nouvelles qui ravagent de temps en temps le monde? Et comment peut-on affirmer que la syphilis n’est pas de ce nombre?

Il est vrai qu’il y a eu sur cette question quelques dissentiments, parmi les médecins de l’époque; mais ne sait-on pas qu’on a vu de tout temps, des hommes qui se font un mérite de ne pas penser comme tout le monde? Quel est d’ailleurs le problème médical qui puisse se flatter d’avoir réuni l’unanimité des suffrages?

Dans l’espèce, il importe de remarquer que les rares contradicteurs s’appuient sur des théories plus ou moins arbitraires. Ou bien, ils considèrent la syphilis comme une forme de la lèpre. Ou bien, en comparant les maladies analogues de l’antiquité, ils confondent toujours, dans leur analyse superficielle, les désordres résultant de l’abus ou des écarts de la fonction génitale, avec ceux qui dépendent de l’action d’une cause spécifique.

J’apprécie aussi sans hésiter, dans un sens favorable à l’origine moderne de la syphilis, la masse des noms qui affluèrent de partout pour la désigner, au XVe siècle. Jean de Vigo, qui écrivait en présence du fléau, nous apprend que les Génois l’appelèrent lo male de le tavelle; les Toscans, lo male de le bulle; les Lombards, lo male de le brosule; les Espagnols, las buas[745].

Je n’ai pas besoin de dire, que ces dénominations se tirent de l’éruption pustuleuse de la peau qui était alors un des principaux symptômes.

Le peuple ne sachant, dans son effroi, à quel saint se vouer, chercha, parmi eux, celui qui rassurait le mieux sa foi ou paraissait de meilleure composition; c’est ainsi que la syphilis se retrouve sous les noms de mal de Sainte-Reine, Saint-Mève, Saint-Sément, Saint-Job, Saint-Rémi, Saint-Evagre, Saint-Roch, etc.[746].

A l’inverse des villes de la Grèce, qui se disputaient l’honneur d’avoir donné le jour à Homère, les populations du XVe siècle se renvoyaient la honte d’avoir été le berceau de la hideuse maladie.

Les Italiens l’appelèrent mal français; les Français ripostèrent par mal de Naples. Une fois en voie de représailles, on eut aussi le mal espagnol, le mal des Turcs, le mal des Persans, le mal des chrétiens, le mal des Allemands, le mal des Polonais, etc. N’était-ce pas dire clairement que c’était le mal de tout le monde; qu’il était né dans une tourmente épidémique; et qu’on perdait son temps à rechercher la patrie d’un fléau cosmopolite et universel?

Les médecins hésitèrent longtemps pour le choix d’un nom scientifique. On lit çà et là dans leurs écrits: Mentagra, mentulagra, pudendagra, patursa, gorre, grand’ gorre, etc. C’est l’illustre Fernel qui, par esprit de conciliation et pour régulariser la langue pathologique, imagina le nom de mal vénérien (lues venerea) qui indiquait sa source ordinaire, en ménageant les susceptibilités nationales.

Quant au mot vérole, usité en France, il servit, dans le principe, à représenter la bigarrure de la peau couverte de pustules. Mais comme l’exanthème varioleux est généralement qualifié de petite vérole, les partisans de l’ancienneté de la syphilis en ont déduit, qu’elle avait précédé chronologiquement la fièvre éruptive, et qu’elle remontait, pour le moins, au delà du VIe siècle.

Voici à quoi se réduit cet argument spécieux:

Laurent Joubert dit expressément que l’exanthème varioleux s’appelait autrefois vérole tout court. Ce nom, qui avait été donné aussi à la syphilis, dès son apparition, en 1493, fut bientôt remplacé d’urgence, par celui de grosse vérole qui prévenait toute confusion[747]. Elle était donc postérieure à la variole. Plus tard l’épithète qui avait été surajoutée, fut abandonnée, lorsqu’on eut contracté l’habitude de désigner exclusivement la fièvre éruptive, par la dénomination de petite vérole, qui ne prêtait plus à l’équivoque[748].

Ambroise Paré, traitant des causes de la petite vérole et de la rougeole, écrit souvent vérolle sans qualificatif[749]. Il est vrai que dans le XVIe livre de ses Œuvres, il écrit parfois vérolle au lieu de grosse vérolle[750]. Ces négligences ne changent rien à la justesse de ma remarque.

On sait que le mot syphilis, qui est devenu le nom décent de la maladie, est né d’une fantaisie poétique de Fracastor, qui n’a pas cru devoir en indiquer l’étymologie. Il se borne à dire. «Nos syphilidem in nostris lusibus appellamus[751]

Cette question n’a qu’un intérêt bien secondaire. Swédiaur et M. Ricord[752], après lui, ont adopté l’interprétation suivante: σῦς, porcus, φιλία, amor, comme qui dirait: amor porcinus.

Cette maladie si diversement dénommée parut céder à un traitement unique, qu’une fausse analogie désigna aux médecins. Le hasard justifia cet essai, et on se vit en possession d’un agent doué d’une admirable spécificité. L’emploi du mercure et de ses préparations, remonte à l’origine même du fléau, ainsi que l’attestent les auteurs contemporains; mais l’inexpérience des praticiens amena des abus qui discréditèrent dès ce moment le nouveau remède. Ulrich de Hutten, qui en avait fait personnellement la cruelle épreuve, trace un effrayant tableau de ses méfaits, et ses détracteurs actuels se prévalent encore de son autorité. Je ne veux pas insister sur un fait dont il serait facile aussi de tirer une preuve de plus, en faveur de la nouveauté de la syphilis. Je rappellerai seulement que François Chicoyneau, chancelier de la Faculté de médecine de Montpellier, dans la première moitié du siècle dernier, celui même dont le nom se rattache si honorablement au souvenir de la peste de Marseille, comprit le premier, et chercha à démontrer, contre l’opinion générale, non-seulement l’inutilité, mais encore les dangers de la salivation, dans la cure de la syphilis. C’est à lui qu’on doit la méthode par extinction qui, malgré ses services évidents, a eu tant de peine à supplanter la vieille routine. On sait qu’elle est devenue aujourd’hui la règle commune.

Je n’entre pas dans la discussion du traitement de la maladie syphilitique sans mercure. Je crois que les titres de cet héroïque agent sont assez solidement établis, pour résister aux paradoxes qui depuis trois cents ans s’efforcent de les ébranler. C’est tout ce que je me permettrai d’en dire.

Apprécions maintenant les preuves directes de l’antiquité de la syphilis, qu’on prétend avoir trouvées dans les vieux écrits.

Je rappellerai d’abord une réflexion fort juste de Swédiaur.

Il semblerait, en lisant les auteurs qui ont traité des maladies vénériennes après le XVIe siècle, que depuis l’époque où le terrible fléau a infecté le monde, il a fait taire ou a aboli toutes les autres altérations fonctionnelles ou organiques qui ont attaqué les parties génitales, dans tous les temps et dans tous les pays. Les médecins et les malades ont oublié qu’il existe une autre cause que le virus syphilitique, capable de provoquer des maladies dans ces organes, ou de manifester ses effets après l’acte vénérien[753].

On a beaucoup parlé de l’écoulement uréthral (fluxus seminis immundus) signalé par Moïse, qui prescrit une foule de précautions préservatrices.

Je regrette ces redites vulgaires; mais je suis bien obligé de répéter ici ce que tout le monde sait. La maladie dont il s’agit, et qui n’est autre que notre blennorrhagie, dépend d’une foule de causes complétement étrangères à la syphilis. L’usage ou l’abus de certains excitants suffit pour la provoquer. On en a accusé la bière et autres boissons fermentées. Certains états morbides se l’associent souvent comme complication. Lorsque ce phénomène se montre chez des sujets entachés du vice scrofuleux ou dartreux, sa durée peut en faire soupçonner à tort la nature syphilitique. Cette blennorrhagie partage alors la chronicité des diathèses dont elle dépend.

Je dois mentionner aussi certaines causes externes qui agissent mécaniquement sur l’organe, et en modifient ou en activent la sécrétion. L’acte vénérien trop répété, la disproportion de volume des parties, les manœuvres brutales de l’onanisme, le passage ou le séjour d’une sonde, l’expulsion lente et difficile d’un gravier hérissé d’aspérités, etc., toutes ces actions peuvent amener un écoulement de muco-pus, plus ou moins abondant et prolongé.

Swédiaur voulant résoudre expérimentalement une question douteuse, s’injecte, dans le canal, de l’eau chargée d’ammoniaque, et voit survenir à la suite, un flux blennorrhagique accompagné de tous les symptômes subjectifs et objectifs observés en pareil cas[754].

Ne faut-il pas aussi admettre l’action plus ou moins irritante de certaines humeurs anormales ou morbidement secrétées, qui ont acquis une âcreté particulière? Sans revenir aux idées des anciens sur la mauvaise qualité du sang des règles, il paraît assez plausible, que son contact, pendant l’éréthisme des rapports sexuels, n’est pas indifférent. J’en dirai autant du liquide des lochies, de l’ichor cancéreux, des humeurs leucorrhéiques dont l’acrimonie peut être assez prononcée, chez certaines femmes entachées de diathèses, pour corroder, à la manière d’un caustique, la peau sur laquelle elles coulent. J’ai vu dans le temps, un de ces exemples connus de tous les praticiens. Il s’agissait d’une petite fille, dont un écoulement vaginal habituel excoriait profondément les téguments des cuisses, qu’aucun moyen ne pouvait mettre à l’abri.

Le témoignage de Moïse n’est donc pas démonstratif. On peut ajouter que la blennorrhagie, qui est, pour nous, la manifestation habituelle de la syphilis, fut très-rare dans les premiers temps qui suivirent sa venue.

Il est à croire, d’après l’excès de précautions prescrites par le législateur, que la gonorrhée simple tenait, dans la pathologie des Hébreux, une place plus grande que dans la nôtre. La cause en était probablement dans l’influence du climat, leur mauvais régime et leur incontinence, certifiée par l’histoire.

Je peux citer à l’appui, un fait qui s’est passé de nos jours.

En 1840, une colonne de troupes françaises faisant une expédition dans la province de Constantine, eut beaucoup de soldats et un grand nombre d’officiers, atteints tout à coup d’uréthrites très-douloureuses, avec dysurie plus ou moins intense, et même suppression d’urine. L’écoulement concomitant était peu abondant, et les accidents se dissipaient ordinairement en quelques jours.

M. le docteur Guyon, auteur de ce récit, fait remarquer qu’on ne pouvait attribuer la cause de ces maladies à une contagion, puisque la colonne à laquelle appartenaient les malades, était, depuis près d’un mois, éloignée de toute population.

On chercha, selon l’habitude, une cause extérieure bien palpable, qui pût donner l’explication de cette petite épidémie. On crut pouvoir la rapporter à ce que les malades s’étaient nourris de grenouilles. Rien de pareil ne s’observe pourtant, dans les localités nombreuses où ce batracien fait partie de l’alimentation quotidienne. M. Guyon assure de plus, que parmi les militaires qui n’avaient rien éprouvé, il en était bien peu qui n’eussent mangé de ces animaux, très-multipliés sur tous les cours d’eaux voisins des campements.

Je ne vois là, qu’une de ces influences épidémiques dont on ne détermine pas nettement l’origine, mais qui a été certainement activée par la chaleur torride de la saison, le souffle fréquent du sirocco, et le régime plus ou moins échauffant auquel les troupes étaient soumises. On connaît l’action de ces causes sur la sécrétion de l’urine et son appareil excréteur.

Hippocrate mentionne sous le nom de mal féminin (morbus femineus) une maladie très-répandue chez les Scythes, et qui a donné lieu à de nombreux commentaires. On a prétendu qu’il avait voulu indiquer ce qu’on appelle aujourd’hui, en langage familier, une maladie de femmes. Il a fallu renoncer à cette explication. La maladie des Scythes n’est pas même une forme du mal vénérien simple; à fortiori, elle n’a rien de commun avec la syphilis moderne. Il s’agit, selon toute apparence, d’une atrophie locale qui amortit ou éteint tout appétit vénérien.

Je lis dans Alibert, une observation qui me paraît bien placée ici.

«Je trouve quelque part, la note suivante: il règne parmi les Nogarys, qui sont actuellement les sujets de la Russie, une maladie que l’on nomme mal féminin. Elle n’attaque que les individus du sexe masculin et d’un âge avancé. Elle offre les symptômes suivants: la peau devient ridée, la barbe tombe, et la personne atteinte prend complétement l’apparence d’une femme. Le patient perd la faculté de propager son espèce, et ses sentiments et ses actions se dépouillent du caractère propre à son sexe primitif. Dans cet état, il est forcé de fuir la société des hommes et de rechercher celle des femmes, auxquelles il ressemble singulièrement. Cette bizarre dégénérescence n’est pas inconnue en Turquie, où elle porte, comme parmi les Nogarys, le nom de Coss[755]

J’ai cité cet exemple pour montrer qu’on ne sous-entend pas toujours la syphilis, lorsqu’on dit mal féminin.

Quant aux ulcères des parties honteuses, décrits par Hippocrate[756], il est évident, qu’ils ne sont que des manifestations spéciales de certaines maladies aiguës et épidémiques, que l’auteur rapportait à l’influence d’une constitution pluvieuse. Ces maladies étaient fébriles et rapides dans leur cours, tandis que la syphilis est d’ordinaire chronique et sans fièvre. Leur guérison était spontanée, ce qui n’appartient pas non plus à la vérole. Dans le cas où l’art intervenait avec succès, les moyens employés n’étaient pas de ceux qui ont une action antisyphilitique[757].

Celse décrit exactement la balanite, le phymosis, le paraphymosis avec ulcères sous-jacents nets et secs, humides ou purulents, les petits tubercules (φυματα) de la couronne du gland, le chancre, les végétations, les ulcères phagédéniques, le charbon de la verge, l’orchite, le condylome, les rhagades de l’anus, etc.[758].

Le phymosis, réduit à lui-même, ne passera jamais pour un symptôme de syphilis. Il peut résulter d’une foule de causes, parmi lesquelles figure souvent, une conformation vicieuse du prépuce qui l’empêche de découvrir le gland, surtout quand celui-ci est tuméfié par l’inflammation. Or, c’est précisément le cas auquel Celse fait allusion[759].

Les ulcères et autres altérations concomitantes qu’il signale, peuvent n’être que des formes de scrofule, de charbon, de cancer, ou bien, des fissures, des tumeurs anales simples, hémorrhoïdales ou autres. En lisant sans prévention, le chapitre où Celse étudie les maladies des parties honteuses (obscœnarum partium vitia), on n’y voit rien qui indique quelque chose de spécial; rien surtout qui laisse soupçonner des relations sexuelles normales ou illicites.

M. Cazenave reproduit sans commentaire, l’histoire racontée par Pline le jeune, d’une femme qui s’était noyée dans le lac de Côme, parce que son mari avait les parties secrètes rongées par des ulcères chroniques[760].

Cet acte de désespoir, inspiré par un insurmontable dégoût, a-t-il quelque rapport avec la nature présumée syphilitique, de la maladie du mari?

Remarquez que Pline ne nous dit pas que la femme eût été elle-même contaminée. Observe-t-on de pareils faits aujourd’hui, en plein règne de la syphilis? Que de femmes cependant paient cher leur soumission à certains devoirs, quand leurs maris sont plus exigeants avec elles, qu’ils n’ont été prudents, dans leurs infidélités conjugales!

L’historien Josèphe nous apprend qu’Hérode avait, avant de mourir, les aines gonflées par des phlegmes humides, et les parties génitales en pourriture[761].

Prétendre retrouver dans cette description, les indices certains de la syphilis, ce serait affirmer, contrairement à l’observation, que les mêmes désordres ne sont jamais l’effet de maladies absolument étrangères à l’imprégnation virulente.

Cette objection s’applique à la plupart des faits du même genre, dont on grossit le nombre, sans ajouter à la valeur de leur témoignage.

Apion, le blasphémateur, succombe aux suites d’un ulcère qui avait envahi ses parties génitales[762]. Valère Maxime, très-porté à la débauche, meurt couvert d’apostèmes et dévoré par des ulcères fistuleux[763]. Dans tout cela, je ne vois rien qui démontre la syphilis.

Héron, se rendant à Alexandrie, se livre à des excès de table, et s’abandonne, en état d’ivresse, à toutes les ardeurs du coït: un anthrax se forme au gland, et amène promptement la gangrène et la chute spontanée des organes génitaux[764].

N’est-ce pas ici un exemple de ces mortifications soudaines, qu’on a appelées gangrène des gens riches, pour faire entendre qu’elle se rattache aux excès de tous genres, que peut entraîner le mauvais usage de la fortune? Ce n’est point ainsi que se comporte la syphilis.

Il est bon de noter que dans la plupart des observations analogues, rapportées par les auteurs, on ne découvre aucune indication de rapprochements suspects, de contaminations accidentelles. On signale vaguement la vie dissolue des sujets: circonstance qui implique leur prédisposition à des maladies ulcératives ou gangréneuses, abstraction faite de tout principe syphilitique.

Les poëtes latins, dont la plume est sans retenue, renferment, dit-on, des allusions directes à la vérole. Juvénal et Martial entre autres, ont désigné des désordres locaux, qu’on a voulu attribuer à cette origine.

Juvénal reproche à un individu de s’être fait couper des marisques ou fics, sortes d’excroissances charnues qui siégent au fondement:

«..... Castigas turpia cum sis
»Inter socraticos notissima fossa cinædos:
»Hispida membra quidem et duræ per brachia setæ.
»Promittunt atrocem animum; sed podice lævi,
»Cæduntur tumidæ, MEDICO RIDENTE, mariscæ[765]

Martial, en plusieurs endroits, tourne en ridicule ceux qui avaient ces excroissances, et raille vertement un certain Cecilianus qui était coutumier du fait:

Cum dixi FICOS rides quasi barbara verba,
»Et dici FICUS, Ceciliane, jubes.
Dicemus FICUS quos scimus in arbore nasci:
»Dicemus FICOS, Ceciliane, tuos[766]

Il est évident que les deux poëtes n’ont eu en vue que la source ignoble de ces tumeurs, et qu’ils ont voulu venger la morale publique.

Si le chirurgien sourit, comme dit Juvénal, en excisant des marisques, c’est qu’il devine les habitudes infâmes du sujet. Ce n’est pas ainsi que le médecin de nos jours accueille les confidences de son client, quand il est appelé à réparer les méfaits de la syphilis.

Lorsque Martial poursuit aussi de ses moqueries, ceux qui avaient des végétations anales, indice certain de leur dépravation, sa censure ne tombe pas sur une maladie réputée honteuse, mais sur les mœurs d’une société qui tolérait de pareils écarts.

Aujourd’hui encore, on n’a que trop d’occasions de s’assurer que les mêmes désordres locaux ont la même origine, sans que la syphilis, dont on saurait bien découvrir l’empreinte, ait rien à réclamer.

On a beau élever de simples analogies au rang de caractères essentiels, on ne fera jamais sortir des textes anciens, une image complète de l’affection syphilitique de notre temps.

Ici se présente une remarque qui n’est pas indifférente: c’est que les auteurs antérieurs au XVe siècle, emploient souvent le mot virulence (virulentia) en parlant des maladies qui peuvent provenir des rapports sexuels. Ce mot n’a pas, sous leur plume, le sens que nous lui donnons aujourd’hui, et il n’était point à cette époque, synonyme de faculté contagieuse. On s’en servait pour exprimer l’action corrosive de certaines humeurs, abstraction faite de toute contagiosité. Cette inexactitude du langage médical reparaît aussi chez quelques auteurs plus récents, qui ne donnent pas au mot dont il s’agit, la signification bien arrêtée qui lui appartient[767].

Il ne faut pas perdre de vue, quand on confronte les documents historiques, que la lèpre n’avait pas complétement abandonné l’Europe au XVe siècle, et qu’en qualité de maladie héréditaire et contagieuse, elle a pu, dans les premiers temps, se confondre avec la syphilis.

Michel Scot, qui écrivait en 1477, c’est-à-dire seize ans avant la naissance de l’épidémie, s’exprime comme il suit:

«Les femmes deviennent livides et ont des écoulements. Si une femme est en cet état, et si un homme vient à la connaître, sa verge est facilement viciée, comme on le voit pour les jeunes adolescents qui, ignorant cela, ont souvent la verge malade ou sont pris de la lèpre. Il faut savoir aussi, que si un écoulement existait à l’époque de la conception, le fœtus est plus ou moins vicié, et en ce cas, l’homme doit s’abstenir de tout rapport, et la femme doit lui résister par prévoyance[768]

M. Cazenave, qui cite ce passage, y trouve non-seulement la théorie de la blennorrhagie virulente, mais aussi la doctrine de l’hérédité.

Je ne conteste pas les apparences; mais comme je me range du côté de ceux qui reconnaissent à la lèpre ces deux attributs, virulence et transmission héréditaire, j’en déduis qu’il n’est peut-être question que de cette maladie. Quand Michel Scot dit que les jeunes gens ont la verge viciée (vitiantur virga), ces expressions sont bien vagues pour représenter les altérations imputables à la vraie syphilis. D’un autre côté, il n’y a plus d’équivoque, lorsqu’il assure qu’ils peuvent prendre la lèpre (quandoque leprâ). Or, une femme syphilitique pourrait-elle donner tantôt la syphilis, tantôt la lèpre? Cette éventualité, inconciliable avec l’observation, n’établit-elle pas que l’auteur a eu exclusivement en vue, les dangers et les suites du commerce d’un homme sain avec une lépreuse? On sait que de ces rapports, naissait souvent une maladie des parties génitales, nommée vulgairement arsure, qui s’accompagnait de phlogose érysipélateuse, d’exulcérations miliaires, de phlyctènes, etc.[769].

Les médecins arabes, en maints endroits de leurs livres, affirment que le commerce avec une femme infectée de la lèpre, provoque la formation d’ulcères à la verge.

L’Anglais Jean de Gaddesden insiste sur ce fait, dans un livre où il traite de la cohabitation avec les lépreuses[770].

On ne comprend pas aussi pourquoi Scot ne parle que des jeunes gens ignorants et novices. L’expérience, même celle de l’âge, a-t-elle jamais été une garantie d’immunité? Les syphiliographes du jour font-ils entrer cette considération, dans les anamnestiques qui leur servent à éclairer le diagnostic des cas douteux?

Je néglige d’autres citations qui laissent les mêmes motifs d’incertitude, pour reproduire un passage sur lequel comptent beaucoup les défenseurs de l’antiquité de la syphilis. Ce passage appartient à Guillaume de Salicet, célèbre médecin du XIIIe siècle, dont la Chirurgie fut imprimée pour la première fois, en 1476[771].

En parlant des bubons ou abcès de l’aine, qu’il attribue, soit à une matière froide descendue du foie, soit à une matière chaude, soit à une humeur sanieuse, Guillaume de Salicet dit, que cette tumeur inguinale survient «quand l’homme a reçu une corruption à la verge, pour avoir cohabité avec une femme sale ou pour toute autre cause.» (Propter concubitum cum muliere fœda, aut ob aliam causam.)

De ce texte, dont je ne contesterai pas la valeur, on pourrait en rapprocher plusieurs autres, remontant à peu près à la même époque.

Lanfranc, élève et copiste de Guillaume de Salicet (1295), parle aussi de bubons survenus à la suite d’ulcères de la verge (propter ulcera virgæ)[772].

En 1320, Jean de Gaddesden[773]; en 1360, Guy de Chauliac[774]; en 1418, Valescus de Tarenta[775]; et en 1480, Pierre de Argellata[776], décrivent des ulcères nés du commerce avec une femme sale, impure et cancéreuse (ex coïtu cum fœtidâ vel immunda vel cancrosâ muliere).

Ces passages si explicites en apparence, restent cependant très-vagues. S’agirait-il du cancer à la matrice? Rien ne prouve qu’il soit communicable, et l’on sait que les rapports conjugaux n’ont aucun inconvénient pour l’homme qui s’y livre dans ces conditions. D’un autre côté, l’ichor cancéreux ne peut-il acquérir accidentellement une âcreté spéciale, dont le gland découvert ressentirait les effets irritants, surtout dans les cas d’excoriation, et chez certains sujets plus susceptibles, ou conformés de manière à rendre le contact plus direct et plus durable? Mais on ne pourrait donner à ces faits exceptionnels, le caractère de généralité que semblent leur assigner les textes que j’ai cités.

L’impureté de la femme représente-t-elle un de ces flux lépreux dont nous avons déjà constaté les effets possibles[777]?

D’autre part, on sait que les bubons peuvent être le symptôme d’affections très-différentes, et succéder, chez des individus prédisposés, à l’irritation réflexe, provoquée par de simples écorchures du gland ou par de légères ulcérations sans caractère spécifique. On a vu même que Guillaume de Salicet, après avoir attribué ce symptôme aux rapports sexuels, ajoute: «ou pour toute autre cause.» Voilà certes une étiologie bien élastique.

Dans tout ce qui précède, je ne trouve aucun motif de modifier mes idées sur l’avénement moderne de la syphilis. Les maladies non virulentes spontanées ou puisées dans les rapprochements intimes, ont nécessairement existé de tout temps, en vertu même de la destination des organes génitaux, de leur structure, de leur mode de sécrétion, de leurs conditions d’exercice, etc. Sur ce point, il ne saurait y avoir de désaccord, pas plus que sur l’existence, à toutes les époques, de maladies de l’estomac ou du cerveau. On a toujours observé des lésions purement locales et de formes diverses, résultant du coït trop souvent répété, ou pratiqué dans des conditions défavorables.

Ne sait-on pas que ces divers désordres, qui n’ont rien de spécifique, ont acquis une intensité insolite, sous le règne de cette constitution, à la fois érysipélateuse et typhique, dont on trouve de nombreux exemples dans les écrits des anciens. C’est ainsi que des ulcérations, provoquées dans la bouche ou l’arrière-gorge par certaines manœuvres, ont pu tourner à mal et dévorer les parties où elles siégeaient, sans qu’on soit autorisé à les identifier aux localisations qui suivent actuellement l’impression originelle du virus.

Que de fois la syphilis qui tient une si grande place dans notre pathologie, est faussement soupçonnée, même par l’expérience la plus sûre. Les femmes si sujettes aux écoulements simples des organes génitaux, sont la source la plus fréquente, chez l’homme, des écoulements qui ne peuvent être considérés alors comme un effet d’imprégnation virulente[778].

Il n’est pas rare de trouver, dans la région vulvo-anale, des végétations qui prennent souvent de grandes proportions, qu’on croirait, au premier abord, syphilitiques, et qui sont survenues chez des femmes notoirement exemptes de toute affection suspecte. C’est un accident local, résultant de causes très-diverses, peut-être combinées, et dont il n’est pas facile de saisir le mode d’action. La preuve qu’elles ne sont pas l’expression d’une diathèse, syphilitique ou autre, c’est qu’un traitement exclusivement local suffit pour les guérir. L’excision est la meilleure méthode. En cas de repullulation, on les excise de nouveau, et, sans traitement général, on obtient leur disparition complète.

Il n’y a pas de raison pour que ces maladies syphiliformes n’aient existé dans l’antiquité; et, comme de nos jours, elles ont été combattues avec succès par des topiques. Cette dernière circonstance est, selon moi, un argument décisif dans le sens de ma thèse, et je m’en empare pour en faire ressortir toute l’importance.

Quand on consulte les anciens sur la thérapeutique qu’ils appliquaient aux maladies qu’on prétend rattacher au germe de la vraie syphilis, on voit qu’ils s’adressent uniquement aux organes génitaux, et ils sont unanimes pour proclamer l’efficacité de leur méthode. Si le traitement est la pierre de touche de la nature des maladies, on peut affirmer que celles qu’ils ont guéries, n’étaient pas syphilitiques.

Contre les ulcères et les végétations, on conseille, dans les cas les moins graves, de simples lotions émollientes, détersives, astringentes ou légèrement caustiques. Les baumes, les liniments qu’on emploie, ne diffèrent en rien de ceux qui remplissent banalement la même indication, dans les maladies les plus diverses.

On dira que les anciens privés de spécifique se trouvaient réduits, malgré eux, au pis-aller de la cure palliative. Mais il est prouvé que ces agents ne se bornaient pas à atténuer momentanément les symptômes, à plâtrer, comme on dit, la maladie. Leur action était suivie d’une guérison complète, sauf, bien entendu, les cas, extrêmement rares, où la gravité des désordres locaux était au-dessus des ressources de l’art.

Est-ce ainsi que les choses se passeraient dans la pratique actuelle, si le traitement se bornait au pansement de la verge ou du vagin? Ce fait seul n’ébranle-t-il pas l’échafaudage des partisans de l’ancienneté?

Dans les cas plus sérieux, on obtenait la guérison par l’application du feu et l’excision des parties altérées. On amputait le membre viril, quand il était dévoré par des ulcères phagédéniques; et Celse recommande d’enlever, à l’aide du bistouri, toute la partie malade, en empiétant un peu sur la partie saine[779]. Oribase répète le même conseil, à l’occasion des ulcères du pénis.

S’il avait été question de véritable syphilis, est-il croyable que ces moyens chirurgicaux eussent suffi, sans autre traitement ultérieur, pour guérir l’affection morbide traduite par l’altération locale? Aujourd’hui, dans les cas devenus rares, où les ravages de la vérole ont assez profondément compromis la verge pour en exiger le sacrifice, le chirurgien croirait-il avoir achevé son œuvre, en déposant le fer rouge ou le couteau? Serait-il aussi rassuré sur les suites probables, que l’étaient Celse, Oribase et leur école clinique?

J’entends qu’on m’oppose la localisation primitive de la syphilis, et la possibilité de la détruire sur place, avant son irradiation dans le reste de l’organisme. Je n’ai pas à juger ici cette théorie pathogénique, l’indication qu’elle suggère, les moyens qui la remplissent. Ce qui est certain pour tout le monde, c’est que la vérole est essentiellement une maladie générale, à un moment donné plus ou moins rapproché de l’imprégnation, et qu’un traitement systématiquement topique, condamnerait le médecin à l’insipide corvée des Danaïdes.

Les honorables confrères qui pratiquent dans notre colonie algérienne, sont témoins, tous les jours, de ces revanches de la syphilis intempestivement répercutée. Les Arabes, en pareil cas, se livrent à des empiriques qui appliquent sur les chancres, le feu ou tout autre caustique. Cette suppression des manifestations extérieures de la maladie, ressemble à la guérison complète, jusqu’au moment où les accidents secondaires dissipent brutalement l’illusion.

En résumé, quand on dit que la syphilis ancienne était locale et cédait aux moyens chirurgicaux ou externes, on dresse entre elle et la vérole de nos jours, une séparation radicale que les textes les plus complaisants et les hypothèses les plus subtiles, ne parviendront pas à supprimer.

En 1811, parut, sans nom d’auteur, et sous le patronage du broussaisisme naissant, un livre[780] qui n’était à l’époque de sa publication, qu’un paradoxe révoltant, mais qui aurait eu sa raison d’être dans l’antiquité, c’est-à-dire à l’époque où les maux vénériens, très-divers de nature, ne pouvaient se rallier au centre commun de l’entité syphilitique. Tel est pour moi, jusqu’à preuve contraire, le dernier mot de la question.

M. Rosenbaum, que son bon esprit médical n’a pas assez tenu en garde contre le désir bien naturel d’avoir raison, s’efforce de prouver que les médecins anciens n’ont eu que de rares occasions, surtout chez les femmes, d’observer la marche naturelle des maladies du système génital, parce qu’ils n’ont eu ordinairement affaire qu’avec leurs formes les plus opiniâtres dont le nombre était toujours restreint. Le motif qu’il en donne et qui me paraît presque puéril, c’est la retenue des malades, obligés de révéler leurs maux, et de montrer à nu les organes qui en sont le siége. N’est-il pas plus rationnel d’admettre qu’il n’y avait pas alors ces maladies protéiformes, centralisées par le mode syphilitique? Si la vérole avait occupé dans la pathologie ancienne, le rang qu’elle a conquis dans la nôtre, comment supposer que les répugnances de la pudeur eussent été un obstacle à l’observation médicale? Ne voyons-nous pas tous les jours, l’obstination ou les progrès des symptômes, triompher de ces résistances peu réfléchies? A qui fera-t-on croire que dans cette société si dissolue, les malades honteux ont mieux aimé souffrir en silence, que faire, à un homme de l’art, des confidences qui révèlent, après tout, des secrets devinés à demi-mot?

M. Rosenbaum va plus loin; mais ici la pathologie doit protester au nom des principes. «Quant aux symptômes secondaires, dit-il, les médecins en rendaient la naissance presque impossible, dans les cas qu’ils avaient à traiter, parce que le couteau et le cautère détruisaient la contagion avec ses substratum matériels, ou ils étaient enlevés avant qu’ils pussent être résorbés[781]

Que M. Rosenbaum veuille bien me dire ce qu’il fait de l’état général ou diathésique? Est-ce ainsi qu’il conseillerait de procéder aujourd’hui, pour prévenir sûrement l’explosion consécutive des symptômes secondaires? Que devient dès lors cette longue discrétion des malades dont on nous parlait tout à l’heure, si l’on avoue que le médecin attaquait le mal avant toute résorption des produits virulents?

Toujours poursuivi par son idée fixe, M. Rosenbaum prétend que, malgré l’influence du climat, favorable aux sécrétions nuisibles du vagin et de l’utérus, les affections, par excès dans l’acte vénérien, devaient être en général assez rares chez les anciens, et se guérissaient bientôt d’elles-mêmes, grâce aux soins excessifs de propreté et à la vie tranquille des femmes de ce temps[782].

Si l’auteur n’entend parler que des états simplement vénériens, observés chez des individus sains et purs de diathèses, il n’est pas douteux que le repos et les soins de la personne suffisent souvent pour guérir certaines maladies des organes sexuels. Mais il en est tout autrement des états morbides dont le principe virulent a été la cause initiale, et qui se retrempent à leur source. La cure radicale de l’affection générale qu’ils manifestent, est la seule garantie assurée contre leur retour. En dernière analyse, les assertions si controversables de M. Rosenbaum, se retournent, si je ne m’abuse, contre l’opinion dont il a embrassé la défense.

Avant d’aller plus loin, je débarrasserai la discussion que je poursuis, d’un témoignage qui a été souvent allégué comme une preuve démonstrative de l’ancienneté de la syphilis, et qui, en effet, semble au premier abord avoir cette signification. Je veux parler des statuts de la reine de Naples, Jeanne Ire, relatifs à l’établissement d’un lieu de débauche à Avignon, en l’an 1347, c’est-à-dire cent quarante-six ans avant l’épidémie du XVe siècle. Ce document, écrit en provençal, fut publié par Astruc pour la première fois. M. Cazenave l’a transcrit tout au long dans son Traité des syphilides, publié en 1843.

Dans ces statuts, qui règlent les mesures de police applicables aux mauvais lieux, on lit à l’article 4, cette disposition catégorique. (Je traduis le texte provençal.)

«La reine veut que tous les samedis, la baillive et un barbier député par les consuls, visitent toutes les filles débauchées qui sont au bordel; et s’il s’en trouve quelqu’une qui ait le mal provenant de paillardise, qu’elle soit séparée des autres filles et logée à part, afin que personne ne puisse avoir commerce avec elle, et qu’on évite ainsi le mal que la jeunesse pourrait prendre[783]

M. Cazenave prétend qu’on ne peut voir autre chose dans ce mal venu de paillardise, que la syphilis moderne, contre laquelle on prenait déjà les précautions préservatives, tant recommandées et surveillées de nos jours.

A cette conjecture très-plausible, il n’y a qu’une réponse à faire, et elle est péremptoire: ces statuts sont de pure invention. Quelques mystificateurs avignonnais ont mis assez d’adresse dans leur supercherie, pour qu’elle ait duré longtemps, sans éveiller de doutes sérieux. Astruc, en citant cette pièce, telle qu’elle lui fut communiquée sur sa demande, par un de ses amis, semble pourtant se méfier de son authenticité. Comme on prétendait l’avoir découverte dans un vieux manuscrit, copié sur les registres d’un certain notaire d’Avignon, du nom de Tamarin, y résidant en 1392, Astruc fit, dit-il, prendre des informations, dans la localité, sur ce notaire et sur la véracité de ces statuts; mais il n’obtint aucun renseignement précis. Il n’hésita pas cependant à les insérer dans son livre à cause de leur importance apparente, et pour échapper au reproche d’avoir dissimulé un fait contraire à son opinion personnelle, sur l’importation américaine de la syphilis[784].

Le soupçon d’Astruc est devenu une certitude, grâce aux recherches du docteur Yvaren (d’Avignon), très-bien placé, sous tous les rapports, pour démasquer la fraude. Son enquête a prouvé avec évidence la valeur purement imaginaire de ce document[785]. Malgré la publicité des journaux où il avait consigné ce résultat, M. Yvaren se plaignait avec juste raison, en 1847, que l’erreur durât encore, et il reproduisait patiemment sa découverte, dans sa belle traduction du poëme de Fracastor[786]. J’ai peine à comprendre qu’en 1843, c’est-à-dire huit ans après la curieuse rectification dénoncée par mon confrère du Midi, M. Cazenave, qui aurait dû être aux écoutes de tout ce qui se disait sur l’origine de la syphilis, ait rapporté ces statuts dans le texte provençal accompagné de la version française, et qu’il s’en soit prévalu, dans l’intérêt de son thème, sans avoir l’air de suspecter la nullité de ce témoignage apocryphe. C’est ainsi que la capitale traite souvent les produits de la province!

Mon lecteur pourra prendre connaissance in extenso de la communication de M. Yvaren. Je me contente d’extraire le passage où sont résumées les preuves flagrantes de la fausseté de ces statuts:

«1o Le notaire Tamarin, des registres duquel on les disait tirés, n’a jamais existé.

»2o Une note écrite par M. Joseph-Gabriel Teste de Vénasque, sur un exemplaire de la Cacomonade de Linguet, rapporte comment ces statuts furent composés par M. de Garcin, aidé de quelques amis avignonnais, au nombre desquels était le père de M. Gabriel Teste. M. G. Teste a souvent entretenu de ce fait, M. César Teste d’Avignon qui vit encore, et qui possède cet exemplaire de la Cacomonade.

»3o L’original de ces statuts supposés, existe dans un magnifique cartulaire de M. de Cambis-Velleron, à la bibliothèque d’Avignon.

»La miniature qu’ils portent en tête, est la reproduction exacte de celle qui se trouve dans l’ouvrage publié en 1624, par M. de Chasteuil-Gallaup, sur les arcs de triomphe érigés à Aix, en l’honneur de l’arrivée de Louis XIII dans cette ville.

»4o L’écriture usitée au XIVe siècle, est très-gauchement contrefaite. Le langage n’est pas celui du temps. Le mot paillardiso n’est pas un mot de langue provençale; à lui seul, il suffirait pour déceler la fraude, etc., etc.»

Je m’associe donc à M. Yvaren pour demander que, dans les discussions qui pourront désormais s’élever sur l’origine de la syphilis, les statuts de la reine Jeanne soient de plein droit hors de cause.

M. Littré a publié, il y a quelques années, des extraits de manuscrits, datant du XIIIe siècle, où il a cru trouver la preuve qu’à cette époque «la maladie vénérienne avait une forme très-analogue à celle qu’elle a aujourd’hui.» Ces manuscrits font partie de la Bibliothèque impériale[787].

Je dois me borner, et je laisserai de côté les diverses pièces dont M. Littré apprécie la valeur. Il me suffira de citer un passage d’un opuscule en vers français, remontant à la même date, et publié, en 1833, par M. Francisque Michel. Ce poëme a pour titre: Des XXIII manières de vilains.

Dans une sorte d’imprécation, l’auteur souhaite aux vilains et vilaines, une infinité de maladies:

«Qu’ils aient. . . . . . . . . . .
». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
»Rogne, vairole et apostume
»Et si aient plenté de grume,
»Plenté de fièvre et de jaunisse,
»Et si aient la chade-pisse![788]

M. Littré reconnaît lui-même que le mot vairole peut signifier variole. On n’a pas oublié que ce fut le nom primitif de cette fièvre éruptive.

Quant à la dénomination de chaude-pisse, qui est resté de nos jours le synonyme familier de blennorrhagie, il n’exprime littéralement que l’ardeur ressentie par le malade qui se plaint d’uriner chaud. Or, ce symptôme a dû exister de tout temps, puisqu’un simple échauffement, l’abus de certaines boissons, une fluxion purement catarrhale, etc. peuvent le produire. Je ferai seulement remarquer que ce nom vulgaire ne s’est répandu dans le langage du peuple, qu’un certain nombre d’années après l’explosion de la syphilis. Était-il tombé en désuétude, et reprit-il sa place à l’époque où la blennorrhagie devint beaucoup plus commune dans la pratique? C’est ce que je ne saurais dire; toujours est-il qu’on ne peut induire de l’emploi de ce mot, l’existence de la vraie syphilis au XIIIe siècle.

Les autres documents découverts et conjointement publiés par M. Littré, donnent sans doute à réfléchir; mais ils ne font que grossir le nombre des observations à double entente, dont il n’est pas permis de tirer une conclusion certaine.

Il y a dans l’histoire de la syphilis, un fait qui a été très-contradictoirement interprété, et qui me paraît une preuve de plus en faveur de sa nouveauté. Je veux parler de l’influence exercée par l’épidémicité sur sa symptomatologie. On la voit, en effet, revêtir des caractères insolites jusqu’au moment où, libre de cette entrave, elle prendra les formes qui lui sont aujourd’hui familières. M. Ricord dit vrai, lorsqu’il reconnaît que l’épidémie du XVe siècle, qu’il appelle avec esprit, à raison de sa date et de son épouvantable gravité, le quatre-vingt-treize de la syphilis, ne ressemble pas à nos maux vénériens actuels. Ce qu’on remarquait le plus dans le principe, c’était l’état pustuleux de la peau, et les douleurs des membres, qui étaient une véritable torture pour les malades. Les lésions des organes génitaux n’étaient qu’en sous-ordre, et manquaient quelquefois complétement.

Des pustules assez dures ou proéminentes et de mauvais aspect, se montraient sur toute l’étendue de la tête, sur le front, autour de la racine des cheveux, ou dans d’autres parties du corps, et principalement aux angles des lèvres; et c’est ce symptôme qui a frappé le plus l’attention des observateurs. Jean Lemaire, poëte français du commencement du XVIe siècle, nous a laissé le portrait de ces malades:

«Il leur naissait de gros boutons sans fleur,
»Si très ideuls, si laits et si énormes
»Qu’on ne vit onc visaiges si difformes;
»Ni onc ne reçeut si très mortelle injure
»Nature humaine en sa belle figure,
»Au front, au col, au menton et au nez:
»Onc on ne vit tant de gens boutonnez.»

Le malade éprouvait dans la tête et dans les membres, surtout aux jambes, des douleurs qui augmentaient toujours pendant la nuit. Il y avait aux aines, des bubons dont la suppuration était salutaire. On observait des crevasses, avec écailles sèches, à la paume des mains et aux pieds. Le plus souvent se formaient, sur le pénis, des ulcères de mauvaise apparence, durs et calleux, lents à guérir. En explorant la gorge, on constatait le relâchement de la luette, et la présence d’ulcères sordides qui suppuraient rarement. Il faut ajouter à tout cela, l’éruption de certaines tumeurs dures, adhérentes à la peau et aux os, et qui portaient le nom de gommes. Ces tumeurs pouvaient s’ulcérer, et amener des caries osseuses.

Nicolas Massa, à qui j’emprunte ce tableau, fait remarquer que ces divers symptômes n’étaient pas réunis sur le même sujet. Un seul, tel que la pustulation, l’ulcère du pénis, le bubon inguinal ou les écailles des mains, suffisait au diagnostic. Quand ces indices étaient nombreux, le doute n’était plus possible[789].

Les pustules de la peau qui grossissaient peu à peu, laissaient couler, en s’ouvrant, une grande quantité d’humeur fétide, et dégénéraient en ulcères phagédéniques. Fracastor, grave autorité par la date de ses écrits et sa spécialité syphiliographique, nous apprend que depuis environ six ans (1538-1539), il ne voyait de pustules que sur quelques rares malades. En revanche, les tumeurs gommeuses augmentèrent de fréquence. Alors aussi apparut l’alopécie générale qui fut un grand sujet de surprise. Le médecin poëte a dépeint, en vives couleurs, la physionomie bizarre des sujets, privés absolument de cheveux, de sourcils et de barbe, et il a grand soin d’avertir que ce n’était pas l’effet du mercure, comme on l’avait supposé d’abord[790].

La gonorrhée virulente, plus rare antérieurement, et disséminée, pour ainsi dire, dans la pratique, devint si commune, vers le milieu du XVIe siècle, qu’elle compta parmi les symptômes ordinaires. Brassavole, en 1553, et Fernel, en 1555, ont tant insisté sur la nouveauté de ce caractère, qu’on a pu croire, ce qui est une erreur, qu’il s’était montré alors pour la première fois.

Ces diverses modifications symptomatiques de la vérole ont aggravé sans doute l’embarras des médecins. Ils n’en ont pas moins fidèlement suivi la filiation des phénomènes, sans perdre de vue leur foyer commun. En présence des mêmes faits, l’observation des anciens aurait su, quoi qu’on en ait dit, débrouiller leur enchaînement et leur dépendance réciproque; mais on ne surprend dans leurs écrits aucune trace d’une analyse pareille.

M. Cazenave ne sait comment expliquer certaines circonstances tout à fait insolites, dans l’histoire de la syphilis, qui ont été notées expressément par les premiers témoins de l’épidémie; et il a cru tout concilier, par une hypothèse, dont la priorité revient pourtant à Gruner.

Il suppose qu’à la fin du XVe siècle, les Maures chassés d’Espagne par Ferdinand le Catholique, et réfugiés, dans le plus complet dénûment, sur les côtes d’Afrique et d’Italie, apportèrent avec eux, le germe d’un fléau qui les décimait déjà. C’était l’époque où Charles VIII conduisait en Italie ses armées triomphantes. La contagion devait redoubler d’énergie, au milieu de ces grands mouvements de troupes, qui traînaient après elles la licence la plus effrénée, et semaient partout les fruits de leurs débauches. Ces masses armées auraient été le véhicule le plus puissant de l’épidémie, qui s’étendit bientôt aux pays environnants; et la teinture vénérienne qu’elle prit alors, aurait eu sa source dans l’effroyable débordement des mœurs.

Reste à savoir quelle était l’épidémie apportée par les Maures. M. Cazenave opine pour «une espèce de typhus» dont tant de circonstances avaient favorisé le développement. Dans tous les cas, c’était, selon lui, une affection morbide, étrangère à la syphilis coexistante, et qui n’en fut pas distinguée: confusion d’autant plus facile, que les deux maladies pouvaient frapper simultanément les mêmes individus. A ce compte, la maladie populaire du XVe siècle, aurait été composée de plusieurs maladies différentes, dont les effets réunis et combinés expliquent l’inexactitude des traditions qui nous sont parvenues. C’est ainsi que la syphilis, antérieure à la maladie intercurrente, aurait pu acquérir par cette complication accidentelle, une intensité inouïe, traduite par des symptômes typhiques qu’elle aggravait à son tour[791].

Telle est, brièvement résumée, la version de M. Cazenave: version embarrassée, malgré le talent de l’auteur, qui ne parvient pas à dissimuler tout le mal qu’il se donne, pour imprimer à cette hypothèse un air satisfaisant de vraisemblance.

On pourrait répondre que depuis lors, ni les grandes guerres, ni les mélanges de peuples, ni les graves épidémies n’ont manqué au monde. Les mœurs actuelles peuvent s’être adoucie; mais on conviendra qu’elles n’ont point encore atteint leur âge d’or. De son côté, la syphilis n’est pas prête à se dessaisir de ses droits. La suette, la fièvre jaune, le choléra, ont à diverses reprises ravagé les populations. Sur la fin du premier empire, le typhus décima cruellement nos troupes en campagne, au milieu des hasards des batailles, des désastres d’une retraite et des conditions nosogéniques, résultant de ces grands rassemblements d’hommes, en proie aux influences matérielles et morales les plus délétères.

Pendant l’expédition de Crimée, le typhus, le scorbut, la pourriture d’hôpital, la dysenterie, le choléra, ont tour à tour et simultanément frappé nos soldats, livrés, sur une plage lointaine, aux fatigues et aux anxiétés d’un siége long et meurtrier. On n’a pourtant pas vu dans ces conjonctures si graves, la teinture vénérienne, dont M. Cazenave colore arbitrairement le prétendu typhus du XVe siècle.

Parmi les faits qui appartiennent à la syphilis nouvelle et sur lesquels on a beaucoup discuté, quand on n’a pas jugé plus commode d’en nier l’authenticité, il en est deux que je tiens à placer dans leur véritable jour. Je veux parler de sa communication par l’intermédiaire de l’air, et de la spontanéité de son développement, sans contagion directe ou médiate appréciable.

Dès les premiers temps, l’on reconnut que la transmission pouvait s’opérer par les voies les moins prévues. Les auteurs signalent les baisers lascifs, la communauté du lit, sans approches intimes, l’emploi d’un vêtement ou de tout autre objet à l’usage d’un vérolé, etc. Torella, Montesaurus, Jean Benoît, Jean-Baptiste Montanus, etc., tous témoins oculaires, s’expriment à cet égard de la manière la plus positive. Ils ne sont pas moins unanimes, sur la communication par l’intermédiaire de l’air, admise par tout le monde, pendant un certain nombre d’années qui suivirent l’invasion du fléau. Les médecins qui sont venus plus tard, et qui ont vu la syphilis affranchie du joug de l’épidémicité, se propager surtout par les voies sexuelles, ont généralisé cette observation et l’ont étendue à tous les temps. On n’a pas même épargné le ridicule aux anciens auteurs qu’on a accusés de crédulité et d’inattention. C’est pour le même motif qu’on a blâmé les gouvernements, qui s’empressèrent de reléguer les vérolés hors des villes, et de les interner dans des endroits séparés du commerce des hommes: mesure fort sage, même dans le doute, et qui faisait la part des propriétés accidentelles, que l’épidémicité semblait donner à la nouvelle maladie[792].

Ce fait de contagion par l’air, n’est pas plus incroyable que les autres affirmations des contemporains. Il prouve que le virus vénérien était alors doué d’une halituosité très-active. En 1529, le Cardinal Wolsey, ministre de Henri VIII, fut mis en jugement devant la Chambre haute, pour avoir parlé bas à l’oreille de son maître, avec l’intention de lui communiquer la syphilis dont il se savait atteint[793]. Il est évident que si le roi prit ce prétexte pour se défaire de son conseiller, c’est que l’opinion publique reconnaissait alors ce mode d’imprégnation à distance.

Benoît de Victoriis parle d’un jeune homme qui fréquentait depuis longtemps une femme entachée de syphilis. Il s’était toujours contenté de la baiser sur la bouche, sans se permettre de privautés plus intimes, et c’est par l’inspiration de son haleine (solo flatu et spiritu) qu’il contracta la maladie[794]. Je sais bien que ce fait pourrait recevoir une autre interprétation; mais celle que donne l’auteur avait cours dans la pratique.

On a prétendu que les médecins avaient imaginé ce moyen de sauvegarder la moralité des grands personnages, dont la vie privée n’était pas sans reproches. Ils auraient été ainsi les dupes volontaires de leurs clients intéressés au secret. On a même tourné en dérision certains faits où la vérité paraissait trop maladroitement travestie. Des plaisanteries ne sont pas des arguments.

Heureusement la volatilité du virus vénérien n’a pas survécu à l’influence épidémique qui en avait été la cause, et n’est plus aujourd’hui qu’une tradition historique. Ce poison morbide représente le type des virus fixes. Sous ce rapport comme sous tant d’autres, l’empreinte du temps a été profonde.

Ce n’est pas tout. Les médecins qui ont observé de près le fléau naissant, n’ont pas hésité à reconnaître qu’il pouvait se développer spontanément, c’est-à-dire, sans imprégnation virulente et par la seule influence épidémique. Quand on voyait sous le même toit, le père, la mère, les enfants des deux sexes, subir le niveau commun, il était impossible d’incriminer un commerce impur ou de se rejeter sur des transmissions médiates.

Fracastor, qui peut être considéré comme l’organe de l’opinion médicale, à une époque très-voisine des débuts de la maladie, affirme expressément sa spontanéité:

«... Quoniam imprimis ostendere multos
»Possumus, attactu qui nullius hanc tamen ipsam
»Sponte sua sensere luem, primique tulere[795]

Il reproduit la même pensée dans son traité en prose de la syphilis:

«Quoique la plupart des sujets prennent la maladie par le contact, on en a observé un très-grand nombre (innumeros) qui ont été atteints sans contagion préalable[796]

Je sais que la spontanéité des maladies à virus et principalement de la syphilis, provoque le sourire de certains esprits forts qui ont fait leur thème, et sont décidés à n’en pas démordre. Cet accueil ne m’a jamais beaucoup ému, parce qu’il faut bien reconnaître, malgré tout, qu’une maladie contagieuse nouvelle a éclaté, à un moment donné, sans virus préexistant. Quand on refuse d’y croire, à une certaine distance de sa première apparition, on ne fait que reculer la difficulté[797]. Est-ce que des maladies transmissibles ne se montrent pas tous les jours, sous nos yeux, étrangères à la provocation initiale d’un contagium? La rage serait, à elle seule, une preuve sans réplique. La création spontanée du virus rabique est un fait quotidien. En ce qui concerne la syphilis, ne faut-il pas reconnaître, de toute nécessité, que le premier qui l’a conçue ne la tenait de personne? De nos jours même, où elle paraît dépendre exclusivement d’une imprégnation directe ou médiate, abstraction faite de l’hérédité, des observations nombreuses ont révélé la possibilité de sa formation de toutes pièces.

Vers la fin du XVIIIe siècle, et dans les premières années du siècle actuel, on a signalé des épidémies de maladies vénériennes, qui par la rapidité de leur diffusion et leur circonscription dans certaines localités, ont dérogé à leur mode habituel de propagation. Ces épidémies offrent d’autant plus d’intérêt, qu’elles ont été étudiées sur les lieux, et décrites par nos contemporains. Parmi les médecins qui leur ont donné leur signification la plus rationnelle, et dont l’avis est d’un grand poids, on compte Fodéré, Cullerier et la Commission chargée par la Société royale de médecine, d’éclairer cette question nosologique[798].

Il me paraît impossible d’expliquer l’irradiation comme soudaine, de l’épidémie du XVe siècle, sans recourir, dans une certaine mesure, à sa spontanéité. Aurait-on la prétention de remonter de proche en proche, jusqu’au foyer générateur dont la maladie, dans son ensemble, représenterait le produit collectif? Où se serait allumée l’étincelle qui devait provoquer cet embrasement général? Ne retrouve-t-on pas ici le génie épidémique avec ses procédés mystérieux, que le temps n’a pu encore sonder?

Cette spontanéité de la syphilis, pressentie à priori, et surabondamment prouvée par les faits, est inconciliable avec l’origine américaine qui compte encore tant de partisans: hypothèse défendue par Astruc, dans un livre que M. Ricord appelle un immense roman, et qui n’en est pas moins une œuvre très-remarquable[799]. On sait que cette opinion a été victorieusement réfutée par Sanchez, qui n’a rien laissé sans réponse[800].

Comme les dates sont ici d’une importance majeure, on s’est donné bien du mal pour en établir la concordance. De son côté, M. Bœrsch a prétendu prouver, par des chiffres, l’impossibilité matérielle de l’importation exotique à l’époque indiquée[801]. L’épidémicité seule est un argument décisif qui renverse tous les calculs, quel que soit leur habile agencement.

«La vraie syphilis, dit Sprengel, se manifesta dans l’été de 1493, et presque simultanément dans toutes les parties de l’Europe. Or, il est impossible qu’en trois mois, elle ait été transportée à Berlin, à Halle, à Brunswick, dans le Mecklembourg, la Lombardie, l’Auvergne et autres pays.» Sprengel en déduit qu’il faut joindre à toutes ses autres causes, une constitution épidémique[802].

L’auteur allemand n’est ici que l’écho de la plupart des contemporains, et il est impossible, après cela, d’attribuer à l’équipage de Colomb, le transport des premiers germes. M. Cazenave infère même du rapprochement de plusieurs documents historiques, que l’épidémie parcourait l’Italie, un ou deux ans avant l’arrivée des marins espagnols, et qu’elle y était déjà regardée comme un fléau terrible[803].

L’objection que M. Ricord a opposée à la fable de la provenance américaine, serait peu sérieuse. Partant de l’idée que l’accident primitif est seul contagieux, il trouve fort étrange, que cet accident ait conservé sa virulence pendant la longue navigation de Colomb, et pendant le temps que ses matelots ont mis pour arriver en Italie[804].

Il est facile de répondre que la contagion des accidents secondaires n’est pas moins avérée, et que la syphilis de l’armée d’Italie s’étant manifestée par des pustules, celles-ci auraient bien pu naître sur les Espagnols, pendant la traversée qui les ramenait en Europe.

Il est du reste une circonstance qu’il ne faut pas perdre de vue, quand on étudie la question de l’origine étrangère de la syphilis du XVe siècle; c’est que cette invention ne fut lancée dans le public, que quarante ans environ après la découverte du nouveau monde, et sous le patronage d’Oviedo, que je veux bien croire innocent des intentions malveillantes qu’on lui a prêtées.

Après avoir discuté le pour et le contre, Swédiaur est amené à cette conclusion éclectique, qui n’est évidemment que l’aveu déguisé de l’épidémicité: «Le lecteur peut choisir pour le pays natal de la vérole, l’Asie, l’Afrique, l’Amérique ou bien l’Europe même, sans nuire à la prétention que l’une ou l’autre de ces parties du monde pourrait avoir à se rejeter la priorité de cette infernale et détestable maladie[805]

Rien ne prouve mieux la nouveauté de la syphilis, que la diversité et l’absurdité même des hypothèses imaginées pour l’expliquer.

On n’y vit d’abord qu’un effet de la vengeance divine:

«Un mal qui répand la terreur,
»Mal que le ciel en sa fureur
»Inventa pour punir les crimes de la terre.»

Mais cette explication n’était satisfaisante à aucun point de vue, et la science, tenue de donner son avis, sans sortir de sa sphère, comprit qu’elle devait chercher des causes générales, pour un fléau dont la progression semblait sans limites.

L’astrologie resta digne d’elle-même. Aux yeux du plus grand nombre, Saturne, l’ogre de la légende païenne, fut l’auteur responsable de tous ces maux[806]. On ne pouvait seulement se mettre d’accord sur les conjonctions des planètes, accusées de présider à ce grand désastre. C’était tantôt Saturne et Mars, Jupiter et Mars, Jupiter, Mars et Mercure, Mars et Vénus, etc.

Les médecins, mécontents des astrologues, reprirent leurs théories favorites. On invoqua la prédominance d’une des quatre humeurs radicales, et principalement le transport d’une matière bilieuse, du foie sur les parties génitales. Ces désordres fonctionnels avaient été provoqués par certaines causes externes, parmi lesquelles on donnait le premier rang aux pluies longues et abondantes qui avaient marqué l’année 1493, et avaient été suivies d’inondations générales. Cependant, le caractère insolite de la maladie ne s’accordant pas avec cette pathogénie vulgaire, la fertile imagination des contemporains voulut, à tout prix, combler la lacune.

On prétendit que l’eau des puits qui avaient abreuvé l’armée française, sous les murs de Naples, avait été empoisonnée; que la cupidité des fournisseurs avait mélangé au pain des soldats, non-seulement du plâtre, mais du sang de lépreux. Fioravanti, célèbre empirique d’Italie, raconte qu’on eut la pensée de nourrir les troupes avec la chair des cadavres, et que ce fut l’action de cette alimentation abominable qui produisit une maladie nouvelle, en rapport avec la nouveauté même de la cause: fable absurde dont on regrette que Bacon ait été la dupe[807].

On me permettra de ne pas m’appesantir sur ce dévergondage d’hypothèses. Mais j’en conclus sans hésiter, que les médecins n’auraient pas mis ainsi leur esprit à la torture, s’ils n’avaient eu devant eux qu’une vieille connaissance. A tout prendre, ceux qui s’inspirèrent des rêveries astrologiques furent peut-être les moins déraisonnables. N’était-ce pas dire que cette épidémie, comme tant d’autres, était tombée des nues, et qu’on s’évertuait vainement à en chercher ailleurs l’origine? Au fond, l’influence maligne des astres représentait-elle autre chose que le quid divinum hippocratique, mais sous une forme prétentieuse que le Père de la médecine avait soigneusement évitée?

On a soutenu aussi, sur la maladie du XVe siècle, une opinion que je dois arrêter au passage, parce qu’elle est en contradiction directe avec mes principes pathologiques[808].

Quelques auteurs considèrent, en effet, la syphilis comme une transformation de la lèpre, qui commençait dès lors à s’éloigner de l’Europe. Les rapports des manifestations cutanées dans les deux maladies, leur paraissent favorables à cette interprétation. Jacques de Catane prétend avoir vu deux fois la syphilis se métamorphoser en lèpre[809]. Ce fait, avec la réciproque, ne serait pas unique, au dire de certains auteurs, qui ont cité des cas analogues.

Cette opinion est acceptée par M. Bœrsch: «Elle ne répugne, dit-il, ni à l’histoire, ni à la raison, et elle est en harmonie avec la loi générale de transformation, à laquelle l’homme et tous les êtres qui l’entourent, sont également soumis[810]

M. Bœrsch fausse, en l’exagérant, le principe de cette loi. Des modifications successives, quels que soient d’ailleurs leurs caractères, ne vont pas jusqu’à amener une transformation de l’homme, c’est-à-dire jusqu’à anéantir son individualité et la remplacer par une autre. J’en dirai autant des maladies. La spécificité qui les fait ce qu’elles sont, et qui leur imprime une sorte de personnalité pathologique, ne se laisse jamais absorber par une autre spécificité substitutive. Des similitudes, des affinités aussi étroites qu’on voudra les supposer, ne peuvent, par gradation, se fondre dans une identité complète. Un métal, malgré les traits de ressemblance qui le rapprochent d’un autre métal, ne cesse jamais d’être lui-même, et conserve, au milieu des caractères communs, les attributs tranchés et indélébiles qui le constituent en corps simple, individuellement distinct par sa nature intime. Jamais la rougeole ne devient une variole, quelles que puissent être leurs analogies symptomatiques, dans certains cas. L’entité morbilleuse diffère radicalement de l’entité variolique. On peut constater l’union intime des deux fièvres sur un sujet donné; hésiter même pour le diagnostic, dans tel cas particulier; mais elles n’en resteront pas moins invariablement elles-mêmes. Qu’on suppose un spécifique éprouvé de la rougeole et de la variole, on peut être certain que jamais l’agent antivarioleux ne guérirait radicalement la rougeole, et réciproquement.

Par tous ces motifs, je rejette, au nom des principes immuables de la doctrine, l’opinion qui ne veut voir dans la syphilis, qu’une transformation ou dégénération de la lèpre. Leur association a dû se faire dans bien des cas, et de là est venue l’idée contre laquelle je m’élève. La syphilis n’en a pas moins conservé dans tous les temps, sous les formes les plus insidieuses, son identité affective. Elle a remplacé la lèpre; mais, je le répète, cette substitution n’a rien de commun, dans l’ordre médical, avec la transmutation des métaux, rêvée par les alchimistes.

Ce qui démontre, au surplus, que la confusion de la lèpre et de la syphilis était née dans l’esprit d’une minorité de médecins trop prompts à juger sur les apparences, c’est que les hôpitaux des lépreux, connus sous les noms de léproseries ou maladreries, fondés alors à Paris, furent fermés aux individus qui présentaient les symptômes propres à la grosse vérole. Ceux-ci furent exclusivement reçus dans des établissements réservés. L’opinion publique était donc bien édifiée sur la différence des deux maladies, et elle avait exigé de l’administration, cette mesure préventive. Gabriel Fallope s’est posé, dans sa nouveauté, cette question de diagnostic différentiel, et l’a résolue conformément aux vrais principes de la nosologie[811].

En résumé, je n’ai trouvé nulle part aucun motif de changer d’avis sur l’origine récente de la syphilis, et je maintiens, dans toute la sincérité de mes convictions, que «la Vénus antique fut exempte de cette peste immonde[812]

Non! Les Grecs et les Romains, qui avaient poussé jusqu’aux plus extrêmes limites le débordement des mœurs, n’eurent pas à compter avec cette triste plaie de l’humanité. Les courtisanes célèbres, les Phryné, les Laïs, les Flora, n’ont pas subi cette expiation. On n’a jamais dit que Messaline, dont le nom seul est devenu une obscénité, ait laissé à ses nombreux amants, des souvenirs amers de ses rendez-vous. Les écrivains du temps dont le cynisme est sans pudeur, et qui n’ont pas flatté le tableau de la dépravation publique, auraient montré la peine à côté de la faute, et cette nouvelle épée de Damoclès, menaçant le débauché dans l’ivresse des plaisirs.

Je pourrais tout au plus accorder qu’aux approches de son irruption historique, la syphilis avait commencé à poindre, comme pour préluder par des essais sporadiques à sa prise de possession définitive. Je me rappellerais que l’origine des épidémies remonte souvent assez loin du moment où elles éclatent. Avant de s’implanter avec tous leurs caractères, elles s’annoncent par le cachet particulier qu’elles impriment aux états morbides de tous les ordres; et cette empreinte se dessine d’autant plus nettement, que le génie épidémique prend plus d’énergie et d’indépendance.

Il ne me répugnerait donc pas d’admettre, par analogie, que l’espèce humaine n’est pas devenue tout à coup et sans transition, la proie de ce nouvel ennemi. Le feu dévorant qui couvait sourdement dans le sein des organismes, préparés par une longue élaboration, commençait peut-être à jeter quelques lueurs éparses et incertaines, avant d’éclater dans un vaste incendie, qui ne devait plus manquer d’aliments, jusque dans notre temps. Inutile de dire que je propose cette hypothèse conciliante, sans y tenir beaucoup.

Une dernière question reste à examiner. La syphilis qui s’empara si résolûment de la race humaine, et qui l’a trop fidèlement accompagnée depuis lors, est-elle destinée à s’éteindre un jour?

Astruc fait observer, que le feu Saint-Antoine ou mal des ardents du moyen âge a disparu depuis plusieurs siècles; que la suette anglaise n’est plus qu’un souvenir; il exprime conséquemment l’espoir que la syphilis se retirera à son tour: «ce qui, ajoute-t-il, n’est peut-être pas une vaine conjecture[813].» Il cite, en effet, une foule de témoignages qui tendent à prouver que cette maladie s’adoucit graduellement depuis longtemps; et son expérience personnelle lui a donné la confirmation de ce fait. Il énumère ensuite les raisons qui laissent prévoir les progrès de cette atténuation, quoiqu’il se garde bien d’indiquer, même approximativement, la date qui marquera cette éventualité plus ou moins lointaine.

Fracastor, fidèle à son hypothèse purement arbitraire sur les intermittences, à très-long terme, des apparitions de la syphilis, aime mieux croire que le moment viendra où elle se séparera des maladies régnantes, pour renaître après une longue série de siècles.

«Namque iterum cum fata dabunt labentibus annis
»Tempus erit, cum nocte atra sopita jacebit
»Interitu data. Mox iterum, post sæcula longa,
»Illa eadem exurget, cœlumque aurasque reviset,
»Atque iterum ventura illam mirabitur ætas[814]

Cette prévision n’est pas pour Fracastor une fiction poétique, puisqu’il la reproduit, quelques années après, dans un autre écrit:

«Hic idem morbus (Gallicus) interibit et extinguetur; mox etiam et nepotibus nostris rursus visendus renascetur, quemadmodum et præteritis ætatibus visum à majoribus nostris fuisse credendum est[815]

Comment Fracastor, si rapproché de l’explosion épidémique, et témoin de ses ravages qui semaient partout l’épouvante, a-t-il hasardé une prophétie en faveur de laquelle il n’aurait pu alléguer aucune raison sérieuse?

Fernel, qui a si bien étudié la nouvelle maladie, est moins optimiste, parce qu’il n’a pas à défendre d’opinion préconçue. Son seul espoir est dans la clémence de Dieu; mais l’affection dont il déplore les fureurs ne lui permet guère de compter sur un amendement persévérant, quand il la voit se retremper sans relâche à sa source, et entretenir sa vigueur dans la démoralisation effrénée de l’homme:

«Hanc luem, dit-il, nisi Deus optimus maximus, sua clementia, ipse extinguet, aut effrenatam hominum libidinem temperet, nunquam extinctam iri, sed fore humano generi comitem et immortalem crediderim[816]

Il est certain que Dieu seul connaît le secret de l’avenir. Cependant, si la nouveauté de la syphilis devenait une vérité absolue, ce fait ne renfermerait-il pas, par analogie, la probabilité de sa disparition future?

Dire que la syphilis n’a pas existé de tout temps, c’est reconnaître qu’elle n’a pas toujours trouvé les conditions indispensables à son développement. Il est bien permis de supposer, que cet ensemble de circonstances réfractaires pourra se reproduire un jour, et la syphilis rentrerait dans les ténèbres dont elle était sortie, à une autre époque, sans qu’on pût en déterminer la cause.

Le professeur Trousseau, comparant la vérole actuelle à celle du XVe siècle, est frappé de l’énorme différence qu’il constate. Dans les premiers temps, ses ravages étaient effrayants. Peu à peu sa violence diminue, on eût dit que les générations qui se succédèrent, avaient usé en partie l’action énergique de la cause virulente. Il est rare aujourd’hui, que les individus affectés de vérole constitutionnelle, présentent des symptômes d’une véritable gravité[817].

Trousseau reconnaît bien que les moyens de traitement, dus au progrès de l’art qui fut pris au dépourvu dans le principe, sont devenus plus rationnels et plus puissants; mais il est convaincu aussi que cette raison seule n’expliquerait pas complétement la bénignité des accidents syphilitiques modernes. La cause la plus probable lui paraît être dans la dégénération du virus[818].

Telle est aussi mon opinion. Si dans les temps qui ont suivi son entrée en scène, la syphilis a été plus grave qu’elle ne l’est aujourd’hui, c’est qu’elle était plus près de son origine, et en quelque sorte, dans toute la vigueur de sa jeunesse. Elle s’est affaiblie en vieillissant, et elle a obéi à cette loi générale, qui semble condamner les principes contagieux à la perte graduelle de leur activité. Si la variole et la vaccine nous en ont fourni les plus frappants exemples, c’est que ce sont les maladies dont l’art a multiplié indéfiniment les transmissions dans un but prophylactique. Mais les observations qui ont donné l’idée de raviver l’énergie des virus en les reprenant à leur source, foisonnent dans la pratique; et on les a vérifiées expérimentalement, pour bien d’autres maladies contagieuses, après des transplantations successives. Rien ne s’oppose donc à ce qu’on admette l’affaiblissement progressif de la vérole, jusqu’à l’époque de son extinction complète. J’avoue cependant qu’après avoir mis à part la question dogmatique, cette prévision ressemble un peu à ce qu’on appelle un rêve d’homme de bien.

Si la syphilis suivait une décroissance régulièrement continue, on pourrait entrevoir, dans le lointain, son dernier terme. Mais pour peu qu’on fréquente les asiles spéciaux, ouverts à ses victimes, on retrouve, avec regret, certains tableaux dont la hideuse composition réveille les plus tristes souvenirs du passé. L’art, devenu si habile et si riche de ressources héroïques, est réduit encore à rester spectateur impuissant d’horribles mutilations qui n’ont d’autre issue que la mort. D’où il suit, qu’on aurait peut-être autant de motifs pour craindre qu’à un moment donné et par une impulsion ignorée, la grande épidémie ne renaquît de ses cendres, en généralisant de nouveau ses premiers ravages.

Il faut remarquer toutefois, que la syphilis actuelle diffère essentiellement des autres fléaux dont j’écris l’histoire, par cette circonstance capitale que l’homme sera très-puissant contre elle, quand il aura pris la ferme résolution de se défendre.

On peut s’en rapporter, au moins pour une atténuation infaillible, aux progrès incessants de l’hygiène publique et privée, et à la vigilance de jour en jour plus éclairée de la police médicale.

M. Ricord, dont l’affirmation est un argument sérieux, attribue à l’usage du spéculum une grande amélioration dans la santé des prostituées. Ainsi, d’après Parent-Duchâtelet, on rencontrait, en 1800, une fille malade sur neuf; on n’en rencontre plus, depuis 1834, qu’une sur soixante[819].

Un pareil résultat est très-encourageant. Comme il ne tient qu’à l’usage plus répandu d’un simple instrument de diagnostic local, il est permis de supposer que des perfectionnements nouveaux contribueront à réduire peu à peu le vaste domaine de la syphilis. Mais il faudra toujours compter avec l’irrésistible entraînement d’une passion, dont le règne ne paraît pas encore toucher à sa fin.


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