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Heures de Corse

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LES PÈLERINAGES

Napoleonis civitas ! Et, comme une épitaphe funéraire, l’inscription s’étale gravée en lettres d’or sur une plaque de marbre rouge, dans cette salle à manger d’hôtel monumental, assourdie de gazouillis anglais et de baragouin allemand.

Rien que des Outre-Manche et des Outre-Rhin dans ce vaste hall qui se recommande de la gloire et des lauriers de Napoléon ! Ajaccio, le berceau du géant d’Austerlitz et de Wagram, est envahi par ses bourreaux !

Ah ! cet odieux hôtel, bondé de Deutschs et d’Anglo-Saxons et tenu par un Suisse ! Ce n’est pas là que nous retrouverons les mânes de l’Empereur ! mais dans la vieille ville génoise, dans les rues étroites et, disons-le, malpropres qui se croisent et se groupent autour de la citadelle, rues dallées comme celles de Vintimille, aux hautes maisons, aux fenêtres pavoisées de lessives, à la chaussée parfois enjambée par une arche, voûte pittoresque et sombre où s’encadrent ici le bleu du golfe, plus loin le poudroiement lumineux de quelque place ensoleillée ; assises au coin des portes, les portes cintrées et basses des échoppes arabes, des femmes aux yeux sauvages y cherchent les poux d’une marmaille grouillante ; des pêcheurs, aux mollets ronds et bruns, passent, une rame sur l’épaule, appuyant fièrement leurs pieds nus sur les dalles ; des châtaignes cuisent sur un poêle en plein air, des coques velues d’oursins s’entassent dans un angle, et des jeunes gens déchargent d’une charrette des fagots odorants de myrte, de lentisques et de genévriers, toute l’âme du maquis cueillie dans la montagne, et ce sont, baignées de soleil et coupées de grands pans d’ombre, les rues du Centre, du Cardinal-Fesch, la rue Sébastiani et la rue du Roi-de-Rome et la rue Létizia.

La rue Létizia est la plus étroite : c’est dans son ombre moisie que s’élève la maison Bonaparte, un grand corps de logis à trois étages, façade blanchie à la chaux, petites fenêtres à persiennes vertes ; de l’autre côté de la rue, un petit jardin bordé d’une grille et qui fut celui de Lætitia Ramolino complète la demeure familiale ; une plaque de marbre à inscription dorée complète la gloire de la ruelle :

Napoléon est né dans cette maison le 15 août 1769.

Le premier étage est seul ouvert aux visiteurs ; un escalier de granit à rampe de bronze y conduit. C’est, dans la pénombre des persiennes mi-closes, une succession de vastes pièces encore meublées dans le style raide du temps ; leur carrelage rouge, leurs murs blanchis à la chaux et la misère des sièges, aux étoffes déchirées et déteintes, racontent encore la gêne de Mme Lætitia, demeurée veuve avec ses huit enfants ; la puissance et l’importance de la famille, alliée aux Bonaparte de Florence et à toute la noblesse corse, s’affirme cependant à la grandeur des salles de réception ; le salon des fêtes, en galerie sur un patio, double les vingt-six appliques de ses petits miroirs italiens dans un parquet uni comme une glace ; si les meubles du salon de Mme Lætitia étonnent comme un anachronisme par la pureté de leur style Empire, ceux de la chambre à coucher, d’un joli XVIIIe, nous semblent bien authentiques. Voici le bois de lit de la mère de Napoléon, Nabulione Buonaparte, le fauteuil dans lequel on la ramena de l’église où, pendant la messe de l’Assomption, elle fut prise des douleurs de l’enfantement. Puis, partout, d’autres meubles où s’accrochent les souvenirs : divans poussiéreux, chaise à porteurs de Mme Bonaparte Ramolino, et la seule épinette qui existait à Ajaccio à l’époque. Le cabinet de travail, la salle à manger, les salons se succèdent en enfilade, vastes pièces silencieuses, comme embaumées dans leur ombre ; et les chaises, du style austère d’alors, ont l’air d’attendre en rang, contre les murs, ceux qui ne reviendront plus : les pas feutrés de la vieille Ajaccienne qui nous sert de cicerone troublent seuls la paix figée des salles obscures et muettes. Et pourtant que d’ambitions s’agitèrent entre ces murailles, que de rêves y battirent de l’aile, et les destinées du monde entier y furent contenues !

Dans l’angle d’une chambre, qu’on dit être celle du sous-lieutenant de Brienne, une trappe, celle par laquelle, en 1793, Bonaparte, la maison étant cernée, échappa aux poursuites de Paoli, et, sur la cheminée de la chambre de Madame mère, à côté de la couronne en lauriers d’or du premier Consul, une ravissante crèche en ivoire, que Bonaparte rapporta d’Égypte en 1790, souvenirs résumant presque la carrière sentimentale du héros, sa haine tenace et violente de l’Anglais, ses premières victoires et son grand, son inaltérable amour des siens, symbolisés par la crèche d’ivoire et les lauriers consulaires rapportés à la maison natale et offerts à la mère !

Que d’opprimants et mélancoliques souvenirs !

C’est peut-être cette grande ombre planante sur Ajaccio qui tisse comme un voile de tristesse atténuée sur la neige de ses montagnes et le bleu lumineux de son golfe !

La Corse, reconnaissante à Napoléon, lui a dressé partout des statues, emplissant ses places et ses promenades d’effigies en marbre du César : Cours Grandval, sur cette place des Palmiers, ombreuse et fraîche, ensoleillée et verte selon le jour et l’heure, et dont les Ajacciens sont si fiers, la statue en toge du premier consul domine quatre lions de granit, dont la gueule vomit l’eau d’une fontaine ; sur l’esplanade du Diamant, la place de la Concorde de la ville, et dont toute la longueur commande la mer, Napoléon s’érige encore, cette fois César équestre, escorté de ses quatre frères, Joseph, Lucien, Louis et Jérôme, qui, de leurs silhouettes de bronze, lui font une garde d’honneur. C’est le grand monument commémoratif d’Ajaccio, et, sculptés dans la lumière, profilés en noir sur l’azur méditerranéen, les cinq Buonaparte regardent l’horizon et semblent veiller en sentinelles sur la patrie corse ; l’œil darde vers l’Anglais qui viendra par la mer. Tout cela est bien de l’immortalité et de la gloire, mais nulle part pourtant je n’ai senti frémir la grande ombre envolée comme dans la petite maison et les pièces obscures de la rue Létizia.

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