Études sur l'industrie et la classe industrielle à Paris au XIIIe et au XIVe siècle
CHAPITRE V
APPRÊTS, TEINTURE ET COMMERCE DES ÉTOFFES
Foulage, lainage et ramage du drap.—Tondage du drap.—Teintures et mordants.—Contestations entre les teinturiers et les tisserands drapiers.—Décrusement et teinture de la soie.—Commerce des étoffes.
Au tissage des draps succédait le nopage ou épinçage qui s’exécutait, nous l’avons vu, au moyen de pinces; puis venait le foulage. Les foulons étaient en même temps pareurs ou laineurs, c’est-à-dire qu’après avoir foulé et dégraissé le drap, ils en tiraient le poil à la surface avec le chardon, de façon à lui donner un aspect laineux[998]. On foulait dans une auge soit avec les pieds, soit avec des pilons, mus à bras ou par la force hydraulique[999]. Le foulage avec les pieds était préféré. Les drapiers de Coutances représentèrent à leur évêque que cette méthode était la plus ancienne et la meilleure, et obtinrent qu’on n’en emploierait pas d’autre pour les draps de bonne qualité, marqués du sceau de la ville. Les bureaux et autres étoffes inférieures, que la ville n’avouait pas comme sortant de ses fabriques, continuèrent à être portés au moulin[1000]. A Paris, on semble avoir reconnu aussi les avantages du travail de l’homme sur le travail mécanique. Du moins, Jean de Garlande nous représente les foulons nus et haletants, ce qui suppose qu’ils se livraient à un travail pénible[1001]. C’est parce que ce travail dépassait les forces des femmes que celles-ci ne prenaient part aux travaux du métier qu’à partir du moment où le drap était ôté des rames pour être lainé et mouillé[1002].
Le drap arrivait au foulon chargé de la graisse que lui avaient laissée l’ensimage de la laine et le collage de la chaîne. Il était dégraissé dans l’auge avec de la terre à foulon, détrempée dans l’eau claire[1003], puis subissait un premier foulage. Ensuite on le faisait dégorger dans l’eau courante. Des planches étaient établies à cet effet sur la Seine, et le foulon qui s’en servait payait annuellement 4. s. par.[1004] Le drap était foulé une seconde fois avec de l’eau chaude et de la glaise[1005]. Le lisage n’était probablement pas inconnu au moyen âge, mais nous n’avons trouvé aucun renseignement sur cette opération. Un nouveau lavage purgeait le drap de la glaise qui y adhérait. A en croire Jean de Garlande, le drap aurait séché en plein air avant d’être lainé[1006]; mais il ne faut pas demander à un clerc curieux, mais étranger aux pratiques industrielles, une exactitude rigoureuse. Au moyen âge comme au XVIIIe siècle, on savait que le drap a besoin d’être mouillé chaque fois qu’il est passé au chardon[1007].
A Paris le ramage précédait le lainage[1008]. On sait que la rame, qu’on appelait au moyen âge lices, cloyères et plus souvent poulies, est destinée à donner à la pièce le plus de longueur et de largeur possible.
Après avoir foulé, le foulon allait tendre lui-même sur les rames, qui étaient établies à demeure dans certains quartiers, par exemple rue des Poulies[1009] et à Saint-Marcel[1010]. Mais, quelquefois aussi, le ramage n’avait lieu qu’après la teinture[1011], et la pièce était livrée par le teinturier à un ouvrier spécial nommé poulieur[1012].
Le drap mal paré était, sur la plainte du client, examiné par les gardes-jurés foulons. La malfaçon donnait lieu à une amende et à des dommages-intérêts[1013].
Les foulons, par faiblesse envers les riches drapiers, acceptaient en payement des marchandises au lieu d’argent. Ils vendaient ces marchandises à perte et se trouvaient sans argent pour payer leurs ouvriers. Au mois d’octobre 1293, ils firent rendre par le prévôt de Paris une ordonnance qui défendit à tous les foulons de se faire payer autrement qu’en argent comptant[1014]. Les statuts validés par la prévôté en 1443, renouvellent la même défense, ce qui prouve que cet abus n’avait pas entièrement disparu dans le cours du XIIIe et du XIVe siècle[1015].
En même temps qu’ils se livraient personnellement au foulage et au lainage, les foulons avaient le droit de faire fabriquer et de vendre des draps chez eux et aux halles. Un arrêt du parlement, de la Pentecôte 1273, leur permit d’avoir des étaux aux halles, aussi près que possible des tisserands drapiers[1016]. Ces étaux, au nombre de deux, étaient en effet contigus à ceux des tisserands, dans la halle des Blancs-Manteaux[1017]. Il est étonnant que ce privilége n’ait été attaqué ni par les tisserands ni par les marchands de draps. Il est encore confirmé par les statuts de 1443[1018], et, en 1476, les foulons faisaient valoir son origine reculée, sa longue consécration par le temps pour se faire déclarer exempts du contrôle des cardeurs, peigneurs et arçonneurs, qui, s’étant récemment organisés en corps de métier, prétendaient connaître de la qualité et de la préparation des étoffes[1019].
Le drap étant alternativement lainé et tondu à plusieurs reprises, l’exécution de ce double travail par un même ouvrier, ou au moins dans le même atelier, aurait évité une perte de temps et des frais[1020]. Cependant le tondage occupait une corporation spéciale, celle des tondeurs. Les draps trop hault tondus et mal unis étaient l’objet de procès-verbaux et de saisies[1021]. Il faut remarquer que le tondage à fin n’avait lieu qu’après la teinture[1022], et lorsque l’étoffe était déjà entre les mains du tailleur. C’était par conséquent celui-ci qui faisait exécuter cette dernière coupe et qui s’en faisait rembourser les frais par le client[1023]. Presque tous les draps fournis à l’argenterie des rois de France avaient besoin de passer une fois encore dans les mains du tondeur[1024].
Mais sa tâche ne se bornait pas à tondre; il éventait les draps, les époutait[1025], les aspergeait, les mouillait[1026], les pliait et leur donnait le cati à l’aide de planchettes de bois[1027]. En 1384, le catissage ou au moins l’emploi des «esselettes» fut défendu[1028].
Les teintures les plus employées étaient le guède ou pastel (isatis tinctoria), l’écarlate ou kermès (coccus ilicis), la garance, la gaude (reseda luteola), le brésil, l’inde ou indigo. Pegolotti met au premier rang l’indigo de Bagdad, et fort au-dessous celui de Chypre[1029]. La florée était une sorte d’indigo inférieur dont l’usage était proscrit[1030]. Le «noir de chaudière,» connu dès lors sous le nom de moulée, était considéré comme une teinture corrosive[1031]; c’était un mélange d’écorce d’aune, de poussière tombée de la meule des taillandiers et rémouleurs et de limaille de fer[1032]. Les règlements la prohibaient, mais le public ne se montrait pas aussi sévère. Ainsi nous voyons un marchand de Lucques, Michel Marcati, acheter deux pièces de vert d’Angleterre teintes en moulée pour les envoyer dans son pays; en déclarant qu’elles étaient destinées à l’exportation, il obtint mainlevée de la saisie de ces étoffes[1033]. C’est ainsi encore que Richard le Maçon se fait rendre un drap vert brun teint en moulée sur sa déclaration qu’il l’avait fait faire pour son usage et non pour vendre; toutefois on prit la précaution d’essoriller le drap[1034]. Deux teinturiers, poursuivis pour avoir teint en moulée quatorze pièces de drap, font citer Pierre Waropel, trésorier du duc de Bourgogne, qui déclare que c’est sur sa commande que les draps ont reçu cette teinture[1035]. Il faut remarquer que, dans les deux dernières espèces, le procureur du roi se réserve le droit de poursuivre les teinturiers pour les faire condamner à l’amende; mais évidemment cette réserve n’était qu’une clause de style, car, le client n’étant pas coupable, l’industriel ne l’était pas davantage pour avoir exécuté ses commandes.
Parmi les mordants, nous nommerons l’alun, la cendre gravelée ou le tartre, la perelle. On distinguait l’alun de plume[1036], et l’alun de terre, ainsi nommé parce qu’il était extrait de l’argile. Quant à l’ «alun de bouquauz» qui est prohibé par le statut des teinturiers rédigé au temps d’Ét. Boileau, ce n’était autre chose que de l’alun gâté (embouquiéz). La cendre gravelée est, comme on sait, produite par l’incinération du tartre de vin. La meilleure venait de Syrie; on estimait moins celle d’Alexandrie[1037]. La parelle ou perelle est le lichen avec lequel on fait l’orseille. Mais la teinturerie parisienne s’interdisait l’emploi de l’orseille, connue alors sous le nom de fuel, ainsi que celui du fustet[1038].
On ne comptait à Paris qu’une corporation de teinturiers, qui teignaient la laine et le drap, le fil et la toile. Quant à la soie, elle était décrusée et teinte par les merciers.
Dans les statuts qu’ils présentent à Ét. Boileau, les tisserands-drapiers s’attribuent le droit de faire teindre chez eux. Ils reconnaissent qu’ils ne peuvent pas tous teindre en guède et que ce privilége n’appartient qu’à deux membres de leur corporation. Lorsque l’un de ces deux tisserands mourait, le prévôt de Paris, sur la désignation du corps de métier, lui donnait un successeur. C’est à Blanche de Castille que les tisserands devaient l’avantage de pouvoir se passer de teinturiers[1039].
Ceux-ci, de leur côté, prétendaient cumuler le tissage et la teinturerie, et, à l’opposition des tisserands, ils répondaient par le refus de les laisser teindre. Au lieu de cette exclusion réciproque, ils auraient voulu que le métier de tisserand fût accessible à tout teinturier, moyennant le payement du droit d’entrée, comme celui de teinturier l’aurait été gratuitement à tous les tisserands. Ce serait, disaient-ils, assurer le développement de l’industrie drapière et l’augmentation des revenus du roi[1040]. Le désaccord entre les deux statuts, enregistrés tels qu’ils avaient été présentés, fit naître des contestations. Les tisserands faisaient teindre dans leurs ateliers, les teinturiers voulurent les en empêcher. En 1277, ceux-ci actionnèrent devant le parlement un tisserand nommé Michel du Horret qui se livrait en même temps à la teinturerie. Le défendeur, condamné à opter, choisit la teinturerie. Dans la suite, les teinturiers prétendirent que, n’ayant pas fait l’apprentissage réglementaire de trois ans, il n’était pas apte à devenir leur confrère. Michel du Horret répondait qu’il avait été à même d’apprendre le métier avec son père, qui l’exerçait, bien mieux que chez un étranger; mais ses adversaires soutenaient qu’ayant été tisserand presque toute sa vie, il n’avait jamais appris à teindre. La Cour, par un arrêt rendu à la session de la Madeleine 1277, maintint Michel du Horret dans l’état qu’il avait choisi[1041]. Les tisserands continuèrent de se mêler de teinture, et, à la suite de nouveaux débats, Philippe le Hardi consulta les prud’hommes experts des villes drapières et, d’après leur avis, ordonna, au mois de juin 1279, que les deux corporations se borneraient à faire chacune son métier[1042].
La même année, les teinturiers portèrent plainte au parlement contre les tisserands qui refusaient de tisser pour eux. Les tisserands, de leur côté, avaient plusieurs griefs contre leurs adversaires. D’abord ceux-ci teignaient leurs propres draps, ce qui était contraire à la coutume des villes drapières; en outre, ils se servaient de plusieurs outils dont l’usage appartenait exclusivement aux tisserands. La Cour condamna ces derniers à travailler pour les teinturiers, auxquels elle conserva provisoirement le droit de teindre leurs draps et leurs laines jusqu’à ce que la pratique des villes drapières à cet égard fût constatée par une enquête. Les outils furent séquestrés en attendant que l’enquête vînt éclaircir la question dont ils étaient l’objet. A la suite de cette enquête, fut rendu, au mois d’août 1285, un jugement définitif dont voici le dispositif: les teinturiers, s’ils veulent travailler pour le public, ne pourront teindre chez eux la laine, le fil ni le drap appartenant à eux ou aux gens à leur service, car, sous ce prétexte, ils auraient la facilité de commettre des fraudes. Ils sont autorisés à se servir des outils en litige pour filer et préparer leur laine avant de la livrer aux tisserands. Il est défendu aux uns et aux autres de se refuser réciproquement leurs services[1043].
Les tisserands, forcés de tisser pour les teinturiers, firent teindre leurs draps, leur fil et leur laine hors Paris et privèrent ainsi les teinturiers d’une source abondante de profits; mais le parlement ordonna que les uns et les autres prêteraient serment, les tisserands de conserver leur clientèle aux teinturiers, tant que ceux-ci les serviraient bien et à bon marché, les teinturiers de ne pas se venger en teignant mal ou en demandant plus cher[1044].
Les plaintes pour malfaçons étaient portées devant les gardes du métier[1045]. L’emploi de mauvaises teintures entraînait une condamnation à l’amende et à des dommages-intérêts; mais le teinturier n’était pas responsable de l’imperfection des procédés, car il n’avait pas agi avec l’intention de tromper et il était intéressé à bien teindre[1046]. Cette indulgence pour la maladresse s’explique par les tâtonnements d’une industrie qui n’avait pas alors pour se guider les lumières de la chimie.
Quelquefois le tailleur achetait des draps écrus et les faisait teindre suivant le goût du client. En 1402, Jean Pinguet, tailleur de robes, fut condamné à payer 4 francs à Tassin ou Cassin Coullart, teinturier qui avait travaillé pour lui[1047].
Le commerce de la soie était, nous l’avons vu, entre les mains des merciers; c’était eux aussi qui donnaient à la soie son lustre et sa couleur. Après avoir été bouillie et cuite, elle était lavée à l’eau claire. Il était défendu de mettre dans le bain de teinture des liqueurs propres à augmenter le poids de la soie; pour teindre en noir on devait se servir exclusivement de teintures à base d’huile et de savon[1048]. Des marchands italiens apportaient à Paris des soies teintes en noir à Lucques et à Venise[1049]. Le silence des statuts des merciers sur la teinture des soieries ne s’explique que si l’on admet que la soie n’était teinte qu’en écheveaux, jamais en étoffes.
Le commerce des draps, très-actif à Paris, était alimenté beaucoup moins par la fabrication locale que par l’importation des draps de Normandie, de Flandre et d’autre provenance[1050]. Certains drapiers parisiens contrefaisaient les marques des villes, dont les draps étaient renommés[1051].
Les draps étaient portés aux halles, où ils acquittaient un hallage et un tonlieu. Au premier étage, on les vendait exclusivement en pièces; autrement le roi aurait perdu son droit de tonlieu qui n’était perçu que sur la pièce entière. Au rez-de-chaussée, la vente en détail était permise[1052]. Le 20 juin 1397, le prévôt de Paris autorisa les drapiers forains, venant des foires du Lendit, de Saint-Ladre et de Compiègne, à vendre aux halles du haut, dans le délai de huit jours, les coupons de drap qui leur restaient, pourvu que ces coupons eussent un chef et fussent de bonne qualité. Les drapiers parisiens, lésés par cette concurrence, demandèrent au parlement l’abrogation de cette ordonnance, mais elle fut maintenue, conformément aux conclusions du procureur général, qui fit observer que les drapiers forains, pressés de retourner chez eux, vendraient moins cher que les drapiers parisiens et que le roi n’y perdait rien, puisque chaque coupon lui rapportait un droit de hallage et un tonlieu de 4 den.[1053].
Les drapiers de Saint-Denis vendaient leurs draps tous les samedis à Paris, dans le voisinage de la halle aux draps. En 1309, le parlement reconnut leur droit, en chargeant le prévôt de Paris de veiller à ce qu’ils n’empêchassent pas la circulation dans le lieu où ils étaient établis[1054].
Les forains cherchaient à se soustraire à la visite des gardes et aux droits de halle. De leur côté, les marchands parisiens s’efforçaient de les écarter du marché.
Le commerce des tissus occupait à Paris plusieurs compagnies d’Italiens. En 1317 (n. s.), Philippe le Long accorda le droit de bourgeoisie à des drapiers florentins qui s’y fixèrent[1055]. Les fabricants de soieries de Lucques avaient à Paris, pour vendre leurs étoffes, des représentants de leur nation. Ce fut à la requête de ces correspondants que le roi rapporta, en 1336, une ordonnance du prévôt rendue vers 1316, qui défendait l’importation des cendaux vermeils teints avec une autre teinture que le kermès. Le rapport des quatorze merciers désignés, comme experts, par la chambre des comptes fut favorable à la requête des marchands lucquois, ce qui n’a rien d’étonnant, puisque les merciers devaient profiter, comme les Lucquois, de l’abrogation de l’ordonnance[1056].
L’aunage des draps par la lisière donnait lieu à des fraudes. Sur l’avis de gens experts, tels que drapiers, courtiers de draps, tailleurs de robes, le prévôt de Paris ordonna par cri public d’auner désormais par le faîte, c’est-à-dire par le dos de l’étoffe pliée en deux et avec un excédant d’aunage d’un pouce[1057]. On se servait indifféremment de l’aune du marchand ou de celle de l’acheteur. Un garçon drapier fut condamné à l’amende pour s’être muni d’une aune trop grande avec l’intention de prendre livraison d’un drap qu’il avait acheté à des drapiers de Breteuil dans le Perche[1058].
CHAPITRE VI
CONFECTION DES VÊTEMENTS TISSÉS
Tailleurs-couturiers et doubletiers.—Tailleurs faisant partie de la maison du roi et de celle des seigneurs.—Braaliers de fil.—Chaussetiers et aiguilletiers.—Fripiers.
Nous n’avons pas à exposer les variations de la mode pendant le cours du XIIIe du XIVe siècle. Nous renvoyons le lecteur curieux de connaître les formes et les noms des diverses parties de l’habillement aux trois chapitres consacrés par M. Quicherat à cette période[1059]. La division et les procédés du travail, les rapports du chef d’industrie avec les clients, telles sont les questions qui, pour les industries du vêtement comme pour les autres, doivent attirer exclusivement notre attention. Nous n’entreprendrons même pas d’étudier ces questions chez toutes les corporations qui confectionnaient le vêtement: à une telle entreprise les documents auraient fait défaut. Nous parlerons seulement des tailleurs, des doubletiers, des braiers, des chaussetiers, des aiguilletiers et des fripiers.
Il est rare aujourd’hui que l’étoffe soit fournie par le client; au moyen âge, c’est ce qui avait lieu le plus souvent. Aussi le tailleur qui coupait mal payait une amende de 5 s. par. et des dommages-intérêts fixés par les gardes-jurés[1060]. L’étoffe gâtée lui restait. Il y avait aussi à craindre qu’il s’appropriât une partie de l’étoffe. Pour constater et punir ce détournement, on se servait à Exeter, en Angleterre, d’un moyen si simple qu’il devait être également en usage à Paris, bien que les textes n’en parlent pas. La corporation des tailleurs conservait des patrons de papier taillés en double de ceux qui servaient à couper. Grâce à ces patrons, on pouvait demander compte au tailleur de l’étoffe qu’il n’avait pas employée[1061].
En 1358, les tailleurs-couturiers obtinrent le droit de faire des doublets ou pourpoints. Jusque-là la confection de cette partie du vêtement était le monopole des doubletiers ou pourpointiers, qui avaient fait interdire aux tailleurs de s’en mêler. Mais les pourpoints étant devenus très à la mode vers cette époque, le prévôt de Paris jugea que ce n’était pas trop de deux corporations pour un article aussi demandé, et autorisa par cri public les tailleurs à faire et à vendre des doublets. Il fallut une ordonnance royale pour leur assurer la jouissance paisible de ce droit[1062]. Leurs statuts de 1366 nous les montrent faisant des doublets aussi bien que des robes[1063]. Toutefois ils n’en faisaient que sur mesure, tandis que les doubletiers en vendaient de tout faits. Cette différence, que les statuts de 1366 ne laissent pas soupçonner, est établie par une sentence du prévôt de Paris et par la déclaration des tailleurs eux-mêmes. Les gardes-jurés pourpointiers avaient saisi chez un couturier trois pourpoints, qu’ils considéraient ou feignaient de considérer comme ayant été faits d’avance. Le propriétaire de l’un de ces pourpoints ayant déclaré sous serment qu’il avait été fait pour lui, avec une étoffe payée de son argent, le pourpoint lui fut rendu. Les deux autres furent également restitués à ceux qui les avaient commandés[1064]. Du reste, d’une façon générale, les tailleurs ne travaillaient que sur commande, tandis que les pourpointiers faisaient de la confection. Si les premiers avaient en magasin des étoffes, c’était pour exécuter plus vite les commandes; leur métier n’en était pas moins une industrie et non un commerce. Telle est la distinction qu’ils firent valoir pour n’être pas soumis, comme les pourpointiers, au payement d’une aide de guerre, et cette distinction était réelle, puisqu’ils furent exemptés. A l’époque où cette question se posait, c’est-à-dire au commencement du XVe siècle, les tailleurs, on le voit, livraient généralement l’étoffe, et c’est là-dessus que les fermiers de l’aide se fondaient pour les classer parmi les marchands[1065].
Le roi, la reine, les grands seigneurs, avaient parmi leurs valets de chambre des tailleurs, nourris chez eux, recevant des gages fixes[1066], et à certaines fêtes des «robes» ou «livrées[1067].» Leurs gages étaient plus élevés pendant le temps qu’ils ne vivaient pas aux dépens de leur maître[1068]. Celui-ci leur payait, en outre, des journées et des façons et leur allouait des frais de route, lorsqu’ils voyageaient dans son intérêt, notamment pour lui acheter des étoffes[1069]. A la cour, ce soin ne regardait que l’argentier. C’est en sa présence que les tailleurs du roi taillaient les étoffes, c’est à lui qu’ils devaient compte des coupons qui étaient serrés sous sa garde dans des armoires[1070]. Les communs des palais royaux renfermaient une «taillerie,» c’est-à-dire un atelier pour les tailleurs[1071]. Du reste, les tailleurs attachés à la personne du roi et des princes, ne se désintéressaient pas des affaires de la corporation et ne cessaient pas de lui appartenir. C’est pour cela qu’on voit figurer en tête d’une énumération des tailleurs de robes, qui en 1294 (n. s.) présentèrent un règlement au prévôt de Paris, les tailleurs du roi, de la reine, des enfants de France, de Charles de Valois, de la comtesse de Valois, de l’évêque de Paris[1072]. Il y avait naturellement aussi des couturières dans le personnel de la maison du roi; elles faisaient des chemises, marquaient le linge, etc.[1073]
Quelles étaient, indépendamment des tailleurs et des doubletiers, les corporations qui travaillaient pour le costume d’homme? Il faut remarquer d’abord que les tailleurs de robes ne se bornaient pas à faire des robes et des doublets, ils faisaient aussi des cottes, des chausses, des chaperons, des houppelandes[1074]. On ne doit donc pas s’étonner de ne pas trouver autant de corporations qu’il y avait de pièces distinctes dans l’habillement. Les braies, les chausses, les ceintures, telles étaient à peu près les seules parties du costume masculin dont la confection occupât des métiers spéciaux.
Les braies (braccæ, femoralia) étaient des caleçons serrés sur les reins par un cordon à coulisse appelé brael, braier, en latin lumbare. D’après M. Quicherat, on en faisait pour l’hiver et pour l’été, en drap, en soie, en peau comme en toile; toutefois les ouvriers qui tissaient, taillaient et cousaient les braies portaient le nom de braaliers de fil et ne confectionnaient que des caleçons de toile[1075].
Les chausses se portaient comme on porta depuis les bas; elles étaient en laine, en soie et en toile, avec ou sans chaussons[1076]. On les serrait par un cordon à coulisse qui se nouait sur la jambe. Vers 1398, la mode s’introduisit de les attacher aux braies par des aiguillettes. Quelques chaussetiers firent défendre par le prévôt la vente des chausses à la nouvelle mode, parce que les statuts n’en parlaient pas; mais la majorité des chaussetiers obtint la levée de cette défense et l’autorisation de faire des chausses garnies d’œillets pour passer les aiguillettes[1077]. L’usage de celles-ci était assez répandu pour nécessiter l’existence d’une corporation spéciale, celle des aiguilletiers[1078].
Nous ne prétendons pas énumérer, encore moins étudier toutes les industries du vêtement. Les bornes de ce chapitre sont fixées non par celles du sujet, mais par le plan général et par les ressources que fournissent les documents. Or, nous n’avons ni la place ni les matériaux nécessaires pour exposer les conditions du travail dans chacune des nombreuses industries du vêtement. Nous aurons fait tout ce qu’on doit attendre de nous lorsqu’aux détails qui précèdent nous aurons ajouté quelques mots sur les fripiers.
Les corporations dont nous venons de parler faisaient le neuf, les fripiers travaillaient en vieux. On distinguait les fripiers étaliers et les fripiers ambulants, que nous appelons aujourd’hui marchands d’habits. L’infériorité des marchands d’habits par rapport aux fripiers établis consistait en ce que les premiers ne pouvaient participer aux marchés conclus en leur présence par les seconds, tandis que l’inverse avait lieu[1079]. Au-dessous des fripiers ambulants, il y avait encore une classe de petits marchands et marchandes de vieux linge et de petits souliers, qui vendaient leurs hardes dans la rue longeant le mur du cimetière des Innocents. Lorsque Philippe le Hardi eut fait construire sur cet emplacement une halle aux souliers, ces pauvres gens obtinrent du roi la permission de vendre sous cette halle, comme ils faisaient autrefois en plein air[1080]. Les cordonniers de basane leur ayant cherché chicane, le prévôt de Paris fixa la place et le nombre des étaux des uns et des autres[1081].
Le marché à la friperie se tint longtemps depuis l’hôpital Sainte-Catherine, rue Saint-Denis, jusqu’au portail de l’église des Saints-Innocents, et depuis ce portail jusqu’à un puits de la rue de la Charonnerie. Vers 1370[1082], Hugues Aubriot, prévôt de Paris, voulant ramener le commerce aux halles et rendre au trésor les revenus qu’il perdait depuis que les étaux n’étaient plus occupés, obligea les gens de métiers à y porter leurs marchandises le vendredi et le samedi. Les fripiers étaliers firent plus: ils y tinrent boutique ouverte toute la semaine et prétendirent forcer les marchands d’habits à y venir tous les jours. Ceux-ci, au contraire, voulaient non-seulement rester dans leur ancien marché, mais y faire revenir les étaliers les autres jours que le vendredi et le samedi. Le débat fut réglé à l’amiable. Les fripiers en boutique restèrent aux halles toute la semaine, les fripiers ambulants continuèrent à colporter et à vendre dans l’ancien marché à la friperie, sauf bien entendu les vendredis et samedis[1083]. Ces jours-là, ils étalaient leurs hardes par terre aux halles dans un passage public à ciel ouvert, long de trente-six toises, large de cinq. Les étaliers, alléguant qu’ils avaient fait refaire cette chaussée à leurs frais, leur firent défendre d’étaler à terre. Trop pauvres pour louer des étaux, obligés, eux et leurs femmes, de porter leurs marchandises à bras ou sur les épaules, ils sollicitèrent du roi la permission d’avoir des escabeaux de trois pieds de long, de deux de large, offrant de payer annuellement 3 s. par. par escabeau. Deux considérations empêchèrent le roi de leur accorder cette faveur: d’une part, l’intérêt des étaliers, qui, forcés de s’établir aux halles, avaient dû acheter du terrain, construire des étaux, paver la chaussée devant leurs étaux; d’autre part, l’encombrement auquel aurait donné lieu sur une place si fréquentée et si peu spacieuse le stationnement des marchands d’habits. Par un arrêt du 30 janvier 1389 (n. s.) la chambre des comptes et la chambre du domaine repoussèrent leur demande[1084].
CHAPITRE VII
ORFÉVRERIE ET ARTS ACCESSOIRES
Métaux précieux.—Affinage.—Titre de l’or et de l’argent.—Travail au marteau et fonte.—Soudure.—Repoussé.—Dorure et argenture.—Plaqué.—Étampé.—Niellure.—Émaillerie.—L’émaillerie occupait une corporation spéciale.—Joaillerie.—Taille du diamant.—Glyptique.—Variété du commerce des orfévres.—Leurs marques de fabrique.
Personne ne s’étonnera qu’ayant à faire un choix parmi les industries des métaux pour exposer les questions techniques et spéciales que nous avons étudiées dans les autres branches d’industrie, ce choix se soit porté sur l’orfévrerie. On s’étonnera plutôt qu’elle ne tienne pas plus de place dans notre travail. C’est que, parmi les monuments échappés à la fonte, il y en a bien peu qui, par la date et le lieu de leur fabrication, puissent éclairer sur la technique et le style de l’orfévrerie parisienne au XIIIe et au XIVe siècle. D’un autre côté, les inventaires et les comptes, si nombreux et si détaillés, jettent plus de jour sur la forme et le goût des objets que sur les procédés de leur fabrication. Certains ouvrages y sont, il est vrai, caractérisés par les mots: «Façon de Paris,» comme d’autres par les mots: «Façon d’Avignon, de Montpellier[1085];» mais les articles consacrés à ces ouvrages ne permettent pas de dire en quoi consistait cette façon et prouvent seulement que l’orfévrerie parisienne était facilement reconnaissable soit au style, soit à l’emploi de certains procédés.
A la fin du XIVe siècle, on comptait encore parmi les orfévres parisiens beaucoup de clercs qui ne répondaient de leurs contraventions professionnelles que devant l’official[1086]. Il ne faudrait pas croire que ces orfévres sortissent d’un atelier, d’une école qui aurait existé à Notre-Dame; ils s’étaient simplement fait tonsurer pour devenir justiciables de la juridiction ecclésiastique, plus équitable et plus douce.
On verra, dans le cours de notre travail, combien étaient variés les talents de l’orfévre; disons tout de suite qu’il gravait les coins des monnaies[1087] et les sceaux[1088]. Ce dernier travail, il est vrai, était plus souvent exécuté par des artistes appelés sigillatores, seelleurs, et dans lesquels il faut voir des graveurs et non des fondeurs[1089], mais il était confié aussi aux orfévres.
Indépendamment de l’or que le moyen âge avait reçu de l’antiquité, l’orfévrerie tirait ce précieux métal de certains cours d’eau, tels que le Rhin[1090], le Rhône, la Vienne[1091]. Lorsqu’on avait recueilli l’or par le lavage du sable, on le mêlait avec du mercure[1092]. Nous ne saurions dire de quelle partie de l’Orient venait l’or arabe, dont il est souvent question dans la poésie du moyen âge. A la façon dont en parlent Théophile et nos anciens poëmes, on peut le considérer comme l’or le plus éclatant et le plus estimé. Les anciens le connaissaient et les contemporains de Théophile l’imitaient en mêlant à de l’or moins brillant du cuivre rouge[1093]. Quant à l’or de la terre de Hévilath et à l’or espagnol, ils appartiennent au domaine du merveilleux[1094].
Au XVe siècle, on exploitait près de Lyon des mines d’argent qui n’étaient peut-être pas inconnues à l’époque dont nous nous occupons[1095].
Le commerce des métaux précieux était entre les mains des changeurs. Ils l’exerçaient en vertu d’une commission des généraux maîtres des monnaies et moyennant une caution de 500 liv. par. C’était pour eux un monopole qu’ils furent obligés de défendre contre les orfévres[1096].
Lorsque le roi faisait frapper de nouvelles espèces, il cherchait à se procurer les métaux précieux nécessaires au monnayage le meilleur marché possible. Pour cela il en défendait le commerce entre particuliers ou au moins la vente pour un prix supérieur à celui que donnaient les hôtels des monnaies; en même temps, il limitait à un marc le poids des ouvrages que les orfévres pouvaient fabriquer, interdisait l’affinage et ne permettait aux orbatteurs d’exercer leur industrie que jusqu’à concurrence de ce que leur livrait la cour des monnaies. Ces restrictions ne s’appliquaient jamais à l’orfévrerie religieuse, ni à celle que faisait faire la famille royale[1097].
Il y avait au moyen âge des affineurs[1098], ce qui n’empêchait pas les orfévres d’affiner eux-mêmes leurs métaux. Il en fut ainsi jusqu’au XVIe siècle, comme l’atteste un arrêt de la Cour des monnaies de 1553 qui interdit aux orfévres de se mêler d’affinage[1099]. Le Roy ne fait pas remonter l’invention de la coupellation au delà de 1300; mais le moine Théophile, dont le traité ne peut avoir été composé plus tard que le XIIIe siècle, l’arabe Geber[1100], qui vivait au VIIIe, décrivent l’affinage de l’or et de l’argent dans la coupelle. Au temps de Théophile, le départ de l’or et du cuivre s’opérait par le plomb[1101], celui de l’or et de l’argent au moyen du soufre[1102]. On obtenait également l’argent pur en le faisant fondre avec du plomb, auquel on ajoutait un peu de verre, lorsque l’argent contenait de l’étain ou du laiton[1103]. Pour purger le cuivre du plomb, on jetait sur le cuivre en fusion un petit morceau de braise auquel le plomb ne tardait pas à adhérer. C’est alors qu’on ajoutait la calamine pour obtenir le cuivre jaune ou laiton[1104].
Dès le moyen âge, la pureté de l’or affiné à Paris était sans égale. Aussi les orfévres ne pouvaient en employer d’un titre inférieur. Quant à l’argent, le titre légal fut d’abord celui de la monnaie anglaise appelée sterling. Les essais se faisaient à la pierre de touche[1105] et à la coupelle. Tout en étant plus perfectionné à Paris qu’ailleurs, l’affinage de l’or laissait encore bien à désirer et était poussé beaucoup moins loin que celui de l’argent. En effet, tandis que le titre de l’or n’était que de dix-neuf carats un cinquième, l’argent contenait onze deniers douze grains de fin. Sous Philippe le Hardi, le gros tournoi remplaça, comme étalon de l’argent, le sterling anglais. C’est ce que les textes appellent «l’argent-le-roi.»
Les statuts des orfévres de 1355 accordent, en considération des soudures, une tolérance qui n’est pas déterminée[1106]. En 1378, elle fut fixée à trois grains pour la grosse orfévrerie, ou, comme on disait, la «grosserie;» à cinq grains pour les petits ornements fondus et soudés sur les grandes pièces, pour les boutons étampés et en général pour la petite orfévrerie (menuerie)[1107]. Le titre légal de l’argent se trouva donc réduit à onze deniers neuf grains ou sept grains, selon la nature des ouvrages. Le titre de l’or ne s’améliora pas, il resta de dix-neufs carats un cinquième[1108]; aussi n’était-il susceptible d’aucun remède. Les orfévres pouvaient s’affranchir du titre légal dans la fabrication de l’orfévrerie d’église, sans doute parce que les objets du culte, servant fréquemment, avaient besoin d’être plus solides et pour cela de renfermer plus d’alliage. Quelquefois aussi, les gardes-jurés accordaient la permission de travailler à un titre inférieur[1109].
Les peines encourues par l’orfévre qui employait de l’or ou de l’argent de mauvais aloi étaient l’amende, la prison, le pilori, le retrait du poinçon, le bannissement. L’ouvrage était toujours brisé.
L’or et l’argent, parvenus à la pureté voulue, étaient fondus et coulés dans une lingotière. Théophile indique comment on faisait une lingotière pour couler l’argent destiné à la fabrication d’un calice de grande dimension. Cette lingotière était ronde et formée d’une lame de fer mince maintenue par des plaques du même métal[1110]. On y mettait de la cire qui fondait lorsqu’on chauffait la lingotière au moment d’y couler le métal[1111]. On faisait disparaître avec le rabot ou avec un instrument analogue à la gouge les défauts de la fonte, qui auraient formé autant de pailles dans le lingot. Le laminoir n’était pas inventé, et c’était au marteau que l’orfévre aplatissait et amincissait le métal[1112]. Celui-ci était dès lors propre à être travaillé au marteau ou fondu.
Le travail au marteau se compose de deux opérations; la première s’appelle l’emboutissage et consiste à donner à la pièce la concavité et la convexité nécessaires; la seconde est la rétreinte et a pour objet, comme l’indique son nom, de la resserrer et de la développer en hauteur. On comprend que le temps n’ait pas sensiblement modifié un travail dont la théorie est aussi simple que l’exécution en est délicate, et on n’est pas étonné de trouver dans Théophile et dans Benvenuto Cellini la description de procédés presque identiques et peu différents de ceux de notre époque. La pièce dont Théophile décrit la fabrication au marteau est un calice de petites dimensions. Voici la méthode qu’il indique. Après avoir formé la tige du pied et avoir battu et aminci le métal jusqu’à ce qu’il soit flexible à la main, on emboutit et on retreint en suivant les cercles tracés au compas à l’intérieur et à l’extérieur de la pièce. Puis on lime intérieurement et extérieurement pour rendre la coupe complétement unie. Le pied, formé d’un autre morceau, est également embouti et retreint, et, lorsqu’on lui a donné avec le marteau un renflement composé d’un nœud, d’une bague supérieure et d’une bague inférieure, on le rive (configes) à la tige. La patène (rotula) n’était pas tournée, mais faite aussi au marteau[1113]. Les anses du calice étaient fondues à cire perdue et montées à froid en même temps que soudées sur le calice[1114]. Les anses du calice d’or étaient en deux morceaux chacune[1115].
Pour emboutir et retreindre certaines pièces, on les remplissait de cire et on se servait de bigornes[1116].
Si l’habileté des artistes du moyen âge dans le travail et la fonte des métaux n’était pas attestée par leurs œuvres, il suffirait, pour s’en convaincre, de lire les deux chapitres que Théophile a consacrés à l’encensoir battu et à l’encensoir fondu. Voici comment le premier devait être exécuté. On emboutit la capsule supérieure de façon à ce qu’elle soit plus profonde que large de moitié; puis, avec le marteau, la lime, le burin, on la décore de trois étages de tours: au sommet une tour octogone, au-dessous quatre tours carrées percées de fenêtres; enfin huit tours dont quatre rondes et quatre carrées, les premières correspondant aux tours carrées de l’étage supérieur, les secondes plus larges et ornées de bustes d’anges. Au-dessous de ce couronnement architectural, dans le tympan d’arcs surbaissés (in supremo modice producti), seront sculptés les quatre évangélistes ou leurs symboles. Sur la capsule inférieure quatre arcs, répondant aux premiers, surmonteront des figures représentant les quatre fleuves du Paradis, le Phison, le Gehon, le Tigre et l’Euphrate. Les chaînes passeront dans des têtes d’hommes ou de lions fondues et montées sur les deux capsules. Le pied n’était pas toujours pris dans le même morceau que la capsule inférieure; il était quelquefois soudé, qu’il eût été fondu ou battu. La platine de main par où passe la chaîne centrale avait la forme d’un lis et était surmontée d’un anneau; elle était faite au marteau ou fondue[1117].
L’encensoir fondu offrait une ornementation encore plus riche: il était ajouré et représentait la Jérusalem céleste. Les figures qui s’y détachaient en ronde-bosse en rendaient la fonte très-difficile. Les noyaux des capsules étaient faits d’un mélange d’argile et de fumier bien pétri, séché au soleil et soigneusement passé. Lorsque ces noyaux étaient secs, on les aplanissait et on les égalisait entre eux. On y taillait ensuite les formes qu’on voulait donner à l’encensoir. Celui dont Théophile trace le modèle a la forme d’une croix dont chaque capsule constitue la moitié[1118]. La capsule supérieure est couronnée de pignons que surmonte un clocher à trois étages en retraite. La capsule inférieure se termine par un fond hémisphérique.
On étendait sur une planchette (ascellam) une couche de cire d’une épaisseur égale et on appliquait cette cire sur le noyau en autant de morceaux que le noyau comptait de surfaces. On soudait tous ces morceaux au fer chaud. On planait et on unissait l’enduit. On traçait sur toutes les faces des arcs et au-dessous de chacun d’eux un apôtre entre deux portes, conformément à la description de l’Apocalypse: «Il y avait trois portes à l’orient, trois portes au septentrion, trois portes au midi et trois portes à l’occident.» Dans le tympan des pignons on dessinait des pierres dont chacune était placée au-dessus de l’apôtre avec lequel elle avait par son nom un rapport symbolique[1119]. Aux quatre angles on modelait des tourelles rondes par lesquelles passaient les chaînes. Sur les quatre faces de la tour inférieure étaient représentés des anges armés de lances et d’écus qui semblaient garder les murailles. Des anges à mi-corps accompagnaient la seconde tour. La tour supérieure, plus mince, était percée de fenêtres, entourée au sommet de créneaux (propugnacula in circuitu), au centre desquels était un agneau où était fixée la chaîne centrale. Dans la capsule inférieure on dessinait sur les faces de la croix des figures de prophètes que l’on plaçait sous les apôtres, d’après la concordance des témoignages que les uns et les autres ont portés sur le Christ, et qui étaient inscrits sur des rouleaux. Les angles de la croix sont occupés par des tourelles semblables à celles de la capsule supérieure et auxquelles sont fixées les chaînes. La partie inférieure terminée en cul-de-lampe, est ornée de médaillons représentant les vertus personnifiées par des femmes. Enfin on modelait le pied. Après avoir posé les jets et les évents, on faisait les moules de potée. On faisait fondre la cire et on chauffait les moules à blanc. On fondait le métal, et, après avoir ôté les moules du feu et les avoir enduits d’une nouvelle couche, on les plaçait dans la fosse où devait avoir lieu la coulée. On coulait et on laissait les moules dans la fosse jusqu’à ce qu’on vît le jet noircir; on les ôtait alors et on les faisait refroidir, en ayant soin qu’ils ne fussent pas mouillés, ce qui aurait tout rompu. Après les avoir défaits, on faisait disparaître les soufflures avec la lime et on fondait de nouveau les parties qui n’étaient pas venues. Les morceaux refaits étaient soudés, si cela était nécessaire, avec un mélange de tartre calciné et de limaille d’argent et de cuivre. On perfectionnait et on finissait l’œuvre avec des limes de toutes formes, des burins (ferris fossoriis), des rifloirs (rasoriis), enfin on la nettoyait pour la dorer[1120].
Mais, avant de parler de la dorure, nous devons dire comment Théophile enseigne à composer et à appliquer la soudure. La soudure était au tiers, c’est-à-dire qu’elle se composait pour les deux tiers d’or ou d’argent et pour un tiers de cuivre rouge. Il n’y entrait pas de borax, mais du tartre de vin calciné, mêlé d’eau et de sel ou une décoction de cendres de hêtre, mêlée de saindoux et de savon, et passée[1121]. On ne l’employait pas, comme aujourd’hui, en paillons, mais avec une plume d’oie.
Le ciment à repousser se composait de brique pilée, de résine et de cire[1122]. Théophile, dans son manuel, ne prescrit la mise en ciment que pour les pièces concaves et non pour les plaques[1123]. On n’avait pas encore imaginé la resingle pour repousser du dedans au dehors les pièces dont le col étroit ne permet pas de travailler directement avec le ciselet[1124]. On ne travaillait donc ce genre d’ouvrages qu’à l’extérieur et on ne repoussait que les fonds. Après avoir fait le dessin avec des traçoirs (ferros ductorios), l’artiste prenait la pièce de la main gauche, et, appliquant les ciselets de la main droite aux endroits qu’il voulait repousser, il faisait frapper dessus plus ou moins fort par un apprenti. Il donnait ensuite une chaude à la pièce, la décimentait, la remplissait de nouveau, recommençait à repousser et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle eût l’aspect d’une pièce fondue[1125].
Pour repousser une plaque, on travaillait tour à tour à l’endroit et à l’envers. Lorsque la plaque se crevait, ce qui était d’autant plus facile qu’elle n’était pas, comme nous l’avons dit, sur ciment, on soudait les bords de la déchirure; lorsque la déchirure était trop large, on soudait une pièce. On repoussait ainsi des couvertures de livres liturgiques, des plaques de selles, des figures pour l’ornementation de hanaps (scyphis) et de soucoupes (scutellis)[1126].
On évidait quelquefois les fonds pour faire des ouvrages à jour. On reperçait de cette façon des plaques de livres en argent, des plaques en cuivre destinées à être appliquées sur des chaises peintes, sur des bancs, sur des lits, sur des livres à bon marché. Ces plaques de cuivre, trempées dans l’étain, avaient l’air d’être argentées. Pour repercer, on se servait non, comme aujourd’hui, de scies très-fines, mais de ciseaux pointus; les contours découpés par le ciseau étaient régularisés à la lime[1127].
Décrivons maintenant les procédés de la dorure et de l’argenture. L’or battu en feuille et uni dans un creuset avec une composition de brique en morceaux et de sel, était soumis à une cuisson qui durait trois jours et trois nuits[1128]. Lorsqu’on voulait le moudre, on y mêlait du mercure et on le triturait au feu ou à froid; il suffisait même de l’agiter dans un vaisseau de terre chauffé à blanc. L’argent, ne pouvant supporter la mouture au feu, était toujours moulu à froid. Théophile, auquel nous devons l’indication de ces procédés, met l’ouvrier en garde contre le danger des émanations mercurielles. L’or moulu était pesé, divisé en deniers de poids et conservé par parties égales dans des plumes d’oie[1129]. Avant de l’appliquer, on nettoyait ou, pour employer le mot technique, on dérochait l’argent destiné à la dorure. Il était frotté avec un linge et une brosse de soies de porc trempée dans une composition de tartre de vin, de sel et de mercure. On le frottait et on le chauffait tour à tour, et, dans les endroits où la brosse ne pouvait pénétrer, on se servait de l’avivoir et d’un petit bâton. Ensuite on appliquait l’or avec l’avivoir, on l’étendait d’une façon égale avec la brosse, on passait la pièce au feu, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la dorure adhérât partout. On dorait une seconde et une troisième fois de la même façon. On blanchissait la dorure en frottant à sec et en mettant au feu successivement. Lorsqu’elle était également répartie, on lui donnait une teinte jaune en la lavant avec une brosse et en la chauffant[1130]. Elle était alors polie avec des brosses de fil de laiton que l’on nomme aujourd’hui gratte-boësses ou cardes[1131]; enfin elle était mise en couleur. Pour cela, on la recouvrait entièrement d’une matière noire (atramentum) qui, mêlée de sel et trempée de vin ou d’urine, formait une lie épaisse. On chauffait la pièce jusqu’à ce qu’elle fût sèche, on la lavait avec une brosse de soies de porc, et on la faisait sécher de nouveau sur le feu[1132].
La dorure du cuivre jaune s’opérait de la même manière que celle de l’argent; le cuivre devait seulement être avivé plus longtemps et avec plus de soin, lavé plus souvent et plus complétement séché[1133].
Si la dorure était permise, il n’en était pas de même de ce qu’on nommait le «fourré,» de ce que nous appelons le doublé ou le plaqué. En 1396 (n. s.), le parlement défendit de plaquer d’or les ouvrages en argent; la question avait été portée devant lui à l’occasion d’un hanap d’argent, sur lequel l’orfévre avait rivé un revêtement d’or. L’artiste, nommé Albert le Grand, eut beau représenter que la vraie nature du métal était évidente et par le poids du hanap et par des rivets (clavellum) apparents en argent, et par les anses dorées qui, d’après les règlements, n’auraient pu être qu’en or si la pièce elle-même avait été en or plein; la cour, moins sévère que le procureur général, qui concluait à ce que le hanap fût brisé et l’orfévre expulsé de la corporation, autorisa la vente secrète de l’ouvrage au profit de l’auteur, mais interdit le plaqué d’une façon générale[1134].
L’étampage était très-employé au moyen âge. C’est par l’étampage qu’on exécutait ce que Théophile appelle le pointillé (opus punctile). C’était une série de tout petits cercles obtenus avec une matrice sur une feuille de métal et jaunis au feu[1135]. On étampait aussi des feuilles d’argent et de cuivre doré sur des poinçons dont les matrices en creux représentaient des fleurs, des animaux, des dragons entrelacés. On appliquait ces feuilles de métal étampé sur des devants et des retables d’autels, des lutrins (in pulpitis), des reliquaires, des livres. On gravait encore sur ces poinçons le Christ en croix, l’agneau divin, les quatre évangélistes, le Père éternel sur son trône (imago Majestatis), des rois, des cavaliers. On ne frappait pas directement sur la feuille de métal; mince comme elle était, elle aurait pu se déchirer, on plaçait par-dessus une plaque épaisse de plomb qui amortissait le coup[1136]. On étampait également des têtes de clous en argent, en laiton, en cuivre doré, étamées en dessous, auxquelles on soudait des tiges d’étain passées par la filière. Ces clous servaient à décorer des étriers, des gaînes de couteaux, des reliures de livres, etc.[1137] On obtenait, par le même procédé, des ornements sur des boutons et des plaques de ceintures[1138]. Les ornements frappés avec le poinçon étaient quelquefois découpés et soudés de façon à former des crêtes, des rinceaux, des crochets, des rosaces, bref tous les motifs de décoration que l’orfévrerie pouvait emprunter à l’architecture[1139]. On poinçonnait enfin des ornements sur les pièces d’orfévrerie elles-mêmes[1140].
Au temps de Théophile, le nielle se composait d’argent, de cuivre, de plomb, de soufre et de charbon. Ce mélange était réduit en poudre et conservé dans des plumes d’oie. Pour l’employer, on écrasait un peu de borax dans l’eau, on mouillait avec cette eau la partie du métal qu’on voulait nieller et on la saupoudrait de nielle. Puis on faisait fondre la poudre qui coulait dans les traits de la gravure[1141]. On pouvait aussi frotter un morceau de nielle sur le métal rougi au feu[1142]. Le nielle était poli successivement avec le grattoir, un morceau d’ardoise, un bâton couvert de poussière d’ardoise, enfin avec du suif[1143].
La plus grande partie de l’orfévrerie émaillée parvenue jusqu’à nous, est sortie des ateliers limousins, ce qui tient et à la fécondité de l’école limousine et surtout à ce que ses œuvres étant en cuivre doré, représentaient une valeur matérielle beaucoup moins grande que celle de l’orfévrerie en métal précieux et ont tenté beaucoup moins la cupidité. Nous ne pouvons donc guère parler de l’émaillerie parisienne d’après les monuments, et malheureusement les textes ne sont ni assez nombreux ni assez explicites pour en tenir lieu. A défaut de renseignements plus directement applicables à notre sujet, nous sommes encore obligé d’avoir recours à Théophile et de lui emprunter la description des procédés de l’émaillerie cloisonnée.
C’est en vue de l’ornementation du calice d’or que le moine allemand expose ces procédés; mais il ajoute qu’on les emploie aussi pour les patènes, les croix, les châsses, les reliquaires, ce qui montre que l’émaillerie cloisonnée était plus cultivée en Occident qu’on ne croit. Les émaux du calice étaient sertis alternativement avec des pierres précieuses sur une feuille d’or garnissant, comme un galon, le bord supérieur. Après avoir formé des alvéoles, de petites caisses emboîtant parfaitement les chatons, on contournait les cloisons avec de petites pinces en forme de fleurs, de cercles, de nœuds, d’animaux, de figures; on les fixait sur les caisses avec de la colle de farine, puis on les y soudait à deux ou trois reprises avec beaucoup de soin, de façon que ce frêle réseau pût résister à la cuisson. L’émailleur s’assurait si ces émaux étaient fusibles à la même température, faisait chauffer à blanc ceux qui avaient subi cette épreuve d’une façon satisfaisante et les éteignait dans l’eau, ce qui les faisait éclater en petits morceaux. Avec un marteau rond il les écrasait et les conservait dans des coquilles enveloppées de drap. Il fixait ensuite les alvéoles avec de la cire sur une planche unie, puisait avec une plume d’oie les émaux colorés et humides, et, avec une tige de cuivre, les faisait tomber dans les cloisons. Il plaçait la petite caisse dans un moufle, qu’il chauffait à blanc. Le moufle refroidi, il retirait la pièce émaillée et la lavait. Si l’émail avait baissé, il remplissait de nouveau les cloisons et remettait au feu. L’opération se renouvelait jusqu’à ce que l’émail fût également fondu partout et affleurât les cloisons. La plaque émaillée était frottée sur une pierre de grès unie et mouillée, qui purifiait le cloisonnage des bavures de l’émail. Enfin on donnait à celui-ci de l’éclat en le polissant successivement sur une pierre de Cos, sur une plaque de plomb unie, sur un cuir de bouc. La pierre de Cos, la plaque de plomb, le cuir de bouc avaient été préalablement enduits de salive mêlée de poussière de tet[1144].
Si les émaux cloisonnés avaient été aussi rares qu’on le dit, si la fabrication de ces émaux ne s’était pas répandue en Occident, Théophile ne leur aurait pas accordé une attention qui contraste avec son silence sur les émaux champlevés[1145]. Il faut d’ailleurs considérer comme des émaux cloisonnés ces émaux de plite dont on trouve la mention dans des textes du XIIIe et du XIVe siècle et où un éminent archéologue a vu à tort des émaux appliqués, sertis sur des pièces d’orfévrerie[1146]. C’est à Paris qu’avaient été fabriqués les émaux de plite dont il est question dans une relation des procédures faites contre des orfévres qui avaient contrevenu aux statuts. Cette relation mentionne à la date de 1346 des «émaux de plite d’argent,» c’est-à-dire des émaux dont le fond et le cloisonnage étaient en argent, en 1348 des «émaux de plite qui n’estoient ne bons ne souffisans et estoient plaquiés à cole[1147].»
Nul doute que l’émaillerie en taille d’épargne et l’émaillerie de basse taille fussent aussi cultivées à Paris à la même époque. Il est permis d’attribuer à des émailleurs parisiens les émaux en taille d’épargne des tombes que saint Louis fit élever à ses enfants, Jean et Blanche de France, et dont l’une existe encore presque entièrement[1148]. La cassette du saint roi avec ses émaux champlevés, son anneau émaillé de niellure, peuvent encore être considérés comme des œuvres parisiennes[1149]. Quoi qu’il en soit, le trésor du saint-siége renfermait à la fin du XIIIe siècle des émaux faits à Paris[1150], et l’émaillerie était assez répandue dans cette ville pour occuper une corporation spéciale qui fit enregistrer ses statuts en 1309, mais qui existait déjà antérieurement. A cette date, elle comptait 38 maîtres et un nombre indéterminé mais certainement supérieur d’apprentis et d’ouvriers. En effet, les statuts montrent que certains patrons avaient deux ou trois apprentis et défendent d’en former à l’avenir plus d’un. Ces statuts sont loin de satisfaire notre curiosité sur la technique de l’émaillerie. Deux articles visent les plaques d’orfévrerie émaillées dont on ornait les chapeaux et les vêtements. Ces plaques devaient être cousues et non clouées à l’étoffe, afin qu’on ne pût pas les faire passer pour pleines lorsqu’elles étaient creuses[1151]. L’emploi du carbonate de plomb était prohibé. Certains émailleurs décoraient les ouvrages d’orfévrerie de morceaux de verre colorés imitant les émaux; cela ne fut désormais permis que dans les travaux pour les églises et la famille royale, ou lorsque les clients le commandaient ainsi. On émaillait beaucoup de plaques de ceinture «férues en tas,» c’est-à-dire étampées sur une matrice; ces plaques étaient creuses et de si mauvais argent que l’émail ne tenait pas. L’émail ne put dès lors s’appliquer qu’à des plaques pleines, pas plus grandes qu’un sou (ou denier?) artésien. Les statuts fixent à dix ans la durée de l’apprentissage et interdisent le travail de nuit[1152].
Le texte que nous venons d’analyser était resté inconnu au marquis de Laborde; c’est pour cela qu’il a pu croire que l’émaillerie n’avait été cultivée au moyen âge que par les orfévres et que les émailleurs mentionnés dans les textes n’étaient que des orfévres s’adonnant plus spécialement que leurs confrères à cette branche de l’art[1153]. Nous n’irons pas jusqu’à dire que les orfévres parisiens n’émaillaient jamais eux-mêmes leurs ouvrages; mais, lorsque les comptes parlent d’émaux fournis ou même exécutés par eux, cela veut dire le plus souvent qu’ils s’étaient chargés de faire émailler les ouvrages qu’on leur commandait, et qu’ils se faisaient rembourser le salaire de l’émailleur[1154].
La joaillerie ne doit nous occuper ici que comme un des arts auxiliaires de l’orfévrerie. Le commerce et la taille des pierres précieuses se partageaient entre les orfévres et les lapidaires qui, dès le XIIIe siècle, formaient une corporation sous le noms de «cristalliers et pierriers de pierres naturelles.» Aux premiers appartenait exclusivement le droit de les monter. Leurs statuts de 1355 leur défendent de tailler le cristal dans la forme du diamant, de mettre du paillon sous l’améthyste et le grenat, de polir et de teindre les pierres, et notamment le quartz hyalin ou prisme d’améthyste, de façon à les faire passer pour des pierres fines; de sertir ce quartz hyalin à côté du rubis et de l’émeraude, sinon en lui laissant son aspect naturel de cristal de roche violet; de monter en or et en argent des perles d’Ecosse avec des perles d’Orient, sauf dans la grande orfévrerie d’église; d’enchâsser des verroteries en même temps que des pierres fines dans la bijouterie d’argent, de monter sur or des «doublés de voirrines,» c’est-à-dire de coller sous des pierres fines très-minces des morceaux de verre coloré, qui en doublaient l’épaisseur et l’éclat[1155]. La défense de tailler le cristal à l’imitation du diamant prouve qu’avant 1355 on savait donner des facettes à cette pierre précieuse et en obtenir des jeux de lumière. En 1382, un Allemand, nommé Jean Boule, taillait le diamant à Paris[1156]. Ceux qui, parmi les orfévres, se livraient spécialement à la taille des pierres étaient, en 1307, au nombre de seize[1157].
Les orfévres gravaient aussi sur pierres fines[1158]. Pour amollir le cristal et le rendre propre à recevoir la gravure, Théophile donne une recette chimérique que Pline indique déjà pour réduire le diamant en poudre; elle consiste à tremper le cristal dans du sang de bouc encore chaud, ce qui le rend éclatant en même temps que tendre[1159]. On trouve aussi dans Théophile le moyen de polir le cristal, l’onyx, le béril, l’émeraude, le jaspe, la cassidoine et les pierres précieuses en général[1160].
A côté des lapidaires de cristal et de pierres naturelles, existait une corporation de bijoutiers en faux qui taillaient et coloraient le verre artificiel. Les premiers poursuivirent les seconds en contrefaçon pour avoir teint et taillé des morceaux de verre à l’imitation des doublets de cristal. Pour rendre la confusion impossible, le prévôt de Paris défendit aux «verreniers» de teindre leurs verroteries avec de la teinture de rose et de les tailler à facettes[1161].
Si l’on veut se rendre compte des applications multiples de l’orfévrerie et du commerce étendu et varié des orfévres au moyen âge, on n’a qu’à lire un mémoire de la corporation contre les merciers, rédigé au XIVe siècle[1162]. On y trouvera l’énumération d’un certain nombre de marchandises dont trafiquaient à la fois les orfévres et les merciers. Il s’agissait de savoir si ces marchandises devaient acquitter l’impôt de 4 den. pour livre comme articles d’orfévrerie ou de mercerie. On voit, par ce mémoire, que les orfévres vendaient une foule d’objets qui nous paraissent complétement étrangers à l’orfévrerie, et qui ne s’y rattachaient que parce qu’il y entrait de l’or, de l’argent ou des pierreries. On trouve tout simple de les voir fabriquer et vendre l’or et l’argent trait, l’or et l’argent en feuille; mais on est étonné d’apprendre qu’il y avait dans leurs boutiques des gibecières, des bourses, des étuis à aiguilles (aguilliers), des broderies, des tassetes, des ceintures, des résilles de fil d’or et d’argent (chapiaux sur bissete)[1163], des épingles, des agrafes, des couteaux, des écrins, des écritoires, des cornets à encre, des miroirs, des boutons, des chapeaux. Bien entendu, ils ne fabriquaient pas tout cela; mais on trouvait chez eux tous ceux de ces objets qu’ils avaient enrichis d’or, d’argent, de pierreries et dont ils avaient ainsi beaucoup augmenté la valeur. Eux seuls pouvaient les garnir d’or, d’argent, de pierres précieuses. En 1402, les gardes de l’orfévrerie saisissent sur un coutelier des bouterolles d’argent que ce coutelier avait faites pour garnir une dague, et ne les lui rendent qu’après lui avoir fait reconnaître devant le prévôt de Paris qu’il avait usurpé sur les droits des orfévres[1164].
Les orfévres ne pouvaient travailler la nuit que pour le roi, la famille royale, l’évêque de Paris, ou avec l’autorisation des gardes[1165].
Chaque orfévre marquait ses ouvrages de son poinçon et de son contre-seing. Le poinçon représentait une fleur de lis. En 1378, à la suite de nombreuses infractions au titre légal, le roi ordonna aux généraux maîtres des monnaies de faire briser tous les poinçons et de les remplacer par de nouveaux, plus larges, et portant un autre signe. Les généraux maîtres adoptèrent une fleur de lis couronnée[1166]. Les pièces d’orfévrerie auxquelles manquait la couronne se trouvèrent dès lors signalées à la défiance du public.
Le contre-seing variait avec chaque orfèvre; c’était un cœur, une flamme, un croissant, une étoile, etc. La matrice portant en relief la fleur de lis couronnée et la devise particulière de l’orfévre, était étampée à côté du nom du propriétaire sur deux plaques de cuivre conservées l’une à la chambre des monnaies, l’autre à la maison commune. La propriété de la marque de fabrique se trouvait ainsi assurée, en même temps que la responsabilité de l’orfévre[1167].