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Heures de Corse

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LE VILLAGE

Et c’est dans le visage une fierté câline
Faite de grâce hellène et d’ardeur sarrasine.

J. L.

« Il faut absolument que vous veniez au village un jour de fête. Vous verrez un peu nos paysans. Je vous les ai montrés sous la châtaigneraie. Il faut les voir au tir au coq, dans leurs chansons de cabarets, leurs danses, et puis il ne faut pas manquer la sortie de l’église. » Et comme j’objectais le fastidieux ennui du voyage dans le somnolent Decauville, qui fait le service de la Corse, et le trajet déjà tant de fois effectué de Vizzavona à Ajaccio. « Mais descendez donc à Bocognano en voiture, la route est superbe. A partir du col vous découvrez toute la vallée jusqu’au golfe. Je viendrai vous prendre dans mon break à Bocognano et vous conduirai par la grande route jusqu’à Ucciani. Vous connaîtrez enfin un peu le paysage. On ne voit rien sous ce tunnel du Monte d’Oro, toute la contrée vous échappe. Et puis vous surprendrez les villages au réveil et reverrez peut-être Bellacoscia sur le seuil de sa porte. » Ainsi parla mon ami, Michel Tavera, et je me laissai persuader.

La fête d’Ucciani tombait le surlendemain, la fête annuelle, la Saint-Antonin, le patron du pays : Il Chianco, le boiteux, comme l’invectivent dans une dévotion bien italienne les Uccianais déçus par la sécheresse d’août ou les pluies de septembre, dont n’a pas su les préserver leur saint.

Le matin de la Saint-Antonin, nous quittions donc Vizzavona.

C’était d’abord la montée au pas dans la clarté verte de la forêt de sapins, une forêt rajeunie par la nuit, dont les odeurs résineuses n’étouffent pas encore l’âme végétale des thyms et des menthes, puis c’était la forêt de hêtres et le friselis de sa verdure plus fraîche et enfin, comme une vague, le grand souffle d’air pur du col…

Et, dans une aridité de pierres grises, cendreuses, tant elles sont calcinées c’est, à mesure que l’on descend les lacets de la route, en amont l’énorme accablement, la soleilleuse et morne solitude des masses pelées du Monte d’Oro, en aval le dévalement d’eaux vives et de verdures de ravins ombreux ; le maquis et les torrents nous escorteront ainsi jusqu’aux châtaigniers de Bocognano, tandis qu’à notre droite, de l’autre côté de la vallée au ruisseau invisible, tant elle est profonde, les crêtes déchiquetées de la montagne continueront à chevaucher sur un ciel de chaleur… et, jusqu’à la bande de brumes lumineuses, où le doigt tendu de Tavera m’assigne la place d’Ajaccio, ce sont dans un poudroiement bleuâtre, douze lieues de vallées, de sommets, de collines et de gorges s’abaissant insensiblement vers la mer, un horizon d’une vastitude et d’une tristesse infinies, sous la torpeur de cette matinée déjà chaude… Par moments, des bouffées de fournaise nous brûlent, tout le paysage est rempli de fumée… des feux d’herbes ? Non ! Ce sont des forêts entières qui flambent, allumées par la malveillance des bergers.

Depuis que l’incurie du gouvernement interdit en Corse le pâturage du domaine de l’État, le paysan, réduit au maquis, met tout simplement le feu au bois confisqué et pour faire place nette et pour y trouver au prochain printemps l’herbe nécessaire à ses bêtes.

Nous atteignons Bocognano dans une atmosphère d’incendie.

Maintenant, c’est la plaine.

L’étouffement s’est fait plus dense et la route court poussiéreuse entre des vallonnements moutonnés de cystes et de lentisques et des plantations de maïs ; les montagnes évaporées de chaleur ne sont plus qu’une vibration lumineuse et quelle solitude !!

La tête sarrasine d’un paysan corse, en velours marron et le fusil en bandoulière, est la seule rencontre que nous fassions pendant quinze kilomètres. Il mène paître ses chèvres armé comme pour une vendetta.

Un pont. Tavera m’en fait remarquer les proportions hardies.

Le pont d’Ucciani, il a cent ans. Les Uccianais, jaloux de sa perfection, ne trouvèrent rien de mieux que de noyer l’architecte. Une fois mort, il ne doterait pas les autres pays de chefs-d’œuvre pareils : le pont d’Ucciani est unique. Cette férocité n’indigne pas Tavera.

Et la route enfin remonte ; nous escaladons des lacets dans une chaleur de brasier ; le maquis pétille de soleil.

Dans une vigne apparaît le cube blanc d’un tombeau, « Le village », me dit Tavera, le monument funèbre se trouve être celui de sa famille : sur les pentes d’un coteau de vignobles éclate la blancheur d’autres mausolées ; c’est bien le village. Le Corse a l’orgueil de sa sépulture ; l’entrée de tout hameau, de plaine ou de montagne, se signale par une ceinture de tombes. Nous avions déjà trouvé cette voie Appienne le long du golfe d’Ajaccio.

Mais des châtaigniers surgissent. Voici la gare… et, par un sentier de chèvres, qui est aussi celui des voitures, ascensionnent des groupes de paysans. Ce sont les costumes de velours noir des fêtes carillonnées et des beaux dimanches, des cavalcades de mulets, des paysannes dans leur éternelle robe de deuil, chevauchant à nu comme des hommes. Puis ce sont des chants et des guitares.

Ajaccio et les environs montent à l’assaut d’Ucciani gaiement.

Et parmi cette foule hâlée, aux yeux aigus et noirs, c’est la surprise d’adorables visages de blondes. La blonde Corse est particulièrement désirable. Nulle part je n’ai vu ces ors rouillés et nuancés de feuille morte dans les chevelures, nulle part ces yeux d’aigue-marine dans des faces mordorées et mûries par le soleil. La Corse blonde a la saveur d’un fruit.

Ce sont aussi des théories de femmes, la taille droite ou balancée sous d’énormes charges, des couples d’ânes et des cavaliers tenus en croupe par d’autres cavaliers sur des petits chevaux du pays.

Une débandade de pourceaux, des hottées d’enfants demi-nus, des jeunes filles groupées autour d’une fontaine, voici la rue.

Rongées d’années et de soleil, les maisons d’Ucciani sont couleur de tain ; une immense châtaigneraie les domine. Mises en valeur sur cette verdure fraîche, les maisons d’Ucciani dévalent en désordre à la rencontre du promeneur, suivies dans la vallée par l’ombre de la forêt.

Tout un groupe de joueurs nous désigne l’auberge. Des teneurs de loteries et des bonneteurs sont là, aguichant le montagnard, tous montés de la ville. Voici le clocher, carré et droit, isolé au milieu du village, tandis que l’église en contrebas se blottit au pied d’un talus. Déjà toute cette joie éparse nous dilate et nous rajeunit quand, tel un hurlement d’orfraie, s’élève et pleure une mélopée lugubre. Une immense plainte traîne, se lamente et glapit. C’est la troupe des pleureuses s’énervant autour d’un cadavre dans le ressassement des voceri. Il y a une morte dans le village.

Une femme y est décédée dans la nuit.

Toute la famille (tous les Corses sont parents entre eux), est là, derrière les volets clos de la maison, qui hurle et fait ripaille en veillant le corps. Le deuil a gagné le pays. Il n’y aura ni tir au coq, ni danses, ni réjouissances dans la rue, il y a une morte dans Ucciani. La fête se bornera à la grande messe et à la procession.

La grande messe. Impossible d’entrer dans l’église, la foule, tassée à ne pas y jeter une épingle, reflue, refoulée au dehors. Une vingtaine de femmes prient sous le portail, à genoux sur les marches. Au-dessus de leur foulard de soie, à peine distinguons-nous une marée de têtes encapuchonnées, et, dans le clair obscur du maître-autel piqué de cierges, les lentes allées et venues d’un clergé alourdi de chasubles d’or. Toutes les femmes ont soigneusement caché leurs cheveux, une ferveur adorante les courbe vers l’autel, des chants profonds traînent en psalmodies. C’est l’atmosphère d’un sanctuaire espagnol, mais les abords de l’église sont ceux d’un pardon de Bretagne.

Couchés, assis du côté de l’ombre, tous les hommes sont là, les garçons surtout, venus pour voir les filles à la sortie de la messe. Ils devisent entre eux sous le feutre à larges bords, en lourds souliers ferrés, le bâton à la main, et attendent patiemment le passage des femmes. Quelques-uns grattent des guitares. Le parapet de pierre, qui domine le ravin, a été respectueusement laissé aux vieillards. Toute une bande de vieux, très Bellacoscia d’aspect, y prennent le frais ; l’un d’eux a quatre-vingt-douze ans, et est père de douze enfants, il est là avec cinq de ses fils, dont le plus jeune a vingt ans et l’aîné soixante-six. C’est vous dire la verdeur corse. Fils il est vrai de différentes femmes. Cet étonnant générateur en a eu quatre. Je l’examine avec stupeur.

Et la foule s’écoule. On sort de la messe. Passants et citadins remontent au village, foule recueillie, gardant encore, même dehors, le silence religieux de l’église. « La population ici est tellement croyante, si passionnée surtout ! me confie Tavera. Croyez-vous qu’à la semaine sainte, pendant qu’on lit l’Évangile de la Passion, au passage des Juifs, lorsque Ponce-Pilate se lave les mains et livre Jésus à Caïphe, tous les hommes poussent des hurlements, soufflent dans des cornes de bœuf, démolissent les bancs à coups de bâton. Et c’est un vacarme de huées et d’injures effroyables à l’adresse des bourreaux du Christ. Des Espagnols ou plutôt des Arabes, avec tout le fanatisme sensuel et démonstratif des races africaines. » Décidément le Corse est bien plus Arabe qu’Italien.

Nous déjeunons maintenant dans une maison corse. Une vieille maison seigneuriale qui n’est pas sortie de la famille depuis deux siècles. Les Tavera l’habitent de père en fils, les aïeux y sont morts, les petits-fils y mourront, les Tavera de l’avenir y sont encore à naître.

De vastes pièces, un peu basses de plafond, aux poutrelles apparentes, aux petites fenêtres s’ouvrant qui sur le village, qui sur la montagne, et où le service est fait par une lignée d’antiques serviteurs. Les domestiques y forment une famille à côté de celle des maîtres. La jolie fille qui nous sert à table est l’arrière-petite fille de la vieille bonne qui a élevé la mère de Michel Tavera. Elle est entrée à neuf ans dans la maison, elle ne l’a jamais quittée. Elle y a vécu, s’y est mariée, y a fait souche de vingt-cinq enfants et petits-enfants ; elle vit retirée, maintenant, dans la maison des Tavera à Ajaccio, servante-aïeule, verte et chenue encore sous la neige de ses quatre-vingt-six ans : soixante-dix-sept ans de service, autre temps, autres mœurs ! Il faut venir en Corse pour trouver encore de pareils spectacles. « C’est l’éloge des maîtres et des serviteurs », ne puis-je m’empêcher de faire remarquer.

Un dernier trait qui fixera les mœurs patriarcales de la race.

Dans l’immense cuisine, que cinq marches séparent de la salle à manger, il y a aujourd’hui vingt personnes à table, les fils, les filles et petits-enfants de la servante-aïeule, venus tous d’Ajaccio, célébrer la fête du pays. Les Tavera les traitent magnifiquement et leur servent le même repas que nous mangeons à la salle. Il y a là des marins de la Compagnie Fraissinet, un berger, un forgeron, un maçon même, tous les corps de métier.

Tous ces braves gens ont quitté Ajaccio à une heure du matin, empilés sur une charrette à un cheval que leur prête le maître, toute la nuit ils ont marché au pas sur les routes en chantant : ils sont arrivés à l’aube au village. Ils repartiront au crépuscule.

Par les fenêtres ouvertes, derrière les persiennes closes, les voceri des pleureuses, le lamentable chant funèbre de la morte, pénètrent avec des senteurs de myrte et du soleil.

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