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Heures de Corse

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QUELQUES BANDITS

Nous sortions de la Renaissance, mon ami Cantarelli et moi. Orso Cantarelli est un Corse d’Ajaccio plus qu’aménagé par dix ans de séjour parisien et aussi répandu dans la politique que dans la littérature ; le succès de l’Adversaire se reflétait dans ses yeux, la solidarité corse atteint à l’intensité et à la force d’une franc-maçonnerie, et ce soir-là, tout vibrant encore de la scène finale entre Guitry et Brandes, Orso Cantarelli triomphait dans Emmanuel Arène. J’éprouvai le désir de doucher cet enthousiasme.

— Ah ! ces Corses, lui disais-je en l’installant devant une douzaine de natives, quels admirables conquérants, nés pour l’intrigue et l’aventure, et quels dons de séduction ! Ce sont les derniers conquistadors ou condottieri. Voyez, ce siècle appartient à la Corse : Napoléon a conquis l’Europe et Emmanuel Arène vient de dompter Paris. Et forçant sur l’ironie pour exaspérer le légendaire orgueil de la race : D’abord vous êtes un pays de bandits.

Cantarelli haussa les épaules.

— Vous croyez encore que nous avons gardé le culte des bandits ? Quel littérateur vous faites ! Le succès d’Arène vous gêne, il vous gênerait échu à n’importe qui, mais vraiment vous avez perdu votre temps, les deux mois passés, cet été en Corse, et vous croyez encore à notre enthousiasme pour ces malheureux proscrits. C’est une pitié et un bluff. Écoutez-moi, je suis bon prince :

« Nos bandits ! Vous avez, comme tous les continentaux, donné dans le piège du décor. Les bandits ! C’est le cadre de montagnes et de forêts qui les idéalise, la distance aussi, car ils sont si loin de vous par la race et les habitudes ! La plupart enfin bénéficient à vos yeux du recul du temps. Morts ou retirés dans les petits villages du cœur de la Corse, ils vous apparaissent, dans les récits des paysans, comme des héros de la légende ; ce sont les princes lointains du maquis. Si l’on vous en montre un patriarche comme Antoine Bellacoscia, nimbé de cheveux blancs, de petits-enfants et de souvenirs, et, grangrené de romantisme comme vous l’êtes, vous le prenez pour un personnage de la Bible. » Et Orso Cantarelli m’enveloppait de la raillerie de ses yeux clairs ; puis, tout en tirant une bouffée de fumée d’un gros cigare de son pays :

« Il faut donc en découdre de vos enthousiasmes, cher ami, et surtout ne pas propager cette opinion, que nous avons tous l’admiration de nos bandits. C’est avec ces histoires-là que vous nous faites la réputation de sauvages, et notre île finit par passer pour un repaire. Je sais bien que ce banditisme avéré nous vaut, l’hiver, la clientèle d’Allemandes sentimentales et de vieilles misses anglaises, mais croyez que nous préférerions de beaucoup des hiverneurs français ; mais tous se cantonnent dans la Riviera. Hors Nice, Cannes et Monte-Carlo, pas de salut pour un Parisien ! Mais revenons à nos bandits, quelques-uns sont de véritables sacripants ; je vous en fais juge :

« En 1889, un nommé Rochini gagne le maquis et le tient pendant quinze ans, terrorisant tout le pays, de Propriano à Sartène ; savez-vous ce qu’avait fait Rochini ? Amoureux d’une paysanne de son village et repoussé par elle (la fille avait un fiancé) Rochini déclarait à la malheureuse qu’il les tuerait, elle et l’homme de son choix, si elle ne consentait pas à le suivre et à l’épouser. La fille, en vraie Corse qui n’a qu’une parole, riait au nez de Rochini. Celui-ci allait l’attendre à la fontaine — la fontaine où tout le village corse se rencontre, s’aborde et s’entretient — s’arrangeait pour l’y trouver seule, la mettait encore une fois en demeure de choisir entre lui et son fiancé et, sur son refus, l’étourdissait d’un coup de crosse de fusil et lui coupait les seins. Deux jours après, le fiancé de la misérable fille recevait deux balles dans la tête. Un Apache de Belleville n’eût pas fait mieux. Là-dessus Rochini prenait le maquis et le tenait pendant quinze ans. Voilà ! Ne trouvez-vous pas un tel personnage bien intéressant ?

« D’ailleurs il ne faut pas croire que le village et la montagne tiennent en grande estime leurs bandits. Ils les subissent, terrorisés par les représailles toujours menaçantes de ces « outlaws ». Le paysan corse déteste le gendarme, mais a encore plus peur du bandit. Une fois qu’il a gagné le maquis, le bandit s’érige de lui-même en espèce de persona sacra. En même temps qu’il s’arroge le droit de tirer au jugé et au visé sur tout porteur d’uniforme, il prélève la dîme sur le paysan, il s’installe à son foyer, s’assied à sa table, réclame le souper et le gîte et, quelquefois, la femme de son hôte. Avec cela, horriblement méfiant (car ses méfaits ont mis sa tête à prix et dans ce pays pauvre, la prime toujours assez forte peut tenter les consciences) le bandit, toujours sur l’œil, craint l’embuscade, la surprise et la trahison ; il entre chez le paysan en le mettant en joue et exige, à l’heure des repas, que son hôte goûte avant lui de tous les plats. Cette complicité, supportée comme un joug, amène fatalement de brusques révoltes ; en tuant ou en livrant le bandit, le paysan alors se venge des vexations subies, et c’est la mort de Feretti, le bandit de Propriano.

« Poursuivi par les gendarmes, il s’était réfugié chez un sien parent, lequel habitait une masure assez isolée dans la montagne. Il s’y était installé comme chez lui, y commandait en maître, mettant la main au plat et même aux corsages des filles. Il avait fait de celle de son hôte, sa maîtresse, le père, dompté par la terreur, n’osait rien contre le mécréant. Feretti plein d’une juste méfiance pour l’homme qu’il terrorisait, lui faisait manger, avant et devant lui, de tous les plats qui lui étaient servis. Le paysan eut une idée géniale : il trouva le moyen d’introduire de la strychnine dans des figues fraîches, il en avait délicatement coupé la queue. Les fruits empoisonnés furent mêlés à d’autres, intacts : « Mange », faisait Peretti à son parent. Le paysan s’exécutait. Il reconnaissait les figues. Rassuré, le bandit puisait à l’assiette. A la quatrième figue il tombait foudroyé ; le paysan s’était délivré de son oppresseur.

« Parfois, c’est l’appât du gain qui décide de la mort du bandit. La prime a tenté le paysan, et dans ce cas-là, c’est presque toujours un parent du bandit ou un de ses guides qui fait le coup, car le bandit ne marche que précédé ou escorté d’un guide et, parfois, de plusieurs, qui font autour de lui un vrai service d’avant-garde. Ils explorent le pays, s’assurent de la sécurité du village où le proscrit doit passer, préparent son gîte et favorisent sa fuite en cas d’alerte. Comme les Chouans de Vendée, ils ont entre eux des signes d’eux seuls connus ; trois pierres posées sur le bord de la route, à l’entrée d’un village, préviennent le bandit de ne pas aller plus loin, le lieu n’est pas sûr pour lui ; telle ou telle entaille dans un tronc de châtaignier veut dire que les gendarmes vont passer par là et qu’il doit bifurquer au plus vite à droite ou à gauche pour ne pas tomber entre leurs mains ; et dans toute la contrée, l’arbre et la roche deviennent complices pour protéger et sauver le bandit… Quand l’homme dont la tête est mise à prix se dérobe, le paysan qu’a tenté la prime s’avise quelquefois d’étranges supercheries ; ce fut le cas d’un des neveux de Jacques Bellacoscia.

« Il rêvait depuis longtemps de gagner la grosse somme. La mort de son terrible oncle pouvait seule la lui fournir ; mais, outre que Jacques Bellacoscia n’était pas facile à surprendre, même par un des siens, ce neveu intéressé redoutait les représailles de la famille. Antoine Bellacoscia n’était pas homme à laisser le meurtre de son frère impuni, et puis, tous les Bonelli auraient pris les armes, c’était du coup tous les Bellacoscia dans le maquis.

« Ce madré neveu se décida pour un bandit moins proche, un bandit qui ne fût pas de la famille.

« Un nommé Capa tenait alors la montagne entre Vivario et Vizzavona, c’était un fin limier qui avait toujours déjoué les marches et les contremarches de la maréchaussée et dont, chargée de méfaits, la tête était chèrement cotée. Le neveu de Bellacoscia se rabattit donc sur Capa, mais Capa n’était pas non plus homme à se laisser approcher et abattre comme un vulgaire gibier. Après trois mois de poursuites et d’embuscades, le malheureux coureur de prime devait renoncer à tuer le fameux bandit, mais il ne renonçait pas à la somme.

« Dans la légitime appréhension du fusil et des balles de Capa, il se décida à une substitution ; le tout était de se procurer un cadavre et de le fournir à la gendarmerie comme celui d’un bandit. Un malheureux mendiant porteur de saintes images, un vieux pellegrine, comme on les appelle ici, fut guetté et assassiné par le paysan dans un sentier de forêt. La Corse est infestée de ces vieux montreurs de saints, la plupart Italiens de naissance et qui, loqueteux et chenus, s’en vont de village en village faire baiser aux paysans la figure de cuivre ou d’étain repoussé, qu’ils portent religieusement pendue à leur cou. Ceux-là sont sans défense, sans famille aussi, et leur meurtre est facile. Un carrefour de forêt vit le crime. L’homme abattu, l’assassin s’empressait de le défigurer, il lui brûlait avec de la poudre la barbe et le visage. Le cadavre ainsi rendu méconnaissable, le chasseur de prime courait prévenir la gendarmerie, l’amenait sur les lieux, et lui faisait reconnaître le mort.

«  — C’est Capa, je l’ai guetté, suivi et puis je l’ai tué ! J’ai bien visé, voyez plutôt, à la tête.

« La maréchaussée mystifiée donnait dans le piège, un procès-verbal constatait la mort du fameux Capa, le meurtrier touchait la prime et vivrait encore heureux de polenta de châtaigne en hiver et de polenta de maïs en été, si Capa, furieux de passer pour mort de son vivant, n’avait réclamé.

« Il écrivit au préfet, au procureur de la République, aux directeurs de journaux même, pour démentir sa mort et bien établir qu’il était en vie ; il remua autour de la supercherie, qui le rayait du nombre des Corses, l’opinion publique et la presse. L’assassin du faux Capa était arrêté, une enquête était ouverte qui prouvait son crime, l’identité du pauvre pellegrine était retrouvée et le Corse amateur de primes passait en Cour d’assises et payait sa substitution de cadavre de sa tête.

« Il fut guillotiné à Bastia,

« L’affaire et la mort du fameux bandit Poli, sa rencontre et ses démêlés avec le préfet d’Ajaccio dans la forêt d’Aïtone, la victoria du préfet arrêtée avec son escorte officielle par Poli et ses guides, et les conditions du bandit imposées à l’officier ministériel couché en joue pendant tout l’entretien, toute cette aventure détachée, on dirait des Brigands d’Offenbach, a défrayé trop récemment l’opinion et la presse pour y revenir. Poli, véritable brigand bien plus que bandit, avait été trouver son oncle Lecca et essayé de le rançonner sous menace de mort.

« Reçu à coups de fusil par Lecca, Poli avait juré de se venger et, à quelque temps de là, en effet, Lecca avait été trouvé tué. Poli avait alors gagné le maquis. Arrêté, puis condamné par la Cour de Bastia, il avait été expédié en Nouvelle-Calédonie. Il était parvenu à s’en échapper, s’était réfugié en Italie et, incarcéré à Rome comme anarchiste, y avait toujours caché son identité et son nom. En Corse, on le croyait mort.

« L’arrestation de ses deux frères, impliqués dans l’assassinat de Lecca et emprisonnés comme complices, le ramenait au pays. En apprenant que ses frères étaient compromis à cause de lui et par lui, Poli, bravant tous les périls, rentrait en Corse. Il y affirmait sa présence par des meurtres, des violences et des rapines, mettait le pays en coupe réglée et de brigandage en brigandage, d’audaces en audaces arrêtait la victoria du préfet et mettait ce dernier en demeure de faire acquitter ses frères, alors sur le banc des Assises de Bastia : « Ils étaient innocents, lui seul était coupable et se faisait gloire de le proclamer. » « Le préfet promettait tout ce qu’exigeait le bandit : les frères de Poli sortirent acquittés des Assises, mais la nouvelle de la rentrée du meurtrier en Corse y avait ramené les fils de Lecca, l’oncle assassiné. Pour venger leur père les trois fils Lecca, l’un employé de chemin de fer sur le continent, l’autre sous-officier en Tunisie et le troisième établi à Bône, en Algérie, obtenaient des congés, se faisaient libres et, rentrés dans l’île, y gagnaient le maquis.

« Ils y organisaient la chasse au bandit. Poursuivi par ses cousins, traqué par les gendarmes, Poli était ramassé un matin en forêt, mort à son tour. Un de ses guides l’avait empoisonné pour toucher la prime.

« Pour une vendetta corse, en voilà une qui, à mon avis, vaut bien celle de Colomba et pourrait tenter un moderne Mérimée, et Poli a été tué, il y a six mois à peine.

« Les légendaires exploits des deux Bellacoscia deviennent bien pâles dans le recul du temps auprès du sang tiède et fraîchement versé de la querelle Lecca-Poli, et puis Antoine Bellacoscia a bien perdu de son prestige depuis que les autorités de l’île l’ont classé bandit décoratif dans les fêtes officielles ! Au dernier voyage de M. Lockroy en Corse, une administration trop zélée n’a-t-elle pas eu l’idée de camper le vieux Bellacoscia en costume de bandit sur l’affreuse glacière en béton qui déshonore la station de Vizzavona, et de grouper autour de lui une vingtaine de vieux paysans guêtrés de peaux et vêtus de velours noir, toute une figuration de bandits de circonstance qui, à la descente du malheureux Lockroy du train, saluèrent d’une brusque fusillade Son Excellence.

« Fusillade héroïque de la Navarraise presque !!

« M. Carré n’eût pas mieux fait. Couleur locale et cabotinage.

« Le préfet d’alors avait servi des bandits au ministre, les bandits se sont revanchés des préfets dans Poli.

« Un mot de Bellacoscia pour finir, du vieil Antoine Bellacoscia, de celui-là même qu’ont un peu démonétisé les cartolines et les fêtes officielles. Il fleure une odeur sauvage de poudre et de maquis.

« On causait au village du nouvel uniforme des gendarmes, Bellacoscia était présent et, comme on consultait son avis, le vieil homme, clignant de l’œil sur la grenade de cuivre doré, qui met un point brillant au-dessus de la visière du shako d’aujourd’hui : Che bella mira ! se contentait-il de dire ! Quel beau point de mire ! et dans sa voix tremblait comme un regret.

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