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Heures de Corse

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SOUS LES CHATAIGNIERS

Le châtaignier, cet ancêtre.

Marcagi.

La châtaigne, c’est le blé de la Corse : elle nourrit tout le pays. Sa farine remplace celle du froment ; la frugalité et surtout la paresse du paysan corse s’en accommodent.

Si le châtaignier met trente ans avant de produire, à partir de cet âge, il fournit d’année en année une récolte certaine et de plus en plus abondante. A mesure qu’il pousse ses fortes ramures, la châtaigne se multiplie hérissée et verte, dans le clair-obscur vernissé de ses feuilles. Le châtaignier ne demande aucune culture. Pendant qu’il prolonge à fleur de sol l’enchevêtrement de ses racines pareilles à des accouplements monstrueux, et, telle une énorme araignée végétale, étreint de tentacules ligneux le granit du talus et la pierraille de la sente, les luisantes châtaignes pleuvent des branches hautes et, couché dans l’ombre, le Corse indolent regarde tomber les fruits, et c’est le pain d’aujourd’hui, et c’est le pain de demain, et c’est le pain de l’été, et c’est le pain de l’hiver. Le petit champ de maïs qu’il cultive à ses moments perdus, derrière la masure paternelle, ajoute un bien faible apport à l’annuelle récolte. La châtaigne, c’est la manne de ce désert de cimes et de roches montagneuses ; que serait la Corse sans ses oasis de châtaigneraies nourricières !

Les châtaigneraies de la Corse ! Il faut voir leur moutonnement de verdure monter du fond des vallées à l’assaut de la montagne ! Elles en ascensionnent les pentes, en escaladent les hauteurs, cernent la crête, descendent dans le torrent et ne s’arrêtent à la zone déjà froide où commencent les hêtres, que pour dévaler précipitamment dans le creux des gorges et des ravins, où leur rondeur feuillue ondoie comme une mer… Dans leur ombre fraîche sourdent et jasent des sources ; l’eau froide et bleue, fille des neiges éternelles, court entre leurs troncs crevassés et chenus. Elles se rencontrent à mi-flanc de la montagne, attirées l’une vers l’autre, la source descend des hauteurs, la châtaigneraie monte de la vallée, et de leur rencontre naît le village Corse… Le village Corse et ses vieilles maisons grises tout en hauteur et pareilles de loin à quelque chantier de pierres à l’abandon. Percées d’étroites fenêtres, presque des meurtrières, elles se dressent à l’ombre des châtaigniers et à l’ombre de la montagne, déjà assez haut sur les pentes…, dans quelque repli de ravin dont une route en lacets contourne les hautes roches. Échelonnés un peu à l’aventure autour d’un clocher isolé, comme les campaniles d’Italie, les villages corses dominent toujours la vallée et, contemplatifs en même temps qu’instinctivement pratiques puisque toujours à portée de l’eau et de l’ombre, ils se posent invariablement devant un vaste horizon. J’ai déjà dit que la sobriété et la paresse du paysan corse trouvaient leur compte dans la farine de châtaigne. D’une incroyable endurance, foncièrement honnête et probe, frugal, sans besoins même, mais étonnamment fier et paresseux, le paysan corse, interrogé sur ses moyens d’existence, a une phrase mélancolique passée maintenant en proverbe : « Comment je vis ? répond-il au touriste, surpris d’un pays sans labour presque et sans culture. De pain de bois et de vin de pierre ! » pane di legno e vino di petra. Le pain de bois, la farine de châtaigne ; le vin de pierre, l’eau de rocher ; et certains voyageurs se sont apitoyés sur la tristesse de cette réponse.

Il y a eu là méprise ; la phrase est mélancolique, mais de la mélancolie du pays même ; elle en a la sauvage fierté. Le paysan corse aime sa pauvreté, il ne souffre pas de sa condition, il ne tiendrait qu’à lui de l’améliorer. S’il voulait cultiver la terre et lui faire rendre ce que l’extraordinaire richesse du sol donnait ici sous la domination romaine, il serait presque riche ; mais le paysan corse ne daigne pas. Travailler la terre lui semble indigne de lui, il laisse cette basse besogne aux Lucquois, et il faut entendre avec quel mépris il englobe sous le nom de Lucquois, tous les tâcherons italiens débarqués en Corse par les bateaux de Bastia-Livourne, dont le labeur est la seule animation du pays. Le paysan corse chasse, court la montagne, pousse devant lui quelques chèvres à travers les roches, ou bien le long d’un raidillon un âne chargé de bois. Vêtu de velours noir et guêtré jusqu’aux cuisses, il chevauche parfois un mulet ou un petit cheval corse, tandis que sa femme, chargée d’énormes paquets, une lourde cruche en équilibre sur la tête, chemine à pied à côté de lui. Plus rarement encore, de quatre et demie à huit heures, dans la fraîcheur du matin, arrose-t-il le maïs de son champ ou les quelques légumes de son jardin ; mais la plupart du temps la pipe à la bouche, il rêve, assis sur le petit parapet de pierre sèche de la route, ou devise, accoudé à la table d’un cabaret, avec d’autres hommes vêtus de velours comme lui et, dans la belle saison, toutes ses journées il les passe dans la châtaigneraie.

L’Arabe au pied du palmier, le Corse au pied du châtaignier.

O fresco. Au frais, à la fraîcheur ! Dès deux heures, au sortir de table, le paysan corse, par des sentiers pierreux et brûlés de soleil, gagne la belle ombre verte. Il retrouve là tous les autres hommes du village, les jeunes et les vieux. Couchés, vautrés au hasard des roches et des racines dans la clarté douce qui pleut des hautes branches, ils forment des groupes pittoresques, jouent à la mora, au loto ou ressassent entre eux des histoires de bandits. Quelques-uns font la sieste. Entre les énormes quartiers de granit, une eau hallucinante tant elle est transparente sanglote ou rit sur le velours des mousses ; parfois, un des joueurs se lève, va à la source et, se penchant, boit à même comme un animal. Ceux que le continent a déjà affinés font pour se coucher des lits de fougère, et la journée se passe o fresco, parmi le calme et le demi-jour, glauque dans les cimes feuillues, bleuté près des sources, de la châtaigneraie corse.

Dans le village, assez loin déjà, les femmes peinent et s’exténuent les unes sur les routes poudreuses, la tête chargée de pesants fardeaux, les autres aux soins du ménage ; les pourceaux noirs voguent en liberté par les rues, et autour du forno di campana, four des cloches, le four à cuire le pain, toujours situé au centre du village à côté du campanile, d’où son nom four des cloches (le four en plein air où tout village corse cuit son pain) — des pétrisseuses de pâte (car le paysan corse laisse aussi les femmes faire le boulanger) entassent les pains pour la fournée de la nuit.

La châtaigneraie corse et la belle fainéantise de ses paysans. Un ami Corse, m’en fait aujourd’hui les honneurs. Il m’introduit dans le cénacle de ces endurcis attardés, philosophes inconscients à la manière de Lucrèce, puisqu’ils font passer avant toutes choses la joie de vivre lentement les heures et de les sentir vivre. On m’a annoncé aux paysans d’Ucciani, et, comme ils ont tous lu, ou plutôt comme on leur a lu la veille un récent article consacré à Ajaccio et à la gloire de Napoléon, je suis plus qu’attendu. A ma venue, tous se lèvent, de fortes mains hâlées se tendent vers moi, on me fait place, je me trouve assis sur un lit de fougère, je suis environné de sourires à dents blanches et de larges prunelles étrangement limpides. Il y a dans les yeux corses, une ardeur et une violence contenues en même temps qu’une candeur si avide que, dans les premiers temps, ce regard animal et pourtant très beau me déconcertait et me troublait.

Nulle part je n’ai rencontré des yeux si sauvagement attentifs.

Si pourtant, en Kabylie, dans les hameaux arabes, en Kabylie aussi comme dans toute l’Algérie, la femme traitée en bête de somme est exténuée de maternité et de basses besognes, tandis que l’homme farniente et, drapé dans son burnous, s’absorbe en de longues contemplations.

Comme au hameau kabyle, ma venue a dérangé deux conteurs, deux Uccianais dont l’un de retour de Toulon, où il y a un mois encore, il servait dans la flotte, et l’autre de Marseille, inscrit maritime frais débarqué d’un transatlantique, et tous deux auréolés du prestige des navigateurs. Escales et traversées, villes de mirage et grèves lointaines, j’ai coupé court aux récits merveilleux ; tous les yeux, toutes les bouches s’inquiètent fiévreusement de mon impression sur la Corse : « Quel beau pays, n’est-ce pas, mais combien méconnu ? Quelles forêts et quelles montagnes ! Et la baie d’Ajaccio, les calanques de Piana, et les grottes de Bonifacio ! » Tout Corse a l’orgueil de son île et veut vous en imposer l’admiration ; la sienne est enthousiaste, délirante, aveugle, et c’est encore le fanatisme arabe dont s’illuminent leurs yeux cyniques quand ils vantent leur pays.

— Et Bellacoscia, avez-vous vu Bellacoscia !

Bellacoscia, de son nom Antoine Bonelli, le fameux bandit qui, durant quarante-sept ans, tint le maquis et abattit, fin tireur d’hommes, vingt-cinq à trente gendarmes, est une des gloires de la Corse. Après Napoléon et Sampierro, je ne crois pas que le paysan des montagnes ait une vénération plus haute. Entre Ajaccio et Corte, Antoine Bellacoscia est estimé et respecté comme un héros. Ce tueur d’hommes a une telle légende, il incarne aux yeux du Corse l’esprit d’indépendance et cet amour de la liberté que lui ont mis au cœur des siècles de lutte et de guerres perpétuelles contre le Génois et le Maure. Perpétuellement menacé dans son île par les galères barbaresques ou les flottes de Gênes, il a eu de tout temps la montagne pour citadelle et le maquis pour refuge, et le banditisme à ses yeux d’instinctif prolonge dans les temps modernes la grande figure de ses héros d’embuscades et d’exil défendant pied à pied la terre natale contre l’envahisseur. Les deux Bellacoscia, car ils étaient deux frères, Antoine et Jacques, ont pris le maquis pour ne pas obéir à la loi militaire. Plutôt que de se laisser enrôler comme soldats, ils ont gagné la solitude des cimes et, pendant près d’un demi-siècle, ont vécu en plein air, dormi à la belle étoile, gîté dans l’antre et bu au torrent, protégés et nourris, d’ailleurs, par toute la contrée complice, tour à tour sauvés et dénoncés par les paysans en admiration et en terreur aussi de ces fusils qui ne manquaient pas leur homme. Bellacoscia ! et, aux éclairs des prunelles ardentes, je vois combien ces âmes impulsives ont le culte sauvage de leur bandit légendaire et national. J’ai vu Bellacoscia, l’avant-veille même, à Bocognano où le vieux proscrit, gracié par le Président Carnot, passe ses journées assis sur une chaise, au seuil de sa porte, la pipe à la bouche et vêtu du traditionnel costume de velours noir.

Les cartes postales ont vulgarisé sa physionomie. Bellacoscia vieillit là, vénéré de tout le village, entouré de famille et fait même partie d’une confrérie de pénitents. Il a aujourd’hui soixante-dix-sept ans, J’ai bu et causé avec lui. C’est un grand vieillard tout blanc, à barbe de patriarche ; le visage émacié, aux traits fins et creusés, a les tons jaunis d’un vieil ivoire, les yeux demeurés vifs ont dû être très beaux. Sous le large feutre noir, que porte ici le paysan, c’est un peu la tête classique d’un prophète biblique, Job ou Ezéchiel. Conversation illusoire ! Bellacoscia n’entend pas le français, et quand la bande de jeunes gens qui, en grande pompe, m’avaient présenté à lui, lui rappelaient quelques-uns des bons tours de sa vie d’autrefois — l’histoire des cinq gendarmes abattus l’un après l’autre comme cinq poupées de tir, l’un atteint au genou, l’autre à l’épaule, le troisième au front, et tutti quanti, par le bandit tranquillement couché derrière une roche si fortement inclinée sur le sol qu’on n’y pouvait soupçonner sa présence — et l’aventure du chat enveloppé dans une pellone, costume en poil de chèvre, filé et tissé par les femmes corses, qui fut longtemps le vêtement des montagnards et qui tend à disparaître de nos jours, et jeté dans l’escalier à toute une compagnie de gendarmes en train d’envahir sa maison ; les Pandores croyant avoir affaire à Bellacoscia lui-même, déchargeant leurs armes sur le pellone et les deux frères tiraient alors à bout portant sur les assaillants — le vieux bandit se contentait de pencher de côté un long cou de vautour, et avec un clignement d’yeux à la fois malicieux et bonhomme. « Eh ! eh ! eh ! » faisait-il de la voix chantante du paysan corse ; et c’était presque le sourire amusé et gourmand d’un ancien coureur de femmes, rajeuni au récit d’une de ses prouesses d’autrefois.

Ce sont les cent et un bons tours de Bellacoscia aux gendarmes que me ressasse, sous les châtaigniers, une fervente jeunesse.

Pour tous ces paysans, retour du continent ou toujours demeurés au village, à Ucciani comme à Bocognano, à Vivario comme à Corte, Antoine Bellacoscia vaut un roi. Des deux frères, c’était Jacques le bandit terrible, quelques atrocités lui sont reprochées à lui. Jacques Bellacoscia est mort au maquis, on ignore… même l’emplacement de sa tombe, ses enfants seuls connaissent l’endroit où repose son corps. Antoine aussi le sait, Antoine, le survivant, mais Jacques Bellacoscia a fait jurer aux siens de ne jamais révéler la place. « Ils ne m’ont pas eu vivant ils ne m’auront pas mort ! » ont été ses dernières paroles, les siens ont respecté sa volonté, le maquis complice a gardé le secret.

Et de tous les racontars entendus dans la châtaigneraie, c’est la seule histoire dont je veux me souvenir. Mystérieuse et farouche, avec son allure de défi jeté au delà de la mort, elle me semble mieux que les coups de fusil et les embuscades, mieux que les meurtres et les traîtrises, entrer dans le cadre austère du paysage corse.

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