Heures de Corse
LUI !
« Et quand j’aurai été voir le bateau ! Avec celui de Bône, mettons trois buts de flânerie par semaine ! Les quais, je l’avoue, s’animent un peu ces jours-là, et tout Ajaccio y afflue, depuis les officiers de la garnison jusqu’aux commissionnaires de la gare, pour voir débarquer la jolie étrangère qui n’arrive jamais ; car j’en suis là : je n’ai pas encore rencontré par vos rues une femme digne d’être suivie. Quelle distraction m’offrirez-vous ?
« Les excursions, il n’y faut pas songer. La neige tient la montagne ; à cinq cents mètres de hauteur tout est blanc, le fond du golfe a l’air d’une vallée de l’Engadine, et tenter la traditionnelle promenade du Salario, au-dessus de la ville, c’est risquer la bronchite ; quant à la Punta di Pozzo di Borgo, les quintes me prennent en y pensant : il y gèle… Les autres années, un service de bateaux permettait des excursions en mer, on pouvait, en traversant le golfe, prendre des bains d’air salé et de soleil ; les plages de l’Isolella, de Porticio et de Chiavari, de l’autre côté de la baie, formaient autant de havres et d’escales. Cet hiver, l’unique bateau qui faisait le service est en réparation à Marseille, et, pour aller à Chiavari visiter le pénitencier arabe, il faut six heures de voiture, c’est-à-dire partir à l’aube et rentrer le soir, dans l’air glacé de la nuit.
« Ah ! le pays est tout à fait gai et je vous rends grâces de m’y avoir fait venir. Je ne vous parle pas des soirées : il est convenu qu’un malade doit se coucher à neuf heures ; mais, le jour, que diable voulez-vous que je fasse de mes journées ? Réglez-moi l’emploi de mes heures. Vous ne me voyez pas faisant des visites au préfet ! Me voyez-vous jouant au tennis avec la colonie étrangère et ramassant la balle de miss Arabella Smithson, la jeune Écossaise phtisique, ou portant la raquette de Mme Edwige Stropfer, la maîtresse de la pension suisse, qui flirte, paraît-il, avec un cocher indigène et ne dédaigne pas les pêcheurs ! Terribles, ces glaciers de l’Oberland, ils deviennent volcans sur leurs vieux jours. Vous ne m’évoquez pas davantage me balançant à vie dans un rocking-chair, enveloppé de tartans et coiffé de fourrure, comme les Anglais vannés et les Allemands goutteux de cet hôtel ; le jardin en est splendide, je vous l’accorde : palmiers, cédratiers, mimosas et agaves avec panorama unique, la mer au fond, la ville à gauche et le cimetière à droite, à deux pas. On y est porté de suite, mais j’ai peu de goût pour les maisons de santé, et si soleilleux que soit le site, je n’emplirai pas de ma toux ce jardin d’hôpital… car votre hôtel est un hôpital, service de premier ordre, mais les couloirs fleurent la créosote et les chambres embaument le phénol. Chaque pensionnaire, à chaque repas, prend ses deux perles livoniennes.
« Ah ! docteur, vous saviez ce que vous faisiez en me mettant ici ! Vous faites d’une pierre deux coups, chaque fois que vous me rendez visite ! Je fais partie de votre tournée du matin. Tout cela, je vous le pardonne et même la nourriture fade et les viandes éternellement bouillies, mal déguisées de sauces rousses, et l’unique dessert : noix, figues, mandarines et raisins secs, que je chipote en cet hôtel. Ce régime m’a rendu l’appétit. Je meurs de faim et mes fringales m’ont fait découvrir cette bonne Mme Mille, cette exquise et chère Mme Mille, l’aimable pâtissière du cours Napoléon, ronde, parlante et si accorte, qui confectionne de si succulentes terrines de merles et de si friandes compotes de cédrat.
« Et sa liqueur de myrte ! A s’en sucer les dents, à s’en lécher les lèvres ! Je vous pardonne tout en faveur de cette fine liqueur ; mais de grâce, docteur, employez-moi mon temps, fixez-moi un horaire. »
Et le docteur, tout en caressant d’une main… perplexe la soie brune et brillante d’une barbe soignée (toute une attitude, mieux qu’une attitude, un poème et une séduction la main longue et baguée du docteur dans les poils frisés et luisants de cette barbe, et quelle indécision dans le geste dont il la lissait), et le docteur donc, tout en caressant le floconnement parfumé de son menton : « Nous avons un mois de janvier imprévu, tout à fait déroutant, cet hiver. Songez qu’il neige à Marseille. Avez-vous vu le départ des diligences cours Napoléon, tous les matins, à onze heures ? très curieux, très pittoresque. Vous verrez là de vrais Corses.
« En costume national, en velours côtelé et à grandes barbes blanches, le type Bellacoscia qui tint pendant trente-deux ans le maquis, toutes les cartolina posta l’ont reproduit ; j’en achète une tous les matins au portier de l’hôtel pour l’envoyer à une petite amie de France : elles croient, les chères créatures, que je suis en péril et frissonnent délicieusement. » — « Le type Bellacoscia, il ne faut pas me la faire, Mme Mille m’a confié qu’on les costumait ainsi à la Préfecture, ceci correspondant aux goûts des hiverneurs étrangers. Je n’irai donc pas voir partir vos diligences, je connais celles d’Algérie, elles sont construites sur le même modèle… les vôtres sont encore plus incommodes et plus petites avec leurs panneaux peints en vert et en rouge sombre ; on dirait des fournées de camerera mayor à voir toutes les voyageuses en deuil… Et dire que Bonaparte prit un de ces courriers pour gagner Bastia par Vizzavona et Corte, quand il partit pour Brienne… Je connais le couplet… Il y a aussi le pèlerinage à la Maison Bonaparte et la visite au musée avec les souvenirs de Napoléon ; mais je n’ai pas tous les jours l’âme de Jean de Mitty.
« Le succès de M. Rostand nous a un peu blasés, nous autres continentaux, sur l’épopée du géant historique. Je m’étonne que vous ne m’ayez pas encore proposé d’aller à la gare assister à l’arrivée des trains ; les montagnards en vendetta, le fusil sur l’épaule, à peine sur le quai, commençant par décharger leur arme, le port de l’escopette chargée étant interdit en ville, ces petites formalités locales organisent parfois des feux de peloton intéressants entre deux trains ; mais, que voulez-vous ? tout cela me laisse froid. J’ai trop roulé de par le monde : mes souvenirs de Sicile me défendent contre la Corse et le pittoresque me trouve récalcitrant.
« Bon ! voilà le soleil qui nous quitte !… Adieu, lumière d’Afrique ; regardez-moi la mélancolie de la baie dans cette brume : tout le paysage est d’un bleu triste et atténué d’ardoise ; sont-elles assez d’exil, ces montagnes à la plombagine ? »
Le docteur, navré, ne disait plus rien : le nez sur son assiette, il mangeait, doucement résigné à mes doléances et au menu de l’hôtel ; nous achevions de déjeuner dans la lumière tamisée de stores d’une grande galerie vitrée, réfugiés là, dans le prudent effroi de la table d’hôte ; nous étions, d’ailleurs, les derniers demeurés à table, les autres déjeuneurs déjà répandus dans le jardin et lézardant au soleil, dans un engoncement de plaids, de châles et de pèlerines comme seuls Anglais et Allemands en promènent à travers le monde ; phtisies d’outre-Rhin et spleens d’outre-Manche voisinaient là, à l’ombre grêle et bleue des palmiers ; l’or en boule des mimosas et les thyrses ensanglantés des cactus à fleurs rouges préparaient en décor l’azur adouci des montagnes et du golfe ; c’était la mélancolie atténuée, le charme ouaté d’un paysage pour poitrinaires et globe-trotters, exténués de civilisations, venant s’échouer dans un havre d’exil et de somnolente agonie entre les oliviers, les chênes verts et la mer.
A ce moment, le soleil reparu fit étinceler la neige des cimes, le golfe étala et, du même coup, accusa cruellement la bile et la chlorose des teints, la lassitude des yeux et des sourires, en même temps que la veulerie éreintée des visages ; les promeneuses du jardin apparurent avachies et vannées, comme autant de vieux sacs de nuit fatigués.
Qu’étais-je venu faire dans cette remise pour très anciens objets de voyage ? Je sentais en moi la montée d’une sourde rancune, un vent d’injustice me soulevait contre le docteur, en même temps que commençait à peser un pénible silence.
Tout à coup, la porte vitrée de la table d’hôte s’ouvrit toute grande… et géant, avec sa forte carrure, son estomac bombé et sa face lourde, aux bajoues tombantes, Il apparut, car c’était Lui, à ne pouvoir s’y méprendre : c’étaient ses grands yeux à fleur de tête et leurs paupières pesantes, c’était son profil régulier, ses lèvres épaisses et son menton gras de jouisseur, toute cette face de médaille d’Augustule de la décadence, rachetée par la grâce du sourire et la grande beauté du regard, car il avait aussi de Lui les prunelles limpides et pensives, la démarche lente, et jusqu’à la fleur rare à la boutonnière ; c’était Lui, mais rajeuni de vingt ans, Lui dans tout l’éclat de ses triomphes de poète et d’auteur, le Lui choyé, adulé, courtisé, que se disputaient à coups de dollars Londres et New-York ; et, comme je le savais mort, et dans quelle misère et quel abandon ! le double mystérieux du portrait de Dorian Gray s’imposait, impérieux, à mon souvenir : je risquai l’impolitesse de me retourner brusquement sur ma chaise, pour suivre plus longtemps des yeux l’effarante ressemblance : elle était frappante ; Sosie n’était pas plus Sosie ; une jeune femme accompagnait le faux Oscar, élégante, et, comme son compagnon d’Agence Cook d’Outre-Manche, des cheveux blonds et lisses, aux longs pieds solides, aux chaussures sans talons.
« Le portrait de Dorian Gray, pensait mon docteur à voix haute, nous avons pensé ensemble. — A croire à un revenant, n’est-ce pas ? Quelle histoire d’outre-tombe on pourrait écrire sur cette ressemblance goblin-story, comme ils disent à Londres, le beau sujet de Christmas-tale. J’aurais rencontré cet Anglais à bord, dans la nuit du 31 décembre, que j’aurais cru à un intersigne… Vous voyez-vous la nuit, sur le pont d’un paquebot, en pleine mer remueuse et sinistre et, tout à coup, ce faux Oscar apparaissant… — Brr, jour des Morts en mer. C’est un accident de race, d’étranges analogies peuvent y fleurir ; en tous cas, bien gênante pour cet Anglais, cette fatale ressemblance. — Oui, on peut le croire ressuscité. Savez-vous que vous tenez mal vos promesses, homme de peu de parole que vous êtes. Cette histoire du Christ et de Lazare de ce pauvre Wilde que vous avez annoncée à son de trompe, vous nous la devez toujours, vous savez. — Soit, je vous la dirai donc, car elle est pleine de mélancolie et cadre bien avec ce golfe et ce décor ensoleillé d’hiver ; mais je n’aurai pour vous la conter ni la lenteur voulue de sa diction modulée et précieuse, ni le soulignement définitif de son geste ; d’ailleurs, c’est avec une légère variante le texte même de l’Évangile. Donc Lazare était mort, descendu au tombeau, et sur la route de Béthanie, Marthe venue à la rencontre de Jésus, lui avait dit en pleurant : « Seigneur, si vous eussiez été ici, mon frère ne serait pas mort ! » Et une fois arrivé dans la maison des deux sœurs, Marie s’était jetée aux pieds de Jésus et lui avait dit, elle aussi : « Seigneur, si vous aviez été ici, mon frère ne serait pas mort ! » Et Jésus voyant qu’elle pleurait et que les Juifs venus avec elle pleuraient aussi, frémit en son esprit et se troubla lui-même ; puis il dit : « Où l’avez-vous mis ? » Ils lui répondirent : « Seigneur, venez et voyez ! » Alors Jésus pleura et les Juifs dirent entre eux : « Voyez comme il l’aimait ! » Mais il y en eut quelques-uns qui dirent : « Ne pouvait-il empêcher qu’il ne mourût ! » Et Jésus frémissant alla au tombeau. C’était une grotte et elle était fermée d’une pierre qu’on y avait placée. Jésus dit : « Otez la pierre ! » Marthe, sœur de celui qui était mort, dit alors : « Seigneur, il sent déjà mauvais, car il est mort depuis quatre jours. » Mais Jésus lui répondit : « Ne vous ai-je pas promis que si vous aviez la foi, vous verriez la gloire de Dieu ! » Ils ôtèrent donc la pierre, et Jésus levant les yeux au ciel, se mit en prière et puis, ayant prié, il s’approcha de la grotte et cria d’une voix forte : « Lazare, sortez ! » Et soudain celui qui était mort se leva, ayant les mains et les pieds liés de bandes et le visage enveloppé d’un linge, et Jésus leur dit : « Déliez-le et laissez-le marcher ! »
« Mais (ici commence la variante du poète) Lazare ressuscité demeurait triste ; au lieu de tomber aux pieds de Jésus, il se tenait à l’écart avec un air de reproche et, Jésus s’étant avancé vers lui : « Pourquoi m’as-tu menti, lui dit Lazare, pourquoi mens-tu encore en leur parlant du ciel et de la gloire de Dieu ? Il n’y a rien dans la mort, rien, et celui qui est mort est bien mort ; je le sais, moi qui reviens de là-bas ! » Et Jésus, un doigt sur sa bouche et avec un regard implorant vers Lazare, répondit : Je le sais, ne leur dis pas ! »