Heures de Corse
DIMANCHE CORSE
Nous revenons de Scudo, le Scudo, l’Écu, le Bouclier, la villa que les Pozzo di Borgo possèdent au bord de la mer, sur la route des Sanguinaires.
Cette route des Sanguinaires est la promenade adoptée par la population d’Ajaccio ; elle commence au Diamant, la grande place en esplanade sur la baie, le forum de la ville, et longe toute la rive nord du golfe jusqu’à la Pointe de la Parata et sa tour génoise en sentinelle on dirait sur le large : le granit rouge des Sanguinaires émerge, ensanglanté et fantasque, à quelques centaines de mètres plus loin.
Cette route des Sanguinaires, c’est à la fois la promenade des Anglais et la corniche d’Ajaccio ; de sa chaussée bordée d’agaves, on découvre avec tout le bleu du golfe et les toits de la ville, les cimes neigeuses du Monte d’Oro ; en semaine, les voitures de place y promènent les touristes anglais et les continentaux de passage ; le dimanche, les Ajacciens y musent lentement et gravement au soleil ; quelques guinguettes y retiennent les matelots attablés devant une fiasque de Porticcio ou d’autre vin du pays et tous les jours de l’année on y rencontre des corbillards : tassés debout dans la légendaire charrette des enterrements corses, des indigènes en deuil suivent, amis et parents du mort ; car cette route des Sanguinaires est aussi la route du cimetière. Ajaccio ensevelit ses morts au soleil, et les fait bénir par la vague, dans la verdure éternelle des lauriers roses et des genévriers : cette espèce de voie Appienne, que j’apercevais de la rade, le matin de mon arrivée, toute bordée de mausolées, de chapelles et de monuments funéraires, est justement cette route des Sanguinaires où nous roulons aujourd’hui.
Mais nous ne venons que du Scudo, espèce de villa Pamphili au jardin à l’abandon ouvert le dimanche au public, jardin d’Italie à la végétation d’Afrique, d’une mélancolie si particulière sous les ciels lumineusement froids des janviers d’ici ; des aloès monstrueux y dardent leurs yatagans d’un vert glauque et marbré à côté de fusains, de pâles lentisques, et de myrtes bleutés ; voici aussi des lièges, des cyprès, des érables et de blancs peupliers de Florence et sur le bleu du golfe, enfermé comme un lac dans son cercle de montagnes, toutes ces verdures éternelles, à peine émues d’une saute de vent, sont d’une dureté sévère et triste, oh ! si triste !
Ne faudrait-il venir ici qu’en avril ? Ce jardin de cyprès et d’arbustes bleuâtres est figé de silence : derrière nous le manteau mouvant du maquis ondulé à l’infini au versant des collines, le large s’ouvre à l’horizon.
Ces Pozzo di Borgo, dont nous venons de parcourir la villa, sont la grande famille corse ennemie des Bonaparte, la gens Corsica depuis des siècles en rivalité avec la race de Napoléon. Par haine du petit lieutenant ajaccien, devenu le grand empereur, un Pozzo di Borgo se fit l’ambassadeur à Pétersbourg d’Alexandre Ier et de connivence avec Metternich, traqua l’aigle harassé de tant de victoires et démolit l’œuvre impériale au fameux traité de Vérone ; celui-là, le diplomate, et le tortueux briseur d’aigles de l’épopée, c’est la gloire de la famille.
Le château de la Punta di Borgo, qui domine Ajaccio et qu’on cite comme une des merveilles de l’île, a été construit en partie avec des débris entiers des Tuileries reconstituées ; le portrait en pied du grand ancêtre, de l’ambassadeur du tsar, y trône en pleine salle d’honneur, écrasant de son importance et du faste de son cadre un tout petit portrait du premier Consul, mis à côté comme par hasard, et ne le diminue pas dans l’histoire.
Sur la route, au retour, nous croisons des Corses vêtus de velours de chasse et des femmes enlinceulées de noir, le deuil éternel que portent ici toutes les femmes du peuple… Peuple fier où le deuil des morts se prolonge durant dix années, à quelque degré de parenté que l’on soit, peuple qui se souvient du bienfait comme de l’injure, peuple qui n’oublie pas, peuple qui ne mendie pas ! Et à notre gauche s’échelonnent des mausolées et sur notre droite défile, silhouettée en noir sur le bleu du golfe, toute une procession d’ombres, tombes et deuil ! Et cette route s’appelle la route des Sanguinaires ; au loin les montagnes s’estompent violettes, éclaboussées çà et là d’un reflet de neige ; une cime plus haute apparue tout à coup d’acier pâle, en coup de dague, dans l’air calme et c’est, nous dit-on, qu’il a neigé la nuit dernière ou à Focé ou à Bastelica.
Quelle mélancolie et qu’on est loin ici de Paris et de France !
D’ailleurs, l’air fraîchit, c’est le crépuscule : le paysage en décor, miraculeusement éclairé, prend des tons lumineusement doux de peinture sur soie ; la lumière, c’est toute la magie de la Corse.
Des rumeurs d’enfants annoncent la ville. Un peu avant les premières villas, tout un séminaire en promenade s’est abattu sur les récifs à fleur d’eau du rivage, la route et le granit sont tout noirs de soutanes ; tassées, par groupes, ces faces glabres, ces robes de deuil font autant de taches d’encre sur la montagne et sur la vague et sur l’écueil : ce sont les cent quatre apprentis curés de Monseigneur, les cent quatre, comme on les appelle ici.
Et c’est un vers de Jose-Maria de Heredia qui me situe le détail sinistre du paysage.