Heures de Corse
LES QUAIS
Les quais de Marseille, cosmopolites, commerçants, laborieux et flâneurs, remuent dans du bruit, du mouvement et du soleil ; ils odorent la force, l’absinthe et la limonade, la sueur et le goudron, l’olive et le musc ; ils bercent du rêve, charrient de l’aventure, du rire et des larmes, invitent à partir, et dans du drame et de la gaieté et de la couleur poudroient, flamboient et tapagent : Marseille, porte de l’Orient et de l’Ailleurs.
Les quais d’Alger, bastionnés en haute terrasse au-dessus du va-et-vient des paquebots, arrivées et départs, déroulent de somptueuses façades de Compagnies financières et maritimes et de grands hôtels : l’indolence hallucinée des indigènes s’y accoude, indifférente au shopping des Lubin et des Cooks en excursion par la ville, le songe opiacé des burnous y somnole entre la hâte des colons espagnols et la mollesse étalée sur leur siège, une fleur à la bouche, des voituriers maltais et siciliens. Les quais d’Alger, du square Bresson à la place du Gouvernement, c’est l’élégance d’une ville arabe haussmanisée et devenue station d’hiver : les monts de Kabylie forment le décor et les uniformes de la garnison la figuration ; les Transatlantiques, trois fois par semaine, animent la rade et la lumière éblouissante, invraisemblable, est, elle-même, de théâtre… Alger sent la jonquille, le narcisse et le suint.
Les quais de Naples sordides, éclatants, grouillants de loques et de vermine, criblés de poux, de lumière, et splendides, chantent la crasse et la douceur de vivre ; ils chantent dans le bleu de la baie et dans le bleu du ciel, et, déjà brûlants de toutes les ardeurs de l’ancienne Campanie, ils se chauffent au Vésuve et se chauffent au soleil : ils embaument la paresse et la prostitution ; l’écorce d’orange et les amours faciles ; c’est le bouge en plein air qui lézarde et fleurit entre l’embrun du large et les affreux relents des fritterias du port.
Le château de l’Œuf y fleure le coquillage, les femmes, la marée et les bouquets de fraisier offerts par les ruffians, le parmezan et la semence humaine, les arabesques mauves posées à l’horizon incantent l’atmosphère avec des noms magiques : Castellamare, Sorrente, Capri, la chanson des Sirènes est demeurée en écho dans tous les creux des roches, ce faubourg populeux s’appelle Portici et cette colline en face, de l’autre côté du golfe, a nom le Pausilippe.
Mais l’enchantement, ce sont les quais de Palerme : dans le grandiose d’un Versailles sicilien, flanqués d’arcs de triomphe, de palais et de statues, étagés en terrasses, en escaliers princiers, arrosés de jets d’eau, ombragés de jardins, ils se composent comme une toile de Vernet, en fastueux décor de roches et d’architectures héroïques. Le mont Pellegrino avance sur l’horizon l’éperon fabuleux de son promontoire, le golfe tout de clarté limpide s’appelle la Concha d’Oro ; le jour, des gamins demi-nus s’y poursuivent à coups de mandarines, la nuit, sous des lunes si intenses qu’on les dirait électriques, des pêcheurs, un fanal à l’avant de leur barque, y pêchent au trident : les quais de Palerme sont une apothéose, une apothéose mythologique conçue dans le goût du Grand Siècle. Les quais d’Ajaccio, ensoleillés et tristes, rêvent dans l’abandon d’un petit port italien, sans mouvement et sans transit ; gardés à l’Ouest par la jetée de la citadelle, dont les hauts contreforts protègent les mouillages de la ville et des Capucins, bornés à l’Est par le môle de Margonajo, qui abrite le mouillage de Cannes, où remisent les torpilleurs, ils s’étendent, ces quais déserts et vides, devant l’azur uni d’une baie fermée comme un lac ; les cimes neigeuses debout sur l’autre rive, complètent l’illusion : c’est l’horizon des moraines et des glaciers d’un lac de la Haute-Italie, Côme ou Lugano : la Méditerranée en a le bleu profond et délicat. Pas un bâtiment de commerce, le port est vide… ni vergues, ni mâtures ; absent, le fourmillement de drisses et de cordages qui, vu de terre, invite l’âme des nostalgiques à l’embarquement pour ailleurs. Parfois, au loin, très loin, une voile de bateau de pêche ou, rapide et fin comme un trait de plume sur la vague, un torpilleur en exercice, manœuvrant dans la rade ; à l’abri des jetées, dorment des barques de pêcheurs. Les maisons, très hautes, très italiennes, blanchâtres, à persiennes vertes, font face à la mer ; d’autres s’étagent au-dessus, déjà lézardées et lépreuses, maisons de la vieille ville, dénonçant leur misère par les loques pendues aux fenêtres : au rez-de-chaussée, ni bars, ni boutiques, ni guinguettes. Ici, tout commerce est mort : le Corse, son fusil sur l’épaule, regarde et attend.
Contre la Douane, accagnardés au soleil, des indigènes tressent des nasses, contemplés en silence par des gamins pensifs ; assis, pieds nus, sur les dalles tièdes, des pêcheurs raccommodent des filets : leur orteil et leur second doigt de pied, souples comme des doigts de main, en retiennent les mailles ; la faction indolente des douaniers arpente le quai, sans conviction, inconsciemment.
Passé les bains, édifiés par Napoléon, des femmes, accroupies au bord du rivage, battent la lessive dans l’eau du golfe et rincent un linge qui fleurera le sel ; çà et là, des groupes de flâneurs, l’air de nervi de Marseille, font cercle autour du jeu des trois cartes du bonneteur. La race, ici, est bien latine : le Corse est né joueur, il joue au café le long des journées, il y joue le soir, il joue au cercle, à la buvette, il joue sur l’esplanade de la citadelle et sur les quais du port, dedans et dehors, à la chandelle et en plein air.
Et la nuit, dans la limpidité de vastes ciels lunaires, devant la solitude des neiges immobiles et des nuées vagabondes, chimérique horizon de nacres et de givres, les quais d’Ajaccio sont plus déserts encore : leur somnolence ensoleillée, le jour, s’aggrave alors du froid et du silence de la montagne.
Vivre dans la montagne, c’est vivre dans la mort ! Personne !… A peine si quelque lamento grince et se plaint, gratté sur une guitare, dans quelque bar aux volets clos ; aucune lumière ne dénonce l’endroit où l’on chante ; dans la vieille ville, on ne sait d’où, à quel étage de quelle maison, des jeunes gens indigènes valsent entre eux, aux sons aigres de l’accordéon.
Et je songe à la détresse du héros d’Alphonse Daudet, du mari divorcé de Rose et Ninette, rôdant, la nuit, sous la pluie et la neige d’un Ajaccio d’hiver… Oh ! sa fuite éperdue devant les paquets de mer inondant la chaussée du quai Napoléon, et le gouffre d’écume du golfe démonté, que bat la tramontane !
O longues soirées d’exil, nuits d’Ajaccio l’hiver !