Heures de Corse
LE SEIZE AOUT EN AJACCIO
Nous avons manqué le 15 août et les fêtes de l’Assomption, qu’on célèbre ici sous le nom de Saint-Napoléon. Pour les Ajacciens demeurés fidèles à la mémoire de l’Ogre de Corse, le 15 août est demeuré l’anniversaire de la naissance de Bonaparte et la fête de l’Empereur ; des banquets bonapartistes, des toasts délirants d’enthousiasme exaltent toujours, en dépit des Républiques, la grande figure napoléonienne.
Pour Ajaccio, la statue équestre du premier Consul qui chevauche si fièrement sa monture de bronze, escorté de ses quatre frères Lucien, Jérôme, Louis et Joseph déshabillés à la romaine, commande toujours la montagne et la mer, et c’est moins une effigie qu’un spectre cher et tangible dont l’ombre, selon les heures, diminue et grandit sur la place du Diamant.
Oh ! le geste du Napoléon de bronze pointant le doigt vers l’horizon et semblant encore défendre le golfe et le maquis à l’invasion anglaise !
Mais le 15 août nous étions encore à Nice, dans l’étouffement d’une journée d’orage, dont les brusques sautes de vent devaient démonter la mer. Le service des transports fait par la Compagnie Fraissinet est tel, en été, qu’on met dix-huit heures du port de Nice à celui d’Ajaccio. Une escale de trois heures à Calvi ou à l’Ile Rousse allonge une traversée déjà rendue pénible par les forts courants sous-marins qui tourbillonnent sur les côtes de Corse. Cyrnos, indomptable et farouche, Cyrnos, inabordable aux vaisseaux pérégrins, car des gouffres assiègent ses promontoires, et l’entrée de ses golfes est hantée par des monstres, sentinelles jalouses commises à la garde des citrons et des fruits délicieux dont regorgent ses ravins. Ainsi divague l’antiquité des conteurs et des philosophes sur cette Corse odorante de lentisques, de cystes et de térébinthes, maquis sauvage et parfumé où les Empereurs avaient installé le grenier de Rome. C’était la cité orientale de l’île qui fournissait alors les lourds chargements de céréales qui remontaient le Tibre, sur les larges bateaux plats d’Ostie ; et la Corse, aujourd’hui murée dans ses roches, faute d’un service régulier qui lui permette le débouché de ses produits, la Corse vouée à la pauvreté par l’incurie des gouvernants, approvisionnait alors cette gueule immense ouverte sur le monde : l’appétit de César. La Méditerranée est heureusement plus clémente sur la côte italienne que sur celle de France, et la flotte nourricière ne sombrait pas trop souvent, à en croire les annales.
Pour nous, ces dix-huit heures de traversée ont été dix-huit heures de roulis, de tangage et du plus atroce mal de mer, les hommes d’équipage eux-mêmes titubaient comme ivres, le personnel attaché au service des passagers était aussi malade que les passagers, et je revois encore ce pont des premières avec tous ces corps gisant pêle-mêle dans un désordre des plaids et des couvertures et roulant avec le roulis sous l’écume et les paquets de mer ; nuit d’équinoxe presque, tant la Méditerranée était folle et violente ; et qui le croirait aujourd’hui : le bleu d’un ciel implacable brûle au-dessus d’Ajaccio, la mer couleur d’étain en fusion a le calme d’un lac d’Italie et les montagnes évaporées de chaleur, devenue à l’horizon une brume lumineuse, font aujourd’hui de la ville de Napoléon un Bellagio de songe et de torpeur, ou je ne sais quel port de colonie invraisemblable et lointaine ; mais ce calme n’est qu’apparent, car le mistral souffle encore au large et, une fois sorti de la baie, ce sont les lourdes lames courtes, d’un bleu vitreux strié d’écume, qui nous secouaient si formidablement cette nuit et ce matin.
J’en ai encore le vertige dans la tête, et derrière les lamelles de mes persiennes closes qu’enflamme la clarté blanche du dehors, je crois voir monter et descendre, dans un abominable mouvement de montagnes russes, les roches de la côte, la houle et le bastingage du Bocognano, le premier rouleur de la Compagnie avec la Ville-de-Bastia.
Des fanfares, un bruit de foule m’arrachent du lit où je somnole ; je me précipite à la fenêtre, j’entr’ouvre les persiennes ; tout un peuple en fête se presse sur les trottoirs du Cours-Napoléon. A la terrasse de la caserne, en face, tout un flot d’artilleurs se bousculent, s’accoudent et cherchent à se faire place, avidement penchés sur la procession.
La Procession ! une procession comme on n’en voit plus sur le continent et que M. Combes ne se risquera pas à supprimer encore ici, car la population, enracinée dans ses coutumes et foncièrement latine et dévote, tient avant tout à ses manifestations religieuses, et celle-là a, en effet, un caractère tout particulier et bien local.
Précédé d’une fanfare, un long Christ de grandeur humaine apparaît et oscille au-dessus de la foule à l’angle du Cours. Enluminé et peint de plaies saignantes, il s’avance, érigé très haut par un porteur en froc violet ; des guirlandes de fleurs et des banderoles violettes l’encadrent. Une confrérie de pénitents violets l’escorte ; suivent des groupes de femmes en noir, encapuchonnées à la mode corse, et des hommes en complet de velours ; puis un autre Christ enguirlandé, lui, de banderoles et de fleurs rouges, la confrérie qui l’entoure est vêtue de frocs écarlates, et la procession continue, et un troisième Christ apparaît, tenu très haut par un porteur et suivi d’une confrérie à ses couleurs, et voici un autre Christ et un autre Christ encore dans leur faste un peu barbare de banderoles et de fleurs artificielles. Les cinq corps suppliciés dominent, tels d’étranges mâts, la marée des têtes nues et des capuchons ; c’est un défilé de cinq grands Christs planant au-dessus de confréries et d’une foule recueillie et lente. Un concours de peuple entoure une statuette de saint portée sur les épaules d’un groupe de brancardiers, c’est une figurine de moine en robe de bure qui, une palme à la main, semble bénir, debout sur un amas de rochers. Une dizaine d’hommes — des gars musclés aux yeux aigus et noirs dans des faces de hâle — se disputent l’honneur de le porter, et aux fortes encolures, aux cheveux drus et plantés bas sur le front, j’en fais des mathurins, des hommes de mer. Des vieux chenus prêtent aussi leur épaule aux brancards ; mais c’est surtout une jeunesse ardente qui se dresse autour de la statuette du saint ; et ces cinq Christs oscillants, cette ferveur odorante autour d’une figure aux dimensions d’idole imposent à ma mémoire des souvenirs de pardon de Bretagne en même temps que de processions espagnoles croisées dans les « calle » de Saragosse et de Valencia.
— « La procession de saint Roch, le plus vénéré de nos saints, m’est-il répondu par mon hôtelier, il y a quatre ans que la procession n’avait eu lieu. Nous avons ici deux églises Saint-Roch, et chacune des paroisses s’entêtait à ne pas céder à l’autre l’honneur de promener le saint. Elles sont enfin tombées d’accord et la joie de cette foule lui vient de contempler enfin dans les rues son saint qu’elle n’y avait pas vu depuis quatre ans. »
Saint Roch ! Sa légende m’en était contée une heure plus tard sur la place du Diamant par Michel Tavera, un jeune Corse que je connus il y a quelques années, à Paris, faisant une littérature savoureuse et colorée comme les montagnes et qui depuis a abandonné la Capitale, préférant aux odeurs de la rue du Bac l’atmosphère sauvage et parfumée du maquis.
— « Voyez-vous ces écueils là-bas, de l’autre côté de la baie, en face, »
Mais le miroitement de la mer, le halo lumineux de la côte noyaient le point désigné dans une brume de chaleur.
« Regardez bien au bas de ce promontoire, vous les verrez se dessiner, ils sont sept, ce sont les setto navi, les sept navires. Toute la légende de saint Roch est là, ces sept rochers affirment sa puissance. Sept galères barbaresques, chargées d’infidèles atteints de la peste, étaient entrées dans la baie ; elles menaçaient de débarquer à Ajaccio, tout le pays était consterné, ces mécréants allaient y répandre leur mal. Saint Roch, imploré par les populations accourues des campagnes, s’avança jusqu’au bord de la mer. S’agenouillant et s’étant mis en prière il adjurait Notre-Seigneur le Christ d’entraver la marche des navires et de préserver l’île, et sur un geste du saint, les sept galères s’arrêtaient, devenues pierres pétrifiées, elles et leurs équipages, changées en sept écueils.
« Ce sont les sept récifs qui s’échelonnent à la file au pied de Chiavari, Ajaccio célèbre encore aujourd’hui le souvenir de ce miracle et de sa délivrance. »
Au fond de la baie, les neiges du Monte d’Oro, enflammées par l’adieu du soleil, étincelaient toutes roses au-dessus des forêts bleuâtres, les fanfares de la procession éclataient par intervalles dans le quartier de la Citadelle, les cinq Christs défilaient sur les anciens remparts.
La maison de Napoléon, c’est le pèlerinage tout indiqué du lendemain. Je l’ai déjà visitée, il y a trois ans, c’était pendant l’hiver et la longue enfilade des pièces du premier, le seul étage où soient admis les visiteurs, en prenait, derrière les persiennes closes, un lamentable aspect de détresse et d’abandon. Dans la chaleur de l’été l’impression sera peut-être tout autre.
C’est dans la petite rue étroite et fraîche en août, froide en janvier, la même maison provinciale à trois étages, façade blanche et volets verts. Elle se penche un peu en arrière sous sa toiture comme mal d’aplomb ou redressée d’orgueil. Derrière les volets, qu’entre-bâille à peine la gardienne, ce sont les mêmes pièces aux parquets légèrement disjoints, plafonds peints, à la mode italienne, d’attributs et de fleurs de facture un peu sèche, selon le goût du temps. Des sièges de l’époque de la Révolution, des cabinets de Florence incrustés de lapis et de marbre, des bergères Louis XVI, dont les coussins de velours perdent leur crin, en meublent la solitude et c’est le salon de famille, et c’est le cabinet de travail du père de Napoléon, la chambre à coucher de Mme Lætitia, le canapé sur lequel elle mit au monde le premier Consul ; car, prise pendant la grande messe des premières douleurs et rapportée en toute hâte de l’église, on n’eut même pas le temps de la mettre sur son lit, et c’est sur un canapé que Lætitia Bonaparte accoucha du grand Napoléon, le 15 août 1769, vers midi, comme finissait l’office de l’Assomption.
Comme il y a trois ans, la gardienne ouvre pieusement deux petites armoires dissimulées dans le mur, placées l’une au pied du lit de Mme Lætitia, l’autre à la tête. De la première elle tire avec précaution une crèche d’ivoire représentant la Sainte Famille dans l’étable de Bethléem ; le premier Consul la rapporta d’Égypte pour l’offrir à sa mère, c’est le gage de son culte filial. L’autre cachette recèle, posée sur un coussin de velours rouge, la couronne de lauriers du premier Consul. Elle est en or massif et c’est l’enthousiasme reconnaissant d’Ajaccio qui en a fait les frais par une souscription récente. L’emblème consulaire repose sous un globe de verre comme une vulgaire pendule ; les mains de l’Ajaccienne, qui la montre, n’en tremblent pas moins d’orgueil.
Nous reprenons notre promenade, et c’est au hasard des pièces fraîches et vides, comme embaumées de silence et de clair-obscur, la chaise à porteurs dans laquelle Mme Lætitia fut rapportée de l’église, la chambre de Napoléon Bonaparte avec la fameuse trappe par laquelle il échappa aux poursuites de Paoli, et enfin ce joli salon en galerie que j’avais tant aimé à mon premier voyage. Six fenêtres sur la rue, six autres sur une terrasse intérieure font de la pièce oblongue une étroite lanterne qu’éclairent encore des petites glaces à appliques posées entre chaque fenêtre. Un parquet luisant, deux cheminées à chaque bout de la galerie se faisant face, deux grandes glaces au-dessus et tous les petits miroirs des appliques donnent à ce petit salon de fête un faux air de splendeur, et pourtant quel misérable papier au mur et quelles piteuses peintures au plafond ! Mais il est bien de son époque, ce salon des fêtes de la famille Bonaparte et prépare déjà les magnificences de Fontainebleau. Il est raide, élégant et convenu, comme l’Empire lui-même. La vieille Ajaccienne, qui nous en fait les honneurs, nous fait remarquer la terrasse carrelée qui borde le salon, Mme Lætitia l’avait fait aménager pour retenir au logis Nabulione ; c’était le préau où jouait l’Empereur enfant. Mme Lætitia avait dû prendre le parti de garder son fils auprès d’elle ; Nabulione, turbulent, batailleur et dominateur, organisait avec les autres gamins de son âge des guerres et des embuscades de quartier qui finissaient toujours par des horions, des bleus et même des effusions de sang. Impérieux et volontaire, il se mettait à la tête des petits Corses de sa rue, préparait la victoire et faisait mordre la poussière au parti adverse ; le parti de Nabulione était toujours vainqueur. Devant les plaintes des voisins et des mères, Mme Lætitia avait dû se décider à garder l’enfant indiscipliné auprès d’elle.
Nabulione enfant s’exerçait déjà à conquérir le monde… La vieille Corse, qui me raconte cette légende faite peut-être à plaisir, la débite avec une joie évidente, toute sa vieille face crevassée rayonne, a comme un air de fête. Pour elle, comme pour tout bon Ajaccien, quand on parle de l’Empereur, c’est toujours le 15 août, la Saint-Napoléon.