Études sur l'industrie et la classe industrielle à Paris au XIIIe et au XIVe siècle
CHAPITRE IV
L’APPRENTI
Entrée en apprentissage.—Obligations du patron et de l’apprenti.—Causes de résiliation du contrat d’apprentissage.
En considérant le corps de métier comme personne civile, comme société religieuse et charitable, enfin dans sa participation à la vie publique, nous n’avons fait connaître que ses caractères accessoires. Avant tout, c’était une association d’artisans exerçant une industrie par privilége et d’après des règlements qu’elle faisait elle-même. L’artisan, appartenant nécessairement à une corporation, était soumis, depuis le commencement jusqu’à la fin de sa carrière, à la discipline corporative. Nous allons étudier la situation que cette discipline faisait à l’apprenti, à l’ouvrier, au chef d’industrie, le rôle qu’elle donnait aux gardes-jurés.
On s’étonnera peut-être de nous voir compter l’apprenti parmi les membres de la corporation; mais, si l’on réfléchit que le nombre des apprentis était généralement limité par les statuts, on reconnaîtra que l’entrée en apprentissage constituait le premier des priviléges corporatifs et donnait un droit éventuel à tous les autres. La question a plus d’importance qu’elle n’en a l’air, car elle conduit à se demander sur quoi reposait le monopole des corps de métiers. Dans les professions libres, comme dans celles où le monopole est fondé sur la restriction du nombre des charges, l’apprentissage, le stage, ne sont que des moyens d’acquérir l’aptitude nécessaire à l’exercice de la profession. Dans les corps de métiers du moyen âge, l’apprentissage avait encore un autre caractère: le nombre des apprentis y étant limité, ceux-ci participaient au monopole de la corporation et en faisaient par conséquent partie.
L’apprentissage était la première condition pour exercer un métier, soit comme ouvrier, soit comme patron. Le forain, qui avait fait son apprentissage ailleurs qu’à Paris, ne pouvait y travailler sans avoir justifié devant les gardes-jurés qu’il l’avait fait dans les conditions exigées par les statuts[223]. Les fils de maîtres eux-mêmes étaient bien rarement dispensés de l’apprentissage. Ils jouissaient cependant de ce privilége chez les bouchers de Sainte-Geneviève, chez les oyers et cuisiniers, chez les potiers d’étain. Le fils d’un cuisinier rôtisseur, s’il ignorait encore son état, le faisait exercer par un garçon jusqu’au jour où, de l’avis des gardes, il était capable de l’exercer lui-même[224]. Lorsqu’un potier d’étain mourait avant d’avoir eu le temps de former son fils, celui-ci succédait à son père en plaçant des ouvriers capables à la tête de son atelier[225]. Mais, en général, le moyen âge ne connaissait pas ces industriels qui n’apportent dans une industrie que leur nom et leurs capitaux[226].
Les statuts n’imposent aucune condition d’âge ni de naissance pour être admis à l’apprentissage. Des textes relatifs à divers métiers nous montrent des apprentis entrant en apprentissage à huit, à neuf, à onze, à quatorze et à dix-sept ans, et dans la même corporation l’apprentissage pouvait commencer plus ou moins tôt[227]. L’apprenti n’avait pas besoin d’établir qu’il était enfant légitime[228]. Ce qui le prouve, c’est qu’en 1402 le prévôt de Paris plaça comme apprentie chez une tisseuse de soie une orpheline de mère, dont le père était inconnu[229]. On voit aussi par là que la condition sociale des parents n’était pas un obstacle[230].
Si les statuts ne parlent pas de la capacité requise pour entrer en apprentissage, ils exigent du patron certaines garanties. Il devait être majeur ou émancipé[231], domicilié[232], assez riche pour entretenir l’apprenti, assez habile pour lui montrer à fond son métier[233]. On tenait compte aussi de sa moralité[234].
La plupart des statuts limitent le nombre des apprentis. Sur les soixante-dix-huit corporations industrielles dont le Livre des métiers constate l’existence à la fin du XIIIe siècle, on en compte quarante-neuf où ce nombre est fixé de un à trois, et vingt-neuf seulement qui laissent pleine liberté à cet égard. Cette proportion ne fit que s’accroître. Mais, outre les apprentis que lui accordaient les statuts, le patron pouvait prendre en apprentissage ses enfants, les enfants de sa femme, ses frères, ses neveux, nés d’une union légitime[235]. Il était même permis aux selliers et aux chapuiseurs de selles d’avoir gratuitement et par charité un apprenti supplémentaire, étranger à la famille[236]. Grâce à la dérogation que subissait la règle en faveur de la famille, le patron formait un assez grand nombre d’apprentis. Il faut remarquer d’ailleurs que, dès que l’apprenti était entré dans sa dernière année, le maître avait le droit d’en prendre un autre pour remplacer le premier sans délai[237].
Si le nombre des apprentis était limité, c’était, à en croire certains statuts, à cause de la difficulté d’apprendre le métier à plusieurs personnes à la fois[238]. Cette raison avait contribué sans doute à l’adoption de cette mesure, comme le prouve une disposition du statut des laceurs de fil et de soie, qui accorde un apprenti de plus au maître dont la femme exerce le métier et peut par conséquent s’occuper personnellement d’un apprenti[239]. Mais, comme les corporations passaient par-dessus cette considération en faveur des parents du maître, il est évident qu’elles avaient obéi beaucoup plus à la crainte de la concurrence qu’à leur sollicitude pour l’apprenti, et que cette crainte n’avait cédé qu’au sentiment encore plus fort de la famille. Du reste, les liniers reconnaissent que l’intérêt des maîtres est engagé dans la question aussi bien que celui des apprentis[240].
La disposition limitant le nombre des apprentis ne restait pas à l’état de lettre morte. Le 21 mars 1395, Jean de Morville, tondeur, est condamné à l’amende portée par les statuts pour avoir pris un apprenti avant que le précédent ait terminé son apprentissage[241]. En 1409, Michelette la Chambellande, tisseuse, subit également une condamnation pécuniaire, parce qu’elle a trois apprenties, contrairement aux règlements[242]. Les corporations veillaient au maintien de cette restriction. En 1407 (n. s.), les gardes-jurés des patrons et le procureur des ouvriers mégissiers font opposition à la requête présentée au Châtelet par un confrère pour être autorisé à avoir deux apprentis[243].
Les statuts fixent souvent un minimum dans la durée et le prix de l’apprentissage. Quant à la durée, ce minimum était généralement de six ans, mais quelquefois il atteignait jusqu’à onze ans et descendait jusqu’à quatre ou même à trois[244]. Ces différences ne s’expliquent pas par la difficulté plus ou moins grande des divers métiers, car l’apprentissage était de dix ans pour les tréfiliers d’archal[245] comme pour les orfévres. Encore l’apprenti orfévre pouvait-il sortir d’apprentissage plus tôt, s’il était capable de gagner 100 sous par an, outre ses frais de nourriture[246]: disposition digne de remarque, parce qu’elle est, à notre connaissance, la seule qui fasse dépendre la durée de l’apprentissage du savoir de l’apprenti[247]. Les corps de métiers, en prolongeant l’apprentissage presque toujours au delà du temps nécessaire, s’étaient évidemment moins préoccupés d’assurer la perfection du travail que de faire jouir les patrons des services gratuits d’un apprenti expérimenté, et de ne laisser parvenir à la maîtrise qu’un petit nombre d’aspirants. On comprend en effet que, de cette façon, les vacances étaient rares et que les apprentis ne se succédaient pas rapidement.
Les patrons qui violaient les prescriptions relatives à la durée de l’apprentissage, étaient passibles d’une amende. Thomas d’Angers, tondeur, avait engagé un second apprenti lorsque le premier n’avait pas encore fini son temps, et avait fait recevoir celui-ci comme ouvrier; il subit une condamnation à l’amende, dont le taux légal fut abaissé parce qu’il n’avait pas agi sciemment[248]. Nous signalerons encore une saisie faite sur une fabricante de tissus et sur son mari, parce qu’elle avait pris une apprentie pour un temps moins long que celui fixé par les statuts[249].
Le minimum légal du prix d’apprentissage était tantôt de 20 et de 40 s., tantôt de 4 et de 6 liv. Chez les baudroyeurs, il devait être payé comptant[250], tandis que chez les fabricants de braies il l’était par annuités[251]. Mais le plus souvent les parties fixaient à leur gré le mode de payement; parfois le prix était payé moitié au début, moitié à la fin de l’apprentissage[252]. Au lieu d’argent, le patron pouvait stipuler deux années de service de plus, ou prendre l’apprenti gratuitement[253].
Dès le moyen âge, la royauté comprit que la réglementation du nombre des apprentis, du prix et de la durée de l’apprentissage, était contraire à l’intérêt public, et elle chercha à l’abolir. Une ordonnance de Philippe le Bel, rendue le 7 juillet 1307, conformément aux vœux du prévôt de Paris et de la prévôté des marchands[254], permit d’avoir plusieurs apprentis et de fixer librement le prix et la durée de l’apprentissage[255]. Cette libérale mesure ne fut sans doute pas appliquée, car on voit en 1351 (n. s.) le roi Jean établir de nouveau en cette matière la liberté des conventions[256], mais l’ordonnance de 1351 qui, parmi beaucoup d’autres dispositions, portait abrogation des règlements relatifs à l’apprentissage, fut une œuvre de circonstance. La peste de 1348 avait diminué l’offre et augmenté le prix du travail; pour atténuer les effets de la dépopulation, l’ordonnance supprimait les entraves qui s’opposaient à l’accroissement du nombre des ouvriers et taxait les salaires. Le législateur ne voulait que pourvoir à une situation transitoire, et nous croyons que, même pendant la crise, il ne réussit pas plus à faire prévaloir la liberté dans le contrat d’apprentissage qu’à faire respecter ses tarifs.
En cas d’absence dûment constatée du père, la mère pouvait être autorisée par le prévôt à mettre son fils en apprentissage[257].
Dans certaines circonstances, cet officier plaçait lui-même des apprentis. Ainsi une femme s’étant adressée à lui pour faire placer son fils qu’un père ivrogne emmenait mendier, le prévôt, du consentement du père, le mit chez un cordonnier de cordouan[258]. En vertu de son autorité, une enfant de cinq ans, abandonnée par son père, entre en apprentissage chez une fripière[259]. En 1399, il place un enfant de huit ans, sans parents connus, chez un aumussier-chapelier, dont l’habileté et la moralité étaient garanties par plusieurs confrères[260]. La même année il valide le contrat d’apprentissage passé par les exécuteurs testamentaires de Guillemette de la Combe en vertu duquel sa petite-fille, Thévenète la Boutine, était devenue l’apprentie de Jehannette la Riche, fabricante de tissus et d’orfrois. Avant de donner son homologation, il s’était assuré que le contrat était dans l’intérêt de l’enfant et que les père et mère étaient absents depuis plus de sept ans[261]. Une autre fois, c’est une orpheline élevée par charité, qui, sous ses auspices, commence l’apprentissage de la fabrication des tissus de soie[262]. Comme on voit, le prévôt n’intervient qu’en faveur des mineurs qui n’ont pas leurs protecteurs naturels.
La corporation procurait parfois aussi un patron à l’apprenti. Cela avait lieu chez les brodeurs et brodeuses pour l’apprenti que l’on ôtait au patron déjà pourvu du seul que les statuts lui accordassent[263]. Les enfants de corroyers, devenus orphelins et pauvres, étaient mis en apprentissage aux frais de la corporation[264]. Les fabricants de boucles de fer faisaient aussi les frais de l’apprentissage des fils de leurs confrères ruinés[265]. L’apprenti tisserand, quittant un patron dont il avait à se plaindre, en trouvait un autre par les soins du maître ou chef des tisserands[266]. Chez les cassetiers, l’apprenti renvoyé indûment était placé par les gardes-jurés[267]. Les gardes-jurés couvreurs donnent un nouveau patron à Henriet de Châlons, dont l’apprentissage avait été interrompu[268].
Dans la plupart des industries, le contrat d’apprentissage devait être conclu ou recordé, c’est-à-dire répété article par article, en présence des gardes ou des membres de la corporation. Ils ne jouaient pas dans cette circonstance le rôle de simples témoins; ils s’assuraient encore si le patron avait assez d’expérience et de fortune pour prendre l’apprenti[269], et, lorsqu’ils ne le trouvaient pas assez riche, ils exigeaient une caution[270]. De son côté, l’apprenti fournissait aussi des cautions qui garantissaient l’exécution de ses engagements[271].
Le brevet d’apprentissage, passé sous seing privé ou en forme authentique, soit devant notaire, soit sous le sceau du Châtelet, était déposé aux archives de la communauté, afin d’y recourir en cas de contestation[272]. Le nom de l’apprenti était inscrit sur un registre conservé à la maison commune[273]. D’après un règlement des brodeurs et brodeuses du 7 mai 1316, l’enregistrement devait avoir lieu dans un délai de huit jours après l’entrée de l’apprenti chez son maître[274]. Avant de commencer son apprentissage, il payait, ainsi que son patron, un droit de 5 s. qui revenait tantôt aux gardes, tantôt au corps[275]. Chez les boucliers de fer, le produit de ce droit servait en partie de cautionnement pour garantir aux maîtres le payement de ce qui leur était dû par les apprentis[276].
L’obéissance et le respect étaient les principaux devoirs de l’apprenti. Il exécutait tous les travaux que son maître lui commandait[277]. Pour assurer l’autorité de celui-ci et éviter les contestations, le statut des chapeliers de feutre déclare d’avance mal fondée toute réclamation de l’apprenti contre son patron[278]; mais, comme on le verra, toutes les corporations ne restaient pas sourdes à ses griefs.
Le maître devait pourvoir à l’entretien de son apprenti d’une façon convenable, digne d’un enfant de bourgeois. La chaussure, l’habillement, étaient à sa charge, comme la nourriture et le logement[279]. Pour employer une expression pittoresque du temps, il tenait l’apprenti à son pain et à son pot[280]. Mais les parties pouvaient naturellement déroger aux usages et convenir, par exemple, que la famille fournirait l’habillement. C’est ainsi qu’en vertu d’une clause du contrat d’apprentissage, Jean et Jehannette Froucard furent condamnés à fournir des vêtements d’hiver à leur fils, apprenti chez un courte-pointier[281]. L’apprenti marié était libre de ne pas manger chez son maître, et le statut des baudroyeurs lui alloue alors une indemnité de 4 den. par jour[282]. L’apprenti tisserand qui n’était pas convenablement entretenu portait plainte auprès du maître des tisserands. Celui-ci faisait venir le patron, lui recommandait de traiter son apprenti avec les soins dus à un fils de prud’homme, et si, au bout de quinze jours, le patron n’avait pas tenu compte de ses observations, plaçait le plaignant ailleurs. En outre, le maître rendait à son apprenti une partie du prix d’apprentissage, proportionnée au temps pendant lequel il avait duré. L’apprenti était-il resté trois mois chez son patron, il recouvrait les trois quarts de son argent; s’il en était sorti au bout de six mois, il avait droit à la moitié, et, après neuf mois, au quart. Lorsque le patron l’avait gardé une année entière, il ne restituait rien, parce que, la première année, l’apprenti ne lui rapportait rien et lui coûtait à peu près la valeur du prix d’apprentissage[283].
En cas de maladie, les frais de médecin et de traitement étaient supportés par les parents[284]. Ceux-ci stipulaient parfois que l’enfant irait à l’école[285]; mais cette sollicitude pour l’instruction de l’apprenti n’était probablement pas très-commune; souvent il ne passait que peu de temps à l’école, entrait de bonne heure en apprentissage et était absorbé par le métier[286]. Par contre, le patron lui faisait remplir exactement ses devoirs religieux. Les statuts, il est vrai, n’en disent rien; mais le temps que les exercices religieux prenaient au patron fait supposer qu’ils n’occupaient pas moins de place dans la vie de l’apprenti[287].
Un article du statut des chapuiseurs, qui montre l’apprenti faisant les courses du patron, révèle un abus trop facile pour n’être pas général[288]. En revanche, le maître ne pouvait l’occuper qu’à des travaux entrepris pour son compte et non pour le compte de ses confrères[289]. On comprend la différence qu’il y avait pour l’apprenti à travailler chez un industriel, pourvu d’un capital, surveillant et dirigeant chez lui son élève, ou pour un patron réduit à la condition de salarié et occupant, tantôt dans un atelier, tantôt dans un autre, une position toujours secondaire. Aussi voyons-nous le prévôt de Paris résilier un contrat d’apprentissage, sur la requête de l’apprentie, parce ce que la maîtresse de celle ci, de son propre aveu, n’est pas établie, n’a pas d’atelier et va seulement travailler chez les autres[290].
Bien entendu, la défense de travailler chez les autres visait seulement les confrères du patron et n’empêchait pas celui-ci d’emmener l’apprenti chez les clients. Rarement l’apprenti y allait seul; dans son intérêt, comme dans celui du client, il était accompagné du patron ou d’un ouvrier connaissant bien son état. Il y avait même danger à lui confier des marchandises, quand il était enfant, et les chandeliers ne furent sans doute pas les seuls à le reconnaître. Ceux-ci faisaient colporter et vendre leurs chandelles par de jeunes apprentis, peu au fait du métier, qui vagabondaient, buvaient et jouaient l’argent reçu des acheteurs; puis, pour cacher leurs détournements, trompaient le public sur le poids de la marchandise[291]. Cet abus de confiance fit ajouter aux statuts un article défendant d’envoyer par la ville des apprentis inexpérimentés et comptant moins de trois ans d’apprentissage[292].
L’apprenti subissait, plus souvent peut-être encore qu’aujourd’hui, les mauvais traitements de son maître. Un épicier, qui avait frappé son apprenti sur la tête d’un bâton auquel pendaient des clefs, obtient de la victime un pardon écrit et notarié; puis, pour faire oublier ses torts, lui permet un voyage à Reims et, au cas où il ne voudrait pas revenir, le libère de ses engagements[293]. Un apprenti orfévre est frappé d’un trousseau de clefs qui lui fait un trou et deux bosses à la tête; le père porte plainte et, sur l’aveu du patron, fait prononcer par le prévôt de Paris la résiliation du contrat[294]. Un certain Jean Persant dit Brindelle intente au For-l’Évêque une action en résiliation et en dommages-intérêts contre Jean d’Asnières et sa femme, pour avoir battu ses deux filles qui apprenaient chez les défendeurs la fabrication des orfrois. Ceux-ci présentent une exception d’incompétence, fondée sur ce que l’acte d’apprentissage a été passé sous le sceau de la prévôté de Paris, et ajournent le plaignant au Châtelet pour obtenir la remise des deux enfants et des dommages-intérêts. L’évêque de Paris fait évoquer l’affaire au Parlement qui, de l’accord des parties, la renvoie au For-l’Évêque en autorisant Brindelle par provision à mettre ses filles en apprentissage où il voudra[295]. La partie des archives du For-l’Évêque, qui s’est conservée jusqu’à nous, ne remonte pas à cette époque, de sorte que nous n’avons pu suivre l’affaire jusqu’au bout.
La justice n’attendait pas une plainte de la victime ou de sa famille pour agir; lorsqu’elle avait connaissance de sévices commis sur des apprentis, elle informait d’office. Ainsi le bailli de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, instruit qu’Isabelle Béraude, apprentie de Jean Bruières, avait répété dans sa dernière maladie qu’elle mourait par suite des mauvais traitements de son maître, qui l’avait battue et foulée aux pieds, fit saisir les biens de celui-ci, examiner le corps par un médecin, et n’accorda mainlevée au patron que sous caution et à la condition qu’il se présenterait à la première réquisition[296]. Il serait facile de multiplier les preuves de la brutalité des patrons envers leurs apprentis, et cependant les faits du genre de ceux que nous avons cités étaient bien plus communs que les textes qui les constatent. Nous ne connaissons en effet que ceux qui ont donné lieu à des poursuites judiciaires ou à des lettres de rémission; la plupart n’étaient pas portés devant la justice et restaient inconnus parce qu’il n’était pas toujours possible de les établir.
Du reste, les maîtres avaient, dans une certaine mesure, le droit de frapper leurs apprentis; c’est seulement lorsqu’ils en abusaient qu’ils étaient punissables. Un apprenti huchier avait été emprisonné au Châtelet, probablement pour s’être sauvé de chez son maître. Le prévôt de Paris, en le condamnant à remplir les obligations de l’acte d’apprentissage, rappelle au patron ses devoirs: il doit traiter son apprenti en fils de prud’homme, lui fournir les choses stipulées au contrat, il le battra lui-même, s’il le mérite, et ne le laissera pas battre par sa femme[297].
L’apprenti recevait soit une somme une fois payée à la fin ou au cours de l’apprentissage, soit un salaire. Colin le Boucher, cordonnier de cordouan, prenant Jean Béguin pour trois ans, s’engage à lui payer un franc lorsqu’il aura fini son temps[298]. Colette Brébion entre chez Colart Devin, drapier, pour apprendre à filer et à carder, à condition qu’elle touchera 10 francs au bout de ses dix ans d’apprentissage ou même au bout de huit ans, si elle trouve alors à se marier avantageusement[299]. Guérin le Bossu, à la fois tavernier, hôtelier et drapier, promet à un apprenti 4 fr., payables à l’expiration de l’apprentissage, qui est de six ans[300]. La corporation des couvreurs fournissait gratuitement des outils à l’apprenti qui sortait d’apprentissage[301].
Quant au salaire, nous rappellerons que le terme légal était abrégé pour l’apprenti orfévre, capable de gagner 100 s. par an et sa nourriture[302]. Le maître des tisserands stipulait un salaire au profit de l’apprenti qu’il faisait entrer chez un nouveau patron et qui était en état de le gagner[303]. Un apprenti pelletier demande judiciairement à son maître de pourvoir à son entretien et de le faire gagner, ou de lui rendre sa liberté[304].
Le patron charpentier se faisait payer les journées de son apprenti, sauf la première année d’apprentissage, pendant laquelle le client lui devait seulement de ce chef une indemnité de nourriture évaluée à 6 deniers[305]. Gardait-il ces journées pour lui? Nous croyons qu’une part au moins en revenait à l’apprenti. Le patron ne pouvait accorder tout de suite un salaire à l’apprenti. Celui-ci devait avoir acquis une certaine expérience et obtenir des gardes-jurés un certificat de capacité[306]. Un patron fut condamné parce qu’il donnait 8 écus par an à son apprenti, qui n’avait pas encore été interrogé et reconnu par les gardes digne d’une rémunération[307].
Le maître était responsable des contraventions professionnelles commises par son apprenti[308].
La mort du patron ne mettait pas toujours fin à l’apprentissage. L’époux survivant ou les héritiers gardaient l’apprenti, lorsqu’ils continuaient le métier et se trouvaient en état de pourvoir à son entretien et de le faire travailler[309]. Nous signalerons, par exemple, un apprenti entré chez Colin d’Andeli et sa femme, mercière, et sur lequel celle-ci n’avait perdu ses droits ni par son veuvage ni par son second mariage[310]. En voici un autre qui du service de Jean Tiphaine, pelletier, était passé à celui de Richart le Maire, pelletier-fourreur, ayant-cause du premier[311]. Lorsque l’époux survivant ou les héritiers n’exerçaient pas le métier, le contrat était forcément résilié, et alors l’apprenti était cédé à un confrère du défunt ou entrait dans un autre atelier par les soins des gardes-jurés ou du prévôt de Paris. La même chose avait lieu soit lorsqu’il devenait impossible au patron de supporter les charges de l’apprentissage, soit lorsqu’il n’entretenait pas convenablement ou maltraitait l’apprenti[312]. Le contrat était naturellement résilié de l’accord des parties, qu’une indemnité fût stipulée ou non[313]. Cependant chez les tisserands drapiers, l’apprenti ne pouvait quitter son maître, moyennant indemnité, qu’après quatre ans d’apprentissage[314]. La cession ou, comme disent les statuts, la vente[315] de l’apprenti, n’était autorisée que dans le cas de force majeure, soit que le patron fût ruiné ou atteint d’une maladie de langueur, soit qu’il passât la mer pour faire quelque pèlerinage, soit enfin qu’il renonçât complétement à sa profession[316]. Si cette cession avait été permise en dehors de ces circonstances extraordinaires, les apprentis, désireux de quitter leur maître, l’auraient forcé par leur insubordination à les céder à un confrère[317]. Quelquefois la cession n’était valable que lorsqu’elle était ratifiée par les gardes-jurés[318] ou par la famille[319] qui examinaient si elle n’était pas préjudiciable à l’apprenti. Le statut des fileuses de soie à grands fuseaux veut que la convention soit passée devant les deux jurés, qui percevaient sur chaque partie un droit de 6 deniers[320]. Chez les fileuses de soie à petits fuseaux, les gardes avaient le même droit et de plus dressaient acte du contrat[321].
L’apprenti, qui quittait son maître, ne pouvait être remplacé avant l’expiration du temps pour lequel on l’avait pris. Le but de cette défense était d’empêcher les patrons de prendre des apprentis uniquement pour les céder avec bénéfice, et de transformer ainsi leur atelier en un bureau de placement. On avait vu en effet plusieurs forcetiers s’établir et prendre des apprentis pour les vendre au bout de trois semaines ou d’un mois et redevenir de simples ouvriers. Il leur fut défendu désormais de céder leurs apprentis avant d’avoir exercé un an et un jour[322].
Lorsque l’apprenti se sauvait, il était recherché par ses cautions[323] et par son patron[324], qui, après l’avoir attendu un certain temps, en prenait un autre. Repris, il était emprisonné et remis chez son maître, ou, lorsque celui-ci l’avait remplacé, chez un autre patron. Il était redevable de dommages-intérêts et du temps qu’avait duré son escapade[325].
Des dommages-intérêts étaient dus également par l’apprenti qui, sans s’être sauvé, renonçait au métier et faisait résilier le contrat, fût-ce pour les motifs les plus respectables. Assurément, si la justice n’avait pas dû assurer avant tout la réparation du préjudice causé, elle n’aurait pas condamné à des dommages-intérêts une apprentie de quatorze ans, Guillemette Fachu que sa mauvaise santé et sa dévotion décidaient à entrer en religion[326].
Le mariage de l’apprenti, qui, dans certains métiers, mettait fin à l’apprentissage[327], modifiait seulement dans d’autres les rapports du patron et de l’apprenti[328].
CHAPITRE V
L’OUVRIER
Embauchage de l’ouvrier.—Travail en ville et en chambre.—Travail à temps et à façon.—Taux des salaires.—Responsabilité de l’ouvrier.—Fin de l’engagement de l’ouvrier.—Rapports du patron et de l’ouvrier.
La condition de l’apprenti était au moyen âge à peu près ce qu’elle est aujourd’hui. Celle de l’ouvrier, au contraire, dépendant directement du régime industriel, diffère au moyen âge et dans les temps modernes au même degré que l’industrie manufacturière diffère de la petite industrie. Ce n’est pas que sa part dans la production et la répartition ait changé; au fabricant qui faisait les avances il apportait, comme aujourd’hui, le concours de son travail moyennant un salaire fixé indépendamment des bénéfices de l’entreprise. Mais, si l’on cesse de considérer son rôle économique pour envisager son bien-être et ses rapports avec le fabricant, on verra que la grande industrie et l’industrie corporative lui font une situation très-différente.
Tandis que le contrat d’apprentissage était passé par écrit, les conventions entre patrons et ouvriers étaient le plus souvent conclues verbalement[329]. Les ouvriers sans ouvrage se réunissaient à des endroits fixés pour se faire embaucher[330]. Les foulons qui voulaient se louer à la journée se rassemblaient devant le chevet de l’église Saint-Gervais, ceux qui travaillaient à l’année, près de la maison de l’Aigle, rue Baudoyer; ils devaient s’y rendre isolément[331]. Ces agglomérations d’ouvriers n’étaient pas sans danger; elles pouvaient donner lieu à des troubles ou au moins à des coalitions. Aussi l’autorité publique se vit quelquefois obligée de les interdire[332].
Il était défendu de faire des propositions à l’ouvrier d’un confrère[333]. Un mois seulement avant l’expiration de son engagement, il était libre d’en contracter un nouveau avec un autre patron[334], car des offres prématurées lui auraient fait négliger son travail[335]. C’est par exception qu’il pouvait, en prévenant son patron, se louer avant le dernier mois[336].
L’ouvrier n’était reçu dans un atelier qu’après avoir prouvé par serment ou par témoin qu’il avait bien et dûment fait son apprentissage[337]. La première fois qu’il prenait du travail, il jurait de travailler conformément aux statuts et de dénoncer les contrevenants, sans excepter son patron. Celui-ci était responsable de l’omission de cette formalité[338]. L’ouvrier n’entrait chez un nouveau patron que sur la présentation d’un congé d’acquit du précédent[339].
Chez les tapissiers, il payait aux gardes un droit d’un sou, chaque fois qu’il changeait d’ateliers[340]. Les ouvriers pourpointiers se faisaient payer à boire par leur nouveau camarade d’atelier, qui dépensait ainsi 2 à 3 s. pour sa bienvenue[341]. Certaines corporations l’obligeaient à avoir un trousseau; chez les foulons, le trousseau devait valoir au moins 12 den., puis, dans le cours du XVe siècle, 4 s.[342]. Dès le XIIIe siècle, le costume de l’ouvrier fourbisseur, destiné par sa profession à être en rapport avec des gentilshommes, représentait une valeur d’au moins 5 sous[343].
Il était interdit de donner de l’ouvrage aux débauchés, aux voleurs, aux meurtriers, aux bannis, aux gens de mauvaise réputation. Les ouvriers vivant en concubinage étaient, sur la dénonciation d’un membre de la corporation, privés de leur place et même expulsés de la ville; le défaut de dénonciation était puni d’une amende[344]. Le forain venu à Paris en compagnie d’une femme pour être ouvrier tisserand ne trouvait de l’ouvrage qu’après avoir justifié de son mariage soit par témoins, soit par un certificat de l’église qui l’avait marié[345].
Les statuts défendent aux ouvriers de travailler en ville, ce qui veut dire qu’ils ne doivent pas mettre leur savoir-faire au service de personnes étrangères au métier qui l’utiliseraient dans un but commercial. Le monopole du fabricant aurait été inutile, si le premier venu avait pu, à l’aide d’ouvriers, entreprendre une industrie pour laquelle il n’était pas qualifié. Mais, bien entendu, les patrons emmenaient ou envoyaient leurs ouvriers chez les clients, et ceux-ci pouvaient même les faire venir chez eux, sans l’aveu d’un patron. Toutefois, sur ce dernier point, les corporations se montraient plus ou moins libérales. Chez les brodeurs, cela était défendu, parce que les patrons n’auraient plus trouvé d’ouvriers pour exécuter leurs commandes[346]. Chez les cloutiers, les ouvriers ne travaillaient pour le public que lorsque les patrons n’avaient plus d’ouvrage à leur donner[347]. En s’adressant à de simples ouvriers, le public n’enlevait pas seulement aux fabricants les bras dont ils avaient besoin, il faisait hausser les salaires et encourageait une concurrence d’autant plus dangereuse que les ouvriers, exempts de frais d’établissement, offraient leur travail à meilleur marché. En outre, le travail en ville échappait à la surveillance des gardes-jurés. Pour toutes ces raisons, les rapports directs des ouvriers et du public, lorsqu’ils n’étaient pas interdits ou soumis à une autorisation spéciale, n’étaient que tolérés, comme un mal inévitable, par les corporations[348].
Les ouvriers travaillaient généralement chez leur patron. Il faut naturellement excepter ceux dont l’industrie ne s’exerce qu’en plein air. En outre, le travail en chambre, qui répugnait tellement à l’esprit méfiant de la législation industrielle[349], n’était pas cependant interdit dans tous les métiers. Ainsi les lormiers faisaient coudre leurs harnais hors de chez eux[350]. Les chapeliers de coton employaient aussi des ouvriers en chambre[351]. Les merciers donnaient leur soie à des ouvrières qui la filaient et la travaillaient à domicile[352].
L’ouvrier travaillait à temps ou à façon. L’auteur du Ménagier de Paris distingue les ouvriers qui, livrés pour la plupart aux travaux agricoles, se louaient à la journée, à la semaine ou pour la saison, et ceux qui travaillaient à la pièce ou à la tâche[353]. Il est difficile de dire lequel de ces deux modes de travail était le plus commun. S’il est plus souvent question dans les textes du travail à temps, c’est qu’il prêtait à des abus et nécessitait la réglementation de l’autorité[354]. Au contraire, le travail à la tâche avait l’avantage de proportionner le salaire à la peine et de garantir le patron contre la paresse et la mauvaise foi de son ouvrier. Aussi le fabricant mettait probablement l’ouvrier à ses pièces toutes les fois que le genre de travail ne s’y opposait pas. Si les textes ne s’occupent pas davantage de ce mode de rémunération[355], c’est précisément parce qu’il ne donnait lieu à aucun abus, à aucune difficulté.
L’ouvrier qui travaillait à temps se louait à la journée[356], à l’année[357] et même pour une période de plusieurs années[358]. Chez les chapeliers, l’engagement ne pouvait excéder un an[359]. Les textes qui nous parlent d’ouvriers logés et nourris chez leur patron s’appliquent surtout à des ouvriers à l’année[360]. Les tréfiliers d’archal engageaient généralement leurs ouvriers pour un an[361]. Chez les fourbisseurs, le nombre de ces ouvriers à demeure était restreint à un par atelier, à deux pour le fourbisseur du roi[362].
Le travail à la lumière étant le plus souvent interdit, la journée durait habituellement depuis le lever jusqu’au coucher du soleil. Elle se composait donc nominalement de seize heures au maximum et de huit heures et demie au minimum. Mais il faut en retrancher les heures de repas. Ajoutons que, si telle est la durée que les ordonnances applicables au travail manuel en général assignent à la journée, dans certains métiers elle se terminait à vêpres ou à complies, c’est-à-dire à quatre et à sept heures, suivant que les jours étaient courts ou longs[363]. Les ouvriers prenaient de l’ouvrage pour la soirée ou vesprée, mais ils contractaient alors un engagement nouveau, pour lequel ils se faisaient payer à part. Ainsi les ouvriers foulons, promettant de travailler consciencieusement pour leurs patrons, distinguent les vesprées des journées et des façons[364]. Les patrons prolongeaient ces veillées assez tard pour que les ouvriers, en rentrant chez eux, courussent risque d’être assassinés. Sur la plainte des ouvriers, le prévôt de Paris ordonna que la vesprée ne durerait pas au delà du soleil couchant[365]. Au XVe siècle et peut-être dès le XIVe la journée des ouvriers foulons durait de six heures du matin à cinq heures du soir, soit onze heures, en hiver (de la Saint-Rémi aux Brandons), de cinq heures du matin à sept heures du soir, c’est-à-dire quatorze heures, pendant les longs jours (des Brandons à la Saint-Rémi)[366]. La journée des ouvriers mégissiers, lorsqu’elle eut été, sur leur demande, réduite par le prévôt, commença et finit avec le jour. Le samedi et la veille des jours fériés, ils pouvaient quitter leur ouvrage au troisième coup de vêpres sonnant à Notre-Dame[367]. Pendant les mois où les jours sont le plus courts, d’octobre à février, les ouvriers tondeurs de draps se mettaient à l’œuvre à minuit. Le jour venu, ils prenaient un repos d’une demi-heure pour se rafraîchir. Ils travaillaient ensuite jusqu’à neuf heures et jouissaient alors d’une heure de liberté, pendant laquelle ils déjeunaient. Ils dînaient de une heure à deux de l’après-midi et se remettaient à la besogne jusqu’au soleil couchant. Cela faisait plus de treize heures et demie de travail effectif. Le reste de l’année, ils n’allaient à l’atelier qu’au soleil levant et y restaient jusqu’à la fin du jour. Ils avaient deux heures pour dîner et un repos supplémentaire d’une demi-heure pendant l’après-dînée pour se rafraîchir sans sortir de l’atelier. Ce règlement ne s’appliquait pas aux ouvriers à l’année[368]. Malgré l’opposition des patrons, les ouvriers tondeurs obtinrent la suppression du travail de nuit et la réduction de la journée, pendant les mois de novembre, décembre et janvier, à neuf heures et demie de travail effectif. La journée commença dès lors à six heures du matin pour finir à cinq heures du soir; elle était suspendue une demi-heure pour le déjeuner et une heure pour le dîner. Le reste de l’année, elle continua à être réglée par la longueur des jours[369]. On s’étonnera sans doute que le commencement et la fin de la journée fussent fixés d’une façon aussi vague[370], aussi sujette à contestation[371]; mais il est probable que les parties s’entendaient pour considérer comme le signal de l’ouverture et de la clôture des travaux le son de la cloche paroissiale, le passage d’un crieur public ou tout autre fait quotidien et régulier de la vie parisienne. Nous savons, par exemple, que le jour était annoncé, au son du cor, par le guetteur du Châtelet[372]. Quoi qu’il en soit, il n’y avait pas à Paris, comme dans plusieurs villes industrielles, une cloche spéciale pour appeler au travail et en annoncer la suspension et le terme[373].
Nous avons indiqué sur quel pied l’ouvrier était payé; il faut se demander maintenant si son salaire suffisait seulement à ses premiers besoins ou lui assurait en outre un certain bien-être, première condition de moralité. Quand même nous aurions des documents assez nombreux, assez précis pour connaître la valeur intrinsèque de la main-d’œuvre dans les diverses branches de l’industrie parisienne pendant le cours du XIIIe et du XIVe siècle, il resterait à en fixer la valeur relative. Or les tentatives faites jusqu’ici pour déterminer la puissance de l’argent au moyen âge n’ont pas réussi, comme le prouve la diversité des systèmes et des résultats auxquels elles ont conduit. Les conditions du marché du travail peuvent donc seules nous fournir quelques lumières sur le taux des salaires. Le prix de la main-d’œuvre, comme celui de toutes les autres marchandises, est soumis au rapport de l’offre et de la demande. Dans quel rapport la population ouvrière à Paris se trouva-t-elle avec les besoins de la production du commencement du XIIIe à la fin du XIVe siècle? Si nous ne sommes pas en mesure de résoudre avec certitude ce problème, susceptible de plusieurs solutions suivant qu’on se place à tel moment ou à tel autre de cette période, nous signalerons du moins certains faits de nature à l’éclairer. Le premier de ces faits qui se présente à l’esprit, c’est que la limitation du nombre des apprentis avait nécessairement pour conséquence de borner, dans une certaine mesure, celui des ouvriers. Mais cette considération ne doit pas faire oublier qu’on pouvait travailler à Paris pour le compte d’autrui sans avoir fait son apprentissage dans cette ville. Il suffisait qu’il eût duré le temps prescrit par les statuts parisiens[374]. Cette condition ne fermait pas la porte aux ouvriers du dehors attirés par les avantages de la capitale. Aussi voit-on les maîtres tailleurs se préoccuper des estranges varlez qui venaient à Paris et y exerçaient le métier en cachette[375]. Les ouvriers teinturiers étaient si nombreux que la moitié demeurait quelquefois sans ouvrage[376]. Les statuts des cloutiers prévoient le cas où les ouvriers ne trouveraient pas d’ouvrage chez les patrons[377]. L’existence des ouvriers n’était pas sédentaire, comme on serait porté à le croire[378], et ils ne se fixaient pas pour toujours là où ils étaient nés, où ils avaient fait leur apprentissage. L’attrait des grandes villes, la sécurité qu’elles leur offraient contre les gens de guerre[379], l’espérance de trouver du travail et de gagner de gros salaires[380], la curiosité, le désir de se perfectionner dans leur métier[381], tout contribuait à les faire changer souvent de résidence. S’il était un séjour capable de les retenir, c’était assurément Paris. Il faut donc tenir compte, dans l’appréciation du taux des salaires, de la concurrence que les ouvriers du dehors venaient faire aux ouvriers parisiens. Il est probable que ceux-ci étaient animés envers leurs concurrents de l’hostilité que les tisserands de Troyes témoignaient contre les ouvriers étrangers et qui s’est produite dans tous les temps[382]. Les fabricants occupaient en outre des ouvriers des environs, qui naturellement se faisaient payer moins cher que ceux de la ville. A la vérité, les produits fabriqués hors Paris subissaient l’examen des gardes-jurés[383]; mais ce contrôle, auquel les produits indigènes étaient également soumis, n’empêchait pas les fabricants de chercher au dehors l’économie de la main-d’œuvre. En outre, ils travaillaient eux-mêmes, et, grâce à la longue durée de l’apprentissage, leurs apprentis leur rendaient autant de services que des ouvriers. Ajoutons qu’ils pouvaient prendre parmi leurs parents des apprentis supplémentaires. Enfin, en dépit des règlements, ils se faisaient aider par leurs domestiques[384]. Ces raisons nous donnent à penser que le travail manquait aux ouvriers plus souvent que les bras ne manquaient à l’industrie, et que les patrons faisaient la loi du marché[385]. Sans doute la population ouvrière a beaucoup augmenté depuis le moyen âge, et, à ne considérer que ce fait, il semblerait que le taux des salaires ait dû baisser dans la même proportion. Mais le capital engagé dans l’industrie, la production, les échanges, enfin tout ce qui peut développer le besoin de bras, a suivi une progression plus rapide encore, de sorte qu’en définitive la proportion entre l’offre et la demande s’est modifiée au profit des ouvriers. En même temps que le taux des salaires s’est élevé, la valeur des denrées de première nécessité a diminué plus encore que celle de l’argent, et l’ouvrier, à la fois mieux payé et vivant à meilleur marché, jouit d’un bien-être plus grand. On objectera peut-être que, sous un régime industriel qui n’était pas celui de la libre concurrence, le fabricant n’était pas obligé de réduire autant que possible les salaires pour vendre aussi bon marché que ses concurrents; mais, si ce n’était pas pour lui, comme aujourd’hui, une condition de vie ou de mort, il était autant qu’aujourd’hui intéressé à diminuer le prix de revient, à payer le moins possible ses ouvriers et à augmenter ses bénéfices. Ce serait prêter au fabricant du moyen âge une équité et un désintéressement supérieurs à la nature humaine que de croire que, pouvant prendre des ouvriers au rabais, il se préoccupât de leur assurer un salaire rémunérateur et se contentât pour lui-même d’un bénéfice raisonnable.
Ce que nous disons du prix de la main-d’œuvre et du bien-être de l’ouvrier ne s’applique, bien entendu, qu’aux conditions ordinaires du marché du travail. Ce marché était naturellement soumis à des fluctuations, à des révolutions. C’est ainsi que la peste de 1348 produisit une hausse considérable et générale des salaires. La grande ordonnance de police de 1351 (n. s.) défend aux ouvriers de stipuler des salaires supérieurs de plus d’un tiers à ceux qu’ils gagnaient avant l’épidémie[386]. La main-d’œuvre enchérit également à la suite de la mortalité qui sévit à Paris et dans le reste de la France de 1399 à 1400[387]. La guerre de cent ans, les ravages des aventuriers qu’elle enfanta et amena en France eurent sur les salaires l’effet inverse, parce que, tout en réduisant la population, ces calamités publiques ruinèrent les classes riches, ôtèrent toute sécurité au commerce et diminuèrent la production et la demande de travail. Les variations monétaires, si fréquentes au XIVe siècle, changeaient la valeur réelle des salaires et obligeaient le roi à les faire taxer. L’affaiblissement du titre provoquait une hausse, et, la bonne monnaie rétablie, les ouvriers ne rabattaient pas toujours de leurs prétentions[388]. Sous l’empire de pareilles circonstances, le renchérissement de la main-d’œuvre était tel que quelquefois les ouvriers vivaient toute la semaine avec le produit de deux jours de travail. C’est ce que constate une ordonnance du mois de novembre 1354 qui leur défend de rester oisifs, d’aller au cabaret et de jouer les jours ouvrables, leur prescrit de se rendre avant le lever du soleil aux endroits où l’on venait les embaucher, détermine la durée des journées et charge les magistrats municipaux de veiller à ce que les gens valides gagnent leur vie par un travail quelconque, sous peine de vider la ville dans le délai de trois jours[389].
Les corporations s’efforçaient aussi de fixer le prix de la main-d’œuvre. Plusieurs statuts défendent d’accorder aux ouvriers des salaires supérieurs au taux traditionnel[390]. Le prix convenu entre le patron et l’ouvrier corroier pour la première journée devait rester le même jusqu’à la fin de la semaine[391]. Les corroyeurs de robes de vair ne pouvaient faire d’avances à leurs ouvriers[392].
Pour avoir une idée juste du prix de la main-d’œuvre au moyen âge, il faut songer que l’ouvrier était bien plus souvent qu’aujourd’hui nourri et logé par le patron. Les ouvriers foulons déjeunaient à leur choix chez le patron ou au dehors, mais ne dînaient pas à l’atelier, car les statuts leur recommandent de se rendre au travail sans retard après dîner[393]. Les journées des ouvriers tondeurs de draps étaient de 2 et de 3 sous, suivant qu’ils étaient nourris par le patron ou qu’ils se nourrissaient à leurs frais[394]. Les ouvriers à l’année avaient chez le patron la nourriture et le logement.
L’ouvrier loué à la tâche ou à la journée apportait ses outils, les entretenait et les remplaçait; mais, si son engagement était de longue durée, d’un an par exemple, le patron était tenu de les faire réparer et de lui en fournir de neufs[395].
Certaines corporations demandaient compte à l’ouvrier lui-même de ses contraventions professionnelles, d’autres considéraient le patron comme responsable[396].
L’engagement de l’ouvrier prenait naturellement fin par l’expiration du temps pour lequel il s’était loué ou l’achèvement de sa tâche. La mort du patron n’entraînait pas, on l’a vu, la résiliation du contrat d’apprentissage, dans lequel la considération de la personne avait cependant plus d’importance. A plus forte raison, l’ouvrier devait continuer son travail auprès du successeur du défunt. Le patron, de son côté, ne lui donnait pas congé arbitrairement. Chez les fourbisseurs, il soumettait les motifs du renvoi à l’appréciation des quatre gardes-jurés et de deux camarades de l’ouvrier[397]. L’interdiction d’achever, sans l’autorisation des gardes, le travail commencé par un camarade protégeait l’ouvrier contre les caprices du patron[398].
On n’a pas tout dit sur la condition matérielle de l’ouvrier, quand on a parlé de son bien-être, tel qu’il résulte du rapport entre son salaire et le prix des objets de première nécessité, il faut encore mesurer la distance qui le séparait du fabricant et voir les chances qu’il avait de la franchir. A ce point de vue, le sort de l’ouvrier du moyen âge était bien préférable à celui de l’ouvrier contemporain. L’industrie manufacturière exige des frais d’établissement qui dépassent de beaucoup le capital que l’ouvrier peut amasser avec son travail. Forcé de travailler toujours pour le compte d’autrui, il s’habitue à opposer ses intérêts à ceux de son patron et à voir en lui un ennemi. De son côté, celui-ci, qui le plus souvent n’a pas travaillé de ses mains, compatit peu à des misères et à des sentiments qu’il n’a pas éprouvés et ne songe qu’à s’enrichir le plus vite possible. Au moyen âge, la situation respective du patron et de l’ouvrier était toute différente. Les frais d’établissement étaient si peu considérables que tout ouvrier laborieux et économe pouvait se flatter de devenir patron. On jugera combien ces frais étaient peu élevés si l’on se rappelle la spéculation de certains forcetiers. Ces forcetiers s’établissaient, achetaient le métier, montaient une forge, prenaient un apprenti, le tout dans le seul but de céder cet apprenti avec bénéfice, après quoi ils quittaient leur forge et se remettaient à travailler pour autrui. On ne devait pas leur payer bien cher l’avantage d’avoir un apprenti un peu dégrossi par un travail de trois semaines ou d’un mois, et cependant ce qu’ils recevaient faisait nécessairement plus que couvrir leurs dépenses de maîtrise et d’installation, car ils ne se seraient pas donné la peine de placer des apprentis s’ils n’y avaient pas trouvé un bénéfice[399]. Les conditions que l’ouvrier avait à remplir avant d’obtenir la maîtrise ne constituaient pas des difficultés comparables à celles qui résultent de l’importance des capitaux exigés par la grande industrie, d’autant plus que ces conditions ne servaient pas encore de prétexte aux abus qu’elles engendrèrent plus tard. Si l’ouvrier s’élevait facilement au rang de patron, celui-ci n’était jamais un capitaliste occupé seulement de la direction générale des affaires et abandonnant à un contre-maître la surveillance de l’atelier; il travaillait à côté de ses ouvriers et de ses apprentis, leur donnait ses instructions lui-même et avait à sa table souvent les premiers, toujours les seconds. Du reste, les rapports du patron et de l’ouvrier sont bien caractérisés par les noms de maître et de valet ou sergent, que les textes leur donnent habituellement. Ces termes n’expriment pas seulement l’autorité et la dépendance, mais aussi une intimité domestique, conduisant nécessairement à la camaraderie. Quelquefois le patron, soit volontairement, soit par suite de mauvaises affaires, redevenait simple ouvrier et travaillait pour ses anciens confrères[400]. Cette vie en commun, cette facilité avec laquelle patrons et ouvriers passaient d’une classe dans l’autre, empêchaient l’antagonisme systématique qui les divise aujourd’hui. Bien entendu, les ouvriers ne laissaient pas pour cela d’avoir des intérêts distincts et de former une classe indépendante. Ils prenaient part à l’adoption et à la révision des statuts[401], avaient leurs confréries particulières[402] et leurs gardes-jurés spéciaux[403]. Leurs rapports avec les patrons donnaient même lieu quelquefois à des procès[404].
En résumé, l’ouvrier parisien du XIIIe et du XIVe siècle ne jouissait pas d’un bien-être égal à celui de l’ouvrier contemporain, mais il ne restait pas toute sa vie, comme celui-ci, dans une condition précaire; presque toujours il parvenait à s’établir et à travailler pour son compte.
CHAPITRE VI
CONDITIONS POUR OBTENIR LA MAÎTRISE
Conditions de capacité: examen et chef-d’œuvre.—Droits d’entrée: achat du métier et droits accessoires.—Caution.—Serment professionnel.—Particularités de la maîtrise chez les boulangers et les bouchers.—Création de maîtrises.
L’apprentissage terminé, quelques corporations imposaient au candidat à la maîtrise un stage d’un an, pendant lequel il travaillait pour le compte d’autrui[405]. Mais, à l’époque qui nous occupe, la plupart ne connaissaient pas encore le compagnonnage.
L’examen et le chef-d’œuvre au contraire n’étaient pas inconnus au temps d’Ét. Boileau. Ces deux épreuves existaient quelquefois concurremment, ce qui se comprend si l’on réfléchit que chacune avait son utilité particulière, l’examen portant sur l’ensemble du métier et étant destiné à montrer si le candidat en possédait la théorie, le chef-d’œuvre devant donner par un exemple la mesure de son habileté pratique. L’examen était établi dans l’industrie des étoffes de soie et de velours[406], chez les tailleurs[407], les cordonniers de cordouan[408], les mégissiers[409], les selliers[410], les tonneliers. On le passait devant les gardes-jurés qui délivraient, s’il y avait lieu, un diplôme ou certificat[411]. Ils touchaient des droits d’examen[412].
Le chef-d’œuvre n’est nommé qu’une fois dans le Livre des métiers, et le passage où il en est question montre que cette épreuve avait lieu quelquefois avant la fin de l’apprentissage, puisqu’il parle de la situation que l’apprenti chapuiseur occupait chez son patron après l’avoir subie[413]. Mais, à côté de cette unique mention, on trouve telle phrase qui donne à penser que le chef-d’œuvre était dès lors exigé par plusieurs corporations[414]. Toutefois la plupart ne l’adoptèrent pas avant la seconde moitié du XIVe siècle.
Les gardes-jurés déterminaient le programme du chef-d’œuvre et le temps que le candidat devait mettre à l’exécuter; mais si, cédant au désir d’écarter un concurrent, ils choisissaient un sujet trop difficile, le prévôt en donnait un autre. On demandait à l’aspirant un de ces ouvrages d’un prix moyen et par conséquent d’une difficulté moyenne, comme il était destiné à en faire beaucoup. Les règlements fixaient même quelquefois la valeur de l’ouvrage de réception. Il était exécuté en présence des gardes et chez l’un d’eux. Cependant la maison commune des orfévres contenait une pièce qui, sous le nom de chambre du chef-d’œuvre, servait d’atelier et renfermait tous les outils nécessaires. La vente du chef-d’œuvre profitait à l’auteur, au moins en partie, car, chez les charpentiers, il en partageait le prix avec les ouvriers. Son œuvre était examinée par les gardes-jurés, auxquels on adjoignait quelquefois des notables du métier, ou plus rarement par des délégués de l’autorité. Le chef-d’œuvre de l’aspirant orfévre était exposé à la maison commune. La décision des examinateurs était susceptible d’appel devant le prévôt de Paris. Les fils de patrons n’étaient généralement pas dispensés de cette épreuve[415].
Après avoir subi les épreuves dont nous venons de parler, on achetait au roi le droit d’exercer le métier. Mais l’obligation d’acheter le métier, suivant l’expression des statuts, était encore exceptionnelle à la fin du XIIIe siècle, car sur les cent corporations qui firent enregistrer leurs statuts par Ét. Boileau, on n’en compte que vingt où la maîtrise soit vénale. De ces vingt, dix étaient sous la dépendance des officiers de la maison du roi; c’étaient celles des talemeliers, des forgerons-maréchaux, des couteliers, des serruriers, des fripiers, des selliers, des cordonniers de cordouan, des cordonniers de basane, des savetiers, des gantiers[416]. Ce droit fut le prix dont les artisans engagés dans les liens du servage payèrent à leur maître la liberté du travail. Il fut d’abord exigé de tous les groupes d’artisans qui obtinrent l’autorisation de travailler pour leur compte, puis la plupart des corporations réussirent à s’en dispenser et à effacer ainsi la trace de leur origine servile; mais le roi ne pouvait accorder la même faveur à celles qui étaient tombées sous la juridiction d’un de ses officiers et qui grossissaient les revenus de sa charge. Le souvenir des prestations en nature qu’elles fournissaient à leur maître avant leur émancipation se conservait encore au XIIIe et au XIVe siècle dans le nom de certaines redevances pécuniaires. C’était pour faire ferrer les chevaux de selle du roi que les maréchaux-ferrants, primitivement obligés de les ferrer eux-mêmes, payaient chacun une redevance annuelle de 6 den., à laquelle furent soumis ensuite les autres forgerons, faisant partie de la même corporation; cette redevance s’appelait les fers le roi, ferra regia[417]. Les hueses le roy étaient un droit du même genre; il s’élevait à 32 s. p. pour l’ensemble des cordonniers de cordouan, à 3 den. par personne pour les cordonniers de basane et les selliers, et était censé destiné à l’achat des houseaux du prince[418]. La vénalité des maîtrises, qui avait signalé la transition du travail plus ou moins servile au travail libre, puis était devenue, lors de la rédaction du Livre des métiers, particulière à un petit nombre de corporations, reçut dans les siècles suivants une extension croissante à proportion des progrès de la fiscalité. Par exemple, elle s’introduisit en 1304 (n. s.) chez les potiers d’étain, en 1316 chez les brodeurs, en 1327 chez les chaudronniers. Cet impôt, lorsqu’il n’était pas concédé à un officier de la maison royale, était affermé ou perçu par le roi. Dans ce dernier cas, la perception s’opérait, soit directement par le receveur du domaine[419], soit par les gardes-jurés qui en versaient annuellement le produit entre les mains de ce comptable[420]. Le montant était fixé au maximum par les statuts[421], ou variait au gré du fermier[422]. Dans les corps de métiers où la maîtrise devint vénale, elle resta généralement gratuite pour les fils de patrons[423]. Dès le temps d’Ét. Boileau, ils avaient quelquefois ce privilége. Ainsi le fils légitime d’un tisserand-drapier, avant d’être établi par mariage, pouvait, sans payer patente, faire marcher chez son père deux grands métiers et un petit. Cette faveur s’étendait au frère et au neveu; mais, pour éviter qu’un étranger en profitât sous leur nom, les uns et les autres n’en jouissaient qu’à la condition de savoir travailler de leurs mains[424]. La veuve d’un maître, qui continuait les affaires de son mari, n’était obligée d’acheter le métier que si elle se remariait avec un homme étranger à la corporation[425]. On craignait qu’un étranger participât à l’exploitation et aux bénéfices de l’industrie sous le couvert de sa femme en profitant d’une immunité toute personnelle à celle-ci. En épousant au contraire un membre de la corporation, fût-ce un apprenti ou un ouvrier[426], elle ne perdait pas son privilége. Par exception, la veuve d’un rôtisseur ne devait épouser qu’un patron, parce que la position subalterne que le mari aurait occupée chez sa femme, comme garçon de cuisine, était contraire à l’usage et à la nature[427].
Les asiles ouverts plus tard au travail libre n’existaient pas encore et l’obligation d’acheter la maîtrise s’étendait à tous les membres de la corporation, en quelque lieu qu’ils fussent établis. Seuls les boulangers de certains quartiers jouissaient de la franchise. Ces quartiers étaient la terre du chapitre de Notre-Dame, celle de l’évêque attenante au parvis, le franc-fief des Rosiers, les bourgs Saint-Marcel et Saint-Germain-des-Prés, la partie de la terre de Sainte-Geneviève et de Saint-Martin-des-Champs située hors des murs, les cloîtres Saint-Benoît, Saint-Merry, Sainte-Opportune, Saint-Honoré, Saint-Germain-l’Auxerrois, la terre de Saint-Éloi, de Saint-Symphorien, de Saint-Denis-de-la-Chartre, de l’Hôtel-Dieu, etc.[428]
Outre le prix d’achat du métier, le nouveau maître payait un droit à la corporation, une gratification aux gardes, désignée quelquefois sous le nom de gants[429] et un pourboire aux témoins de la vente[430]. Chez les fabricants de courroies, le droit d’entrée n’était dû au corps de métier qu’après un an d’exercice[431]. Dans certains métiers, il portait le nom de past et d’aboivrement, abuvrement, soit qu’il fût encore acquitté en nature, soit qu’il eût été converti en argent. Lorsqu’un jeune homme était établi boucher à la Grande-Boucherie par son père ou son tuteur, celui-ci s’obligeait, sous cautions, à donner le past et l’abuvrement et à payer les droits accessoires. Le past consistait en un repas offert par le nouveau membre à ses confrères, l’abuvrement était aussi un repas, mais plus léger, une collation. Ces deux repas de corps avaient lieu l’année de la réception, aux jours fixés par le maître et les jurés. Le maître, sa femme, le prévôt et le voyer de Paris, le prévôt du For-l’Évêque, le cellerier et le concierge du Parlement, recevaient à cette occasion du vin, des gâteaux, de la volaille, de la chair de bœuf et de porc, etc. Plusieurs d’entre eux, en envoyant chercher leur part du banquet, donnaient une légère gratification au ménétrier qui jouait dans la salle[432]. Chez les bouchers de Sainte-Geneviève, le dîner fut remplacé à la fin du XIVe siècle par un droit de six liv. par., dont moitié revenait à l’abbaye et moitié à la corporation[433]. Le past n’était pas particulier aux bouchers[434].
Certaines corporations exigeaient caution. Celle que donnaient les tondeurs de drap était enregistrée au Châtelet et garantissait, jusqu’à concurrence de six marcs d’argent, la restitution des draps livrés[435]. Plusieurs bouchers de Sainte-Geneviève ayant disparu sans payer leurs bestiaux, l’abbaye ordonna qu’à l’avenir on ne serait reçu boucher qu’en fournissant une caution de 40 livres[436].
Le récipiendaire prêtait un serment professionnel sur des reliques ou sur l’Evangile, devant le prévôt de Paris ou les gardes-jurés[437]. Les statuts des fourbisseurs défendent aux gardes de recevoir le serment d’une personne non domiciliée ou d’une moralité suspecte. Ils doivent en référer au prévôt qui peut exiger des répondants de la probité de l’aspirant. On crut devoir prendre cette précaution parce que certains fourbisseurs avaient emporté les armes de leurs clients[438]. Le serment précédait généralement l’exercice du métier. Cependant le marchand d’épiceries et d’avoirs-de-poids ne le prêtait que dans un délai de huit jours après avoir commencé son commerce[439]. Le même délai était accordé aux meuniers du Grand-Pont[440]. Les gainiers et fabricants de boucliers renouvelaient ce serment tous les mois[441].
Chez les boulangers, on n’arrivait pas à la maîtrise immédiatement après avoir acheté le métier, il fallait encore faire un stage de quatre ans. En outre, la réception avait lieu avec un certain cérémonial qui mérite l’attention, parce que, dans les autres corporations, on ne trouve rien d’analogue. Pendant son stage, le candidat payait au roi 25 den. à l’Épiphanie, 22 den. à Pâques, 5 den. et une obole à la Saint-Jean-Baptiste, 6 sols de hauban à la Saint-Martin d’hiver, enfin chaque semaine un tonlieu d’un denier et une obole de pain. Au commencement de chaque année, il faisait sur la taille du percepteur une coche, qui le libérait des redevances de l’année précédente. Les quatre ans terminés, le maître des boulangers convoquait pour le premier dimanche après le jour de l’an le percepteur, les patrons boulangers, leurs premiers garçons et le récipiendaire. Celui-ci présentait au maître un pot de terre neuf, rempli de noix et d’oublies, en lui déclarant qu’il avait fait ses quatre ans. Le maître, après s’être assuré auprès du percepteur de l’exactitude de cette déclaration, rendait le pot au récipiendaire qui, sur son ordre, le jetait contre le mur extérieur de la maison. Après quoi on entrait et on célébrait à table la maîtrise du nouveau confrère. Le maître de la corporation fournissait le feu et le vin, mais il était indemnisé par la cotisation des convives, fixée à un denier par tête[442].
Nous avons énuméré toutes les conditions exigées de l’aspirant à la maîtrise. A la différence de ce qui se passait dans certaines villes d’Allemagne[443], il n’était pas tenu de se marier ni de justifier d’une certaine fortune. La formule par laquelle débutent certains statuts: «Quiconques veut estre, etc... estre le puet s’il set faire le mestier et il a de quoi,» veut dire simplement qu’on peut s’établir si on en a les moyens, sans que la corporation ait à juger la question.
Par une exception unique, certaines corporations de bouchers n’admettaient dans leur sein que ceux qui y avaient droit par leur naissance. Les étaux de la Grande-Boucherie étaient occupés de père en fils, à l’exclusion des étrangers[444]. Ceux de la boucherie de Saint-Germain-des-Prés se transmettaient aussi héréditairement, et, à défaut d’héritiers, ne passaient qu’à des personnes originaires du bourg. Dans la suite, le monopole s’étendit à ceux qui avaient épousé une femme née à Saint-Germain, mais ils n’en jouissaient que pendant le mariage[445]. Ce monopole exorbitant permet, nous l’avons dit[446], d’assigner aux bouchers de la Grande-Boucherie une origine romaine. Les ouvriers des monnaies avaient cela de commun avec les bouchers, qu’ils se recrutaient exclusivement dans certaines familles, ce qui s’explique sans doute par le secret dont devaient être entourés leurs travaux; mais ils se distinguaient complétement des corporations industrielles en ce qu’ils étaient employés à un service public. On a donc le droit de dire que, de toutes les corporations d’arts et métiers, celles des bouchers étaient les seules qui formassent des castes.
A partir du XVe siècle, la royauté créa des maîtrises dans tous les métiers, mais au XIVe elle n’exerçait encore ce droit de joyeux avénement que pour créer des monnayers et des bouchers de la Grande-Boucherie. Si elle commença par les bouchers à concéder des lettres de maîtrise, c’est précisément parce que le commerce de la boucherie était entre les mains de quelques familles. L’établissement d’un nouvel étal augmentait le nombre de ces familles, menacées d’extinction, et tempérait un peu les abus du monopole. Aussi les bouchers s’opposaient à l’exécution des lettres de maîtrise, et l’impétrant était obligé de plaider pour se faire recevoir. Le 17 avril 1364, Charles V qui venait de monter sur le trône, donnait à Guillaume Haussecul et à sa postérité directe un étal de la Grande-Boucherie[447]. Il fallut un arrêt du Parlement (15 juin 1364) pour le faire mettre en possession. En 1371, lorsqu’il voulut céder son étal à son fils, la corporation s’y opposa en soutenant que la transmission ne pouvait avoir lieu au profit d’un enfant déjà né au moment où Guillaume s’était établi, et que la concession royale ne s’étendait qu’à la postérité future de l’impétrant. Cette subtilité ne fut pas admise, et un arrêt du 29 novembre condamna les bouchers à recevoir le fils de Guillaume Haussecul[448]. Le 6 novembre 1380, Charles VI, à l’occasion de son avénement à la couronne, nomma Thibaut d’Auvergne, boucher de la Grande-Boucherie[449]. En 1324, Jehannot le Boucher avait obtenu la même faveur de Charles le Bel[450]. Il est à remarquer que les lettres royales de provisions accordées soit aux bouchers, soit aux monnayers, ne mentionnent pas la finance payée par l’impétrant.
CHAPITRE VII
LE CHEF D’INDUSTRIE
Outillage et locaux industriels.—Acquisition des matières premières.—Sociétés commerciales.—Cumul de professions.—Jours chômés et morte-saison.—Coalitions.—Situation comparée des chefs d’industrie.—Caractère économique du chef d’industrie.
Pour se représenter la situation du chef d’industrie au XIIIe et au XIVe siècle, il faut oublier le manufacturier contemporain avec ses affaires considérables, ses gros capitaux, son outillage coûteux, ses nombreux ouvriers. La fabrication en gros n’était pas imposée, comme aujourd’hui, par l’étendue des débouchés et par la nécessité d’abaisser le prix de revient pour lutter contre la concurrence. Le fabricant n’avait donc pas besoin de locaux aussi vastes, d’un outillage aussi dispendieux, d’un approvisionnement aussi considérable. D’ailleurs les corporations possédaient des terrains, des machines qu’elles mettaient à la disposition de leurs membres[451]. Les étaux de la Grande-Boucherie appartenaient à la communauté, qui les louait tous les ans[452]. On n’a pas conservé assez de baux de cette époque pour pouvoir donner même un aperçu des loyers des boutiques et des ateliers. Le montant de ces loyers était nécessairement très-variable. Ainsi les chapeliers louaient plus cher que d’autres industriels, parce qu’en foulant ils compromettaient à la longue la solidité des maisons[453]. Les marchandises garantissaient le payement du loyer. Quand un boucher de Sainte-Geneviève ne payait pas le terme de son étal, qui était de 25 s., soit 100 s. par an, l’abbaye saisissait la viande et la vendait. Plusieurs bouchers prétendirent que la viande était vendue au-dessous de sa valeur et qu’elle devait être estimée; mais le maire de l’abbaye leur donna tort et ils perdirent également en appel au Châtelet[454]. Signalons, à titre de curiosité, le bail de la maison dite le Parloir aux bourgeois, entre le Châtelet et Saint-Leufroi. Le prévôt des marchands et les échevins stipulent des preneurs, c’est-à-dire du chapelier du roi et de sa femme, une rente de 16 livres, plus «douze dousaines de chappeaulx appeléz bourreléz de fleurs et six boucquéz, c’est assavoir quatre dousaines de chappeaulx de margolaine, trois dousaines de romarin et cinq dousaines de pervenche, tous bourreletz papillotéz d’or et les six boucquetz de rozes que lesd. Jehan et Bourgot... seront tenus rendre et paier pour tous devoirs[455].» Le loyer s’augmentait souvent d’un droit payé au roi ou au seigneur justicier et au prévôt des marchands pour empiétement sur la voie publique. Le maréchal-ferrant, qui voulait établir un travail devant sa forge, devait obtenir l’autorisation du voyer de Paris, qui, sur le rapport du garde de la voirie, fixait le prix de l’emplacement concédé. Le concessionnaire payait en outre une redevance annuelle[456]. L’autorisation du voyer et aussi, semble-t-il, celle du prévôt des marchands, étaient nécessaires pour établir des auvents, des saillies, des degrés, bref pour enlever à la circulation une partie de la rue. Le voyer appréciait le dommage qui pouvait en résulter pour le public et fixait les mesures que le concessionnaire ne devait pas dépasser[457]. Les seigneurs justiciers avaient aussi leurs voyers[458]. On accordait assez facilement au commerce le droit d’empiéter sur la rue; du moins le prévôt des marchands était si prodigue de ces permissions, dont il tirait profit, qu’au XIVe siècle la circulation était presque impossible dans les rues principales[459]. Le 15 mai 1394, le prévôt de Paris ordonna par cri public aux marchands de débarrasser la chaussée de leurs étaux et étalages[460].
Les boutiques s’ouvraient sous une grande arcade, divisée horizontalement par un mur d’appui et en hauteur par des montants de pierre ou de bois. Les baies comprises entre ces montants étaient occupées par des vantaux[461]. Le vantail supérieur se relevait comme une fenêtre à tabatière, le vantail inférieur s’abaissait, et, dépassant l’alignement, servait d’étal et de comptoir[462]. Le chaland n’était donc pas obligé d’entrer dans la boutique pour faire ses achats. Cela n’était nécessaire que lorsqu’il avait à traiter une affaire d’importance. Voilà pourquoi les statuts défendent d’appeler le passant arrêté devant la boutique d’un confrère, pourquoi les textes donnent souvent aux boutiques le nom de fenêtres. Le public voyait plus clair au dehors que dans ces boutiques qui, au lieu des grandes vitrines de nos magasins, n’avaient que des baies étroites pour recevoir le jour. Les auvents en bois ou en tôle, les étages supérieurs qui surplombaient le rez-de-chaussée, venaient encore assombrir les intérieurs. Les drapiers, par exemple, tendaient des serpillières devant et autour de leurs ouvroirs. Le prévôt de Paris les interdit comme interceptant le jour et empêchant de discerner la qualité des étoffes. Mais les drapiers ayant représenté que, depuis leur suppression, le vent et la poussière entraient dans les ouvroirs et que l’éclat du soleil trompait les acheteurs, un autre prévôt, par une ordonnance du 6 octobre 1391, autorisa les drapiers, dont l’atelier faisait face à une maison ou à un cimetière, à avoir une serpillière descendant jusqu’à une aune et demie du rez-de-chaussée. Ces auvents auraient la même saillie et le passage resterait libre dessous pour les piétons et les cavaliers. Cependant si le drapier avait pour voisin un pelletier, il pouvait placer entre son atelier et celui du pelletier une serpillière de trois quartiers de largeur pour protéger ses draps contre le poil et la craie. Les drapiers, qui n’avaient pas de constructions devant eux étaient autorisés à faire descendre leurs serpillières jusqu’au rez-de-chaussée[463].
L’atelier et la boutique ne faisaient qu’un. En effet les règlements exigeaient que le travail s’exécutât au rez-de-chaussée sur le devant, sous l’œil du public[464]. Les clients qui entraient chez un fourbisseur, voyaient les ouvriers, ce qui ne serait pas arrivé si l’atelier et la boutique avaient été deux pièces distinctes[465]. Quant aux dimensions des étaux et des ateliers, nous avons trouvé des étaux de trois pieds[466], de cinq pieds[467], de cinq quartiers[468], des étaux portatifs de cinq pieds[469]. Une maison du Grand-Pont avait sur sa façade trois ateliers, dont l’un mesurait deux toises de long sur une toise et demie de large y compris la saillie sur la voie publique[470]. Les étaux des Halles étaient tirés au sort entre les maîtres de chaque métier[471].
Lorsque nous nous occuperons de certains métiers à un point de vue technique, nous traiterons de la provenance et de la qualité des matières premières propres à ces métiers. Pour le moment, nous voulons seulement parler d’une façon générale de l’acquisition des matières premières.
Les matières premières qui entraient à Paris, devaient être portées aux Halles, où elles étaient visitées[472]. Les fabricants ne pouvaient les acheter lorsqu’elles étaient encore en route et s’approvisionner ainsi aux dépens de leurs confrères[473]. Les corporations en achetaient en gros pour les partager ensuite également entre tous les maîtres; déjà sans doute, afin d’éviter les injustices et les réclamations, les parts étaient tirées au sort[474]. Un texte nous montre les gardes-jurés des cordonniers de cordouan marchandant pour la corporation cinquante-quatre douzaines de peaux de cordouan venant d’Alençon. Un marchand, ayant offert un prix supérieur, se rendit acquéreur de ces cuirs moyennant 3 fr. la douzaine, mais les gardes-jurés les firent saisir avant que l’acheteur les eût enlevés des Halles. De quel droit, de quel prétexte s’autorisèrent-ils pour le faire? c’est ce que le texte ne dit pas, mais, à l’insistance avec laquelle l’acheteur affirme devant le prévôt de Paris que personne ne s’est présenté ni le jour de la vente, ni durant les onze jours suivants pour réclamer une part dans la marchandise, on voit que la corporation prétendait participer au marché[475]. Si ce droit était douteux dans l’espèce, il ne l’était pas entre gens du même métier. Lorsqu’un fabricant survenait au moment où un confrère allait conclure un marché ayant pour objet des matières premières ou des marchandises du métier, le témoin pouvait se faire céder, au prix coûtant, une partie de l’achat. Comme la défense d’aller au devant des matières premières, comme le lotissement, cet usage singulier avait pour but d’empêcher l’accaparement, de faire profiter tous les membres de la corporation des bonnes occasions. Il était fondé sur cette idée, que les fabricants du même métier n’étaient pas des concurrents avides de s’enrichir aux dépens les uns des autres, mais des confrères, animés de sentiments réciproques d’équité et de bienveillance et appelés à une part aussi égale que possible dans la répartition des bénéfices. Cette conception des rapports entre confrères découlait nécessairement de l’existence même des corporations, comme la concurrence à outrance résulte de l’isolement des industriels modernes. Pour exercer le droit dont nous venons de parler, il fallait posséder la maîtrise dans sa plénitude. Ainsi un boulanger haubanier pouvait réclamer sa part dans le blé acheté par un confrère non haubanier, mais la réciproque n’avait pas lieu[476]. Les fripiers ambulants n’étaient pas admis à intervenir dans les marchés conclus devant eux par des fripiers en boutique, tandis que ceux-ci participaient aux achats faits par les premiers[477]. Les pêcheurs et marchands de poisson d’eau douce payaient 20 s., en sus du prix d’achat du métier, pour acquérir ce droit[478]. Lorsque le patron était empêché, sa femme, un enfant, un apprenti, un serviteur avaient qualité pour l’exercer à sa place[479]. C’est, comme nous l’avons dit, au moment où le marché était conclu soit par la paumée, soit par la remise du denier à Dieu, que le tiers devait être présent[480]. Cependant il semble résulter d’un texte précédemment cité que, plusieurs jours après, il était encore temps de se faire céder une partie des marchandises. Quoi qu’il en soit, ce délai ne profitait aux tiers que lorsque l’acheteur ne prenait pas immédiatement livraison; si, au contraire, comme cela arrivait le plus souvent, il entrait de suite en possession, il était trop tard pour intervenir dans un marché qui avait été exécuté, pour réclamer une part dans des denrées qui n’existaient plus qu’in genere. Le tiers intervenant devait payer comptant ou au moins dans un délai très-rapproché[481]. C’est à l’acheteur et non au vendeur qu’il payait le prix afférent à sa part. Il n’était en effet que le cessionnaire du premier, lequel restait débiteur du prix intégral et avait seulement un recours contre son confrère. Guillaume Nicolas, marchand de cordouan établi à Paris, avait acheté d’un marchand espagnol environ cent quarante-huit douzaines de peaux de cordouan à 60 s. p. la douzaine. Il devait encore le prix de dix-neuf douzaines. Poursuivi au Châtelet, il appela en garantie Philippot de la Ruele, qui, témoin du marché, s’était fait céder ces dix-neuf douzaines. Celui-ci fut condamné à les prendre et à les payer à Guillaume Nicolas, qui satisferait son vendeur, déduction faite de l’impôt pour le payement duquel les marchandises avaient été saisies[482]. On verra que le droit des tiers de prendre part à un marché conclu en leur présence n’existait pas seulement entre confrères, mais que, pour certains objets de consommation, les bourgeois l’exerçaient à l’égard de quiconque achetait pour revendre.
Après avoir parlé des éléments du prix de revient, il nous reste à déterminer l’importance et le caractère du bénéfice du fabricant. Nous essaierons de le faire, non d’après des chiffres qui ne peuvent être concluants que pour les métiers auxquels ils se rapportent, mais d’après certains faits dont l’influence sur la situation du chef d’industrie est incontestable. Nous traiterons successivement à ce point de vue des sociétés commerciales, du cumul des professions, des jours chômés et de la morte-saison, des coalitions. Les conditions auxquelles est soumis le prix courant sont si nombreuses qu’il est impossible de les prendre toutes en considération.
La préoccupation d’empêcher une trop grande inégalité dans la répartition des bénéfices devait rendre les corporations peu favorables aux sociétés commerciales. L’association, en effet, crée de puissantes maisons qui attirent toute la clientèle et ruinent les producteurs isolés. Aussi certaines corporations défendaient les sociétés de commerce[483]. Mais cette prohibition, loin d’être générale, comme on l’a dit[484], avait un caractère exceptionnel. Si ces sociétés n’avaient pas été parfaitement légales, Beaumanoir ne leur aurait pas donné une place dans son chapitre des compaignies. Le jurisconsulte traite dans ce chapitre des associations les plus différentes, telles que la communauté entre époux, la société taisible, les sociétés commerciales, etc. Parmi ces dernières, il distingue celle qui se forme ipso facto par l’achat d’une marchandise en commun et celles qui se forment par contrat. Celles-ci étaient nécessairement très-variées, et, pour donner une idée de leur variété, Beaumanoir cite la société en commandite, la société temporaire, la société à vie; puis il énumère les causes de dissolution, et il termine en parlant des actes qu’un associé fait pour la société, de la responsabilité de ces actes, de la proportion entre l’apport et les bénéfices de chaque associé, enfin du cas où un associé administre seul les affaires sociales[485]. D’autres textes, dont deux sont relatifs à des sociétés en commandite et un troisième à une liquidation entre associés, prouvent surabondamment que l’industrie parisienne connaissait les sociétés commerciales[486]; mais, en somme, ces textes sont peu nombreux, et nous croyons que de nouvelles recherches n’en augmenteront pas sensiblement le nombre. Il faut en conclure qu’on ne comptait pas à Paris beaucoup de maisons dirigées par des associés ni même soutenues par des commanditaires. Nous n’avons trouvé la raison sociale d’aucune société française, tandis qu’on nommerait bien une dizaine de sociétés italiennes se livrant en France à des opérations de banque et de commerce[487].
Certains commerçants exerçaient à la fois plusieurs métiers ou joignaient aux profits du métier les gages d’un emploi complétement étranger au commerce et à l’industrie. On pouvait être en même temps tanneur, sueur, savetier et baudroyeur, boursier et mégissier[488]. Le tapissier de tapis sarrazinois avait le droit de tisser la laine et la toile après avoir fait un apprentissage, et réciproquement, le tisserand fabriquait des tapis à la même condition[489]. Les statuts des chapeliers de paon prévoient le cas où un chapelier réunirait à la chapellerie un autre métier[490]. La profession de tondeur de drap était incompatible avec une autre industrie, mais non avec le commerce ni avec des fonctions quelconques[491]. Il était permis aux émouleurs de grandes forces de tondre les draps et de forger; le cumul de tout autre métier leur était interdit[492]. Un certain nombre de gens de métiers figurent dans les registres d’impositions de 1292 et de 1313 avec le titre de sergents du Châtelet[493].
Les femmes de patrons ne se bornaient pas à aider leur mari dans leurs affaires, à tenir par exemple les écritures[494]; elles grossissaient encore les revenus du ménage en faisant des affaires de leur côté. Nous signalerons une saisie pratiquée sur les biens avec lesquels la femme d’un charpentier se livrait au commerce de la friperie[495].
L’industrie chômait le dimanche, à la Noël, à l’Épiphanie, à Pâques, à l’Ascension, à la Pentecôte, à la Fête-Dieu, à la Trinité, aux cinq fêtes de la Vierge, à la Toussaint, aux fêtes des Apôtres, à la Saint-Jean-Baptiste, à la fête patronale de la corporation. Le samedi et la veille des fêtes, le travail ne durait pas au delà de nones, de vêpres ou de complies. Certaines corporations permettaient de travailler et de vendre en cas d’urgence ou lorsque le client était un prince du sang[496]. Dans un grand nombre de métiers, une ou plusieurs boutiques restaient ouvertes les jours chômés et les chefs d’industrie profitaient à tour de rôle de ce privilége lucratif.
Certaines industries connaissaient la morte-saison. C’est évidemment la morte-saison qui permettait aux ouvriers tréfiliers loués à l’année de se reposer pendant le mois d’août[497]. L’industrie moderne n’en est pas exempte; mais le travail ne s’y arrête jamais complétement, grâce au développement des débouchés et aussi à cause de la nécessité d’utiliser un outillage coûteux qui se détériore lorsqu’il ne fonctionne pas.
Les coalitions étaient interdites entre fabricants comme entre ouvriers. D’après Beaumanoir, ceux qui prennent part à une coalition ayant pour but de faire hausser les salaires et accompagnée de menaces et de pénalités, sont passibles de la prison et d’une amende de 60 s.[498]. Il n’est question que d’amende, mais d’amende arbitraire, dans les statuts des tisserands drapiers[499]. On se coalisait aussi pour obtenir une réduction des heures de travail[500]. Les tanneurs de Troyes s’étaient entendus pour ne pas enchérir les cuirs marchandés par l’un d’eux. Comme on ne pouvait les vendre qu’à eux, parce qu’ils n’auraient jamais consenti à tanner les cuirs achetés par d’autres, force était aux marchands de se défaire de leurs cuirs à bas prix. Les cuirs étaient ensuite portés à la halle aux tanneurs et revendus au tanneur qui se portait dernier enchérisseur; puis tous les membres présents se partageaient la plus-value. Le Parlement interdit cette coalition par un jugé du 9 août 1354[501]. La justice ne manquait pas de frapper les coalitions, quand elles étaient portées à sa connaissance et qu’elle avait entre les mains des preuves suffisantes. Mais il était bien facile à des fabricants peu nombreux de s’entendre secrètement pour fixer le prix de leur travail. Ainsi une coalition, formée par les tisserands de Doullens, dura pendant six ans sans donner lieu à des poursuites, et, lorsque l’échevinage en fut informé ou en eut recueilli les preuves, il ne sut comment traiter les coupables et demanda à l’échevinage d’Amiens ce qu’il ferait en pareil cas[502]. Cela prouve, non que les coalitions entre fabricants étaient rares, mais plutôt qu’elles ne conduisaient pas souvent leurs auteurs devant la justice. En réalité les chefs d’industrie fixaient à leur gré le prix de leurs produits et de leur main-d’œuvre, et, si quelque chose était capable de modérer leurs exigences, c’était seulement la concurrence de l’industrie étrangère.
Il semble que le monopole devait enrichir tous les maîtres et que l’industrie ne conduisait jamais à la ruine et à la misère. Assurément la plupart des fabricants faisaient de bonnes affaires; mais il y en avait aussi qui vivaient dans la gêne, qui étaient pauvres en quittant les affaires, qui tombaient en déconfiture. Les corporations avaient des caisses de secours pour assister ceux de leurs membres qui n’avaient pas réussi[503]. Nous savons que des patrons cédaient leurs apprentis parce qu’ils n’étaient plus en état de les entretenir. Il y avait parmi les fourbisseurs et les armuriers des gens pauvres, habitant les faubourgs, qui, ayant peu de chances de vendre dans leurs boutiques, avaient la permission de colporter leurs armures[504]. On se rappelle que des chaussetiers établis avaient dû renoncer à travailler pour leur compte et rentrer dans la classe des simples ouvriers[505]. Le prévôt de Paris abaissait quelquefois l’amende encourue pour contravention aux statuts à cause de la pauvreté du contrevenant[506]. Une liniere se voit retirer son apprentie, parce qu’elle était souvent sans ouvrage, n’avait pas d’atelier et ne travaillait que chez les autres[507]. La fortune ne souriait donc pas à tous, et la situation des fabricants était plus variée que ne le ferait supposer un régime économique, qui, restreignant leur nombre, imposait à tous les mêmes conditions d’établissement, les mêmes procédés et les mêmes heures de travail, leur ménageait autant que possible les mêmes chances d’approvisionnement et aurait dû par conséquent leur assurer le même débit. C’est que mille inégalités naturelles empêchaient l’uniformité à laquelle tendaient les règlements.
Pour caractériser, en terminant, le rôle économique du chef d’industrie, nous dirons que c’était à la fois un capitaliste et un ouvrier, et que ses bénéfices représentaient en même temps l’intérêt de son capital et le salaire de son travail; mais nous ajouterons que le peu d’importance des frais généraux, la rareté des associations, en faisaient un artisan beaucoup plus qu’un capitaliste et assignaient au travail une part prépondérante dans la production.
CHAPITRE VIII
LES GARDES-JURÉS ET LA JURIDICTION INDUSTRIELLE
Élection des gardes-jurés.—Leur police.—Juridiction professionnelle exercée par certaines corporations.—Autres attributions des gardes-jurés.—Leurs indemnités et leurs profits.—Leur reddition de compte.—Le maître dans certains métiers.—Juridiction exercée par les bouchers de la Grande-Boucherie sur les membres de la corporation.—Juridiction exercée sur certains métiers par le grand chambrier,—le grand panetier,—le chambellan,—les écuyers du roi,—le premier maréchal de l’écurie,—le barbier du roi,—les maîtres des œuvres de maçonnerie et de charpenterie.—La juridiction de certains métiers passait quelquefois entre les mains de simples particuliers.—Conflits de juridiction entre les officiers de la maison du roi et les seigneurs justiciers.—Compétence des seigneurs justiciers et du prévôt de Paris en matière industrielle.
Nous avons exposé la condition de l’apprenti et de l’ouvrier, nous avons étudié dans ses traits généraux celle du chef d’industrie; pour passer en revue toutes les classes entre lesquelles se divisait la corporation, il nous reste à parler des agents chargés de veiller à l’observation des règlements, ce qui nous amènera tout naturellement à nous occuper des juridictions qui, sur leurs rapports, connaissaient des contraventions professionnelles.
La surveillance était presque toujours exercée par des membres de la corporation, auxquels les statuts donnent les noms de jurés et de gardes[508]. Un article mal compris de certains statuts a fait croire que les gardes-jurés étaient nommés par le prévôt de Paris aussi souvent que par les corporations. C’est une erreur; le prévôt se bornait à instituer les élus. Il eût été assurément bien embarrassé pour choisir parmi les gens du métier les plus dignes de remplir les fonctions de syndics. Cette réflexion bien simple aurait dû conduire à rapprocher la disposition, qui a donné lieu à cette méprise, d’autres passages des mêmes statuts qui en déterminent le véritable sens[509]. Les dangers que pouvait présenter l’élection étaient suffisamment écartés par l’intervention du prévôt et son droit de révocation. Lorsque l’ordonnance du 27 janvier 1383 (n. s.) remplaça les gardes électifs par des visiteurs à la nomination du prévôt, celui-ci ne put se passer, pour faire ces nominations, du concours des gens de métiers; seulement, au lieu de les faire procéder à des élections régulières, il se fit présenter des candidats par ceux des membres de la corporation qu’il trouva bon de consulter.
Les élections étaient faites par tous les gens de métiers établis et par eux seuls. En les attribuant au commun, à la plus grant et saine partie du métier, les textes nous paraissent exclure l’idée d’une classe de notables jouissant exclusivement du droit de suffrage. Nous avons peine à comprendre comment Leroy, lisant dans les statuts des orfévres que les gardes-jurés étaient élus par les prudhommes du métier, a pu voir dans ce mot la preuve que le droit de vote n’appartenait qu’aux notables et aux anciens gardes[510]. Les archives de sa corporation, qu’il connaissait bien, devaient lui fournir des preuves nombreuses de son erreur, car les documents que nous possédons sur l’élection des gardes-jurés orfévres contredisent absolument son opinion[511]. Les mêmes documents confirment au contraire ce qu’il dit au sujet du garde doyen; à partir de 1351, l’usage s’établit qu’un des gardes dont les pouvoirs expiraient restât encore une année en charge pour aider de son expérience les nouveaux élus: ce doyen était désigné tantôt par ses collègues sortants, tantôt par les gardes entrants[512].
Ce qui nous fait penser que les ouvriers ne prenaient pas part à l’élection, c’est que leur nombre leur aurait assuré la prépondérance et que, dans plusieurs métiers, ils se nommaient des gardes spéciaux. Ils jouissaient de ce droit chez les fabricants de boucles[513], les foulons[514], les mégissiers[515], les corroyeurs[516], les épingliers[517]. Quant à l’incapacité des apprentis, elle ne peut faire aucun doute.
L’élection avait lieu au Châtelet, à la maison commune, dans l’église où la confrérie était établie[518]. Les électeurs étaient convoqués par un huissier audiencier du Châtelet[519]. On procédait à l’élection devant un examinateur ou un sergent[520]. Le procureur du roi devait y assister, et, lorsqu’il ne le faisait pas, son absence était constatée dans le procès-verbal[521].
Chez les foulons et les merciers, les gardes-jurés sortants nommaient leurs successeurs[522].
En général les gardes-jurés étaient au nombre de deux et nommés pour un an. Certaines corporations en avaient 4, 5, 6, 8[523], et ils restaient quelquefois en charge plus d’une année. Les foulons renouvelaient les leurs tous les six mois[524].
Ceux que la corporation nommait gardes-jurés étaient obligés d’accepter ce mandat; mais, lorsqu’ils l’avaient rempli, leur tour ne pouvait revenir qu’après un certain temps.
La principale attribution des gardes consistait à faire des visites dans les ateliers et les boutiques pour empêcher les infractions aux règlements, que ces règlements s’appliquassent aux conditions d’aptitude, aux jours et aux heures de travail ou à la qualité des produits. Ces visites devaient être assez fréquentes[525], mais non périodiques, car elles ne pouvaient atteindre leur but qu’à la condition d’être inattendues[526]. Elles avaient lieu quelquefois la nuit[527].
Les gardes-jurés avaient le droit de requérir des sergents du Châtelet pour se faire assister dans leurs opérations[528]. Lorsqu’ils n’en trouvaient pas immédiatement, ils saisissaient eux-mêmes les marchandises et arrêtaient les contrevenants. Ils s’adjoignaient parfois un confrère[529].
Les saisies étaient faites aussi à la requête du procureur du roi au Châtelet pour des contraventions qui avaient échappé à la connaissance des gardes-jurés[530].
On pense bien que ces visites ne se faisaient pas sans résistance. Les gardes se voyaient refuser la porte des ateliers et étaient exposés à de mauvais traitements[531].
Leur surveillance ne s’exerçait pas seulement sur les gens du métier, ils saisissaient la mauvaise marchandise jusque chez les marchands étrangers à la corporation et chez les acheteurs[532].
Le plus souvent les objets saisis étaient apportés au Châtelet, où dans certains cas l’on amenait aussi le coupable.
Le statut des épingliers attribue une force décisoire au rapport des gardes fait sous la foi du serment[533]. Il faut se garder de croire qu’il en fut ainsi dans les autres corporations. Lorsque le rapport n’était pas probant, c’était au prévenu que le prévôt déférait le serment, et, si celui-ci jurait qu’il n’était pas coupable, il était renvoyé des fins de la plainte[534]. Au cas où la poursuite était motivée par l’imperfection du produit, le prévenu pouvait le faire soumettre à un nouvel examen, pour lequel le prévôt désignait des experts appartenant ou non au corps de métier[535].
Bien entendu, la voie de l’appel au Parlement était toujours ouverte au condamné.
Au reste, souvent les gardes ne portaient les marchandises au Châtelet et ne dénonçaient au prévôt ce qu’elles avaient de défectueux qu’après les avoir montrées aux maîtres et conformément à leur décision[536].
Les contraventions n’étaient même pas toujours portées devant le prévôt; dans certaines corporations elles étaient jugées par les gardes ou par l’assemblée des maîtres, qui ordonnaient la destruction des objets saisis, interdisaient l’exercice du métier, condamnaient à l’amende, aux dommages-intérêts. La juridiction de ces corporations ne s’étendait naturellement pas jusqu’aux peines afflictives; lorsque l’affaire exigeait l’application d’une de ces peines, le coupable était amené au Châtelet[537].
Les gardes-jurés apposaient une marque sur les marchandises qui avaient subi leur examen; cette marque était différente suivant que cet examen avait été favorable ou non. Les matières premières et les produits manufacturés du dehors n’étaient mis en vente qu’après avoir reçu leur visa[538].
Certains textes nous les représentent «pourchassant, faisant venir les amendes.» Cela ne veut pas dire qu’ils recouvraient les amendes, mais simplement qu’ils recherchaient les contraventions qui y donnaient lieu. Les condamnations pécuniaires prononcées par le prévôt étaient exécutées par les sergents[539]. Le rôle des gardes-jurés dans la procédure d’exécution se bornait à faire faire par le sergent, au moment de la constatation de la contravention, une saisie-gagerie de nature à assurer le payement de l’amende[540].
Les fonctions des gardes-jurés ne les exemptaient pas de surveillance; elle était exercée sur eux par des confrères que désignaient les corporations[541].
Rechercher et signaler les infractions aux statuts, telle était la principale occupation des gardes, mais ils en avaient une foule d’autres, dont nous avons parlé incidemment au cours de ce travail et que nous voulons énumérer pour donner l’idée des devoirs multiples que leur charge leur imposait. Ils plaçaient dans certains cas les apprentis, sauvegardaient les intérêts de ceux-ci lorsqu’ils entraient en apprentissage ou changeaient de maître, intervenaient dans les désaccords entre patrons et ouvriers, faisaient passer les examens pour la maîtrise, traçaient le programme du chef-d’œuvre et jugeaient le travail du candidat, percevaient parfois le prix d’achat du métier, recevaient le serment des nouveaux maîtres, enfin représentaient souvent la corporation dans ses transactions et ses affaires contentieuses[542].
Les fonctions des gardes-jurés entraînaient pour eux certaines dépenses, ils avaient à payer, par exemple, les vacations des sergents qui les accompagnaient dans leurs visites[543]. A titre de remboursement et en même temps d’indemnité pour leur temps perdu, ils bénéficiaient d’une part des amendes, qui leur était payée par le prévôt de Paris[544]. Lorsque cette participation aux amendes ne suffisait pas pour les faire rentrer dans leurs dépenses, ils en fixaient le total sous serment, au moment de sortir de charge, et la corporation les leur remboursait sans exiger de pièces à l’appui. Toutefois, le chiffre de leurs réclamations était soumis, lorsqu’il paraissait exagéré, à la taxe du prévôt[545].
Lorsque leur mandat expirait, ou même, si la corporation le demandait, pendant sa durée, ils rendaient compte de la part des amendes que le prévôt leur avait remise comme afférente au métier[546].
Rappelons que l’entrée en apprentissage, la cession de l’apprenti, l’expiration du contrat entre le patron et l’ouvrier, l’examen, le chef-d’œuvre, l’obtention de la maîtrise étaient pour les gardes-jurés autant de sources de profit. Leurs visites leur rapportaient aussi des vacations fixées d’après le nombre de pièces qui leur passaient sous les yeux[547].
Chez les bouchers de la Grande-Boucherie et les tisserands-drapiers, les gardes-jurés avaient au-dessus d’eux un maître. Le maître des tisserands ne se distinguait des gardes-jurés qu’en ce qu’il ne faisait pas de visites et avait pour attribution propre la convocation des hommes qui remplaçaient les membres de la corporation dans le service du guet[548]. Tout autre était l’importance du maître des bouchers; elle était en rapport avec la puissance, la richesse que cette corporation devait à sa constitution aristocratique. Les bouchers de la Grande-Boucherie avaient une administration et une juridiction complétement autonomes. Les officiers qui y présidaient étaient le maître et les jurés. Le premier était élu à vie, au suffrage à deux degrés, c’est-à-dire par douze bouchers que la corporation désignait comme électeurs. Le maître déléguait un homme de loi pour exercer la juridiction avec le titre de maire[549]. Mais il était tenu en principe de présider les audiences qui avaient lieu le mardi, le jeudi et le dimanche. Ce tribunal ne connaissait pas seulement des affaires professionnelles, mais de toutes celles où le défendeur était un boucher[550]. Le maître percevait le tiers des revenus judiciaires, les deux autres appartenaient à la communauté. Les quatre jurés étaient nommés tous les ans d’après un système qui revenait à peu près à la nomination des nouveaux jurés par les jurés en exercice. En effet les jurés dont les pouvoirs expiraient désignaient quatre bouchers qui nommaient les quatre nouveaux jurés et qui pouvaient se nommer eux-mêmes ou renommer les précédents. Les finances de la corporation étaient administrées par les jurés qui rendaient compte de leur gestion tous les ans au maître et à des commissaires spéciaux. Le maître ne devait faire aucune recette ni aucune dépense pour la corporation; contrôleur, il ne pouvait être en même temps comptable. De même qu’il déléguait l’exercice de la juridiction, il laissait le plus souvent aux jurés le soin de rechercher et de dénoncer les contraventions. Ceux-ci se faisaient accompagner dans leurs visites par les écorcheurs que la corporation avait appelés aux fonctions de greffiers et de sergents[551]. Il arrivait cependant au maître de constater par lui-même des infractions aux statuts[552].
On peut considérer aussi comme des maîtres, bien qu’ils n’en portassent pas le titre, les trois prud’hommes que la corporation des fabricants de courroies mettait à sa tête. En effet, ces trois prud’hommes créaient un garde-juré pour exercer la police du métier et se réservaient seulement la connaissance des contraventions professionnelles[553].
Le nom de maître désignait aussi le lieutenant de certains officiers de la maison royale, celui qui les représentait dans leurs rapports avec les métiers placés sous leur dépendance. Les officiers auxquels leur charge conférait une certaine autorité sur plusieurs métiers étaient le grand chambrier, le grand panetier, le chambellan, les écuyers du roi, le premier maréchal de l’écurie, le barbier du roi, les maîtres des œuvres de maçonnerie et de charpenterie.
En sa qualité de maître de la garde-robe, le grand chambrier jouissait de certains droits sur plusieurs corporations qui s’occupaient de la confection et du commerce des vêtements. Il vendait le métier de fripier[554]. Son maire connaissait de toutes les causes professionnelles des fripiers, privativement au juge de leur domicile[555]. Le Livre des métiers lui reconnaît d’une façon indirecte la juridiction sur les pelletiers en matière commerciale[556]. Le 23 décembre 1367, le Parlement la lui enleva pour l’attribuer au roi, mais le grand chambrier ne tarda pas à la recouvrer en vertu d’un accord avec les pelletiers que la cour confirma le 2 mars 1369 (n. s.) et dont les dispositions méritent d’être rapportées. Chaque année, le dimanche après la Trinité, tous les pelletiers de Paris se réuniront, selon leur ancien usage, dans la halle de la pelleterie. Là le chambrier nommera son maire, et l’assemblée élira ensuite les quatre gardes du métier, qui prêteront serment entre les mains du maire de bien remplir leurs fonctions, et de se rendre à sa convocation, afin de dire leur avis après examen sur les marchandises saisies. Immédiatement après la saisie, les marchandises seront scellées du sceau de la chambrerie et du sceau de l’un des jurés, et mises en dépôt jusqu’au lendemain ou surlendemain chez le pelletier le plus voisin, où le maire les enverra chercher pour être examinées par les jurés. Le maire ne devra juger qu’avec l’assistance de ceux-ci, lorsque le cas sera de nature à entraîner l’interdiction du métier[557]. Le droit d’inspecter et de réformer le commerce de la pelleterie appartenait encore au XVe siècle à la chambrerie de France[558].
Le grand chambrier vendait des lettres de maîtrise aux gantiers et aux ceinturiers et gardait pour lui une partie du prix. Chaque maîtrise de gantier lui rapportait 17 den. et 22 au roi; sur les 16 s. que coûtait la maîtrise des ceinturiers et celle des basaniers, il avait 6 s. et le chambellan 10 s.[559]. Le statut des cordonniers de cordouan, rédigé au temps d’Ét. Boileau, partage dans la même proportion entre ces deux officiers le prix de la maîtrise[560], mais l’état des droits de la chambrerie dressé au XVe siècle semble bien l’attribuer en entier au grand chambrier. Les selliers-lormiers recevaient de celui-ci leurs lettres de maîtrise[561], et lui payaient un droit d’entrée de 16 s. p., à cause du cordouan qu’ils mettaient en œuvre[562]. Les bourreliers ne pouvaient non plus travailler ce genre de cuir sans obtenir à prix d’argent son autorisation[563].
Le maître des gantiers, celui qui vendait les lettres de maîtrise au nom du grand chambrier, statuait sur les contestations professionnelles entre les patrons et les ouvriers; mais c’était le prévôt de Paris qui instituait les gardes-jurés et recevait leurs rapports. Les amendes se partageaient entre le roi, son grand officier et les jurés[564].
En ce qui touche les cordonniers de cordouan et de basane, il est assez difficile de dire s’ils étaient soumis à la juridiction du grand chambrier ou à celle du prévôt de Paris. D’après le Livre des métiers, c’est à ce dernier qu’appartient la connaissance des contraventions professionnelles[565]. D’un autre côté, un document daté de 1286 nous apprend que le droit de visiter les marchandises des cordonniers, de saisir et de condamner au feu celles qui étaient défectueuses fut longtemps au nombre des prérogatives de la chambrerie, et que le roi ne le lui avait enlevé que cinq ou six ans avant. La même année, le parlement confirma le duc de Bourgogne, alors grand chambrier, dans le droit d’avoir 6. s. p. par chaque maîtrise de cordouanier et de basanier, de recevoir le serment professionnel du nouveau maître, et de lever une amende de 12 den. par. sur ceux qui travaillaient la nuit ou le samedi après vêpres[566]. Enfin en 1321 (n. s.), nous voyons les agents du grand chambrier faire des visites et des saisies chez des cordonniers de cordouan et de basane établis sur les terres de hauts justiciers[567], et, en 1366, il affiche hautement la prétention de surveiller d’une façon exclusive la confection des souliers et des houseaux[568]. Le dernier document qu’on puisse invoquer sur cette question est l’état des droits de la chambrerie dressé en 1410 et qui est d’accord avec le Livre des métiers pour attribuer la juridiction au prévôt. Pour concilier ces textes contradictoires, on peut dire qu’en droit l’autorité du grand chambrier se bornait à instituer les gardes-jurés, mais qu’en fait il exerçait une partie de la police et de la juridiction.
On vient de voir que le chambellan partageait l’autorité et les droits du grand chambrier sur certains métiers. Ajoutons que c’était lui qui, d’après le statut rédigé sous Ét. Boileau, recevait le serment du nouveau maître cordouanier[569] et qu’il prenait les cinq huitièmes du prix de la maîtrise des selliers, dont le reste revenait au connétable[570].
Le métier de savetier appartenait aux écuyers du roi. Le chef de la corporation, institué par eux, le vendait en leur nom moyennant un prix dont le maximum était fixé à 12 den., plus un sou de pourboire aux témoins de la vente. Le maître des savetiers recevait aussi les plaintes pour malfaçons, et condamnait le coupable à des dommages-intérêts envers le plaignant et à une amende de 4 den. dont il profitait personnellement[571].
Le grand panetier vendait à son profit le métier de boulanger, et exerçait la basse justice sur les membres de la corporation. Il avait pour lieutenant un boulanger qui, sous le titre de maître des talemeliers, percevait les amendes et rendait les jugements. Le grand panetier instituait aussi 12 gardes-jurés qui étaient pris dans le sein de la corporation. Il jugeait en personne, avec leur assistance, l’appel du boulanger auquel le maître avait interdit l’exercice de la profession[572]. A l’époque où les droits du grand panetier sur la boulangerie étaient enregistrés dans le Livre des métiers, ils ne comprenaient pas seulement, on le voit, la connaissance des faits relatifs au métier, mais la basse justice en général. Mais cette juridiction ne tarda pas à être limitée, car une enquête faite en 1281 constata qu’elle ne s’appliquait qu’aux affaires professionnelles et que, pour les autres, les boulangers étaient justiciables du prévôt de Paris[573]. La même enquête reconnut que, dans le cas où le maître et les gardes exerceraient négligemment leur surveillance, le prévôt de Paris pourrait les requérir de faire des visites et nommer des bourgeois pour les faire avec eux[574]. Le droit de stimuler la surveillance du grand panetier et de s’y associer devait conduire le prévôt à agir de son chef, et il faut avouer que l’intervention du premier magistrat de Paris était bien justifiée par l’intérêt d’avoir du pain à bon marché et de bonne qualité. Aussi, dans les mesures qu’il prit pour remédier à la disette de 1305, Philippe le Bel ne tint aucun compte des droits du grand panetier, et, sans même les mentionner, comme s’il les tenait pour abrogés ou suspendus par la crise, il chargea le prévôt, de concert avec l’échevinage, de taxer le pain, de nommer des commissaires pour s’assurer de sa qualité et de punir sévèrement ceux qui vendraient du pain de qualité inférieure[575]. La disette passée, le grand panetier recouvra sa juridiction sur la boulangerie; mais, de son côté, le prévôt ne perdit pas celle que des circonstances extraordinaires lui avaient fait attribuer. Ces deux juridictions s’exercèrent donc par prévention et non, comme on pense, sans conflits. Ainsi la municipalité parisienne s’étant plainte au parlement des graves abus commis par les boulangers dans leur profession, le prévôt de Paris, en vertu d’un mandement de la chambre des requêtes, prit l’affaire en main. Harpin, seigneur de Herquin, panetier de France, réclama auprès de Louis X la connaissance des faits incriminés. Les membres de la chambre des requêtes qui purent être réunis,—car le parlement ne siégeait pas en ce moment,—jugèrent en faveur du prévôt, par application d’une ordonnance de Philippe le Bel, qui était très-probablement l’ordonnance de 1305[576].
En 1333, le procureur du roi, le prévôt des marchands et les échevins prétendirent que le prévôt de Paris était seul compétent pour connaître des délits professionnels des boulangers, mais le Parlement, ayant consulté le Livre des métiers conservé au Châtelet, confirma par un arrêt du 31 décembre tous les droits attachés à la paneterie de France, tels qu’ils avaient été fixés par Ét. Boileau, avec cette seule réserve que, si le grand panetier n’exerçait pas une surveillance active sur les boulangers, le prévôt, après l’avoir requis d’y apporter plus de zèle, pourrait agir à sa place[577]. Il n’en fallait pas davantage pour laisser la porte ouverte à l’intervention du prévôt, car la vigilance du grand panetier était souvent en défaut, et, quand même elle eût été plus grande, il suffisait que certaines contraventions lui échappassent pour que le prévôt se trouvât autorisé à agir. En s’efforçant de faire placer la boulangerie sous l’autorité exclusive du prévôt de Paris, l’échevinage parisien montrait assez combien la police du grand panetier lui paraissait peu efficace pour sauvegarder le grand intérêt de l’alimentation publique.
Cet officier ne se résigna pas tranquillement à partager avec le prévôt la surveillance des boulangers. En 1371, ce dernier ayant fait faire des visites par deux commissaires spéciaux, Raoul de Raineval, alors grand panetier, s’en plaignit au parlement comme d’une atteinte à des droits consacrés par le statut des boulangers. Le procureur général se porta opposant, et soutint que le prévôt était en possession de faire des ordonnances sur la boulangerie et de les faire observer, d’instituer des commissaires pour visiter le pain, de punir les contrevenants et de donner en aumône le pain confisqué, enfin d’exercer haute, moyenne et basse justice sur les boulangers de Paris et de la banlieue et sur leur famille. La cour, n’étant pas suffisamment éclairée par l’audition et les mémoires des parties, ni par le registre du Châtelet, ordonna, le 21 juillet 1371, une enquête, sur laquelle fut rendu un jugement définitif que nous n’avons pas[578].
L’année suivante, les abus qui, grâce à la négligence du grand panetier, s’étaient introduits dans le commerce de la boulangerie, devinrent si criants, que Charles V commit deux conseillers au parlement et le prévôt de Paris pour faire des visites chez les boulangers et les obliger à faire du pain d’un certain poids, d’une certaine qualité et d’un certain prix[579]. En validant, au mois de juillet 1372, le règlement adopté par les commissaires, le roi autorisa le prévôt à instituer, en aussi grand nombre qu’il le jugerait convenable, des inspecteurs de la boulangerie, qui prendraient pour leurs visites le quart des amendes et d’autres profits. L’ordonnance royale conserva au grand panetier le droit de surveiller les boulangers et de confisquer leur mauvaise marchandise, mais il devait faire savoir au prévôt les noms des délinquants, afin que celui-ci pût lever les amendes au profit du roi[580].
Les boulangers de tout le royaume payaient quelquefois au grand panetier un droit de joyeux avénement. Le 7 janvier 1398 (n. s.), il fut annoncé par cri public que le roi avait révoqué toutes les commissions données à l’occasion de son avénement pour percevoir 5 s. au bénéfice de ce dignitaire sur chaque boulanger et sur toute autre personne faisant le commerce du pain[581].
Le premier maréchal de l’écurie du roi vendait jusqu’à concurrence de 5 s. des lettres de maîtrise aux artisans qui se livraient aux travaux de forge, c’est-à-dire aux maréchaux-ferrants, aux forgerons de gros ouvrages, aux couteliers fabricants de lames, aux serruriers, aux greffiers ou faiseurs de fermetures en fer, aux heaumiers, aux veilliers ou fabricants de vrilles, aux taillandiers (grossiers) et aux forcetiers. Il percevait annuellement sur chaque forgeron 6 den. par., moyennant quoi il était obligé de ferrer à ses frais les chevaux de selle du roi[582]. Les textes lui donnent quelquefois le titre de maître des févres, c’est-à-dire de tous les ouvriers en ferronnerie[583]. Il connaissait de leurs délits professionnels, des contestations qui s’élevaient entre eux, des plaintes portant sur leurs malfaçons; les actions pétitoires, celles qui étaient intentées pour larcin et pour blessures avec effusion de sang et les autres procès ressortissant à la haute justice n’étaient pas de sa compétence[584]. Il avait ses sergents particuliers[585], ce qui ne l’empêchait pas de demander main-forte au prévôt lorsque ses justiciables résistaient à l’exécution de ses jugements[586]. Au reste il n’exerçait pas sa juridiction privativement au prévôt, mais bien concurremment avec lui. On ne peut en douter quand on voit que les gardes-jurés des forcetiers[587], des couteliers[588] et des serruriers étaient institués par le prévôt, quand on voit cet officier connaître d’un débat au sujet de serrures défectueuses ou prétendues telles[589], et l’un de ses sergents saisir une chaudière chez un serrurier qui avait travaillé trop tard[590]. Charles VI confirma par des lettres patentes du mois de septembre 1384 les prérogatives de la maréchaussée de France[591].
Les maîtres des œuvres de charpenterie et de maçonnerie exerçaient la basse justice sur les ouvriers en maçonnerie et en charpente. En 1314 (n. s.) Philippe le Bel dépouilla le premier de sa juridiction pour faire cesser ses empiétements sur les justices seigneuriales[592]. Le second conserva la sienne, dont le siége était au Palais. Lorsque l’exécution de ses jugements rencontrait de la résistance, il requérait des sergents du Châtelet pour se faire obéir[593].
Les barbiers, dont la profession comprenait la partie la plus élémentaire de la médecine et de la chirurgie[594], étaient soumis à la juridiction du barbier du roi qui avait dans la maison royale le rang de valet de chambre. Sous le titre de maître des barbiers, il administrait la corporation[595], jugeait les causes professionnelles[596], pouvait déléguer son autorité à un lieutenant et était assisté dans la police du métier par quatre jurés. Les amendes et les confiscations profitaient partie au roi, partie à la corporation. Pour l’exécution des jugements, le prévôt mettait les sergents du Châtelet à la disposition du maître des barbiers[597]. Celui-ci pouvait condamner à la prison, mais le condamné ne devait subir sa peine qu’au Châtelet[598]. En entérinant les lettres par lesquelles Charles V avait confirmé, au mois de décembre 1371, les priviléges des barbiers, le prévôt se réserva la connaissance en appel des affaires jugées en première instance par le barbier du roi et exigea de celui-ci qu’il tînt registre des amendes et des procédures de sa juridiction et qu’il remît au receveur de Paris un état des amendes revenant au trésor[599]. Le barbier du roi n’était pas le seul officier de la maison royale dont les jugements fussent susceptibles d’être réformés par le prévôt; toutes les juridictions que nous venons de passer en revue ressortissaient au Châtelet[600].
Des droits sur les métiers, tels que ceux qui étaient attachés à la charge de certains officiers de la maison royale, devenaient parfois la propriété héréditaire de simples particuliers. En 1160, Louis VII donna, on l’a vu, à Thece, femme d’Yves Lacohe et à ses hoirs, la propriété des cinq métiers de tanneurs, baudroyeurs, sueurs, mégissiers et boursiers de Paris. Cette propriété consistait dans tous les revenus des cinq métiers, notamment dans les produits de la juridiction. Au XIIIe siècle, ces cinq métiers étaient passés dans la famille des Marceau. A la fin du XIVe, ils appartenaient à celle des Chauffecire qui rappelaient la donation faite à Thece, leur auteur, et qui les possédèrent assez longtemps pour que leur nom servît vulgairement à les désigner deux siècles plus tard[601].
Les juridictions dont nous venons de parler, s’étendaient-elles sur les terres des seigneurs justiciers? On ne peut répondre à cette question d’une façon absolue et générale, il faut distinguer les temps, les lieux, les seigneurs. Au temps d’Ét. Boileau, le premier maréchal de l’écurie du roi exerçait sa juridiction dans le ressort des justices seigneuriales sans rencontrer d’autre opposition que celle de l’abbaye de Sainte-Geneviève et du prieuré de Saint-Martin-des-Champs[602]. Les tentatives du maître des charpentiers pour connaître des contraventions professionnelles de tous les ouvriers en charpente, privativement à leurs juges naturels, n’eurent d’autre résultat que de le faire dépouiller d’une juridiction qui soulevait des réclamations unanimes[603]. En 1300, le prieuré de Saint-Martin-des-Champs, les abbayes de Saint-Magloire et de Saint-Germain-des-Prés reconnaissent que le grand panetier a droit de justice sur les boulangers qui habitent leur terre à l’intérieur de Paris, mais en ajoutant que ce droit ne s’étend pas sur les boulangers établis au delà des murs. A la même époque, le représentant du grand panetier ne pouvait exercer sa police sur la terre de l’abbaye de Sainte-Geneviève, pas même sur la partie comprise dans l’enceinte, et il en fit l’aveu en rendant à l’abbaye du pain saisi à la place Maubert et à la Croix-Hémon[604]. En 1299, l’abbaye obtenait la restitution d’objets saisis chez un serrurier qui était son justiciable, par le maître maréchal du roi[605]. Au commencement du XIVe siècle, la même abbaye obligeait le prévôt du chambrier de France à lui rendre des chaussures en basane saisies au bourg Saint-Médard[606]. Les basaniers qui s’établissaient au même lieu ne devaient rien au chambrier et le prix de leurs lettres de maîtrise revenait en entier aux religieux[607].
En 1321 (n. s.), le chapitre de Saint-Marcel, le prieuré de Saint-Martin-des-Champs et les Hospitaliers sont d’accord avec eux pour contester au grand chambrier le pouvoir de s’ingérer dans la police des gens de métiers fixés sur leurs terres respectives[608]. En 1395, le maître et les jurés des barbiers soutinrent devant le parlement contre le chapitre de Saint-Marcel qu’ils jouissaient de leur autorité sur les barbiers dans le ressort des justices seigneuriales et notamment sur la terre du chapitre; ils usaient de cette autorité en conférant la maîtrise après certaines épreuves et en prenant des mesures disciplinaires contre les barbiers récalcitrants, et ils citaient l’exemple de deux femmes expulsées par eux du bourg Saint-Marcel pour avoir levé boutique sans diplôme[609]. Malgré ces précédents, le parlement déclara les procédures, qui avaient donné lieu au procès, iniques et abusives; mais les motifs produits par le chapitre donnent à penser que la cour fut amenée à juger dans ce sens par cette considération que le bourg de Saint-Marcel était distinct de la ville et avait une réglementation et une police industrielles indépendantes[610]. Il ne faut donc pas conclure de cet arrêt que les terres seigneuriales, situées dans la ville, fussent également exemptes de la juridiction du barbier du roi. Il y a lieu de croire, au contraire, que, dans l’intérêt de la santé publique, tous les barbiers de la ville devaient présenter les mêmes garanties et étaient soumis à la même police.
En somme, les droits des officiers de la maison du roi ne prévalaient pas sur ceux des seigneurs justiciers. Ceux-ci avaient un adversaire plus redoutable dans le prévôt de Paris, car ce magistrat pouvait invoquer les considérations les plus puissantes pour s’attribuer la connaissance exclusive de toutes les affaires commerciales et industrielles. Reste à savoir s’il avait réussi à enlever aux justices seigneuriales une partie aussi importante de leurs attributions.
La réglementation et la police de l’industrie et du commerce n’étaient pas exclues des droits que les rois avaient accordés aux seigneurs laïques et ecclésiastiques, entre lesquels se partageait la capitale. En principe, les gens de métiers, établis sur les terres de ces seigneurs hauts justiciers, dont le nombre s’élevait encore à trente ou quarante dans la seconde moitié du XVe siècle[611], étaient donc soumis à leur autorité aussi bien pour leurs actes professionnels que pour les autres. Mais ce principe avait subi des dérogations, du consentement même des intéressés. C’est ce que prouve un certain nombre de chartes dont l’objet est de régler les attributions respectives de la justice royale et des justices seigneuriales.
Ainsi, la juridiction commerciale était au nombre des droits dont Philippe-Auguste jouissait sur le fief de Thérouanne, sis aux Champeaux et appartenant à Jean de Montreuil; c’est ce qu’établit une enquête faite en 1190[612]. Par l’accord célèbre qu’il conclut en 1222 avec l’évêque de Paris et le chapitre de Notre-Dame, le même prince s’attribua dans le bourg de Saint-Germain-l’Auxerrois, la Couture-l’Évêque et le Clos-Bruneau, la juridiction sur les marchands en matière commerciale[613]. Philippe le Hardi, faisant au mois de janvier 1274 (n. s.) une transaction avec le chapitre de Saint-Merry, se réserve dans la terre du chapitre le droit de connaître des denrées de mauvaise qualité et des infractions aux statuts[614].
Même en l’absence de conventions avec les seigneurs justiciers, le roi prétendait être de plein droit seul compétent en matière de commerce et d’industrie. Lorsque, sur les réclamations de ces seigneurs, il abolit la juridiction de son charpentier sur les ouvriers en charpente de Paris, Philippe le Bel se réserva le droit de connaître des délits commis par tous les artisans parisiens, sans distinction de domicile, dans l’exercice de leur métier[615]. La prétention de la royauté à cet égard semblait justifiée par la nature des attributions du prévôt de Paris. Commandant du ban et de l’arrière-ban, conservateur des priviléges de l’Université, évoquant de toutes les parties du royaume les débats qui s’élevaient sur l’exécution des actes passés sous son sceau, juge en appel des causes portées en première instance devant les justices seigneuriales, cet officier réunissait des pouvoirs nombreux et variés qui lui donnaient une autorité et un prestige considérables. Dans le domaine spécial qui nous occupe, son activité n’était pas moins grande: il prenait part à la confection des statuts applicables à tous les gens de métiers[616], quel que fût leur domicile, rendait des ordonnances de police exécutoires dans toute la ville[617], instituait les gardes-jurés et recevait leurs rapports, acceptait du roi la mission de réformer les métiers[618]. Il avait donc bien des titres pour être investi de la police générale, exclusive de l’industrie et du commerce parisiens. Elle lui fut conférée par des ordonnances royales en 1371, 1372, 1382[619]. Par celle du 25 septembre 1372, Charles V, considérant la compétence du prévôt et l’avantage de soumettre le commerce et l’industrie à une autorité unique, ordonna que ce magistrat pourrait seul, dans toute l’étendue de la ville et de la banlieue, faire inspecter les métiers, les vivres et les marchandises, veiller à l’observation des statuts et des usages, en faisant les réformes nécessaires, et condamner les contrevenants[620]. Le 9 décembre 1396, un arrêt du parlement consacra la doctrine soutenue devant lui par le procureur général, et d’après laquelle, en vertu des anciennes ordonnances et d’une longue possession, le prévôt de Paris était seul compétent pour faire observer les règlements des métiers et en réformer les abus[621].
Les textes si formels que nous venons de citer seraient décisifs, si cette succession d’ordonnances à des intervalles peu éloignés n’attestait leur impuissance, si cette impuissance n’était confirmée par des documents constatant le véritable état des choses.
En présentant leurs statuts à l’homologation du prévôt de Paris, les membres de certaines corporations s’obligent par serment à rester soumis à l’autorité des gardes et à la juridiction du Châtelet, lorsqu’ils iront s’établir dans le ressort d’une justice seigneuriale[622]. Cet engagement, consigné dans des statuts de la fin du XIIIe et du commencement du XIVe siècle, prouve bien qu’en devenant les hommes levants et couchants d’un seigneur, les gens de métiers devenaient en même temps ses justiciables pour leurs affaires professionnelles comme pour le reste. A l’époque de la rédaction du Livre des métiers, le chapitre de Notre-Dame avait la juridiction des moulins du Grand-Pont, et percevait les amendes encourues par les meuniers, qui étaient placés sous la surveillance d’un agent institué par lui[623]. Le vendredi après l’Assomption 1282, un savetier, nommé Guillaume le Tort, vint devant le même chapitre faire amende honorable pour avoir fabriqué des guêtres en basane, qui, sur la dénonciation faite à l’official de Paris, avaient été confisquées[624]. Un manuscrit où l’abbaye de Sainte-Geneviève a recueilli, au commencement du XIVe siècle, les preuves de ses droits de justice, nous offre des procès-verbaux de ressaisines opérées à son profit par des sergents du Châtelet. On y voit que, si ceux-ci se permettaient de faire des saisies sur la terre de Sainte-Geneviève pour contraventions aux règlements des métiers, l’abbaye savait se faire restituer les objets saisis et faire reconnaître sa juridiction par les agents du prévôt[625]. A côté de ces procès-verbaux, nous en trouvons d’autres qui nous montrent le chambrier de l’abbaye condamnant des gens de métiers pour tromperie sur la marchandise et pour diverses contraventions[626]. Cet officier instituait les gardes-jurés, recevait leurs rapports, touchait une partie des amendes, conservait les registres où, dès une époque reculée, les corporations soumises à sa juridiction avaient fait insérer leurs statuts, et leur en délivrait des expéditions sous le sceau de la chambrerie. Enfin, l’abbaye réglementait l’exercice de l’industrie et du commerce sur son territoire. Les artisans qui y étaient établis avaient leurs statuts particuliers, homologués par l’abbaye, et assez différents de ceux qui étaient enregistrés au Châtelet, sans qu’ils dérogeassent cependant aux mesures d’un intérêt public et d’une application générale prises par le prévôt de Paris[627].
L’abbaye de Saint-Germain-des-Prés avait aussi, sous les mêmes réserves, pleine autorité sur la population industrielle et commerçante de son domaine. Elle n’y avait pas renoncé par la transaction qu’elle passa au mois de février 1273 (n. s.) avec Philippe le Hardi[628], et, dans les premières années du XVe siècle, nous voyons son maire convoquer les corporations pour élire des gardes-jurés, instituer les élus, et condamner sur leurs rapports ceux qui ont violé les prescriptions des statuts[629].
On a vu qu’au mois de février 1321 (n. s.), le chapitre de Saint-Marcel, le prieuré de Saint-Martin-des-Champs et les Hospitaliers, plaidant conjointement avec l’abbaye de Sainte-Geneviève contre le grand chambrier, prétendaient être depuis longtemps en possession de connaître des délits de tous les artisans domiciliés dans leurs terres. En 1395, le même chapitre de Saint-Marcel revendique contre le barbier du roi la juridiction de tous les métiers dans le bourg de Saint-Marcel, juridiction qui comprenait notamment la vérification des mesures[630].
En 1383 (n. s.), le roi reconnaissait lui-même la compétence des seigneurs justiciers de la capitale en matière commerciale et industrielle[631].
Il serait difficile de donner des preuves de cette compétence pour toutes les juridictions seigneuriales, comme nous l’avons fait pour quelques-unes, car ce qui nous reste de leurs archives judiciaires ne remonte généralement pas au delà du XVIe siècle. Les faits que nous avons recueillis suffisent d’ailleurs à démontrer que la classe industrielle n’était pas, dans ses affaires professionnelles, soustraite à ses juges naturels et que ces affaires étaient jugées suivant les règles ordinaires de compétence. Le prévôt de Paris n’en avait pas moins à cet égard, comme dans le reste, une supériorité réelle sur les seigneurs justiciers. Non-seulement, ainsi que nous l’avons dit, leurs jugements pouvaient être réformés par lui, non-seulement un grand nombre de ses bans avait force de loi dans leur ressort, mais ils ne conservaient leur droit de police sur les métiers qu’à la condition de faire exercer cette police d’une façon permanente, active et efficace par des visiteurs jurés[632]. Ce n’est pas tout; le prévôt connaissait encore par prévention des contraventions commises par leurs justiciables lorsque ceux-ci répondaient à son interrogatoire et laissaient s’engager la procédure avant d’avoir été réclamés par leur juge naturel[633].