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Heures de Corse

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FLEUR D’EXIL

Tous les jours, en revenant du Cazone, par les allées en lacet du Salario, la forêt d’oliviers dont le moutonnement argenté domine la ville, je les rencontrais, invariablement échouées sur un banc, prenant frileusement l’air du large et le soleil, les deux frêles Parisiennes, la mère et la fille, venues là, dans cet Ajaccio d’exil, pour la santé de l’une ou de l’autre, et s’ennuyant, oh combien ! dans ce monumental hôtel pour Anglais et Allemands.

Elles étaient débarquées ici, joyeuses, avec un entrain affairé de jolies femmes arrivant à Cannes ou à Nice, toutes ravies des cactus en fleurs, du panorama de la baie, du jardin et du luxe de l’hôtel, heureuses du climat et de la douceur atténuée des ciels ; mais elles en avaient décousu vite, dans le morne et pesant ennui de ce cosmopolite hôtel.

En pure perte, les robes du bon faiseur, arborées à chaque repas ! En pure perte, les batistes brodées de la fille et les manteaux de soirée de la mère, et la dorure de cheveux oxygénés de celle-ci, et les bandeaux aile de corbeau de celle-là ; pas un homme en smoking à table ; et tous ces braves Allemands, en costume de cheviote, tous ces rogues Anglais, en chemise de flanelle, n’avaient cure de ces deux poupées françaises, qui n’avaient ni appétit ni souliers plats ; car si les deux nouvelles venues découvraient, sous l’écume de dentelles des jupes, les plus fines chaussures et les plus capiteux bas de soie, elles ne faisaient guère honneur au menu de l’hôtel.

Réfugiées, comme nous, à une petite table, elles chipotaient tout du bout de la fourchette, disputant sans entrain quelque bouchée de viande au brouet roux des sauces, réduites à se rabattre sur les mandarines du dessert, sans avoir comme nous la ressource d’aller prendre un repas sur deux dans quelque hôtel de voyageurs de la ville ou quelque bar de matelots du port ; et j’avais fini par les prendre en pitié, ces deux Parisiennes d’exil, qui ne parlaient à personne, et qui, malades, et très atteintes peut-être, une fois retirées dans leur chambre, devaient tromper leur fringale avec des cédrats confits et des crottes de chocolat.

Elles avaient bien tenté quelques promenades en voiture, mais, elles aussi, avaient dû renoncer à toute excursion, cruellement averties par le froid ; impossible de s’aventurer en montagne sans sentir le manteau de glace tomber sur ses épaules ; et quand on tousse toutes ses matinées !… Elles en étaient donc réduites au Cazone, à la lente et classique promenade au soleil à la grotte de Napoléon, la caverne, presque de Lourdes, où Bonaparte adolescent allait s’isoler, à l’entrée du maquis, et rêver à sa destinée ; cette grotte où, pensif et mélancolique, attentif aux voix de la solitude, comme une autre Bernadette, il eut peut-être la vision de son avenir, cette grotte où en tout cas, il s’éprit et se passionna, en véritable insulaire, pour ce beau pays de Corse, dont le souvenir hanta toute sa vie, et dont le regret le poursuivra en exil, quand, dans le Mémorial de Sainte-Hélène, il écrira : « La Corse avait mille charmes ; j’en détaillais les grands traits, la coupe hardie de sa structure physique… Tout y était meilleur ; il n’était pas jusqu’à l’odeur du sol même ; elle m’eût suffi pour la deviner les yeux fermés ; je ne l’ai retrouvée nulle part. »

Mais, nous autres continentaux, les pinçoute, les pointus, comme nous appellent les Corses, non sans une légère nuance de mépris, l’odeur aromatique de l’île parfumée ne nous suffit pas ; l’ombre de Napoléon, si elle nous fait rêver, nous attriste, car l’Empire, c’était hier, et l’hier du commencement du siècle à côté d’aujourd’hui !!!

Donc, après leur promenade quotidienne au Cazone, la mère et la fille gagnaient, à petits pas, les allées du Salario, et une fois parvenues pas bien haut, à mi-côte, s’asseyaient sur un banc, et là, tristement, s’absorbaient en silence devant le golfe ensoleillé et l’horizon des montagnes du golfe… décor italien d’un grand lac entouré de glaciers !

Fleurs d’exil oubliées devant un paysage nostalgique.

Si j’avais osé les aborder, leur parler, certes je les aurais engagées à me suivre un peu plus loin, dans le verger d’oliviers séculaires dont les feuilles luisantes frémissent dans la brise au-dessus des massifs trop soignés de l’hôtel ; là, dans un chaos d’énormes roches grises, parmi les lentisques et les fleurs d’arbousiers, chante entre les troncs contournés et rugueux tout un coin de Sicile… avec l’azur du golfe apparu dans les feuilles toutes criblées de lumière et pareilles à des minces, ah ! si minces médailles d’argent, c’est un décor de Théocrite, toute une page d’idylle évoquée :

Viens, une flûte invisible
Soupire au fond des vergers,
La chanson le plus paisible,
Est la chanson des bergers !

Mais comment persuader à ces inconnues de me suivre à travers les broussailles et les pierres du maquis ! J’y ai pourtant passé les meilleures heures de mon séjour en Corse, couché à l’ombre grise d’un olivier géant, dans la chaleur des herbes et l’odeur allégée des térébinthes ; mais ces deux Parisiennes étaient aussi trop délicatement chaussées, je leur eusse au moins fait massacrer là cinq ou six louis de bottines !

Et pourtant, parmi les roches grimaçantes du Salario, dans l’ombre argentée de ce vrai bois sacré, Ajaccio n’était plus l’exil ; j’y lisais, il est vrai, et avec délices, l’Aventureuse, de Mathilde Sérao, et de Léon Daudet les Deux étreintes, deux œuvres chaudes, vibrantes et passionnées, toutes frémissantes du soleil du Midi dans des cadres d’Italie et de Provence. Mais quel charme familier et quelle grâce antique avait aussi ce verger d’oliviers !

De vieilles aïeules, l’air de stregga vecchia sous leur faldetta noire, y ramassaient des olives tombées, tandis que, à mes pieds, la ville bourdonnait tout à coup d’une immense rumeur, les cris joyeux de la sortie des écoles, et que les neiges du Monte d’Oro, soudain allumées dans un merveilleux jeu de lumière, m’annonçaient avec le crépuscule qu’il était l’heure de rentrer.

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