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Étude sur les maladies éteintes et les maladies nouvelles: pour servir à l'histoire des évolutions séculaires de la pathologie

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CHAPITRE II
DE LA GRANDE ÉPIDÉMIE DU IIe SIÈCLE DE L’ÈRE CHRÉTIENNE (PESTE ANTONINE)

Les commencements du règne de Marc-Aurèle (161 de J.-C.) furent marqués par de grands désastres. Les troubles météorologiques les plus imprévus semblèrent s’y donner rendez-vous. Des tempêtes furieuses se succédèrent sans relâche. Des tremblements de terre ébranlèrent ou détruisirent des villes. Les fleuves chassés de leur lit ravagèrent de riches campagnes. D’immenses nuées de sauterelles, après avoir dévoré les récoltes en Asie, s’abattirent sur l’Europe. Les populations, réduites à la dernière détresse, souffrirent toutes les horreurs de la faim. Des révoltes lointaines à réprimer, des irruptions menaçantes dont il fallait, à tout prix, arrêter les progrès, imposèrent des guerres longues et sanglantes, mêlant des peuples divers sur de nombreux champs de bataille. La peste manquait encore à ce sombre tableau. Mais le temps n’était pas éloigné où elle viendrait en occuper le premier plan, et dévaster à son tour le monde (164-165).

M. le docteur Hecker a fait ressortir, avec la préoccupation d’un système à défendre, ce concours de phénomènes ou d’événements insolites, avant-coureurs constants, d’après lui, des grandes maladies populaires[129].

Il faudrait avoir l’esprit bien enclin au paradoxe pour refuser aux perturbations du monde physique toute participation à la production des épidémies. Mais quand on n’a pas d’opinion préconçue, et qu’on ne se paye pas de mots, on doit reconnaître dans l’état actuel de ce point d’observation, que ces influences de l’ordre externe ne remplissent pas le premier rôle, et que leur coopération aux résultats qu’on leur attribue n’est qu’éventuelle et contingente. Ce principe est fondamental en matière d’épidémiologie; et si je n’insiste pas, c’est que je crains les redites. Écartons les hypothèses plus ou moins ingénieuses, et tâchons de déterminer, sur la foi des témoignages dont nous pouvons disposer, la marche, les caractères et la nature de la grande épidémie Antonine[130].

On est assez généralement d’accord pour la faire naître dans la Mésopotamie, et c’est à la prise de Séleucie par les Romains (165) qu’elle aurait d’abord déchaîné toute sa fureur.

La ville assiégée était-elle déjà la proie de l’épidémie quand ils en prirent possession? Ou bien l’entrée de l’armée victorieuse, qu’on peut supposer déjà atteinte, fut-elle le signal de son explosion? La première version me paraît la plus probable; mais les historiens gardent le silence sur ce point.

Il n’entre pas dans mon sujet de reproduire les inventions ridicules qui eurent cours alors sur l’origine de cette maladie. Celle qui nous a été conservée par Ammien Marcellin semble renouvelée de la boîte de Pandore. Il raconte que lorsque l’armée romaine, commandée par Avidius Cassius, se fut emparée de Séleucie, les soldats, ardents au pillage, envahirent le temple d’Apollon. L’un d’eux, ayant forcé un coffret d’or, il s’en échappa un souffle pestilentiel qui frappa d’abord les Parthes et se répandit de proche en proche dans le monde entier[131].

Je me borne à cette fable. Elle prouve une fois de plus que la crédule antiquité mêlait toujours le merveilleux à l’explication des phénomènes naturels, et léguait ainsi bien des embarras à la science future, réduite à débrouiller, trop souvent en pure perte, le sens caché de ces légendes.

La nouvelle maladie était éminemment contagieuse. Sur ce fait, pas de dissentiment. Faut-il croire dès lors qu’elle s’est propagée, hors de son foyer primitif, par la filiation continue des transmissions virulentes? En n’y regardant pas de trop près on pourrait alléguer, à l’appui de cette conjecture, les mouvements et les rencontres des armées belligérantes, sous un ciel de feu, et au milieu d’un concours inouï de conditions fatales.

Cette interprétation serait acceptable, s’il s’agissait d’une de ces épidémies vulgaires dont la force d’expansion ne dépasse pas un rayon limité. Mais le problème ne peut plus être posé dans les mêmes termes quand il s’applique au mode d’irradiation des épidémies voyageuses. L’importation qu’on invoque si à propos pour simplifier l’étiologie, ne représente qu’une partie du fait. Avant et au-dessus d’elle plane une force plus générale qui peut seule expliquer l’universalité de ces grands fléaux et la durée de leur règne. Quelle que soit donc la part du virus dans sa propagation, la maladie Antonine relève primordialement du génie épidémique qui a eu, si je puis ainsi dire, la haute main sur ce mémorable événement pathologique.

Lucius Vérus, frère adoptif de Marc-Aurèle, venait de terminer, grâce au talent de ses généraux, une brillante campagne qui avait illustré les armes romaines. Partout où se porta son cortége militaire, grossi par une foule compacte de courtisans et d’esclaves, la maladie se déclara avec une nouvelle violence. Lorsque les deux empereurs firent leur entrée à Rome pour y recevoir les honneurs du triomphe, une énorme affluence d’étrangers, attirés par la curiosité, se pressaient dans l’enceinte de la ville où la famine avait déjà élu domicile. Le mal prit, dès ce moment, une telle intensité, qu’il fallut renoncer aux enterrements ordinaires et entasser les corps dans des tombereaux. Cette circonstance, à défaut de relevés nécrologiques, suffit pour donner une idée des proportions de la mortalité qui égala celle des épidémies les plus féroces. Les malheureux habitants de Rome se croyaient revenus aux jours maudits de la peste d’Athènes[132]. De hauts personnages furent enlevés, et l’empereur honora la mémoire des plus marquants en leur faisant dresser des statues. Il prescrivit des prières publiques et des cérémonies expiatoires pour fléchir la colère des dieux. Mais les rassemblements dans les édifices voués au culte, multiplièrent les foyers de contagion et accrurent le nombre des morts; observation renouvelée de tout temps dans des circonstances analogues.

Le fléau ne tarda pas à envahir le reste de l’Italie, et plusieurs provinces faisant partie de l’empire romain. Des bourgs et des maisons de campagne perdirent tous leurs habitants. Une immense étendue de pays resta sans culture. La crainte de la mort avait paralysé tous les bras, glacé tous les cœurs. L’épidémie s’avança rapidement des bords du Tigre jusqu’aux Alpes, et, après les avoir franchies, elle pénétra dans les Gaules et se porta sur les villes situées au delà du Rhin.

Cette invasion ne fut pas la seule. Des populations qui avaient déjà payé leur tribut virent avec effroi reparaître l’hôte sinistre dont elles se croyaient délivrées. Ces retours sont d’observation vulgaire dans les annales des grandes épidémies.

Malgré quelques divergences chronologiques qui n’ont aucune importance dans la question, je crois avoir adopté la version la plus conforme aux données de l’histoire, en rapportant à l’année 166 le triomphe décerné à Vérus, et l’explosion de l’épidémie dans la capitale de l’empire.

Il est un fait sur lequel tout le monde est d’accord: c’est qu’en 168, Rome se débattait contre les étreintes de l’invisible ennemi. On en trouve la preuve dans la biographie authentique de Galien qui habitait alors cette ville[133]. Frappé d’une insurmontable terreur, il partit secrètement pour la Campanie. Mais ne s’y croyant pas assez en sûreté, il s’embarqua à Brindes pour Pergame, ce qui donne à penser qu’il n’y avait plus trace d’épidémie dans l’Asie Mineure. Vers la fin de cette année ou au commencement de la suivante (169), il fut mandé par les empereurs, revint à Rome et alla les rejoindre à Aquilée. Il est vraisemblable que l’épidémie s’était sensiblement affaiblie, puisqu’on ne ralentit pas les préparatifs d’une grande expédition. Mais au moment où l’on était plein d’espoir, survint une grande recrudescence à laquelle l’agglomération des troupes ne fut probablement pas étrangère. Les deux souverains quittèrent précipitamment Aquilée; et, pendant le retour, Lucius Vérus mourut subitement d’un coup de sang, selon les uns, par le poison, d’après les autres. Cette indécision des historiens, assez indifférente en elle-même, prouve qu’il ne succomba pas à l’épidémie régnante.

Peu de temps après, Marc-Aurèle prit le commandement de l’armée, et comme l’entrée en campagne ne fut point ajournée, il est à croire que la maladie avait cessé d’inspirer des craintes. Mais son terme définitif devait se faire longtemps attendre. Galien atteste formellement qu’elle n’était pas éteinte à l’époque où il rédigeait le Ve livre de sa Thérapeutique. Il y exprime, en effet, le vœu de la voir prendre bientôt fin[134]. Or, on sait que Galien était déjà avancé en âge lorsqu’il composa cet ouvrage, où il cite plusieurs de ses écrits antérieurs[135]. On ne se trompe donc pas en évaluant approximativement à quinze ans la durée entière de la peste Antonine, que Galien distingue des autres maladies populaires dont il a l’occasion de parler, en l’appelant la longue peste, pestis diuturna.

Julius Capitolinus a noté un détail des derniers moments de Marc-Aurèle qui pourrait avoir sa valeur dans cette question de chronologie. «Le septième jour, dit-il, s’étant senti plus mal, il ne voulut recevoir que son fils, qu’il congédia aussitôt, dans la crainte de lui communiquer sa maladie[136]

La préoccupation du mourant et les termes qui l’expriment font assez justement supposer à M. Hecker que l’empereur se savait atteint de la peste, dont il n’ignorait pas la transmissibilité. Je suis d’autant plus disposé à adopter cette version, qu’elle n’est contredite par aucun document. A ce compte, il y aurait encore eu des cas de peste en 180, année de la mort de Marc-Aurèle.

Les historiens qui ont consigné dans leurs chroniques le récit de ce funèbre épisode, ont laissé prudemment à l’écart la question médicale. Mais on compte se refaire de leur silence auprès de Galien, qui a saisi, sans doute, avec empressement l’occasion d’ajouter à son œuvre un beau travail de plus. L’épreuve dément bientôt cette espérance.

Galien, qui affecte un grand dédain scientifique pour la description de Thucydide, et qui aurait dû montrer comment il fallait s’y prendre pour faire mieux, a reculé devant les chances du parallèle[137].

Comprend-on qu’un écrivain aussi fécond, dont la prolixité filandreuse se donne si souvent carrière sur une foule de sujets sans importance, au risque de lasser la patience du lecteur le plus résolu, se soit borné, sur un fait aussi grave, à quelques indications éparses, dont on regrette doublement l’obscurité et la concision[138]!

Alléguera-t-on la manière d’observer des anciens? Mais cette excuse banale tombe devant les descriptions nosographiquement irréprochables qui ne sont pas rares dans leurs livres et sont restées des modèles.

Disons-le sans détour, quoi qu’il en coûte: le motif de l’inexplicable réserve de Galien n’est pas de ceux que la science avoue. Il faut s’en prendre tout simplement à l’effroi qu’inspirait une maladie épidémique et contagieuse, contre laquelle il n’y avait de recours assuré que dans la fuite. A cette époque d’abaissement moral, la fibre du devoir médical restait insensible. Les nobles engagements du serment d’Hippocrate ne trouvaient plus d’écho. Affronter la mort pour soigner des malades était acte de dupe. De nos jours ce lâche égoïsme serait justiciable de l’opinion publique. Au temps de Galien, il avait passé dans les mœurs, et le médecin de l’empereur donnait lui-même l’exemple. Comme le dit avec esprit M. Hecker: au lieu d’observer et de traiter des pestiférés, au péril de sa vie, Galien aimait mieux s’isoler dans son paisible laboratoire pour y préparer sa merveilleuse thériaque d’Andromaque, destinée à calmer les souffrances des souverains et des grands de l’empire[139].

Cédant peut-être à un remords secret, il se vante d’avoir soigné d’innombrables malades (μυριους), sans s’apercevoir que cette hyperbole, fût-elle même l’expression de la vérité, aggravait le reproche qu’il avait encouru pour avoir traité avec tant d’indifférence, la plume à la main, un fait médical aussi mémorable[140].

Il n’en faut pas moins reconnaître que les renseignements qu’il nous a transmis, tout incomplets qu’ils sont, ont d’autant plus de prix qu’on ne les trouve que dans ses écrits, qu’ils nous viennent d’un témoin oculaire, et que ce témoin est Galien[141].

Voici donc le tableau symptomatique de la peste Antonine, tel que nous avons pu le reconstruire en rapprochant, non sans difficulté, tous les fragments disséminés dans les œuvres les plus disparates du médecin de Rome.

Au contact, le corps des malades ne paraissait pas plus chaud que dans l’état naturel; mais ils ressentaient une ardeur intérieure intolérable[142]. La peau n’était pas jaune, mais un peu rouge et livide. A un moment donné, elle se couvrait d’une éruption dont Galien a parfaitement spécifié les caractères. Chez le plus grand nombre, elle occupait toute la surface du corps, sous la forme de pustules qui s’ulcéraient et se recouvraient d’une croûte (εφελκις des Grecs)[143]. Quand cette croûte se détachait, elle laissait une cicatrice solide. Dans des cas plus rares, l’éruption était «rude et psorique» (aspera et scabiosa), c’est-à-dire composée de papules qui se terminaient par une sorte de desquamation[144].

Cet exanthème spécial ne peut être confondu avec aucun de ceux que nous connaissons. Il diffère totalement des éruptions pétéchiales et miliaires qui accompagnent si souvent les pyrexies épidémiques de notre temps et notamment la peste d’Orient. On ne les voit jamais en effet s’ulcérer, se revêtir d’une croûte et laisser des cicatrices. Si nous y retrouvons quelque analogie avec la pustulation variolique, nous constatons aussi des dissemblances notables. Le champ est donc largement ouvert aux conjectures. Pour nous guider dans la détermination de ce diagnostic différentiel, nous aurions pu tirer d’utiles éclaircissements du rapprochement et de la comparaison d’un certain nombre de faits. Mais j’ai annoncé bien des lacunes, et Galien qui avait, à l’entendre, recueilli tant d’observations, a trouvé bon de ne nous en donner qu’une seule.

Il s’agit d’un jeune homme qui eut, le neuvième jour, le corps entier couvert d’ulcères. Trois jours après, les cicatrices étaient faites, et le malade se sentit assez bien pour s’embarquer et aller achever sa guérison, par l’usage du lait, dans un site renommé pour sa salubrité[145].

D’après le nombre de jours assignés par l’auteur à la formation de l’éruption et des cicatrices, il paraîtrait que cette maladie rappelait par la succession régulière de ses périodes et leur durée prévue, les fièvres éruptives de la nosologie moderne. Mais il ne nous est pas permis d’aller au delà de cette similitude extérieure.

Les pustules étaient noires et leur passage à l’ulcération était le fait le plus commun, sans toutefois être constant.

Dans certains cas, il n’y avait ni croûtes, ni cicatrices consécutives, et on ne voyait se détacher qu’une simple pellicule. D’où il résulte que l’éruption affectait la forme de pustules ou de vésicules. Les premières, profondément implantées dans le derme, laissaient des marques après elles. Les autres, plus superficielles, soulevaient simplement l’épiderme et il n’en restait pas de traces. Dans les cas où il se formait des cicatrices, elles étaient complètes en deux ou trois jours, témoin l’observation qu’on vient de lire.

Lorsque l’exanthème était «sec» c’est-à-dire papuleux, la desquamation s’effectuait dans le même temps; ce qu’il était facile de vérifier sur les sujets dont la peau était semée de pustules et de papules entremêlées.

La couleur noire de l’éruption et l’odeur repoussante exhalée par les malades étaient l’expression de l’état malin et putride dont on ne pouvait méconnaître la redoutable association.

Il est heureux que Galien n’ait pas abrégé le signalement de cet exanthème qui est un des traits les plus originaux de la peste Antonine et lui imprime un cachet d’individualité morbide, que nous retrouverons d’ailleurs dans l’ensemble de ses autres caractères.

Les malades accusaient une invincible aversion pour les aliments. Tourmentés par une soif dévorante, ils demandaient à grands cris des boissons froides[146].

Le trouble des facultés intellectuelles prenait diverses formes. Certains malades éprouvaient comme des absences pendant lesquelles ils n’avaient pas conscience d’eux-mêmes et ne reconnaissaient pas leur entourage[147]. D’autres étaient pris d’un délire furieux, suivi d’un état comateux ou léthargique. Dans ce cas, le pronostic était alarmant. On comptait aussi parmi les symptômes de funeste augure, les inflammations viscérales; les évacuations diarrhéiques colliquatives; la gangrène qui dévorait jusques à l’os les parties en contact avec les excrétions putrides dont le lit était imprégné.

Du côté de l’appareil respiratoire, on observait une toux sèche plus ou moins intense avec timbre rauque de la voix, signe évident de la phlegmasie de la muqueuse laryngo-bronchique.

Le jeune homme dont nous avons déjà dit un mot, se mit à tousser le jour même où sa peau fut entièrement couverte d’ulcères. Le lendemain il fut pris tout à coup d’une quinte violente qui provoqua l’expulsion d’une croûte semblable à celles de l’éruption cutanée. Le sujet s’était plaint d’éprouver, dans la région latérale du cou, sur le trajet de la trachée-artère, une sensation douloureuse, signe probable de la formation d’un ulcère interne. Galien avait exploré attentivement la bouche et l’arrière-gorge, et n’y avait découvert aucun indice de travail ulcératif. La déglutition des solides et des liquides s’opérait sans la moindre gêne. Le corps étranger, rejeté par le patient, n’était pas ce que nous appellerions aujourd’hui un produit diphthéritique. Il provenait des pustules propagées sur la muqueuse des voies aériennes, comme on le voit si souvent dans la variole. Galien reconnut aussitôt une croûte détachée de l’ulcération laryngienne, pareille à celles qui recouvraient la peau. Il eut occasion, s’il faut l’en croire, de vérifier le même phénomène chez d’autres sujets dont la maladie eut également une heureuse fin. (Ad postremum similiter alii.)

Pour préciser le véritable siége de la douleur accusée par le sujet, et s’assurer qu’elle ne dépendait pas d’une lésion gutturale ou œsophagienne, Galien avait eu recours à un singulier expédient. Il avait prescrit une mixture de vinaigre et de moutarde, et comme le contact de cette matière irritante le long de l’œsophage n’avait éveillé aucun sentiment douloureux, il avait acquis la certitude que l’ulcération était établie sur la muqueuse trachéale[148].

Le diagnostic pouvait être porté dès l’invasion, lorsque les yeux étaient enflammés, et que la cavité buccale, la langue et l’arrière-gorge offraient une teinte rouge sui generis dont Galien a caractérisé d’un mot la valeur séméiotique en l’appelant pestilentielle[149]. A première vue, les personnes étrangères à la médecine reconnaissaient la maladie. Cette coloration, que l’auteur compare à celle «de l’érysipèle ou de l’herpès» n’était pas le résultat d’un état phlegmasique local, puisque la déglutition était facile et indolente. Elle annonçait seulement un haut degré d’inflammation dans la muqueuse intestinale.

On n’observa que chez un certain nombre de malades des vomissements de matières jaunes plus ou moins foncées; mais il y eut chez tous des déjections alvines de même couleur, qui devenaient plus tard noirâtres par leur mélange avec le sang. Cette couleur n’apparaissait jamais à l’invasion ou dans la période d’augment, mais toujours vers le déclin ou aux approches de la mort; parfois vers le septième jour; le plus souvent au neuvième; plus rarement au onzième[150]. Dans quelques cas, ces évacuations diarrhéiques parurent salutaires; mais généralement elles furent du plus fâcheux augure. Elles emportèrent le plus grand nombre des malades en épuisant leurs forces.

La survenance des gangrènes locales était aussi des plus graves, sans cependant interdire tout espoir. Galien avait vu les orteils (extremos pedes) se séparer spontanément après leur mortification. Plusieurs malades, qui avaient survécu à cette mutilation, ne pouvaient, dit-il, assurer leur marche qu’à l’aide d’un bâton, sur lequel ils étaient même obligés de s’appuyer fortement[151].

Notre auteur qui s’était tant occupé du pouls, nous apprend qu’il restait souvent normal pendant le cours de la maladie, et que les malheureux chez lesquels il conserva ce caractère, périrent tous. Circonstance bien faite, ajoute-t-il, pour donner le change même aux praticiens les plus expérimentés[152].

A côté de ces faits, il faut placer ceux où il avait vu l’urine différer à peine de l’état naturel[153].

Ces deux phénomènes congénères n’appartenaient pas en propre à la peste Antonine. Ils ne s’y rattachaient éventuellement qu’à titre de maladie maligne où «l’affaiblissement des forces radicales fait cesser les synergies et les sympathies les plus ordinaires des organes[154] Galien vérifiait une fois de plus le célèbre aphorisme de son maître: «Pulsus bonus, urina bona, æger moritur.»

Notons enfin, que la maladie pouvait se prolonger et prendre la marche chronique. Après quelques alternatives de rémission et de redoublement, dont la durée était très-variable suivant les individus, la fièvre hectique s’allumait, et le patient succombait dans le dernier degré de la consomption.

Nous possédons, en ce moment, des données suffisantes pour répondre à cette question: Qu’est-ce que la peste Antonine?

En additionnant successivement ses symptômes d’après les indications de Galien, nous avons vu se dessiner peu à peu une individualité morbide dont le signalement complet a fini par reproduire, trait pour trait, l’image frappante de la peste d’Athènes.

Que le lecteur qui a bien voulu me suivre, prenne la peine de confronter les deux descriptions, et j’espère qu’il partagera ma conviction très-arrêtée sur l’identité des deux maladies.

Ardeur inflammatoire des yeux; rougeur sui generis de la cavité buccale et de la langue; aversion pour les aliments; soif inextinguible; température extérieure normale, contrastant avec la sensation d’un embrasement intérieur; coloration de la peau rougeâtre et livide; toux violente et timbre rauque de la voix, signes de phlegmasie laryngo-bronchique; horrible fétidité de l’haleine; éruption générale de pustules suivies d’ulcérations; inflammation de la muqueuse intestinale; vomissements de matières bilieuses; diarrhée colliquative de même nature épuisant les forces; gangrènes partielles et séparation spontanée des organes mortifiés; troubles variés des facultés intellectuelles; délire tranquille ou furieux; terminaison funeste du septième au neuvième jour. Enfin, dans des cas moins aigus, dégénérescence de la maladie en fièvre hectique mortelle, après des oscillations plus ou moins prolongées.

Tous les symptômes que je viens d’énumérer se retrouvent dans le tableau tracé par Thucydide et dans celui que nous sommes parvenus à recomposer d’après Galien. Deux affections morbides qui ont cette expression commune, ne peuvent évidemment être séparées l’une de l’autre.

Si Galien, au lieu de critiquer son illustre devancier, avait imité son exemple, nous n’aurions eu qu’à rapprocher les deux récits pour que leur conclusion légitime surgît d’elle-même.

Mais il a mieux aimé proposer à ses lecteurs futurs une sorte d’hiéroglyphe nosographique dont il a fallu retrouver les signes, confusément éparpillés dans son œuvre immense, et comme égarés dans des digressions théoriques, au milieu desquelles il n’est pas toujours facile de se reconnaître. C’est ainsi que je m’explique le silence, l’indécision ou le laconisme des loïmographes modernes à l’égard de la peste Antonine. Ils ont trouvé commode de répéter, les uns après les autres, qu’une grande maladie épidémique avait désolé le monde sous le règne de Marc-Aurèle; que Galien, son contemporain, en avait été témoin et qu’il en avait eu grand’peur. Cela dit, ils se croient quittes, de très-bonne foi, envers leurs lecteurs, et n’ont pas l’air de se douter qu’on puisse être plus exigeant.

Il y avait donc une lacune à remplir dans l’histoire ancienne des grandes épidémies. L’entreprise a tenté deux médecins allemands dont l’érudition et l’expérience étaient une garantie de succès[155]. J’ai eu l’avantage de venir après eux, et j’ai mis la main sur quelques passages de Galien qu’ils n’avaient pas indiqués. Quelle que soit ma profonde estime pour les travaux de Fodéré et d’Ozanam, je ne pouvais méconnaître qu’en présence de la peste Antonine, ils ne s’étaient pas tenus à la hauteur du sujet; et j’aurais été sans excuse si je leur avais laissé le dernier mot, lorsqu’il y avait tant à dire[156].

Quant à ma conclusion, c’est celle de Galien lui-même qui, frappé de ce qu’il voyait, a reconnu formellement que cette maladie pestilentielle avait le même aspect que celle dont Thucydide avait écrit la relation: «... In magnâ hâc peste cujus eadem facies fuit atque ejus qua Thucydidis memoria grassabatur[157].» Galien revient sur cette idée en plusieurs endroits. Les médecins d’Athènes n’avaient pu dissimuler leur étonnement devant ce fléau inconnu qui prenait possession de la pathologie humaine. Il n’en fut plus de même lors de l’apparition de la peste Antonine. Comme homme, Galien fut terrifié; comme médecin, il n’éprouva pas la moindre surprise. Il n’eut qu’à relire le récit de Thucydide pour s’assurer qu’il assistait au retour d’une ancienne maladie, et que ce ne serait probablement pas le dernier.

Pour compléter cette étude, je crois devoir examiner quelques particularités signalées par Galien qui pourraient fournir matière à discussion si je ne les mettais dans leur vrai jour.

On ne m’opposera pas sans doute que les deux descriptions, envisagées dans leur ensemble, diffèrent sur certains points. Ces divergences sont inévitables, et on les retrouverait, à coup sûr, dans les récits de deux médecins également attentifs et instruits qui auraient observé simultanément la même épidémie et raconteraient ce qu’ils ont vu. Mais on sait que, quelle que soit la mobilité protéique du tableau symptomatique d’une épidémie en cours d’évolution, le type morbide qui la représente garde son relief personnel au milieu des épiphénomènes et des complications qui viennent se grouper autour de lui. Deux maladies qui portent cette estampille sont donc nosologiquement identiques. A cet égard, je crois ma conclusion parfaitement conforme aux principes.

J’ai à répondre à un argument plus sérieux qui exige quelques explications.

Galien donne clairement à entendre, dans plus d’un passage, que l’éruption fut souvent critique, et jugea heureusement la maladie[158]. Elle se montra, en effet, chez la plupart des sujets qui guérirent, tandis qu’elle manqua entièrement ou fut incomplète chez ceux qui succombèrent ou dont la maladie fut le plus grave. Thucydide ne fait aucune allusion à cette circonstance qui valait bien la peine d’être notée.

Entre le silence de l’un et l’affirmation de l’autre, où se trouve la vérité? Je me range sans balancer du côté de Galien, et voici mes raisons.

Thucydide n’était pas médecin, et la fermeté de l’homme de guerre ne pouvait lui tenir lieu des connaissances spéciales indispensables pour pénétrer le sens des phénomènes morbides qu’il observait.

Galien rachetait par son expérience pratique sa défaillance morale; et sa théorie favorite, dont on ne peut blâmer que l’exagération, le ramenait à l’idée d’un effort conservateur, qui pouvait avoir une issue heureuse.

«La nature, disait-il, éliminait par l’émonctoire cutané des détritus putrides, produits par la fièvre, dont la persistance dans l’organisme eût été inévitablement mortelle[159]

J’accepte donc l’interprétation de Galien, sauf sa formule surannée, parce que c’est celle qui répond le mieux aux enseignements de la clinique, et je crois à l’efficacité médicatrice de l’éruption, quelle qu’ait été d’ailleurs la rareté des cas où elle s’est heureusement exercée. Cette remarque, pour le dire en passant, s’applique à toutes les fièvres éruptives sans distinction d’espèces.

Il n’est pas un médecin qui mette en doute l’utilité de la pustulation variolique. Les détracteurs de la vaccine s’en font même un grand argument. Revenant, sous prétexte de progrès, aux rêveries du vieil humorisme, ils mesurent les avantages de la période suppurative à la masse de matière peccante qu’elle élimine; et ils refusent à l’insignifiante éruption, provoquée par le vaccin, le droit de remplacer l’épuration énergique de la variole naturelle, cette «crise sublime!» comme ils l’ont dit dans un ridicule élan d’enthousiasme.

Mais cette opération, dont la fin salutaire est si évidente dans les varioles régulières, subit, en temps d’épidémie grave, des déviations qui en troublent la direction normale. Les praticiens savent bien que la mort survient presque toujours pendant la période de suppuration, c’est-à-dire quand l’élimination critique est en pleine activité et semble promettre une terminaison favorable. Comme l’archer dont parle Montaigne, la nature manque souvent le but, non-seulement parce qu’elle ne l’atteint pas, mais encore parce qu’elle le dépasse.

Dans le monde moral, on voit tous les jours échouer, contre des obstacles inattendus, une entreprise dont la sagesse et la prévoyance avaient mûri le plan et assuré les chances. Peut-on s’étonner que l’aveugle instinct qui dirige les actes hygides et morbides de l’organisme soit dominé par des influences qui déconcertent ses tendances foncièrement salutaires? Les gens du monde, étrangers à notre art, ont seuls le droit de nier l’effort conservateur dans les cas où la mort n’a pas permis d’en recueillir le bénéfice. Galien ne s’y est pas trompé. Entre Thucydide et lui, la divergence apparente sur ce fait, se réduit à une question de compétence médicale.

Il me reste à vider une dernière question à laquelle on pourrait donner une importance que je suis loin de lui reconnaître.

Thucydide déplore amèrement, dans son récit, l’impuissance absolue de l’art et l’inutilité des remèdes essayés par les médecins.

Galien, au contraire, exalte avec assurance l’efficacité d’une substance inscrite dans les pharmacopées de l’époque sous le nom de bol d’Arménie. «Tous ceux qui en firent usage, furent, dit-il, promptement guéris. Ceux qui n’en ressentirent aucun effet, moururent: nul autre remède ne pouvait le remplacer.» Et il conclut, avec une logique douteuse, que les sujets sur lesquels ce médicament échoua, étaient absolument incurables[160].

Voilà donc l’innocent bol d’Arménie promu par Galien à la dignité de spécifique. Son refus d’agir est l’arrêt de mort des malades.

Il m’est impossible d’accepter la question thérapeutique dans ces termes, et je demande la permission de justifier ma méfiance.

Dans toutes les épidémies, la superstition populaire, encouragée souvent par la connivence des médecins, dont il ne faut pas toujours approfondir les motifs, s’est confiée à certaines préparations bizarres, auxquelles on peut du moins accorder l’avantage de relever le moral, indication capitale en pareil cas.

Que le bol d’Arménie ait produit ce dernier genre d’effet, je ne veux pas le nier; mais qu’il ait mérité, comme agent médicamenteux, le panégyrique de Galien, c’est ce que je ne puis me résoudre à admettre.

Le sophisme post hoc ergo propter hoc, se dresse en face de toutes les questions de matière médicale appliquée, quand il s’agit de juger les remèdes nouveaux ou d’étendre l’emploi de certaines substances connues. Je soupçonne fort l’ardente imagination de Galien de ne l’avoir pas tenu assez en garde contre cette mauvaise forme de raisonnement.

Non pas que je fonde ma contradiction sur l’inertie apparente ou l’insignifiance pharmaceutique du bol d’Arménie[161].

Le propre de la spécificité médicamenteuse est d’agir directement sur certaines affections par une vertu occulte, sans rapport appréciable avec l’état morbide qu’elle combat. Tout est mystère dans le mode d’action du remède comme dans la nature de la maladie qu’il guérit. On comprend dès lors que la découverte des spécifiques soit un bienfait du hasard; et nous savons, par l’histoire du quinquina, qu’ils doivent faire un long noviciat avant d’obtenir leur droit d’entrée dans l’arsenal thérapeutique. Une fois leurs titres reconnus, l’art a entre les mains une ressource héroïque qui ne lui fait pas défaut quand il sait s’en servir[162].

A la rigueur donc, le bol d’Arménie aurait pu être une de ces conquêtes imprévues; mais pour croire à ses merveilleux effets, l’affirmation intéressée de Galien ne suffit pas.

Quand on veut mettre en lumière les vertus réelles d’un médicament nouveau, il faut réunir un certain nombre de faits observés sans prévention, les comparer entre eux, les débarrasser des causes d’erreur ou d’illusion qui pourraient en altérer le sens. Dans quelle mesure d’activité et de fréquence le remède a-t-il rempli l’attente du praticien? Dans quels cas a-t-il paru indifférent, nuisible ou utile? Quelles sont les indications et les contre-indications de son emploi, etc., etc.?

Je n’aperçois dans l’œuvre de Galien aucune trace de ce travail. Doué médicalement de toutes les qualités nécessaires pour le mener à bien, il manquait de sang-froid et d’esprit de suite. Dieu me garde d’être injuste envers lui! Mais on peut admirer ses talents et douter de son courage; il n’y a pas de solidarité entre ces deux choses[163].

Quoi qu’il en ait dit, il n’avait vu que quelques scènes détachées du grand drame pathologique. Il est bien permis de croire qu’il a évité autant que possible tout rapport compromettant avec les malades. Nous savons que la peste régnait encore pendant qu’il composait, dans le prudent isolement de son cabinet, quelques-uns de ses écrits les plus remarquables. Est-il un praticien un peu répandu à qui une maladie épidémique ait laissé ces loisirs? Comment croire dès lors aux exploits thérapeutiques de Galien? Cet exemple serait unique dans l’histoire des grandes épidémies. L’expérience a trop souvent montré dans quelles étroites limites est renfermée l’action de la médecine lorsqu’elle entre en lutte avec ces implacables ennemis de la vie humaine. La science doit s’incliner alors devant une sorte de loi fatale dont les peuples sont condamnés à subir l’inflexible arrêt dans certains moments de crises. La maladie traitée par Galien n’a pas sans doute fait exception à la règle générale. La preuve, c’est que le bol d’Arménie n’a pas survécu à sa gloire éphémère. On l’a banni de toutes les pharmacopées, sans encourir le reproche d’ingratitude. Galien, qui croyait ou feignait de croire aux songes, leur a dû peut-être la révélation de son prétendu spécifique. Je ne puis me décider à lui donner une origine plus sérieuse[164].

Un dernier mot. Lors même que le bol d’Arménie aurait mérité, par ses services éprouvés, l’honneur que lui a fait Galien, je n’aurais rien à changer à mon opinion sur la nature de la maladie Antonine. Cela prouverait seulement que l’art s’était fortuitement enrichi d’une ressource précieuse qui manquait aux médecins contemporains de Thucydide. Avant la découverte du quinquina, les fièvres intermittentes étaient (c’est Sydenham qui l’a dit) l’opprobre de la thérapeutique. Elles en sont aujourd’hui le plus beau titre. Ceci soit dit simplement comme similitude. Le quinquina a fait largement ses preuves, tandis que le bol d’Arménie, un moment exalté, ne s’est plus relevé de l’oubli profond où il est justement tombé.

Nous avons vu que la maladie populaire qui avait si tristement inauguré le règne de Marc-Aurèle, s’était perpétuée avec des alternatives de rémission et de recrudescence jusqu’à l’époque de la mort de cet empereur. A dater de ce moment, le vaste incendie jette encore çà et là quelques lueurs éparses qui ne tardent pas à s’éteindre; le retour trop prévu du fléau paraît ajourné à une échéance lointaine.

Sept ans après, sous le règne de Commode, éclata encore une terrible épidémie, dont la mention nous est transmise, sans autre détail, par Dion Cassius, qui se borne à dire que de mémoire d’homme il n’y en avait pas eu de plus meurtrière.

Il n’est pas douteux pour moi qu’elle ne soit une émanation de la peste Antonine. Ces retours imprévus sont dans les habitudes des grandes épidémies; c’est malheureusement tout ce que je puis en dire. J’ai fait quelques recherches pour m’éclairer; mais aucun des historiens que j’ai consultés ne signale même cette invasion nouvelle, et il m’est resté le regret de ne pouvoir satisfaire sur ce point la juste curiosité de mon lecteur.

M. le Dr Théod. Krause, qui guette au passage les faits favorables à son opinion personnelle sur l’antiquité de la variole, s’est emparé de la relation de Dion Cassius. Selon lui, cette maladie se serait transmise par l’inoculation à l’aide d’aiguilles empoisonnées; ce qui semblerait ne devoir se rapporter qu’à la variole[165].

Il suffit de lire le récit du chroniqueur pour s’assurer que cette interprétation est purement arbitraire.

«En ce temps-là (sous le règne de Commode), éclata une maladie qui dépassa en violence toutes celles qui me sont connues. Souvent en un seul jour il succombait à Rome plus de deux mille personnes. De plus, il périt beaucoup de monde par un autre genre de mort, non-seulement dans la ville, mais encore dans presque tout l’empire romain. Des scélérats, moyennant salaire, empoisonnaient des individus en les piquant avec des aiguilles préalablement enduites de matières toxiques (ce qui s’était déjà fait du temps de Domitien), et ce procédé fit d’innombrables victimes[166]

Voici maintenant, d’après l’auteur, ce qui s’était passé sous le règne de Domitien:

«Une bande de malfaiteurs empoisonnèrent des aiguilles et s’en servirent pour piquer les individus qu’ils avaient désignés d’avance. Plusieurs de ceux qui avaient reçu ces piqûres succombèrent sans se douter de la cause de leur mort. Mais quelques-uns de ces scélérats furent dénoncés et livrés au dernier supplice. Et cela arriva non-seulement à Rome, mais pour ainsi dire sur toute la terre habitée[167]

La première pensée que cette lecture fait surgir, c’est que le narrateur est l’écho d’un de ces bruits populaires avidement recueillis par les masses en temps d’épidémie, et qui se perpétuent dans l’histoire, jusqu’à ce que le progrès des lumières en fasse justice. A l’époque dont il s’agit, de graves écrivains rapportaient sans sourciller les fables les plus absurdes; et j’avoue que je ne puis donner un autre nom au récit de Cassius, qui n’est qu’un tissu d’invraisemblances, si l’on en pèse attentivement les détails.

Ce complot énigmatique contre la vie des citoyens, si cruellement moissonnés par l’épidémie; ces assassinats salariés et propagés par une complicité inexplicable dans tout l’empire romain et même dans le monde entier; le procédé infernal imaginé par les exécuteurs de ce pacte homicide; tout cela ressemble à un mauvais rêve, et n’a probablement pas plus de réalité. Comment les historiens du règne de Domitien et de Commode ont-ils gardé le silence sur un événement aussi extraordinaire qui est resté enfoui dans les œuvres de Cassius?

Après tout, les annales de la perversité humaine sont assez riches pour qu’on ne se hâte pas de fixer en ce genre les limites du possible. Mais en supposant vraie de tous points la relation du chroniqueur romain, les partisans de l’ancienneté de la variole qui s’en prévaudraient dans l’intérêt de leur cause, témoigneraient d’une grande pénurie d’arguments. On a beau tordre le texte, on n’en fera jamais sortir ce que M. Krause a cru y voir dans un moment de préoccupation.

Cassius n’a pas dit certainement, et n’a pas même voulu faire entendre que ces aiguilles empoisonnées transmettaient la maladie régnante. La preuve est sans réplique: c’est qu’on ne connaissait de son temps ni les virus, ni par conséquent leur procédé d’insertion artificielle. On prononçait souvent le mot de contagion pour représenter la communicabilité de certaines maladies; mais on ignorait par quel intermédiaire le passage s’opérait. De longs siècles devaient s’écouler avant que la science, éclairée par Fracastor, soupçonnât l’existence des principes matériels des transmissions morbides.

Je n’insiste donc pas plus longtemps, et je me serais contenté d’une simple indication si je n’avais dû tenir compte de l’autorité de mon érudit confrère. Il n’est pas douteux pour moi que sa prévention et un examen trop superficiel, ont été la seule cause de sa méprise.


CHAPITRE III
DE LA GRANDE ÉPIDÉMIE DU IIIe SIÈCLE APRÈS JÉSUS-CHRIST

Il est à remarquer que plus on s’éloigne de l’époque où Thucydide écrivit la belle page médicale dont j’ai si souvent parlé, plus on regrette l’insignifiance et la concision des documents indispensables pour tracer la monographie des grandes maladies populaires. On ne peut inculper l’ignorance ou la paresse des médecins contemporains, quand on les voit signer, à cette date reculée, tant d’œuvres magistrales qui sont restées l’honneur de la science. Ils méritent pourtant le reproche d’avoir manqué de prévision, en laissant perdre tant de matériaux et d’éléments d’études qu’ils auraient dû, au contraire, religieusement léguer à l’avenir. Il faut sans doute faire la part des moyens incomplets et défectueux de transmission qu’on possédait alors; mais cette excuse atténuante n’empêche pas que ma remarque subsiste.

On ne trouve quelques indications sur ces grands fléaux que dans les écrits des historiens étrangers à la médecine, obligés d’en mentionner la date. Quand ils en ont noté le point de départ, la léthalité, la durée totale et la disparition, il ne leur reste plus rien à dire, et ils ne s’aventurent pas dans des régions où ils craignent de s’égarer.

C’est ainsi que la maladie dont je vais m’occuper serait restée pour nous une sorte de légende, sans la découverte de quelques lignes noyées, pour ainsi dire, dans l’œuvre d’un écrivain ecclésiastique. Elles renferment, en effet, quelques traits symptomatiques, dont nous sommes, faute de mieux, obligés de nous contenter.

Le règne de Gallus et de Volusien, qui se dénoua, en moins de deux ans, par leur fin tragique, n’est célèbre, selon la remarque d’Eutrope, que par l’avénement de l’horrible maladie qui dévasta alors le monde.

On sait qu’après la mort de Dèce, Gallus partagea, pendant quelques mois, l’exercice du pouvoir avec Hostilien. C’est en ce moment qu’éclata l’épidémie dont Hostilien fut une des premières victimes (252), ce qui permit à Gallus d’associer à l’empire son propre fils Volusien[168].

Cette maladie avait déjà fait de grands ravages en Égypte et surtout à Alexandrie, lorsqu’elle pénétra dans l’empire romain, aux approches de la solennité pascale, d’après Eusèbe[169]. Elle se répandit de là avec une sorte de furie sur tout le reste du globe (et cæteras orbis partes invasit)[170]. Il y eut des villes entièrement dépeuplées. La mortalité fut encore effroyable au commencement du règne de Gallien (253-254). Ou vit succomber, tant à Rome que dans plusieurs villes de la Grèce, jusqu’à cinq mille personnes par jour. Il est peu d’épidémies qui puissent revendiquer un pareil nécrologe[171].

Les chroniqueurs sont à peu près d’accord sur sa durée totale qu’ils évaluent à quinze années, juste le terme de la longue peste du temps de Marc-Aurèle. Elle aurait donc pris fin en 267[172].

La guerre, la famine, les persécutions sanglantes contre les chrétiens, furent ses avant-coureurs; et quelle que soit notre ignorance constante sur le rapport étiologique qui unit l’incubation des grandes maladies populaires à ce concours de désastres physiques et de souffrances morales, il importe de prendre acte de la coïncidence qui est trop fréquente en pareil cas, pour ne pas laisser suspecter un lien plus intime.

Eusèbe Pamphile, qui nous a transmis une relation de cet événement dans son Histoire ecclésiastique, ne signale, sauf la mortalité et la contagion, aucun fait qui puisse servir à la pathologie[173]. Mais il ne faut pas oublier qu’il n’était pas contemporain de l’épidémie, et qu’il a eu à se plaindre, comme tant d’autres, du manque de traditions techniques. Nous lui emprunterons plus tard d’autres observations que la médecine peut s’approprier avec fruit. Dans le récit dont je parle, il dépeint énergiquement l’affreuse situation des villes luttant contre la mort. Il glorifie, dans un chaleureux langage, la belle conduite de ses coreligionnaires qui prodiguèrent leurs soins aux malades, sans penser à leur propre vie dont ils avaient fait d’avance le noble sacrifice. Ce tableau, si vivement coloré, n’a pas la moindre teinte médicale.

Saint Cyprien, qui a écrit dans le foyer même de l’épidémie, était mieux placé pour en retracer l’image. Il n’eût tenu qu’à lui de nous conserver une description qui eût été le digne pendant de celle de Thucydide.

Mais l’illustre évêque de Carthage qui devait, cinq ans après, couronner par le martyre sa vie de dévouement et d’abnégation, rapportait tout à Dieu, et toujours soucieux de la destinée des âmes dont on lui avait confié la charge, il ne voyait dans les tortures corporelles qu’il contemplait sans pâlir (lues horribilis et feralis), qu’une épreuve utile au salut. Pour relever le courage et enflammer le zèle de ses frères moissonnés par la faux implacable, il composa cette éloquente homélie De mortalitate, dont j’abrége l’éloge en disant que saint Augustin l’admirait sans réserve[174].

C’est dans cet écrit que saint Cyprien a indiqué, en passant, quelques-uns des principaux symptômes de la maladie; mais, absorbé par des pensées plus hautes, il n’a pas même eu l’idée d’en compléter le signalement, et nous ne pouvons remplacer son silence que par des conjectures. Comme ce document est resté unique, nous sommes privés de tout moyen d’éclaircissement et de contrôle.

Voici cette brève description[175]: «L’invasion s’annonçait par un flux de ventre qui épuisait les forces. Les malades accusaient une chaleur intérieure intolérable. Bientôt se déclarait une angine douloureuse; des vomissements continuels s’accompagnaient de vives douleurs d’entrailles. Les yeux, injectés de sang, étaient étincelants. Chez un certain nombre de malades les pieds, ou d’autres parties envahies par la gangrène, se détachaient spontanément. Brisés par ces terribles assauts, les malheureux étaient en proie à un état de faiblesse qui rendait la marche chancelante. Les uns restaient privés de l’ouïe, d’autres avaient perdu la vue[176]

Ozanam n’a pas reproduit textuellement ce récit, et se contente de dire que «saint Cyprien donne une description semblable à celle de la maladie d’Athènes[177]

La vérité est qu’il y a de frappantes analogies entre la maladie du IIIe siècle et celle du temps de Périclès et de Marc-Aurèle. L’ardeur intérieure, la rougeur inflammatoire des yeux, les vomissements et les déjections alvines, les gangrènes partielles, la cécité résultant de la mortification des globes oculaires, la perte de l’ouïe causée par le sphacèle de l’appareil auditif: tous ces caractères sont communs aux deux maladies, et leur réunion représente un type morbide original. Mais il nous manque bien des signes pour affirmer l’identité absolue. On ne nous dit rien de l’état du pouls, de la température et de la coloration de la peau, des périodes de la maladie, de sa durée moyenne. Y avait-il une éruption? Le silence de l’auteur sur ce point capital implique-t-il la négative ou une omission involontaire? La conclusion, dans les deux cas, serait essentiellement différente. Il est évident que le récit de Cyprien, accepté dans sa lettre, nous laisse dans l’indécision. Je répète qu’il avait résumé à la hâte ce tableau symptomatique qui le détournait de sa pensée fixe; et ce qu’il a négligé de nous dire était peut-être ce que nous aurions le plus d’intérêt à savoir.

Toujours est-il que l’universalité reconnue de la maladie, sa résistance aux traitements, sa léthalité indomptable, ses caractères accentués et insolites, lui assurent le titre de grande épidémie. Comme la peste d’Athènes, elle se transmettait par tous les modes de contagion, par les vêtements, et même par le regard, au rapport de Cédrénus. Ce dernier préjugé, répandu chez les anciens, signifie, dans le langage de la doctrine moderne, que le contact immédiat des malades n’était pas nécessaire, et que le principe virulent, mêlé à l’air, était directement absorbé par les voies respiratoires. C’est le contagio distans de l’école allemande.

Tous les auteurs, unanimes sur le concours que la contagiosité a prêté au génie épidémique, sont même portés à amplifier son rôle. J’ai dit bien des fois que les grandes maladies populaires obéissent dans leur course irrésistible à leur propre ressort, et que les communications virulentes ne sont en réalité qu’une condition puissante, sans doute, mais auxiliaire et éventuelle, de leurs irradiations lointaines.

Quelle idée doit-on se faire, en dernière analyse, de la maladie dont je viens d’esquisser le tableau? Deux réponses se présentent.

Ou bien elle constitue une entité morbide nouvelle et sans précédent, et mérite une place à part dans le groupe nosologique des affections populaires. Ou bien, si l’on s’en rapporte à la description de Cyprien, en sous-entendant quelques symptômes, elle serait la troisième invasion bien connue de la peste antique. Le lecteur peut choisir entre ces deux hypothèses celle qui lui semblera la plus probable.

Je n’ai pas de répugnance pour la première; et c’est celle qu’il faudrait bien se déterminer à accueillir, si la découverte ultérieure de quelque texte ignoré venait révéler avec certitude le défaut complet d’éruption. La maladie du IIIe siècle serait, dès ce moment, nettement distincte de la maladie d’Athènes, qui était essentiellement éruptive.

Mais comme en l’absence de tout document certain, le rapprochement des deux images fait ressortir leur frappante ressemblance, la conclusion suivante réunirait peut-être le plus de suffrages, et je la propose, sous bénéfice d’inventaire.

La peste du siècle de Périclès, celle du temps de Marc-Aurèle, et celle qui inaugura le règne de Gallus, ne formeraient qu’une seule et même maladie qui, après avoir parcouru le monde à diverses époques, aurait fini par s’éteindre.

Cette opinion a été adoptée par M. Krauss, qui a voulu la consacrer en quelque sorte en donnant un nom spécial à la maladie ancienne, représentée par ses trois grandes invasions historiques[178].

Thucydide a indiqué l’Éthiopie comme point de départ de la peste qu’il a décrite. Schnurrer fait naître dans la même contrée la peste Antonine, et c’est aussi de l’Éthiopie que serait venue, au rapport de Cédrénus, l’épidémie du IIIe siècle[179].

En considération de cette communauté d’origine, M. Krauss propose d’appeler cette maladie: typhus éthiopique des anciens, ou fièvre éthiopique putride, ou mieux encore typhus pustuleux des anciens, en supposant que la maladie du temps de Gallus ait compté parmi ses principaux symptômes une éruption pustulo-ulcéreuse.

Que mon savant confrère me permette quelques objections.

Le mot typhus implique étymologiquement un état de stupeur et ne convient, en conséquence, qu’aux maladies qui présentent ce symptôme. Or, nous ne le trouvons dans aucune des descriptions de la maladie ancienne. Une vicieuse synonymie que l’usage consacre sans la justifier, adapte au vrai typhus, à la fièvre jaune, à la peste bubonique, les noms de typhus d’Europe, d’Amérique, d’Orient. Ne dirait-on pas une seule et même fièvre grave, distinguée selon les cas par sa provenance? L’incongruité nosologique de cette nomenclature s’aggraverait encore par l’addition inopportune d’une nouvelle espèce de typhus.

Il y a plus. Ce mot qui sous-entend l’intervention initiale d’une influence infectionnelle, est en défaut lorsqu’on l’applique aux épidémies qui retrouvent dans les milieux les plus disparates, les conditions de leur développement. Dans l’espèce, il serait d’autant plus déplacé qu’il semblerait donner gain de cause aux médecins pour qui la peste d’Athènes n’est encore que le typhus de l’encombrement. Opinion manifestement contraire aux faits, comme j’espère l’avoir précédemment démontré.

Désigner une épidémie cosmopolite d’après son point de départ, c’est faire supposer qu’elle s’élabore toujours dans ce foyer générateur pour s’élancer de là sur le reste du monde; ce qui n’est pas confirmé par l’histoire de ces fléaux voyageurs.

La dénomination que je repousse a enfin cet inconvénient qu’étant employée de tout temps dans la langue nosologique, pour représenter une entité morbide bien définie, elle semble indiquer une maladie vulgaire, ce qui en donne une fausse idée.

Puisque la nouveauté incontestable de cette affection réclame un néologisme, nous aurons, je crois, rempli toutes les exigences en l’inscrivant dans nos cadres, sous le nom de lœmos pustuleux, grande épidémie aujourd’hui éteinte après une existence plusieurs fois séculaire, pendant laquelle trois apparitions à longue échéance semblèrent annoncer la fin du monde[180].

Serait-ce à dater du IIIe siècle que ce fléau aurait déserté la pathologie? Impossible de répondre.

La lecture attentive des historiens qui se succèdent à cette époque, met de temps en temps, sous les yeux, la simple mention de quelques épidémies cruelles, renfermées dans l’enceinte de certaines villes ou, tout au moins, dans un rayon circonscrit. Quoique le silence absolu qu’on garde sur les symptômes laisse tout à deviner, on n’excède pas les limites des vraisemblances permises, en admettant que ces indications cachent plus d’un retour partiel de la grande épidémie, préludant ainsi graduellement à sa retraite définitive. Si quelque document nouveau exhumé des vieilles archives, venait confirmer cette présomption, je n’aurais rien à changer à l’opinion que j’ai exprimée. Nous savons en effet que le VIe siècle tient en réserve un autre fléau aussi terrible qui prendra la place vide, se perpétuera jusqu’à nous, et finira par resserrer le cercle de son action dans les bornes que les progrès de la science et de la civilisation semblent lui avoir assignées. Le lœmos pustuleux n’est plus dès lors qu’un souvenir historique et la vraie peste prend possession, à son tour, de la société humaine. Avant d’en entreprendre l’étude j’ai quelques mots à dire d’une épidémie charbonneuse, dont Eusèbe Pamphile nous a laissé une courte description[181].

Cette maladie observée l’an 302 de J.-C., sous l’empereur Maximien, régnait conjointement avec une pestilence sur laquelle le chroniqueur ne nous apprend rien qui puisse nous être utile, quoiqu’il lui ait consacré un long article et qu’il en ait parlé de visu.

Il paraît seulement qu’elle se compliqua d’une horrible disette, et Eusèbe voudrait bien pouvoir faire la part de la faim et de la peste dans ce désastre commun. Mais ce problème d’analyse clinique, qui était digne d’un épidémiste expérimenté, dépassait la mesure de sa compétence; et c’est précisément ce qui rend son silence plus regrettable encore. Comme il avait toute la fermeté qu’exige ce genre d’observation, s’il eût pensé à recueillir quelques-uns des traits les plus saillants de la maladie dont il était témoin, nous aurions essayé de suppléer à ses réticences et de recomposer, à l’aide des matériaux qu’il nous aurait transmis, une synthèse pathologique qui aurait trouvé sa place dans la biographie générale des épidémies.

Eusèbe s’est contenté de nous peindre le funèbre spectacle auquel il assistait. La mortalité fut énorme tant dans les villes que dans les campagnes. Le peuple était réduit à brouter l’herbe des champs. Des malheureux décharnés, semblables à des ombres, tombaient épuisés sur le sol, implorant un morceau de pain, et c’était leur dernier cri de détresse au moment d’expirer. Des cadavres nus restaient entassés plusieurs jours dans les rues et sur les places, et les chiens s’en disputaient les lambeaux[182]; ce qui donna l’idée de les tuer dans la crainte qu’ils ne devinssent enragés et ne s’en prissent aux vivants. Des familles entières furent enlevées en peu de temps, et Eusèbe voyait emporter de la même maison deux ou trois cadavres. La classe riche semblait n’avoir échappé aux horreurs de la faim que pour tomber victime de la maladie régnante, sous ses formes les plus aiguës et les plus rapides. C’est ainsi, dit le narrateur, que «la mort apparaissait armée de deux traits: la famine et la peste.»

Serions-nous ici en présence d’une nouvelle invasion du lœmos pustuleux, renfermé cette fois dans un cercle plus restreint? Nous n’aurions guère en faveur de cette hypothèse que la léthalité de la maladie et sa date assez rapprochée de celle du IIIe siècle. Ces reprises partielles sont un attribut des grandes épidémies.

Mais laissons ces conjectures sans vérification possible, et jetons un coup d’œil sur la maladie charbonneuse qui vint compléter cette trilogie de fléaux.

Voici le récit d’Eusèbe:

«Après un hiver remarquable par l’abondance et la durée insolite des pluies, survint une famine inattendue, à laquelle s’adjoignit bientôt une peste. Pour surcroît de malheur, régnait une autre maladie, consistant dans une plaie qu’on appelait anthrax (carbunculus), parce qu’elle semblait avoir été produite par le feu. Ce mal gagnant petit à petit tout le corps, mettait en grand danger ceux qui en étaient atteints. Il affectait de préférence les yeux, et priva de la vue un nombre infini de gens des deux sexes et de tout âge[183]

Plusieurs opinions peuvent être émises sur la nature de cette maladie.

Les défenseurs obstinés de l’antiquité de la petite vérole prétendent la reconnaître à cette éruption générale, disposée à se porter sur les yeux.

D’après eux, les anciens désignaient par le mot anthrax le bouton varioleux dans certaines conditions spéciales. J’ajourne pour le moment la réfutation de cette synonymie arbitraire. A mon avis, l’étymologie seule exclut le rapprochement.

Mais est-il certain qu’Eusèbe ait désigné une éruption générale? N’a-t-il pas plutôt voulu faire entendre qu’un premier charbon a été suivi de plusieurs autres sur diverses régions du corps; ce qui s’observe en effet dans bien des cas d’affection charbonneuse? Un médecin décrirait-il une variole confluente en disant qu’un bouton s’étend peu à peu sur toute la surface du tégument? On sait bien que le visage se couvre simultanément d’un grand nombre de pustules.

D’un autre côté, l’invasion des globes oculaires par les boutons varioliques et la cécité consécutive n’ont jamais atteint, sous les épidémies les plus malignes, la proportion signalée par Eusèbe.

Quelle que soit la nature de la maladie en question, je déclare pour ma part que, dans ma conviction, elle n’est pas la variole.

Quand on rapproche divers passages empruntés aux auteurs anciens, on s’assure qu’ils ont connu une maladie charbonneuse, désignée sous le nom d’anthrax ou de carbunculus, souvent observée à l’état sporadique, prenant, par intervalles, la forme et l’extension des épidémies. Cette maladie tenait même dans la pathologie de leur temps une plus grande place que celle qu’elle occupe dans la nôtre, et j’aurai à y revenir plus tard[184].

M. Littré, examinant rapidement cette question, fait remarquer qu’aujourd’hui même la science n’est pas définitivement fixée sur la distinction qui sépare le charbon malin de la pustule maligne. D’où il déduit a fortiori qu’il doit être très-difficile de porter un diagnostic rétrospectif sur les descriptions si incomplètes, disséminées dans les écrits des anciens[185].

Je conviens qu’au point de vue de ses caractères extérieurs, la lésion locale peut prêter à la confusion des deux maladies. Mais, outre que leur marche respective est loin d’être la même, l’étiologie initiale de la pustule maligne lui est exclusive. La pathologie actuelle, en dépit de quelques contradictions qui n’ont pas reçu la sanction de l’expérience, professe que cette maladie virulente n’est jamais spontanée chez l’homme, et provient toujours de l’inoculation directe ou médiate d’un principe morbide élaboré par certains mammifères atteints de fièvre charbonneuse. Elle n’est donc pas susceptible de prendre la forme épidémique, pas plus que la morve, qu’on peut lui comparer sous ce rapport.

Sans doute elle règne, comme endémiquement, dans quelques provinces françaises, telles que la Lorraine, la Franche-Comté et surtout la Bourgogne. On en voit même les cas se multiplier dans certains milieux, et à des époques déterminées de l’année, de manière à présenter l’aspect d’une petite épidémie. C’est ainsi qu’on l’observe souvent dans les bas quartiers de Chartres, et qu’elle y dépassa de beaucoup, en 1835, ses proportions ordinaires[186].

Mais il ne faut pas se laisser prendre à ces apparences. La pustule maligne ne se montre que dans des conditions d’insalubrité locale et sous l’influence de certaines constitutions atmosphériques qui provoquent et propagent chez les animaux les fièvres charbonneuses. Les sujets qu’elle affecte sont précisément ceux que leur profession expose au contact des débris organiques qui recèlent ces germes virulents. Tous les faits bien observés se rattachent, en dernière analyse, à cette cause originelle. On les constate en effet presque exclusivement chez les bouchers, les tanneurs, les corroyeurs, les mégissiers, les ouvriers de marchands de laine, les conducteurs de bestiaux, etc.

Personne n’ignore aussi que la pustule maligne s’établit avec une préférence significative sur les parties habituellement découvertes, c’est-à-dire directement exposées à l’accès du principe charbonneux: le visage, le cou, la poitrine, les avant-bras, le dos de la main. Quand elle se forme sur des régions protégées par les vêtements, comme dans de rares exemples, on finit toujours par en découvrir la raison dans quelque particularité de l’imprégnation. Mais la préférence si marquée de l’anthrax épidémique du IVe siècle pour le globe oculaire n’appartient pas à la pustule maligne. Cet organe n’est pas, en effet, le plus exposé à l’application immédiate du virus carbunculaire. Ce qu’on peut affirmer, c’est qu’il y a bien peu de borgnes, et encore moins d’aveugles, qui tiennent leur infirmité d’une pareille origine. Le siége assigné par Eusèbe à l’anthrax qu’il observait, suffirait donc, à mon sens, pour mettre hors de cause la pustule maligne[187].

On a pu remarquer, au surplus, que l’auteur ne fait allusion à aucune épizootie coexistante; ce qu’il n’aurait pas manqué de rappeler, à l’exemple des anciens, qui ont eu de nombreuses occasions de signaler ces associations morbides.

Il reste donc évident, pour moi, qu’Eusèbe a décrit l’anthrax malin épidémique; c’est-à-dire le charbon de cause interne dont Pline et Celse surtout ont parfaitement précisé les caractères[188].

Cette tumeur n’est que la détermination cutanée d’une affection fébrile qui se développe sous l’empire d’une constitution médicale appropriée et dont les cas se multiplient souvent dans certaines salles d’hôpital. La pustule maligne en diffère essentiellement dans ce sens qu’elle est primitivement locale, formée sur le point d’application du virus, et passible, au début, du traitement topique ou chirurgical. Elle est promptement suivie, si on la laisse marcher, d’un trouble général toujours très-grave et trop souvent mortel. Mais on peut l’éteindre sur place, et c’est encore un caractère qui la distingue nosologiquement de l’anthrax contre lequel Celse prescrivait toujours le traitement interne.

Au rapport de Pline, cet anthrax était de son temps spécialement endémique dans la Gaule narbonnaise, et il aurait été porté en Italie sous la censure de L. Paulus et de Q. Martius. Les consuls F. Rufus et Q. Lecanius Bassus en furent victimes[189]. L’auteur dit formellement que le mal se fixait sur les parties les plus cachées (occultissimis corporum partibus) et souvent sous la langue, ce qui exclut la pustule maligne[190]. Cette maladie, dont le symptôme dominant était un état soporeux, emportait les sujets en trois jours, ou même plus rapidement, quand la tumeur siégeait à l’estomac ou à l’arrière-gorge.

Les traits principaux énumérés par Pline s’adaptent parfaitement au charbon malin de nos jours. Pendant les chaleurs exceptionnelles de l’été de 1724, on observa à Montpellier des cas nombreux de cette fièvre gangréneuse. Ils se multiplièrent surtout dans le voisinage de cette ville et dans les villages situés sur nos côtes marécageuses, dont l’insalubrité constante exerça concurremment avec les ardeurs insolites de la saison une influence puissante sur le développement de cette épidémie[191]. Elle n’a plus paru depuis, dans notre région languedocienne, assez généralement accusée de réunir les conditions favorables à sa production. Le charbon malin s’y montre bien encore à l’état sporadique; mais il est incontestable qu’à cet égard les prédispositions populaires se sont heureusement modifiées, et que la pathologie a subi encore un de ces revirements qui s’offrent à notre étude, sous tant d’aspects divers. Les améliorations progressives de l’hygiène, qui ont si efficacement retenti sur la vie matérielle et notamment sur la bromatologie publique, ne sont certainement pas étrangères à ce changement. Les anciens, au contraire, étaient livrés sans défense à l’assaut de ces cruelles maladies; et ces épidémies, accidentelles et rares dans des temps plus rapprochés de nous, tenaient une grande place dans leur pratique et dans leurs écrits.

Celse, en traitant du charbon de cause interne, ne lui assigne pas de siége d’élection. Il se contente de dire que s’il attaque l’œsophage ou l’arrière-gorge, le malade peut mourir subitement suffoqué[192]. Mais il étudie aussi, dans un article spécial, le charbon des yeux qui devait être commun de son temps[193]. Supposez une épidémie, et cette particularité de localisation sur le globe oculaire lui donnera un cachet spécial qui l’assimilera à celle du IVe siècle.

Je me résume. L’anthrax, dont Eusèbe nous a conservé le souvenir, était une de ces affections gangréneuses auxquelles la forme qu’elles impriment aux altérations locales qui en dépendent, a valu le nom de charbon ou fièvre charbonneuse. L’épidémie observée par Fournier dans les premières années du siècle dernier, reproduit l’image de l’épidémie ancienne dans des proportions plus restreintes, et sauf quelques différences extérieures qui ne changent rien au mode morbide interne. Certes, si de nos jours, il est reconnu que les vices de l’alimentation réclament une grande part dans la production, l’extension et la gravité des fièvres charbonneuses, cette condition étiologique n’a pas manqué à la maladie d’Eusèbe. L’affreuse disette dont il décrit les effets, l’usage des produits les plus malsains auxquels la population se trouvait réduite pour tromper sa faim, étaient des avant-coureurs menaçants dont on aurait pu, en quelque sorte, prédire les suites. Et comme ce concours d’influences a été renforcé par l’intervention adjuvante d’une constitution pestilentielle, dont nous connaissons au moins l’irrésistible activité, l’explosion d’une maladie charbonneuse s’explique naturellement, toutes réserves faites pour le mode pathogénique essentiel dont il ne nous est jamais permis de pénétrer le secret tout entier.


CHAPITRE IV
DE LA GRANDE ÉPIDÉMIE DU VIe SIÈCLE (PESTE INGUINALE)

On admettait généralement, jusqu’à ces derniers temps, que la peste proprement dite avait fait sa première apparition au VIe siècle. Aucun document historique n’était venu démentir cette opinion. Les médecins spécialement versés dans la recherche des antiquités pathologiques concluaient dans le même sens, après s’être assurés du silence des textes. M. Hecker, poursuivant son système favori, n’hésitait pas à rattacher étiologiquement cette explosion au contact et au mélange désordonné des barbares de l’Asie avec les peuples de l’Europe. Leur fameuse irruption du Ve siècle aurait préparé, d’après lui, dans une longue et trop féconde incubation, l’horrible épidémie qui semblait faire présager l’anéantissement de la race humaine.

On affirmait donc que la maladie populaire qui éclata sous le règne de Justinien, et qui, de l’aveu de tous, n’est autre que la peste inguinale, avait forcé pour la première fois l’entrée de la pathologie et continuait le rôle de ces fléaux inconnus, dont les invasions plus ou moins distantes portent avec elles autant de surprise que de terreur.

Dans son éloquent plaidoyer en faveur de l’étiologie miasmatique qu’il n’a cessé de défendre, Pariset présente expressément la peste comme une maladie sans précédent, avec laquelle la médecine entrait en lutte. Il dévoile, avec ce charme de style et cette habileté de dialectique dont il possède le secret, la signification incomprise de ce désastre qui venait faire expier à l’Égypte, protégée autrefois par ses coutumes, le déplorable oubli de son antique hygiène[194].

Pariset, dont la plume obéissait à une prévention très-arrêtée, ne soulevait pas de contradiction lorsqu’il montrait ce pays exempt de peste à l’époque de la grande ferveur des embaumements. Cette immunité était un fait, et l’on n’en contestait que l’interprétation trop exclusive.

De nouvelles recherches ont changé la face de la question. Un texte ignoré, dont la publication ne remonte qu’à quelques années, établit que la peste avait existé bien avant l’ère chrétienne, dans la région où elle a conservé son endémicité originelle.

Cette rectification imprévue du préjugé général est due au savant cardinal Angelo Maï, qui a découvert à Rome, en 1831, un passage décisif de Rufus, d’Éphèse, enfoui dans un ouvrage inédit d’Oribase, médecin de l’empereur Julien[195].

Il n’est pas indifférent de noter que Rufus ne traitait pas précisément de la peste, mais des bubons, considérés par les anciens comme complication habituelle des fièvres de mauvais caractère: remarque importante, en ce qu’elle prouve que la formation de ces tumeurs glandulaires était autrefois bien plus fréquente que de nos jours, dans le cours de certaines pyrexies qui n’avaient, au fond, rien de commun avec la peste inguinale. D’où il suit qu’il faut y regarder de bien près avant d’attribuer à cette maladie les épidémies indiquées par les médecins de l’antiquité, sous le nom vague de lœmos ou pestilentia, lors même qu’elles compteraient les engorgements de l’aine parmi leurs symptômes.

Rufus commence par rappeler que le bubon qui s’élève au cou, aux aisselles et aux cuisses, sous l’influence provocatrice de causes très-variables, est avec ou sans fièvre. Quand la fièvre s’y joint, il s’accompagne de frissons; et s’il ne survient aucun accident, sa guérison est facile. Cela dit, il écrit les lignes suivantes dont je donne la traduction littérale:

«Les bubons appelés pestilentiels sont les plus dangereux et suivent une marche très-aiguë, surtout ceux qu’on observe en Lybie, en Égypte et en Syrie, et dont a fait mention Denys surnommé le Tortu. Dioscoride et Posidonius en ont longuement parlé, à propos surtout de la peste qui a régné de leur temps en Lybie. Ils disent que cette épidémie fut caractérisée par les symptômes suivants: fièvre violente, douleurs, tension de tout le corps, délire, éruption de bubons volumineux, durs, n’arrivant pas à suppuration, se développant non-seulement dans les lieux accoutumés, mais encore aux jarrets et aux coudes[196]

A cette description il n’est guère possible de méconnaître la peste de notre temps, celle qu’on observe encore dans les contrées où elle aurait déjà régné trois siècles avant l’ère actuelle. La peste ne saurait donc être rapportée à une étiologie moderne, et le brillant échafaudage de Pariset croule sur sa base.

Sans doute, la gravité et la concordance des témoignages contemporains, attestant la salubrité permanente de l’ancienne Égypte, portent à croire, comme on l’a dit, que les cas auxquels Rufus fait allusion étaient sporadiques, et que cette contrée était indemne de vraies épidémies de peste[197]. Il serait inconcevable, en effet, que Rufus, après avoir noté ses ravages en Lybie, eût gardé le silence sur ses invasions générales en Égypte, et on ne comprendrait pas davantage que l’histoire écrite dans les chroniques ou gravée sur les monuments n’en eût pas conservé la mémoire.

Malgré mon penchant pour cette conjecture, si favorable à ma thèse, j’avoue que mon adhésion ne serait que conditionnelle. Si l’on accorde que la peste s’est montrée dans ce temps-là, en Égypte, sous forme sporadique, il est difficile d’admettre qu’elle n’ait jamais rompu la barrière fragile qui la séparait de l’épidémicité. Mais il n’en resterait pas moins ce fait désormais acquis, que la maladie qui doit exclusivement porter le nom de peste, quelles que fussent les limites de son extension, a existé bien antérieurement au VIe siècle, dans les lieux où on l’avait déclarée inconnue.

Comme on ne renonce pas sans résistance à une opinion longtemps caressée, dont on a poursuivi le triomphe au prix même de son repos, Pariset a formulé, avant d’avouer sa défaite, quelques objections qui, selon moi, font encore assez bonne figure dans ce débat. On dira qu’il avait un système à soutenir, et que son impartialité devient par cela même suspecte. Mais comme sa loyauté est inattaquable, et qu’il possédait à fond la question, il faut juger ses raisons sans parti pris et avec la déférence qu’il mérite. Je suis obligé à regret d’abréger ma citation dont je n’ai gardé que les traits essentiels.

«On parle d’épidémies de véritable peste, de peste à bubons et à charbons, lesquelles se sont montrées en Libye, en Syrie, en Égypte, trois siècles avant notre ère. C’est Oribase qui le dit sur la foi de Rufus. C’est Rufus qui le dit sur la foi de trois médecins, Dioscoride, Posidonius et Denys le Court. Où vivaient ces trois hommes? On l’ignore. Dans quel temps? Posidonius était contemporain de Dioscoride, puisqu’ils ont vu ensemble la peste de Libye. Et Dioscoride? Lequel? On en connaît quatre. Le plus ancien vivait 30 ans avant J.-C. Le second, 90 ans plus tard. Ne parlons pas des autres. Et Denys? Personne, si ce n’est Rufus, n’en a parlé. Je me trompe: c’est Hermippe de Smyrne qui en a parlé, dit-on, 280 ans avant J.-C..... Mais où sont les relations originales? On les a perdues. Malgré la juste défiance que doivent inspirer ces citations, je suppose que Rufus et Oribase ont cité fidèlement... Pour m’en tenir à ces pestes de la Libye qu’a mentionnées Rufus, quand je pense que ni Celse, ni Galien, l’élève de l’école d’Alexandrie, n’en ont point parlé; ni dix à douze médecins de premier ordre, entre autres, Dioclès, Praxagore, Sérapion, Soranus, élève lui aussi d’Alexandrie; quand je pense que le traducteur ou plutôt le copiste de ce dernier écrivain, Cœlius Aurelianus, a été, sur les bubons, sur les charbons, sur la peste, aussi muet que tous les autres, lui qui vivait dans le Ve siècle de notre ère et qui pratiquait la médecine à Sicca, dans le cœur même de la Numidie, je suis forcé d’en conclure que si pendant sept à huit siècles, des pestes ont paru, elles ont été si rares, si transitoires et si bornées qu’elles ont tout au plus attaché l’attention de deux ou trois observateurs; qu’elles n’ont point formé de véritables épidémies; qu’elles ont pu s’associer, comme autant d’épiphénomènes, à des maladies d’une tout autre nature, comme l’a vu Hippocrate, comme on le voit peut-être encore aujourd’hui à Erzéroum et sur les bords du Danube, et qu’enfin n’ayant point laissé de traces dans le souvenir des hommes, elles étaient complétement oubliées, lorsque parut sous Justinien, la grande peste de 542, que les médecins de Constantinople prirent pour une maladie toute nouvelle[198]

Quel que soit le jugement qu’on porte sur la question d’érudition discutée par Pariset, il me semble qu’on peut être d’accord avec lui sur la conclusion qu’il en tire. Le défaut de relations originales, le silence unanime de tant de médecins éminents si bien placés pour étudier une affection telle que la peste, et si compétents pour en parler savamment, démontrent en effet, que les épidémies de ce nom, observées huit à neuf siècles avant la mémorable explosion qui a dépeuplé le monde, ont été si distantes, si restreintes, si fugitives, qu’elles ont à peine été remarquées par quelques praticiens et qu’elles n’ont été sommairement indiquées que par un très-petit nombre d’écrivains, qui ne leur ont pas donné l’importance qu’on leur prête. Je laisse de côté les pseudo-pestes qui se sont certainement glissées parmi les pestes légitimes, à la faveur de l’homonymie trompeuse usitée à cette époque; ma conviction bien réfléchie est que la pathologie moderne a subi, sous ce rapport, de profondes mutations. Les bubons ne sont si souvent mentionnés par les anciens soit à l’état sporadique, soit comme expression particulière d’une constitution médicale, que parce qu’ils étaient d’observation commune, et traduisaient des prédispositions populaires dont la marche du temps a effacé ou tout au moins bien amoindri les effets. Mais les engorgements inguinaux ou parotidiens ne s’associaient si fréquemment aux pyrexies graves qu’à titre d’épiphénomènes qui ne préjugeaient rien sur leur nature foncièrement pestilentielle. La lecture des vieux maîtres met à tout moment, sous nos yeux, des observations de ce genre. Toujours est-il que les pestes anciennes, pour ne parler que de celles qui ont droit à cette désignation, avaient été oubliées, et que la tradition en était perdue lorsque éclata la grande épidémie qui sema partout la stupeur et l’épouvante par la nouveauté de ses caractères et la rapidité de ses coups. Jamais on n’avait vu pareille destruction d’hommes, et l’hydre devait dévorer la terre pendant plus d’un demi-siècle. C’est alors que le nom de peste (pessimum?) jusque-là sans signification déterminée, fut consacré, d’un commun accord, à cette étrange maladie, comme pour faire entendre qu’elle méritait le premier rang parmi les plus malignes. Alors aussi le latin, cette langue des savants et des médecins, s’appropria tous ces néologismes de lues inguinaria, morbus inguinarius, clades inguinaria, pestis bubonica et autres synonymes rappelant le principal symptôme.

«C’est un volcan, a dit Pariset, qui, allumé du temps de Justinien, jette continuellement des étincelles et menace de faire explosion[199].» Il y aurait peu à changer à ces lignes écrites avant la révélation de Rufus.

On pourrait dire, en suivant la similitude, que les matières en ignition qui bouillonnaient, de temps immémorial, dans ce cratère, se frayaient, par intervalle, une issue, sans se porter au loin. Mais tout à coup sans cause appréciable, l’éruption éclate avec une fureur inouïe; la lave longtemps comprimée, renverse ses anciennes digues et se précipite, comme un torrent, sur le monde, entraînant, dans son cours, des générations entières.

Telle est l’image qui représente l’effroyable cataclysme du VIe siècle.

Si donc la peste ne peut plus être considérée historiquement comme une maladie nouvelle, il reste toujours vrai qu’elle était ignorée de l’Europe avant ce formidable débordement; qu’elle ne s’est imposée sérieusement à l’étude des médecins qu’à partir de cette époque; et que c’est alors seulement qu’elle a inauguré la série de ses invasions intermittentes. Une fois déchaînée hors de sa retraite, elle a désolé l’Europe sans trêve ni merci. Du XIe au XVe siècle, elle s’y montre trente-deux fois, et chacune de ses reprises se prolonge, en moyenne, pendant douze années. Londres et Paris, ces grandes agglomérations, vouées à tous les maux, dans l’enfance de l’hygiène publique, étaient périodiquement condamnés à ses étreintes. Sydenham, qui vivait au XVIIe siècle, rendait grâce à Dieu de ce que la métropole de l’Angleterre ne subissait que tous les trente ou quarante ans l’assaut d’une peste meurtrière[200].

Pour tous ces motifs, je devais donner chronologiquement à la peste la place qui lui appartient dans la succession des grandes maladies populaires dont ces pages reproduisent le tableau.

Il y a aujourd’hui treize cent vingt-six ans qu’elle mit hardiment le pied sur son vaste domaine, et c’est alors que la science vit se dresser devant elle ce problème sans cesse renaissant.

La détermination du mode de propagation de la peste qui représente un grand intérêt social, a longtemps passionné les esprits, et nos Académies ont pris à certains jours l’aspect tumultueux des assemblées politiques.

Cet interminable débat semble arrivé enfin à une période d’apaisement qui permet d’espérer un accord définitif. Si la solution impatiemment attendue a été trop longtemps ajournée, c’est qu’on s’obstinait à la poursuivre en dépit des principes qui régissent la matière, et avec l’intention de plier les faits à des théories préconçues. N’est-il pas curieux, pour ne pas dire plus, de voir la contagiosité de la peste attaquée avec violence en plein XIXe siècle, comme une superstition d’un autre âge? Heureusement la raison a sanctionné le dernier mot de l’expérience, et il ne reste que le regret de tant d’agitation stérile. Le rapport de M. Prus à l’Académie de médecine, malgré quelques impropriétés de langage que je ne suis pas le premier à lui reprocher, attestera les préoccupations d’une société qui prétend rester en état de légitime défense et ferme l’oreille aux utopies qui voudraient la détourner de son but.

La transmissibilité, véhémentement soupçonnée avant d’avoir conquis la certitude d’un axiome, impliquait logiquement une prophylaxie toujours en éveil, et prête à prévenir ou arrêter des importations menaçantes. Tel fut le motif de l’érection tardive des lazarets, destinés à séquestrer les germes virulents; épreuve déjà faite, sur une grande échelle, pendant les croisades, contre les envahissements de la lèpre.

Félicitons-nous hautement que l’anathème imprudent du paradoxe n’ait pu prévaloir contre cette précieuse égide de la santé publique. La révision des anciens règlements n’a servi qu’à confirmer, encore une fois, l’absolue nécessité d’en maintenir le principe. Tout le monde, à peu près, s’accorde pour reconnaître que la civilisation aurait reculé jusqu’à la barbarie, si, sous prétexte de progrès, elle avait renié ce qu’on appelait avec mépris les vieilles idoles. Ce n’est pas sur le coup de dé d’une hypothèse qu’on peut jouer la vie des hommes. Salus populi suprema lex!

On n’oubliera pas de longtemps l’importation de la fièvre jaune à Saint-Nazaire. Ce fait qui a parlé si haut, a amené bien des conversions doctrinales et pratiques. Éclairés enfin par cette lueur sinistre, les adversaires radicaux de nos institutions sanitaires paraissent avoir compris qu’il serait par trop téméraire de courir les aventures, et qu’un système de protection, fût-il même imparfait, est préférable à la béate expectation du fatalisme[201].

Ces grandes questions que je devais indiquer parce qu’elles se lient à l’histoire de la peste, ne sont pas heureusement comprises dans mon programme. Aussi bien, arriverais-je trop tard, après tant de travaux, de plaidoyers, de discussions qui ont enfin rendu à la vérité le terrain qu’elle avait perdu, et sur lequel, il faut l’espérer, elle restera désormais inébranlable.

Je n’ai point à écrire une monographie de la maladie inguinale qui serait, après tant d’autres, une redite inutile. Ma tâche se borne à dégager des traditions du passé le type morbide original qui a surgi au VIe siècle, et dont les reproductions fidèles, sauf les variations secondaires, se sont perpétuées jusqu’à nous.

Parmi les nombreux chroniqueurs qui ont été témoins de cet événement et nous racontent ce qu’ils ont vu, il en est trois qui se distinguent par l’importance des documents qu’ils nous ont laissés.

Le signalement, trop sommaire, tracé par Agathias, réunit les traits principaux du modèle[202]. Il faut savoir seulement qu’il n’a pas décrit la première invasion de Constantinople, mais celle qui eut lieu quinze ans après (558), et qui ne fut, pour mieux dire, qu’une recrudescence; car l’auteur remarque expressément que la maladie n’avait jamais complétement disparu, et que le feu n’avait pas cessé de couver sous la cendre.

C’est probablement par inadvertance, qu’il rapporte à la cinquième année du règne de Justinien, la première explosion qui appartient à la quinzième. Il est bon d’en être prévenu pour éviter certaines confusions[203].

Evagre a dépeint le fléau dans toute son horreur tel qu’il l’avait vu à Antioche pour la quatrième fois depuis sa venue. Dans son jeune âge, alors qu’il allait encore à l’école, comme il nous l’apprend lui-même, il en avait été atteint et avait eu des bubons aux aines. Devenu homme, il fut plus cruellement frappé encore dans ses affections les plus chères. Chacun des retours de la maladie, astreints, s’il faut l’en croire, à des échéances périodiques, infligea à son cœur de nouveaux déchirements. Il perdit d’abord plusieurs de ses enfants que leur mère ne tarda pas à suivre dans la tombe. A une autre époque, la mort s’acharna sur ses parents. Enfin quand il écrivait, à cinquante-huit ans, le récit de la quatrième invasion d’Antioche, dont il avait été témoin deux ans auparavant, il pleurait encore sa fille et son neveu que l’inexorable contagion lui avait ravis: nouvel et douloureux exemple de ces prédispositions fatales qui semblent condamner les membres d’une même famille à inscrire leurs noms dans l’obituaire des épidémies[204].

La relation de Procope l’emporte de beaucoup sur celles d’Agathias et d’Evagre, par son étendue et la multiplicité des détails qu’elle renferme. On y trouve de plus une précision technique, qui n’appartient qu’aux hommes du métier, ou qui révèle au moins un rare instinct d’observation, capable de suppléer, dans une certaine mesure, au défaut de connaissances spéciales. Mon choix ne pouvait être douteux, et j’ai traduit ce récit sans retranchement, pour qu’on pût le mettre en regard de celui de Thucydide. Le rapprochement de ces deux grandes peintures historiques, faites à onze siècles de distance, offre au moraliste non moins qu’au médecin, un intéressant sujet d’études[205].

«..... Vers le même temps, dit Procope (542), éclata une épidémie qui consuma presque tout le genre humain. Il peut se faire que des esprits subtils s’avisent d’en rapporter l’origine à quelque influence occulte provenant du ciel. Ceux qui ont la prétention d’être familiers avec ces problèmes se livrent souvent à de grands flux de paroles pour démontrer l’intervention de certaines causes qui dépassent la portée de l’intelligence; et en énonçant des théories puisées dans leur imagination bien plus que dans l’observation de la nature, ils savent bien que tout ce verbiage est sans valeur. Mais ils sont satisfaits s’ils ont pu en imposer à quelques interlocuteurs crédules. Quant à moi, il me paraît impossible d’attribuer cette maladie à une autre cause qu’à Dieu lui-même. Car elle ne sévit ni dans une partie limitée de la terre, ni sur une seule race d’hommes, ni dans un temps déterminé de l’année, ce qui aurait pu insinuer, sur sa génération, quelques conjectures plus ou moins spécieuses ou probables. Elle parcourut le monde entier, frappant cruellement les peuples les plus divers, n’épargnant ni sexe ni âge. Les différences d’habitation, de régime, de tempérament, de profession, ou de toute autre nature, ne l’arrêtaient point. Ceux-ci étaient atteints en été, ceux-là pendant l’hiver ou dans les autres saisons. Que le philosophe disserte gravement, que le météorologiste prononce, chacun suivant son point de vue! Mon but à moi est de faire connaître le lieu de naissance et les caractères particuliers de cette épidémie.

»Elle commença par la ville de Péluse en Egypte, d’où elle s’étendit suivant un double courant, d’une part, sur Alexandrie et le reste de l’Egypte; de l’autre, sur la Palestine qui touche à l’Egypte. Après quoi elle envahit l’univers, marchant toujours par intervalles réguliers de temps et de lieux. Elle semblait, en effet, obéir à une loi prescrite d’avance, et s’arrêtait dans chacune de ses stations un nombre fixe de jours, respectant, chemin faisant, les populations intermédiaires, et se propageant dans toutes les directions jusqu’aux extrémités du monde, comme si elle craignait d’oublier, sur son passage, le moindre coin de terre. Pas d’île, pas de caverne, pas de sommité habitée par l’homme, qu’elle ne visitât. Si elle dépassait quelque lieu sans y toucher ou en se contentant de l’effleurer, elle y revenait bientôt, dédaignant cette fois les populations voisines qu’elle avait déjà ravagées; et elle ne se retirait qu’après avoir prélevé, dans cette étape, un tribut de victimes proportionné à celui qu’elle avait imposé antérieurement aux localités ambiantes. Elle débutait toujours par les côtes maritimes, et s’avançait de là progressivement dans l’intérieur des terres. Au printemps de la seconde année (543), elle s’introduisit à Constantinople où je me trouvais par aventure. Voici comment elle s’annonçait:

»Plusieurs croyaient voir des esprits, ayant revêtu la forme humaine. Il leur semblait alors que l’individu qui se dressait devant eux les frappait à certains endroits du corps. Ces apparitions étaient le signe du début de la maladie. Tourmentés par ces visions, les malheureux imploraient, pour s’en délivrer, l’assistance des saints et recouraient à toutes sortes d’expiations. Mais tout cela était en pure perte, puisque la plupart rendaient l’âme dans les églises mêmes où ils s’étaient réfugiés. On en vit aussi qui s’enfermaient dans leur chambre, refusant de répondre à la voix de leurs amis; et quoiqu’on les menaçât du dehors en heurtant leur porte, ils feignaient de ne rien entendre, dans la crainte d’avoir affaire à un spectre.

»L’invasion de la maladie n’avait pas lieu chez tous de cette manière. Quelques-uns ne voyaient ces apparitions qu’en rêve, et ne croyaient pas moins ouïr une voix qui leur annonçait leur inscription sur la liste de ceux qui devaient mourir. Le plus grand nombre n’étaient obsédés ni pendant la veille ni pendant le sommeil, de ces apparitions ou prédictions sinistres. La fièvre les prenait tout à coup, les uns au moment de leur réveil, les autres à la promenade, plusieurs au milieu de leurs occupations habituelles. Leur corps ne changeait pas de couleur, et leur température n’était pas celle de l’état fébrile. On n’apercevait aucun indice d’inflammation. Du matin au soir, la fièvre était si légère qu’elle ne faisait pressentir rien de grave soit au malade, soit au médecin qui tâtait le pouls. Aucun de ceux qui présentaient ces symptômes ne paraissait en danger de mort. Mais, dès le premier jour, chez les uns, le lendemain, chez d’autres, ou quelques jours après, chez plusieurs, on voyait naître et s’élever un bubon, non-seulement à la région inférieure de l’abdomen qu’on appelle les aines, mais encore dans le creux des aisselles; parfois derrière les oreilles ou sur les cuisses.

»Les caractères principaux de l’invasion étaient à peu près chez tous, ceux que je viens d’indiquer. Pour le reste, je ne puis rien préciser, soit que les variations qui survenaient tinssent au tempérament des sujets, soit que l’Auteur suprême de la maladie lui imprimât, par un acte exprès de sa volonté, ces modifications accidentelles. Les uns plongés dans un profond assoupissement, d’autres en proie à un délire furieux présentaient les divers symptômes observés en pareil cas. Ceux qui étaient assoupis restaient dans cet état, comme ayant perdu le souvenir des choses de la vie ordinaire. S’ils avaient auprès d’eux quelqu’un pour les soigner, ils prenaient de temps en temps les aliments qu’on leur offrait. S’ils étaient abandonnés, ils ne tardaient pas à mourir d’inanition. Les délirants privés de sommeil et sans cesse poursuivis par leurs hallucinations, se figuraient voir devant eux des hommes prêts à les tuer, et ils prenaient la fuite en poussant d’horribles hurlements. Les individus qui étaient attachés à leur service, se trouvaient dans une situation des plus pénibles, et n’inspiraient pas moins de pitié. Ce n’est pas qu’ils fussent plus exposés à contracter la maladie dans l’intimité de ces rapports; car ni médecin, ni toute autre personne ne la gagnèrent par le contact. Ceux même qui lavaient et ensevelissaient les morts, restaient contre toute attente sains et saufs pendant leur besogne. Plusieurs d’entre eux, atteints dans un autre moment sans motif apparent, mouraient subitement. On ne plaignait donc les serviteurs des malades que pour la fatigue écrasante qu’ils subissaient. Sans cesse occupés à replacer dans leur lit ceux qui se roulaient par terre, ils devaient aussi arrêter et contenir de vive force ceux qui cherchaient à se précipiter par les fenêtres. D’autres, voyant de l’eau, couraient s’y jeter, non pour calmer leur soif, puisqu’il y en eut qui se plongèrent dans la mer, mais parce qu’ils n’étaient pas maîtres de leur raison. Il fallait aussi lutter avec les malades pour leur faire prendre quelques aliments qu’ils n’acceptaient pas sans résistance. Il y en eut un grand nombre qui, faute de soins, moururent de faim ou de toute autre manière, hors de leur maison. Les bubons s’affaissaient chez certains malades qui n’avaient eu ni assoupissement ni délire, et ils succombaient dans des souffrances atroces. Il est probable qu’il en était de même pour les autres; mais ils ne manifestaient rien, parce que le trouble de leur esprit leur ôtait le sentiment de la douleur.

»Comme on ne comprenait rien à cette étrange maladie, certains médecins pensèrent que sa source secrète résidait dans les bubons, et ils prirent le parti de pratiquer l’ouverture des cadavres. La dissection des bubons mit à nu des charbons sous-jacents, dont la malignité amenait la mort soudainement ou après quelques jours. Il ne manqua pas de malades dont le corps entier se couvrit de taches noires de la dimension d’une lentille. Ces malheureux ne vivaient pas même un jour, et expiraient tous dans une heure. D’autres, en assez grand nombre, mouraient tout à coup en vomissant du sang. Ce que je puis affirmer, c’est que les plus savants médecins avaient condamné bien des malades qui furent bientôt sauvés contre toute espérance. A l’inverse, on en vit succomber beaucoup au moment même où on leur promettait la guérison. C’est que les causes de la maladie dépassaient les bornes de la raison humaine, et l’événement trompait toujours les prévisions les plus naturelles. Le bain qui avait été utile aux uns était nuisible aux autres. Parmi ceux qui étaient abandonnés et restaient sans secours, un grand nombre perdaient la vie; mais beaucoup aussi se tiraient d’affaire contre toute probabilité. Quant au traitement essayé, les effets en étaient très-variables suivant les sujets. En somme, on n’avait découvert aucun moyen efficace, soit pour prévenir à temps l’invasion de la maladie, soit pour en conjurer la terminaison funeste quand elle s’était déclarée. On ne savait en effet ni pourquoi l’on tombait malade, ni pourquoi l’on guérissait.

»Les femmes enceintes qui étaient attaquées étaient inévitablement vouées à la mort. Les unes succombaient en avortant; d’autres, arrivées au terme de la gestation, mouraient aussitôt en accouchant, de même que leurs enfants. On n’en compta, dit-on, que trois qui survécurent, après s’être délivrées de fœtus morts dans leur sein. On n’en cite qu’une seule dont le nouveau-né continua à vivre, quoique sa mère eût rendu l’âme en le mettant au monde.

»Ceux dont le bubon prenait le plus d’accroissement et mûrissait en suppurant, réchappèrent pour la plupart, sans doute parce que la propriété maligne du charbon déjà bien affaiblie avait été annihilée. L’expérience avait prouvé que ce phénomène était un présage presque assuré du retour de la santé. Ceux, au contraire, dont la tumeur ne changeait pas d’aspect depuis son éruption, étaient frappés des accidents redoutables que j’ai signalés. On en voyait chez qui les cuisses se desséchaient; ce qui empêchait la tumeur, quoique bien développée, d’entrer en suppuration. Quelques-uns se guérirent au prix d’une infirmité de la langue, qui les réduisit pendant tout le reste de leur vie à bégayer ou à n’articuler que des paroles confuses et inintelligibles.

»L’épidémie de Constantinople dura quatre mois, et pendant trois mois elle sévit avec violence. Au commencement, on comptait quelques décès de plus qu’à l’ordinaire. Mais avec les progrès de la maladie, le chiffre des morts s’accrut chaque jour jusqu’à cinq mille, pour s’élever enfin à dix mille et même davantage. Dans le principe, chaque famille enterrait les siens; les cadavres étaient jetés furtivement ou de force dans des cercueils destinés à d’autres. Bientôt, au milieu de la confusion générale, le désordre se mit partout. Les domestiques restèrent sans maîtres, et les citoyens les plus opulents ne trouvèrent plus de serviteurs, soit qu’ils fussent malades ou qu’ils eussent été emportés. Un grand nombre de maisons étaient presque désertes, et les corps restaient plusieurs jours sans sépulture, faute de gens qu’on pût employer à cet office.

»Touché comme il devait l’être de tant de malheurs, l’empereur donna des soldats et de l’argent à Théodore qui fut chargé de veiller à tous les intérêts. Ce magistrat remplissait les fonctions de référendaire, pour employer l’expression usitée chez les Latins, c’est-à-dire qu’il présentait au souverain les placets qu’on lui adressait, et annonçait la décision dans sa réponse. Les survivants dans les maisons qui n’avaient pas perdu tous leurs habitants, étaient tenus de mettre leurs voisins au tombeau. Grâce à la munificence du prince et à l’aide de ses propres deniers, Théodore faisait procéder à l’inhumation des pauvres. Lorsque les sépulcres et les cercueils antérieurement construits furent gorgés de cadavres, et que la mort eut moissonné les ouvriers employés à creuser les terrains attenant à la ville pour y entasser les corps pêle-mêle, les nouveaux fossoyeurs, excédés par le nombre croissant des décès, eurent l’idée de monter sur les tours qui flanquaient le mur d’enceinte, d’en enlever la toiture et d’y jeter les morts au hasard. Quand toutes ces tours furent comblées, on les couvrit de nouveau; mais les exhalaisons infectes qui s’en dégageaient, surtout lorsque certains vents soufflaient du côté de la ville, devenaient de jour en jour plus intolérables.

»On avait renoncé aux règlements et aux cérémonies ordinaires des funérailles. Les morts étaient portés sans cortége ni chants religieux, et on se contentait de les déposer sur la plage. Quand il y en avait un certain nombre, on les entassait dans des bateaux qu’on laissait flotter à l’aventure vers la pleine mer.

»Les citoyens, antérieurement désunis par leurs dissensions politiques, abjurèrent leur vieille haine, pour concourir en commun aux nécessités des enterrements et donner la sépulture aux corps de leurs anciens ennemis.

»Ce n’est pas tout encore. Les hommes livrés à tous les débordements de la débauche et de la volupté et qui se complaisaient dans cette vie coupable, parurent y renoncer et s’adonnèrent avec ferveur aux pratiques du culte. Non pas qu’ils eussent été éclairés sur la honte de leur inconduite et qu’ils eussent senti naître dans leur âme l’amour du bien; car les malheureux qui sont rivés au vice, par leur nature perverse ou une longue habitude, ne peuvent subir une conversion aussi complète que lorsqu’ils ont été touchés par la grâce spéciale de Dieu. Mais ils étaient terrifiés à la vue de tant de désastres; et, croyant la mort suspendue sur leur tête, ils se voyaient contraints à réformer leur manière de vivre. Dès qu’ils furent délivrés de toute crainte, comptant être désormais hors de danger par la retraite définitive du fléau, ils se livrèrent avec une ardeur nouvelle à leurs criminelles passions, et se surpassèrent eux-mêmes par l’excès de leur turpitude et de leurs méfaits. Si bien qu’on pourrait dire avec vérité que cette peste, soit par l’effet du hasard, soit peut-être par une sorte de dessein prémédité, avait laissé les méchants pires qu’ils n’étaient auparavant; ce qui ne devint que trop clair par la suite.

»Pendant tout ce temps, la grande place de Constantinople était à peu près déserte. Tous ceux qui étaient bien portants restaient chez eux pour soigner les malades ou pleurer leurs pertes. Si l’on rencontrait quelqu’un dans les rues, c’était un porteur de cadavres. Tout commerce était interrompu. Les artisans n’exerçaient plus leur métier; l’ouvrage inachevé leur était tombé des mains. Aussi cette cité où tout affluait naguère à profusion, se vit-elle réduite à une horrible famine dont la population souffrit au delà de ce qu’on peut imaginer. On ne se procurait qu’avec la plus grande difficulté, et par une faveur inespérée, un morceau de pain ou tout autre aliment, en quantité à peine suffisante. D’où il advint que, chez quelques malades délaissés, le manque de nourriture avança l’heure de la mort. J’ajoute, en terminant, qu’on ne voyait personne portant la chlamyde, principalement pendant la durée de la maladie de l’empereur (car il eut aussi un bubon). Tous les habitants de cette ville si brillante de la pompe impériale, se tenaient renfermés dans leurs maisons vêtus comme de simples citoyens. Ce que je viens de dire de l’épidémie de Constantinople, s’applique à celle qui dévasta le reste de l’empire romain. Elle envahit aussi la Perse et toutes les autres nations barbares.»

Quand on compare ce long récit à celui de Thucydide, ce qui frappe tout d’abord, à la première lecture, abstraction faite de toute préoccupation médicale, ce sont les traits communs du tableau qui représente l’effet moral de l’épidémie. Les deux relations semblent calquées l’une sur l’autre.

C’est que l’histoire qu’elles racontent est de tous les temps et de tous les lieux, l’histoire de l’humanité, qui se débat contre un ennemi invisible dont les coups frappent au hasard. Au milieu de ces orgies de la mort, la pensée du salut absorbe tout autre sentiment. Dominée par l’instinct de la conservation, l’âme étale sans pudeur, sa lâcheté, son égoïsme, ses superstitions. Les liens sociaux se brisent; les affections du cœur s’éteignent. La couche des malades est désertée; on fuit avec horreur cet air empesté et ces contacts mortels. Les cadavres abandonnés sans sépulture attisent par leurs exhalaisons putrides le foyer virulent. Le désordre moral bouleverse toutes les conditions ordinaires de l’existence. Les passions n’ont plus de frein; la voix de l’autorité est méconnue; les rouages de la civilisation s’arrêtent.

Tel fut le lamentable spectacle que présentèrent, Athènes cinq cents ans avant J.-C., Rome sous Marc-Aurèle, Constantinople au VIe siècle, Florence au XIVe, etc.

Il est vrai que dans ces pages lugubres, pleines de hontes et de misères, on voit surgir, par contraste, quelques images consolantes; le dévouement de certaines âmes d’élite s’élève jusqu’à l’héroïsme. Mais ces rares exceptions ne font que mieux ressortir le dérèglement général, et l’oubli de tout ce que les hommes ont de plus cher et de plus sacré.

Disons-le hautement à la louange du présent. Ces douloureuses scènes n’ont pas frappé nos yeux dans ces temps de malheurs dont notre siècle a vu le commencement sans en prévoir encore la fin. Nos villes, décimées par le choléra, ont fait bonne contenance. Jetons un voile sur les égarements de l’ignorance qui n’ont pas survécu à la première impression de terreur, et reconnaissons que personne n’a déserté le poste de l’honneur. En face du péril commun, les liens de la famille et de l’amitié se sont resserrés. L’abnégation et le dévouement n’ont pas reculé devant le sacrifice même de la vie. La philanthropie, sous le nom chrétien de charité, a veillé jour et nuit au chevet des mourants. La science, aux prises avec un mystère impénétrable, ne s’est pas laissé troubler, et a prodigué ses secours et ses encouragements. La prévoyance tutélaire de l’administration est restée à la hauteur de tous ses devoirs. Des hôpitaux vastes et salubres ont été organisés. L’ordre le plus parfait a présidé aux inhumations. L’approvisionnement des subsistances a conjuré l’horrible famine, cortége inévitable des épidémies, aux jours néfastes. A la vue d’un pareil tableau, est-il permis de méconnaître l’amélioration des mœurs publiques, et notre époque, si décriée, ne mérite-t-elle pas, sur ce point, qu’on lui rende pleine justice?

On peut objecter que les épreuves infligées autrefois aux populations ont dépassé de beaucoup la mesure de celles de notre temps. On vit en un jour périr à Constantinople plus de dix mille personnes pendant la peste du VIe siècle. Le nombre des décès, produits à Paris, dans l’espace de neuf mois, par la peste noire de 1348, fut évalué par la Chronique des Pères Carmes de Reims, à quatre-vingt mille, sur une population qui s’élevait à peine au sixième de son chiffre actuel.

Le nécrologe général du choléra est loin d’être aussi chargé. L’invasion de 1832, qui dura six mois, n’enleva à Paris que dix-neuf mille victimes environ.

J’avoue aussi que sa contagiosité, qui est pour moi un des faits les plus certains de notre science, n’a pas cette activité d’expansion et cette énergie de virulence, qui redoublaient la gravité des pestes anciennes et rendaient si dangereuse la simple approche des malades.

Mais si l’on veut bien se reporter au souvenir des premières irruptions du fléau indien, alors que nous n’avions pas eu, en quelque sorte, le temps de nous blaser sur son imminence constante et ses reprises périodiques, on conviendra que le tribut qu’il n’a cessé de prélever, parmi nous, depuis son arrivée, a été assez lourd pour que je n’aie rien à rabattre de l’hommage que je rends à notre civilisation.

Je ne pousserai pas plus loin ces considérations qui ouvrent un vaste champ aux méditations de la philosophie, et j’aborde le commentaire nosologique du récit de Procope. Je vais étudier la maladie qu’il a décrite, en complétant ses renseignements par ceux que nous donnent d’autres chroniques. Je comparerai ensuite cette peste avec la maladie d’Athènes pour en établir le diagnostic différentiel.

Le développement que Procope a donné à sa relation et sa description minutieuse des symptômes, confirment la remarque que j’ai déjà faite. Il suffit de parcourir ses œuvres pour se convaincre de sa prédilection pour la médecine. Toutes les fois qu’un fait de cet ordre se présente sous sa plume, il s’y arrête avec complaisance, et l’interprète conformément aux théories de son temps. On découvre, en maint endroit de ses écrits, des observations pleines d’intérêt, relatives à des cas chirurgicaux. Il insiste en connaisseur sur les blessures par armes de guerre. Il en précise anatomiquement le siége, et en pose le pronostic. Il apprécie l’indication de tel ou tel procédé opératoire adapté à l’extraction de certains projectiles. On voit qu’il manie avec aisance la langue technique de l’époque. Rien ne prouve, quoi qu’on en ait dit, qu’il ait pratiqué la médecine; mais je ne mets pas en doute qu’avant d’entrer dans la carrière où il s’est fait un nom, l’historien du règne de Justinien n’ait obéi à un penchant naturel pour un genre d’études qu’il se réservait d’appliquer à ses travaux futurs.

Les effets de la peste sur les femmes grosses ou en couches, l’action si variable des bains, le caractère insidieux de la fièvre échappant à l’exploration du pouls, le contraste entre la bénignité apparente de certains symptômes et la gravité réelle du pronostic, forment autant d’observations dont on n’a pas besoin de signaler l’importance aux médecins.

Procope a reconnu le premier que la maturation graduelle et la suppuration des bubons, constituent un acte critique dont les tendances sont foncièrement salutaires; et il confirme son assertion par la contre-épreuve des effets funestes qui succèdent à l’affaissement prématuré des tumeurs glandulaires, dans leurs divers siéges. Ce fait n’a plus perdu dans l’histoire ultérieure de la peste la place qui lui a été donnée alors; la thérapeutique en tire son indication capitale.

Au milieu de tant de détails dont l’ensemble compose la monographie la plus complète qu’on pût tracer de la peste à l’époque de sa grande explosion, on s’étonnera peut-être que l’auteur ait passé sous silence les antécédents de l’épidémie, les influences de l’ordre externe qui en auraient préparé ou provoqué la venue. Il se hâte au contraire d’avouer son ignorance personnelle; et s’il recommande ce problème au philosophe et au météorologiste, il est facile de voir qu’il n’a pas grande confiance dans le résultat de leur enquête.

C’est qu’il a compris qu’on ne pouvait guère se promettre de découvrir la cause d’une maladie qui couvrait le monde entier et dominait tous les obstacles. Comment un fait morbide qui est, sur tous les points, en flagrante discordance avec les lois ordinaires de la pathologie, subirait-il le joug d’une étiologie banale?

Devant un pareil prodige, Procope incline sa raison, et c’est à Dieu seul qu’il fait remonter l’origine du fléau qu’il voit à l’œuvre. Ce qui revient à dire, en changeant la formule, que son principe réside dans une sphère inaccessible à l’esprit humain. La science actuelle est-elle, à cet égard, plus avancée que celle du VIe siècle, et n’est-elle pas réduite à faire le même aveu, en d’autres termes?

Certains chroniqueurs plus hardis, n’ont pas manqué de rattacher à chaque invasion locale de la peste, un concours de phénomènes avant-coureurs qui, d’après eux, en renfermeraient l’explication; mais le merveilleux qui vient toujours s’y mêler est un témoignage de l’impuissance de la science sérieuse, aux prises avec ces questions insolubles.

Dès les premières lignes du récit de Procope, nous sommes prévenus qu’un des traits principaux de la maladie qu’il dépeint, est l’étrange mobilité de ses symptômes qui dissimule si souvent son individualité. «Partout, dit Pariset, elle déploya ses variétés bizarres et ses anomalies insidieuses[206].» Procope en est si frappé, qu’il se demande s’il n’y faudrait pas voir encore un acte exprès de la volonté de Dieu. On comprend dès lors, les divergences qu’on remarque parmi les écrivains qui n’ont pas raconté la même invasion.

En 558, c’est-à-dire quinze ans plus tard, Agathias observe la maladie dans les mêmes lieux. Après avoir dit expressément qu’elle ressemblait à la première, qu’il y avait fièvre continue et éruption de bubons, il nous apprend qu’un grand nombre d’individus tombaient morts, comme frappés d’apoplexie, soit dans les rues, soit au milieu de leurs occupations ordinaires, sans avoir ni fièvre ni tout autre malaise sensible[207]. Comme cette impression foudroyante n’a été mentionnée ni par Procope ni par Evagre, il est permis d’admettre qu’elle fut le cachet particulier de la maladie dans sa seconde étape de Constantinople.

M. le docteur Grassi a eu de fréquentes occasions de voir, en Égypte, parmi les noirs, une espèce de peste qui, à raison de la rapidité de sa marche, pourrait, dit-il, recevoir le nom de peste apoplectique[208].

Le récit d’Agathias prouve que cette observation date des premières apparitions de la peste, et qu’elle n’est pas exclusive à la race nègre, comme M. Grassi semblerait l’insinuer. Les loïmographes de tous les temps en ont fait ressortir l’importance au point de vue des inhumations précipitées.

Il est certain que quand cette action sidérante du principe pestilentiel ne produit qu’une mort apparente avec tous les traits de la mort réelle, la nécessité de se débarrasser au plus vite des cadavres, peut occasionner de funestes méprises: «Quis ignorat, disait Lancisi, pestis tempore omnem rem non nisi tumultuarie peragi, ac perinde leve dumtaxat studium ad secernendos veros à pseudo-mortuis adhiberi?[209]» Bruhier a réuni plusieurs faits de ce genre qui ne laissent pas de doute[210]. Mais il faut savoir que la peste, même à une période plus ou moins avancée de son cours, plonge parfois le malade dans un état de léthargie ou de syncope qui peut simuler le trépas irrévocable. Diemerbroeck en a cité un exemple que je lui emprunte, parce qu’il n’est pas le moins curieux de ceux qui ont été inscrits dans ce groupe.

Il s’agit d’un individu habitant un bourg voisin de Nimègue, qui fut atteint d’une peste violente à laquelle il parut avoir succombé le troisième jour. Ses parents qui l’entouraient, l’enveloppèrent d’un suaire et le déposèrent sur son lit. Ses héritiers se partagèrent ses hardes et, par crainte des voleurs, vidèrent la maison de tout ce qu’elle contenait. Ils commandèrent le cercueil à un menuisier et firent les préparatifs de l’enterrement qui devait avoir lieu le jour suivant. L’ouvrier, surchargé de travail manqua de parole à l’heure fixée, et le convoi dut être remis au troisième jour. Le lendemain, au moment où l’on allait mettre le prétendu mort dans la bière (il avait passé cinquante-deux heures sans donner le moindre signe de vie), il commença à soulever sa poitrine et à agiter ses bras, et un quart d’heure après, il était sur pied, en proie à une sorte de délire furieux qui obligea les assistants à lui attacher les mains. Cet état dura environ cinquante-quatre heures; après quoi, revenu à lui, il vit ses parents revêtus de ses habits dont il se hâta de reprendre possession, ainsi que des autres meubles qui lui avaient été enlevés. Neuf ans s’étaient écoulés depuis cet événement, au moment où Diemerbroeck en écrivait le récit, et le sujet, plein de santé, était au service d’un noble Hollandais[211].

On a vu que Procope avait noté expressément l’égalité des âges et des sexes devant la peste qu’il observait. Dans l’invasion ultérieure dont Agathias fut témoin, les femmes étaient épargnées; le fléau frappait les hommes, et principalement les jeunes gens. Sous les yeux de Diemerbroeck, la peste de Nimègue respecta les vieillards[212]. L’épidémie de Gaza, étudiée par les médecins français pendant l’expédition d’Egypte, choisissait ses victimes parmi les femmes et les enfants[213].

Ces caprices sont familiers à la peste; mais elle n’en a pas le monopole.

Evagre, qui n’a décrit que la quatrième invasion d’Antioche, un demi-siècle environ après celle dont il avait été atteint lui-même dans son jeune âge, considère la maladie comme formée par la réunion de plusieurs autres (morbus iste ex variis morborum generibus compositus fuit)[214]. Moins familier que Procope avec l’observation médicale et le langage qui la traduit, il n’a pas su grouper autour de l’affection mère, les symptômes et les épiphénomènes qui n’en sont que des manifestations éventuelles. Mais les renseignements qu’il donne, n’en ont pas moins leur valeur nosographique. Ainsi la maladie débutait chez les uns, par la rougeur comme sanglante des yeux, et la bouffissure de la face; chez d’autres, par une angine; chez certains, par un flux diarrhéique. Plusieurs étaient atteints tout d’abord de bubons, avec fièvre ardente, sans que les facultés mentales éprouvassent le moindre trouble jusqu’à la mort qui survenait le second ou au plus tard le troisième jour. D’autres étaient pris d’un violent délire qui ne cessait qu’avec la vie. Il y en eut un grand nombre qui succombèrent avec une éruption de charbons à la peau[215].

Il est évident qu’Evagre a décrit à une autre époque et dans un autre siége, l’affection observée à Constantinople sous Justinien. Mais s’il avait pris la peine de s’éclairer par la lecture de la relation de Procope, il aurait été averti de bien des lacunes qu’il n’aurait pas manqué de remplir. On est surpris, au contraire, de le voir affirmer dès son entrée en matière, que l’histoire de cette peste n’était écrite nulle part, et qu’il était le premier qui eût songé à la publier. «Jam venio narraturus historiam numquam anteà memoriæ proditam de morbo qui quinquaginta duos annos inter homines grassatus est, et ita invaluit ut universum orbem terrarum depasceretur.» Or Procope était mort depuis quelques années, laissant dans le monde des lettres, des travaux très-connus auxquels Evagre lui-même passe pour avoir fait de nombreux emprunts. On ne pourrait disculper celui-ci qu’en admettant qu’il a parlé d’une autre maladie: supposition insoutenable, et qui se réfute à chaque ligne de son récit.

Procope a signalé, comme du plus mauvais augure, l’apparition de pétéchies. Evagre n’a rien dit de ce symptôme, ce qui peut donner à penser qu’il a été relativement moins fréquent dans l’épidémie dont il a tracé l’image; mais la gravité de cette éruption comme élément de pronostic n’a point échappé aux loïmographes.

Diemerbroeck assure que sur six cents pestiférés, ayant des pétéchies, c’est à peine s’il en a vu guérir un seul[216].

Sydenham a fait la même remarque pendant la peste de Londres, en 1665. «Quelquefois, dit-il, la maladie n’est précédée d’aucun mouvement fébrile et emporte subitement les sujets dont le corps s’est couvert, en pleine rue, de taches pourprées (maculis purpureis), présage certain d’une mort imminente[217]

Hodges, qui a raconté la même épidémie, parle d’une dame qui avait survécu à toute sa famille. Jetant par hasard les yeux sur sa poitrine, elle la vit parsemée de taches, comprit ce sinistre avertissement, et expira bientôt après, sans avoir présenté aucun autre symptôme[218].

L’observation de Procope relative aux funestes effets de la peste sur les femmes grosses ou en couches, n’a été reproduite ni par Agathias ni par Evagre. Il est certain qu’à priori, une maladie comme la peste doit troubler violemment la gestation, provoquer l’accouchement prématuré et entraîner la mort du fœtus et de la mère.

Diemerbroeck a vu les femmes enceintes avorter ou accoucher à terme, pendant une attaque de peste et mourir promptement ainsi que leurs enfants. Les exceptions furent, dit-il, excessivement rares[219].

D’après Samoïlowitz, les femmes grosses atteintes de la peste, pendant l’épidémie de Moscou faisaient, à coup sûr, une fausse couche. Car, ajoute-t-il, «l’orifice de la matrice se relâche avec autant d’aisance que celui de la vessie ou de l’anus[220].» Il est vrai qu’il restreint ce redoutable accident aux cas où une métrorrhagie s’était déclarée. Dans ces conditions, l’avortement a toujours été mortel.

Mais quoiqu’on ait eu bien des occasions de vérifier l’exactitude de l’observation de Procope, il faut toujours réserver la part des contingences expérimentales. Les recueils des épidémistes prouvent que la peste a épargné pendant certaines constitutions, la vie des femmes grosses ou accouchées qu’elle avait frappées.

L’insidiosité de la peste qui démentait indifféremment le pronostic grave ou favorable porté par les médecins, devait être, pour son premier historien, un sujet d’étonnement. Les malades dont la fin semblait prochaine, guérissaient contre toute attente. Ceux dont les symptômes avaient un caractère de bénignité rassurante expiraient à l’improviste. Ces dehors hypocrites, que les médecins ont eu tant d’occasions de démasquer depuis la révélation de Procope sont un des attributs les plus saillants de la peste. Ce fait a fixé l’attention de la commission médicale chargée d’étudier l’épidémie du Caire, en 1835. Un amendement sensible s’opérait dans les symptômes, et les malades qui se trouvaient soulagés, succombaient au moment où l’on s’y attendait le moins. D’autres, dont l’état semblait accuser un danger imminent, éprouvaient, comme instantanément, une amélioration manifeste[221]. C’est ainsi qu’après treize siècles, les observations se rejoignent à l’appel de la science.

La question de la contagiosité de la peste est présentée par Procope sous un aspect assez imprévu pour que je m’y arrête un moment. L’opinion qu’il exprime, acceptée dans sa lettre et sans critique, serait un argument de quelque poids en faveur des prétentions modernes qui ont refusé, à cette maladie, toute faculté virulente. Si l’on y regarde de plus près, on voit que Procope se met en contradiction avec lui-même, et qu’il était tout au moins contagioniste sans le savoir.

Il affirme, avec surprise il est vrai, que personne ne gagna la maladie par le contact des malades, et que les ensevelisseurs accomplissaient tous leur office sans être frappés.

Comment Procope s’est-il assuré de l’innocuité de ces rapports? Certainement, il n’a pas voulu dire que la maladie avait épargné tous ceux qui s’y étaient exposés. Quel motif a-t-il donc pu avoir pour disculper la contagion, quand il a vu tant de maisons entièrement dépeuplées? J’accorde qu’il n’est pas permis de mesurer la part des transmissions virulentes dans le nombre total des attaques. Mais est-il possible de méconnaître le concours qu’elles ont prêté au génie épidémique?

Après avoir admiré l’immunité constante des ensevelisseurs à l’œuvre, Procope nous apprend qu’ils mouraient subitement, dans d’autres moments, sans cause appréciable. N’est-ce pas que le virus, antérieurement absorbé, n’a manifesté ses effets qu’après une incubation plus ou moins lente? Quelle que soit la mobilité de ses apparences, le phénomène se réduit toujours à ces termes. On ne croirait jamais à la contagiosité des cadavres, si l’on exigeait qu’elle se révélât au moment même de l’imprégnation. Nous ne partageons pas la surprise de Procope, parce que notre doctrine nous a rendus familiers avec cet ordre de faits.

Écoutons Evagre, qui a envisagé la même question sous un point de vue plus large et plus conforme à l’observation générale.

D’après lui, la peste pouvait être contractée dans les conditions les plus diverses. Pour les uns, il suffisait de se voir ou de vivre ensemble. D’autres étaient saisis en entrant dans la maison habitée par des malades. Il y en eut qui furent frappés dans la rue. Un certain nombre fuyant les villes infectées, sans avoir la maladie, la donnaient aux personnes bien portantes. Parmi ceux qui fréquentaient les pestiférés, ou qui rendaient les derniers devoirs aux morts, beaucoup furent préservés. Des individus que des pertes cruelles avaient dégoûtés de la vie, et qui espéraient s’en débarrasser en multipliant et prolongeant à dessein leurs rapports avec les patients, restaient imperturbablement réfractaires, comme si la mort n’en eût pas voulu[222].

Certes, on ne peut pas affirmer plus explicitement la contagion médiate ou immédiate de la peste. Les restrictions apparentes rentrent dans l’esprit de la doctrine qui pose comme un principe fondamental la contingence du phénomène.

Propager une affection dont on porte sur soi les germes sans en avoir subi l’imprégnation; soigner impunément les malades ou les cadavres; affronter volontairement le poison morbide et rester invulnérable: tous ces faits sont vulgaires dans l’histoire de la contagion. Mais il n’en est pas un seul qui puisse ébranler la croyance à la transmissibilité, quand elle repose sur des observations positives. Avant que la pratique de l’inoculation de la variole eût apporté, contre ses dangers, un secours inattendu, on exposait les enfants à la contagion pendant les épidémies bénignes, avec l’espoir de les mettre ainsi à l’abri des épidémies meurtrières. Cette attente était souvent trompée par les prédispositions des sujets. S’est-on jamais avisé d’en conclure que la petite vérole n’est pas contagieuse? Et la même remarque ne s’applique-t-elle pas à toutes les maladies dont la virulence peut différer d’activité, sans être pour cela moins certaine?

La peste se transmettait donc au VIe siècle comme de nos jours; mais à aucune époque, sa contagion n’a été constante ou fatale. «On a raisonné sur ce point avec des idées aussi absolues, aussi positives que s’il s’agissait des effets de la poudre à canon ou de tout autre effet mécanique[223].» C’est ce paralogisme antimédical qui a embrouillé et tenu si longtemps en échec une question que les faits interprétés sans prévention, avaient résolue depuis de longs siècles.

Il est facile de voir du reste que Procope, malgré ses réticences, soupçonnait la communicabilité de la peste, puisqu’il constate avec étonnement, l’innocuité des rapports compromettants. Ne remarque-t-il pas aussi expressément que la maladie voyageuse débutait toujours dans les ports de mer, d’où elle gagnait progressivement l’intérieur des terres? Or, nous ne disons pas autre chose aujourd’hui quand nous signalons le danger trop certain des importations par la voie des navires. Seulement, du temps de Procope, l’opinion publique n’avait que des notions vagues sur ce fait empirique qui était pour elle un mystère. C’est Fracastor qui justifia plus tard, au nom de la science, les craintes populaires, en proclamant l’efficacité préventive de la séquestration et de l’isolement.

On trouve dans la relation d’Evagre une observation qui a échappé à Procope, et qu’il aurait jugée moins étrange s’il en avait compris la véritable interprétation.

Les personnes qui habitaient une ville en proie à l’épidémie et qui comptaient s’y soustraire en se réfugiant dans des localités jusque-là préservées, étaient frappées seules, au milieu de la population saine.

N’est-il pas évident qu’il ne s’agit ici que de ce qu’on appelle aujourd’hui des cas importés? Les individus qui allaient mourir dans une ville intacte, après avoir quitté un foyer de peste, recélaient en eux le germe morbide dont les effets éclataient après un certain temps d’incubation. Ce genre d’observation a acquis une notoriété populaire dans l’histoire du choléra moderne.

Les médecins qui, pour complaire à certaines théories, ont nié les récidives de la peste, auraient pu s’assurer que la question avait déjà été décidée au VIe siècle, dans le sens contraire.

«Des individus, dit Evagre, qui avaient réchappé une première et même une seconde fois, ne résistaient pas à une nouvelle attaque[224]

Ce fait a été depuis lors souvent vérifié: Samoïlowitz, qui était chef de service d’un grand hôpital de Moscou, pendant la peste, en fut atteint trois fois[225]. Pariset va plus loin, et assure qu’on a compté jusqu’à huit, dix et douze reprises[226].

Desgenettes raconte que, pendant la peste du Caire, pour subvenir aux besoins du service, il avait formé des convalescents à soigner les malades. Mais, dit-il, plusieurs reprirent la maladie, contrairement à l’opinion émise par bien des médecins[227].

Quand on met en regard les récits contemporains de la grande invasion pestilentielle, pour les compléter l’un par l’autre, il ne faut pas perdre de vue qu’Evagre, beaucoup plus jeune que Procope, lui avait survécu pendant de longues années. L’épidémie, qui n’avait pas cessé de parcourir le monde, avait multiplié les faits qui se rattachent à son histoire. Lorsque Evagre prit la plume pour consigner ce souvenir, il avait recueilli quelques renseignements nouveaux que leur date recommande à l’attention des épidémistes.

«Il n’était pas rare, dit-il, de voir dans les villes infectées, certaines familles complétement détruites. Souvent tout se bornait à l’extinction d’une ou deux familles, le reste de la population étant épargné. Enfin, les familles qui n’avaient pas compté de victimes, étaient seules atteintes l’année suivante.» Cette dernière observation avait sans doute étonné Evagre, puisqu’il croit devoir en garantir spécialement l’exactitude: «Sicut accurata observatione comperimus.»

Ces simples lignes mériteraient un long commentaire. Je me contenterai de faire remarquer, qu’elles mettent en évidence cette communauté de dispositions héréditaires et consanguines, qui semble désigner aux coups des épidémies les membres d’une même famille. J’ai dit ailleurs qu’Evagre avait eu le malheur de donner à ce fait sa confirmation personnelle; le fléau qui l’avait frappé dans son enfance s’était impitoyablement acharné sur les siens, prélevant un nouveau tribut à chaque reprise.

La parenté, comme l’a dit Sénac, est, en pareil cas, une espèce de contagion[228]. Il est certain qu’elle est la source de susceptibilités morbides congénitales, que renforce naturellement, dans une foule de cas, l’action prolongée des mêmes influences de climat, d’atmosphère, d’habitation, de régime, de profession, etc. Qu’une maladie populaire vienne à éclater, elle trouve des organismes modifiés dans le même sens, et préparés à en féconder le germe. Cette explication ne s’adapte pas uniquement aux observations d’Evagre, mais à certains faits analogues qui ont fixé l’attention de plusieurs épidémistes, et qu’on a traités d’incroyables parce qu’on n’a pas su s’en rendre compte.

Diemerbroeck a vu, par exemple, plusieurs familles dont les membres, quoique séparés et résidant dans des lieux exempts de peste, en étaient attaqués en même temps que ceux de leurs parents qui n’avaient pas quitté le foyer de l’épidémie.

Un habitant de Nimègue, effrayé des progrès de la peste, envoya deux de ses fils à Gorcum, ville hollandaise dont la salubrité était parfaite, et il garda le troisième auprès de lui. Les deux émigrants passèrent trois mois dans le meilleur état de santé; mais ils furent tout à coup mortellement frappés par le fléau, à une époque très-rapprochée de celle où leur père et leur frère, qui n’avaient pas quitté Nimègue, furent aussi emportés[229].

S’agit-il d’une attaque de peste spontanée? ou bien d’une incubation virulente qui aurait duré trois mois? Quelle que soit l’explication qu’on préfère, la coïncidence vaut la peine d’être notée[230].

Les documents que j’ai extraits des principales relations contemporaines de la fameuse irruption de la peste inguinale, suffisent pour lui attribuer la caractéristique des grandes maladies populaires: universalité de domination, originalité de symptômes, spécificité de nature, léthalité indomptable, résistance au traitement: rien n’y manque, si ce n’est, dira-t-on, la nouveauté, qui n’est plus admissible dans l’état actuel de la question. Mais à ce point de vue même, on ne contestera pas qu’elle était inconnue à notre Occident, lorsqu’elle entreprit pour la première fois son voyage autour du monde, et qu’elle ne rappelait aucune des maladies inscrites dans le cadre nosologique officiel.

Après avoir ravagé Constantinople, où nous l’avons étudiée, elle se répandit dans la Ligurie, dans les Gaules, dans l’Espagne, d’où elle fut portée à Marseille par un navire infecté. Elle reparut ensuite en Orient, et, dans ses retours périodiques, elle déploya toujours la même fureur.

Il est un fait que je tiens à bien établir. C’est que la peste est restée fidèle à ses précédents, et qu’elle a conservé à travers les siècles, cette mobilité et cet imprévu de formes qui avaient tant étonné Procope.

Sans doute, Diemerbroeck a été autorisé à caractériser la peste de Nimègue par la réunion des tumeurs glandulaires, des charbons et des pétéchies. Ce sont, dit-il, les indices extérieurs auxquels le peuple la reconnaît. Mais il n’est pas moins en droit d’affirmer que c’est à peine si l’on trouvait deux malades offrant le même aspect. «Il n’est pas, d’après lui, de signe isolé dont la présence atteste nécessairement une attaque de peste; pas plus qu’il n’en est dont l’absence soit une preuve qu’il s’agit d’une autre maladie[231].» Ces lignes devraient servir d’épigraphe à toutes les monographies de la maladie inguinale.

A Marseille, pendant l’épidémie de 1720, les médecins eurent de nombreuses occasions de recueillir des observations analogues à la suivante, qui a été rapportée par Chicoyneau.

Un jeune homme revenant d’une maison de campagne où il était allé voir une femme qu’il aimait, rentra chez lui et alla se jeter sur son lit. Sa sœur, qui le suivit pour lui offrir ses soins, le trouva glacé, sans mouvement, le visage cadavéreux, les yeux éteints, ne donnant presque aucun signe de vie. Tous les secours furent inutiles; il expira en deux heures, sans aucun vestige de bubons, de charbons ou de toute autre éruption[232].

Beaucoup de malades mouraient sans symptômes apparents, avec le pouls presque normal, et n’accusant que de la faiblesse et de l’abattement; ils avaient seulement les yeux étincelants et égarés, et cet indice suffisait pour révéler la nature de leur maladie.

Quelques médecins ont cru poser une objection gênante, en demandant comment on pouvait déterminer le diagnostic d’une maladie aussi changeante. Les épidémistes ne sont pas embarrassés pour répondre.

Si l’on entend parler de la peste sporadique, il est certain qu’on ne peut la reconnaître, que lorsque les traits principaux de son signalement typique sont nettement dessinés et que l’observation n’a pas franchi le rayon de sa juridiction endémique. Partout ailleurs, les mêmes symptômes pourraient donner le change et dissimuler l’identité de la maladie qu’ils traduisent.

Mais, en temps d’épidémie, l’expérience et le tact médical, éclairés par la comparaison des cas morbides, apprennent à démêler la maladie, sous ses formes les plus insolites. Le praticien prononce alors hardiment qu’un sujet est pris et meurt de la peste, quoiqu’il n’ait présenté que quelques symptômes vagues et indécis, et qu’il ne porte pas la moindre trace de bubons, de charbons et de pétéchies.

Avant de terminer cette étude de la peste du VIe siècle, il m’a paru qu’il y aurait pour nous un intérêt de plus à la suivre un moment dans notre Occident, et j’ai emprunté à Grégoire de Tours, quelques faits peu connus, sur les courses du fléau dans la Gaule. L’illustre écrivain rédigeait à cette époque son Histoire des Francs, et consignait jour par jour les renseignements qu’il recueillait. J’ai cru devoir traduire sans omission les extraits qu’on va lire. Quelle que soit l’élévation de son esprit, Grégoire n’avait pas encore rompu avec toutes les superstitions de son siècle. C’est ainsi qu’on le voit énumérer de prétendus prodiges, parmi les avant-coureurs obligés des irruptions épidémiques. Quant aux troubles météorologiques et autres phénomènes naturels dont il ne manque jamais d’accuser l’intervention, on peut lui reprocher d’en avoir amplifié ou faussé le rôle; mais nous savons bien que cet ordre d’observations renferme une part de vérité dont il s’agit seulement de fixer les limites.

(A) «Pendant ce temps (549) la maladie qu’on nomme inguinale, ravageait plusieurs pays, et la province d’Arles était cruellement dépeuplée[233]

(B) «Nous apprîmes cette année que la ville de Narbonne était dévastée par la maladie des aines, si bien que quand on était frappé, on succombait aussitôt.

»Félix, l’évêque de Nantes, en fut atteint et parut très-gravement malade..... La fièvre ayant cessé, l’humeur se porta sur les jambes qui se couvrirent de pustules. C’est alors qu’après l’application d’un emplâtre trop chargé de cantharides, ses jambes tombèrent en pourriture, et il cessa de vivre dans la trente-troisième année de son épiscopat et dans la soixante-dixième de son âge[234]

(C) «Avant que le fléau eût envahi l’Auvergne, de grands prodiges avaient terrifié la contrée. On avait vu apparaître autour du soleil trois ou quatre grandes clartés très-brillantes; ce qui faisait dire aux paysans: voilà trois ou quatre soleils! Néanmoins un certain jour des calendes d’octobre, le soleil s’obscurcit tellement qu’on n’en voyait pas même luire le quart. Il était sombre et décoloré, et présentait l’aspect d’un sac. A la même époque, un de ces astres qu’on nomme comètes, ayant un rayon en forme de glaive, se montra pendant une année entière au-dessus du pays. Le ciel paraissait en feu et on vit beaucoup d’autres signes..... L’épidémie survint (567) et il y eut, dans toute cette région, une telle mortalité qu’il est impossible de donner le nombre des individus qui périrent en masse. Les cercueils et les planches étant venus à manquer, on enterrait dix corps et même plus, dans la même fosse. Un certain dimanche, dans la basilique de Saint-Pierre (à Clermont), on compta jusqu’à trois cents cadavres. La mort en effet était soudaine. Il naissait à l’aine ou sous l’aisselle une plaie en forme de serpent, dont l’action était telle sur les hommes, qu’ils rendaient l’âme le deuxième ou le troisième jour, et que sa violence leur ôtait complétement le sens..... L’évêque Cautin, après avoir erré en divers lieux, dans la crainte d’être atteint, rentra dans la ville et succomba à la contagion, la veille du dimanche de la Passion. A la même heure, mourut Tétradinus, son cousin germain. Dans ce temps-là, Lyon, Bourges, Châlons et Dijon furent fortement dépeuplés par la même maladie[235].

(D) «Cette année (590) la terre fut éclairée, pendant la nuit, d’une lumière si brillante qu’on se serait cru au milieu du jour. On vit aussi de nombreux globes de feu sillonner le ciel, pendant la nuit, et éclairer le monde..... Un violent tremblement de terre fut ressenti le 14 juin, à l’aube du matin. Vers le milieu du huitième mois, le soleil s’éclipsa et sa lumière diminua au point qu’il ne donnait pas plus de clarté que le croissant de la lune au cinquième jour. Il y eut pendant l’automne, d’abondantes pluies, accompagnées de violents coups de tonnerre, et les eaux grossirent considérablement. Les villes de Viviers et d’Avignon furent cruellement ravagées par la maladie inguinale[236]

(E) «La quinzième année du règne de Childebert (590) notre diacre, qui revenait de Rome, avec les reliques des saints, nous raconta que l’année précédente, au neuvième mois, le Tibre avait tellement débordé qu’il avait couvert la ville entière. Les édifices antiques avaient été renversés, les greniers de l’église emportés, et plusieurs milliers de mesures de froment furent perdues. Une multitude de serpents et un dragon du volume d’un gros soliveau, furent entraînés vers la mer; mais étouffés par les flots salés, ils furent rejetés sur le rivage. Immédiatement après, éclata cette maladie épidémique qu’on appelle inguinale. C’est au milieu du onzième mois qu’elle apparut..., et frappa tout d’abord le pape Pélage qui succomba aussitôt. Après sa mort, la population fut ravagée..... Notre diacre qui était présent, assure que pendant une supplication publique, il avait vu, en une heure, tomber et expirer quatre-vingts personnes[237]

En 587, la peste éclata à Marseille. Grégoire en a tracé le tableau et je le lui emprunte en entier, parce qu’on croirait lire la description d’une de ses invasions modernes à Smyrne, à Alexandrie et à Marseille même.

(F) «... Sur ces entrefaites, un navire venant d’Espagne, chargé de marchandises, entra dans le port de Marseille. Il recélait par malheur le foyer de la maladie. Plusieurs personnes ayant fait divers achats, tous les habitants d’une maison au nombre de huit furent enlevés par cette contagion. L’incendie ne gagna pas tout d’abord le reste de la ville. Mais, après un certain temps, comme lorsque le feu couve dans une moisson, l’embrasement s’étendit sur Marseille tout entier. L’évêque (Théodore) se tint renfermé dans l’enceinte de la basilique de Saint Victor, avec le petit nombre de personnes qui étaient restées auprès de lui; et c’est là, qu’au milieu de la désolation générale, il implorait, par des veilles et des prières, la miséricorde de Dieu, jusqu’au moment où la fin de la mortalité ramena le calme[238]. Après deux mois d’interruption, la population rassurée crut pouvoir rentrer dans la ville; mais le fléau reparut, et ceux qui étaient revenus furent emportés. Depuis lors, la même maladie ravagea Marseille à plusieurs reprises[239]

L’arrivée du navire marchand de provenance suspecte, sa libre communication avec les habitants, les premiers cas de peste, suivis d’une sorte d’incubation, sa propagation rapide à toute la ville, sa cessation apparente pendant deux mois, sa reprise après la rentrée prématurée des fuyards, toutes ces circonstances se retrouvent dans l’épidémie de 1720, racontée par les contemporains.

On ne peut douter que la maladie qui désola Strasbourg en 591, n’ait été la grande peste inguinale qui courait alors le monde. Telle est du moins l’opinion de M. le docteur Bœrsch, qui en a découvert la mention dans la chronique locale avec laquelle il est familier. Kleinlauel dans sa chronique en vers, et Oséas Schadœus, dans l’appendice de sa chronique manuscrite, en parlent dans les mêmes termes, quoiqu’on ne possède aucun renseignement sur les ravages que fit cette maladie à Strasbourg même. Voici ce qu’en disent ces auteurs:

«En 591, il y eut une grande mortalité dans tous les pays, au point que les hommes tombaient dans les rues, dans les auberges, dans les sociétés et étaient trépassés. Et quand une personne éternuait, son âme s’envolait. De là vient le mot: Dieu vous aide! Et quand une personne bâillait, elle mourait. De là vient que quand on bâille, on fait le signe de la croix devant la bouche[240]

On n’a pas oublié que trente-trois ans auparavant, Agathias avait noté la soudaineté de la mort, et cette similitude a bien sa signification. Il est à regretter que le passage si laconique que je viens de citer, ne nous éclaire pas mieux sur les autres symptômes. La maladie de Strasbourg s’y présentait-elle sous un aspect nouveau? Tout ce que nous savons, c’est qu’elle débutait brusquement par des éternuments et des pandiculations. M. Bœrsch est frappé de la conformité de ces symptômes avec ceux qui annonçaient la maladie d’Athènes, et il s’en prévaut pour s’associer à la pensée d’Ozanam qui confond les deux maladies. J’ai exprimé ailleurs l’opinion contraire, et j’aurai bientôt l’occasion d’y revenir. Mais je suis surpris qu’un nosologiste de la force de M. Bœrsch ait donné une telle valeur séméiologique à des prodromes insignifiants qui se retrouvent dans les maladies les plus diverses[241].

Le débordement qui porta la peste sur toute la surface du globe, ne dura pas moins de cinquante-deux ans. Evagre en vit le commencement et la fin. Jamais fléau plus terrible n’avait moissonné la race humaine. On a estimé qu’il a fait disparaître de la terre, pendant cette fatale période, près de cent millions d’habitants.

Après avoir, pour ainsi dire, assouvi sa fureur, la maladie se retira dans son foyer primitif, dont elle avait franchi les limites, et c’est de là qu’elle n’a cessé de menacer les contrées qui n’ont pas su se garantir de ses atteintes.

Depuis plus d’un siècle, elle ne s’est plus montrée parmi nous. En France, ses derniers coups ont été pour Marseille et la Provence[242]. La Russie et surtout Moscou ont été cruellement ravagées en 1771[243]. Le Caire et Constantinople, autrefois condamnés à des invasions très-rapprochées, sont épargnés depuis un certain nombre d’années. Ce répit imprévu semble autoriser des espérances auxquelles il serait sans doute imprudent de se livrer sans réserve. On ne me taxera pas de pessimisme si je prétends que les intendances sanitaires, bien loin de s’endormir dans une trompeuse sécurité, doivent redoubler de vigilance pour rester à la hauteur de leur tâche. Ne sait-on pas que la peste a été, depuis 1720, importée neuf fois dans le lazaret de Marseille, et s’y est éteinte presque à l’insu de ses habitants? Quelle réponse les adversaires systématiques des quarantaines pourront-ils faire à un aussi vigoureux argument[244]?

Ce propos me remet en mémoire, par rapprochement d’idées, un fait peu connu qui se rattache à l’histoire de cette peste, et dont le récit ne sera pas déplacé ici, fût-ce même comme digression anecdotique.

On sait que l’effroyable épidémie, dont le souvenir glace encore de terreur la grande cité phocéenne, fut étudiée sur les lieux par les courageux mandataires de la Faculté de médecine de Montpellier. Deux de ses professeurs, Chicoyneau et Deidier, auxquels furent adjoints les docteurs Verny et Sollier, rivalisèrent de philanthropie et d’amour de la science, pendant leur périlleuse mission qui ne dura pas moins d’une année.

Chicoyneau soutenait que la maladie dont il contemplait les ravages, n’était pas contagieuse, et il se défendait énergiquement d’obéir au mot d’ordre de son beau-père Chirac, médecin du Régent, qui proclamait la même opinion par entêtement, et avec le parti pris de fermer les yeux à la vérité[245].

Deidier, abstraction faite de ses idées personnelles sur l’étiologie originelle du fléau, croyait à sa transmissibilité, et la démontrait sans réplique en inoculant avec succès à des chiens la bile virulente des pestiférés.

Jusque-là nous ne voyons qu’un exemple de plus, des discordances proverbiales des médecins.

De retour à Montpellier, acclamés par la reconnaissance universelle, les deux collaborateurs attendaient impatiemment l’occasion de mettre le public dans la confidence de leur dissentiment.

Le 26 octobre 1722, Chicoyneau prononça, pour l’ouverture solennelle de la Faculté, un discours où il se posa résolûment en adversaire déclaré de la contagion[246].

Trois ans après, dans la même chaire, à pareil jour et devant le même auditoire, Deidier prend la parole sur le même sujet, mais pour se mettre en pleine contradiction avec son collègue et affirmer en termes très-vifs la contagiosité[247].

Il m’a semblé que cette lutte oratoire de deux antagonistes également recommandables, dans les circonstances où elle s’était engagée, valait la peine d’être rappelée. Au lieu d’égayer la galerie toujours disposée à rire de nos querelles, il eût été de bon goût d’éviter ce scandale; mais il eût fallu un peu de cet esprit de conciliation qui n’est pas la vertu dominante des médecins, et les contendants, si fermes devant la mort, ne purent résister au plaisir de se faire une malice. Je ne crains pas de dire, quant à moi, qu’avec des principes mieux arrêtés en matière de contagion, on se serait facilement mis d’accord. Mais cette question a le singulier privilége d’agacer les fibres irritables (genus irritabile), et de là, tant de divagations qui ont si mal servi les intérêts de la vérité.

Le dernier mot est resté à Deidier, puisque tout le monde aujourd’hui croit à la contagiosité de la peste. L’opposition de quelques retardataires est plus apparente que réelle; au fond, ils pensent comme la masse. Pour être juste, il faut rendre au hasard la part qui lui revient dans les expériences dont le résultat a dépassé peut-être l’attente de celui qui les a entreprises. L’auteur repoussait obstinément, contre l’opinion générale, l’importation par un navire infecté. Il s’était entiché sur quelques données plus que douteuses, de l’idée que l’épidémie était due à l’altération des céréales livrées à la consommation[248]. Le trouble de la nutrition provoqué par ce régime avait, selon lui, spécialement retenti sur les fonctions hépatiques, et c’est la bile profondément viciée qui constituait le «venin pestilentiel.» Fort de cette théorie imaginaire, Deidier injecte cette humeur à des chiens, et leur transmet la peste avec tous ses caractères. Il multiplie les épreuves, et toutes font la même réponse. Un pas de plus, et la substitution du pus des bubons à la bile eût probablement épargné à l’avenir bien des discussions oiseuses. Mais, dans l’hypothèse adoptée par Deidier, le pus devait être irréprochable, et la découverte de sa virulence eût été un grand embarras. L’expérimentateur aurait dû refaire son thème, ou trouver des accommodements auxquels il n’était pas préparé, malgré son goût décidé pour les explications paradoxales[249]. Toujours est-il que ses épreuves, suggérées en principe par une supposition inadmissible, ont apporté à la contagiosité de la peste un argument qui défie toute contradiction. C’est pour moi, un grand sujet d’étonnement que M. Prus, qui a donné dans son célèbre Rapport, tant de preuves d’érudition, n’ait pas dit un seul mot de ces ingénieux essais dont l’authenticité n’est pas plus attaquable que leur conclusion directe[250].

Je reviens à la question qui doit être, d’après le plan de mon livre, l’indispensable complément de ce chapitre.

La peste inguinale est-elle identique à la peste d’Athènes? Thucydide et Procope n’ont-ils décrit que des invasions différentes d’une seule et même maladie?

Je ferai d’abord remarquer qu’avant la révélation imprévue des textes de Rufus sur l’antiquité de la peste à bubons, l’opinion presque unanime la considérait comme ayant éclaté pour la première fois au VIe siècle. Or comme personne, au moins parmi les médecins, n’ignorait que cinq cents ans avant Jésus-Christ avait apparu une épidémie désignée sous le nom de peste d’Athènes, j’en déduis qu’on reconnaissait tacitement la distinction des deux maladies.

Le préjugé très-répandu qui assimile la maladie ancienne au typhus de l’encombrement, milite encore dans le même sens. J’ai montré ailleurs que cette interprétation était en contradiction avec les faits. Mais il n’en reste pas moins acquis, que ceux qui se sont placés à ce point de vue, confessent, par cela même, la séparation dont il s’agit, puisque le typhus et la peste proprement dite constituent, dans la nosologie, deux entités morbides bien tranchées.

L’opinion exprimée par M. Clot-Bey sur l’objet de ce débat, me paraît avoir besoin d’être revue et corrigée.

«Supposons, dit-il, que l’épidémie d’Athènes ait offert la physionomie que lui donne Thucydide, serait-on pour cela en droit de conclure que cette maladie n’était pas la peste? Mais à quel genre d’affection pourra-t-on la rattacher? Quelle est donc la maladie qui de nos jours présente ces gangrènes, ce sphacèle des membres, et ces désordres de l’intelligence aussi extraordinaires que les lésions physiques?... Pourquoi donc, s’il est impossible de rapporter à aucune affection connue la maladie d’Athènes, pourquoi lui contester sa nature, lui enlever son nom de peste, sous lequel on la désignait à cette époque[251]

Les motifs que M. Clot-Bey allègue pour confondre la peste antique et la peste moderne, sont précisément ceux qu’on peut faire valoir pour les séparer. Les différences capitales qu’il reconnaît dans leur symptomatologie comparée, démontrent péremptoirement qu’elles ne sont pas la même espèce morbide. Pour que M. Clot-Bey pût compter sur le succès d’un raisonnement qui ébranle à son insu, son sentiment personnel, il aurait dû prouver d’abord que la pathologie humaine est, de tout temps immuable; qu’il n’y a ni maladies éteintes, ni maladies nouvelles. A défaut, puisque d’après son propre aveu, «il est impossible de rapporter à aucune affection connue la maladie d’Athènes,» la logique prescrivait de déclarer qu’elle a disparu et qu’elle ne peut plus figurer sous le nom de peste dans la nosologie moderne. M. Clot n’ignore pas que les anciens représentaient ainsi vaguement toute épidémie meurtrière, sans distinction de nature. J’ai proposé un nom qui m’a paru autant que tout autre, convenir à la maladie antique en indiquant qu’elle n’est plus de notre temps. Le mot peste doit désormais s’appliquer exclusivement à la maladie du VIe siècle, qu’une synonymie usitée, mais vicieuse, appelle aussi typhus d’Orient. Je n’hésite pas, malgré les apparences contraires, à compter M. Clot-Bey parmi les autorités dont l’assentiment justifie le mieux cette détermination.

Je suis surpris que Procope n’ait pas songé à ce parallèle, et peut-être en a-t-il été détourné précisément par les divergences symptomatiques qu’il a constatées. Evagre s’en est préoccupé, et sa conclusion est très-explicite quoiqu’il ne l’ait pas motivée: «Cette maladie a, dit-il, quelques traits de ressemblance avec celle qui a été décrite par Thucydide; mais elle en diffère beaucoup, en bien des points[252]

Ranchin, chancelier de l’Université de médecine de Montpellier, a observé la peste qui désola cette ville en 1629 et 1630. Il en a tracé l’histoire et personne plus que lui n’était au courant de ce qui avait été écrit sur cette maladie. Après avoir littéralement reproduit le récit de Thucydide, «voilà, dit-il, une description de la peste bien extravagante (extraordinaire), et qui ne s’accorde pas avec les signes de la nostre[253]

Fodéré n’est pas contraire à cette opinion, quoiqu’il soit moins affirmatif: «La peste d’Athènes décrite par Thucydide, ainsi que celle qui dévasta l’Europe et l’Asie sous Marc-Aurèle où l’on n’a observé ni bubons ni charbons, mais bien la gangrène des extrémités... pourraient bien n’avoir pas été la véritable peste[254].» Et ailleurs: On n’est pas bien sûr que l’épidémie d’Athènes, à laquelle Périclès a succombé, ait été véritablement la peste, quoique cela soit vraisemblable[255]

On peut regretter qu’un épidémiste aussi exercé que Fodéré n’ait pas jugé à propos d’éclairer ses doutes par un examen plus approfondi; mais il faut au moins prendre acte de son indécision.

M. Littré déclare catégoriquement que «la peste d’Athènes est une affection tout à fait différente de la peste d’Orient[256]

Nous avons vu précédemment que M. Daremberg ne reconnaît pas la peste bubonique dans celle qui a été décrite par Thucydide.

Pariset, de son côté, pose «comme une vérité capitale que la peste d’Athènes n’a point été la peste d’Orient[257].» «Assimiler l’une à l’autre, dit-il encore, serait tomber dans une étrange confusion[258]

Il m’eût été facile de multiplier les témoignages en faveur de la distinction que je veux établir; mais j’ai pensé qu’il valait mieux mettre en regard, dans un tableau synoptique, les principaux caractères des deux maladies. Mon lecteur saisira ainsi d’un coup d’œil l’ensemble des contrastes qui interdisent de les confondre.

MALADIE D’ATHÈNES
(Ve siècle avant J.-C.)
MALADIE DE CONSTANTINOPLE
(VIe siècle après J.-C.)
1o Chaleur excessive à la tête, rougeur sanglante des yeux, de la langue et de l’arrière-gorge. 1o Hallucinations effrayantes ou invasion subite d’une fièvre légère.
2o Éternuments répétés, voix rauque, toux violente. 2o Nul indice local d’irritation inflammatoire.
3o Vomissements abondants et douloureux de matières bilieuses. 3o Pas d’évacuations.
4o Coloration rouge ou livide de la peau. 4o Coloration normale de la peau.
5o Éruption générale de petites pustules ulcérées. 5o Éruption de taches noires, de bubons inguinaux, axillaires, etc.
6o Gangrènes des extrémités, des organes génitaux, des globes oculaires. 6o Eschares charbonneuses de la peau.
7o Insomnie opiniâtre, agitation incessante. 7o Assoupissement continu ou délire furieux.
8o Mort le 7e ou le 9e jour. 8o Mort soudaine ou du 2e au 3e jour.
9o Dans la convalescence, perte de la mémoire. 9o Dans la convalescence, bégaiement ou articulation confuse de la parole[259].

Il me semble qu’après un pareil rapprochement, il ne peut rester la moindre équivoque sur la séparation radicale des deux espèces morbides. Le parallèle pourrait même être résumé en deux mots. La maladie d’Athènes n’était pas la peste bubonique, par la raison péremptoire qu’elle n’avait pas de bubons. A la rigueur, ce trait de dissemblance pourrait tenir lieu de tous les autres.

Cette conclusion, également conforme à la lettre et à l’esprit du récit de Thucydide, a cependant trouvé des contradicteurs, parmi lesquels je distingue M. Frédéric Osann, auteur d’une dissertation latine sur la peste de Libye, d’après le texte de Rufus, conservé par Oribase[260].

Dans cet écrit, M. Osann se demande si toutes les pestes originaires d’Afrique ont même forme et même nature, ce qui autoriserait à les confondre; et comme il opte, sans balancer, pour l’affirmative, il prétend que le mot αιδοια, que tous les interprètes de Thucydide ont traduit par organes génitaux, ne s’est appliqué, dans sa pensée, qu’aux parties molles voisines, c’est-à-dire à la région inguinale qui aurait été le siége d’une tumeur[261]. D’où il s’empresse de déduire qu’il n’existe pas de peste sans bubons, et que la maladie de l’Attique, qu’une fausse interprétation avait dépossédée de ce caractère essentiel, ne différait pas, sous ce rapport, de la peste de Libye décrite par Rufus, et de celle du VIe siècle qui n’en est qu’une réapparition.

Le ton d’assurance avec lequel M. Osann prétend rectifier, sur ce point, l’opinion générale, me surprend d’autant plus qu’il ne dissimule pas son incompétence médicale, et avoue qu’il est tenu à de grandes réserves en traitant une question qui l’éloigne de ses études philologiques habituelles.

Il ne peut cependant s’empêcher de convenir que Thucydide n’a pas spécifié les bubons inguinaux en termes assez explicites pour prévenir toute ambiguïté. Mais, dit-il, on ne peut exiger d’un simple historien la précision technique qu’on devrait attendre d’un homme de l’art[262].

Est-il croyable que l’exactitude descriptive de Thucydide eût été en défaut sur un fait aussi saillant? Le mot bubon (βουβων) était très-usité dans la langue grecque, et il était le seul qui représentât nettement ce genre de tumeur. On peut être certain que si Thucydide en a employé un autre, c’est qu’il voulait exprimer autre chose; et la gangrène des organes génitaux qu’il désigne à ne pas s’y méprendre, n’a rien de commun avec la tuméfaction des ganglions de l’aine. Ne dit-il pas d’ailleurs que les parties sur lesquelles «s’était porté le mal» se détachaient au grand avantage des patients? Est-ce ainsi, je le demande, qu’il aurait parlé des bubons inguinaux? Et comment cette remarque a-t-elle échappé à M. Osann?

J’ai une dernière réflexion à faire avant de passer à un autre sujet.

La résistance trop avérée des grands fléaux populaires à tous les efforts de l’art, nous prive d’un moyen précieux de délimitation nosologique. Le traitement est, en effet, le meilleur criterium de la nature des maladies, et rien n’est plus vrai que l’aphorisme d’Hippocrate: Naturam morborum curationes ostendunt, pourvu qu’on n’en exagère pas le sens pratique. Si la peste ancienne et la peste moderne avaient cédé au même spécifique, il n’y aurait plus eu de doute sur leur identité affective. Si, au contraire, chacune d’elles avait eu son remède exclusif, on en aurait déduit, avec assurance, qu’elles représentaient deux entités morbides foncièrement distinctes.

Mais nous savons ce qu’il faut penser des spécifiques, acclamés par la crédulité publique ou prônés par le charlatanisme, en temps d’épidémie. Ni l’antidote fantastique vanté par Actuarius contre la peste d’Athènes, ni le bol d’Arménie prescrit par Galien contre la peste Antonine, ni l’éternelle thériaque, toujours opposée à la vraie peste, à titre d’Alexipharmaque éprouvé, n’ont obtenu la sanction d’une pratique sérieuse. Les médecins d’Athènes, comme ceux de Rome, comme ceux de Constantinople, n’ont eu que la ressource tristement impuissante de la cure symptomatique qui n’attaque que les dehors de la maladie, sans atteindre sa source. Le contrôle de la thérapeutique nous manque donc complétement. Mais, dans l’espèce, ce surcroît de démonstration n’était pas indispensable, puisque la caractéristique individuelle des deux maladies ressort nettement du contraste de leurs symptômes.


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