Heures de Corse
LES VOCERI
O mon large d’épaules, toi qui avais la taille dégagée, nul ne t’était comparable ; tu ressemblais à un rameau fleuri, ô Canino, cœur de ta sœur, ils l’ont privé de la vie.
A rien ne te servit l’arquebuse, à rien ne te servit le fusil, à rien ne te servit le poignard, ni le pistolet, ni l’oraison bénite.
Loups contre un agneau, ils se sont tous réunis et, quand ils arrivèrent dans la montagne, ils te coupèrent la gorge.
Au pays de Nazza je veux planter une épine noire, pour que de notre race nul ne passe désormais ; car ce ne furent ni un, ni trois, ni quatre, mais sept hommes contre un.
Au pied de ce châtaignier je veux établir mon lit, puisque ce fut là, mon frère qu’ils te tirèrent en pleine poitrine.
Je veux quitter la jupe, je veux m’armer du fusil, prendre le stylet, ceindre la cartouchière, je veux porter le pistolet. O Canino, cœur de la sœur, je veux faire la vendetta.
Et les guitares, sous l’effleurement des doigts, grincent et se plaignent ; les voix se lamentent, gutturales et profondes, déjà entendues, on dirait dans les cafés arabes du Sahel ou dans les cabarets de la Triana. Il y a de la mélopée du muezzin dans la monotonie attristée de cet appel qui se traîne, s’élève tout à coup et retombe ; il y a de la passion espagnole dans cette note sourde et toujours tenue de l’accompagnement de la guitare ; mais il y a aussi quelque chose en plus, comme une sauvagerie ardente et sombre, une sauvagerie aux yeux de braise, à la pâleur de cire, telles ces étranges femmes en deuil journellement rencontrées au creux des sentes ombragées de chênes verts des routes de Bastia et du Salario.
Ce soir, une famille de pinçouti, de continentaux, m’a invité à venir entendre des lamento et des voceri corses chantés par des insulaires dans la langue du pays ; j’ai trouvé, en entrant chez les X…, trois guitaristes, dont l’un, dans la journée, est coiffeur de son état, et l’autre menuisier. Tous les trois sont assis sur des chaises au fond de la pièce, et c’est le vocero de Canino, un des plus célèbres de la littérature corse, dont se gargarisent en ce moment les chanteurs. Les râles et les plaintes étouffées des guitares les soutiennent ; ils chantent dans une espèce d’italien patoisé d’espagnol et d’arabe dont je ne saisis pas un traître mot, mais les voix sont graves et chaudes. Mme X…, mon hôtesse de ce soir, veut bien me traduire à mesure les paroles improvisées il y a quarante ans par la sœur du bandit Canino sur le cadavre même de l’assassiné.
Au vocero de Canino succède celui de Fior di Spina, Fleur d’Épine, vocero improvisé par une femme, en 1850, à l’occasion d’un instituteur tué par une jeune fille d’Ota, nommée Fleur d’Épine, qu’il avait séduite et refusé d’épouser.
Ce matin, sur la place d’Ota, ils t’ont mis la couronne tissée d’or et d’argent, une couronne selon ta personne après ce coup de pistolet qui dans la Corse résonne.
Tu avais le cœur d’un lion et le courage d’une tigresse quand elle allaite ses petits ; tu as étendu le bras avec le pistolet et sur sa tête tu l’as déchargé en disant : « Ainsi, infidèle, tu as préparé ta mort. »
Car l’amour n’est pas une plaisanterie en Corse : parole donnée, parole tenue. Ou le frère, le père et les cousins s’en mêlent, quand ce n’est pas la fiancée elle-même qui se fait justice ; ces voceri ne parlent que de meurtre et de mort ; ils exaltent le courage, l’énergie de l’être qui tue et, comme de l’huile sur le brasier, attisent la flamme et fomentent la vengeance.
Le vocero est l’âme même de la vendetta ; c’est la voix des voceratrices qui souffle la passion du sang dans le cœur des hommes, leur met le stylet à la main et déchaîne la haine et la guerre entre les familles et les villages, les villages parfois partagés en deux camps et s’observant d’un côté de la rue à l’autre, les hommes embusqués aux fenêtres, le fusil dans une main, le pistolet dans l’autre, ce fusil et ce pistolet qu’on trouve tous les matins exposés en vente sur les quais d’Ajaccio, en plein air, avec un bois de lit et une chaise ! le propriétaire du tout attendant acheteur ; le fusil, le pistolet, le bois de lit et la chaise, tout le mobilier corse, le foyer et le meurtre, la vengeance et l’amour !
Poussières de maquis ! il me semble en humer l’âpre et ranimante odeur de genièvre et de lentisques.
Allons, menez-moi à Tallago, où sont les bandits les plus fiers, Giaccomini et Saon Lucia ; eux, ce sont des guerriers et, avec eux en compagnie, je parcourrai les sentiers et les bois.
Je suis bien décidément dans le pays de Colomba. Mme X…, dont la patience est inlassable, veut bien éclairer mon ignorance de précieux renseignements sur les voceratrices… La femme corse est naturellement poète, il y a comme une sybille et une prophétesse dans chaque paysanne ; la douleur et la vue de la mort réveillent en elles le génie sybillin ; le vocero s’improvise sur le cadavre de l’homme mort de mort violente, c’est l’appel à la vengeance. Pour la mort naturelle, l’improvisatione s’appelle lamento.
Pour les voceri comme pour les lamenti, la famille et les amis se rassemblent au logis du défunt et se tiennent debout dans la plus grande pièce de la maison : le mort est étendu habillé sur un lit, la face découverte, des chandelles sont allumées tout autour. Sa veuve se tient à la tête et derrière elle toutes les femmes entourées des hommes. Chaque visiteur vient, embrasse le défunt, salue et prend place parmi l’assemblée, sans dire une parole. Silence et deuil.
Parents et amis une fois au grand complet, l’un d’eux s’avance et, s’adressant au mort, vante sa vie, son caractère et déplore sa fin ; c’est l’oraison funèbre antique dans toute sa grandeur naïve et touchante.
Pourquoi nous as-tu quittés ? Pourquoi ne veux-tu plus demeurer avec nous ?
L’adieu terminé, la voceratrice s’avance. En grand deuil, encapuchonnée de la faldette noire, elle se penche au-dessus du cadavre et tout à coup, éclatant en sanglots, improvise avec de grands gestes une sorte de complainte, empreinte à la fois de douceur et de violence, de tristesse et de fureur : c’est un appel à la haine et c’est un cri de désespoir. Toutes les femmes reprennent les dernières strophes en chœur en poussant des ululements lugubres, ce sont les « hou hou » de l’orfraie et du vent dans le maquis. Parfois la voceratrice s’arrête ; subitement inspirée, une autre femme la remplace et continue le vocero. Le vocero passe ainsi de bouche en bouche, rythmé par les gémissements sinistres des voceratrices à bout d’inspiration, et dans l’élan de leur douleur, vraiment ivres et possédées, elles s’arrachent les cheveux, déchirent leurs vêtements, se déchirent les joues avec leurs ongles et mêlent leur imprécation farouche et de larmes et de sang.
Au fond du salon des X…, les guitares se plaignent toujours ; c’est une Serenata que chantent maintenant les artistes corses, une ballade d’amour.
Si tu veux savoir combien je t’aime, tu es autant que ma poitrine, mon cœur et mon âme et, si j’entrais dans le paradis où sont les bienheureux et que tu n’y fusses pas, je m’en irais.