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Histoire du Canada: et voyages que les Freres mineurs recollects y ont faicts pour la conversion des infidelles.

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Voyage des Peres Guillaume & Irenée Recollects pour le Canada. D'un Sauvage baptisé & mort sur mer, & de quelques ceremonies des Montagnais pour les malades.

CHAPITRE VIII.

LEs visites des Superieurs dans les Ordres sacrez sont tellement importantes & necessaires que sans icelles, l'ordre delaisse d'estre ordre & se pervertit par ce delaissement. Ce fut la raison pour laquelle nos Peres assemblez au Chapitre tenu l'an 1622 firent eslection du R P. Guillaume Galleran pour Commissaire du Canada auquel on donna pour Compagnon le R. P. Irenée Piat qui dés long-temps desiroit s'employer à la conqueste des ames des pauvres Sauvages. C'estoit un choix qu'on ne pouvoit faire meilleur, & qui eut fait beaucoup s'il eut esté bien assisté, mais sa Majesté, ny contribuant rien, ou fort peu, les marchands n'ont pas eu assez de puissance non plus que de bonne volonté pour parfaire un si grand oeuvre que de reduire ces peuples & rendre le païs florissant, comme il se pourrait faire si on y employoit les despences superflues qui se font icy tous les ans, en ballets, jeux & banquets, & en tant d'habits mondains, qui montent jusques à l'excés, d'où, sensuit la ruine de beaucoup de bonnes familles.

Avec la benediction du R. P. Provincial ils s'acheminerent à Dieppe environ la my May, où ils furent favorablement receus dans les vaisseaux par le sieur Guillaume de Caen General de la flotte bien que de contraire Religion, car au reste il est homme poly, libéral & de bon entendement sçachant parfaictement bien commander en mer. Une chose en leur voyage leur fist grandement admirer la divine providence en l'ordre qu'il tient voulant sauver les hommes, Il y avoit un an & plus qu'un Sauvage Canadien avoit esté amené à Dieppe lors qu'estant tombé malade il desira s'en retourner en son pays en la compagnie de nos Peres, sans pour cela monstrer aucune inclination pour le Baptesme.

Estant embarqué il eut de merveilleuses tentations ou plustost imaginations qui augmentoient grandement son mal. Il eut opinion que e Maistre du vaisseau le vouloit faire mourir, de manière que s'il remuoit une corde il croyoit que c'estoit pour le pendre, & s'enfuyoit se cacher au fond du Navire, s'il alloit à luy il pensoit que c'estoit pour le jetter dans la mer & se prenoit à crier, & par ces continuelles inquiétudes d'esprit il se mit si bas & s'afoiblit de telle forte qu'il fut contraint d'en garder le lict, & chercher remede à sa santé, mais qui fut tout extraordinaire, car s'imaginant que mangeant beaucoup & incessamment seroit le vray moyen de sa guarison, il crioit tousjours à la faim, mangeoit sans relâche, & empiroit à mesure qu'il croyait se mieux porter du corps, tandis qu'interieurement Dieu illuminoit son ame & le tiroit des tenebres pour le mettre à la grace.

Le Père Irenée qui avoit pris soin de luy, l'oyoit souvent plaindre la nuit & s'escrier en son patois François qu'il escorchoit au moins mal: Moy pourquoy point Chrestien, moy pourquoy point Baptisé, & est à noter qu'estant en France il avoit esté souvent sollicité des Huguenots d'embrasser leur pretendue Religion, ce qu'il ne voulut jamais faire, Dieu le reservant pour son Eglise & pour son Palais celeste, où les Heretiques n'ont aucune part ny ceux qui sont hors de l'Eglise, car hors icelle il n'y a point de salut.

Le Pere Irenée le voyant si perseveremment demander le S. Baptesme, creut qu'il y avoit là quelque chose de Dieu & qu'il ne devoit point negliger cette ame laquelle la divine Majesté vouloit sauver, la difficulté estoit de luy faire entendre les mysteres de nostre S. Foy, & tirer de luy la confession, d'un Dieu mort pour nous en Croix, mais il n'y avoit point là de truchement qui le pû faire, pour ce, comme j'ay dit ailleurs, qu'ils n'ont point de mots propres pour leur faire entendre nos mysteres, & si le pauvre malade sçavoit fort peu de François.

Le Pere luy fist neantmoins comprendre au mieux qu'il pu, plus par signes que par paroles, car Dieu n'oblige pas à l'impossible, aprés quoy il luy presente une Image du crucifiement de nostre Seigneur, qu'il prist avec grande reverence en ostant son bonnet, & la mist auprés de luy, & souvent luy faisoit la mesme reverence; mais ce qui estoit de merveilleux, est que jamais il ne mangeoit qu'il ne joignit premierement les mains & remuoit les levres comme faisoit mon grand Sauvage Huron, il s'armoit du signe de la S. Croix & disoit humblement ces divines paroles, Jesus ayez pitié de moy.

Et comme il se sentit diminuer de force & en des apprehensions de mourir sans avoir receu le S. Baptesme, il recommença de plus bel & avec des afections plus pressantes à prier qu'on eut à luy donner, autrement qu'il estoit perdu. Le Père Irenée luy fit dire par le Truchement qu'on apprehendoit que si nostre Seigneur luy rendoit la santé, qu'il retournast derechef vivre en son ancienne vie Sauvage & delaissast là le Christianisme, il protesta que non, & qu'il vouloit vivre & mourir en nostre saincte Religion.

Là dessus on prist asseurance du General qu'il contribueroit à sa nourriture s'il revenoit en convalessence, peur que la necessité le contraignit de retourner à son ancien poste; c'est à dire vie barbare, puis on le baptisa. Chose admirable le Pere Commissaire ne luy eust pas plustost conferé ce Sacrement aprés un acte de contrition qu'on tira de luy, qu'il rendit son ame à Dieu le Créateur comme s'il n'eust attendu que cette application pour passer de cette vie en l'autre: Ce qui me faict dire avec S. Paul, ô grandeur des merveilles de Dieu, combien vos voyes sont inscrutables, voicy un Sauvage qui sort de son pays, il tombe malade, il est baptisé, il meurt & le voyla sauvé plus heureusement que beaucoup de Chrestiens qui vivent & meurent en infidels.

Le corps ayant esté ensevely & exposé honnestement sur le tillac, les Peres dirent L'Office & les prières accoustumées, aprés lesquelles il fut jetté dans la mer une grosse pierre attachée à son pied pour le faire couler au fond: il n'y eut qu'une seule chose en quoy on manqua, qui fut de n'avoir retenu de ses cheveux & de ses ongles, mais de ses cheveux principalement selon qu'ils ont de coustume, pour les monstrer à ses parens & à tous ceux de sa Nation, à fin de leur oster toute sinistre opinion qu'on l'eust tué ou submergé, car comme ils sont assez soupçonneux d'eux mesmes, il ne falloit que ce manquement là, pour les mettre en rumeur: (nous dirent quelques Sauvages de nos amis) on ne laissa pas neantmoins de faire des presens aux plus prochains parens du deffunct, pour leur oster tout suject de plainte, & nous mettre en asseurance de ce costé là.

Tandis qu'on estoit occupé à l'enterrement du deffunct le Navire suivoit sa routte & advança jusques à Tadoussac où ils arriverent fort heureusement, sinon qu'ils frayerent une roche entrant au port, qui les pensa perdre, dequoy eschappez, ils rendirent graces à Dieu & mouillerent l'anchre pour le repos d'une si longue navigation, pendant laquelle le P. Guillaume resta toujours sain & gaillard, & le P. Irenée au contraire presque tousjours malade & incommodé, voyla comme tous n'ont pas une mesme grace naturelle ny la force & vertu de pouvoir supporter l'air de la mer & la violence des tourmentes qui causent à la pluspart des maux de coeur fort grands, lesquels neantmoins se guerissent en abordent la terre, si plustost ils ne quittent, comme ils font, & puis reviennent, mais souvent avec de furieux vomissemens.

Le R.P. Guillaume monta à Kebec dans les premières barques & de là à nostre Convent, & le P. Irenée resta pour les dernieres afin d'assister tousjours les passagers & personnes Catholiques. Il trouva là une fort grande Croix que depuis quelque-temps nos Religieux avoient fait faire pour l'y eslever en signe de Victoire, mais les grands debats survenus entre les Navires des deux societez en empescha l'exécution jusques à l'arrivée dudit P. Irenée qui la benist solennellement & la fit eslever à l'ayde des hommes que Monsieur le General luy presta. Il y eut des Huguenots mesme qui s'y employerent d'affection, pendant que d'autres plus pervers se mocquoient. Ils édifièrent aussi une Chapelle de rameaux d'arbres, où ledit Pere dit la S. Messe au grand contentement de son ame & tous les bons Catholiques qui se trouverent là presens. Le Sieur de Caen ayant donné l'ordre necessaire à Tadoussac, partit pour Kebec avec le P. Irenée, lequel après un peu de repos, voulut se rendre miserable avec les miserables & aller hyverner avec les Montagnais pour apprendre leur langue; car c'est le principal suject pourquoy on s'y abandonne, & pour cest effect, il contracta amitié avec un barbare qui luy sembloit honneste homme, lequel après quelque petit present, luy promist place & nourriture dans sa cabane avec tout son emmeublement qui consistoit simplement en deux buches de bois, l'une pour luy servir de chevet & l'autre pour luy servir de cloison & le separer aucunement des autres, qui ont accoustumé de coucher tous pesle mesle les uns parmy les autres sans separation.

Voyla donc le bon Pere logé, mais en tel lieu qu'on ne voyoit que pauvreté, le Ciel estoit sa couverture & la terre nue son lict mollet: pour toute vaisselle il n'avoit que son escuelle d'escorce & sa cueiller, & le reste estoit bien peu de chose, encor se sentoit il bien-heureux, ô mon Jesus d'avoir rencontré un si bon hoste.

Mais il arriva par malheur peu de jours aprés sa venue une maladie inopinée au frere de ce Sauvage, pour laquelle il fallut faire alte au milieu des bois par l'espace de dix ou douze jours, pendant lesquels on chercha par tout des remedes à ce mal qui ne pû estre si-tost guery, car les Medecins ny les Apoticaires n'y sont pas là des plus sçavans. Il fallut donc avoir recours à l'Oracle & voicy comment: Le bon homme fist dresser au milieu de sa cabane une espece de tour ronde avec des pieux picquez en terre redoublez en dehors avec des couvertures & des escorces de bouleaux pour la rendre noire & obscure car le diable fuit par tout la lumiere.

Cela estant faict il fit entrer dedans un Maistre Pirotois ou Magicien, pour s'informer du diable qui avoit donné ce mal à son frere, afin de l'en punir & guarir le malade par le moyen de ceste punition, car ils sont tellement superstitieux en leurs maladies, qu'ils croyent qu'elles leurs sont ordinairement données par autruy ou causées par le malin esprit, qui en effect leur en donne souvent d'imaginaires, qui se guerissent par des pareilles imaginations, & voyla ce qui met le diable en crédit.

Or le bonhomme ne faisoit pas moins des siennes pour descouvrir les auteurs de la maladie de son frere, que le Maistre Pirotois dans sa petite tour, car il faisoit des gestes & des grimasses admirables, il se demenoit, il se frappoit le visage avec une forme de tambour de basques dans lequel y avoit quelque petits cailloux ou grains de bled d'Inde, & au dessus estoient depeintes des figures de diable; il heurloit il tempestoit, & faisoit des cris espouvantables, qui eussent faict peur à des personnes peu asseurées & encores moins accoustumées à ces charivaris, & puis tout à coup l'un & l'autre faisoient des pauses & demeuroient un petit espace de temps dans un profond silence, au milieu duquel le malade interrogeoit son médecin de l'autheur de son mal, qui luy en contoit à plaisir & tousjours des bourdes qu'il sçavoit gentiment controuver en charlatan raffiné.

A la fin aprés avoir encor bien tintamarre & faict des invocations à ce demon, il fut conclud par le Pirotois que le mal avoit esté donné par un Sauvage fort esloigné de là, surquoy resolution fut prise qu'on l'envoyeroit tuer par l'un des freres du malade (car ils estoient plusieurs) afin de tirer par ceste mort, la vengeance de sa malice & la guerison du malade comme j'ay dit. Voyla comme le diable se joue de ses pauvres miserables, & comme par les pernicieux conseils, il les destruict de sorte qu'ils ne peuvent mesme multiplier ny croistre en nombre à cause de ses tueries, non plus qu'en lumière & cognoissance de leur mal-heur.

Le Pere Irenée estonné d'un si meschant conseil, & que sa presence ny ses remonstrances ne pouvoient en rien modérer ny divertir ces mauvais desseins (comme nouveau Apostre parmy vn peuple gentil) il quitta là tout & s'en retourna au Convent pour y cathechiser les François, n'ayant pû assez tost corriger les barbares qu'il faut supporter & souvent dissimuler leur façon de faire avec une grande patience & douceur d'esprit, attendant le temps propre pour recueillir le fruict de la charité, car les forteresses du diable ne se prennent pas du premier coup n'y toujours avec violence.

C'est une methode de laquelle nous usons mesme parmy les gros Chrestiens, car d'abord allez parler de Dieu à un homme grandement avare ou addonné à ses plaisirs, il vous rebutera & tournera le dos, il y faut apporter de grandes precautions, encor a on bien de la peine de gaigner quelque chose sur leur esprit en dissimulant leur deffaut. Il me souvient à ce propos d'un certain gentil homme autant avare et indevot que sa femme estoit pieuse & saincte. Il fuyoit les Religieux & sa femme les accueilloit. Il ne parloit que d'escus & sa femme que de vertus, bref les Religieux ne pouvoient avoir d'entrée chez luy qu'il ne leur tournast aussitost les talons, peur qu'on luy parla des choses de son salut, ou de faire quelque aumosne aux pauvres, qui ne voyoient que Madame.

Il arriva neantmoins que nous l'abordames un soir comme il estoit à table, de se retirer il ny avoit point d'apparence, ni nous de coucher devant la porte estant en si bonne maison, donc par ceremonie il fut contrainct de nous offrir le couvert, car il cognoissait nostre ordre. Or que croyez vous quelle fut sa première pensée, elle fut justement de nous dire qu'il eut bien desiré que les douze plus gros de ses villageois fussent convertis en or enfermez dans sa cave. Voyla un merveilleux souhait & qui sentoit bien de son avarice, & tout le reste de son entretien ne fut que de semblables discours & des guerres où il avoit vieilly; mais la conclusion en fut tres-bonne aprés nos applications & ses reflections, car il nous fit promettre un soing de le voir plus souvent & de prier Dieu pour luy, puis nous conduit luy mesme dans la chambre & nous fist faire du feu, ce qui ne luy estoit jamais arrivé, dequoy Madame joyeuse au possible rendit graces à Dieu de la conversion de son mary qu'elle, n'avoit jamais veu dans une si grande devotion.



Des travaux de nos Religieux allans à l'Eslan, & à un second voyage que fist le Pere Irenée aux Sauvages où ils observerent quelque ceremonies pour avoir bon vent.

CHAPITRE IX

LE Pere Joseph voyant le P. Irenée plustost de retour qu'il n'esperoit, prist luy mesme sa place & s'en alla passer le reste de l'Hyver avec les Montagnais, afin de gaigner tousjours temps & disposer aucunement ce peuple de grossier au bien qu'on desisoit d'eux. Or il ne fut pas long-temps que les Sauvages prirent plusieurs Eslans, desquels ils en dedierent un pour nos pauvres Religieux de Kebec, qu'ils envoyerent advertir par un de leurs hommes pour le venir querir à dix ou douze lieuës de Kebec.

Le P. Irenée y voulut aller avec nostre bon frere Charles, & quelques François que leur presta le sieur de Champlain. Il faisoit pour lors un fort grand froid, le temps fort serain & la terre par tout couverte de cinq ou six pieds de neiges, c'est ce qui les contraignit aprés avoir faict provision d'un peu de galettes pour vivre en chemin, de s'accommoder chacun d'une paire de raquettes attachées sous leurs pieds pour n'enfoncer dans les neiges, & avec cela ils se mirent à la suitte de leur Sauvage qu'ils ne perdoient point de veue, à cause qu'il n'y a aucun sentier ny chemin en tout le pais.

Mais comme il alloit un peu trop viste pour de pauvres Religieux & n'avoit pas la discretion de considerer que nos habits nous sont fort incommodes à marcher pendant les vents & le mauvais temps; le Pere ordonna qu'il iroit le dernier & le plus mauvais marcheur le premier, & avec cest ordre ils allèrent plus commodement & allegrement.

En tout le chemin ils ne trouverent ny maison ny taverne pour se chauffer, & pour leur nourriture il fallut se contenter d'un peu de leurs galettes, car il la falloit menager, pour qu'il en restat jusques à la fin du voyage. La réception que leur firent les Sauvages estoit plus accompagnée de complimens que de bonnes viandes, car estant jour de jeusne, il leur fallut aller coucher sans soupper pour n'y avoir ny poisson ny castor pour les regaler, la chair d'Eslan dont ils avoient à foison n'estant pas pour pareil jour.

Le matin venu rien ne les empêcha de s'esveiller que le travail du chemin qui les avoit un peu assoupy & appesanty. Aprés qu'ils eurent prié Dieu, les Sauvages leur donnèrent à chacun un morceau de la beste qu'ils accommoderent à part, chacun dans un morceau de la peau & des vieilles couvertures qu'ils avoient apportées, puis ayans proprement liez leur pacquets, chacun traisna le sien avec une corde par dessus les neiges, qui est une bonne invention, car de les porter sur le dos il eut esté bien difficille & quasi impossible.

Si le temps n'eust point changé ils n'eussent eu que demy mal, mais quatre ou cinq heures aprés qu'ils furent partis, il s'esleva un si grand vent avec des pluyes si fascheuses, qu'elles leur gasterent tout le chemin; puis la nuict survenant il leur fallut loger emmy les bois dans un trou qu'ils firent au fond des neiges, où ils avoient l'eau qui les incommodoit autant que la pluye qui faisoit fondre la neige pour leur repas ils eussent bien pu cuire de la viande, mais ils n'avoient ny pain, ny sel, & mouroient de froid; de maniere qu'ils passerent la nuict fort esveillez, & dans un extreme soucy comment ils passeroient le lendemain la riviere qui commençoit à lascher & les neiges à se fondre, ce qui rendoit le chemin presque insupportable à gens chargez, & si mal accommodez.

Ils n'eurent pas à peine passé ceste riviere qui conduit au Saut de Montmorency & le bois en suitte, que le temps se changeant, ils furent accueillis d'un froid si extreme accompagné d'un vent impetueux qui roulloit la neige par monceaux, qu'ils en penserent estre au mourir. La peine leur en estoit double, car avec leurs raquettes ils ne pouvoient marcher sur les glaces du grand fleuve, & sans icelles ils ne pouvoient passer les grands monceaux de neiges qui leur bouchoient le passage de manière qu'ils se trouvoient fort empeschez.

Le bon frere Charles qui sembloit le plus robuste, fut neantmoins le premier abbatu, car il demeura comme immobile presque sans sentiment, dequoy s'appercevant le Pere Irenée, tout mal qu'il estoit courut à luy pour le consoler & l'exhorter de prendre courage, non toutesfois si efficacement que l'Ange le bon Helie accablé de lassitude sous un genievre, lorsqu'il fuyoit la persecution de Jesabelle, & ayant trouvé un petit morceau de pain dans sa pochette, gellé & dur comme pierre, il en escrasa un petit entre deux cailloux qu'il luy fist avaller pour luy faire revenir le coeur, & en effect cela luy profita.

Apres quoy ils en trouverent un autre couché de son long sur la neige, lequel ils remirent sus pieds au mieux mal qu'ils purent, non sans beaucoup de peine: car en fin ne pouvant quasi se soutenir, ils furent contraints de trainer son pacquet & prendre part dans son travail, tellement que les malades aydoient aux infirmes, & ceux qui estoient bien empeschez à traîner leur fardeau, portoient encore celuy des autres, & ne falloit point marchander, ains tousjours peiner, afin qu'en agissant du corps, le froid & le vent ne les fist geler tout debouts.

Mais, ô bonté divine, qui n'abandonnés jamais les vostres jusques au dernier point, alors qu'ils pensoient estre perdus vous les secourustes par le moyen du bon Pere Paul Huet comme je diray presentement. Ce bon Religieux ayant dit les Vespres à la Chapelle de Kebec, comme nous avions accoustumé toutes les Festes & Dimanches, monta sur la montagne prochaine pour voir s'il descouvriroit nos voyageurs comme il fist de fort loing. Les ayans apperceus comme un autre Abraham qui se tenoit sur les chemins pour accueillir les pelerins, il accourut promptement au Convent prendre un peu d'eau de vie avec un peu de vin que l'on garde exprés pour semblables necessités, qu'il leur porta en grand haste, & à mesure qu'il en rencontroit quelqu'un, il luy donnoit un peu de ses rafraischissemens & le consoloit au mieux qu'il luy estoit possible jusques au Pere Irenée, qui estoit des derniers, auquel ayant donné un peu de vin, comme revenu d'une extase, les larmes luy en tombèrent des yeux à grosses gouttes, ou d'ayse, ou d'estonnement, car comme il m'a dit luy mesme, ce petit doigt de vin tres-rare dans le pays, fist comme un miracle en luy, le changeant tout en un autre homme, & de plus le bon Pere Paul se chargea de son pacquet jusques au Convent, où ils arriverent sur le soir fort heureusement, à leurs maux passez prés.

Il est très-véritable que Dieu faict des graces particulières à ceux qui vont entre les infidelles qu'il ne faict pas à ceux qui demeurent en leur maison, & sans icelles il ne seroit pas possible d'y subsister, ny de pouvoir resister long-temps à tant de travaux & d'austeritez, que de pauvres pieds nuds, pauvres Evangeliques, & pauvres en tous les biens & commoditez de la terre, sont contraints d'y souffrir journellement. Je confesse que je ne pourrois pas vivre ici un mois sans tomber malade, comme j'ay vescu parmy les Hurons un an entier en pleine santé, & que s'il y avoit des Religieux par deça qui vescussent de la sorte, tout le monde les auroit en admiration, mais il n'y en a point qui en approchent.

Le Pere Irenée projetta un autre voyage le long du grand fleuve vers les contrées de Tadoussac, pour y sonder le coeur des peuples qui l'habitent, & voir s'il y pourroit faire quelque chose pour leur salut, autre que celuy de son voyage precedent, mais qui ne luy reussit guère mieux à son extreme regret. Il se mist donc sous la conduite de son Sauvage ordinaire, lequel avec tout plein d'autres y devoient descendre dans deux chalouppes de compagnies. Les sieurs de Champlain & du Pont Gravé leur firent à tous present de quelques galettes afin qu'ils prissent un soin, particulier dudit Pere, & en donnerent encor d'autres pour luy particulièrement, lesquels ils mesnagerent comme les Hurons firent de mon biscuit, car sitost quelles furent en leur possession, ils se mirent après, & le jour & la nuict, & ne cesserent point que tout ne fut dissipé & mangé jusques aux miettes.

De remède à cela il n'y en a point, il faut laisser manger son bien, & ne dire mot pour ce qu'autrement ils vous appelleroient Oustey, avare & chiche, il vous est neantmoins permis de faire comme eux, & user de vos biens avec eux, mais tous ne peuvent vivre comme les bestes, qui mangent le jour & la nuict pendant qu'elles ont dequoy, & par ainsi il faut laisser passer la feste sans en estre, encor qu'elle soie à vos despens.

Prevoyant ce mauvais mesnage j'avois serré un peu de biscuit dans un petit sac que je tenois, caché soubs mon manteau pour me servir dans la necessité, mais il fut bientost descouvert & mangé sur le champ, & par ainsi nous demeurasmes à deux de jeu, aussi bien pourveus l'un comme l'autre, d'un rien du tout, sinon du maïs qu'ils avoient cachez par les champs en descendans; & voilà comme ils seroient bons frères Mineurs s'ils estoient bons Chrestiens, car ils ont bien peu de soin du lendemain, s'appuyans sur la divine Providence, qui nourrit les oyseaux du Ciel.

Il y a une chose à remarquer en eux, que lors qu'ils ont peur, ou songent à quelque malice, ou bien qu'ils prevoyent quelque danger ou péril, c'est alors qu'ils chantent principalement, tellement que l'on peut prendre à mauvaise augure quand les Sauvages chantent seuls par les bois, ou à la campagne, sinon que ce soit pour un simple divertissement d'esprit, comme ils font quelquefois.

Au premier giste que ce bon Pere fist avec ses Sauvages, il leur fallut entrer dans les fanges jusques à my-jambes, pour ce que leurs chalouppes ne peurent aborder la terre ferme, qui estoit bien avant dans les marests, & puis le mauvais temps, le froid, & les pluyes en rendoient le lieu quasi inaccessible. Le bon naturel du Sauvage du Pere fut remarquable, en ce qu'ayant une espece de bas de peau d'Eslan aux jambes, il les vouloit deschausser pour luy faire prendre, & le deffendre aucunement du froid qu'il luy voyoit souffrir, mais il l'en remercia bien humblement, aymant mieux qu'il s'en servit luy-mesme, que luy qui faisoit profession d'aller pieds nuds & vivre en Apostre.

Le Sauvage le pria, donc de s'arrester là, pendant qu'il yroit dans le bois prochain, d'où il rapporta son col chargé de busches, qu'il accommoda dans les plus mauvais endroits par où le Pere devoit passer pour gaigner la terre ferme, & arriver au lieu où l'on devoit cabaner. Voyez un peu je vous prie le bon naturel de ce Sauvage, & combien nous serons blasmables devant Dieu de nostre peu de charité.

Estoit-ce pas encore une action bien louable au fils du Capitaine la Foriere, lequel voyant le pauvre Pere Joseph le Caron fatigué du mauvais chemin & presque transi de froid, le pria de tenir le devant afin de marcher plus à l'ayse, & trouvant des lieux propres, il luy allumoit du feu pour le reschauffer, & luy rendoit tout le service possible à un pauvre Sauvage: je ne sçay ce que vous en penserez, mais j'ay receu tant de secours d'aucuns, que je ferois plus volontiers le tour du monde avec eux, qu'avec beaucoup de Chrestiens & d'Ecclesiastiques mesmes.

Le Pere Irenée estant esveillé partit de ce marest avec ses Sauvages pour Tadoussac où ils arriverent à nuict close avec bien de la peine, tant à cause du mauvais vent, que pour la difficulté qu'ils eurent de doubler la riviere du Saguenay, & d'aborder les barques Françoises qui estoient là à l'anchre attendant la flotte de France qu'on esperoit dans peu de jours.

Or le lendemain les Sauvages du Pere ayant esté abouchez par un autre plus grand nombre qui estoient là, attendans d'autres de leurs amis pour aller la guerre, ils furent persuadez d'estre de la partie, & de renvoyer ledit Pere dans son Convent jusques à un autre temps qu'ils le reprendraient pour son dessein, tellement qu'il fallut qu'il s'en retournast dans un canot de Montagnais sans pouvoir passer plus outre, marry que son voyage ne luy avoit mieux succedé.

Ces Montagnais allèrent le jour & la nuict tandis qu'ils eurent le vent propice, mais leur ayant manqué ils prirent terre, & dresserent une suerie pour purger leurs mauvaises humeurs (j'en ay descrit la méthode au second livre de ce volume) pendant que le Pere accommodoit à part sa petite cuisine qui ne luy reussit guere bien. Il avoit un petit pacquet de ris qui est la meilleure provision que l'on puisse avoir entre les Sauvages, il s'estoit aussi muny d'un petit chaudron à Kebec pour luy servir, mais il fut bien tost égarré, non sans soupçon qu'il luy eust esté enlevé par les Sauvages, & fallut qu'il se servit d'un des leur qui leur servoit à faire griller des pois, mais qui rendit son ris d'un si mauvais goust, qu'il ne fust possible à personne d'en pouvoir manger, non pas mesme les chiens pour affamez qu'ils fussent, ce fust là le moyen de coucher à la légère, & n'estre point trop assoupis le matin.

Les sauvages en leur suerie, firent d'une pierre deux coups, car parmy les chants qu'ils y font d'ordinaire, ils y en adjousterent d'autres, avec de grands tintamarres & des chimagrée dignes de leurs personnes, pour obtenir un vent propre à leur navigation. Durant ce temps là deux jeunes sauvages estoient en sentinelle, pour prendre garde au vent, lesquels peu d'heures aprés accoururent promptement à la cabane ou se tenoit le Sabbat, disant, Cessez, cessez, voilà bon vent & tous cesserent, & se resjouirent du secours de leur Manitou, disans au Pere que ce n'avoit pas esté son JESUS qui leur avoit envoyé un vent si souhaitable, mais leur bon Manitou, par le moyen de leur ceremonies.

Dieu, qui est jaloux de son honneur les fist bien-tost repentir de leur trop prompte venterie, car ils ne furent pas à deux ou trois lieuës de là, qu'il s'esleva un vent si impetueux & extraordinairement contraire & violent, qu'ils penserent tous perir, & furent rejettez d'où ils estoient partis, heureux d'avoir pu gaigner terre, où ils eurent tout loisir de penser au peu d'effect de leur cérémonie, comme au pouvoir de nostre Dieu, qui seul leur pouvoit donner le temps qu'ils desiroient, ainsi que leur fist entendre le Pere en la revenche qu'il eut respondant à leur folle croyance.

Puis il leur dit, Vous avez eu recours à vostre Manitou pour avoir un vent propre, & il vous en a donné un contraire & vous a trompé. Or à present ayons recours à Jesus, & vous verrez qu'il nous exaucera & fera paroistre son pouvoir par dessus tous les Demons, ce qu'ils firent en la personne dudit Pere, & Dieu tres-bon, qui veut estre recognu, prié, & adoré de ses créatures, leur en donna un en bref tres-excellent, par le moyen duquel ils se rendirent allegrement à Kebec, comme s'ils y eussent esté conduits de la main d'un Ange, d'où le Père Irenée ayant appris que je revenois des Hurons, vint au devant de moy dans un canot de Montagnais, où il faillit à se perdre par la faute de son Pilote qui dormoit lors qu'un coup de vent l'eut fait tourner s'en dessus dessous, si le cordeau qui gouvernoit la voile ne se fust rompu par la violence du vent.


Fin du premier Livre.



HISTOIRE

DU CANADA

ET

VOYAGES DES PERES

RECOLLECTS EN LA

nouvelle-France




LIVRE SECOND.

Commencement du voyage de l'Autheur pour les Hurons. Rencontre d'un Pirate Holandois, & du danger qu'ils coururent estant eschouez.

CHAPITRE I.

ostre Congrégation se tenant à Paris, nos Peres touchez & illuminez de cest esprit divin qui conduit les Apostres entre les peuples Gentils, donnèrent ordre au Pere Nicolas Viel & à moy, d'aller secourir nos frères qui seuls avoient là mission de la conversion du Canada, pendant que d'autres se disposoient pour les lieux Saincts que nos frères, ont en leur gouvernement avec plusieurs Convents en Levant, où ils ont liberté de servir Dieu, mais avec peine à cause de l'avarice du Turc, qui leur fait souvent des avanies. Comme enfans obeïssans & sujects de la S. Eglise, aprés nous estre recommandez à Dieu & invoqué la benediction du sainct Esprit, nous fumes recevoir celle de Monseigneur le Nonce residant à Paris, lequel approuvant nostre zele & favorisant nostre pieux dessein, nous octroya toute l'authorité & puissance qu'il pouvoit avoir dans l'estendue de toutes les terres Canadiennes, s'offrant encores de luy mesme d'en escrire à & Saincteté & d'obtenir d'elle'pour nous la benediction Apostolique & tout pouvoir de sa part par une bulle expresse, si le Navire fretté & desja tout prest à faire voile, ne nous eut contrainct à un humble remerciement, & nous contenter de sa bonne volonté, & du pouvoir que nous donnoit sa Seigneurie, sans nous mettre en peine d'autre escrit.

Munis de la benediction, des Conseils & de l'authorité d'un si grand Prelat, nous receumes aussi celle de nostre Reverend Pere Provincial & partisme de nostre Convent de Paris le 18e jour de Mars l'an 1613 à l'Apostolique, à pied & sans argent selon la coustume des pauvres Mineurs Recollects, & arrivasmes à Dieppe en bonne santé, où à peine pûmes nous prendre quelque repos, qu'il nous fallut embarquer le mesme jour peu avant my-nuict, avec un vent assez bon; mais qui par sa faveur inconstante, nous laissa bien-tost, & fusmes surpris d'un vent contraire joignant la coste d'Angleterre, qui causa un mal de mer fort fascheux à mon compagnon qui l'incommoda grandement, & le contraignit de rendre le tribut ordinaire à la mer qui est l'unique remede & la guerison de ces indispositions maritimes. Graces à nostre Seigneur nous avions des-ja scillonné pour le moins cent lieues de mer avant que je me ressentisse beaucoup de ces fascheuses maladies, mais aprés je m'en trouvay tellement travaillé qu'il me sembloit n'avoir jamais tant souffert corporellement au reste de ma vie, comme je souffris pendant trois mois six jours de navigation qu'il nous fallut (à cause des vents contraires) pour traverser ce grand & espouventable Occean, & arriver à Kebec, demeure des Mineurs Recollects.

Or pour ce que le Capitaine de nostre vaisseau avoit commission d'aller charger du sel en Brouage, il nous y fallut aller necessairement & passer devant la Rochelle à la rade de laquelle nous nous arrestames deux jours, pendant lesquels nos gens allèrent negotier en ville pour leurs affaires particulieres. Il y avoit là bon nombre de Navires Hollandois tant de guerre que marchands, qui alloient charger du sel en Brouage, & à la riviere de Suedre proche Mareine, nous en avions des-ja trouvé en chemin environ 30 ou 40 en diverses flottes, & aucun n'avait couru sus nous, entant que nostre pavillon nous faisoit cognoistre: il y eut seulement un Pirate Holandois qui nous voulut attaquer & rendre combat, ayant des-ja à ce dessein ouvert ses sabors, faict boire & armer ses gens; mais pour n'estre pas assez forts, nous gaignames le devant à petit bruit & nous sauvames à la voille. Ce miserable traisnoit desja quand & luy un autre Navire chargé de sucre & autres marchandises qu'il avoit volé à des pauvres marchands François venans d'Espagne.

De la Rochelle on prend d'ordinaire un Pilote de louage pour conduire les Navires qui vont à la riviere de Suedre à cause de plusieurs lieux dangereux incognus aux pilotes estrangers. Celuy que nous prismes à la Rochelle tout expérimenté qu'il se disoit, pensa neantmoins nous faire perdre, car n'ayant voulu jetter l'anchre par un temps de bruine comme on luy conseilloit, se fiant à sa sonde, il nous jetta sur des sables où nous demeurames eschouez, depuis les quatre ou cinq heures du soir, jusques au lendemain matin, qu'à la marée nous remis sus pied & en estat de voguer. Je vous laisse à considerer en cette disgrace qu'elle pouvoit estre la pensée d'un chacun, & si elle n'estoit pas capable d'affliger les plus resolus, car le Navire estoit tellement couché, que si Dieu par sa bonté ne nous eut preservé & calmé du tout le temps, c'estoit faict du Navire & de nous tous.

Le Capitaine & conducteur du Navire estoit doublemenf affligé, car il se voyoit à la veille de perdre non seulement le corps, l'honneur & les biens, mais en suitte tout l'equipage, aucun duquel n'eut le courage de boire ny de manger, encore que le souper fust prest & servy: pour moy j'estois fort débile & eusse volontiers pris quelque chose, mais la crainte de mal édifier me retint, me fit jeusner comme les autres, & demeurer en prière toute la nuict avec mon compagnon: nos Matelots parloient des-ja de jetter en mer le Pilote Rochelois, qui nous avoit eschoué, pendant qu'une partie de l'équipage vouloient se saisir de l'esquif pour chercher leur seureté si le Capitaine courageux ne les en eut empesché & menacé d'un coup de pistolet le premier qui s'y ingereroit. Il les contraignit de travailler pour le salut de tous, leur fist poser les quatre anchres & estre sur leur garde attendant l'assistance & misericorde de nostre Seigneur.

Je loue Dieu, qu'ayant pitié de ma foiblesse, il me fist grace d'estre fort peu esmeu pour le danger present, & eminent, ny pour tous autres que nous avons eu pendant nostre voyage, car il ne me vint jamais en la pensée (me confiant en sa divine misericorde) que deussions perir, autrement il y avoit grandement à craindre pour moy, puis que les plus expérimentez Pilotes & Mariniers n'estoient pas sans crainte & apprehension, un desquels indigné du peu de peur que je tesmoignois pendant une furieuse tourmente de huict jours, me dit un peu en cholere qu'il doutoit que je fusse Chrestien de n'aprehender pas en des périls & dangers si eminens; je luy respondis que nous estions entre les mains de Dieu, qu'il ne nous adviendroit que selon sa saincte volonté, que je m'estois embarqué en intention d'aller gaigner des ames à nostre Seigneur au païs des Sauvages, d'y endurer mesme le martyre si telle estoit sa saincte volonté que si sa divine misericorde vouloit que je perisse en chemin je ne m'en devois point affliger, que d'avoir tant d'apprehension n'estoit pas un bon signe: mais qu'un chacun devoit plustost tascher de bien mettre son ame avec Dieu, & aprés faire ce qu'on pourroit pour se delivrer du naufrage, puis laisser le reste du soing à Dieu.

Aprés estre delivré du péril de la mort & de la perte du Navire qu'on croyoit innevitable, nous mismes la voile au vent, & arrivames d'assez bonne heure à la riviere de Suedre, où l'on devoit charger du sel de Mareine. Nous nous desbarquames & n'estans qu'à deux bonnes lieuës de Brouage nous y allames passer quelque jours de repos, avec nos frères de la Province de la Conception, qui y ont estably un Convent, lesquels nous y receurent & accommoderent avec beaucoup de charité.

Nostre Navire estant chargé, & prest de se remettre sous voile, nous retournames nous rembarquer avec un nouveau Pilote de Mareine qui devoit nous reconduire au port de la Rochelle, mais Dieu adorable en ses jugemens, permit que ce Pilote nous pensa encor eschouer, ce qu'indubitablement auroit esté sans le grand jour qui fist voir le fond de l'eau, cela luy osta la presomption & vanité insupportable de laquelle enflé, il s'estimoit le plus habile Pilote de cette mer, aussi estoit il de la pretendue Religion, & des plus opiniastres, ainsi qu'estoit le premier qui nous avoit eschoué, quoy que plus retenu & modeste.

Vers la Rochelle il se voit grande quantité de Marsoins, desquels nos Mattelots ne firent point estat, comme de ceux qui se prennent en pleine mer. Ils pescherent forces seiches lesquelles accommodées sembloient des blancs d'oeufs durs fricassez, ils prindrent aussi des Grondins avec des lignes & hameçons qu'ils laissoient traîner aprés les galleries du Navire, ce sont poissons un peu plus gros que des rougets, lesquels nous servoient à faire du potage.

L'on dit que ce poison est appellé Grondin d'autant qu'estant hors de la mer il ne cesse de gronder comme un petit pourceau, contre l'ordinaire des poissons qui ne crient jamais, mais à cause de mon mal de mer qui me donnoit peu de relasche je n'y prins point garde, ny à beaucoup d'autres choses qu'en autre saison j'eusse curieusement observées.

Ce poisson n'estoit point trop à mon goust à cause de mon degoust, mais beaucoup moins la disourtoisie d'un Chirurgien huguenot qui seul avoit le soin de nous assister, car nous n'en pouvions tirer une seule bonne parole, non pas mesme ceux de sa prétendue religion, qui ne pouvoient approuver sa mauvaise, dereglée & mélancolique humeur, qui domine d'ordinaire en ceux qui ont l'ame assise en mauvais lieu.

Passant devant la Rochelle on renvoya le nouveau Pilote qui nous avoit ramené de Brouages, on remplit nos bariques d'eau douce dans l'Isle de Rez, puis ayant mis les voiles au vent & le cap à la route de Canada, nous cinglâmes par la Manche en haute mer à la garde du bon Dieu & à la mercy des vents qui nous furent favorables et discourtois selon leur inconstance.



Des larrons & pirates. D'un Mattelot tué par accident. Tourmente fort grande. Prise d'un Navire Anglois. Des Baleines & du poisson appelle Dorade beau par excellence.

CHAPITRE II.

ON se plaint, mais avec raison du grand nombre de voleurs & de larronneaux, qu'és guise de chenilles couvrent aujourd'huy presque toute la surface de la terre, dont les uns semblent honnestes gens & passent pour des gros Messieurs, & ceux-là sont les pires de tous, car ils desrobent beaucoup & font prendre ceux qui prennent le moins. Les autres moins dangereux sont ceux qui comme Hibous ne vont que de nuict, sont assez malcouverts & aussi peu courtois, ont tousjours la mine morne, triste & perfide comme gens de mauvaise conscience, mais il y en a une troisiesme espece entre les deux, qui sont les filous, les tireurs de laine, les emmielleux, les cajoleurs, les subtils, ceux qui vous font acroire que le blanc est le noir, font des querelles d'Allemands entr'eux puis feignent de se battre pour attaquer ceux qui veulent mettre le hola, & puis crient les premiers aux volleurs; ce sont ces batteurs de pavé qu'il faut appréhender. O qu'il est bon de ne se fier aujourd'huy qu'en Dieu, toute la terre est couverte de liens & de pieges contre les gens de bien & ceux qui marchent dans la candeur & la simplicité. C'est le regne des meschants & de ceux qui tirent le sang & la substance du peuple, desquels Dieu fera vengeance un jour & n'aura non plus de pitié d'eux qu'ils en ont eu du peuple.

Or de mesme que la terre a ses larronneaux, voleurs & brigands, la mer a ses pirates, escumeurs de mers & forbans, & si les uns sont bien meschans sur la terre les autres ne leur cedent en rien sur les eaux, car ils brisent les furieux flots de la mer & courent les vastes campagnes de cet element impitoyable avec la mesme gayeté qu'ils feraient sur la terre sans appréhender ny la mort ny le fond des abismes, qui les va tousjours menassans d'un prochain péril ou naufrage, dequoy ils ne se soucient non plus que s'ils n'avoient point d'ame à perdre ny d'enfer à redouter.

De ces pirates vous en voyez (comme les voleurs sur la terre, qui font les honnestes marchands pour n'estre point soupçonnez, & surprendre quand ils trouvent leur coup disposé, autrement ils se tiennent sur la mine de gens de bien. Les autres sont sans dissimulation & veulent bien qu'on les cognoisse pour tels qu'ils sont, car comme il n'y a que des coups à gaigner chez eux, ils sçavent bien qu'on est tousjours à la deffensive contre eux, & ce fut un de ceux là qui nous vint menacer à deux ou trois cens lieuës de mer, auquel il ne fut rien respondu, pour n'estre alors en estat de deffence, mais parti d'auprès de nous, on tendit le pont de corde & chacun se tint sur ses armes, pour rendre combat au cas qu'il fut revenu, mais il nous laissa aller ayant bien opinion qu'allant en Canada on n'avoit pas grand richesse, & que de nous vouloir oster nos vivres il n'y eut pas grand gain pour eux non plus que pour nous de contentement qui nous eut oblige à nous bien battre. Toutesfois il fut encore trois ou quatre jours à roder les mer à nostre veue pour descouvrir la proye.

Il arriva un accident dans nostre Navire le premier jour du mois de May qui nous affligea fort. C'est la coustume en ce mesme jour, que tous les Matelots s'arment au matin, & en ordre; font une salve descoupeterie au Capitaine du vaisseau, un bon garçon peu dressé aux armes par imprudence donna une double ou triple charge à un meschant mousquet qu'il avoit & pensant le tirer il se creva & tua le Mattelot qui estoit à fon costé, en blessa un autre legerement à la main. Je n'ay jamais rien veu de si resolu que ce pauvre homme blessé à mort; car ayant toutes les parties naturelles emportées, & quelque peaux des cuisses & du ventre qui luy pendoient, aprés qu'il fut revenu de pasmoison à laquelle il estoit tombé du coup, luy-mesme appella le Chirurgien, & l'enhardit de coudre sa playe & d'y appliquer ses remèdes, & jusques à la mort parla avec un esprit aussi sain & arresté, & d'une patience si admirable, que l'on ne l'eust pas jugé malade ny blessé à sa parole. Le bon Pere Nicolas le confessa & peu de temps aprés il mourut: puis il fut enveloppé dans sa paillasse & mis le lendemain sur le tillac où nous dismes l'Office des morts, & toutes les prières accoustumées, puis le corps ayant esté mis sur une planche fut fait glisser dans la mer, puis un tizon de feu allumé & un coup de canon tiré qui est toute la pompe funèbre qu'on rend d'ordinaire à ceux qui meurent sur mer.

Depuis nous fusmes battus d'une tempeste si grande par l'espace de sept ou huict jours continuels, qu'il sembloit que la mer se deust joindre au Ciel, ou que tout l'Occean se deust bouleverser, de manière que l'on avoit de l'apprehension qu'il se deust rompre quelque membre du Navire pour les grands coups de mer qu'il recevoit à tout moment ou que les vagues furieuses qui donnoient jusques par-dessus la Dunette l'abymasse sans resource, car elles avoient desja rompu & emporté les galleries avec tout ce qui estoit dedans: c'est pourquoy on fut contraint de caler le voile & d'abandonner le Navire à la violence de la tourmente, & des flots qui nous balotoient d'une estrange façon sans que nous sçeussions où les vents nous jettoient, pour ce qu'il estoit impossible pour lors de prendre les elevations ny par le Soleil, ny par le Nord, & de nous sauver encore moins, si Dieu nostre vray Cocher ne nous eust protégé & sauvé par une grace speciale de cest evident naufrage. Cependant s'il y avoit quelque coffre mal amarré on l'entendoit rouller & quelquesfois la marmite estoit renversée, & en disnans ou soupans si nous ne tenions bien nos plats ils voloient de la table à terre & les falloit tenir aussi bien que la tasse à boire selon le mouvemenr du Navire que nous laissions aller à la garde du bon Dieu, puis qu'il ne gouvernoit plus & n'y pouvions remedier. Pendant ce temps là les plus devots passagers prioient Dieu & se mettoient en bon estat, mais pour les Mattelots je vous asseure qu'ils ne tesmoignerent jamais moins de devotion sinon quelqu'un, encore estoit-ce en cachette peur d'estre mocqué, mais quand c'est tout à bon qu'il faut périr, c'est alors que tout le monde se met en son devoir, mais souvent trop tard par une invention du Diable qui nous fait différer nostre conversion. Il est tres-bon de ne se point troubler voire très-necessaire pour chose qui arrive, à cause que l'on est moins apte à se tirer du danger, mais il ne s'en faut pas monstrer plus insolent, ains le recommander à Dieu, & travailler à ce à quoy on pense estre expedient & necessaire à son salut & delivrance.

Or ces tempestes bien souvent nous estoient presagées par les Marsoins qui pour lors environnoient nostre vaisseau par milliers se jouans d'une façon fort plaisante, dont les uns ont le museau moussé & gros, & les autres pointus & allongé commes cannes.

Au temps de cette tourmente je me trouvay une fois seul avec le Pere Nicolas dans la Chambre du Capitaine ou je lisois pour mon contentement spirituel les Méditations de sainct Bonaventure, ledit Pere n'ayant pas encore achevé son Office le disoit de genouils proche la fenestre qui regarde sur la gallerie comme un coup de mer rompit un aiz du siege de la Chambre, entra dedans, sousleva ledit Pere & m'envelopa une partie du corps qui m'ayant esblouy me fist promptement lever en sursaut & à tastons ouvrir la porte pour donner cours à l'eau, me resouvenant avoir ouy dire qu'un Capitaine avec son fils se trouverent un jour noyez d'un coup de mer qui entra dans leur Chambre comme cet autre estoit entré dans la nostre.

Nous eusmes aussi par fois des ressaques jusques au grand masts, c'est à dire que le Navire puisoit à mesme dans la mer & s'en falloit peu que le reste n'allast au fond, mais lors que cela arrivoit au plus fort mesme de nos prieres on quittoit tout pour maneuvrer & puis on continuoit ses devotions qui ne sont pas si eschauffées en mer que l'on ne prennes tousjours garde aux vents & aux flots qui nous envoyoient par fois de merveilleux rafraischissemens qui donnoient à rire aux moins mouillez & pitié aux mieux trempez. Bon Jesus que la vie des Mariniers est une vie estrange & merveilleuse, car s'ils ont quelquesfois une heure de bon temps ils en ont d'autres qui sont bien discourtoises & pleines de difficultés, je l'ay ouy dire, & je le croy qu'il y a neantmoins plus de vieux Mariniers que de vieux Laboureurs, pour vous dire que nonobstant tout ce qui se passe peu perissent, & que l'on n'est pas si tost en terre que l'on veut retourner en mer où la santé se trouve fortifiée par le vomissement & la diette.

Quand la tempeste nous prit nous estions bien avant au delà des Isles Assores qui sont Isles riches & bien peuplées appartenant au Roy d'Espagne, desquelles nous n'approchasmes pas plus prés que d'une journée au dire de nostre Pilote.

Ordinairement aprés une grande tempeste vient un grand calme, comme en effet nous en avions quelquesfois de bien importuns, qui nous empeschoient d'avancer chemin, durant lesquels les Mattelots jouoient & dansoient sur le tillac; puis quand on voyait sortir de dessous l'Orizon un nuage espais, c'estoit lors qu'il falloit quitter ces exercices, & prendre garde d'un grain de vent qui estoit enveloppé là dedans, lequel se desserrant grondant & sifflant, estoit capable de renverser nostre vaisseau s'en dessus dessous, s'il n'y eust eu des gens prests à exécuter ce que le maistre du Navire commandoit.

Or le calme qui nous arriva aprés cette grande tempeste nous servit fort à propos, pour tirer de la mer, un grand tonneau de très-bonne huile d'olive, que nous apperceusmes flottant sur les eauës assez proche de nous, nous en apperceusmes encore un autre deux ou trois jours aprés: mais la mer un peu trop agitée pour lors nous en priva. Ces tonneaux comme il est à presumer, estoient de quelque Navire brizé en mer par les furieuses tourmentes & tempestes que nous avions souffertes peu de temps auparavant.

Quelques jours aprés nous rencontrasmes un petit Navire Anglois, qui disoit venir de la Virginie, & je croy de quelqu'autre contrée des indes Occidentales, car il avoit quantité de Palmes, du petun, de la cochenille & des cuivres, qui ne sont pas frequens à la Virginie. Il estoit tout dematté & en assez pauvre équipage pour son retour en Angleterre & Escosse d'où ils estoient pour la pluspart, car il ne leur estoit resté de la tourmente passée, que le seul masts de mizanne qu'ils avoient accommodé à la place, du grand masts qui s'estoit brizé avec tous les autres aussi. Il pensoit s'esquiver mais comme nous estions assez bons voilliers, nous allasmes à luy & luy demandasmes selon la coustume de la mer usitée par ceux qui se croyent les plus forts: D'où est la Navire il respondit d'Angleterre, on luy répliqua: amenez, c'est à dire, abbaissez vos voiles, sortez vostre chalouppe, & venez nous faire voir vostre congé, pour en faire l'examen, que si on est trouvé sans le congé de qui il appartient, on le fait passer par la Loy & commission de celuy qui le prend: mais il est vray qu'en cela; comme en toute chose, il se commet souvent de tres-grands abus, pour ce que tel feint estre marchand, & avoir bonne commission, qui luy-mesme est Pirate & marchand tout ensemble, se servant des deux qualitez selon les occasions & rencontres.

De mesme nos Mariniers eussent bien desiré la rencontre de quelque petit Navire Espagnol, où il se trouve ordinairement de riches marchandises, pour en faire curée, & contenter aucunement leur convoitise, comme si prendre le bien d'autruy sur mer n'estoit pas larrecin & vollerie obligeant à la damnation éternelle, aussi bien que le prendre sur terre, car la malice réciproque des Nautonniers n'excuse point que le larrecin sur mer ne soit peche, & c'est par coustume on se damnera par coustume: car le Commandement qui dit, Tu ne desroberas point s'entend nulle part, ny en la mer ny en la terre. Or bien que la chose soit ainsi le mal ne s'en diminue point pourtant, & va tousjours pullulant à mesure que les hommes vieillissent Cela se voit à l'oeil qu'aujourd'huy il n'y a plus de fidelité entre les hommes, & que chacun tasche de tromper son compagnon, c'est pourquoy il s'en faut donner de garde, & n'approcher d'aucun Navire en mer qu'à bonnes-enseignes, de peur qu'un forban ne soit pris par un Pirate. Que si demandant d'où est le Navire on respond, de la mer, c'est à dire escumeur de mers & qu'il faut venir à bord, & rendre combat, si on n'ayme mieux se rendre à la mercy & discretion du plus fort ou qui semble l'estre, je dis, qui semble l'estre, car on y est souvent trompé.

C'est aussi coustume en mer, que quand quelque Navire particulier rencontre un Navire-Royal, de se mettre au dessous du vent, & se presenter non point coste-à-coste; mais en biaisant & mesme d'abattre son enseigne (il n'est pas neantmoins de besoin d'en avoir en si grand voyages) sinon quand on approche de terre, ou quand il se faut battre.

Pour revenir à nos Anglois, ils vindrent en fin à nous, sçavoir leur Maistre de Navire, un vieil Gentil'homme & quelques autres des principaulx, non toutesfois sans une grande contradiction, car ils apprehendoient le mesme traitement qu'ils ont accoustumé de faire aux François, quand ils ont le dessus, c'est pourquoy leur Chef offrit en particulier à nostre Capitaine moy seul present, tout ce qu'ils avoient de marchandises en leur Navire, pour lieu que la vie sauve on les laissast aller en leur païs avec un peu de vivres, ce que nostre Capitaine refusa disant, qu'il ne vouloit rien d'eux s'ils estoient gens de bien, mais que s'il trouvoit du contraire, qu'il leur feroit subir la Loy de la mer, aprés avoir deuement faict examiner leur patente. Neantmoins à force d'importunité nous firent accepter (attendant le jugement de leur cause,) un baril de petun & un autre de patates, ce sont certaines racines des Indes, en forme de gros naveaux, rouges & jaunes; mais d'un goust beaucoup plus excellent, que toute autre racine que nous ayons par deça. Et me donnerent à moy, un cadran solaire, que je ne voulois accepter peur de leur en incommoder.

Le Capitaine de nostre vaisseau, comme sage, ne voulut rien déterminer en ce faict, de soy-mesme, sans l'avoir premièrement communiqué aux principaux de son bord, & nous pria d'en dire nostre advis, qui estoit celuy que principalement il desiroit suivre, pour ne rien faire contre sa conscience, ou qui fust digne de reprehension. Pendant que nous estions en ce conseil, on avoit envoyé partie de nos hommes dans ce navire Anglois, pour y estre les plus forts, & en ramener une autre plus grande partie des leurs dans le nostre, avec tous les Chefs, excepté le Capitaine, lequel estant fort malade mourut dans son Navire quelques heures après sa prise.

Apres avoir veu tous les papiers de ces pauvres gens, & trouvé prés d'un boisseau de lettres, qui s'addressoient à des particuliers d'Angleterre, on conclud qu'ils ne pouvoient estre forbans, bien que leur congé ne fut que trop vieux obtenu, & qu'on eut trouvé quelques boëttes de poison dans leur coffre, qui eussent pû faire soupçonner de mauvais dessein, attendu qu'outre qu'ils estoient peu de monde, & encor fort foiblement armez, ils avoient quelques charte-parties, puis toutes ces lettres les mettoient hors de soupçon de ce costé là, & par ainsi furent renvoyez en leur Navires quittes & absous, aprés nous avoir accompagné les trois jours consecutifs qu'on fust à consulter leur affaire.

Je me recreois par fois, selon que je me trouvois disposé à voir jetter l'esvent aux Baleines, & jouer les petits balenots qui se recreoient en temps calme, d'une façon fort plaisante. Les grandes Baleines desquelles j'ay veu une infinité, particulierement à la Baye de Gaspey, nous importunoient plus qu'elles ne nous recreoient par leur soufflemens & les diverses courses des Gibars aprés elles, qui nous estoit une interruption de repos sans remede. Gibar est proprement le masle de la Baleine, auquel on a donné le nom de Gibar, pour une bosse qu'il semble avoir ayant le dos fort eslevé, où il porte une nageoire. Il n'est pas moins grand que les Baleines, mais non pas si espais ny si gros, & a le museau plus long & plus aigu, & un tuyau sur le front, par où il jette l'eau de grande violence, quelques-uns à cette cause, l'appellent souffleur.

Toutes les femelles Baleines portent & font leurs petits tous vifs (non pas en masses ou en oeufs comme les autres poissons) & les allaittent, couvrent & contre-gardent de leurs nageoires. Les Gibars & autres Baleines dorment tenans leurs testes un peu eslevées, tellement que ce tuyau est à descouvert & à fleur d'eau. Ces monstres le voyent & descouvrent de fort loin par leur queuë qu'elles monstrent, souvent s'enfonçans dans la mer, & aussi par l'eau qu'elles jettent par leurs esvans, qui est plus d'un poinçon à la fois, & de la hauteur de deux lances; & de cette eau que la Baleine jette, on peut juger ce qu'elle peut rendre d'huyle. Il y en a telle d'où l'on en peut tirer jusqu'à plus de 4 cens barriques, d'autres six vingts poinçons, & d'autres moins, & de la langue on en tire ordinairement cinq & six barriques des communes: Pline rapporte, qu'il s'est trouvé des Baleines de six cens pieds de long, & 360 de large. Si d'autres disent de l'estendue de plus de trois arpens de terre, s'il est vray semblable comme ils l'asseurent, il y en a desquelles on en pourroit tirer beaucoup davantage. Mais ce qui est admirable en ce monstre est, qu'estant d'une grandeur & grosseur si demesurée, surpassant tout autres poissons & animaux marins, il a neantmoins le gosier si petit & estroit qu'il n'y sçauroit passer que la grosseur d'un macreau à la fois, dont on peut admirer le double miracle de Jonas que Dieu fist eslargir ce gozier pour luy donner passage, & le conserva vivant dans ce ventre l'espace de trois jours jusqu'aprés reslargissant ce mesme gozier, il l'en fist sortir sain comme il y estoit entré.

A mon retour des Hurons j'en vis tres-peu en comparaison de l'année précédente, & n'en pu concevoir la cause, sinon la grande abondance de sang que rendit la blessure d'une grande Baleine, que par plaisir le sieur Goua Commis de nostre vaisseau, luy fist d'un coup d'arquebuse à croc, chargée d'une double charge: ce n'est neantmoins ny la façon ny la manière de les avoir car il y faut bien d'autre invention & des artifices desquels les Basques se sçavent servir, mais pour ce que divers Autheurs en ont escrit, je n'en fis point icy de mention pour abreger, & ne repeter ce que d'autres ont des ja dit.

La première Baleine que nous vismes en pleine mer estoit endormie, & passant tout auprés on detourna un peu le Navire, craignant qu'à son resvueil elle nous causast quelque accident. J'en vis une entre les autres espouventablement grosse, & telle que le Capitaine & ceux qui la virent, dirent asseurement n'en avoir jamais veu de plus grosse. Ce qui fit mieux cognoistre sa grosseur & grandeur est que se démenant & soustenant contre la mer agitée, elle faisoit voir une partie de son grand corps. Je m'estonnay fort d'un Gibar, lequel avec sa nageoire ou de sa queue, car je ne pouvois pas bien discerner ou recognoistre duquel c'estoit, frappoit si furieusement fort sur l'eau, qu'on le pouvoit entendre de plusieurs lieuës; & me dit on que c'estoit pour estonner & amasser le poisson, pour aprés s'en gorger

Je vis un jour un poisson de quelque 10 ou 12 pieds de longueur, & gros à proportion, passer tout joignant nostre Navire: on me dit que c'estoit un Requiens, poisson fort friant de chair humaine, c'est pourquoy il ne fait pas bon se baigner où il y en a, pource qu'il ne manque pas d'engloutir les personnes qu'il peut attraper, ou du moins quelque membre du corps, qu'il coupe aysement avec ses 3, 4, 5 & 6 rangées de dents qu'il a en gueule fort aiguës & dangereuses, comme avoit la teste de celuy que j'ay veu à Paris dans un cabinet de pièces rares, dont la veuë me fist croire ce qu'on dit de ce poisson que n'estoit qu'il luy convient tourner le ventre & la teste de costé pour prendre sa proye, à cause que comme un Esturgeon, il a sa gueule sous un long museau, il devoreroit tout: mais il luy faut du temps à se tourner, & par ainsi il ne faict pas tout le mal qu'il feroit s'il avoit la gueule autrement disposée.

En quelque endroit de la mer vers l'Isle de terre neufve, l'un de nos Mattelots herpons une Dorade que les habitans voisins du Peru tenoient anciennement pour un Dieu & l'adoroient à cause de sa rare beauté qui surpasse celle de tous les autres poissons de la mer; car il semble que la nature se soit particulièrement delectée & ait pris plaisir à l'embellir de ses diverses & vives couleurs: de sorte qu'il esblouit presque la veuë des regardans, en se divertissant & changeant comme le Cameleon, & selon qu'il approche, de sa mort il se diversifie & se change en ses vives couleurs. Il n'avoit pas plus de 3 pieds de longueur, & sa nageoire qu'il avoit dessus le dos, luy prenoit depuis la teste jusqu'à la queuë toute dorée & couverte comme d'un or tres-fin comme aussi la queuë, ses aislerons ou nageoires, excepté que par fois il paroissoit de petites taches de la couleur d'un tres-fin azur, & d'autres de vermillon, puis comme d'un argenté; le reste du corps estoit tout doré, argenté, azuré, vermillonné, & de diverses autres couleurs: il n'estoit pas guere large sous le ventre ny sur le dos; mais il estoit haut & bien proportionné à sa grandeur nous le mangeasmes, & trouvasmes très bon, sinon qu'il estoit un peu sec. Quand il fut pris il se jouoit à nostre vaisseau, car le naturel de ce poisson suit volontiers les Navires, à l'entour desquels il se joue, mais on en void peu en la mer du Canada.

Nous tirasmes aussi de la mer un poisson mort long d'un pied, ressemblant à une perche qui avoit la moitié du corps entièrement rouge; mais aucun de nos gens ne pû dire ny juger quel poisson ce pouvoit estre; j'ay aussi quelquefois veu voler hors de l'eau des petits poissons, environ la longueur de 4 ou 5 pieds, fuyans de plus gros poissons qui les poursuivoient, car Dieu le Créateur qui les a créés petits, leur donc de petites ailles pour se pouvoir garantir des plus grands, mais leur vol est aussi bref comme leurs ailles sont facilement deseichées, & pour un surcroy de mal-heur, pensans se sauver en l'air il y a souvent des oyseaux aux aguets, qui les surprenent en volant, & par ainsi ils ne sont point asseurez ny en l'air ny en la mer, non plus que l'homme de bien qui est persecuté par tout de ses ennemys, pendant que le meschant vit en repos, & jouit de la substance des petits.

Nos Mattelots herponnerent un gros Marsoin femelle, qui en avoit un autre petit dans le ventre, lequel fut lardé & rosty en guyse d'un levraut, puis mangé avec sa mere qui se trouverent très-bons & nous consolerent fort pour estre las de salines & privés de rafraischissemens.



Du grand Ban. De l'Isle aux oyseaux. Des Elephans de mer & de la Baye de Gaspey. Cérémonies des Mattelots és monts nostre Dame, & du grand fleuve S. Laurens.

CHAPITRE III.

Entre la partie Occidentale du Canada. & nous, il y a un lieu en mer qui s'appelle le grand Ban, où nombre de Vaisseaux tant François que estrangers, vont faire la pesche de molues tous les ans, comme vers la terre ferme & Isles d'icelluy grand Ban, sont hautes montagnes assise en la profonde racine des abismes des eaux, lesquelles s'eslevent prés de la surface de la mer, jusques à 90, 60, 40 & 30 brassées d'eauë, peu plus ou moins, selon que la sonde se rencontre tombant sur lesdites montagnes ou à costé.

On le tient de forme ovale, long de plus de six-vingts lieuës, d'autres disent de 160 de large, passé lequel on ne trouve plus de fond non plus que par de-çà; bien qu'il ne soit esloigné de la plus prochaine terre, qui, est le Cap de Raze tenant à l'Isle de Terre neufve, que de 30 ou 40 lieuës au plus.

Avant que venir à ce grand Ban de 25 à 30 lieuës loin, il se voit de certains oyseaux par Troupes, qui s'appellent marmets, qui donnent une certaine cognoissance au Pilote, qu'il n'est pas loin de l'escore ou bord dudit Ban & qu'il est temps de tenir le plomb prest, pour sonder de fois à autre, jusqu'à ce que l'on parvienne à ceste escore où l'on trouve fond. Et pour une autre certaine marque que l'on est sur le lieu, est le nombre infiny d'oyseaux que l'on y voit, qui sont, comme fauquets, maupoules, huans, mauves & quelques autres qui n'en bougent presque, pour ce qu'ils y trouvent dequoy vivre & non en pleine mer.

Or je m'esmerveille, avec plusieurs autres, où ils peuvent faire leurs nids & esclore leurs petits, estans si esloignez de la terre, sinon qu'ils quittent la mer & se retirent à la mesme terre au temps qu'ils sont prests à faire leurs oeufs. Il y en a qui asseurent aprés Pline, que sept jours avant & sept jours aprés le Solstice d'Hyver la mer se tient calme, & pendant ce temps-là les Alcyons (ce sont oyseaux qui presagerent par leur prise la Couronne Royale de Jerusalem, appartenir à Godefroy Duc de Lorraine,) font leurs nids, leurs oeufs & esclosent leurs petits, & que la navigation en est beaucoup plus asseurée; mais d'autres ne l'asseurent neantmoins que de la mer de Sicile, c'est pourquoy je laisse la chose à décider à plus sage que moy: Seulement je dis que Jésus-Christ le Dieu de paix voulut naistre au monde au temps que tout estoit tranquille sur la terre, car le Temple de Janus estoit fermé à Rome, & la mer dans son calme.

Nous prismes à Gaspey un de ses fauquets avec une longue ligne à l'ain, de laquelle y avoit des entrailles de molues fraîches, qui est l'invention donc on se sert pour les prendre. Nous en prismes encor un autre de cette façon; un de ces fauquets grandement affamé, voltigeoit à l'entour de nostre Navire cherchant quelque proye: l'un de nos Mattelots advisé, luy presenta un harang qu'il tenoit en sa main, & l'oyseau affamé y descendit & le garçon habile le prit par la patte & fut pour nous: Nous le nourrismes un assez long-temps dans un seau couvert, où il ne se demenoit aucunement, mais il sçavoit fort bien pincer du bec quand on le vouloit toucher. Plusieurs appellent communement cet oyseau happefoye, à cause de leur avidité à recueillir & se gorger des testes & foyes des molues que l'on jette en mer aprés qu'on leur a ouvert le ventre, desquels ils sont si frians qu'ils se hazardent à tout, pour en attrapper. Ils ressemblent aucunement au pigeon, sinon qu'ils sont encore une fois plus gros, ont les pattes d'oyes & se repaissent de poisson, comme font plusieurs autres especes d'oyseaux qui suivent les vaisseaux pescheurs de moluës pour y trouver dequoy vivre.

Sur le grand Ban nous eumes le plaisir de la pesche d'une quantité de moluës & quelques gros flétans qui leur font une furieuse guerre. Ils sont de la forme d'un turbot ou barbue, mais dix fois plus grands, & qui ne leur cedent point en bonté, grillez par tranches ou bouillis dans un chaudron. Cela est admirable combien les moluës sont aspres à l'amorce, car elles avalent tout ce qui tombe dans la mer, bois, fer, pierres & toute autre chose que l'on retrouve par fois dans leur ventre quand elles ne l'ont pu rejetter. Cette avidité est la cause principale pourquoy on en prend si grande quantité tous les ans, car elles n'ont pas plustost apperçeu l'amorce qu'elles l'engloutissent; mais il faut estre soigneux de tirer promptement la ligne, autrement elles ont la proprieté de revomir lain en renversant leur entrailles & s'eschapent.

Je ne sçay d'où en peut proceder la cause, mais il fait un continuel temps pluvieux, humide & froid, sur ce grand Ban, aussi bien en plein Esté comme en autre saison, & hors de là on voit un temps tout autre. Ces mauvaise qualitez seroient fort ennuyeuse si elles n'estoient adoucies & compensées par la récreation & le divertissement de la pesche, qui vous donne d'un poisson frais ravissamment bon.

Une chose entr'autres, me donnait de la peine en mes indispositions, une grande envie de boire un peu d'eau douce & nous n'en avions point, car la nostre s'estoit corrompue & empuantie par la longueur du temps que nous estions en mer, & si je ne pouvois user de cidre, ny de vin, non plus que beaucoup d'autres rafraichissemens, sans me trouver mal du coeur qui m'estoit comme empoisonné & souvent bondissant contre les meilleures viandes, estre couché ou assis me donnoit quelque allegement lors que la mer n'estoit point trop haute, mais estant fort enflée nous estions bercez d'une merveilleuse façon. O que je trouvois les Matelots heureux d'avoir tousjours bon appetit, estre gays & joyeux, & ne sentir point ces bondissantes & empoisonnées douleurs du coeur.

Douze ou quinze lieues de chemin après avoir passé le grand Ban, nous rencontrames le Ban Avert, ainsi nommé (me dirent les Mariniers) pour ce qu'aux moluës qu'on y pesche, il s'y trouve des petits boyaux qui remuent comme vers que je voulu voir moy mesme, pour en pouvoir parler avec expérience; & remarquay de plus, que ces moluës ont ordinairement une peau noire en dedans, & ne sont si bonnes ny si excellentes que celles du grand Ban.

Ceux qui partent du Ban pour entrer au Golphe S. Laurens; prennent diversement leur route, les uns plus à droite, & les autres plus à gauche, selon qu'il plaist à un chacun, car en cela personne n'est contraint comme on pourroit estre à quelque petit destroit. Nous passames tout joignant le Cap Breton (estimé sous la hauteur de 45 à 46 degrés & demy, & esloigné de cent lieues du grand Ban) entre ledit Cap Breton, & l'Isle S. Paul laquelle est inhabitée, & en partie pleine de rocherons, bouleaux, sapinieres, & autres meschants menus bois, comme sont la pluspart des terres maigres & steriles qu'on appelle terre neufves, qui sont toutes les premieres qu'on trouve d'icy en Canada, & sont du Canada mesme.

Le Cap Breton que nous avions à main gauche, est une grande Isle en forme triangulaire d'environ 80 ou 100 lieues de circuit, terre haute eslevée qui me representoit l'Angleterre selon qu'elle se presente à mon object; pendant les quatre jours que pour cause des vents contraires nous lonjasmes contre la coste. Neantmoins on m'a asseuré qu'il y a en icelle nombre de montagnes soit hautes, & des précipices fort affreux, & que la terre est partout couverte de toutes sortes d'arbres propres à bastir, & de fort bons Ports pour les Navires, mais ce qui me sembloit fort advantageux pour la conservation du pays, & le Golfe S. Laurens, est un Tertre pozé à la pointe du Cap qui regarde l'Isle S. Paul. Il est de forme quarrée fort eslevé & plat par dessus, ayant la mer de trois costez, & un fossé naturel qui le separe de la terre ferme. Ce lieu semble avoir esté fait par industrie humaine pour y bastir une forteresse au dessus qui seroit imprenable, mais les choses ne se font qu'avec le temps, il faut penser aux choses plus necessaires les premières, y passer des familles pour cultiver, & des Religieux pour travailler à la conversion des Sauvages que l'on tient fort, sages dans leur barbarie, & fort honnestes & posez en leur conversation. Au reste accommodez en leurs vestemens & chevelure comme les Montagnais & autres Sauvages de la terre Neuve.

Estans entrez dans le Golfe ou grande baye S. Laurens, nous trouvames dés le lendemain matin ce tant renommé Rocher que Dieu a estably & pozé au milieu de ce Golfe, pour la retraite d'une infinie multitude d'oyseaux de diverses especes qui le couvrent, par tout en telle quantité qu'on ny sçauroit presque poser le pied, sans marcher sur lesdits oyseaux, sur leurs nids, ou sur leurs oeufs.

Cette volière ainsi establie par la divine providence, est esloignée dix-sept ou 18 lieues du Cap Breton, & sous la hauteur d'environ 47 degrez & trois quarts. Il est plat au dessus un peu en talus, coupé à lentour comme une muraille, de circuit environ une petite lieuë, en forme ovale & difficile à monter, nous avions proposé d'y aller querir des oyseaux s'il eut fait calme, mais la mer un peu trop agitée nous en empescha & priva de ce contentement.

Quand il y fait vent les oyseaux s'eslevent facilement de terre, autrement il y a de certaines especes qui ne peuvent presque voler, & qu'on peut aysement assommer à coups de bastons, comme avoient faits les Mattelots d'un autre Navire, qui avant nous en avoient emplis leur Chalouppe, & plusieurs tonneaux de leurs oeufs; mais ils y penserent tomber en foiblesse pour la puanteur extreme des ordures desdits oyseaux, me dit un honneste homme qui estoit en la compagnie.

Ces oyseaux comme il est croyable, ne vivent que de poisson, & bien qu'ils soient de diverses especes, les uns plus gros, les autres plus petits, ils ne sont pour l'ordinaire plusieurs trouppes, ains comme une armée espaisse volent ensemblement au dessus de l'Isle & és environs, & ne s'escartent que pour s'egayer, eslever & se plonger dans la mer. Il y avoit plaisir à les voir librement approcher & voler à l'entour de nostre vaisseau, & puis se plonger pour un long temps dans l'eau cherchant leur proye.

Leurs nids sont tellement arrangez dans l'Isle selon leurs especes, qu'il n'y a aucune confusion ains un tres bel ordre.

Les grands oyseaux sont arrangez plus proches de leurs semblables, & les moins gros ou d'autres especes avec ceux qui leur conviennent, & de tous en si grande quantité, qu'à peine le pourroit-on jamais persuader à qui ne l'auroit veu. J'en mangeay d'un que les Mattelots appellent Guillaume ou autrement Tangeux, & ceux du pays Apponath, de plumage blanc & noir, & gros presque comme un canard, avec une courte queuë & de petites aisles qui ne cedoit en bonté à aucun gibier que nous ayons par deçà. Ce sont de bons pescheurs pour les poissons, qui prennent & portent sur leurs Isles pour manger, il y en a d'une autre espece plus petits que les autres & sont appellez Godets, mais les plus grands nommez Margaux d'un plumage tres-blanc sont en un canton de l'isle separez des autres, & tres-difficilles à prendre pour ce qu'ils mordent comme chiens à ce qu'on m'a dit.

Proche de la mesme Isle, il y en a une autre plus petite & presque de la mesme forme sur laquelle quelqu'uns de nos Mattelots estoient montez en un autre voyage precedent, lesquels m'asseurerent y avoir trouvé sur le bord de la mer des poissons fort grands & gros comme un boeuf, & qu'ils en tuerent un de plusieurs coups de leurs armes par dessous le ventre & la gorge, ayans auparavant frappé en vain une infinité de coups sur les autres parties de son corps sans l'avoir pu blesser pour la dureté de sa peau, bien que d ailleurs il soit quasi sans desfence, & si massif & pesant que l'on peut sauter dessus, & le chevaler sans crainte: car il ne se peut plier, & si il advance fort peu à cause que ses pieds sont faits en nageoires & ne s'appuye que sur certains mognons qu'il a au milieu des jambes qui luy sont fort courtes, il jette aussi sa teste de costé & d'autre en marchant, qui fait que de sa dent il peut offencer ceux qui ne se tiennent pas assez derrière. On dit qu'il y en a une grande quantité en l'Isle de Sable qui est à quelque 60 lieuës dans la mer, & qu'il s'y trouve aussi force taureaux & des vaches que les Espagnols y deschargerent en un debris qui leur arriva passant par là, dont nos gens de Lacadie font à present leur profit.

Ce poisson est appellé par les Espagnols Maniti; & par d'autres Hippotame, c'est à dire, cheval de riviere, & pour moy je le prends pour l'Elephant de mer: car outre qu'il ressemble à une grosse peau enflée, il a encor deux pieds qui sont ronds, avec quatre ongles faicts comme c'eux d'un Elephant; à ses pieds il a aussi des aillerons ou nageoires, avec lesquelles il nage, & les nageoires qu'il a sur les espaules s'estendent par le milieu jusques à la queuë.

Il est de poil tel que le loup marin, sçavoir gris, brun, & un peu rougeastre, il a la teste petite comme celle d'un boeuf, mais plus descharnée, & le poil plus gros & rude, ayant deux rangs de dents de chacun costé, entre lesquelles y en a deux en chacune part, pendant de la mâchoire superieure en bas, de la forme de ceux d'un jeune Elephant, desquelles cet animal s'ayde pour grimper sur les rochers (à cause de ces dents, nos Mariniers l'appellent la beste à la grand dent.) Il a les yeux petits & les oreilles courtes, il est long de vingt pieds, & gros de dix, & est si lourd qu'il n'est possible de plus; La femelle rend ses petits comme la vache sur la terre, aussi a-elle deux mamelles pour les allaicter: en le mangeant il semble plustost chair que poisson, quand il est frais, vous diriez que ce seroit veau, & d'autant qu'il est des poissons cectases, & portant beaucoup de lard, nos Basques & autres Mariniers en tirent des huiles fort bonnes, comme de la Baleine, & ne rancit point, ny ne sent jamais le vieil; il a certaines pierres en la teste, desquelles on se sert contre les douleurs de la pierre, & contre le mal de costé. On le tue quand il paist de l'herbe à la rive des rivieres ou de la mer, on le prend aussi avec les rets quand il est petit mais pour la difficulté qu'il y a à l'avoir, & le peu de profit que cela apporte, outre les hazards & dangers où il se conviendroit mettre, cela faict qu'on ne se met pas beaucoup en peine d'en chasser. Nostre P. Joseph me dit avoir veu les dents de celuy qui fut pris, & qu'elles estoient fort grosses, & longues à proportion.

Le lendemain nous eusmes la veuë de la montagne que les Matelots ont surnommée Table de Roland, à cause de sa hauteur, & les diverses entre-coupures qui sont au sommet d'icelle. Puis peu à peu nous approchasmes des terres jusques à Gaspey, qui est estimé sous la hauteur de 48 degrés deux tiers de latitude, où nous posasmes l'anchre pour quelques jours. Cela nous fut une grande consolation: car outre la necessité que nous avions de nous approcher du feu, à cause des humiditez de la mer, l'air de la terre nous sembloit merveilleusement soüef: toute cette Baye estoit tellement pleine de Baleines, qu'à la fin elles nous estoient fort importunes, & empeschoient nostre repos par leur continuel tracas, & le bruit de leur esvents. Nos Mattelots y pescherent grande quantité de houmars, truites, macreaux, moluës, & autres diverses especes de poissons, entre lesquels y en avoit de fort laids, qui nous sont icy incognus.

Cette Baye de Gaspey peut avoir à son entrée trois à quatre lieues de largeur, qui fuit à Norrouest environ 4 ou 5 lieuës, où au bout il y a une riviere, qui va assez avant dans les terres, où je pensay aller dans une chalouppe avec quelques Mattelots, qui y furent quérir une barque qu'on y avoit cachée dés l'année précédente.

Toute cette contrée est fort montagneuse, haute & presque partout couverte de meschants bois, qui faict cognoistre la sterilité de la terre & qu'on n'en pourroit à peine tirer aucun profit, il y a seulement un petit jardin devant la rade, en lieu un peu eslevé, que les Mattelots cultivent quand ils sont là arrivez, & y sement de l'ozeille & autres petites herbes, qui leur servent à faire du potage, en faisant leur pesche & seicherie de moluës sur le gallay.

Ce qu'il y a de plus commode & consolatif, aprés la pesche & la chasse, qui y est médiocrement bonne, est un beau ruisseau d'eau douce, tres-bonne à boire, qui se descharge au port dans la grand mer de dessus les hautes montagnes qui sont à l'opposite, sur le sommet desquelles me promenant par fois, pour contempler de l'autre costé l'emboucheure du grand fleuve S. Laurens, par où nous devions passer pour Tadoussac, y vis quelques lapins & perdrix, comme celles que j'ay veuës du depuis dans le païs des Hurons: & comme je desirois m'employer toujours à quelque chose de pieux & qui me fournit d'un renouvellement de ferveur à la poursuitte de mon dessein, ne pouvans placer d'autres Croix, j'en gravois avec la pointe d'un couteau dans l'escorce des plus grands arbres, avec des noms des Jesus, pour marque que nous prenions possession de cette terre au nom de Jesus-Christ nostre Maistre, où le seul & vray Dieu seroit doresnavant adoré.

Nos gens ayans mis ordre à toutes leurs affaires & disposé un grand eschafaut pour la pesche de la moluë, qu'ils avoient hautement pris sur un particulier pescheur arrivé le premier, ils laisserent nostre Navire au port pour leur servir, & nous embarquames dans une pinace nommée la Magdeleine pour Tadoussac, mais le vent & la marée, nous furent tellement contraires, que nous fusmes trois jours à pouvoir doubler le Cap, & puis le temps se remit au beau, nous donna moyen de ranger tousjours la coste à main gauche, & ensuitte les monts nostre Dame, qui contiennent environ vingt cinq lieuës de longueur, pour lors encore en partie couverts de neige, bien qu'il n'y en eut plus par tout aillieur.

Or les Mattelots qui ne demandent ordinairement qu'à rire & se recréer, pour adoucir & charmer aucunement les travaux qu'ils souffrent en voyageant, font icy des ceremonies dignes de leur esprit à l'endroit des nouveaux venus, & lesquelles les Religieux n'ont encor pû abolir. Un d'entr'eux contrefaict le Prestre, qui feint de les confesser en marmotans quelque mots entre ses dents, puis les baptize à la mode en leur versant sur la teste une grande platée d'eau fresche, les presche, les exhorte & leur faist tant de mal que pour en estre bien tost quitte, ils sont contraintes de se rachepter de quelque bouteille de vin, ou d'eau de vie, à discretion. Que si on pense faire le retif on empire d'autant son marché, car cinq ou six Mattelots empoignent le galand, & le plongent la teste la première dans un grand bacquet plein d'eau, comme je vis faire à un grand garçon, qui ne vouloit obeir à la loy, laquelle porte, que comme le tout se faict selon leur coustume ancienne & par recreation, ils ne veulent pas qu'aucun se desdaigne de passer par icelle, ains gayement & de bonne volonté s'y sousmettre, j'entends les personnes seculiers & de médiocre condition ausquels seuls on faict observer la loy.

L'Isle d'Anticosty, où l'on tient qu'il y a des Ours blancs monstrueusement grands & qui devorent les hommes comme en Norvegue, est longue d'environ 35 ou 40 lieues, sous la hauteur de 50 degrez. Nous l'avions à main droite, qui est au Nordest de Gaspey, & en suitte des terres plattes couvertes de sapinieres & autres petits bois, jusques à la rade de Tadoussac.

Cette Isle avec le Gap de Gaspey opposite, font l'emboucheure de cet admirable fleuve, que nous appellons de sainct Laurens, admirable en ce qu'il est l'un des plus beaux fleuves du monde, ancien & non pas du nouveau où il y en a encores de plus grande estendue selon que nous en apprend l'histoire & les personnes qui ont grandement voyagé, en ce païs, qui nous ont esté de long-temps incognus. J'ay veu & parlé à des jeunes hommes dans les contrées Canadiennes, qui m'ont asseuré avoir voyagé aux Moluques & vers les Antipodes & n'y avoir veu aucune Riviere comparable à celle, du Canada, donc celles du nouveau monde sont les plus grandes du monde, & celle de sainct Laurens la plus grande du Canada.

Il a à son entrée à ce qu'on peut juger, prés de 25 à 30 lieuës de largeur, plus de deux cens brassées de profondeur, & plus de 800 lieuës de cognoissance, & au bout de 400 lieuës, elle est encore aussi large que les plus grands fleuves que nous ayons dans l'Europe, remplie (par endroits) d'Isles & de Rochers innumerables, & pour moy je peux asseurer que l'endroit le plus estroict que j'ay veu passe la largeur de 3 & 4 fois la riviere de Seine, & ne pense point me tromper; mais ce qui est plus admirable, quelqu'uns tiennent que cette riviere prend son origine, l'un des lacs, qui se rencontrent au fil de son courant, ce que je ne puis comprendre & n'y a point d'apparence.

Mais pour le Lac des Skekaneronons, il a ce me semble deux descharges opposites, une qui produit une grande riviere, qui se va rendre dans le grand Lac des Hurons, & l'autre beaucoup plus petite, qui prend son cours du costé de Kebec, & se perd dans un Lac qu'elle rencontre à 7 ou 8 lieuës de sa source. Ce fut par ce chemin là, que mes Sauvages me ramenerent des Hurons pour retrouver nostre grand fleuve des Algoumequins, qui conduit par les Sauts à Kebec.



Du port de Tadoussac & de la riviere du Saguenay. Village de Canadiens, Insolence des Sauvages dans nostre barque. De l'Isle aux allouettes. Marsoins blancs. Cap de tourmente, & du Saut appelle de Montmorency.

CHAPITRE IIII

Continuans nostre route, nous passames devant le Bic, c'est une montagne fort haute & pointue, qui paroist par dessus toutes les autres & qu'on descouvre en beau temps de plus de dix à quinze lieues loin. De là, nous allames poser l'anchre à la rade de Tadoussac, qui est à une lieuë du port, & près de 80, ou cent lieuës de l'emboucheure de la riviere, puis le lendemain matin à la faveur de la marée nous doublasmes la pointe aux vaches & entrasmes au port, qui est jusques où peuvent aller les grands vaisseaux, où on tient des barques & chalouppes exprès pour les descharger & porter le tout à Kebec, où il y a de là encor environ 40 ou 50 lieues par la riviere, car d'y penser aller par terre c'est ce qui ne se peut esperer, ou du moins semble il impossible; pour estre le pays tout remply de hautes montagnes, rochers & precipices espouventables.

Ce lieu de Tadoussac est, comme une ance de terre à l'entrée de la riviere du Saguenay, où il y a une marée fort estrange pour sa vitesse, où quelquefois il vient des vents impétueux, qui ameinent de grandes froidures: c'est pourquoy il y fait plus de froid qu'en plusieurs autres lieux plus esloignez du Soleil de quelque degré.

Ce port (sous la hauteur de 48 degrez deux tiers) est petit, & n'y pourroit qu'environ 20 ou 25 vaisseaux au plus, la grand riviere en cest endroit a de large environ 6 à 7 lieuës, il y a de l'eau assez, & est à l'abry de la riviere du Saguenay, & d'une petite Isle de rochers, qui est presque coupée de la mer; le reste sont montagnes hautes eslevées ou il y a peu de terre, mais force rochers & sables remplis de bois, comme sapins & bouleaux, puis une petite pairie & une forest assez aggreable, mais de petite estendue.

Tout joignant la petite Isle de rochers à main droite tirant à Kebec, est la tres-belle & profonde riviere du Saguenay, bordée des deux costez de hautes, steriles, & affreuses montagnes, parmy lesquelles habitent les Etechemins en assez petit nombre, pour avoir esté presque tous tuez en diverses guerres & rencontres, qu'ils ont euës avec les Canadiens devant lesquels il n'ozent plus paroistre à present, & se tiennent cachez.

Ceste Riviere est d'une profondeur incroyable, comme de 150 ou 200 brassées, & contient demie lieuë de large en des endroits, et un quart en son entrée, où il y a un courant si grand, qu'il est trois quarts de marée couru dedans la riviere qu'elle porte encore dehors: c'est ce qui faict grandement apprehender, ou que son courant ne rejette & empesche d'entrer au port, ou que la forte marée n'entraisne dans la Riviere, comme il est une fois, arrivé au sieur du Pontgravé, lequel y pensa perdre à ce qu'il nous dit, pource qu'il n'y pu prendre fonds ny ne sçavoit comment en sortir, car ses anchres ne luy purent servir, ny toutes les industries humaines, il n'y eut que la seule assistance particuliere de Dieu, qui le sauva & et empécha de se briser contre les montagnes & rochers.

Entre le port & la rade, au lieu appellé la pointe aux vaches, estoit dressé au haut d'une terre eslevée un village de Canadiens, fortifié de fortes pallissades pour la crainte de leurs ennemis qui tenoient la campagne. Pendant que nostre Navire estoit là, attendant le vent & la marée propre pour entrer au port, je descendis à terre, pour visiter ce village, & entray par tout dans les Cabanes des Sauvages lesquels je trouvay assez courtois pour n'avoir rien appris de nostre courtoisie, & m'asseant auprès d'eux je prenois plaisir à leurs petites façons de faire, & à voir travailler les femmes, les unes à matachier & peinturer leurs robes, & les autres à coudre leurs escuelles d'escorces, & faire plusieurs autres petites jolivetez avec des pointes de porcs espics, teintes en rouge cramoisy que je trouvois admirables.

A la verité je trouvay leur manger de fort mauvaise grace & desgoutant jusques au dernier point, comme n'estant accoustumé à ces mets Sauvages, quoy que leur courtoisie & civilité non sauvage m'en offrit, comme aussi d'un peu d'eau de riviere à boire, qui estoit là dans un chaudron fort mal net, dequoy je les remerciay fort humblement, car outre que je n'avois point de soif, il n'y avoit guere d'appetit à une eau si mal nette, bien que le Sauvage qui n'avoit autre chose à me presenter ne fut guere content de mon refus, non plus que moy de ne le pouvoir contenter. Je demande neantmoins pardon à nostre Seigneur de ne l'avoir pas satisfait, & confesse mon peu de mortification en une chose ou on pensoit m'obliger & tesmoigner de la benevolence.

Toutes mes visites faites, je m'en allay au port par le chemin de la forest avec quelques François que j'avois de compagnie, mais à peine y fumes nous arrivez, & entrez dans nostre barque, qu'il pensa nous y arriver une disgrace. Ce fut que le principal Capitaine des Sauvages nommé la Foriere estant venu nous voir dans nostre barque & peu content du petit present de figues que nostre Capitaine luy avoit fait, au sortir du vaisseau les jetta dans la riviere par despit, & advisa les Sauvages d'entrer, tous fil à fil dans nostre barque & d'en emporter toutes les marchandises qui leur faisoient besoin & de les payer à leur volonté, sans se soucier du mescontentement des François, puis qu'on ne l'avoit pas contenté.

Ils y entrerent donc tous avec tant d'insolence & de bravade, qu'ayans eux mesmes ouverts les coutils & tiré hors de dessous les tillacs ce qu'ils voulurent, ils n'en donnerent pour lors de pelleteries qu'à leur volonté, sans que personne leur osast contredire ny resister. Le mal pour nous fut, d'y en avoir laissé entrer trop à la fois, veu le peu de gens que nous restions, car nous n'y estions pour lors que six ou sept, le reste de l'équipage ayant esté envoyé ailleurs pour affaires, c'est ce qui fit filer doux à nos gens, & les laisser faire de peur d'estre assommez ou jettez dans la riviere comme ils en cherchoient l'occasion, si tant soit peu on les eut voulu mal traiter.

Le soir tout nostre équipage estant de retour, les Sauvages ayans crainte, ou marris du tort qu'ils avoient fait aux François, tindrent conseil & adviserent entr'eux, en quoy & de combien ils les pouvoient avoir trompez, & s'estans cottisez apporterent autant de pelleteries et plus, que ne valoit leur larrecin toute la fraude qu'ils avoient faite; ce que l'on receut avec promesse d'oublier tout le passé, & de contribuer tousjours dans l'amitié ancienne, & pour asseurance de paix on tira deux volées de canon, & puis on leur fit boire un peu de vin, ce qui les contenta fort, & nous encor plus car à dire vray, on craint plus de mescontenter les Sauvages; à cause des pelleteries) qu'ils n'ont d'offencer les François.

Le Capitaine Sauvage m'importuna fort pour avoir nostre Chapelet & la Croix qu'il appellent, Jesus, & me faisoit signe qu'il le porteroit à son col, mais n'en ayant point d'autre il me le fallut refuser à mon grand regret; car ce bon homme me tesmoignoit assez d'amitié, & semble quelque devotion à cette Croix, de laquelle je ne me pouvois deffaire qu'en me privant d'un objet qui me consoloit fort parmy mes autres Croix.

Pendant que nous fusmes là, on pescha grande quantité de harangs & des petits oursins que nous amassions sur le bord de la riviere & les mangions en guise d'huistres. Ce sont poissons ou petites huistres jaunes & rouge trés enfermées dans une escaille assez tendre; presque rouge & bleue ayant des pointes comme un gros marron enfermé dans sa coque verte.

Quelqu'uns croyent en nostre Europe que le harang frais meurs à l'instant qu'il sort de son element, mais ils se trompent, car j'en ay veu sauter vifs sur le tillac un assez long-temps & mouroient. Les loups marins se gorgeoient aussi parfois en nos filets des harangs que nous y prenions, sans les, en pouvoir empescher, & estoient si fins & rusez qu'ils sortoient leurs testes hors de l'eau pour se donner garde d'estre surpris, & voir de quel costé estoient les pescheurs, puis rentroient dans l'eau, & pendant la nuict nous oyons souvent leurs voix, qui se sembloient presque à celles des chats-huants, chose contraire à l'opinion de ceux qui ont dit & escrit, que les poissons n'avoient point de voix.

A une petite lieuë de là, sur le chemin de Kebec, est l'Isle aux allouettes, ainsi nommée pour le nombre infiny qui s'y en trouve tous les ans, environ le mois de Septembre, comme d'autres sortes de gibiers & coquillages. L'on me donna l'une de ses allouettes en vie laquelle avoit son petit capuce en teste comme celles d'icy, mais elle estoit un peu plus petite, & de plumage plus grisade & relevé, elles sont d'un mesme manger que les nostres, & ne different en rien au goust comme j'ay peu sçavoir par le grand nombre qui s'en est mangé là durant que j'y estois.

Cette Isle n'est presque couverte que de sable, qui fait que l'on en tue un grand nombre, car donnant à fleur de terre, le sable ee tue plus que fait la poudre de plomb, tesmoin celuy qui en tua trois cens & plus d'un seul coup d'arquebuse.

Proche de là est l'Isle aux lievres, ainsi nommée pour y en avoir esté pris au commencement qu'elle fut descouverte, mais à present ils y sont bien rares. Sur ce mesme chemin de Kebec, nous trouvames aussi en divers endroits plusieurs grandes trouppes de marsoins, blancs comme neige par tout le corps, lesquels proches les uns des autres, se jouoient, & se souslevans hors de l'eau, monstroient ensemblement une partie de leurs grands corps, qui me sembloient gros quatre fois comme les noirs, & à cause de cette pesanteur & que ce poisson n'est bon que pour en tirer de l'huile l'on ne s'amuse point à cette pescherie. Par tout ailleurs nous n'en avons point veu de blancs ny de si gros; car ceux de la mer sont noirs, & bons à manger, & beaucoup plus petits.

Il y a aussi en chemin des échos admirables qui repètent tellement les paroles, & si distinctement qu'ils n'en obmettent une seule syllabe, & diriez proprement que ce soient personnes qui contrefont ou repetent tout ce que vous dites & proferez.

Il nous est arrivé aucunefois que nostre pinace appellée la Realle, demeuroit à sec de basse mer, & falloit que nous attendissions la marée pour nous remettre sur pieds, qui estoit la cause que nous avancions si peu, & puis les Mattelots non plus que ceux qui gouvernoient se soucioient assez peu d'arriver si tost à Kebec où ils n'y trouvoient pas mieux leur compte que là.

Nous passames joignant l'Isle aux Coudres; laquelle peut contenir environ une lieuë & demie de long, où on tient qu'il y a quantité de lapins, perdrix & autre gibier en saison, elle est quelque peu eslevée par le milieu, de forme presque sur ovale & baisse tout autour, je la trouvois assez agreable à cause des bois dont elle est couverte, distante de la terre du Nord d'environ demie lieuë, qui est la largeur d'un des bras de la riviere.

De l'Isle aux Coudres, costoyans la terre, nous fusmes au Cap de Tourmente, distant de Kebec 7 ou 8 lieuës: Il est ainsi nommé d'autant que pour peu qu'il fasse de vent, la mer s'y esleve comme si elle estoit pleine. En ce lieu l'eau commence à estre douce, & les terres & prairies y sont assez bonnes & capables d'une bonne habitation pour du bestail, à faute de laquelle, de mon temps, les hyvernans de Kebec y alloient amasser le foin pour le bestail de l'habitation. A deux lieuës de là nous trouvasmes l'Isle Dorleans qui peut avoir environ cinq à six lieuës de longueur en plusieurs Isles qu'elle comprend, esloignée d'une bonne grande lieuë de Kebec.

Ces Isles sont belles & agréables pour la diversité des bois, prairies, vignes & noyers qu'il y a en quelques endroits, puis pour le plaisir de la chasse, & du gibier qu'il y a en abondance, de maniere que l'on peut dire à bon droit que c'est icy le commencement du beau & bon pays, de la grande riviere: car en tout le deça on ne trouve qu'un tres pauvre & miserable pays, sec, sterile, montagneux & plein de rochers à la reserve du Cap Breton.

Au bout de l'Isle du costé du Nord une lieuë & demie de Kebec, il y a un Saut ou cheute d'eau appellé de Montmorency, qui tombe avec grand bruit & impetuosité de 20 ou 25 brasses de haut dans le fleuve qui le reçoit d'une riviere venant des montagnes que l'on voit dans les terres, mais esloignée de plusieurs lieux. Comme c'estoit le premier que nous trouvames je l'admirois & regardois souvent pendans qu'un doux zephir enflant favorablement nos voiles nous portoit à Kebec, où nous arrivames la veille de S. Pierre S. Paul sur les cinq heures du soir en tres-bonne santé & assez bien mouillez d'une pluye qui nous tomboit du Ciel, dequoy nous louames Dieu & primes port au lieu accoustumé.



De Kebec. Demeure des Recollects. Du peu de progrés que les François y ont faicts pour le temporel & la cause qui a retardé la conversion des Sauvages.

CHAPITRE V

AAyans posé l'anchre, & mis ordre à ce qui nous concernoit, nous descendismes à terre, saluames les Chefs de l'habitation qui nous estoient venu recevoir au Port, & nous entrames dans la Chapelle, où nous rendimes actions de grace à nostre Seigneur de sa divine assistance & en suitte poussez d'un desir extreme de voir nos Freres dans leur petit Convent, nous pensames prendre congé du sieur de Champlain pour nous y rendre au plustost, mais sa charité, outre les pluyes continuelles & l'obscurité du temps, nous en empescherent, & nous retint à coucher jusques au lendemain matin que nous y fusmes conduits par un des Matelots de l'habitation.

Il sembloit que cette affection nous eut faict naistre des aisles aux pieds tant nous allions viste, & ne pensions desja plus à tous nos maux passez. Mon Dieu, il bien vray, vostre joug est doux & suave à ceux qui ont bonne volonté, & n'est pénible qu'à ceux qui n'ont point d'affection pour vostre service. Nous trouvames tous nos Religieux en tres-bonne santé Dieu mercy, lesquels tres-joyeux de nostre venue, & nous au reciproque de leur bonne disposition. Apres le Te Deum, & les actions de graces accoustumées rendues à nostre Sauveur dans nostre Chappelle, nous receumes la charité & bon accueil que nous pouvions esperer de si bons Religieux, discourumes de nostre voyage, & en quelle contrée nous pourrions davantage avancer la gloire de nostre Seigneur, aprés quoy nous primes resolution le P. Joseph, le P. Nicolas & moy de passer aux Hurons, comme au meilleur endroit & où il y avoit plus à profiter pour son service.

Et en attendant que les barques montassent à la Traicte, je consideray tous les environs de nostre petit Convent, & la maison de Kebec, bastie sur le bord d'un destroit du fleuve sainct: Laurens, qui n'a en cet endroit qu'environ une petite demie lieue de largeur, au pied d'une montagne, au sommet de laquelle est le petit fort de bois basty pour la deffence du païs. Ceste maison de Kebec est à present un assez beau logis, environné d'une muraille en quarré, avec deux petites tourelles aux coins d'en haut que l'on y a faictes depuis peu pour la seureté du lieu, mais au bout du compte il est tres-facile de prendre le fort & la maison sans canon, car il n'y a rampars ny murailles, qui vous puisse empescher d'emporter le tout à coups de main.

Il y a un autre logis au dessus de la terre haute en lieu fort commode, qui y a esté basty par le deffunct Hebert, où sa femme & ses enfans nourrissent quantité de bestail, qu'il y avoit faict passer de France. Ils ont aussi un grand desert joignant leur maison, auquel ils font tous les ans quantité de bled d'Inde & des pois, qui se traictent par aprés aux Sauvages pour des pelleteries. Je vis un jeune pommier, qui avoit esté apporté de Normandie, chargé de fort belles pommes, & des jeunes plantes de vignes, qui y estoient tres-belles, & tout plein d'autres petites chose, qui tesmoignoient la bonté de la terre.

Nostre petit convent consacré en l'honneur de Dieu & de Nostre-Dame des Anges, est à demie lieue de là, en un très-bel endroit, & autant agréable qu'il s'en puisse trouver, basty sur une petite riviere, que nous appelions de S. Charles, & les Montagmais Cabirecoubat, à raison qu'elle tourne & faict plusieurs pointes, par laquelle les barques peuvent aller de pleine mer jusqu'au premier Saut, assez esloigné au delà de nostre Convent, & les chalouppes en toutes saisons. En basse mer, il y a un bon jet de pierre de nostre maison à la riviere, mais au flux de pleine Lune, le chemin en est racourcy, car elle s'enfle de plus de 15 pieds de hauteur, & s'estend par consequent au large. J'ay admiré l'instinct naturel de quelques petits cochonets (sauf respect) que l'on nourrissoit proche de là, lesquels avoient une parfaicte cognoissance des flux & reflux, car quand ils vouloient passer dans la prairie ils attendoient sur le bord de l'eau que la marée fut basse, puis passoient, & desirant retourner à la maison (car personne n'en prenoit soin & se conduisoient d'eux mesmes) ils venoient de mesme se rendre sur le bord de l'eau, & repassoient aprés le reflux, & non jamais au flux, plustost ils attendoient là de pied coy tous ensemble la plus basse eauë.

Puis que je vous ai parlé de ces petit animaux il faut que je vous die encor ce petit mot en general, qu'ils sont sociables & veulent compagnie. Aprés que tous eussent esté mangé un excepté, cet un ayant perdu ses compagnons, s'acosta d'une anesse qui avoit aussi perdu son asnon, & vivoit vagabonde parmy les bois tout l'Esté tantost vers Kebec, puis vers nostre Convent, sans avoir de retraicte qu'au fort des neiges, que nos Religieux la reserroient dans une petite estable. Ces pauvres bestes bien dissemblables, & d'especes bien différentes prirent telle amitié par ensembles, que depuis jamais elles ne se separerent, si vous en voyez l'une vous estiez asseuré de voir l'autre à trois pas de là: j'en ay moy mesme veu faire des gageures avec des nouveaux venus, qui l'ont admiré avec moy, & confessé que nous sommes bien miserables nous autres, de nous entre-quereller & vivre en discorde, tandis que les animaux moins semblables, s'associent & vivent en paix, tesmoin la chatte, qui en l'an 1634 alaicta deux souris au Royaume de Naple, si l'histoire que j'en ay leu est veritable.

Nostre petite riviere, que j'appelle petite en comparaison de la grande, produit une douce manne aux Sauvages, de bon poisson & l'anguille en Automne, de laquelle ils font pecherie pour leur provision d'Hyver, pendant que les neiges grossissent pour l'Eslan. Les petites prairies qui la bordent, sont esmaillées en Esté de plusieurs belles fleurs, particulierement de celles que pour estre tres-rouges & esclatantes, nous avons surnommées Cardinales, & des Martagons, qui portent quantité de fleurs en une tige, qui a prés de six, sept à huict pieds, de haut, desquelles les Sauvages mangent l'oignon cuit sous la cendre, ou en sagamité. Nous en avions apporté un plain baril en France, avec des plantes de Cardinales, comme fleurs rares & ravissantes, mais elles n'y ont point proffité, ny parvenues à la perfection qu'elles ont dans leur propre climat, & à la fin, nous sont manquées.

Nostre jardin est aussi tres-beau & d'un bon fond de terre, car les plantes de vignes, toutes nos herbes & racines y viennent tres-bien, & mieux qu'en beaucoup de jardins que nous avons en France, & n'estoit le nombre infiny de mousquites & cousins, qui s'y retrouvent comme en tout autre endroit du Canada pendant l'Esté, je ne sçay si on pourroit rencontrer un meilleur & plus agreable sejour, car outre la beauté & bonté de la contrée avec le bon air, nostre logis est fort commode en ce qu'il contient, ressemblant neantmoins, plustost une maison de Noblesse des champs, que non pas à un Monastere de freres Mineurs, ayans esté contraints de le bastir de la sorte, tant à cause de nostre pauvreté, que pour se fortifier en tout cas, contre les sauvages, s'ils vouloient nous offencer ou voller nos ornemens.

Le corps de logis est au milieu de la court comme un donjon, puis les courtines & rampars faits de bois, avec quatre petits bastions de mesme estoffe, aux quatre coins, eslevez environ de 12 ou 15 pieds de raiz de chaussée, sur lesquels nos religieux ont dressé des petits jardins à fleurs & sallades, d'où ils peuvent aller à nostre Chappelle bastie de pierre, au dessus de la maistresse porte du Convent, environné d'un beau fossé naturel, qui circuit aprés tout l'alentour de la maison & du jardin avec le verger, qui est d'assez grande estendue tout fermé de pallissades de pieux.

Nous avons devant la porte de nostre Convent une autre grande estendue de terre, qui nous a esté donnée en eschange par le sieur Hebert pour d'autres terres que nous avions desfrichées proche de l'habitation. Elle s'estend en longueur depuis nostre Convent, jusqu'au lieu appellé la Gribane & la prairie, au delà d'icelle le long de la riviere S. Charles. Et en largeur la longueur de quatre arpens sans comprendre le jardin du P. Denis, contenans un arpent ou environ, deserté & labouré, clos & fermé de pallissades de pieux, situé environ le milieu du chemin de nostre couvent, à l'habitation proche une Fontaine.

La quantité de framboiziers, qui sont aux terres devant nostre Convent, y attirent tant de tourterelles en la saison, que c'est un plaisir d'y en voir des arbres tout couverts. Les chasseurs de l'habitation y vont aussi souvent giboyer & chasser, comme en un tres-bon endroit, & où ils ont le canart & l'outarde & tout plein d'autre gibier, avec l'anguille, qui ne leur manque pas en la saison, dont les Sauvages nous faisoient quelquefois part.

Si nos Religieux veulent aller de nostre Convent de Kebec, ou ceux de Kebec venir chez nous, il y a à choisir de chemin, par terre ou par eau, selon le temps & la saison, qui n'est pas une petite commodité, de laquelle les Sauvages se sçavent aussi servir pour nous venir voir, & instruire avec nous du chemin du Paradis.

Tellement que tout bien pris & consideré, tous les bastimens de la nouvelle France, ne consistoient (au temps que j'y estois) qu'au petit fort, à la maison des marchands, à celle de la vesve d'Hebert, & à nostre petit Convent. Du depuis on en a commencé un pour les RR. PP. Jesuites, & quelques autres bastimens, pour d'autres familles, desquelles je ne me suis point informé & ne parle que ce dequoy je suis asseuré, pour ne point mesprendre.

Mais pour ce que beaucoup ont désiré sçavoir la propre situation du païs. Le R. P. le Jeune a supputé de combien le Soleil se levoit plustost sur l'orrison de Paris, que sur celuy de Kebec, & a trouvé, que c'estoit de 6 heures & un peu davantage, c'est à dire qu'à Paris, on a le jour environ 6 heures & un quart plustost qu'à Kebec: si bien que quand un Dimanche nous contons 5 heures du matin, on n'est encore à Kebec, qu'à 10 heures 3 quarts du Samedy au soir; & s'ils ont à Kebec 8 heures du matin, nous avons à Paris 2 heures & 1 quart aprés midy. On tient aussi que ce lieu de Kebec est par les 46 degrés & demi de latitude plus Sud que Paris, de prés de 2 degrez; & en mesme paralelle de la ville de la Rochelle, & nonobstant ces approches du Soleil, qui devroient avoir rendu Kebec plus chaud que Paris de ces 2 degrez, l'Hyver y est neantmoins plus long & le païs plus froid à cause de son assiette & de la disposition du lieu, couvert par tout de bois & forests, de plusieurs centaines de lieuës d'estenduës, & du costé du Nord environ 5 ou 6 lieuës de nous, d'une grande chaisne de Montagnes, d'où il vient un vent de Nord-ouest qui nous fait presque transir de froid quand il donne, car il n'y a froid plus cruel & insupportable que celuy du vent, comme nous l'experimentons souvent, allans par la campagne avec nos pieds nuds, que j'ay eu gellés plusieurs & diverses fois, & tousjours en voyageant & obeissant, car ces maladies là, ne s'aquierent point au coin du feu, ny enveloppé dans sa couverture.

Nous habitons aussi les bords de 2 fleuves, dont l'un est estimé incomparablement plus grand qu'aucun qui soit en l'Europe, & l'autre est souvent glacé, & tout gelé, voyla (comme on dit) les vrayes causes & alimens du froid qui se pourront amender en decouvrant les terres, & habitans le païs, car les bois qui engendrent les frimas & les gelées, diminuans, diminueront les froids, come il se voit par experience en la maison de la dame Hebert, où les terres sont plustost deschargées de neiges & le froid moindre, qu'à celles de nostre Convent, plus reserrez dans les bois.

Quelques particuliers mal affectionnés ont eu fort bonne grace de dire que les Religieux y ont bien peu advancé pour le spirituel, je voudrois, bien voir qu'ils y eussent plus faict pour le temporel, car au contraire que nous leurs ayons nuis, il nous desplaisoit assez de voir que toutes leurs plus grandes merveilles se sont tousjours passées en parolles & promesses, & presque point d'effect, jusque là, que les anciennes societez depuis plus de vingt années en ça, qu'ils ont possedé le païs pour l'habiter & faire valoir, n'y ont pas ensemencé un seul arpent de terre. Il n'y a eu que nos Religieux pour esprouver la terre, & la seule & unique famille d'Hebert, qui y a faict travailler, tellement que si on eut manqué une seule année d'y porter des vivres de France tous les François de l'habitation eussent pery de faim, comme il pensa arriver, lorsque les Anglois s'en rendirent maistres, auquel temps ceux qui commandoient à Kebec, eussent bien desiré nous faire souffrir les premiers, & tirer, si peu de bled d'inde qui nous restoit de nostre jardin, aprés en avoir faict de bonnes, aumosnes aux plus necessiteux, voyla leur charité, qui nous vouloit faire porter la peine deuë à leur négligence & peu de soin.

Mais si nous voulons pénétrer plus avant, & voir de quel genre de devotion ils se sont portez à la conversion des Sauvages, nous trouverons que nous n'avons eu aucun plus grand empêchement que de la part des François, car outre la mauvaise vie de plusieurs, la pluspart ne desiroient pas en effect, qu'il s'y fit aucune conversion tant ils apprehendoient qu'elle en diminuat le trafique du castor, seul & unique but de leur voyage. O mon Dieu, le sang me gelle quand je r'entre en moy-mesme; & considere qu'ils faisoient plus d'estat d'un castor que du salut d'un peuple qui vous peut aymer.

Et l'indevotion n'est arrivée jusques là qu'une personne de condition (Catholique de profession) interressée dans le party, nous dit, au P. Nicolas, & à moy, que si nous pensions rendre les Canadiens & Montagnais sedentaires proches de nous, comme nous en avions le dessein pour les pouvoir commodement instruire & maintenir dans nostre créance, qu'ils les en chasseroient à coups de bastons, & les feroient retirer au loin hors de toute cognoissance de leur traite, & voyla comme nous estions favorisez, & quel secours nous pouvions esperer de personnes si peu sentant le bien.

Il est pourtant necessaire, & toutes les autres nations Chrestiennes qui ont subjugué des pays infidelles, l'ont ainsi pratiqué, que les peuples que l'on veut instruire en la Loy de Dieu, soient reduits à vivre ensemble en bastissans des bourgs, villes & villages sous de bons Chefs, autrement comment voudroient ils qu'on les rendit jamais Chrestiens, les Religieux peuvent ils tousjours courir avec eux Hyver & Esté en des pays fort esloignez, chargez de leurs ornemens & petites commoditez, ce seroit vouloir rendre les Religieux autant Sauvages que les Sauvages mesmes, & s'ils ne pourroient jamais long-temps perseverer dans cette fatigue, ny les Sauvages devenir gueres autres que tousjours barbares, les Religieux les venans à quitter, puis que les François mesmes, mieux instruits & eslevez dans l'Escole de la Foy, deviennent Sauvages pour si peu qu'ils vivent avec les Sauvages, & perdent presque la forme du Chrestien, si cela est, comme il est vray semblable, pourquoy voudroit on que l'on hasardat imprudemment le saint Baptesme à des personnes qu'on sçait asseurement (estans errants comme il sont) qu'ils ne pourroient vivre en Chrestiens, l'expérience nous la fait voir, en ce que la pluspart des Sauvages que nos Freres ont baptisez en Canada, & puis renvoyez hyverner entre leurs parens pour y profiter, y ont, au contraire presque oublié la pratique du Chrestien, & fussent devenus derechef Sauvages sans le soin que l'on a pris de les redresser: Et c'est pourquoi je dis que qu'on ny fera jamais, grand profit si on ne suit nostre premier dessein, qui est de les rendre sedentaires, & y entremesler parmy eux, des familles de bons & vertueux Catholiques pour leur monstrer la pratique & l'exemple des choses qu'ils auront apprises des Religieux, & qu'ils ont peine de concevoir en leur esprit sans cest exemple exercée des bons seculiers parmy la mesnagerie.

C'est donc à nostre tres grand regret, & desplaisir, que les choses ny ont pas si heureusement avancées comme nos esperances nous promettoient foiblement fondées sur des colonies de bons & vertueux Catholiques que les Marchands y devoient establir, suivant les promesses qu'ils en avoient fait au Roy en prenant le traité, & par ainsi les Peres Recollects ont fait beaucoup (n'estant point assisté & au contraire contrarié) d'en avoir baptisé plusieurs, & disposé un grand nombre qui ne demande qu'un peu de secours, à faute duquel nous avons esté contraints de differer le saint Baptesme de beaucoup, & d'attendre l'assistance & faveur que Messieurs les nouveaux associez nous font esperer pour le maintenir & conferer avec fruict.

Les choses ne se font point trop tard quand elles se font bien. On tient que nos Peres des Indes, ont employé jusques à treize ou quatorze années, avant que d'avoir pu convertir le Royaume de Voxu & qu'on a esté prés de 30 ans avant que de rien faire au pays du Bresil; C'est le Jardin de Dieu, duquel les fruicts meurissent en leur temps, quand ils sont arrousez de la benediction du Tres-haut, que nous devons attirer en nos ames par la patience & la perseverance, au bien encommencé.



Du Cap de Victoire, & comme nous nous acheminames au pays des Hurons. Du gouvernement des Sauvages allans en voyages. Comme ils cabanent & tirent du feu de deux petits bastons, & des travaux que nous souffrismes en chemin, avec l'importunité des mousquites & cousins.

CHAPITRE VI

APres avoir esté rafraichis par quelques jours avec nos Freres; & jouy de leur douce conversation dans nostre petit Convent, nous montames avec les barques par le mesme fleuve S. Laurens pour la traite du Cap de Victoire, d'où il y a de Kebec environ cinquante lieuës. On nous separa dés l'entrée chacun dans une barque particuliere pour y contenir les Mattelots en leur devoir de prendre soin des prieres qui se font soir & matin en tous les bords où les Catholiques dominent; Je desagreois assez au Capitaine de mon vaisseau dans ce soin, car estant de la prétendue, il eut bien desiré ou que nous eussions assisté à ses Pseaumes, ou que nous fussions descendus à la proue, & luy avoir le dessus qui estoit deu à l'Eglise, mais je ne le pû trouver bon, & tinsmes chacun sa par- tie à la poupe en paix, & fans dissention, car hors l'interest de la Religion, il estoit honneste homme, accommodant & cousin du sieur de Caen, lors nostre Admiral.

Par tout le chemin nous eumes la recreation d'une très-belle veue, d'un beau paisage, & la consolation d'un temps fort doux, où nous vimes les terres par tout plattes, belles & unies, un peu sablonneuses neantmoins couvertes de tres-beaux bois, la riviere fort poissonneuse, & par tout grande, large & profonde plus qu'aucune de nostre Europe.

Dans l'entretien de mes pensées, il m'arrivoit (d'un si bel object) de grands souhaits d'y voir des villes & villages bastis, & où l'air & la chasse sont également bonnes, mais ces pensées n'enfantoient en moy que des regrets de mon impuissance. Tous les soirs on posoit l'Anchre, & aux heures du jour que les vents nous estoient contraires on faisoit alte, & pendant ce temps là on s'alloit promener sur la greve, & dans les bois clairs & ouverts, qui nous estoient d'une singuliere consolation.

Nous passames aux trois rivieres que je contemplay curieusement pour estre un sejour fort agréable & charmant. Les François ont nommé ce lieu les trois rivieres, pour ce qu'il sort des terres une assez belle riviere, qui se vient descharger dans le grand fleuve de sainct Laurens par trois principales emboucheures, causées par plusieurs petites Isles qui se rencontrent à l'entrée de ce fleuve, & puis nous trouvames le Lac S. Pierre qui contient environ six ou sept lieuës de longueur, trois ou quatre de large par endroits, & prés de quatre brasses de profondeur, duquel l'eau est presque dormante & fort poissonneux, environné de petites collines, ruisseaux & petites rivieres qui s'y deschargent & rendent le lieu agreable, & plein d'Isles ou Isletes.

A l'issue du Lac, entrames peu aprés, au port du Cap de Victoire, & y posames l'anchre le jour de la saincte Magdelene environ les six à sept heures du soir, où desja s'estoient cabanez le long du rivage, grand nombre de Sauvages de diverses Nations pour la traite des castors avec les François. Cette contrée est très belle & autant plaisante qu'aucune qui soit en tout le Canada, jusques à la riviere des prairies, d'où il y a d'icy environ douze lieuës, & de Kebec plus de soixante. On voit du port six ou sept Isles toutes de front, couvertes de beaux arbres d'une égale hauteur, qui couvrent le Lac S. Pierre & la riviere des Ignierhonons (nation Hyroquoise) qui se descharge icy dans le grand fleuve, vis à vis du port, beau, large & fort spacieux.

La traite estant faite & les Hurons prests à partir, nous les abordames en la compagnie du sieur de Caen general de la flotte, lequel nous fit accepter chacun pour un canot moyennant quelque petit present de haches, cousteaux, & canons ou petits tuiaux de verre qu'on leur donna pour nostre despence. Toute la difficulté fut de nous voir sans armes qu'ils eussent desiré en nous plustost que toute autre chose, pour guerroyer leurs ennemis, mais comme les espées & les mousquets n'estoient pas de nostre gibier, nous leur fismes dire par le Truchement que nos armes estoient spitituelles, avec lesquelles nous les instruirions & conserverions à l'encontre de leurs ennemis moyennant la grace de Dieu, & que s'ils vouloient croire nos conseils, les Diables mesmes ne leur pourroient plus nuire: Cette responce les contenta fort, & nous eurent dans une très haute estime, tenans à faveur de nous avoir comme nous de les accompagner, & servir en une si belle occasion.

Le voyage de la France icy, nous avoit esté bien pénible, mais sans comparaison celuy que nous allions entreprendre quoy que plus court, nous le devoit estre beaucoup davantage pour tant de perils eminens qui vous avoisinent en chemin, tous les jours de la mort. Nous invoquames sur nous la grace du S. Esprit, l'assistance de la Vierge, & des Saincts, puis nous primes congé des Chefs de la traite, & nous rendimes avec nos petits paquets dans les cabanes de nos Hurons tout prests à partir & se mettre en campagne.

Or la raison pour laquelle il nous fallut necessairement separer & nous mettre chacun dans un canot à part fut pour ce qu'ils sont fort petits, & qu'il ny peut à chacun que cinq ou six personnes avec les marchandises. Mes hommes estoient cinq en nombre & je faisois le sixiesme, l'un servoit de gouverneur que l'avois derrière mon dos tellement prés de moy, qu'avec le bout de son grand aviron il m'attrapoit souvent le sommet de la teste que je tenais baissée le plus que je pouvois pour eviter ces rencontres, heureux qu'il ne me frappoit pas à dessein. J'estois quasi en ploton assis à costé d'un nageur, puis deux autres nageurs estoient assis devant moy à costé l'un de l'autre, & le cinquiesme barbare tenoit le devant du Navire, qui dans l'occasion se tenoit debout, les jambes au large & l'aviron en main pour eviter aux dangers de quelques perilleux passages, & en cest equipage nous fusmes conduis jusques dans leur pays, sans plus revoir nos Freres en chemin que les deux premieres soirées que par hazard nous cabanames avec le P. Joseph, mais pour le P. Nicolas je ne le trouvay pour la première fois, qu'à deux cens lieues de Kebec, à la nation que nous appelions les Ebicerinys ou Sorciers, & les Hurons Squekaneronons.

Nostre premier giste fut à la riviere des prairies, qui est à cinq lieuës au dessous du Saut Sainct Louis, où nous trouvames desja d'autres Sauvages cabanez, qui faisoient festin d'un grand ours qu'ils avoient poursuivy & pris dans la riviere, comme il pensoit se sauver aux Isles voisines: Ces barbares faisans bonne chere, se resjouissoient honnestement, chantoient tous ensemblement, puis alternativement, d'un chant si doux & agreable que j'en demeuray tout estonné & ravy d'admiration: de sorte que depuis je n'ay rien ouy de plus armonieux entr'eux; car leur chant ordinaire est assez malgracieux.

Nous cabanames assez proche d'eux & fismes chaudiere à la Huronne, mais pour ce coup je ne pû encor manger de leur sagamité, pour ce qu'elle me sembloit trop fade & desgoustante; & me fallut ainsi coucher sans souper, car ils avoient mangé en chemin tout le petit sac de biscuit que j'avois pris aux barques pour mon voyage, sans s'informer s'il me feroit besoin ou non, comme gens qui n'ont pas grand soucy du lendemain, & puis me voyant si deliberé & contant dans ma misere, ils croyoient que leur sagamité me sembleroit bonne à la fin du compte, & par ainsi qu'il n'y avoit pas grand danger de s'accommoder pour m'incommoder de mon biscuit, duquel ils firent place nette le mesme jour de nostre partement.

Nostre lit fut la terre nue dressé à l'enseigne de la Lune, avec une pierre pour mon chevet, plus que n'avoient les Sauvages, qui n'ont accoustumé d'avoir la teste plus haute que les pieds: Nostre cabane fut faite de deux rouleaux d'escorces posées sur quatre petites perches picquées en terre & accommodées en penchans au dessus de nous. Le matin venu on fit chaudiere pour partir mais je m'abstins encor de la sagamité pour cette seconde fois, jusques à la troisiesme qu'estant devenu fort foible & abbatu, je commençay d'en manger un petit & de m'y accoustumer en me faisant violence.

Mais pour ce que la façon de faire des Sauvages, & leur manière de s'accommoder allans en voyage est presque tousjours de mesme, je vous diray succinctement cy aprés leur méthode, & comme ils s'y gouvernent, aprés que j'auray donné un petit mot d'avis à ceux qui ont à faire de longs voyages avec eux, & se mettre sous leur conduite plus asseurée dans le pays que celle des François, qui n'oseroient encor d'eux-mesmes se hasarder par les bois, & s'esloigner de l'habitation sans guide.

Il se faut donc resoudre dés le commencement à la patience & de souffrir beaucoup, pour ce qu'à toute heure les sujets s'en presentent. Il se faut aussi estudier à la douceur & monstrer une face joyeuse & modestement contante, & chanter parfois des Hymnes, & Cantiques spirituels, tant pour sa propre consolation, & le soulagement de ses peines, que pour le contentement & edification de ces Sauvages, qui prennent un singulier plaisir d'ouyr chanter les louanges de nostre Dieu, plustost que des chansons profanes, contre lesquelles je leur ay veu quelquesfois monstrer de la repugnance. O bon Jesus, qui condamne les mauvais Chrestiens, chanteurs de chansons dissolues & mondaines.

Surtout si on a quelquefois de l'impatience, il la faut estouffer au dedans de soy-mesme sans la faire paroistre au dehors, & n'estre point songeur, chagrin, turbulent, non plus qu'esventé; pour ce qu'ils mesprisent fort ces mauvaises qualités, en un bon esprit, comme nous en un homme qui s'estime sage.

Une ou deux bouteilles d'eau de vie seroient fort necessaires pour se fortifier le coeur en chemin, desquelles il faudra faire part à ces Sauvages, avec un tel mesnage toutesfois qu'elles puissent durer jusques à la fin du voyage: car on se sent quelquesfois si foible & abbatu du coeur, que faute de cette regale, on souffre de grandes debilitez & affadissemens d'estomach. Passant par les Nations qu'on trouve en chemin, il est fort à propos qu'on leur traite tousjours quelque petit morceau de poisson, ou viande, pour festiner au soir après le travail, car pour ces petites courtoisies & liberalitez, on reçoit souvent d'eux de beaucoup plus grandes: Ils vous nourrissent au reste du temps, ils portent vos pacquets & vos hardes, vous exemptent de nager, & vous ayment, respectent, & cherissent comme Capitaines s bons amys, & si davanture vous tombez malades en chemin ils vous porteroient sur leurs espaules plustost que vous abandonner, & avec tout cela on patit encore allez, c'est pourquoy on a besoin de leur amitié & qu'ils vous ayent en quelque estime, si on y veut faire fruict & avoir du contentement avec eux.

Les dangers & perils qu'on rencontre en chemin sont si grands & frequens qu'ils ne se peuvent presque expliquer, car premierement en quatre-vingt ou cent sauts qu'il y a de la riviere des prairies aux Hurons, il y en a une quantité que l'on ne se hasarderoit jamais si la sage conduite des Sauvages ne vous en donnoit l'asseurance. Il faut advouer que le marcher pieds, nuds & sans sandales, comme j'ay fait par tout le voyage, allant & venant, à l'imitation de nostre Seraphique Père sainct François, & des premiers Religieux de nostre sacré Ordre, qui ont parcouru toute la terre habitable en cet estat, m'estoit d'une grande peine, contraint d'ainsi faire à cause qu'estant sur terre nous rencontrions souvent des rochers, des lieux fangeux, & des arbres tombez qu'il nous falloit à toute heure enjamber, & nous faire quelquesfois passage avec la teste & les mains par les bois touffus, hailliers & brossailles, sans sentier, n'y chemin, mais je ne sçay si on pourroit souffrir une plus rude mortification que des mauvais vents de l'estomach que ses salles gens rendent presque continuellement dans leurs canots, qu'en guyse de pots de chambre ils se servoient de leurs escuelles à potage, ce qui seroit capable de se desgouter du tout de si desegreables compagnies, si on ne se mortifioit pour l'amour d'un Dieu, & la gloire d'un Paradis qui merite chose plus grande.

La piqueure des mousquites, cousins & moucherons desquels il y a de trois ou quatre sortes, comme je dirai à la fin de ce Chapitre, est un autre tourment si grand qu'il semble autant de petits Demons, desquels je pensay perdre la veuë, comme j'en fus offencé au visage, aux jambes & aux mains, sans m'en pouvoir garantir pour diligence que j'y apportasse, c'est pourquoy estre chaussé, & avoir de bons gands & un voile sur la face eut esté bien necessaire. S'il faisoit de la pluye ou des orages, nous ne pouvions nous en deffendre, ny le jour, ny la nuict, car alors elle nous tomboit à plomb sur le dos, & nous couloit par dessous comme de petits torrens au panchant des montagnes, mais le pis est quelle nous ostoit le moyen de faire chaudière & prendre nostre refection.

Comme apprenti, la peine m'en estoit double, car ne sçachant encor la langue sinon fort peu de mots, je ne pouvois qu'à peine déclarer mes pensées & manifester mes necessitez: Dieu seul estoit celuy en qui je me consolois, & à l'humanité de mes sauvages qui se manifestoit assez dans la compassion qu'ils avoient de moy & à l'assistance qu'ils m'apportoient, mais ce qu'ils pouvoient estoit bien peu de chose, sinon leur bonne volonté qui me contentoit fort, & m'encourageoit à la patience, laquelle j'apprenois d'eux mieux qu'en Eschole du monde, de manière que je peu dire avec verité que j'ay trouvé plus de bien en eux que je ne m'estois auparavant imaginé, ny moy, ny beaucoup d'autres: car vous diriez icy parlant d'un Sauvage que c'est parler d'une beste brutte, d'un loup ravissant, ou d'une personne sans esprit, sans raison & sans humanité, comme un tas de meschans coquins qu'on laisse impunement vivre entre les Chrestiens, ce qui n'est point entre les Sauvages qui ont tous de l'humanité envers ceux qui ne leur sont point ennemis, soient estrangers ou autres.

L'heure de se cabaner venue, mes Sauvages cherchoient une place propre pour y passer la nuict, où aisement se pût trouver du bois sec à faire du feu, sinon ils s'accommodoient ou la necessité les contraignoit quelquesfois bien, & quelquesfois mal, selon les occurrences. Le lieu choisi on y portoit le canot, nos paquets & tout ce qui estoit de nostre équipage, puis tous se mettoient en besongne & travailloient à ce qui estoit necessaire; pour le logement: Les uns alloient chercher du bois sec, & moy avec eux, les autres sept ou huict perches pour dresser la cabane & d'autres prenoient le soin de battre le fuzil & mettre la chaudiere sur le feu, qu'ils attachoient en un baston piqué en terre, pendant qu'un autre cherchoit deux pierres plattes pour concasser le bled d'Inde sur une peau estendue contre terre, dequoy on faisoit la sagamité.

L'hostellerie dressée & les roulleaux d'escorces estendus sur la charpente, qui panchoit en voute, on serroit les pacquets le long de la cabane contre les bois, & le canot en dehors, puis un chacun prenoit place le dos appuyé contre les sacs & la marchandise, à lentour du feu qu'on estendoit de long afin qu'un chacun y pût participer, & en prendre pour petuner tandis que la chaudière bouilloit.

La sagamité estant cuite tousjours fort claire, on dressoit à chacun son potage dans les escuelles d'escorces que pour ce sujet nous portions quant & nous, avec chacun une cuilliere de bois grande comme un petit plat, de laquelle on se sert à manger cette menestre soir & matin, qui sont les deux fois seulement que l'on fait chaudiere par jour, sçavoir quand on est cabané au soir, & au matin avant partir. Si nous estions par trop pressés de partir, on la faisoit deux heures avant jour, que tout endormy on m'esveilloit pour manger, ou seulement sur le midy, ou bien on attendoit jusqu'au soir, sans rien manger de tout le jour que cette seule fois.

Lorsque nous nous rencontrions deux mesnage en un mesme giste, ce qui arrivoit souvent; Nous nous cabanions par ensemble, l'un faisant un des costez de la cabane couvert de ses escorces, & l'autre s'accommodoit de l'autre, & chacun faisoit sa chaudiere à part, puis tous ensemblement les mangions l'une aprés l'autre sans aucun debat ny contention, car ils ont cela de bon qu'ils ne se font aucun reproche, & ne se disent point mon disner est meilleur que le vostre, vous estes trop-grand train au prix de nous qui sommes peu car en toutes choses ils s'accordent admirablement bien, & font leur petit festin comme les repas d'une trouppe de bons Religieux, ou l'on n'entend qu'une voix de paix ou un silence Religieux.

Pour moy qui n'avois pas encore le coeur bien fait à toutes ces sausses, je me contentois pour l'ordinaire de la sagamité des deux qui m'agreoit davantage, bien qu'à l'une & à l'autre il y eut tousjours des salletez & ordures à cause, en partie qu'on se servoit tous les jours de nouvelles pierres, & assez mal nettes pour concasser le bled.

D'escumer le pot jamais il ne s'en parle non plus que de laver la viande, ou le poisson, avant de le mettre au pot. Ils traiterent un morceau de venaison à la petite Nation, mais comment pensez vous qu'ils le coupperent, ce fut de le tenir contre terre avec leur pieds salles, & à mesure qu'ils couppoient quelque piece ils la jettoient dans la chaudière sans autre sel que le sable qui y tenoit attaché.

Les escuelles desquelles nous nous servions, n'estoient jamais nettoyées que du doigt qui essuyoit le reste de la sagamité, dont aucunes ne pouvoit sentir gueres bon, qui servoient à tomber de l'eau dans leur Canot, & pour boire & manger comme j'ay dit. J'ay admiré l'honnesteté de leur action en tombant de l'eau sur terre, car outre qu'ils se retiroient à l'escart, ils s'acroupissoient avec beaucoup de modestie à l'exemple des anciens hommes d'Egypte, qui en faisoient de mesme, plus civils & honnestes que les femmes des uns & des autres, qui se tiennent debout en semblable necessité sans se beaucoup escarter.

Ils faisoient par fois chaudiere de bled d'Inde non concassé, & bien qu'il fut tousjours fort dur, pour la difficulté qu'il y a de le faire cuire entier, il m'agreoit davantage au commencement, pour ce que je le prenois grain à grain, & par ainsi je le mangeois nettement & à loisir en marchant & dans nostre Canot. Aux endroits de la riviere & des lacs où ils pensoient avoir du poisson, ils y laissoient traisner aprés leur Canot, une ligne à l'ain, de laquelle ils accommodoient de la peau de grenouille escorchée, avec quoy ils prenoient du poisson, qui servoit à donner goust à la sagamité, mais quand le temps ne les pressoit point trop, comme lors que nous descendimes pour la traicte, le soir ayans cabané, une partie d'eux alloit tendre leurs rets dans le fleuve ou és lacs, ausquels ils faisoient par fois de fort bonnes prises, comme de brochets, esturgeons, poissons blancs & des carpes qui ne sont neantmoins telles, ny si bonnes, ny si grosses que les nostres de deça, puis plusieurs autres especes de poissons qu'on ne cognoist point icy.

Le bled d'Inde que nous mangions en chemin, ils l'alloient quérir de deux en deux jours au fond des bois & en des certains lieux escartez, où ils l'avoient caché en descendans, dans de petits sacs d'ecorces de bouleau: car autrement ce leur seroit trop de peine de porter tousjours quant & eux tout le bled ou les farines, qui leur sont necessaire pour leur voyage, & m'estonnois grandement comme ils pouvoient si bien remarquer tous les endroits ou ils l'avoient caché sans se mesprendre aucunement, bien qu'il fust souvent fort esloigné du chemin, & bien avant dans les bois, sous quelques mottes ou enterré dans le sable.

La manière & l'invention qu'ils avoient à tirer du feu, & laquelle est pratiquée par tous les peuples sauvages & barbares est telle & si admirable qu'elle ne se peut assez admirer, & louer le divin Autheur d'une telle merveille. Ils prenoient deux bastons de bois de saulx, tillet ou d'autre espece, secs & légers, puis en accommodoient un, d'environ la longueur d'une coudée ou peu moins, & espais d'un doigt ou environ, & ayans sur le bord de sa largeur cavé de la pointe d'un cousteau ou de la dent d'un castor, une bien petite fossette, avec un petit cran à costé, pour faire tomber à bas sur quelque bout de mesche ou chose propre à prendre feu, la poudre réduite en feu; qui devoit tomber du trou, ils mettoient la pointe d'un autre baston du mesme bois, gros comme le peut doigt ou peu moins, dans ce trou ainsi commencé; & estans contre terre le genouil sur le bout du baston large, ils tournoient l'autre entre les deux mains si soudainement & si long-temps, que les deux bois estans bien eschauffez, la poudre qui en sortoit à cause de cette continuelle agitation se convertissoit en feu, duquel ils allumoient un bout de leur corde seiche, qui conserve le feu comme mesche d'arquebuse: aprés avec un peu de menu bois sec, ils faisoient du feu pour faire chaudiere.

Mais il faut noter que tout bois n'est pas propre à faire du feu, ains du particulier, & que nous pouvons rencontrer icy. Or quand ils avoient de la difficulté d'en tirer, ils deminçoient dans ce trou un petit de charbon, ou un peu de bois sec en poudre, qu'ils prenoient à quelque souche: s'ils avoient un baston large comme j'ay dit, ils en prenoient deux ronds, & les lioient ensemble par les deux bouts, en la manière d'une navette de Tessier, & estans couchez le genouil dessus pour les tenir en estat, mettoient entre deux la pointe d'un autre petit baston du mesme bois, qu'ils tournoient par l'autre bout entre les deux mains comme cy-dessus.

Nos Montagnais, à ce qu'on dit, se servent d'une autre sorte de fusil, qui n'est neantmoins faict comme les nostres; ils ont pour meche la peau de la cuisse d'un Aigle avec du duvet qui prend feu aisement, ils battent deux pierres de mine ensemble comme nous faisons une pierre à fuzil, avec un morceau de fer ou d'acier: au lieu d'allumettes ils servent d'un petit morceau de tondre, c'est un bois pourry & bien seiché, qui brusle aisement & incessament jusques à tant qu'il soit consumé, ayant pris feu ils le mettent dans de l'escorce de cedre pulverisée, & soufflant doucement cette écorce s'enflamme. Voyla comme ils font du feu.

Pour revenir à nostre voyage, nous ne faisions chaudiere que deux fois le jour, qui estoit peu pour moy, en ce temps encor mal accoutumé à ceste manière de viande, car j'en usois à chasque fois si peu que les deux repas ne meritoient pas le nom d'un bien petit, c'est pourquoy j'estois tousjours fort foible sans avoir moyen de me fortifier, patissant plus que mes Sauvages, qui estoient accoustumez à cette façon de vivre, joint que; petunans assez souvent durant le jour, cela les consoloit, les fortifioit & leur amortissoit aucunement la faim & non pas à moy, qui n'en ay jamais voulu user peur d'une habitude onereuse, de laquelle on ne se fait pas quitte quand on veut, & sçay des personnes extremement marries d'en avoir jamais usé, pour ce qu'il nuyt plus icy pris en fumée, qu'il ne profite à des personnes qui ont autre chose à disner, ou qui ne sont point incommodées des humiditez du cerveau, car alors il deseiche médiocrement pris, masché, ou en fumée.

L'humanité de mon hoste estoit remarquable, en ce que n'ayant pour toute couverture & habillement, une peau d'ours assez petite, encor m'en faisoit il part la moitié, la nuict quand il pleuvoit, sans que je l'en priasse, & mesme me disposoit la place au soir où je devois reposer la nuict, avec quelques petits rameaux de cedre, ou à faute d'iceux sa petite natte de joncs qu'il avoit accoustumé de porter en de longs voyages: & compatissant à mes travaux desja assez grands, il m'exemptoit de nager & de tenir l'aviron, qui n'estoit pas me descharger d'une petite peine, outre le service qu'il me rendoit de porter mes pacquets par tous les Sauts, bien qu'il fust desja assez chargé de ses marchandises, & à son tour du Canot qu'il portoit sur son espaule, parmy de si fascheux & pénibles chemins, où il luy falloit faire divers voyages.

Un jour ayant pris le devant comme estoit ma coustume pendant que mes Sauvages deschargeoient le Canot & portoient les marchandises au de là des Sauts, je me trouvay à l'improviste esgaré, en une grande estendue de terre tremblante sous mes pieds, proche d'un lac, que nous devions passer: estonné de ceste nouveauté, je m'en retiray fort doucement & à petit pas, sur un rocher, qui estoit là auprès, peur de plus grand inconvenient, car il n'y avoit point là lieu de seureté pour moy. Il y a plusieurs Autheurs, qui asseurent qu'il y a des Isles qui flottent sur les eaux, & mesme Herodote faict mention d'une semblable, située prés la ville Botis, non loing du Nil, mais on s'en peut donner de garde, comme de celle cy, car comme elles ne sont pas tout à faict destachées de la terre ferme, sinon quelqu'unes, au premier pas on s'en peut tirer & se mettre en chemin asseuré.

Nous rencontrions aussi parfois de furieux bourbiers, desquels nous recevions de grandes incommoditez & des peines nompareilles d'en pouvoir sortir; que les jambes toutes embourbées, comme il arriva à un certain François, lequel s'il n'eust eu les jambes escarquillées au large eut enfoncé jusques aux oreilles, comme il enfonça jusques aux reins. On a aussi bien de la peine de se faire passage avec la teste & les mains parmy les bois touffus, où il s'y en rencontre aussi grand nombre de pourris & tombez les uns sur les autres, qu'il faut enjamber & monter par dessus, sans craindre la suitte & l'importunité d'un nombre sans nombre de mousquites & cousins, qui vous font une continuelle & très cruelle guerre, pire que celle des loups, qui se contentent de la première brebis, & non ces animaux de la premiere piqueure.

Je suis aussi comme asseuré que sans l'estamine, qui me couvroit la face & le visage, que j'estois pour en perdre la veue, comme j'en fus pliyé par toutes les parties descouvertes sans y avoir pu apporter de remede non plus que plusieurs François, qui en devindrent aveugles pour plusieurs jours, tant est pestiferé & veneneuse la piqueure de ces petits demons, à qui n'a encor pris l'air du païs.

Ces bestioles ne paroissent neantmoins pas tousjours, mais au temps le plus chaud, & lors qu'il ne faict point de vent, autrement qui en pourroit jamais souffrir l'importunité & les morsures maligne, qui rendent les personnes semblables à des lepreux, laids & hideux à ceux qui les regardent. Je ne sçay; car pour moy je confesse que c'est le plus rude martyre que j'aye souffert dans le pais, la faim & la soif, la lassitude & la fièvre, ne sont rien en comparaison, ces petites bestes ne vous font pas seulement la guerre pendant le jour, mais mesme la nuict, elles s jettent dans vos yeux, elles entrent dans vostre bouche, passent par dessous vos habits, & perce mesme l'estoffe qui joint vostre chair, de leur long esguillon, le bruit vous en est aussi fort importun, car il desrobe souvent vostre attention, vous empesche de prier Dieu, de lire, d'escrire & de faire vos exercices avec quelque repos, se fourrent partout, & principallement dans les chambres, où le vent ne domine point, c'est ce qui nous obligeait d'y brusler souvent de l'encens, la fumée duquel les faisoit rassoir, & puis revenoient de plus bel qu'auparavant.

Il y en à de trois ou quatre sortes, dont les uns s'appellent en Montagnais sentimeou, en Huron tachiey ou teschey, & en François cousins, ce sont ceux qui ont ces longs esguillons tres-deliez & menus. Il y en a encore d'une autre espece au païs de nos Montagnais, que je n'ay point veu chez nos Hurons, ny par toutes leurs contrées, si petites, qu'à peine les peut on voir, mais importunent & mordent comme petits diablotins, qui est le nom propre que leur donnent les Montagnais, à sçavoir manitouchis; & les François mouches-quilles, ou mouchequites, qui se viennent que vers le mois d'Aoust, & n'ont pas longue durée.

Au païs des Hurons, à cause qu'il est descouvert & habité, il y a peu de ces cousin, sinon aux forest, & lieux où les vents, ne dominent point pendant les grandes chaleurs de l'Esté, car en autre saison il ne s'en voit nulle part, non pas mesmes dans les sapiniers, c'est pourquoy ne les craignez point.

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