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Études sur l'industrie et la classe industrielle à Paris au XIIIe et au XIVe siècle

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LIVRE SECOND
MONOGRAPHIE DE CERTAINES INDUSTRIES

CHAPITRE Ier
MEUNERIE ET BOULANGERIE

Approvisionnement en grains.—Remèdes employés par l’autorité contre la disette.—Moulins et mouture.—Boulangerie.—Banalité des fours.—Prix et qualité du pain.—Vente du pain par les forains.

Nous venons d’étudier l’organisation industrielle en analysant la corporation qui en était la base, et de montrer l’influence de cette organisation sur la situation de l’apprenti, de l’ouvrier, du fabricant, ainsi que la façon dont s’exerçait la police de l’industrie. En traitant cette partie de notre sujet, nous avons dû nous placer à un point de vue général et laisser de côté les questions qui se lient intimement au caractère professionnel de chaque métier et lui donnent sa physionomie particulière. Ce sont ces questions que nous allons aborder maintenant; nous allons entrer dans l’atelier, assister à la fabrication, faire connaître les rapports du chef d’industrie avec les clients, la provenance et la qualité des matières premières, les procédés techniques, la division du travail, les marques de fabrique, etc. Exposer sur tous ces points les particularités des divers métiers, c’est écrire une série de monographies. Les industries auxquelles sont consacrées ces monographies, en même temps qu’elles comptent parmi les plus importantes, sont à peu près les seules sur lesquelles nous ayons assez de documents pour pouvoir entreprendre un travail de ce genre. Ce sont la meunerie et la boulangerie, la boucherie, le bâtiment, les industries textiles et celles du vêtement, l’orfévrerie et les arts qui s’y rattachent.

Les grains arrivaient à Paris par terre et par eau. Selon Delamare, l’importation avait lieu beaucoup plus par les routes de terre que par la Seine[634]. Les preuves qu’il en donne ne sont pas concluantes. Cela ne résulte pas, comme il le prétend, des statuts des mesureurs[635], non plus que du nombre de mesureurs attachés à chacun des trois marchés au blé par le roi Jean[636], et par Charles VI[637], car le blé venu par bateau pouvait se vendre non-seulement au marché de la Grève, mais aussi dans les deux autres. Le même auteur se trompe en disant que les pays d’aval n’envoyaient pas de blé à Paris par la Seine[638]. Ils se servaient certainement de cette voie de transport pour écouler à Paris l’excédant de leur récolte. Au XVe siècle, Commynes, voyant passer les bateaux du palais de la Cité où il était prisonnier, s’étonnait de tout ce qui arrivait à Paris du côté de la Normandie[639]. Avant lui l’approvisionnement devait déjà se faire en grande partie par la même voie. Du reste, Delamare cite lui-même des ordonnances du prévôt de Paris de 1373 (a. s.) et de 1396 (a. s.) qui prescrivent aux marchands, de faire descendre ou remonter jusqu’à la capitale leurs bateaux de vivres, notamment ceux qui portent des grains, aussitôt qu’ils sont chargés, au lieu de les laisser stationner et de les faire partir successivement[640].

Il y avait, nous l’avons dit, trois marchés au grain: l’un aux Halles, l’autre à la Grève, le troisième rue de la Juiverie, dans la Cité. Le 12 mars 1322 (n. s.), Charles le Bel ordonna que le marché de la Grève ouvrît au coup de prime à Notre-Dame, c’est-à-dire à six heures du matin, celui de la Juiverie—qu’on appelait aussi marché de Beauce, à cause de la provenance des récoltes qui y étaient apportées,—entre prime et tierce (de six à neuf heures), celui de la Halle au blé, entre tierce et midi. Une cloche ou un autre signal annonçait l’ouverture. Les grains, une fois déchargés dans un marché, ne pouvaient être transportés dans un autre. Ce qui n’était pas vendu le premier jour était emmagasiné[641].

Toute personne domiciliée à Paris avait le droit de se faire céder, pour sa consommation, un setier ou une mine du blé acheté par un boulanger, si elle survenait au moment de la remise du denier à Dieu, ou même avant la fermeture du sac ou de la banne. C’était un moyen d’empêcher l’accaparement. Aussi le boulanger et le marchand de blé ne participaient pas à l’achat fait par un bourgeois pour ses besoins; mais, si ce bourgeois achetait pour revendre, il était tenu de céder une partie du blé au boulanger ou au marchand qui assistait à la conclusion du marché[642].

Il était défendu d’aller au-devant des grains et farines et de les acheter ailleurs qu’aux marchés publics[643].

En temps de disette, l’autorité prenait des mesures qui allaient souvent contre leur but. Au commencement de l’année 1305 (n. s.), le prix du setier de blé à Paris et aux environs s’éleva à 100 s. et à 6 livres[644]. Philippe le Bel ordonna au prévôt, le 8 février, de faire faire un recensement des grains récoltés dans les villes et les campagnes de la vicomté, d’y laisser la quantité nécessaire à la consommation locale et aux semailles, et de faire porter le reste au marché le plus voisin. Bientôt après il fixa à 40 s. le prix maximum du setier; mais cette taxe rendit le pain encore plus rare, à tel point que les boulangers de Paris furent obligés de fermer leurs boutiques pour dérober leur marchandise au pillage. Le maximum fut donc aboli et on se contenta de défendre l’accaparement, la spéculation, l’exportation. Tous les détenteurs de grains durent porter au marché ou mettre en vente ce qui n’était pas nécessaire à leur consommation et aux semailles. On fouilla les greniers. Des commissaires furent nommés pour rechercher le grain caché, le distribuer aux boulangers et en faire profiter le public. Mathieu de Gisors, Pierre du Regard et Richard Morel ayant acheté une grande quantité de blé et l’ayant chargé sur un bateau pour l’expédier à Rouen, le bateau fut arrêté, le blé confisqué et les propriétaires, dont l’un avait précisément été du nombre des commissaires chargés de rechercher les accapareurs, furent condamnés à l’amende[645]. La disette cessa bientôt, sans cependant faire place à une véritable abondance.

A la suite de la mauvaise récolte de 1390, l’autorité s’abstint de taxer le grain et combattit la disette en empêchant l’accaparement et la spéculation. Le 10 juin 1391, les mesures suivantes furent arrêtées et criées à Paris. Les détenteurs de grain et de farine durent réduire leur approvisionnement à ce qui était nécessaire pour une consommation de deux mois et vendre l’excédant. Le commerce en gros fut défendu. Les détaillants ne purent pas s’approvisionner pour plus de huit jours ni en concurrence avec le public; les marchés et les greniers ne leur furent ouverts qu’après midi, lorsque les consommateurs avaient fait leur provision. Défense d’acheter ailleurs qu’aux marchés et notamment lorsque le grain était encore en route. Les boulangers forains vendront eux-mêmes ou feront vendre par leurs femmes et non par des regrattiers[646].

Pour éviter l’enchérissement du blé, on limitait la quantité de méteil qui entrait dans la fabrication de la bière. En 1369, Charles V ordonna qu’on n’y emploierait pas à Paris plus de trente muids par an[647].

Les moulins à vent étaient beaucoup moins nombreux à Paris que les moulins à eau. Ceux-ci étaient pour la plupart des moulins à farine. De ce nombre étaient les moulins amarrés aux arches du Grand-Pont, en aval du fleuve[648]. Le chapitre de Notre-Dame y exerçait la juridiction et la police. Il trouvait plus avantageux, de les louer que de les exploiter directement[649]. Les locataires étaient quelquefois des boulangers, qui, supprimant ainsi un intermédiaire entre eux et le public, avaient double bénéfice[650].

Le blé, généralement fourni par le client, était mesuré chez lui par le meunier, qui encourait des peines pécuniaires et corporelles, quand il mêlait à la farine des matières étrangères, telles que du son, de l’orge, des pois, des fèves. Le roi Jean établit des poids publics pour peser le blé porté aux moulins et la farine qui en sortait[651]. Le setier de froment et de méteil devait rendre quinze boisseaux de mouture, le setier de seigle quatorze boisseaux. Les grains étaient moulus dans l’ordre où ils arrivaient au moulin, il était défendu au meunier de faire passer un client avant son tour[652].

Les crues, les glaçons charriés par le fleuve exposaient à de véritables dangers les moulins et les meuniers, qui y était logés[653]; aussi étaient-ils tenus de se porter secours à toute heure du jour et de la nuit.[654] Ils recevaient un salaire en nature, fixé à un boisseau par setier de grain. Quand la Seine charriait, quand les eaux étaient trop basses ou trop hautes, ils pouvaient stipuler en outre de l’argent. Ils ne prenaient aux boulangers qu’un boisseau pour deux setiers, moitié moins qu’aux bourgeois, ce qui permettait aux premiers de gagner sur le prix de la mouture.[655] Plus tard, ils demandaient à leur choix un boisseau ou sa valeur, c’est-à-dire un sou.[656] Cependant l’ordonnance précitée du prévôt de Paris du mois d’octobre 1382[657], ne leur accorde qu’un boisseau par setier, sans parler de cette alternative ni d’une augmentation dans les circonstances défavorables.

Lorsque le Grand-Pont, construit au IXe siècle par Charles le Chauve[658], eut été renversé par l’inondation le 20 décembre 1296, les propriétaires des moulins ne tardèrent pas à le reconstruire, chacun d’eux rétablissant successivement la partie nécessaire à l’exploitation de son moulin. La première arche du pont vis-à-vis Saint-Leufroi servant à tous les propriétaires pour aller à leurs moulins, pour transporter leur blé et leur farine, devait être entretenue à frais communs. Ce nouveau pont, appelé Pont-aux-Meuniers, Pont-aux-Moulins, suivait, à peu de chose près, la direction du Grand-Pont, c’est-à-dire qu’au nord il conduisait directement au grand Châtelet par la rue Saint-Leufroi et qu’au sud il aboutissait à la tour de l’Horloge[659]. Voici l’ordre dans lequel, en 1323, se succédaient à partir de la rive droite les moulins du Pont-aux-Meuniers: le moulin de Guillaume le meunier, deux moulins appartenant au chapitre de Notre-Dame, le moulin de Saint-Ladre[660], celui de Saint-Germain-l’Auxerrois[661], celui du Temple, celui de Saint-Martin-des-Champs, celui de Saint-Magloire[662], celui de Saint-Merri[663] et celui de Sainte-Opportune[664]. Ici s’ouvrait la grande arche qui était entièrement libre pour la navigation. Les moulins qui se trouvaient au delà ne figurent pas dans le texte auquel nous empruntons cette énumération[665], mais ils ont leur place en tête de la liste dressée par M. Berty dans l’ordre inverse[666]; c’était un autre moulin appartenant au Temple[667], le moulin des Bons-Hommes du bois de Vincennes[668], le moulin de Chanteraine au chapitre de Notre-Dame. Toutefois, s’il existait encore en 1323 un moulin de ce nom, il n’occupait pas tout à fait la même place que celui qui avait été l’objet d’une expropriation nécessitée par l’agrandissement du Palais et pour laquelle, au mois de septembre 1313, Philippe le Bel se reconnaissait obligé à constituer au chapitre une rente de 40 liv. par.[669].

En dehors des moulins du Pont-aux-Meuniers, nous devons à un censier de Saint-Magloire, écrit au commencement du XIVe siècle, la connaissance des moulins situés dans la censive de cette abbaye. Or, cette censive comprenait toute la partie de la Seine qui s’étend depuis l’extrémité orientale de l’île Notre-Dame jusqu’au Pont-aux-Meuniers[670]. Presque tous les moulins établis entre ces limites payaient à l’abbaye le cens tréfoncier qui était la marque de la directe; ils se trouvent donc presque tous sur la liste qu’on va lire. Pour la dresser, le rédacteur du censier a commencé sur la rive droite, à la rue des Barres, et descendu le fleuve jusqu’à la Boucherie, c’est-à-dire jusqu’au Pont-aux-Meuniers, puis, passant à la rive septentrionale de la Cité, il est remonté jusqu’à l’église Saint-Landri. En suivant ce parcours on trouvait successivement: 1o les trois moulins des Templiers, appelés moulins des Barres, du nom de la rue vis-à-vis laquelle ils étaient situés[671] ou moulins de Grève, «moulins assis sous Saint-Gervais[672]». En 1296, ils furent l’objet d’une sentence arbitrale de Me Hugues Restoré. L’abbaye de Saint-Magloire voulait obliger les templiers à vider leurs mains de ces moulins qu’ils venaient d’acquérir. L’arbitre décida qu’ils seraient amortis aux acquéreurs et que ceux-ci céderaient à l’abbaye une rente de 15 liv. par. sur des maisons du Grand-Pont[673]. 2o Les moulins des juifs, dont le nombre nous est inconnu, et qui étaient établis en face de la rue de la Tannerie. 3o Au même endroit trois moulins, connus sous le nom de «Chambres maître Hugues», à cause de leur propriétaire, Hugues Restoré, avocat au Parlement, le même qui fit l’arbitrage dont nous venons de parler[674]. 4o Les trois moulins d’Eudes Popin[675]. 5o Le moulin de Jean des Champs et de Gautier le Mâtin[676]. 6o Le moulin de Mathieu Fortaillée, drapier. 7o Celui d’Henriot de Meulant. Au pont des Planches-de-Mibrai, étaient amarrés deux moulins vacants portant le nom d’Eudes Popin, le moulin de Pierre de Bobigni, celui des Bons-Hommes du bois de Vincennes[677], celui de Girard d’Epernon, celui de Raoul de Vernon et d’Hugues Charité, ceux de Simon du Buisson (de Dumo), de Jean des Champs, de Louis Chauçon, de Saint-Martin-des-Champs[678], un autre moulin à Louis Chauçon, celui de Notre-Dame-des-Champs, les deux moulins de Gautier à l’Epée (ad ensem), celui de Saint-Denis-de-la-Chartre[679]. Devant l’Ecorcherie[680] se succédaient les deux moulins de Nicolas Flamenc, celui d’Etienne Maci, ceux de Pierre de Cornouaille, d’Alix la Bouchère, de Robert de Mantes, celui qui appartenait en commun à Guillaume de Neuvi (de Vico Novo) et à Marie du Luet, celui de Marguerite du Clotet, enfin les deux moulins du Gort-l’Évêque[681]. Nous ignorons pourquoi le censier omet un moulin, établi sur le même rang que les moulins de l’évêque, et ayant pour propriétaire en 1324 (n. s.) un bourgeois de Paris, nommé Robert Miete[682]. Ce bourgeois avait fait dériver l’eau vers son moulin, et l’y retenait aux dépens de ceux du Pont-aux-Meuniers. A la suite du rapport des jurés de l’eau de Paris et de la constatation de deux plongeurs, le prévôt condamna Miete, à enlever le gord, l’écluse et la vanne qu’il avait établis[683]. Devant la Boucherie le censier énumère sept moulins: un à Adam Savouré, deux à l’hospice du Roule (pro Rotulo), le quatrième à l’abbesse d’Yerres, les trois derniers à Jean Bichart, à Guillaume de la Chartre (de Carcere), et à Eudes Popin. En remontant de la rue de la Péleterie jusqu’à Saint-Landri, on comptait dix moulins: celui d’Etienne Maci, celui de Richard Pié-et-Demi, celui de Jean Pain-Mollet, les deux moulins de Noël, meunier, en aval de l’église, celui de l’hôpital de la Trinité, celui de l’Hôtel-Dieu, et enfin trois moulins appartenant à Jean des Champs[684]. Au commencement du XIVe siècle, le nombre des moulins établis dans le grand bras de la Seine, depuis la pointe orientale de l’île Notre-Dame jusqu’au Pont-aux-Meuniers, s’élevait donc à cinquante-cinq environ, sans compter les moulins des juifs. On s’étonne de n’en pas trouver dans la partie de la rivière qui baigne l’île Notre-Dame. Nous ne prétendons pas, du reste, avoir présenté un relevé absolument complet des moulins à farine compris dans les limites de notre censier. Il nous suffit d’en avoir fait connaître cinquante-cinq, qui, ajoutés aux treize moulins du Pont-aux-Meuniers, forment un total de soixante-huit.

La Bièvre faisait marcher aussi des moulins. L’abbaye de Sainte-Geneviève en avait un sur cette rivière, auquel on donnait le nom de moulin des Copeaux[685]. L’abbé Eudes, concédant à l’abbaye de Saint-Victor, par une charte rédigée entre 1148 et 1150, une prise d’eau dans la Bièvre, stipule qu’elle ne portera aucun préjudice à ce moulin[686].

C’était aussi sur la Bièvre, en aval des Cordelières de Saint-Marcel, près de la fontaine de Gentilly, qu’était établi le moulin Croulebarbe. En juin 1228, le prieuré de Saint-Martin-des-Champs confirmait au chapitre de Notre-Dame la possession de ce moulin, à charge d’un chef cens de 26 den. obole[687]. En 1296, le chapitre le baillait à surcens, avec ses dépendances, pour 15 liv. par.[688]. En 1388, il y avait déjà plusieurs années, qu’à cause de son délabrement, il ne rapportait plus ce revenu annuel. Le 19 septembre, Guillaume de Lyons et sa femme, envers qui il était grevé d’une rente de 10 liv. par., furent condamnés par le prévôt de Paris à le réparer et à le garnir dans les quarante jours, pour assurer le payement du croît de cens et des arrérages dus au chapitre[689]. Les réparations furent faites, car l’année suivante le chapitre loua le moulin pour six ans, moyennant 12 liv. par.[690]. Mais le locataire, ruiné sans doute par les charges foncières, ne le garda pas jusqu’à la fin du bail. En 1393 (n. s.), le moulin était abandonné et sans propriétaire connu. Le chapitre, n’osant en accepter la propriété, de peur de s’exposer à une revendication, requit le prévôt de Paris de pourvoir à cette situation. Celui-ci mit le moulin et ses dépendances à louer; les frais des réparations devaient être pris sur le loyer, ou, en cas d’insuffisance, avancés par le chapitre[691].

Les rapports du boulanger avec le consommateur étaient plus variés qu’aujourd’hui. Tantôt le boulanger achetait le blé, l’envoyait au moulin, faisait le pain et le vendait; tantôt il recevait le blé du client et le faisait moudre; tantôt enfin le consommateur faisait moudre lui-même son blé, et fournissait la farine au boulanger. L’ordonnance du 30 janvier 1351 (n. s.) exigea que, dans ce dernier cas, la farine fût passée, blutée, pétrie et tournée chez le client[692]. La cuisson était la seule opération qui ne dut pas s’accomplir sur place. C’était le seul moyen de s’assurer que la farine n’était ni soustraite ni falsifiée; mais l’obligation de travailler hors de chez soi était si gênante pour le boulanger que cette disposition de l’ordonnance ne fut probablement pas appliquée.

Les grands seigneurs, les établissements religieux, se passaient généralement du boulanger. Le grain récolté sur leurs terres ou livré en redevance remplissait leurs greniers; ils avaient des moulins et des fours[693].

Cependant, au XIVe siècle, le duc de Berry faisait faire au dehors le pain nécessaire à la consommation de sa maison[694]. Le chapitre de Notre-Dame faisait prix avec un boulanger pour la fourniture du pain destiné aux distributions capitulaires. Le blé était acheté tantôt par le chapitre[695], tantôt par le boulanger[696]. Celui-ci pouvait céder à prix d’argent son marché, mais son successeur devait avoir l’agrément du chapitre[697]. Lorsque le pain était mal fait, le chapitre obtenait une réduction de prix ou même la résiliation du marché. Ainsi, en 1393, le boulanger, dont le pain avait provoqué des plaintes fréquentes, consentit à résilier son marché, et les chanoines en conclurent aussitôt un autre avec un boulanger qui demandait 12 s. par. par setier pour la fourniture d’un semestre et 14 sols pour celle d’un an[698].

L’évêque de Paris avait aussi son boulanger qui, comme les autres gens de métiers attachés à son service, était franc de toute imposition, notamment pour le transport du vin et du grain[699]. Aussitôt après avoir été choisi, ce boulanger était présenté au prévôt de Paris par le clerc du bailliage de l’évêque[700]. Il figure dans les comptes de Notre-Dame au XIVe siècle comme ayant touché 13 liv. 12 s. pour la fourniture du pain Chilly consommé pendant un an dans le palais épiscopal[701].

Ce n’était pas seulement les grands seigneurs, les maisons religieuses, qui avaient des fours; le four faisait partie de tout ménage bien monté[702]. Philippe le Bel n’aurait pas autorisé tous les habitants de Paris à cuire chez eux si les bourgeois, les bourgeois aisés du moins, n’avaient été en mesure de le faire; mais cette autorisation prouve, en même temps, que les fours domestiques ne pouvaient jusque-là servir à faire du pain, mais seulement de la pâtisserie[703]. Cette conclusion est confirmée par des textes qui établissent que, pendant le cours du XIIIe siècle, les habitants de Paris étaient obligés de faire cuire leur pain au four seigneurial.

Parmi les fours banaux de cette époque, il est permis de compter celui de la rue de la Juiverie, dont les revenus furent donnés pour les trois quarts par Barthélemi de Fourqueux au prieuré de Notre-Dame-des-Champs et qui, en 1179, était l’objet d’une transaction entre le prieuré et le fournier[704]. L’accord passé le 8 avril 1228-29 entre les abbayes de Saint-Maur et de Sainte-Geneviève au sujet du four de Vieille-Oreille ne porte pas sur les revenus, mais sur la censive et la mouvance; il n’y est donc pas question de la banalité, mais ce four est bien connu comme le four banal de Saint-Maur, et, pour être passé dans les mains d’un particulier, il n’avait pas perdu ce caractère. Seulement l’abbaye, au lieu de l’exploiter directement, recevait des propriétaires un revenu fixe[705]. Nous hésitons, au contraire, à considérer comme un four banal celui qui, construit aux Champeaux par Adélaïde la Gente, femme du médecin de la reine Adélaïde de Savoie, fut en 1223 donné au prieuré de Saint-Martin-des-Champs par Adam évêque de Thérouanne. En accordant à Adélaïde la Gente le privilége exclusif d’avoir un four aux Champeaux, Louis VII ne rendait pas ce four banal, il lui donnait seulement plus de valeur par le monopole qu’il assurait au fournier[706]. Lorsque les habitants du bourg de Saint-Germain-des-Prés se rachetèrent du servage en 1250, l’abbaye stipula qu’ils continueraient à cuire dans son four[707]. En 1269-70, le prieuré de Saint-Eloi avait encore un four banal, situé au coin oriental des rues Saint-Eloi et de la Vieille-Draperie et nommé le four de Sainte-Aure, première abbesse du couvent[708]. L’évêque de Paris, le chapitre de Saint-Marcel, exerçaient également le droit de banalité[709].

Les boulangers étaient soumis, aussi bien que les particuliers, à l’obligation de porter leur pain au four seigneurial. Ceux du domaine royal s’en affranchirent en établissant des fours chez eux. Cette usurpation paraît avoir été tolérée pendant un certain temps; mais, un jour, les prévôts fermiers, qui perdaient par là une source importante de revenus, voulurent faire démolir les fours. Les boulangers eurent recours à Philippe-Auguste. Le roi, considérant que chacun d’eux lui rapportait 9 sous et 3 oboles par an, leur permit d’avoir des fours, d’y cuire pour eux, pour le public, pour ceux de leurs confrères qui n’en avaient pas. Dès lors la liberté de fait dont ils avaient joui quelque temps fut légalisée, et ils purent exercer leur métier dans toute son étendue. On s’étonne qu’un titre aussi important pour eux que la charte de Philippe-Auguste ait été perdu de bonne heure et que, pour en établir le dispositif, il ait fallu, dès Philippe le Hardi, recourir à une enquête[710]. Bien entendu, Philippe-Auguste n’affranchit de la banalité que les boulangers du domaine royal.

L’obligation de se servir du four seigneurial dura-t-elle au delà du XIIIe siècle? L’autorisation accordée en 1305 par Philippe le Bel à tous les habitants de Paris de faire du pain chez eux et d’en vendre à leurs voisins l’abrogeait tacitement[711]. Mais cette liberté ne dura pas plus longtemps que la disette à laquelle elle avait pour but de remédier; elle était en effet incompatible avec l’exécution des règlements sur la boulangerie. On retrouve d’ailleurs au XIVe siècle des traces de la banalité des fours. Ainsi les boulangers, établis sur la terre de l’évêque, ne pouvaient cuire qu’au four Gauquelin et au four de la Couture[712], le premier situé rue de l’Arbre-Sec, le second rue du Four[713]. En cuisant ailleurs ils s’exposaient à la confiscation du pain et à une amende de 60 sols. C’est ce que reconnaissent le 3 août 1360 le concierge de l’hôtel d’Artois et un boulanger qui avait loué le four de l’hôtel et y avait cuit pour le public, bien qu’on ne pût y cuire que pour les gens de l’intérieur. L’évêque remit au boulanger et au concierge la peine qu’ils avaient encourue. La situation intéressante de ce boulanger, chassé de la Celle-Saint-Cloud par la guerre, la considération de la reine, propriétaire de l’hôtel d’Artois, enfin, l’éloignement des fours Gauquelin et de la Couture[714], déterminèrent même le prélat à permettre que le four de l’hôtel chauffât pour le public[715]. Les fours Gauquelin et de la Couture ressortissaient exclusivement à la juridiction du bailli de l’évêque[716]. Le 13 janvier 1384 (n. s.), Pierre Burnoust, huissier du parlement, commis à la garde des droits de l’évêché, se transporta au Palais Royal et là fit reconnaître par le lieutenant du grand panetier et les gardes-jurés de la boulangerie que c’était indûment qu’ils avaient saisi du pain dans le four Gauquelin; le pain ayant été donné à l’Hôtel-Dieu, le procureur de l’évêque leur fit faire le simulacre d’une restitution[717]. Le chapitre de Saint-Marcel conserva un four banal jusqu’en 1406. A cette époque, les habitants de Saint-Marcel se rachetèrent de la banalité moyennant deux redevances annuelles, l’une de 75 sous pour l’ensemble de la population, l’autre de 2 s. 6 den. pour chaque four domestique. Ces deux redevances étaient connues sous le nom de «droit de petit four[718].» Avant le chapitre de Saint-Marcel, d’autres seigneurs justiciers avaient sans doute accepté la transformation de cette servitude gênante en une redevance pécuniaire. Le droit de «gueule de four» que l’abbaye de Saint-Magloire percevait au XVIe siècle pour l’établissement d’un nouveau four sur sa terre avait évidemment la même origine que le droit de petit four[719]. Les établissements religieux, qui voulaient attirer la population dans leur domaine, accordaient aux nouveaux habitants la liberté de cuire où ils voudraient. Au mois d’avril 1269-70, le prieuré de Saint-Éloi, désirant faire bâtir des maisons et ouvrir une rue sur sa couture derrière Saint-Paul, exempte de la banalité les futurs habitants de ces maisons[720]. A mesure que ces coutures, ces terrains cultivés se couvraient de maisons et que la population augmentait, la banalité, devenant impraticable, tombait en désuétude. Pour pourvoir à des besoins toujours croissants, il aurait fallu établir au fur et à mesure de nouveaux fours, et c’est ce que les seigneurs justiciers ne firent pas, bien qu’ils en eussent le droit[721]. En même temps qu’ils devenaient libres de cuire leur pain chez eux, beaucoup de bourgeois trouvaient plus commode et prenaient l’habitude de s’adresser aux boulangers. Ainsi faisait, à la fin du XIVe siècle, l’auteur du Ménagier de Paris[722].

Au moyen âge, la farine n’était pas, comme aujourd’hui, blutée au moulin, c’était le boulanger qui la séparait du son[723]. Avec ce son, il engraissait des porcs soit pour sa consommation, soit pour vendre. Il était même exempt de tonlieu pour l’achat et la vente de ces animaux lorsqu’il ne les revendait qu’après les avoir nourris au moins une fois[724]. Cependant, on faisait aussi du pain avec le son, comme avec le seigle, l’orge, l’avoine et même la paille (acus)[725].

D’après Delamare, on ne mettait alors dans la pâte ni sel, ni levûre de bière[726]. A l’appui de ce que dit l’auteur du Traité de la police, on peut invoquer le témoignage de Bruyere Champier sur ce qui se passait de son temps. A l’époque où paraissait son livre De re cibaria, c’est-à-dire en 1560, le sel était encore trop cher pour être employé communément dans la boulangerie. Les populations maritimes étaient les seules qui mangeassent habituellement du pain salé. Partout ailleurs on ne salait que le pain de luxe[727]. Le silence de Bruyere Champier sur la levûre semble prouver que les boulangers ne se servaient que de levain; on n’ignorait pas toutefois au moyen âge les propriétés de la levûre, car l’auteur du Ménagier de Paris la recommande pour donner un goût piquant à certaine tisane dont il indique la recette[728].

Il y avait des différences dans la façon de faire le pain à Paris et dans les faubourgs. Les boulangers parisiens trempaient plus et cuisaient moins la pâte que ceux des faubourgs[729]. Un arrêt, rendu en 1361 par des commissaires réformateurs royaux, permit aux boulangers des bourgs Saint-Marcel, Sainte-Geneviève, Saint-Germain-des-Prés et autres de conserver leurs procédés particuliers[730].

La division du travail était poussée assez loin dans la boulangerie: au-dessous des gindres (joindres, juniores) ou premiers garçons[731], on distinguait des garçons vanneurs, bluteurs et pétrisseurs[732].

Aucun texte n’oblige les boulangers à mettre une empreinte sur leur pain, comme marque de fabrique[733].

La falsification du pain par des matières nuisibles était punie du pilori et du bannissement. Pendant la disette de 1316, seize boulangers, convaincus d’avoir mêlé au pain des ordures, furent bannis du royaume, après avoir été exposés au pilori leur pain à la main[734].

Les plus anciens statuts des boulangers, ceux dont la rédaction remonte à Ét. Boileau, distinguent trois espèces de pains: le pain d’une demie ou d’une obole[735], le pain d’un denier (la denrée) et le pain de deux deniers ou doublel, c’est-à-dire d’un double denier. Ces différences de prix ne répondent pas à des différences de qualité, mais de grandeur. Le pain le plus grand était de 2 den., le plus petit d’une obole. Cependant les boulangers pouvaient faire des gâteaux plus grands et des échaudés plus petits. Ces diverses sortes de pains ne dépassaient jamais la valeur d’après laquelle on les distinguait, mais se vendaient parfois au-dessous. Seulement, pour éviter un rabais qui n’aurait été possible qu’aux dépens de la grandeur et de la qualité, les statuts interdisent de vendre les trois doubleaux ou les six denrées moins de 5 den. ob., les douze denrées moins de 11 den., les treize denrées moins d’un sou. Le pain vendu pour un prix inférieur était confisqué comme pain meschevé. Les échaudés se vendaient meilleur marché, parce qu’ils pouvaient être plus petits que les pains d’une obole; on en faisait à 12 den. les quatorze denrées. Au marché du samedi, les boulangers étaient libres de vendre à tout prix au-dessous de 2 den.; le pain vendu plus cher s’appelait pain poté et était confisqué[736]. Si étonnant que le fait paraisse, il faut bien conclure de ce qui précède qu’à la fin du XIIIe siècle, le pain n’était pas encore vendu au poids. En effet, si le prix avait été dans un rapport précis avec le poids, la fraude aurait été bien facile à constater, tandis que, pour le rédacteur du statut, elle paraît résulter seulement de cette présomption qu’au delà d’une certaine limite, une réduction de prix implique nécessairement que le pain est moins grand et de moins bonne qualité. D’un autre côté, ce statut ne fait pas connaître la grandeur, pas plus que le poids, des trois espèces de pains dont il s’occupe. Il faut donc admettre que la vente du pain—comme cela a lieu aujourd’hui pour le pain de fantaisie—laissait place à un certain arbitraire et que les prix ne reposaient pas sur une base rigoureusement établie.

La distinction entre le pain d’un denier ou petit pain et le pain doublel persista au XIVe siècle; mais, dès lors, les textes ne gardent plus le même silence sur la qualité et le poids du pain. L’autorité détermine le poids des diverses espèces de pains, non d’une manière permanente, invariable, mais d’après le cours du blé. En établissant un rapport entre le prix du blé et le poids du pain, elle arrivait au même résultat qu’en taxant directement le pain, et elle évitait l’alternative de changer des dénominations consacrées ou de créer un désaccord entre la valeur réelle et la valeur nominale. C’est avec Louis X qu’elle entra dans cette voie. La récolte de 1315 avait été mauvaise[737], et la spéculation avait probablement augmenté encore la disette. Cette influence de la spéculation fut, sans doute, ce qui inspira à Louis X ou à son conseil l’idée d’établir un rapport entre la valeur du blé et celle du pain[738]. Pour cela, la première chose à faire était de déterminer ce qu’une certaine quantité de blé pouvait donner de pain. Le vendredi avant la Pentecôte 1316, des boulangers déterminèrent par une expérience le rendement d’un setier de blé, mais la mort du roi empêcha de tirer parti de ce résultat. Toutefois il ne fut pas perdu: le roi Jean s’en servit pour fixer le poids de la pâte et du pain d’après le prix du setier, variant depuis 40 sous—chiffre du maximum, on l’a vu, en temps de disette—jusqu’à 24 sous. Les articles de cette taxe nous montrent l’ancienne distinction en pains d’un denier et de deux deniers subordonnée à des différences de qualité; chaque espèce, pain «Chilly», pain «coquillé» pain «bis,» comprend des pains d’un et de deux deniers[739]. Le pain de «Chilly» était le pain blanc; il était fait à l’imitation de celui qu’on avait commencé à faire à Chilly, village des environs de Paris[740]. Le pain coquillé, est, comme on sait, celui dont la croûte forme des espèces de boursouflures; désigné plus tard par le nom de pain bourgeois, il répond à notre pain de ménage. Le pain bis s’appela plus tard pain «faitis» ou «de brode»[741].

Le défaut de surveillance de la part du grand panetier permit aux boulangers de s’affranchir des règlements sur le poids, la qualité et le prix. Les plaintes du public amenèrent l’autorité à s’occuper de nouveau de ces questions. Des commissaires royaux, nommés le 21 avril 1372[742], firent une nouvelle expérience sur le rendement du setier. On constata que le setier donnait un peu plus de vingt-neuf douzaines de pains dont quatre douzaines de pains Chilly d’un den., onze douzaines onze pains de Chilly de 2 den., deux douzaines de pains bourgeois d’un den. et cinq douzaines cinq pains de bourgeois de 2 den., six douzaines et dix pains de pain faitis ou de brode. On compara le poids des pains faits pour la circonstance avec celui de pains achetés chez les boulangers, et ceux-ci furent trouvés plus légers que les premiers. Pour le pain Chilly, la différence était de deux onces et demie, pour le pain bourgeois d’une once et demie; le pain de cette qualité qui se vendait 2 den., ne pesait pas plus que le pain faitis qu’on venait de faire pour se rendre compte. A la suite de cette expérience, les commissaires fixèrent le poids du pain d’après le prix du setier de blé de première qualité. Lorsque le prix du setier haussait ou baissait de 3 sous, le pain blanc variait d’une demi-once et le pain bourgeois d’une once; quant au pain faitis, il y en avait d’un den. et de 2 den., le premier variait d’une once et le second de deux onces. Le règlement des commissaires fut validé par le roi au mois de juillet 1372. Tandis que la taxe du roi Jean ne semble pas prévoir que le setier puisse tomber au dessous de 24 sols, celle de 1372 part du cours de 12 s. pour déterminer le rapport entre la valeur du blé et celle du pain, et le cours de l’année était de 16 sous. Cet écart considérable doit sans doute être attribué à l’altération de la valeur monétaire sous le roi Jean et à sa fixité sous son successeur[743]. Les boulangers, prétendant que la taxe les ruinerait et les obligerait à quitter Paris, obtinrent la création d’une nouvelle commission pour faire un autre règlement. Les commissaires, qui appartenaient au Grand-Conseil, ayant appelé à leurs délibérations le prévôt de Paris, plusieurs boulangers et les représentants du grand panetier, renouvelèrent l’expérience de la conversion d’une certaine quantité de blé en pain, et, d’après cette épreuve, fixèrent le poids du pain suivant une échelle des cours qui allait de 8 sous à 24 sous. Si le blé dépassait 24 sous, on constaterait son rendement par un nouvel essai. Pour le Chilly et le bourgeois, la taxe ne porte que sur le pain de 2 den., pour le faitis sur le pain d’un den. Cependant, lorsque la valeur du blé n’était pas supérieure à 16 sous, les boulangers étaient obligés de faire au moins une douzaine de pains Chilly et une douzaine de pains bourgeois d’un den. par setier. Il résulte de cette taxe, homologuée par le roi le 9 octobre 1372[744], confirmée au mois d’octobre 1396[745], qu’à chaque qualité de pain commençait à correspondre un prix unique, le pain bis étant toujours d’un den. pièce, les qualités supérieures ne se vendant généralement pas moins de deux den.

Parmi les boulangers forains, il faut distinguer ceux de la banlieue et ceux qui étaient établis au delà[746]. C’est seulement à ces derniers, et non à tous les forains que Philippe-Auguste défendit d’apporter du pain à Paris un autre jour que le samedi. Au temps de Saint-Louis, des boulangers de Corbeil et d’autres localités non comprises dans la banlieue louèrent des greniers à la Grève et ailleurs pour vendre les autres jours de la semaine. Sur la plainte des boulangers parisiens, le roi confirma l’ordonnance de son aïeul, ne permettant d’y déroger qu’en temps de disette[747]. Les boulangers établis plus loin que la banlieue, n’avaient pas, comme les autres boulangers forains, le droit de vendre leur pain de rebut le dimanche à la halle au fer ou au parvis Notre-Dame[748]. Quant aux forains de la banlieue, ils pouvaient vendre leur pain plusieurs jours par semaine[749]. Une enquête faite en 1281 constate qu’ils n’étaient pas soumis à la taxe. Les fourniers en étaient également affranchis pour les tourteaux faits avec la pâte qu’ils prélevaient sur chaque fournée[750]. Cependant les boulangers parisiens réussirent, au moins pour un temps, à faire régler le prix et le poids du pain des forains. Ce prix fut fixé à 4 et à 2 den.[751]. En 1373, les boulangers des environs, notamment ceux de Montmorency, se plaignirent au roi des gens du prévôt qui, contrairement à un usage immémorial, prétendaient les obliger à vendre au poids. Le roi manda au prévôt d’examiner leur réclamation avec le prévôt des marchands, plusieurs membres du parlement, des requêtes de l’Hôtel et de la chambre des comptes et de statuer[752]. La décision du prévôt ne nous a pas été conservée; il est probable qu’elle fut contraire aux forains et que c’est en appel qu’ils obtinrent, la même année 1373, un arrêt du parlement leur confirmant la liberté de vendre du pain de tout prix, de tout poids et de toute qualité[753]. A ce privilége, ils joignaient celui d’être exempts de la surveillance du prévôt et du grand panetier et de ne répondre qu’au Parlement de leurs contraventions professionnelles. L’arrêt que nous venons de mentionner le déclara et commit en même temps des huissiers de la cour pour exercer cette surveillance avec le concours de gens du métier[754]. Quelques années plus tard, le prévôt de Paris et le grand panetier, s’autorisant de certaines lettres royaux, voulurent usurper le droit d’inspecter le pain des forains; mais un arrêt du 1er décembre 1380 statua que cette inspection aurait lieu dans la forme prescrite par le précédent[755]. Le même motif qui avait fait accorder aux forains ces priviléges leur avait fait défendre de vendre à des regrattiers et par d’autres que par eux-mêmes, leurs femmes ou leurs garçons[756]. Le regrat aurait augmenté le prix du pain et le public obtenait plus facilement un rabais des boulangers eux-mêmes, pressés de retourner chez eux, que d’intermédiaires qui pouvaient attendre. Dans cette question de la concurrence des boulangers parisiens et des forains, l’autorité publique, soucieuse à la fois de l’intérêt des premiers et de l’approvisionnement de la ville, finit, ce semble, par sacrifier le monopole à l’intérêt public.

CHAPITRE II
BOUCHERIE

Nombre des bestiaux consommés chaque semaine.—Achat du bétail.—Commerce de la boucherie.—Prix de la viande de boucherie.—Bouchers et poulaillers fournisseurs de l’hôtel du roi.

L’auteur du Ménagier de Paris, qui écrivait vers 1393, a voulu nous faire connaître le nombre des boucheries de la ville, celui de leurs bouchers et la quantité de bestiaux livrés hebdomadairement par chacune à la consommation[757]. Dans cette statistique, plusieurs choses étonnent et éveillent la méfiance. Que les trente et un étaux de la Grande-Boucherie ne fussent exploités que par dix-neuf bouchers, cela ne surprendra pas ceux qui se rappelleront que ces étaux ne sortaient pas de certaines familles. Parmi les maîtres bouchers, il y en avait qui ne laissaient pas de postérité masculine et dont l’étal passait par conséquent à un confrère. Pour cette raison ou pour une autre, Guillaume de Saint-Yon, le plus riche boucher de la Grande-Boucherie au XIVe siècle, était devenu propriétaire de trois étaux[758]. Si l’auteur du Ménagier se contredit sur le nombre de bestiaux nécessaires à l’approvisionnement de la maison du duc de Berry[759], c’est peut-être qu’il a négligé de corriger sa première estimation pour y substituer le résultat de ses nouvelles informations. Mais cette statistique présente d’autres difficultés qu’il est moins facile d’expliquer. Dans son énumération des boucheries, l’auteur oublie celle de Saint-Éloi établie en 1358. A l’en croire, la boucherie de Saint-Germain-des-Prés, avec ses treize bouchers[760], n’aurait débité que vingt-six bestiaux de plus que celle du Temple, qui ne comptait que deux bouchers. Enfin, le total des bestiaux de diverses espèces est faux, à l’exception de celui des veaux. Il est cependant impossible de considérer les chiffres de l’auteur comme purement imaginaires. On voit, au contraire, qu’il se renseignait aux meilleures sources et contrôlait les renseignements qui lui étaient fournis[761]. D’ailleurs, ses chiffres n’ont rien d’invraisemblable et s’accordent assez avec l’idée qu’on peut se faire de la population de Paris à la fin du XIVe siècle. Voici, d’après lui, le nombre des bestiaux consommés dans cette ville, y compris ceux qui servaient à l’alimentation de la maison du roi, de la reine, des ducs d’Orléans, de Berry, de Bourgogne et de Bourbon.

Moutons : 3,626 par semaine, soit 188,552 par an.
Bœufs : 583 »»» 30,316 »
Veaux : 377 »»» 19,604 »
Porcs : 592 »»» 30,784 »

Ces évaluations nous paraissent bien en rapport avec une population qu’on peut fixer approximativement à 300,000 âmes. Nous savons en effet qu’en 1328, Paris comptait 61,098 feux qui, en adoptant une moyenne de 4,50 par feu, représentent 274,941 habitants[762]. On peut croire, sans être taxé d’exagération, que soixante-cinq ans plus tard, à la suite du règne prospère et réparateur de Charles V, la population s’était accrue de 25,000 âmes. Ce rapport entre la population et la consommation de la viande de boucherie ne diffère pas sensiblement de celui qui existait dans les années immédiatement antérieures à la Révolution. A cette époque, Paris, qui comptait une fois plus d’habitants qu’en 1393 soit 600,000[763], consommait 350,000 moutons, 78,000 bœufs et vaches et 120,000 veaux[764], c’est-à-dire que la consommation du mouton n’avait pas tout à fait doublé, que celle du bœuf avait plus que doublé et que celle du veau avait quintuplé.

Au XIVe siècle, Paris avait deux marchés aux bestiaux. L’un est mentionné dans la grande ordonnance du 30 janvier 1351 (n. s.) sous le nom de Place aux pourceaux. Situé vers la jonction des rues de la Ferronnerie et des Déchargeurs, il ne fut transporté qu’en 1528 à l’entrée de la rue Sainte Anne[765]. Il n’était pas, comme on pourrait le croire, exclusivement réservé aux pourceaux, car il résulte des termes de l’ordonnance précitée qu’en 1351 le bétail ne se vendait pas ailleurs[766]. C’est donc plus tard seulement que s’ouvrit dans le voisinage de la Grande-Boucherie, le marché ou la place aux veaux[767]. Quant au marché aux moutons, près de la Tour-de-Bois, bien que Delamare affirme qu’il exista «de tout temps[768],» nous préférons, en l’absence de textes, nous en rapporter à M. Berty qui ne paraît pas en avoir trouvé trace avant 1490[769].

Le bétail amené à Paris était vendu par les soins de vendeurs attitrés, à l’intervention desquels les parties ne pouvaient échapper. On n’exigeait d’eux aucune garantie de capacité ni de solvabilité. Aussi il y en avait dans le nombre qui s’acquittaient mal de leur emploi, d’autres qui se sauvaient avec le prix des bestiaux. Au mois de novembre 1392, Charles VI, qui venait de nommer courtiers douze personnes de sa maison, ordonna que ce nombre ne serait pas dépassé[770]. Le 31 janvier 1393 (n. s.), il confirma la réduction de ces charges en faveur des titulaires actuels, se réserva la nomination de leurs successeurs, rendit le ministère de ces courtiers facultatif, leur accorda la saisie et la contrainte par corps contre les acheteurs, qui furent privés du bénéfice de cession de biens, exigea des candidats une aptitude reconnue, un serment et une caution de 400 liv. par.[771].

Ce n’était pas seulement à Paris que les bouchers se procuraient le bétail. Ils allaient l’acheter ou le faisaient acheter au loin par leurs facteurs soit au pâturage, soit dans les foires et les marchés[772]. Eux-mêmes étaient éleveurs[773]. A la vérité, il leur était défendu d’acheter du bétail près de Paris et avant son arrivée au marché. Ainsi, Jean Marceau, garçon boucher, ayant acheté des moutons à Notre-Dame-des-Champs pour son oncle, Thomassin de Saint-Yon, n’évita l’amende qu’en déclarant qu’il était clerc non marié, sur quoi le prévôt lui interdit l’exercice du métier de boucher[774]. Le boucher, qui allait acquérir aux portes de Paris des bestiaux destinés à l’approvisionnement de la ville, faisait tort à ses confrères; il n’en était pas de même de celui qui allait en chercher au delà d’une certaine distance. Revenus des marchés et des foires, les bouchers se réunissaient parfois pour se partager le plus également possible les animaux qu’ils rapportaient[775].

On sait qu’ils vendaient la chair de porc. Il en était encore ainsi à la fin du XVe siècle. Les charcutiers qui ne formèrent une corporation qu’à partir de 1476 (n. s.), vendaient presque exclusivement de la chair cuite, et c’était les bouchers qui leur fournissaient la chair à saucisses[776]. Dans les villes où l’on mangeait la chair du bouc et de la chèvre, elle était généralement considérée comme viande de boucherie[777]. C’était surtout lorsqu’ils étaient à la mamelle que ces animaux servaient à l’alimentation. A Paris, le chevreau ne faisait pas partie du commerce du boucher, mais du poulailler[778].

On ne pouvait mettre en vente la chair des animaux morts de maladie et en général de ceux qui n’avaient pas été abattus, des bêtes trop jeunes, atteintes du fi et du loup ou venant de pays où sévissait une épizootie. La même prohibition s’appliquait à la viande gardée trop longtemps sur l’étal, à moins qu’elle ne fût salée et conservée dans des baquets. Les porcs nourris chez les barbiers, les huiliers, dans les maladreries, étaient considérés comme malsains. Les vaches en chaleur, nouvellement saillies ou ayant récemment vêlé, ne pouvaient être tuées et débitées avant trois semaines[779]. Il était défendu de souffler la viande[780]. Les bouchers de la Grande-Boucherie avaient presque tout le jour sur leurs étaux des chandelles allumées dont l’éclat donnait une apparence de fraîcheur à la viande avancée et corrompue. Sur la plainte qu’on lui adressa, le prévôt leur défendit de les allumer après sept heures du matin en été et huit heures en hiver[781]. Les viandes de mauvaise qualité étaient brûlées et on confisquait parfois en même temps la bonne viande trouvée chez le coupable, qui payait une amende et était privé du métier[782].

Grâce à l’auteur du Ménagier de Paris, nous connaissons l’état dans lequel le bœuf arrivait à l’étal et le dépeçage qu’il y subissait. Après l’avoir tué, on le coupait en six pièces, à savoir les deux épaules, les deux cuisses, la partie antérieure, la partie postérieure du corps. Lorsque l’animal était d’une taille au-dessus de la moyenne, ces deux derniers quartiers étaient séparés longitudinalement en deux. A l’étal, on subdivisait ces six ou huit quartiers de la façon suivante: on commençait par lever la poitrine, puis on coupait le soupis, c’est-à-dire la chair au-dessous du pis ou de la poitrine, le flanchet ou la partie entre la poitrine et la tranche grasse, la surlonge—dans laquelle il faut voir soit ce qu’on entend encore par là, le morceau entre les plats de joues et le collier, soit plutôt, comme le croit M. Pichon, une partie de la culotte,—la longe, le nomblet ou filet, morceau voisin du rognon et auquel avait droit le garçon qui tenait les pieds du bœuf pendant qu’on l’écorchait. Le filet était donc, on le voit, bien différent de ce qu’on appelle ainsi aujourd’hui[783]. Le noyau, que nous nommons maintenant le talon de collier, était le morceau le plus estimé[784]. La poitrine se partageait en deux; chaque moitié coûtait 3 s. et fournissait quatre morceaux, dont le meilleur était le grumel, c’est-à-dire la partie au-dessous du collet. La longe se vendait de 6 s. à 6 s. 8 den., et se débitait en six morceaux. La surlonge valait 3 s., le gîte 8 s. On vendait le gîte en huit morceaux, et on en faisait un bouillon qui ne le cédait qu’au bouillon de plats de joues[785]. Chez les grands, les plats de joues n’en étaient pas moins laissés à l’office avec les mâchoires et le collier[786]. Le nombre des morceaux que l’on coupait dans chaque partie de l’animal se multipliait naturellement en raison de sa taille[787]. On mangeait aussi la langue, soit salée et fumée[788], soit fraîche, lardée, rôtie, accommodée avec une sauce épicée nommée cameline[789].

L’auteur ne s’occupe guère des autres animaux de boucherie que pour donner la recette des différentes façons de les accommoder. Nous laisserons de côté des détails qui ne concernent que l’économie domestique et qui sont étrangers au commerce de la boucherie. Ajoutons seulement que le quartier de mouton se vendait 3 s., le quartier de veau 8 s., que la poitrine de mouton s’appelait le brichet, que chez cet animal le flanchet, au lieu de désigner, comme dans le bœuf, le bas-ventre, faisait partie du quartier de devant[790].

Lorsque le consommateur ne payait pas comptant, il marquait ses achats sur une taille[791]. L’usage de la taille pour constater les fournitures n’était pas du reste particulier à la boucherie, il s’appliquait à tous les marchés[792].

Nulle part, il n’est question du poids de la viande, ce qui nous fait croire qu’elle n’était pas vendue au poids mais au morceau ou, comme on dit, à la main. Elle n’était donc pas taxée. En ce qui touche le prix, nous ne connaissons d’autre texte qu’un article de l’ordonnance du 30 janvier 1351 (n. s.) qui défend aux bouchers de gagner plus du dixième sur un animal, en déduisant du prix de revient les profits en nature[793]. Il était bien difficile de rendre cette défense efficace; comment prouver à un boucher que la vente au détail d’un bœuf ou d’un mouton a produit un total supérieur de plus du dixième au prix de revient?

Parmi les profits en nature que les bouchers tiraient des bestiaux, il faut compter le suif qui, fondu et clarifié une première fois par leurs soins, passait ensuite dans les mains des chandeliers. Pas plus que les chandeliers, ils ne pouvaient y mêler du saing ni de l’oing, c’est-à-dire de la graisse de porc[794].

L’hôtel du roi était approvisionné de viande de boucherie et de volaille par le boucher et le poulailler qui s’étaient rendus adjudicataires de ces deux fournitures[795]. Comme fournisseur de la cour, le boucher du roi avait le droit de prises, et, sous ce prétexte, il commettait une foule d’abus. Il saisissait les bestiaux même avant leur arrivée au marché, les gardait, sans les faire estimer, pendant deux ou trois jours, après quoi il les laissait aux marchands ou, s’il les achetait, c’était au dessous du prix courant; encore les marchands ne parvenaient-ils pas à se faire payer. En outre, il livrait pour la consommation du roi et de sa maison de la mauvaise viande et gardait celle qui était de meilleure qualité. Le 16 mars 1369 (n. s.), Charles V renouvela les ordonnances qui défendaient au boucher pourvoyeur de l’hôtel de vendre au détail, d’aller au devant des bestiaux, de les acheter au-dessous du cours et lui enjoignaient de payer intégralement et sans délai[796]. Du reste, le mandement royal ne lui enleva pas le droit de prises, il en corrigea seulement les abus[797].

CHAPITRE III
BATIMENT

Maîtres des œuvres.—Maçons et charpentiers jurés.—Système dans lequel s’exécutaient les travaux.—Matériaux et engins de construction.—Corps d’état du bâtiment.

Le plan que nous suivrons pour exposer les conditions du travail dans le bâtiment est tiré de la nature même des choses. Nous traiterons d’abord de l’architecte qui fournit la conception, puis des entrepreneurs des divers corps d’état qui l’exécutent.

Le terme d’architecte n’apparaît, on le sait, qu’au XVe siècle. A l’époque qui nous occupe, on ne connaît que le maître de l’œuvre. Véritable architecte, celui-ci trace les plans, fait les devis, achète les matériaux, passe les marchés avec les entrepreneurs, surveille les travaux, toise et reçoit l’ouvrage, paye les ouvriers ou leur délivre des mandats de payement. Etait-il aussi appareilleur? M. Viollet-le-Duc n’en doute pas[798] et l’art de l’appareilleur est en effet assez délicat, assez important pour avoir été réservé au maître de l’œuvre. A première vue, le texte suivant semble confirmer une opinion d’ailleurs plausible: «A Me Jehan le Noir... pour le salaire et despens de lui et son cheval par XL jours qu’il a vacqué durans les ouvrages de maçonnerie d’icelle chapelle, tant à visiter et solliciter les ouvriers et leur faire les trez de la devise desd. ouvrages[799]...» Mais, après réflexion, nous pensons qu’il s’agit ici de plans et d’épures et non de traits d’appareil. Au reste, voici un autre texte qui nous paraît trancher la question: «Me Dreufavier, tailleur de pierre, pour avoir taillé et faict l’appareil aux maçons d’un portail de pierre[800]...» Les maîtres maçons-tailleurs de pierre (on verra plus tard pourquoi nous ne distinguons pas ces deux métiers) étaient donc parfaitement en état de faire le tracé de la coupe des pierres, et le maître de l’œuvre devait le plus souvent s’en rapporter à eux sur ce point. Il n’en reste pas moins vrai qu’il dirigeait entièrement les travaux et que la construction devait s’en ressentir, tant pour le choix des matériaux que pour le soin de l’exécution.

La maçonnerie étant l’industrie la plus importante du bâtiment, le maître de l’œuvre appartenait toujours à ce corps d’état. Il s’adjoignait pour la charpenterie un maître charpentier qui dessinait les plans des ouvrages de charpente, adjugeait les travaux, les recevait et les estimait, mais tout cela avec le concours et sous l’autorité du maître de l’œuvre. La direction de celui-ci s’étendait à tout. C’est ainsi que les comptes des travaux du collége de Beauvais nous le montrent faisant prix avec un tailleur de pierre et un tombier pour tailler et polir la pierre tombale du fondateur, Jean de Dormans, pour y faire graver son épitaphe et sculpter son écu[801]. On le voit encore donner à un orfévre le dessin d’une couronne de cuivre pour une statue de la Vierge destinée à la chapelle du collége[802].

Le maître de l’œuvre, partageant souvent son temps entre plusieurs constructions, qui nécessitaient des voyages, se déchargeait sur des remplaçants d’une partie du contrôle. Par exemple, Raymond du Temple charge un pauvre tailleur de pierres de vérifier et de recevoir les carreaux que des voitures ne cessaient d’apporter de Gentilly pour ces mêmes travaux du collége de Beauvais[803]. Une autre fois, le temps lui manquant, ainsi qu’au charpentier en chef, pour examiner et estimer des travaux de charpente, du consentement de l’entrepreneur, on les fait vérifier et régler par des charpentiers jurés du roi et de l’évêque de Paris[804]. En prévision de ces empêchements, le maître de l’œuvre désignait un remplaçant qu’il payait tant par jour[805]; mais bien entendu, il ne se faisait jamais suppléer que dans la surveillance des travaux et non dans la direction artistique.

Le roi, les grands personnages, les établissements religieux avaient leurs maîtres des œuvres attitrés, l’un pour la maçonnerie, l’autre pour la charpenterie. Ce partage d’attributions est bien antérieur à l’époque que M. Lance lui assigne[806], c’est-à-dire au commencement du XVe siècle. En effet, le maçon et le charpentier jurés du roi, qui figurent dans le Livre des métiers, ceux qui faisaient partie de la maison de Philippe le Bel en 1286, ne sont autres que les maîtres des œuvres de maçonnerie et de charpenterie. Cette identité résulte des attributions importantes que le Livre des métiers reconnaît au maître maçon et au maître charpentier du roi, et des titres de maçon et de maître des œuvres de maçonnerie que nos documents donnent indifféremment à Raymond du Temple. Dès le XIIIe siècle, les travaux de charpente et de maçonnerie intéressant le souverain étaient donc placés sous la direction de deux personnes différentes.

Ces directeurs des bâtiments royaux étaient nommés par le roi qui les attachait à sa personne en leur donnant une charge de cour, ils prêtaient serment à la chambre des comptes, et résignaient leurs fonctions entre les mains du chancelier[807]. Au temps de saint Louis, le traitement du maître charpentier se composait de 18 den. par jour et de 100 s. payables à la Toussaint et représentant le costume qu’il recevait jadis aux grandes fêtes, comme les autres officiers de la cour. Sous Philippe le Bel, présent au palais ou absent, il touchait, ainsi que le maître maçon, 4 s. par jour et la même gratification de 100 s. De plus, on mettait à la disposition de chacun deux chevaux, qui étaient ferrés à la forge du palais, et ils avaient bouche à cour[808]. En dehors de ces appointements fixes, ils recevaient des honoraires lorsqu’ils dirigeaient des travaux. Nous n’en avons pas, il est vrai, la preuve directe; mais, quand on voit le duc de Berry fixer à 20 s. par jour les honoraires de son maître des œuvres, Guy de Dammartin, pour les travaux qu’il dirigeait au château de Poitiers[809], on a peine à croire que les maîtres des œuvres du roi se contentassent d’un traitement égal seulement au cinquième de cette somme. Nous pensons qu’on leur allouait aussi une indemnité de déplacement. Le même Guy de Dammartin, ayant fait venir de Bourges un certain Hugues Joly pour se faire suppléer dans la surveillance des travaux du château de Riom, lui paya ses journées de transport (le voyage avait duré trois jours) sur le même pied que ses journées de travail, c’est-à-dire 7 s. par jour[810]. Or, si un simple auxiliaire, travaillant de ses mains, était indemnisé de ses frais de route, il en était de même à fortiori d’un architecte, dont le temps était bien plus précieux. Il arrivait rarement au contraire qu’il fût défrayé, lui et son cheval, pendant les travaux[811].

Le propriétaire lui témoignait assez souvent sa satisfaction par des libéralités. Le 22 novembre 1362, le duc de Normandie donne à Raymond du Temple, son maçon, 20 fr. d’or pour acheter un roncin[812]. Devenu roi, il en fait un de ses sergents d’armes, et accorde à son fils, Charlot du Temple, dont il était le parrain et qui étudiait à l’université d’Orléans, 200 fr. d’or pour s’entretenir et acheter des livres. En 1394, Louis d’Orléans récompense le même Raymond de ses services comme architecte de l’hôtel de Bohême et de la chapelle d’Orléans aux Célestins, par le don de la même somme[813].

Nous ne parlons pas des bénéfices illicites que les maîtres des œuvres pouvaient réaliser en vendant à leur profit les matériaux dont ils avaient la disposition. Contre cet abus la chambre des comptes prit des mesures, qu’elle fit consigner au dos des provisions de maître général des œuvres de charpenterie expédiées à Pierre Souchet en 1402. Les matériaux de toute espèce, vieux ou neufs, plomb, tuile, fer, bois de charpente, échafaudages, verre, châssis, durent dès lors être renfermés dans un magasin, fermé de deux clefs, dont l’une était entre les mains du maître des œuvres, l’autre entre celles du comptable, que ce fût un clerc des œuvres ou le receveur. De cette façon, les détournements n’étaient possibles que dans le cas improbable d’une entente entre l’architecte et le comptable. On employait ceux de ces matériaux, qui étaient en état de servir, les autres étaient vendus par les vicomtes et les receveurs, en présence du maître des œuvres[814].

Si celui-ci payait quelquefois les matériaux et la main-d’œuvre[815], la comptabilité des travaux était plus souvent confiée à un «payeur des œuvres» du roi. Ce comptable acquittait les mandats de payement délivrés par l’architecte aux fournisseurs et aux ouvriers. Le 12 mars 1319 (n. s.), Philippe le Long accorde au payeur de ses bâtiments à Paris, qui était en même temps valet de son hôtel, le droit de toucher son traitement (8 s. par jour et 100 s. de robe annuelle) pendant toute sa vie, même dans le cas où il n’exercerait plus ses fonctions[816]. A défaut de payeur des œuvres, les payements étaient faits à Paris par le receveur, dans les provinces par les vicomtes et les receveurs des bailliages. Voici un certificat ou mandat de payement délivré par un maître des œuvres à un entrepreneur pour le receveur du bailliage: «Jehan Frangile, maistre des œuvres de charpenterie du Roy nostre sire ou bailliage de Meaulx, à Guillaume......, receveur pour le Roy n. s. ou dit bailliage, salut. Je vous certiffie que Regnault de Gastins, masson, a bien guagné et deservi et lui est deu sept livres trois sols tournois pour avoir fait et parfait les besongnes qui ensuivent......... Si les lui vueilliez paier, car je vous certiffie que la besongne est faicte et parfaicte. Tesmoing mon seel à ces presentes le Xe jour de fevrier l’an MCCCLX et seize[817]

Les maîtres des œuvres du roi étaient souvent commis pour faire des expertises, mais les fonctions d’experts étaient remplies aussi par des «maçons et charpentiers jurés du roi,» qui ne doivent pas être confondus avec les premiers. En effet, les maîtres des bâtiments royaux n’étaient pas plus de deux, l’un pour la maçonnerie, l’autre pour la charpenterie[818]. On ne peut donc pas considérer comme tels les huit maçons et charpentiers jurés dont nous possédons un rapport d’experts de 1326, ni les douze jurés qui figurent dans une ordonnance de 1405. Les maîtres des œuvres étaient, nous l’avons dit, des officiers de l’Hôtel; on va voir que les jurés paraissent avoir eu le caractère d’officiers municipaux. Élus par le maître maçon du roi, qui n’est autre que le maître des œuvres de maçonnerie, et par les jurés en exercice, ils étaient institués par le prévôt de Paris, qui recevait par conséquent leur serment. Ce mode de nomination fut confirmé par un jugement du prévôt de 1402, maintenant Pierre Denis, en possession de la charge de maçon juré, qu’il avait obtenue régulièrement, contre les prétentions de Jean Prieur, auquel le roi l’avait donnée[819]. Lorsque Pierre Denis mourut, sa charge fut également l’objet d’un débat entre deux candidats, dont l’un avait été élu, l’autre nommé par le roi. Le prévôt adjugea la charge au premier, et le second, qui avait appelé au parlement, ne tarda pas à se désister[820]. C’est pour éviter que ces places fussent données à la faveur, et pour maintenir le recrutement par l’élection, que fut rendue l’ordonnance de 1405 (n. s.)[821]. Cette ordonnance ne parle pas de la part prise à l’élection par le maître maçon du roi. Celui-ci y restait-il alors étranger, ou son concours a-t-il été passé sous silence? Quoi qu’il en soit, il y participait quelques années auparavant, et le texte qui le constate, en le nommant à côté des jurés, empêche par cela même de le confondre avec eux. Les jurés qui exercèrent depuis le commencement du XVe siècle jusqu’en 1473, figurent, avec les officiers de la ville, dans un registre d’élections municipales[822]. C’est à eux que s’applique la taxe des expertises fixée d’un commun accord par le prévôt de Paris et le prévôt des marchands, en 1293. Les vacations y sont taxées à 2 s. par partie, et à 2 s. par jour, lorsque la clôture de l’expertise est retardée par la faute des parties. Lorsque le retard était imputable aux experts, quelle qu’en fut la durée, ils n’avaient pas droit à plus de 2 s.[823].

Du reste, à part cette différence que les uns appartenaient à la maison royale, tandis que les autres relevaient de l’Hôtel de Ville, maîtres des œuvres et jurés se confondaient par leurs attributions. En effet, non-seulement les uns et les autres faisaient des expertises dans l’intérêt du roi ou pour éclairer la justice, mais les jurés étaient aussi architectes et dirigeaient les travaux que le roi, les princes du sang et autres personnages faisaient exécuter à Paris[824]. Ils se confondaient aussi dans le langage, car les maîtres des œuvres prennent souvent, on l’a vu, le simple titre de maçons et de charpentiers du roi. Quelquefois les textes leur donnent celui de maître général des œuvres, de maçon général du roi, ce qui dénote bien une certaine prééminence sur les jurés[825].

C’est parmi ces derniers qu’il faut ranger le charpentier juré qui, de l’accord de l’abbaye de Saint-Magloire et du prieuré de Saint-Martin-des-Champs, fut désigné par le prévôt pour remettre une jumelle et deux chevaliers à un pressoir banal au sujet duquel ces deux communautés étaient en procès (août 1273)[826]. Nous avons déjà mentionné un rapport du vendredi après l’Épiphanie 1326 (n. s.) adressé au prévôt par huit maçons et charpentiers jurés sur une maison du Grand-Pont. On n’apprendra pas sans un certain intérêt les noms de ces experts, qui comptaient parmi eux des architectes de mérite. C’étaient Me Nicolas de Londres, Me Jean de Plailly, Me Pierre de Longperier, Me Michel de Saint-Laurent, Me Jean de Saint-Soupplet, Me Pierre de Pontoise, Me Aubry de Roissy et Me Jacques de Longjumeau. Un certain Soupplicet, chasublier, avait présenté requête pour faire visiter une maison contiguë à la sienne, et qui menaçait ruine. Les jurés allèrent sur les lieux et déclarèrent sous serment, dans un rapport scellé de leurs sceaux, que cette maison, propriété d’Isabelle de Tramblay, mettait en péril imminent celle de Soupplicet, ainsi que le Grand-Pont, et qu’elle devait être rasée sans retard[827]. Philippe de Valois ayant autorisé Guillaume Judet, chapelain de la chapelle Saint-Michel-et-Saint-Louis à la Sainte-Chapelle, à percer à ses frais le mur de sa maison, qui formait la clôture du Palais, et bordait le chemin du Grand-Pont, et à y établir des ouvroirs dont les revenus seraient appliqués à la dotation de la chapelle, manda en même temps à ses maîtres des œuvres de se transporter sur les lieux pour examiner l’endroit où le mur pouvait être percé avec le moins d’inconvénient (novembre 1334)[828].

Les jurés étaient chargés aussi d’estimer les immeubles. En 1349, le roi voulut acheter une maison de la rue Thibaut-aux-Dés, attenante à l’hôtel des Monnaies. Deux maçons jurés, Jean Pintoin et Vincent du Bourg-la-Reine, et un charpentier, Renier de Saint-Laurent, visitèrent cette maison, et, déduction faite d’un cens de 25 liv., dont elle était grevée, l’évaluèrent à 50 liv. par., somme moyennant laquelle elle fut vendue au roi. Les experts reçurent 40 s. par. pour leurs vacations. Au bas de leur rapport, qui est accompagné de la mention du payement de leurs honoraires, on voit la marque de trois cachets plaqués, ainsi que trois cachets pendants sur queues de parchemin. C’est que les experts ont scellé d’abord la prisée, puis la partie de l’acte constatant le payement. Les mêmes signets se retrouvent au pied de la quittance, et dans le type on remarque des outils[829]. Nous avons conservé deux rapports estimatifs rédigés et scellés par Raymond du Temple. L’un, en date du 24 avril 1372, est la prisée d’un terrain vague de la rue de la Lanterne, près du parvis de Saint-Denis-de-la-Chartre. Le grand architecte fut assisté dans cette expertise par le maître charpentier du roi, Jacques de Chartres[830]. Il figure seul, au contraire, dans l’autre rapport, qui est du 13 décembre de la même année, et qui a pour objet l’estimation d’un autre terrain nu, sis rue aux Oublies, autrement dite de la Licorne[831].

En 1388, il est commis, avec d’autres experts, par la Chambre des comptes, pour examiner si l’on pouvait sans inconvénient accorder aux fripiers colporteurs le droit d’établir aux halles des escabeaux, sur lesquels ils s’assiéraient en vendant leurs hardes. Ceux qui prennent part avec lui à cette expertise sont: Robert Foucher, charpentier du roi, Jean Bérenger et Jean Filleuil, maçons; Jean de Marne et Gilbert Bernart, charpentiers jurés du roi, et Philippot Milon, charpentier juré de l’évêque de Paris[832]. En 1397, les maîtres des œuvres furent appelés à se prononcer sur une question du même genre. Il s’agissait, cette fois, d’une communication que Pierre Lorfévre, chancelier du duc d’Orléans, voulait établir au-dessus de la rue du Plâtre, entre son hôtel et ses jardins et bâtiments d’en face[833].

Les maîtres des œuvres des établissements religieux, des grands personnages, leur rendaient, comme experts, les mêmes services. Une difficulté s’élevait-elle entre les justiciables, le seigneur justicier commettait son maçon et son charpentier jurés pour visiter les lieux litigieux et lui dire leur avis. Par exemple, nous avons un rapport du maçon et du charpentier jurés du Temple sur les servitudes que Nicaise de la Prévôté, tavernier, domicilié dans le ressort du Temple, avait usurpées sur un autre tavernier, son voisin, nommé Gros Perrin. Les jurés décident que Nicaise fera boucher les vues qu’il a prises sur son voisin, qu’il fera faire un contre-mur à l’endroit où ses «aisances» touchent au mur mitoyen, qu’il s’abstiendra d’appuyer quoi que ce soit contre un mur qui appartient exclusivement à Gros Perrin (mardi 29 avril 1371)[834]. Lorsqu’un chanoine de Notre-Dame mourait, les jurés du chapitre constataient la valeur des réparations dont la maison claustrale, occupée par le défunt, avait besoin et qui étaient à la charge de la succession[835]. Il en était de même pour les maisons dont l’évêque avait joui pendant sa vie[836]. Les exécuteurs testamentaires contestaient parfois cette estimation et demandaient au chapitre l’autorisation de faire faire les réparations à moins de frais par d’autres que les jurés[837]. Les travaux terminés, les jurés examinaient s’ils étaient satisfaisants et en faisaient leur rapport au chapitre[838]. Nous nous bornons à indiquer ici quelques-unes des circonstances dans lesquelles on avait recours aux lumières de ces praticiens; si l’on voulait citer d’autres exemples des services qu’ils rendaient en qualité d’experts, il ne serait pas difficile d’en réunir un plus grand nombre. Les textes nous offriraient en même temps bien des noms d’architectes que l’on pourrait attacher à des monuments disparus ou encore subsistants[839].

Nous nous sommes étendu peut-être un peu longuement sur le rôle de l’architecte, tant comme directeur de travaux que comme expert; nous devons cependant ajouter encore que quelquefois le propriétaire se passait de lui et traitait lui-même avec les entrepreneurs. Nous citerons, par exemple, le marché passé entre le chapitre de la cathédrale de Troyes et plusieurs maçons pour la construction d’un jubé[840] et celui que la chambre des comptes d’Angers conclut avec un maçon pour élever un bâtiment dans le château du roi de Sicile à la Ménitré[841].

Il est temps maintenant d’examiner les clauses habituelles des marchés pour donner une idée des rapports des ouvriers du bâtiment avec leurs clients. La rédaction proprement dite des marchés ne peut donner lieu à de longues observations. Il est à peine nécessaire de dire qu’ils étaient rédigés en autant d’exemplaires qu’il y avait de parties[842] et scellés parfois du sceau d’une juridiction, telle que le Châtelet, ce qui leur donnait un caractère authentique. On payait à boire à l’ouvrier en l’arrêtant; c’était une façon de sceller le marché[843].

Les comptes que nous avons entre les mains nous autorisent à dire que les travaux de construction s’adjugeaient au rabais et s’exécutaient à la tâche et en régie. Ces conditions sont si avantageuses au propriétaire qu’on n’est pas étonné de les voir généralement adoptées au moyen âge. En 1345, Jean le Plâtrier reçoit 12 liv. pour avoir refait au rabais la couverture de tuile du château du Goullet (vicomté de Gisors) endommagé par un incendie[844]. Le même compte constate que Jean Langre et son frère restèrent adjudicataires, après deux rabais, de l’entreprise d’une maison en bois soumissionnée d’abord par Rabel Gosset au prix de 40 liv.[845]. Monteil a publié un mandement du vicomte d’Auge au sergent de Pont-l’Évêque pour adjuger à la criée dans son ressort des travaux de maçonnerie[846]. C’est au rabais que fut exécutée la charpenterie des combles d’une chapelle, d’un oratoire et d’un escalier que le duc d’Orléans fit élever près des Célestins d’Arpajon[847]. Raymond du Temple, ayant à faire exécuter les travaux de maçonnerie du collége de Beauvais, se rend à la Grève, fait publier et afficher son devis et ouvre l’adjudication. Mais il avait déjà fait commencer les travaux, aux prix du devis, par des maçons qui, malgré les rabais offerts, conservèrent l’entreprise parce qu’ils avaient fait leurs preuves[848]. En effet, les devis fixaient nécessairement un prix maximum qui servait de point de départ aux rabais. Nous n’avons pas trouvé d’exemple d’adjudication à la chandelle avant le milieu du XVe siècle; c’est de cette façon que la Chambre des comptes d’Angers adjugea au prix de 300 écus, à la suite de plusieurs rabais de 20 écus, la fourniture des pierres du tombeau du roi René[849].

Ainsi que nous l’avons dit, les ouvriers travaillaient généralement à la tâche, soit qu’on leur payât à forfait et en bloc un travail terminé, soit que le salaire fût fixé à tant la toise[850] ou à tant la pièce. Le propriétaire fournissait les matériaux et même les échafauds, les machines, jusqu’aux seaux et aux baquets à mettre l’eau[851]; c’est dire que, généralement, les ouvriers n’étaient pas entrepreneurs.

Le sol de Paris et des environs abondait en matériaux. Les textes mentionnent les carrières de Lourcines au faubourg Saint-Marcel, celles des Mureaux au faubourg Saint-Jacques, celles de Vaugirard, la pierre de Vitry, de Bicêtre, de Charenton-le-Pont d’où l’on tirait aussi de la pierre à chaux, la pierre de liais de Notre-Dame-des-Champs, la pierre et les carreaux de Gentilly, les carreaux de Saint-Germain-des-Prés. A une certaine distance de Paris, on exploitait déjà les carrières de Saint-Leu d’Esserent[852]. Quant au bois de charpente, nous n’avons trouvé qu’une fois l’indication de sa provenance, c’est dans un article des comptes des travaux du Louvre qui constate l’abatage, la coupe et l’équarissage de huit chênes de la forêt de Compiègne, amenés par eau jusqu’au Louvre pour faire des planchers. Le bois nécessaire aux travaux entrepris pour le roi ne devait être pris que dans les parties des forêts du domaine affectées à l’exploitation, et moyennant payement[853].

Les textes ne permettent pas de restituer les machines qu’on employait dans la construction. L’un d’eux nous indique l’argent et la main-d’œuvre consacrés à deux «engins» dont on ne peut que conjecturer la nature et le but. Leur fabrication demanda 147 journées de charpentiers à 3 s. L’ingénieur passa 52 jours sur le lieu des travaux pour faire faire ces engins et toucha 5 s. par jour. Ils étaient en bois et paraissent avoir été mis en mouvement au moyen d’une roue, autour de laquelle s’enroulaient peut-être des câbles[854]. Dans un compte, on trouve la mention d’une «maison des engins,» évidemment destinée à renfermer des appareils semblables à nos grues, à nos chèvres, etc[855]. Grâce à l’album de Villard de Honnecourt, on peut se représenter ce qu’étaient au XIIIe siècle une scierie hydraulique, et une machine à recéper des pilotis pour la construction d’un pont. L’action de la scierie hydraulique se compose de deux mouvements: le mouvement d’une roue dentée qui fait avancer la pièce de bois à mesure qu’elle est sciée et le mouvement vertical de la scie. Le recépage de pilotis sous l’eau s’exécutait à bras; le contre-poids qui figure dans le dessin servait, croyons-nous, à imprimer à la scie un mouvement de recul, qui devait accélérer la besogne des manœuvres.

Lorsque le travail était de longue durée, le client était tenu d’entretenir et de remplacer les outils des ouvriers. Dans des mémoires de travaux exécutés au couvent des Augustins du mois d’août 1299 à la fin de janvier 1300 (n. s.), puis du mois d’août de cette année au commencement de septembre, nous remarquons des articles ainsi conçus: Pro fabricando martellos, pour forge[856].

Dans les marchés importants, l’entrepreneur se soumettait à une clause pénale pour le cas où il n’exécuterait pas le travail d’une façon satisfaisante. Ainsi les maîtres maçons qui vinrent de Paris à Troyes pour construire le jubé de la cathédrale de cette ville, s’obligèrent solidairement et sous la caution de la belle-mère de l’un d’eux, à payer 400 francs au chapitre s’ils ne remplissaient pas tous leurs engagements[857].

Les travaux qui n’exigeaient pas la présence des ouvriers sur les échafauds, s’exécutaient à couvert dans un atelier, qu’on chauffait en hiver et auquel un de nos textes donne 25 toises de long sur 8 de large[858].

Les diverses parties de la construction se partageaient entre un assez grand nombre de corps d’état; nous en énumérerons plusieurs en déterminant la spécialité de chacun. Le maçon et le tailleur de pierre, bien que distincts dans le langage, exécutaient indifféremment les mêmes travaux. Nous voyons, par exemple, un tailleur de pierre (scinsor lapidum) poser deux barreaux de fer dans la grande tour des prisons à Notre-Dame de Paris pour tenir une cloche, et sceller dans la pierre les gargouilles de cette tour. Le même texte nous montre un maçon (lathomus) taillant des pierres pour remplacer les marches dégradées par lesquelles on descendait du palais épiscopal à la Seine[859].

A côté du maçon-tailleur de pierre, il faut placer le carrier qui faisait parfois équarrir la pierre de taille avant de l’envoyer au chantier[860], le chaufournier appelé aussi plâtrier[861], le mortelier, enfin les manœuvres qui dressaient les échafaudages et faisaient les terrassements[862]. Chose étrange, des femmes travaillaient aux terrassements[863]. On employait aussi les enfants à tailler la pierre et le carreau[864].

Si nous recherchons maintenant les métiers qui mettaient en œuvre le bois de charpente pour le bâtiment, nous trouvons le charpentier-huchier, le huissier, le scieur de long, le lambrisseur, le couvreur. La fabrication des meubles était l’objet propre de l’art du huchier, mais cette fabrication n’occupait pas un corps d’état distinct. Le même ouvrier qui faisait la grosse charpente, travaillait pour l’ameublement. Un certain Jean Morille figure dans le même compte tantôt avec le titre de charpentier, tantôt avec celui de huchier, comme ayant fourni des «formes,» raccommodé et rembourré des bancs, réparé un châssis de croisée, fabriqué deux fenêtres en bois d’Irlande[865]. Un ouvrier, qui livre une «forme,» y est qualifié de huchier-charpentier[866]. Un autre texte nous montre des charpentiers réparant des râteliers d’étable et fournissant des barreaux neufs, fabriquant des portes, des fenêtres, des coffres, des dressoirs[867].

Nous n’avons pas trouvé trace, dans les comptes, d’une profession ayant pour objet la charpente des portes et l’on vient de voir que ce travail rentrait dans l’industrie des charpentiers-huchiers. Peut-être les huissiers, que le Livre des métiers nomme parmi les corps d’état faisant partie de la corporation des charpentiers, avaient cessé de former une profession à part.

Les scieries mécaniques n’étaient pas, comme on pense bien, assez multipliées pour remplacer les bras de l’homme. Aussi certains ouvriers faisaient leur métier de scier le bois, c’était les «soyeurs d’aisses», en latin «secatores asserum[868]

Les couvreurs se distinguaient en couvreurs d’«estrain» ou de chaume, couvreurs d’ardoise, couvreurs de tuile. En 1399 (n. s.), Jean Judas, maçon, fut condamné à l’amende par le prévôt de Paris pour avoir couvert une maison de tuiles, contrairement aux ordonnances qui garantissaient le monopole des couvreurs[869].

L’ouvrier en bâtiment était assez souvent nourri par celui pour qui il travaillait. A défaut de preuve directe, on est en droit de le conclure d’une sentence du Châtelet condamnant Perrin d’Origny, maçon, à terminer «à ses dépens de bouche» des travaux par lui commencés pour Nicolas Larcher[870]. Assurément le prévôt n’aurait pas eu besoin de décharger le client des frais de nourriture du maçon, si le premier n’avait pas été obligé de nourrir le second, soit par une clause du marché, soit plutôt par l’usage. L’ouvrier qui travaillait à demeure chez le client y prenait nécessairement ses repas. Tel était le cas d’un charpentier qui, dans les aveux qu’il fait au Châtelet où il est traduit pour un vol commis aux dépens de l’abbaye de Notre-Dame de Soissons, rapporte qu’il travaillait depuis six semaines pour l’abbaye et qu’il y habitait[871].

Lorsque le travail était pressé, pour éviter qu’il fût interrompu, on apportait à boire et à manger aux ouvriers sur le chantier[872].

L’ouvrier en bâtiment quittait souvent son pays pour aller travailler au loin; il était naturel que celui pour qui il se déplaçait le logeât ou lui procurât un logement. Ainsi le chapitre de Troyes mit une maison de la ville à la disposition des maîtres maçons de Paris par qui il faisait construire le jubé de la cathédrale[873].

Le salaire ne consistait pas toujours exclusivement en argent. Le marché passé avec Mathieu Lepetit pour la charpenterie de la tour qui surmontait la porte du château de Beaufort-en-Vallée lui accordait 80 liv. et six aunes de bon drap de la valeur de 6 liv. pour faire une robe[874]. Thomas le couvreur se chargea de couvrir cette tour moyennant 20 liv. et une cote hardie de 60 s.[875].

Indépendamment du salaire, l’ouvrier recevait des gratifications, des pourboires. Les comptes nous en fournissent maint exemple. C’est tantôt vingt-trois paires de gants données à des maçons[876], tantôt du vin distribué aux charretiers et aux terrassiers pendant les longs jours de l’été[877], tantôt enfin de l’argent. Le propriétaire ne visitait pas les travaux sans faire donner un pourboire aux ouvriers[878].

La pose de la première pierre, du premier clou, de la clef de voûte, les fêtes, tout servait de prétexte à des libéralités[879].

Le jour de carême prenant, l’usage était de donner aux ouvriers de quoi faire un repas ensemble. Le jour de l’Ascension était également célébré dans les chantiers importants par un repas en commun que présidait le chef des travaux, le maître de l’œuvre[880].

Avant l’achèvement des travaux, l’ouvrier se faisait payer souvent des acomptes; il en avait besoin surtout lorsqu’il travaillait à l’entreprise et qu’il avait à avançer le prix des matériaux et de la main-d’œuvre[881]. Il apportait alors soit à la chambre des comptes, soit au comptable un certificat de l’architecte fixant la valeur des travaux exécutés, et le montant de l’acompte qui lui était dû. Naturellement le même certificat était nécessaire lorsqu’il se faisait payer à la fin des travaux. C’était la preuve qu’ils avaient été reçus et réglés[882].

L’ouvrier réparait ses malfaçons à ses frais[883]. Il garantissait parfois dans le marché la solidité de l’ouvrage pendant un certain temps[884].

CHAPITRE IV
INDUSTRIES TEXTILES

Matières textiles: laine, coton, chanvre, soie.—Transformation des textiles en filasse: laine, lin et chanvre.—Filature.—Tissage de la laine.—Tissage de la soie.—Tissage de la toile.

Les laines arrivaient à Paris à l’état brut ou ayant déjà subi certaines opérations[885]. Les bouchers vendaient aux mégissiers ou aux marchands de laine la peau des animaux qu’ils avaient abattus[886]. Les laines, provenant des bêtes tuées à la boucherie et qui s’appelaient pelins[887], pelades, en latin brodones[888], en italien boldroni[889], étaient d’une qualité bien inférieure à celle des toisons. On distinguait déjà sous le nom d’agnelins les toisons d’agneaux[890]. La laine en suint était vendue par toisons, la laine lavée au poids[891]. Il entrait aussi à Paris de la laine filée, qui acquittait des droits de tonlieu, de hallage et de pesage, lorsque sa valeur n’était pas inférieure à 18 den.[892]. Parmi les poids usités pour la laine, nous signalerons la pierre qui, à Paris et au XIIIe siècle, pesait neuf livres[893].

Les laines indigènes étaient moins estimées que les laines anglaises[894], qui le cédaient elles-mêmes à celles d’Espagne. D’après une liste des produits que les divers pays du monde connu envoyaient en Flandre pendant le XIIIe siècle et qui arrivaient nécessairement à Paris comme sur les grands marchés européens, la laine venait d’Angleterre, d’Ecosse, d’Irlande, de Castille et de Galice[895]. Les Iles Britanniques la fournissaient à l’industrie européenne dans une quantité beaucoup plus considérable que l’Espagne. Calais en devint, après la conquête d’Edouard III, le principal entrepôt[896]. La Flandre, où la draperie était plus florissante que partout ailleurs, s’approvisionnait exclusivement de laines anglaises, qui, attirées par cette sorte de monopole, y trouvaient leur principal mais non leur seul débouché. Aussi, en 1337, Edouard III n’eut qu’à défendre l’exportation pour ruiner les Flamands et les forcer à embrasser son alliance[897]. Les laines d’Irlande et du pays de Galles ne valaient pas celles d’Ecosse, et parmi ces dernières, celle de Perth était supérieure à celles d’Aberdeen, de Berwick et de Monrose[898]. Quant à la France, l’élève des bêtes à laine était développée surtout dans le Languedoc, le Berri, la Normandie, la Picardie, l’Anjou, le Poitou et la Champagne[899].

Au XIVe siècle, la laine eut une halle spéciale. Le marché s’y tenait le samedi. Ce jour-là le commerce de la laine ne pouvait se faire ailleurs. Les marchands forains qui arrivaient à Paris un autre jour étaient même obligés de décharger leurs ballots à la halle et de les y laisser jusqu’au delà du samedi suivant. Ils étaient dès lors sujets au droit de hallage, et, après l’avoir acquitté, ils avaient le choix d’emporter leur marchandise ou de la laisser sans nouveaux frais. Le droit de hallage était de 6 den. à partir d’un quarteron et s’abaissait à proportion. Il ne portait naturellement pas sur les locataires d’étaux. Une place louée à l’année coûtait 12 s. par. Les places étaient tirées au sort annuellement le jour de la Madelaine. Les revenus du hallage étaient affermés[900].

La laine brute ou filée passant sur le Petit-Pont acquittait un péage dont le taux variait suivant le mode de transport. La charrette était taxée à 4 den., le cheval à 1 den., le porte-balle à une obole pour les filés et à une poitevine pour les toisons; il était même exempt lorsqu’il ne portait pas plus de trois toisons[901].

Le tarif de la chaussée, droit de circulation dans la banlieue, était également établi suivant que le transport s’effectuait en voiture, à cheval ou à dos d’homme. Pour la laine et les agnelins en suint, la chaussée était de 2 den. par char, d’un den. par charrette, d’une obole par cheval. Le char de laine et d’agnelins lavés devait 4 den., la charrette 2 den., le cheval 1 den. Chose singulière, le transport à dos d’homme était taxé comme le transport à cheval[902].

La laine était encore soumise à d’autres taxes, qu’il est utile de connaître parce qu’elles augmentaient d’autant le prix de revient; c’était le tonlieu, le pesage, le hallage.

Pour la laine en suint, le tarif du tonlieu reposait sur le nombre de toisons vendues. Deux toisons rapportaient au fermier une obole, trois et quatre toisons 1 den., cinq toisons 1 den. et une obole, six à douze toisons 2 den.[903]. Le tonlieu augmentait dans la même proportion jusqu’à 4 den. chiffre du droit exigible pour vingt-cinq toisons, puis jusqu’à 8 den. (cinquante toisons) et enfin jusqu’à 16 den. (cent toisons).

La laine lavée, acquittant au poids-le-roi un droit d’un den. pour neuf livres, était exempte de tonlieu. Pour les agnelins, le droit de pesage n’était que de moitié, c’est-à-dire d’une obole. Les laines anglaises se vendaient par sacs de trente-neuf pierres, c’est-à-dire de trois cent cinquante et une livres, la pierre pesant, comme on l’a vu, neuf livres. L’acheteur et le vendeur payaient chacun 18 den. par sac, soit 3 s. à eux deux[904].

Dans la vente des peaux de bêtes à laine, le tonlieu n’était payable que par le vendeur; encore en était-il exempt lorsqu’il était boucher, pelletier ou fripier haubanier. C’est que le fisc retrouvait l’acheteur, qu’il fut mégissier ou marchand de laine, lorsqu’il vendait la laine détachée de la peau, à l’état de pelade[905].

Au dessous de 18 den., la laine filée ne payait ni tonlieu, ni hallage, ni pesage. Le tonlieu était d’un den. pour une valeur de 18 den. et pour un poids non supérieur à neuf livres. Il était du double lorsque les neuf livres valaient plus de 18 den. et pour un poids s’élevant jusqu’à vingt-six livres. A partir de vingt-sept livres, il augmentait d’un den.[906]

Le hallage était perçu sur les peaux de bêtes à laine, les toisons, les filés étalés au marché du samedi. Une seule peau, une seule toison ne donnait pas lieu à la perception du droit. Le taux variait suivant le mode de transport[907]. Le nom de ce droit ne suppose pas nécessairement l’existence d’une halle à la laine dès le XIIIe siècle. C’est seulement un peu avant le mois de juillet 1369 que la laine eut une halle spéciale[908].

Au moyen âge, le coton ne tenait pas dans l’industrie textile la place qu’il occupe aujourd’hui. Le développement de sa culture et de son emploi constitue sans contredit un des progrès les plus importants de cette industrie, puisqu’il a eu pour résultat d’abaisser beaucoup le prix du vêtement. On distinguait le coton en laine et le coton filé[909]. C’est sous la première forme qu’il arrivait généralement à Paris. Le meilleur coton en laine se récoltait à Hamah[910] et à Alep en Syrie; puis venaient celui de la petite Arménie, celui d’Emesse[911], qui avait une laine plus courte que le précédent, celui de Saint-Jean d’Acre, celui de l’île de Chypre, celui de Laodicée, enfin ceux de la Basilicate, de Malte, de la Calabre, et de la Sicile[912]. Parmi les pays de production il faut encore compter l’Afrique septentrionale[913]. A Paris, le coton, en qualité de produit exotique et même levantin, faisait partie du commerce des épiciers[914].

Bien que le lin fût très cultivé en France, le lin égyptien, répandu dans l’Occident grâce à son excellente qualité, arrivait sans doute à Paris[915]. Au contraire, le lin d’Espagne et celui de Noyon ne pouvaient y entrer parce que l’un et l’autre étaient de mauvaise qualité[916]. Le lin s’y vendait soit en gros, soit au détail par poignées, par bottes, bottelettes et quarterons (cartiers), tant écru que serancé et prêt à être filé[917]. Nous avons trouvé une sentence du prévôt de Paris du samedi après la Sainte-Luce 1302, ordonnant mainlevée d’une saisie faite par les gardes des liniers parisiens sur le lin de liniers forains, et condamnant les saisissants aux dommages-intérêts et à l’amende. Ceux-ci se prétendaient autorisés à la saisie par leurs statuts qui, disaient-ils, défendaient l’importation et le colportage du lin. Vérification faite, on n’y trouva pas de quoi justifier leur prétention, qui ne pouvait guère, en effet, s’appuyer que sur un article restreignant le colportage à certains jours et à certains lieux, aux halles les jours de marché, au Parvis Notre-Dame les lundis, mercredis et vendredis[918].

D’après un autre article des mêmes statuts, le lin ouvré et serancé vendu à Paris, devait avoir subi ces opérations dans la ville même, où elles s’exécutaient mieux qu’ailleurs. C’était exclure le lin filé, qui, nous en donnerons la preuve tout à l’heure, entrait cependant à Paris. Il faut donc considérer cette prescription comme une de ces prétentions que les corporations ont consignées dans leurs statuts, mais qui, n’étant pas reconnues par l’autorité, n’avaient pas de conséquence pratique.

Le chanvre arrivait à Paris par eau et par terre et s’y vendait en filasse ou en fil et par quarterons. Il devait être bien sec lorsqu’il était mis en vente. Il n’appartenait qu’aux gardes-jurés des marchands de chanvre de le tirer des ballots pour le mettre par quarterons et le faire peser au poids-le-roi. Cette besogne, incompatible avec l’exercice de leur commerce, leur rapportait un sou tournois par cent quarterons[919].

Parlons maintenant des droits imposés sur le lin et le chanvre. Le chanvre en filasse était soumis au péage du Petit-Pont, mais le chanvre en fil ne payait rien[920]. Le lin acquittait aussi le péage, bien que le tarif ne le dise pas expressément; mais cela résulte nécessairement de ce qu’il exempte le cultivateur qui venait vendre à Paris le chanvre et le lin de son cru[921].

Le fil de lin et de chanvre ne devait le tonlieu que lorsqu’il était exposé en vente le samedi, jour de marché. La taxe, fixée à une obole, était seulement à la charge du marchand[922].

Le lin et le chanvre en filasse supportaient un droit de hallage et un droit de tonlieu. L’étalage de la marchandise au marché du samedi donnait lieu à la perception du premier, le second était perçu sur la vente. Le hallage était d’une obole pour une charge d’homme et de bête de somme, d’un denier pour le charroi. Le tonlieu consistait en une obole pour deux ou trois poignées, en un denier pour quatre poignées, et ainsi de suite. Il doublait pour la première vente pendant les foires de Saint-Lazare et de Saint-Germain-des-Prés[923].

L’importation de la soie à Paris devait être considérable, puisqu’on y comptait au XIIIe siècle six corporations vivant de la vente et de l’emploi de cette matière textile; mais la rareté des tarifs d’octroi et de tonlieu ne permet pas de se faire une idée précise de ce mouvement d’importation ni des pays de production qui en étaient le point de départ. L’élève des vers à soie et la culture du mûrier s’étaient-elles dès l’époque qui nous occupe introduites dans le Midi de la France[924]? Paris, il est vrai, recevait de la soie de Nîmes[925], mais cette ville n’était peut-être que l’entrepôt des soies du Levant. C’est ainsi que Bruges envoyait à Paris de la soie qui assurément n’était pas indigène[926]. Venise, Lucques, fournissaient aussi la soie à l’industrie parisienne[927]. Mais l’Italie ne récoltait certainement pas toute la soie qu’elle distribuait en Europe, et c’est du Levant et de l’extrême Orient qu’en provenait la plus grande partie. Les pays séricicoles étaient—pour ne parler que de ceux qui ont certainement droit à ce titre—l’Italie méridionale, la Sicile, l’île de Chypre, les îles de la Grèce, le Péloponèse, l’Egypte, Iconium, aujourd’hui Konieh en Asie Mineure[928].

Nous devons parler maintenant des opérations par lesquelles passaient les matières textiles pour devenir des tissus. Ces opérations comprennent: 1o l’épuration des textiles et leur transformation en filasse; 2o la filature; 3o le tissage.

Nous avons peu de chose à dire des premières opérations subies par les textiles. L’extrême rareté des documents sur ce sujet donnerait à penser que ces opérations s’exécutaient presque exclusivement à la campagne, mais cette conclusion serait trop absolue. Nous avons vu, en effet, qu’il entrait à Paris de la laine en suint et que, d’après les statuts des liniers, le lin devait être ouvré et serancé à Paris. Nous trouvons aussi dans les tarifs du Livre des métiers la mention de «claies à battre laine[929].» La laine subissait donc à Paris un battage qui avait pour objet de la purifier. Après le battage, l’ensimage et le cardage sont les seuls travaux préparatoires sur lesquels nous ayons trouvé quelques renseignements. L’ensimage consiste à graisser la laine pour l’adoucir, la rendre plus souple, plus propre à être cardée[930]. Au XVIIIe siècle, on ensimait avec de l’huile[931], au moyen âge on se servait de saindoux ou de beurre. Les autres matières grasses étaient défendues[932]. Les règlements prévoient la fraude par laquelle un fabricant abuserait de la graisse pour augmenter le poids du drap[933].

On voit par Jean de Garlande que l’emploi de la carde n’était pas défendu à Paris, comme il le fut ailleurs[934], et que la laine était cardée par des femmes[935]. La carde avait l’inconvénient de conserver dans ses dents des flocons, qui, lorsqu’on négligeait de les enlever, se mêlaient avec la laine soumise immédiatement après au cardage. Aussi était-il défendu de se servir des mêmes cardes pour des laines différentes de qualité, avant d’avoir soigneusement nettoyé ces instruments[936].

C’est de peignes et non de cardes qu’Alexandre Neckam veut parler à la page 99 de son traité De nominibus utensilium[937]. A vrai dire, le nom qu’il leur donne (pectines) peut désigner des cardes aussi bien que des peignes, mais l’opération qu’il décrit s’appliquait, comme il prend soin de nous le dire, à la laine d’étaim ou de chaîne (ad opus straminis, lis. staminis); or, nous savons que la laine destinée à la chaîne est peignée et non cardée. Du reste, ces peignes dont les dents étaient en fer, paraissent avoir été employés à peu près comme les cardes, c’est-à-dire que l’ouvrier déchirait la laine entre deux peignes, alternatim, comme dit Jean de Garlande[938]. Si, au lieu de molliendum, qui n’a aucun sens, car il ne se rapporte à rien, il était permis de lire molliendi, attribut de pectines, on aurait là une preuve curieuse que déjà on chauffait les peignes pour faire fondre la matière grasse dont la laine était enduite avant d’être peignée[939].

La laine cardée ou peignée était encore une fois épurée au moyen de l’arçon. L’arçon devait être, au moyen âge comme à la fin de l’ancien régime, une sorte d’archet long de six à sept pieds, muni d’une corde de boyau bien tendue, qui, mise en vibration, frappait et faisait voler la laine placée sur une claie[940]. Ce travail pénible[941] n’occupait pas à Paris une corporation spéciale[942]. On ne s’en étonne pas quand on voit qu’à Beauvais, où l’industrie des draps était bien plus développée qu’à Paris[943], les tisserands drapiers prétendaient se passer des arçonneurs et arçonner eux-mêmes leurs laines[944].

Un curieux poëme latin attribué à Hermann le Contrait et publié par M. Édélestand du Méril sous le titre: De Conflictu ovis et lini, nous décrit les préparations par lesquelles passait le lin avant d’être filé. Cette description est applicable au chanvre, dont la préparation, comme on sait, est peu différente.

On y reconnaît d’abord le rouissage, qui consiste à faire pourrir le lin dans l’eau et qui a pour but de séparer la chènevotte et la filasse. Il était défendu de rouir dans les eaux courantes. Les routoirs étaient des fosses, que notre auteur appelle nigros lacus, parce que l’eau s’y corrompait par son contact prolongé avec le chanvre et le lin. Puis venait le séchage soit au soleil, soit dans des fours proprement appelés haloirs. Au XIe siècle, époque à laquelle a été écrit notre poëme, on ne connaissait pas encore la broye, on se servait de maillets pour achever la séparation de la chènevotte et du chanvre. L’espadage que l’auteur nous paraît avoir eu en vue dans les vers suivants, était exécuté par des femmes; remarquons que la poignée de lin et de chanvre était tendue (tensum) pour recevoir les coups d’espadon (gladiis). Le peignage auquel sont consacrés les quatre vers suivants s’accomplissait au moyen de serans montés sur un pied circulaire (coronam). Enfin, c’est d’un peignage plus fin qu’il s’agit dans les derniers vers; l’instrument de ce peignage était un morceau d’étoffe armé de pointes fixées par de la poix[945]. Telles sont les opérations qui, au XIe siècle et probablement encore à l’époque dont nous nous occupons, réduisaient le chanvre et le lin en filasse.

Le coton arrivait à Paris en laine ou en fil et n’y subissait, par conséquent, avant d’être filé, aucune opération.

La filature employait à peu près les mêmes procédés et les mêmes instruments que ceux qui sont encore en usage dans nos campagnes. Le fuseau était considéré comme donnant de meilleurs résultats que le rouet[946].

A Paris, la filature occupait quatre corporations; il y avait des fileuses de laine, réunies aux peigneuses[947], des filandriers et filandrières qui filaient le chanvre et le lin[948], des fileuses de soie à grands fuseaux, des fileuses de soie à petits fuseaux[949]. La laine était pesée au moment où on la livrait aux fileuses.

Le fil de chanvre et de lin ne devait être vendu que bien sec. Il était interdit de mêler l’un et l’autre sur une même pelote, de mettre dessus le meilleur et dessous le plus mauvais[950], de colporter du fil teint et de le faire teindre avec de la moulée et de la florée[951].

La soie, comme on sait, nous est fournie toute filée par la chenille; la bourre seule avait besoin de passer par ce travail. Pourquoi les deux corporations de fileuses de soie se distinguaient-elles par la grandeur de leurs fuseaux ou, pour mieux rendre notre pensée, quelle influence la grandeur du fuseau peut-elle avoir sur la filature? C’est que le fil est d’autant plus tors que le fuseau est plus petit. Le résultat étant tout différent, suivant que le fuseau est petit ou grand, on ne s’étonne plus que cette circonstance ait donné naissance à deux corporations. Dévider, filer, doubler et retordre, telles étaient, telles sont encore les opérations comprises dans la filature et énumérées par le statut des fillaresses de soie à grands fuseaux[952]. Les merciers recevaient la soie grége de l’étranger et la confiaient, écrue ou teinte, aux fileuses qui lui donnaient ces préparations. Dépositaires d’une matière beaucoup plus rare et plus chère alors qu’aujourd’hui, elles ne résistaient pas toujours à la tentation de la vendre, de l’engager aux usuriers ou de la leur échanger contre de la bourre. Déjà les statuts du temps d’Ét. Boileau défendaient d’acheter de la soie aux recéleurs, aux fileuses, en un mot à d’autres qu’aux marchands de soie[953], et frappaient d’une amende les fileuses qui mettaient le précieux fil en gage[954]. Mais cette pénalité parut insuffisante, car, sur la plainte des merciers, le prévôt de Paris menaça les fileuses du bannissement, jusqu’au jour où le propriétaire serait indemnisé, et du pilori en cas de rupture de ban. C’est en 1275 que ces peines étaient édictées par le prévôt; en 1383 un autre prévôt délivrait aux merciers une expédition de l’ordonnance de son prédécesseur[955]; enfin on trouve dans les statuts des merciers de 1408 (n. s.) la preuve que les fileuses ne s’étaient pas corrigées[956]. Pour cacher leurs détournements, elles enduisaient la soie de liquides qui la rendaient plus pesante, et déjouaient ainsi la précaution prise par les merciers de peser la soie qu’ils livraient et celle qu’on leur rendait[957].

Nous avons dit que le travail des fileuses consistait à doubler, à tordre et à dévider la soie. L’existence de devideresses à Paris n’est pas inconciliable avec cette assertion. Les devideresses dont parle Jean de Garlande[958] faisaient, croyons-nous, partie de la corporation des fileuses, dans laquelle le travail se divisait tout naturellement entre plusieurs classes d’ouvrières.

Nous parlerons du décrusement de la soie en même temps que de la teinture à laquelle il n’était qu’une préparation.

Les tisserands-drapiers recevaient parfois de leurs clients la laine filée[959]. L’emploi du jarre était défendu[960], ainsi que le mélange de la laine avec l’agnelin[961]. La draperie parisienne s’interdisait à plus forte raison l’emploi de la bourre provenant du tondage des draps[962]; elle utilisait, au contraire, les pelades, c’est-à-dire la laine des animaux tués à la boucherie[963].

En montant la chaîne sur le métier, le tisserand se conformait aux prescriptions relatives tant à la largeur et à la longueur de l’étoffe qu’à l’uniformité du fil. En principe, la chaîne ne devait se composer que de fil d’estaim peigné et filé ad hoc. Nous avons trouvé un procès-verbal des gardes-jurés tisserands contre un confrère qui avait mis un fil de trame dans chaque portée de chaîne, contravention que les règlements punissent d’une amende de 20 s.[964].

Le statut des tisserands de lange, rédigé au temps d’Ét. Boileau, vise ce mélange aussi bien que tout autre disparate dans la composition du drap, lorsqu’il exige que les draps soient unis et proscrit les draps épaulés, c’est-à-dire mieux tissus aux lisières qu’au milieu[965]. Le drap épaulé, saisi par les gardes, était porté au Châtelet, coupé en morceaux de cinq aunes chacun, puis, après le payement de l’amende, rendu au contrevenant, qui prêtait serment de ne pas rejoindre les morceaux et de ne pas les vendre sans avoir prévenu l’acheteur du défaut du drap[966].

Le plus ancien statut des tisserands-drapiers de Paris fixe la largeur des «estanforts» et des «camelins» à sept quartiers et à 2,200 fils de la laine la plus forte[967], réglant ainsi et le lé de la chaîne et la consistance du fil. Il était permis de ne donner aux camelins bruns et blancs de même largeur que 2,000 fils de chaîne; ces camelins pouvaient donc être d’un tissu moins dense et moins serré que les autres. L’estanfort et le camelin n’étaient pas des draps unis. Pour ceux-ci, le nombre réglementaire des fils s’abaissait à 1,600, la largeur restant fixée à sept quartiers et à cinq après le foulage. Enfin il en était de même pour les camelins et les autres draps rayés, dont la chaîne et la trame étaient de même qualité (draps nays).

Lorsqu’il ne manquait que vingt fils à la chaîne, le tisserand n’était pas puni[968]; mais, s’il laissait plus de vingt dents vides, il payait un sou d’amende par dent vide. Quand la chaîne se rompait dans l’opération du montage, le maître et les jurés accordaient quelquefois au tisserand l’autorisation de laisser dans le peigne plus de vingt rots vides; mais il est évident, bien que les statuts n’en disent rien, qu’il devait signaler cet accident à l’acheteur. C’est aussi ce qu’il était tenu de faire pour certaines étoffes dont la chaîne n’avait pas été, contrairement au règlement, peignée et teinte en laine comme la trame; ces étoffes étaient le pers[969], la brunète et le vert.

En 1351 les tisserands furent autorisés à fabriquer des draps seizains[970] de vingt aunes, pesant avant le foulage trente et trente-deux livres, suivant que le fil était fin ou gros, des seizains de même longueur et de trente-deux livres, dont la trame avait été teinte en laine et la chaîne en fil, des demi-draps de même moison, de dix aunes et de seize livres. La largeur du rot de ces seizains variait entre sept quartiers et sept quartiers et demi. Ils se distinguaient des draps qui avaient plus d’aunage et par la façon dont ils étaient pliés et par l’absence de marque. Outre les articles nouveaux, les tisserands purent encore fabriquer des gachets ou gachiers[971], draps où entraient des laines de toutes sortes, d’une longueur de seize aunes, d’une largeur de 1,500 fils, y compris les lisières[972], des draps et demi-draps rayés de vingt et de dix aunes, montés dans des peignes de six quartiers et ayant 1,200 fils en chaîne. Le règlement, qui multipliait ainsi les articles de la draperie, renouvelait la prescription de faire des draps homogènes (ounis), exigeant l’uniformité dans la laine, la qualité, la couleur, la façon, et permettant seulement de remédier au disparate de la couleur par une nouvelle teinture. Ces pièces et demi-pièces, en sortant de l’atelier, étaient pesées au poids-le-roi par les soins du maître et des jurés, qui devaient y apporter toute la diligence possible[973].

La draperie parisienne était assez florissante pour que dans son sein se fût déjà produite cette division entre l’industrie et le commerce, que nous offrent aujourd’hui toutes les branches de production. Les plus riches tisserands avaient cessé de travailler de leurs mains et même de diriger des ateliers pour se borner à vendre le drap qu’ils faisaient fabriquer par leurs confrères moins aisés. Dès le XIIIe siècle, les «grands maîtres» et les «menus maîtres» tisserands—c’est par ces noms que se distinguaient les négociants et les fabricants—adoptèrent, à la suite d’une contestation, le tarif du tissage des différents articles de la fabrique parisienne. La pièce de drap rayé fut payée désormais au tisserand 18 s. en hiver (de la Saint-Rémi à la mi-carême), et 15 s. en été (de la mi-carême à la Saint-Rémi). Les menuès furent taxés à 20 s. pour toute l’année. Le marbré, l’estanfort, les draps à lisières rapportèrent au tisserand 16 s. en hiver et 13 s. en été, le camelin blanc et brun 10 s. sans distinction de saison, le camelin blanc, brun et pers, uniforme, dans sa chaîne et sa trame, 16 s. en hiver et 13 s. en été. Les prix étaient aussi de 16 et de 13 s. pour le camelin rayé et la biffe cameline rayée. La main-d’œuvre des blancs unis fut fixée à 18 s. en hiver et à 15 s. en été, celle des estanforts jaglolés[974] à 24 et à 20 s. Défense était faite d’accepter en payement autre chose que de l’argent[975].

Ce serait ici le lieu de décrire le métier à drap du moyen âge, mais cette description n’aurait d’intérêt que si elle mettait en relief ce qui distinguait ce métier d’un métier à bras quelconque, comme tout le monde en connaît. Il faudrait reconstruire le métier du XIIIe et du XIVe siècle, et montrer en quoi il différait de celui que perfectionnèrent les siècles suivants. Nous n’étonnerons personne en disant que ni les textes ni les monuments figurés ne permettent de faire la description précise et complète, la restitution du métier à drap à une époque déterminée du moyen âge. Le seul texte un peu développé que nous connaissions sur ce sujet est un passage du traité d’Alexandre Neckam, qui nous a déjà fourni de curieux renseignements sur le peignage de la laine; mais dans ce que Neckam nous dit des pièces du métier et du travail du tisserand, nous ne voyons rien qui caractérise le métier et le tissage de son temps; nous y reconnaissons au contraire, si nous avons bien compris son langage technique, les éléments essentiels et permanents du métier à bras. Ces étriers sur lesquels appuie le tisserand, pareil à un cavalier, et qui montent et descendent alternativement, ce sont les marches; ce rouleau tournant, sur lequel on enroule la chaîne, c’est l’ensouple. Nous n’expliquerons pas la phrase suivante avec la même assurance; cependant, dans les grosses lattes séparées par des intervalles et se faisant pendant, dans les solives placées le long de la chaîne, il est difficile de méconnaître d’une part les montants, de l’autre les traverses, en un mot le bâti du métier. Nous ne devinons pas, au contraire, le rôle des chevilles recourbées en crosse, dont nous parle Neckam et nous ne comprenons pas comment les fils de la chaîne pouvaient être réunis par des franges et des bordures. La phrase suivante a trait à l’introduction des fils de chaîne dans les dents du peigne. Le lexicographe paraît avoir eu en vue un drap façonné, car il nous parle de la chaîne de dessus et de celle de dessous. Il passe ensuite au tissage; il s’agit ici d’une étoffe étroite, car la navette est lancée par un seul tisserand. Cette navette renferme dans sa chambre un espolin, tournant sur un tuyau de fer ou de bois et chargé de fil de trame[976].

Les règlements défendaient de tisser le fil, le fleuret, la canette avec la soie fine, mais non d’employer ces matières à part dans certains ouvrages[977]. Le tissage de la soie occupait six corporations parisiennes, soit d’une façon principale, soit d’une façon accessoire. Les «laceurs de fil et de soie,» appelés plus tard dorelotiers, faisaient de la passementerie et de la rubanerie en soie, fil, laine et coton[978]. Les crépiniers faisaient à l’aiguille et au métier, en fil et en soie, des coiffes pour dames, des taies d’oreillers, des baldaquins pour mettre au-dessus des autels[979]. Les «tisseuses de soie» tissaient avec la soie et l’or des ceintures, des étoles, de riches coiffures[980], et ornaient leurs tissus de broderies[981]. Les fabricants de soieries et de velours, qui ne formaient avec les boursiers au crochet (boursiers de lacs) qu’une corporation, avaient déposé au Châtelet l’étalon de la moison légale de leurs étoffes. Dans les étoffes unies et à une seule chaîne, le nombre de fils ne pouvait être inférieur à 1,800 lorsque la soie était retorse, à 1,900 lorsqu’elle était simple[982]. Les «tisserandes de couvre-chefs de soie» faisaient des voiles pour les femmes[983]. Enfin la fabrication des aumônières sarrazines en soie, imitées de celles qu’on portait en Palestine, faisait vivre une corporation de femmes[984]. On voit que l’industrie de la soie était florissante à Paris bien avant que Louis XI la naturalisât à Lyon (1466) et à Tours (1480).

Au tissage de la soie se rattache l’industrie qui étire et réduit en fil l’or et l’argent, car cette industrie s’exerce surtout en vue du tissage. Le fil d’or et d’argent de Lucques ne pouvait être tissé avec celui de Paris et celui de Chypre, dont la qualité était bien supérieure[985]. Le titre légal du lingot d’argent doré, destiné à passer par la filière, était à raison de 10 esterlins d’or pour 25 onces d’argent. Quant au filé d’argent, son titre devait être meilleur que celui de l’esterlin anglais[986].

Le client fournissait au tisserand de toile soit le fil en pelote, soit la chaîne ourdie[987]. Le fil était pesé et la toile, rendue au client, l’était aussi; quand la différence de poids dépassait le déchet normal résultant du tissage, c’était la preuve que le fil livré n’avait pas été entièrement employé[988]. Lorsqu’on livrait au tisserand le fil en chaîne, il devait s’assurer qu’il avait affaire non à un voleur, mais au légitime propriétaire[989]. Au temps de Philippe-Auguste, il recevait aussi le suif et le son nécessaires à la fabrication; plus tard on lui en paya la valeur sur le pied de 16 den. pour quarante aunes[990].

Dès le règne de Philippe-Auguste, la corporation des tisserands de toile conservait l’étalon des différentes mesures des toiles unies ou façonnées. Cet étalon consistait en une verge de fer de la longueur du rot des nappes de la table royale et portant la marque de la largeur légale de tous les tissus de toile. La largeur était mesurée entre le temple[991] et le rot[992]. En ce qui touche le nombre des fils de la chaîne, nous n’avons à signaler que les poursuites dirigées en 1408 contre un tisserand parce qu’il manquait sept fils à la chaîne d’une de ses toiles, un de plus que les règlements ne le toléraient[993]. La corporation maintenait le prix de la main-d’œuvre, tel qu’il était sous Philippe-Auguste[994]. Ce n’étaient pas les mêmes ouvriers qui tissaient les toiles unies et les toiles façonnées, et ceux qui voulaient joindre au tissage des premières le tissage des secondes, passaient par un nouvel apprentissage[995]. Bien entendu, cette division du travail n’existait que chez les ouvriers, et les patrons se livraient à la fabrication des unes et des autres.

Les tisserands de toile dont nous venons de parler faisaient des nappes, des serviettes, etc. Les «braaliers de fil,» ainsi que leur nom l’indique, tissaient, taillaient et cousaient des braies ou hauts-de-chausses. La chaîne de leurs toiles devait être composée de fil retors, et la trame de fil double[996]. Le tissage de la toile n’occupait à Paris que ces deux corporations, les canevassiers ou chavenaciers ne faisaient que le commerce[997].

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