← Retour

Histoire du Canada: et voyages que les Freres mineurs recollects y ont faicts pour la conversion des infidelles.

16px
100%


De la saincte Oraison. De L'apparition des Esprits, & du grand Capitaine Auoindaon.

CHAPITRE XXXII.

SAns Oraison la vie de l'homme est miserable, & sa fin malheureuse, disoit le B. Pere Bartholemy Solutive. Il me semble avoir autrefois leu, aussi bien qu'ouy dire que ce grand Empereur Charles le Quint Roy des Espagnes estant couché au lit de la mort, & prest de rendre son ame à Dieu le Createur, fut prié, par quelqu'uns de ses amis plus familiers, de leur dire quelle estoit la chose qui plus l'avoit contenté en ce monde, & qu'il ne leur dit autre chose, l'Oraison: Dieu m'a fait îa grace, disoit il, que depuis l'aage de vingt trois ans, jusques à present, jamais je n'ay passé un seul jour sans avoir fait quelque peu d'Oraison mentale, laquelle, m'a tellement servi que ce resouvenir de Dieu m'a tousjours consolé en mes ennuys, m'a fortifié en mes disgraces, m'a donné force contre le peché, & pour le comble de mon bon-heur, elle m'a retiré des tracas du monde, & des tumultes de la terre, pour me colloquer dans ce lieu de repos, d'où j'espere moyennant la grace de nostre Seigneur, aller en Paradis.

C'est une chose admirable, & un prodige merveilleux, qu'un Prince si grand, & un Monarque si puissant, environné de tant d'ennemis, & ayant de si grandes, & si puissantes armées à gouverner, par mer & par terre, n'aye pû dans le gouvernement d'un si grand Empire, estre diverty, pour un seul jour du service, & devoir qu'il devoit à son Dieu, à la confusion de nous autres petits vermisseaux de terre; qui perdons si aysement cette presence tant necessaire d'un Dieu, pour le moindre petit divertissement qui nous arrive. C'est mon regret, & mon desplaisir qui me fait crier à vous Seigneur, à ce qu'il vous plaise nous faire sa grace, que l'exemple de ce Prince serve à nostre salut, & non point à nostre condemnation, car si nous sommes soigneux de nourrir nostre corps, pourquoy nostre ame creée à vostre Image & semblance; manquera-elle de son alliment spirituel, car de mesme que la gorge est le canal, par le moyen duquel l'estomach reçoit sa nourriture corporelle, l'Oraison est le conduit par lequel vostre divine Majesté communique ses graces, & ses dons spirituels à l'ame, & comme sans cette gorge l'estomach ne recevroit aucune nourriture, n'y vie, ainsi sans l'Oraison, l'ame meurt à la grace, & ne peut avoir de vie pour le Paradis.

Nos pauvres Sauvages ignorant encores la manière d'adorer, & servir Dieu, avoient souvent recours à nos prières, & ayans par plusieurs fois expérimenté le secours, & l'assistance que nous leur promettions d'en haut, lorsqu'ils vivroient en gens de bien, & dans les termes que leur prescrivions, advouoient franchement que nos prieres avoient plus d'efficaces que tout leur chant, leurs ceremonies, & tous les tintamarres de leurs Medecins & se resjouissoient de nous ouyr chanter de Hymnes, & Pseaumes, à la louange de de Dieu, pendant lesquels (s'ils se trouvoient presens), ils gardoient estroictement le silence, & se rendoient attentifs, pour le moins au son, & à la voix, qui les contentoit fort.

S'ils se presentoient à la porte de nostre cabane, nos prières commencées, ils se donnoient la patience qu'elles fussent achevées, ou s'en retournoient en paix, sçachant desja que nous ne devions pas estre interrompus en une si bonne action, & que d'entrer de force, ou par importunité, estoit chose estimée mesme incivile entr'eux, & un obstacle aux bons effects de la priere, tellement qu'ils nous donnoient du temps pour prier Dieu, & vaquer en paix, à nos Offices divins. Nous aydant en cela la coustume qu'ils ont de n'admettre aucun dans leurs cabanes, lors qu'ils chantent les malades, ou que les mots d'un festin ont esté prononcez.

Lorsque la saincte Messe se disoit dans nostre cabane, ils n'y assistoient non plus, car elle s'y disoit tousjours la porte fermée, ou si matin qu'ils n'en voyoient rien, non seulement pour ce qu'ils estoient, incapables d'y assister, comme infidelles, mais aussi pour une apprehension que quelques malicieux nous desrobast nostre Calice qu'ils appelloient petite chaudière, & n'en eussent point fait de scrupule: pour nostre voile de Calice, nous leur monstrions assez librement, avec le beau chasuble que la Reyne nous avoit donné, qu'ils admiroient avec raison, & trouvoient riche par dessus tout ce qu'ils avoient de plus rare, & nous venoient souvent supplier de le faire voir à leurs malades, la seule veuë desquels les consoloit, & leur sembloit adoucir leurs douleurs. La bonne femme du Sauvage du Pere Joseph, en avoit desrobé l'Etole, & cachée au fond d'un tonneau, mais aprés l'avoir long-temps priée, & conjurée, car elle estoit tousjours sur la negative, elle nous la rendit en fin, disant qu'elle l'avoit retirée des mains de quelque volleur de la Nation du Pétun, mais c'estoit elle mesme qui en avoit faict le vol, ne pensant pas que nous y deussions prendre garde, & c'est en quoy elle se trompoit.

Auoindaon grand Capitaine de la ville de sainct Joseph, avoit tant d'affection pour nous, qu'il nous servoit comme de pere syndique dans le pays, & nous voyoit aussi souvent qu'il croyoit ne nous estre point importun, & nous trouvans par fois de genouils prians Dieu, il s'y mettoit auprès de nous, les mains joinctes, avec une posture qui donnoit de la devotion, & ne pouvans d'avantage, il taschoit serieusement de contrefaire nos gestes & cérémonies, remuant les lèvres, puis eslevoit les mains, & les yeux au Ciel, & y perseveroit jusques à la fin de nos offices, & Oraisons, qui estoient assez longues, & luy aagé d'environ soixante & quinze ans. O mon Dieu, que cet exemple devroit confondre des Chrestiens! & que nous dira ce bon vieillard Sauvage, non encore baptisé, au jour du Jugement, de nous voir plus negligens d'aymer, & servir un Dieu, que nous cognoissons, & duquel nous recevons journellement tant de grâces, que luy, qui n'avoit jamais esté instruict que dans l'escole de la gentilité, & ne le cognoissoit encore qu'au travers les espaisses tenebres de son ignorance.

Mon Dieu, resveillez nos tiedeurs, & nous eschauffez du feu de vostre divin amour. Car nous sommes pour la pieté, en quelque chose plus froids que les Sauvages mesmes. Ce bon homme m'importuna fort de luy donner un petit Agnus Dei, qu'il porta à l'on col, avec tant de respect & de devotion, qu'il n'y avoit aucun François qui en fit plus d'estat, non pour la beauté de la foye de laquelle il estoit enveloppé, mais pour la croyance qu'il y avoit, lequel il confessoit tellement que peur de le perdre, il se fit encor couvrir d'un autre morceau d'estoffe.

Il nous pria fort de luy permettre d'assister à la saincte Messe, pour y prier Dieu avec nous, mais comme nous luy eusmes dit qu'il ne pouvoit, n'estant pas baptisé, il nous supplioit qu'on le baptisast pour y pouvoir assister, & faire au reste comme nous. Et comme il estoit tout plein de bonne volonté, il ne cherchoit que l'occasion de nous faire plaisir, & demandoit de coucher dans nostre cabane, lors qu'en l'absence de mes confrères, j'y restois seul la nuict. Je luy en demandais la raison, & s'il croyoit m'obliger en cela, il me disoit qu'il apprehendoit quelque accident pour moy, particulierement au temps que les Hiroquois estoient entrez dans leurs terres, & qu'ils me pourroient aysement prendre, ou me tuer dans nostre cabane, sans pouvoir estre secouru de personne, & que de plus les esprits malins qui les inquietoient, me pourroient aussi donner de la frayeur, s'ils venoient à s'apparoir à moy, ou à me faire entendre de leurs voix, comme ils font en diverses contrées, & sous diverses figures. Je le remerciais de sa bonne volonté, & l'asseurois que je n'avois aucune apprehension ny des Hiroquois, ny des esprits malins, & que je voulois demeurer seul, la nuict dans nostre cabane, en silence, prieres, & Oraisons. Il me repliquoit: Mon nepveu, je ne parleray point, & prieray JESUS, avec toy, souffre moy seulement en ta compagnie pour cette nuict, car tu nous es cher, & crains qu'il ne t'arrive du mal ou en effect d'apprehension. Je le remerciois derechef, le renvoyois au bourg, & demeurois seul à la garde de nostre Seigneur & de mon bon Ange, car je ne jugeois pas necessaire d'avoir autre garde avec moy, & puis de mon naturel je suis assez peu apprehensif, Dieu mercy.

Il y en a qui s'imaginent que les païs Sauvages sont tout plains de demons, & que ces pauvres gens en sont continuellement tourmentez & vexez, cela est bon pour les païs de ceux qui les adorent, comme faisoient anciennement les Mexicains, mais pour nos Hurons, ils les croyent meschans & ne les adorent aucunement encores qu'il le semblent faire aux offrandes qu'ils font en des lieux particuliers comme j'ay dit aillieurs, & si Satan leur apparoist comme il faict à quelqu'uns, ce n'est pas tousjours sous une forme hydeuse & espouventable, mais ordinairement sous forme humaine, ou de leurs parens & amis deffuncts, & quelquefois en songe seulement, principalement aux femmes, ou ils se font ouïr de la voix, & comme ils la diversifient, tantost triste & plaintive, & tantost gaye & joyeuse, avec des risées, sans qu'on y puisse rien comprendre, ny qu'on appercoive aucune chose. Les Sauvages m'en demandoient l'interpretation & me servant dextrement de l'occasion, je leur disois que ces voix tristes & lamentables de leurs parens & amis deffunct, n'estoient autres que de regrets & desplaisirs de leur damnation y pour n'avoir pas esté baptisez & vescu selon la loy que le Fils de Dieu nous a enseignée par ses Apostres. Et que pour ce qui estoit de ces ris & voix de resjouissance, cela ne procedoit que du malin esprit, qui leur vouloit faire croire par là, contre toute vérité que leurs parens estoient bien-heureux, & jouissoient de la félicité éternelle, afin de les divertir eux mesmes de la voye de Dieu, les obliger à la mesme vie, les maintenir dans les mesmes vices, & les entrainer en la mesme damnation avec leurs parens & amys deffuncts, tellement que les pauvres Sauvages par ceste responce detestans ces cachots tenebreux, frappoient de la main doucement contre leur bouche & disoient ho, ho, ho, ho, ho. Danstan téonguiandé, voyla qui n'est pas bien, voyla qui ne vaut rien, & ils avoient raison.

Il arrive quelquefois que le diable pere de mensonge dit des veritez, mais cela luy est si rare, qu'il n'en diroit jamais, s'il n'y esperoit du profit, ou que Dieu ne luy contraignit, aussi ne le doit on croire, ny l'escouter, que comme on doit faire un démon en bouchant ses aureilles. Un honneste gentil homme de nos amis, nommé le sieur du Vernet, demeurant avec nous au païs des Hurons, nous dit un jour que comme il estoit dans la cabane d'une Sauvagesse vers le Bresil, qu'un demon vint frapper trois grands coups sur la couverture de la cabane, & que la Sauvagesse qui cognut que c'estoit son demon, entra dés aussitost dans sa petite tour d'escorce, où elle avoit accoustumé de recevoir ses oracles & entendre les discours de ce malin esprit. Ce bon gentil homme presta l'oreille, & escouttant le colloque, entendit le diable qui se plaignoit tout haut, d'estre grandement fatigué, & que son seul respect l'avoit amené là d'un loingtain païs, d'où il venoit de guérir des malades (ô mal-heureux medecin) Aprés avoir encor long-temps discouru avec une voix assez basse, il dit en fin à ceste Magicienne qu'il y avoit trois Navires François en mer, qui arriveroient bientost, ce qui fust trouvé veritable, car à trois ou quatre jours de là ils arriverent, & aprés que la Sauvagesse l'eut remercié & faict ses demandes, le demon s'en retourna dans les enfers & ledit sieur du Vernet dans les Navires nouvellement arrivez.

Ce mesme gentilhomme nous dit, qu'il avoit remarqué en ses Sauvages bien que tout nuds, hommes, femmes & enfans, que jamais les femmes ne cognoissent d'autres hommes que leurs propres maris; lesquels en estoient si jaloux, qu'ils n'eussent souffert pour chose du monde qu'un autre eut abusé de leur couche, & d'abondant que tous ces peuples, par une superstition payenne, s'alloient tous les jours laver à la riviere dés qu'ils estoient sortis du lict, & ne nous en sçeu donner autre raison, sinon celle de leur antiquité, pour se nettoyer du peché.

Ce n'est pas seulement aux peuples infidelles & barbares, que le diable s'apparoist sous diverses formes & figures, mais aussi à plusieurs Chrestiens & Religieux. Depuis quelques années en ça, j'ay appris d'un bon Pere des nostres, de la Province de Flandre, que demeurant de communauté dans un Convent de la mesme Province, il y eut un jeune Novice lequel se promenant seul dans le jardin, & prestant trop inconsiderement la pensée à la tentation, qui luy remettoit en mémoire les grands biens qu'il avoit laissé au monde, & que s'il y fust demeuré qui eut esté riche & opulent, au lieu d'une extreme pauvreté qu'il embrassoit, eut esté bien monté au lieu d'aller pieds nuds, & estimé au lieu d'estre mesprisé, dont le diable prenant occasion luy estourdit l'esprit & le plongea dans une telle melancolie, que mesprisans en son ame les actions vertueuses de la saincte Religion, il aspira aux plaisirs mondains de telle sorte, que le diable pour le perdre davantage, luy fist apparoir un gros cheval noir bien equippé, sellé & bridé, garny d'une bonne bougette à l'arçon de la selle, qui sembloit plaine d'escus, le Novice grandement effrayé d'une apparition si inopinée rentrant en luy mesme s'enfuit au Convent, où n'ayant pû dissimuler sa peur, fut commandé par le Supérieur de luy dire le suject de son estonnement, ce qu'ayant faict encor tout tremblent, fut doucement disposé à rendre l'habit de la saincte Religion, & charitablement adverty que l'ordre n'admettoit que ceux qui batailloient & resistoitent vaillament à l'ennemy, & non ceux qui adheroient à leurs tentations. Il rendit donc l'habit bien qu'avec regret, & fut renvoyé au monde, où il vit, toujours un peu troublé & inquieté de ceste apparition.

Il a du depuis faict de grands efforts pour rentrer en l'ordre, mais il n'a pu venir à chef de ses pretentions, pour apprendre aux Novices & nouveaux champions en la milice de nostre Seigneur d'estre tousjours sur leur garde, & de resister aux tentations du malin esprit dés l'instant qu'elles se presentent, peur de tomber en pareil inconvenient, & mal-heur de ce Religieux, car le diable ne dort jamais.

Il y a d'autres apparitions qui arrivent, mais à des personnes plus advancées à la vertu, par de rudes combats & des prises estranges avec cet esprit malin, que Dieu permet pour les faire meriter & affermir dans la mesme vertu.

Depuis quelques années en ça nous avons eu en nostre Convent de Paris, un de nos Religieux nomme Frere Bonnaventure, natif d'Amiens, tellement poursuivy & molesté par l'ennemy du genre humain, s'y qu'à peine luy laissoit il prendre un peu de relasche, de sorte que tous les Religieux & principalement les Novices, comme nouveaux apprentifs en la voye de Dieu, en restoient tous effrayez & n'ozoient plus se tenir seuls la nuict dans leurs cellules, s'ils n'avoient le soir esté asseuré par leur Pere maistre & receu sa bénédiction.

Combien de fois a on veu ce pauvre Frere meurtry de coups & esgratigné comme, d'un animal meschant, on a ouy quelquefois des chaisnes de fer rouller par le Convent & des tintamarres effroyables, que ce malin esprit proche les bons jours principalement, faisoit en la poursuitte de ce bon Religieux, pour l'espouventer & lui faire quitter ses oraisons & l'exercice de ses mortifications, pendant lesquelles on l'a souventefois veu ravy en extaze deux & trois fois le jour. Dieu m'a faict la grace de m'y estre quelquefois trouvé present, & en des jubilations admirables où sa voix egalleement denote avec ses parolles, sembloient celles d'un Ange du Ciel, tant elle estoit douce & ravissante.

Ce malin esprit inventa un jour une estrange maniere de le vexer & luy donner peine, car comme il luy en vouloit, il ne cherchoit que l'occasion de luy mal faire & le faire mourir s'il eut pu. Il y avoit une grande Croix dans la cellule de ce bon Religieux, devant laquelle il avoit accoustumé de se prosterner & faire ses oraisons, le diable desirant de le faire mourir, prit des cordes, & l'attacha pieds & poings liez sur ceste Croix, en sorte qu'il n'eust sçeu se bouger ny remuer, puis luy mist une corde au col, & la serra, de si prés qu'il l'en pensa estrangler, & pour empêcher qu'on ne le secourut (malice infernale) il ferma la porte par dedans, en telle manière, que le Superieur fut contrainct d'y faire entrer un Religieux, par la fenestre avec une eschelle, où la porte ouverte ce pauvre frere fut, trouvé comme mort, & destaché fut mis sur sa couche, d'où revenu à soy, il loua Dieu & luy rendit graces infimes d'avoir combatu pour luy & delivré son ame d'un si puissant ennemy.

Dieu tres bon ne permet jamais que nous soyons tentez au delà de nos forces; il veut que nous soyons esprouvez & non point surmontez, car il n'y a que celuy qui le veut qui le puisse estre. Les esprits infernaux desesperez de pouvoir rien gaigner sur ceste belle ame, que plustost ils luy augmentoient ses couronnes & ses merites, un d'iceux en guyse d'un Courtisan s'adressa un jour à l'un de nos Novices auquel n'ayant pu mettre en l'esprit de quitter la saincte Religion, le batit de telle sorte que le Reverend Pere Provincial entendant les coups de sa chambre, accourut promptement le secourir, mais à son approche ce feint, courtisan disparut, dequoy le Novice rendit graces à Dieu & audit Pere, auquel il compta l'histoire.

Je pourrois encore icy rapporter plusieurs autres apparitions & combats des demons à l'encontre des Religieux, mais comme ce n'est pas mon suject & que cela est assez ordinaire, je me contente pour le present des deux susdites lesquelles doivent suffire, l'une pour nous faire tenir sur nos gardes & resister fortement à l'ennemy dés qu'il nous approche par quelque tentation, & l'autre pour nous apprendre qu'il y a toujours à combatre pendant que nous sommes en ce monde, & que tant plus nous nous approchons de Dieu, plus puissamment le diable nous assaille, mais avec la grace de nostre Seigneur, nous luy pouvons resister, & dire avec S. Paul, je puis tout en celuy qui me donne confort.



Du recours que les Sauvages avoient à nos prieres. De la creance qu'ils nous avoient, & où ils croyent que le Soleil se couche.

CHAPITRE XXXIII.

PRiez les uns pour les autres afin que vous soyez sauvez, disoit l'Apostre sainct-Jacques. Je ne m'estendray pas davantage pour vous faire voir combien merite celuy qui prie pour son prochain, que de vous rapporter une memorable sentence de la Bien heureuse saincte Angelique de Foligny laquelle à autant gravement que veritablement dit ces mots dignes de sa perfection: peut estre que l'on se mocquera de moy de ce que je vay vous dire, mais neantmoins il est vray; que j'ay receu plus de graces de Dieu, priant pour autruy que priant pour moy mesmes.

Ce qui s confirme par l'histoire suivante extraicte des Croniques de nostre sainct Ordre, aprés laquelle il ne faut plus de preuve ny d'autres tesmoignage du bien qui nous revient de prier pour autruy, quoy que nous soyons grand pecheurs, car Dieu ne se laisse jamais vaincre de courtoisie, & est tousjours prest à donner pour peu qu'on le prie avec foy. Un certain Religieux & parfaict Frere Mineur homme de tres-saincte vie, prioit ordinairement tous ceux à qui il parloit d'avoir memoire de luy en leurs prières. Advint un jour, comme il entroit en quelque ville, qu'il rencontra une femme fort visieuse,& malvivante, qui le saluant, luy rendit aussi-tost le réciproque, & la pria tres-humblement de prier Dieu, & la Vierge pour luy. Mais ceste femme toute estonnée d'un propos si nouveau en son endroit, luy respondit, helas! mon pere, mes prières vous seroient inutiles & ne vous serviroient de rien: parce que je suis la plus grande pecheresse du monde. Qu'elle que vous soyez, repart le Religieux, je vous supplie de m'obliger de ce bien, ô chose admirable: si-tost qu'elle fut entrée en l'Eglise, elle fit la reverence à une image de la saincte Vierge, & alors elle se ressouvint du Religieux, incontinent se mit à genoux devant icelle image, disant, l'Ave Maria pour luy, elle n'eust si-tost achevé ladite oraison, qu'elle fust ravie en esprit, & vit la Vierge Mere de Dieu, tenant son fils bien aymé entre ses bras, qui le prioit pour elle, luy disant, (Monseigneur, je vous supplie escoutez, s'il vous plaist l'oraison de ceste pecheresse,) & quoy ma mere, respondit l'enfant, (comment voulez-vous que j'escoute l'oraison odieuse de ma grande ennemie, encores qu'elle prie pour mon grand amy?) he! mon fils, repliqua la Vierge, de grace, faites luy misericorde, & vous la rendez amie, pour l'amour de vostre grand amy.

Ceste pauvre femme retournée à soy, grandement estonnée d'une telle apparition, courut incontinent trouver le Religieux, & luy raconta ce qu'elle avoit veu en son esprit, aprés luy fit une entière & parfaite confession de tous ses pechez, & depuis s'estudia du tout à fuir le vice; & servir devotement ceste tant secourable Advocate des pecheurs.

Environ les mois d'Avril & May les pluyes furent tres-grandes & presque continuelles au païs de nos Hurons (au contraire de la France qui fut fort seiche cette année là) de sorte que les Sauvages estoient dans de grandes appréhensions que tous les bleds des champs deussent perir, & dans cette affliction qui leur est fort sensible, ne sçavoient plus à qui avoir recours sinon à nous, car des-ja toutes leurs inventions & superstitions avoient esté inutilement employées, c'est ce qui les fist recourir au vray Dieu qui leur départit misericordieusement les effects de sa divine providence. Ils tindrent donc conseil entre les principaux Capitaines & vieillards, & adviserent à un dernier & salutaire remede, qui n'estoit pas vrayement Sauvage, mais digne de personnes plus illuminées. Ils firent apporter un tonneau de médiocre grandeur, au milieu de la cabane du grand Capitaine ou se tenoit le conseil, & ordonnerent que tous ceux du bourg qui auroient un champ de bled encemencé y apporteroient une escuellée de bled de leur cabane, & ceux qui avoient deux champs en apporteraient deux escuellées,& ainsi des autres, puis l'offreroient & dedieroient à l'un de nous trois, pour l'obliger avec ses deux autres confreres, de prier Dieu pour eux.

Cela faict, ils me manderent par un nommé Grenole de me trouver au conseil, où ils desiroient me communiquer quelque affaire d'importance, aussi pour recevoir un tonneau de bled qu'ils m'avoient dédié.

Avec l'advis de mes confreres je m'y en allay, & m'assis auprés du grand Capitaine, lequel me dit: Mon Nepveu: nous t'avons envoyé quérir, pour t'adviser que si les pluyes ne cessent bientost, nos bleds se pourriront, & toy & tes confreres avec nous, mourrons tous de faim, mais comme vous estes gens de grand esprit, nous avons eu recours & vous & esperons que vous obtiendrez de vostre Pere qui est au Ciel, quelque remede & assistance à la necessité presente, qui nous menace d'une totale ruyne.

Vous nous avez tousjours annoncé qu'il estoit tres-bon, & avoit tout pouvoir au ciel & en la terre si ainsi est qu'il soit tout puissant & puisse ce qu'il veut; il peut donc nous retirer de nos miseres, & nous donner un temps favorable & propice, prie le donc, avec tes autres confrères, de faire cesser les pluyes & le mauvais temps, qui nous conduit infailliblement dans la famine. S'il continue encore quelque temps, & nous ne te serons pas ingrats ny mescognoissans: car voyla des-ja un tonneau de bled que nous t'avions dedié en attendant mieux.

Son discours finy, & ses raisons deduites, je luy remonstray que tout ce que nous leur avions dit & enseigné estoit tres-veritable, mais qu'il estoit à la liberté d'un Pere d'exaucer oa rejetter les prières de son enfant, & que pour chastier, ou faire grâce & misericorde, il estoit toujours la mesme bonté, y ayant autant d'amour au refus qu'à l'octroy, & luy dis, pour exemple: voy la deux de tes petits enfans, Andaracouy & Aroussen, car ainsi s'appelloient ils, quelquefois tu leur accorde ce qu'ils te demandent, & d'autres fois non, que si tu les refuses & les laisse contristez, ce n'est pas pour hayne, que tu leur portes, ny pour mal que tu leur veuille; ains pour ce que tu juge mieux qu'eux que cela ne leur est pas propre, ou que ce chastiment leur est necessaire. Ainsi en use Dieu nostre Pere très sage, envers nous ses petits enfans, & serviteurs.

Ce Capitaine un peu grossier en matière spirituelle, me répliqua, & dit: Mon Nepveu, il n'y a point de comparaison de vous à ces petits enfans, car n'ayans point d'esprit ils font souvent de folles demandes, & moy qui fuis père sage & de beaucoup d'esprit je les exauce ou refuse avec raison. Mais pour vous qui estes grandement sages & ne demandez rien inconsiderement & qui ne soit tres-bon & equitable, vostre Pere qui est au Ciel n'a garde de vous esconduire, que s'il ne vous exauce & que nos bleds viennent à se perdre, nous croyrons que vous n'estes pas véritables, & que vostre Jesus n'est point si bon ny si puissant que vous nous avez annoncé. Je luy repliquay tout ce qui estoit necessaire là dessus, & luy remis en mémoire que des-ja en plusieurs occasions ils avoient experimenté le secours d'un Dieu & d'un Créateur si bon & pitoyable, & qu'il les assisterait encore à cette presente & pressante necessité, & leur donneroit du bled plus que suffisamment, pourveu qu'ils nous voulussent croire & quitassent leurs vices, & que si Dieu les chastioit parfois, c'estoit pour ce qu'ils estoient tousjours vicieux & ne sortoient point de leurs mauvaises habitudes, & que s'ils se corrigeoient, ils luy seroient agréables & les traitteroit aprés sans qu'ils manquassent de rien.

Ce bon homme prenant goust à tout ce que je luy disois, me dit: ô mon Nepveu je veux donc estre enfant de Dieu comme toy, je luy respondis tu n'en es point encore capable, ô mon oncle & il faut encore un peu attendre que tu te sois corrigé, car Dieu ne veut point d'enfant s'il ne renonce aux superstitions & qu'il ne se contente de sa propre femme, sans aller à celles d'autruy, & si tu le fais nous te baptiserons, & aprés ta mort ton ame s'en ira bienheureuse avec luy en Paradis.

Le conseil achevé, le bled d'Inde fut porté en nostre cabane, & m'y en retournay, où j'advertis mes confreres de tout ce qui s'estoit passé, & qu'il falloit serieusement & instamment prier Dieu pour ce pauvre peuple, à ce qu'il daignast les regarder de son oeil de misericorde & leur donnast un temps propre & necessaire à leurs bleds, pour de là les faire admirer ses merveilles. Mais à peine eusmes nous commencé nos petites prieres & esté processionnellement à l'entour de nostre petite cabane (le P. Joseph revestu) en disant les Litanies & autres prières propres, que N. S. tres-bon & misericordieux fist à mesme temps cesser les pluyes, tellement que le Ciel, qui auparavant estoit par tout couvert de nuées obscures qui se deschargeoienr abondamment sur la terre, se fist serain, & toutes ces nuées se ramasserent en un globe au dessus du bourg, qui tout à coup s'alla fondre derrière les bois, sans qu'on en apperceut jamais tomber une seule goutte d'eau. Et ce beau temps dura environ trois sepmaines au grand contentement, estonnement & admiration des Sauvages, qui satisfaicts d'une telle faveur celeste nous en resterent fort affectionnez, avec deliberation de faire passer en conseil, que de là en avant ils nous appelleroient Peres, qui estoit beaucoup gaigné sur leur esprit, & à nous une grande obligation de rendre infinies graces à nostre Seigneur, qui nous avoit exaucé, veu qu'il n'usent jamais de ce mot Pere, qu'envers les vieillards de leur nation, & non envers les estrangers, par une certaine vanité qu'ils ont de tenir, tousjours le dessus.

Quelqu'uns ensuitte nous appelloient Arondiouane, c'est à dire Prophete ou homme qui predit les choses à venir & peut changer les temps, car entr'eux il y a de certains Sorciers, Medecins ou Magiciens, qui ont accez au diable & qui font estat de prédire les choses futures & de faire tonner ou cesser les orages, & ceux là sont les plus estimez entr'eux, comme entre nous les plus grands Saincts, non qu'ils les estiment Saincts, mais admirables & sçachant les choses à venir. C'est tout ce qu'ils pouvoient dire d'excellent de nous, car pour nous appeller Oxiou Ondaki, qui veut dire demon ou Ange, cela estoit quelque degré au dessous de ceste premiere qualité.

Bref les Sauvages nous eurent une telle créance & avoient tant d'opinions de nous depuis ceste faveur celeste, que cela nous estoit à peine, pour ce qu'ils en inferoient & s'imaginoient que Dieu ne nous esconduiroit jamais d'aucune chose que luy demandassions, & que nous pouvions tourner le Ciel & la terre à nostre volonté (par maniere de dire) c'est pourquoy il leur en falloit faire rabatre de beaucoup & les adviser que Dieu ne faict pas tousjours miracle, & que nous n'estions pas digne d'estre tousjours exaucez mais souvent corrigez.

Il m'arriva un jourqu'estant allé visiter un Sauvage de nos meilleurs amis, grandement honneste homme, & qui sentoit plustost son bon Chrestien que non pas son Sauvage, comme je discourois avec luy & pensois monstrer nostre cachet, pour luy en faire admirer l'image qui estoit de la saincte Vierge, une fille subtilement s'en saisit & le jette de costé dans les cendres pour n'en estre trouvée saisie & le ramasser aprés ma sortie. J'estois marry que ce cachet m'eut esté ainsi desrobé, & dis à ceste fille que je soupçonnois, tu te ris à present de mon cachet perdu, mais sache que s'il ne m'est rendu, que tu pleureras demain & mourras bien tost, car Dieu n'ayme point les larronnesses & les chastie, ce que je disois simplement pour l'intimider & faire rendre son larrecin, comme elle fist à la fin l'ayant moy mesme ramassé du lieu qu'elle me monstra l'avoir jetté.

Le lendemain matin à heure de dix estant retourné voir mon Sauvage, je trouvay cette fille toute esplorée, malade & travaillée de grands vomissemens, estonné & marry de la voir en cet estat je m'informay de la cause de son mal & de ses pleurs, l'on me dit que c'estoit le chastiment de Jesus que je luy avois predit & que devant mourir elle desiroit s'en retourner à la nation du petun d'où elle estoit, pour ne mourir hors de son païs, je la consolay alors & luy dis qu'elle ne mourroit point pour ce coup ny ne sentiroit davantage de mal, puisque ce cachet avoit esté retrouvé, mais qu'elle avisast une autre fois de ne plus desrober, puis que cela desplairoit au bon Jesus, elle me demanda derechef si elle n'en mourroit point, je luy dis que non, aprés quoy elle resta entièrement guérie & consolée & ne parla plus de retourner en son païs comme elle faisoit auparavant.

Comme ils estimoient que les plus grands Capitaines François estoient douez d'un plus grand esprit, & qu'ayans un si grand esprit ils pouvoient faire les choses plus-difficiles & non les pauvres qui n'avoient point d'esprit. Ils inferoient de là que le Roy (comme le plus grand Capitaine des François,) faisoit les plus grandes chaudières, & les autres Capitaines les moindres & plus petits meubles. Je les tiray de cette folle pensée lors qu'ils nous en presenterent à raccomoder, car leur ayant dit que c'estoit l'ouvrage des pauvres artizans & non du Roy ny des grands, l'admirant ils nous dirent: les pauvres ont donc de l'esprit en vostre païs & d'où vient donc que ce sont les Capitaines de Kebec qui ont toute les marchandises & non les autres, c'est que les pauvres leur donnent leur travail, & les riches les nourrissent.

Ils nous prierent quelquefois de fort bonne grace, de faire pancher en bas les oreilles droictes de leurs chiens, pour les rendre semblables à ceux de Kebec, & de tuer cest importun Tonnere qui les estourdissoit de son bruit, car ils croyoient qu'il estoit un oyseau fort délicat qu'on mangeoit en France, couvert de fort belles plumes, & nous demandoient si les pennaches de nos gens estoient de ses plumes, & s'il avoit bien de la graisse, & pourquoy il faisoit tant de bruit, & de la cause de ces esclairs, & de ces roulemens, & je satisfaisois selon ma petite capacité à leur demande, & les détrompois leur faisant voir qu'ils ne devoient penser si peu apparemment des choses, ny croire à tous esprits, de quoy ils restoient fort contens & satisfaits, car ils sont bien ayse d'apprendre, & d'ouyr discourir des choses qu'ils ignorent, pourveu qu'on leur parle serieusement, & en vérité, & non point en gaussant, ou niaisant, comme faisoient nos François.

Ils furent fort estonnez entre autre chose, aussi bien que plusieurs simples gens d'icy, d'ouir dire que la terre fut ronde, & suspendue sans autre apppuy que de la puissance de Dieu, que l'on yoyageast à L'entour d'icelle, & qu'il y eut des Nations au dessous de nous, & mesme que le Soleil fit son cours à l'entour; car ils pensoient que la terre fut posée fur le fond des abysmes des eauës, & qu'au milieu d'icelle il y eut un trou dans lequel le Soleil se couchoit jusques au lendemain matin qu'il sortoit par l'autre extrémité.

Cette opinion est quasi conforme à celle des Peruennois, lesquels quand ils voyoient que le Soleil se couchoit, & qui sembloit se précipiter dans la mer, qui en toute l'estendue du Peru est du costé du Ponent, ils disoient qu'il entroit dedans où par la violence de sa chaleur il desseichoit la pluspart des eauës, & qu'à l'imitation d'un bon nageur, il faisoit le plongeon par dessous la terre qu'ils croyoient estre sur l'eau, pour sortir le jour d'après des portes de l'Orient ce qu'ils, ne disoient que du coucher du Soleil sans parler de celuy de la Lune ny des autres estoiles. De toutes lesquelles choses oa peut inférer, qu'ils n'estoient gueres sçavans en l'Astrologie, & fort ignorans en ces sçiences pour n'y avoir pas eu de Maistres.



Histoire d'une femme Huronne baptisée, & d'un jeune Montagnais auquel le Diable s'apparut sous diverses formes. Du festin qui fut fait à son baptesme, & de la harangue des Sauvages.

CHAPITRE XXXIV

LA conversion des Infidelles est le propre gibier des Frères Mineurs, & de roder toute la terre, pour les amener à Jesus Christ, car Dieu ne nous a pas envoyé pour nous seuls, mais pour ayder à sauver les autres en nous sauvans nous mesmes, autrement nous ne satisfaisons pas à tout ce qui est du devoir d'un vray Frere Mineur, qui doit estre martyr de volonté s'il ne le peut estre d'effet.

Je fais mention au Chapitre suivant des conversions admirables que nos tres-saincts Frères ont fait dans les Indes, & presque par toutes les terres Payennes & Barbares, lesquelles surpassent infiniment celles qui se sont faites dans tout le Canada; mais ceux qui considereront ce qui est de la nouvelle France, & le peu de zele de l'ancienne à y porter leur ayde. La grande estendue & le peuple presque infiny des Indes, outre le bon ordre que les Viceroys & Gouverneurs des pays y tiennent, que ce sont peuples policez pour la pluspart, admireront qu il y en aye aucun de converty dans nostre pauvre Canada, & que nos Religieux y ayent pu disposer un si grand nombre de Barbares à la foy, & en baptiser plusieurs, entre lesquels je feray choix de quelqu'uns pour vous faire voir qu'en effet, on y feroit du profit si on y estoit assisté.

Nous baptisames une femme Huronne malade en nostre bourg de sainct Joseph, qui ressentit interieurement, & tesmoigna exterieurement de grands effets du sainct Baptesme, il y avoit plusieurs jours qu'elle ne prenoit aucune nourriture, ne pouvoit rien avaller, & n'avoit d'appétit non plus qu'une personne mourante, elle avoit neantmoins tousjours l'esprit & le jugement tres-bon, jouissoit de la faculté de ses sens, & paroissoit en elle je ne sçay quoy d'aspirant aux biens éternels, car à mesme temps qu'elle fut baptisée l'appetit luy revint comme en pleine santé, & en ressentit plus de douleurs par l'espace de plusieurs jours, aprés lesquels la maladie se rengregeant, & son corps s'afoiblissant, elle rendit son ame à Dieu le Créateur, comme pieusement nous pouvons croire.

Avant d'expirer elle repetoit souvent à son mary que lors qu'on la baptisoit, elle ressentoit en son ame une si douce, si suave & agreable consolation, qu'elle ne pouvoit s'empescher d'avoir les yeux, & la pensée, continuellement eslevez au Ciel, & eut bien desiré qu'on eut pu luy réitérer encore une autre fois le sainct Baptesme, pour pouvoir jouyr derechef de cette consolation interieure, grace & faveur que ce Sacrement luy avoit communiquée.

Son mary nommé Ongyata, tres-content & joyeux au possible nous en a tousjours esté du depuis fort affectionné & desiroit encore estre Chrestien, avec beaucoup d'autres, mais il falloit encore un peu temporiser & attendre qu'ils fussent mieux instruits & fondez en la cognoissance d'un Jesus Christ Crucifié pour nos pechez, au mespris de toutes leurs folles ceremonies, & à l'horreur du vice, pour ce que ce n'est pas assez d'estre baptisé, pour aller en Paradis, mais il faut vivre Chrestiennement & dans les termes, & les Loix que Dieu & son Eglise nous ont prescrit: autrement il n'y a qu'un Enfer pour les mauvais Chrestiens, non plus que pour les infidelles,& non point un Paradis.

Et puis je diray avec vérité, & veux bien le repeter plusieurs fois, que la doctrine, & la bonne vie des Religieux, ne suffisent pas à des peuples Sauvages pour les maintenir dans le Christianisme, & en la foy, il faut de plus la conversation & le bon exemple des personnes seculiers; car comme ils disent eux mesmes, s'il y avoit des mesnages de bons Catholiques habituez avec eux, ils apprendroient plus en deux Lunes, leur voyans rendre les devoirs de bons & vertueux Chrestiens seculiers, qu'en quatre, les oyans dire à des Religieux, à la vie desquels ils trouvent plus à admirer qu'à imiter.

Entre plusieurs Sauvages Canadiens que nos Peres ont baptisez, soit de ceux qu'ils ont fait conduire en France, ou d'autres qu'ils ont baptisez & retenuz sur les lieux, un principalement merite que je vous descrive l'Histoire qui est assez remarquable.

J'ay rapporté cy devant au premier livre de ce volume, Chapitre sixiesme, comme le Canadien Choumin, autrement nommé le Cadet, avoit promis au Pere Joseph de luy amener son fils ainé nommé Naneogauachit, pour estre instruit & baptisé, si tost qu'il sçauroit son retour de France, comme il fit en effet, s'y rendant si soigneux, qu'à peine ledit Pere eut il pris un peu de repos qu'il le vint trouver avec sondit fils, lequel après un petit compliment luy dit en sa Langue: Pere Joseph voyla mon fils que je t'ay amené pour demeurer avec toy, ou pour l'envoyer en France ainsi que tu voudras, je te l'avois promis & m'en acquite, & te le laisse en depos pour en disposer à ta volonté, seulement je te supplie pour l'amour que tu porte à Jesus, d'en avoir le soin, de l'instruire, & de le faire son enfant comme tu m'as promis, car je veux qu'il vive dorenavant comme toy, & aille en Paradis avec toy.

L'enfant ne pouvoit avoir lors qu'environ neuf ou dix ans seulement, mais il estoit fort joly, honneste, & sentant peu son Sauvage non plus que son père. On luy demanda s'il vouloit demeurer avec nous, & estre baptisé, il dit que ouy, & qu'il estoit fort contant. Là dessus on luy fait quitter son habit de Sauvage, qui consistoit en un petit capot rouge qu'il avoit eu à la traite pour des pelleteries, & fut revestu d'un petit habit à la Françoise, qui le consola fort, car il se contemploit, se regardoit, & s'admiroit luy-mesme avec ce petit habit. Mais combien est puissant l'amour d'un pere envers son enfant, & reciproquement celuy d'un enfant bien nay envers son pere, il n'y a que celuy qui l'a experimenté qui le puisse exprimer.

Ce pauvre Sauvage avoit esté contant jusques là, mais quand il fut question de dire à Dieu à son enfant, la parole luy manqua, & fondant en larmes, il n'osoit plus regarder ce fils, l'objet de ses douleurs, non plus qu'une autre saincte Paule son petit sur se rivage de la mer, neantmoins surmontant sa paternelle affection, & aymant plus son fils pour Dieu que pour luy-mesme, dit derechef au Pere Joseph, cet enfant est à toy, je te l'ay donné, & me suis despouillé du pouvoir que j'avois sur luy, afin qu'il suive tes volontez, reçois le donc & en fais comme de ton fils, & sur ce partit pour s'en retourner avec les autres Sauvages, chargé de quelque petit present qu'on luy donna pour essuyer ses larmes.

Or ce fut icy bien la pitié, car Neogauachit voyant partir son pere, il n'y eut plus de paix à la maison, il pleuroit, il s'affligeoit & vouloit à toute force s'en retourner avec luy, sans qu'on pu par aucune douceur luy persuader de demeurer, à la fin on usa de quelque menace de luy oster son habit, & de le renvoyer comme il estoit venu, ce qu'aprehendant, il s'appaisa un petit, & dit au Pere Joseph; Si tu m'ayme comme tu dit, laisse moy donc aller avec cet habit, car il me plaist infiniment, autrement je ne voy point que tu aye de l'amour pour moy, car l'amitié ne se recognoist que dans le bienfait, & tu me le veux oster, ce n'est pas que je desire te quitter pour tousjours, mais seulement pour la consolation de mon pere qui se meurt de tristesse. Et quoy voudrois tu bien user d'une si grande rigueur à l'encontre de celuy qui ne peut vaincre les sentimens que la nature luy a donné pour celuy qui l'a mis au monde, je ne le peux concevoir, & ne sçaurois comprendre que tu sois bon pour les autres, & que pour moy seul tu sois mauvais, c'est à toy à faire voir ta courtoisie en effet, & à moy ne t'en faire les remerciemens selon leur valeur, & te promettre comme je fais, de te venir voir souvent avec d'autre petits garçons que je t'ameneray pour apprendre à prier Dieu avec moy, si tu m'en donne le congé: mais comme il vid qu'il falloir tout à bon quitter l'habit, ou demeurer, il se resigna, & du qu'il ne s'en vouloit point aller, & deslors resta avec nos Freres, sans plus parler de ses parens.

Il faut advouer qu'il y eut un rude combat à cette separation, & puis le Diable y allumoit bien les tisons, car il y alloit de son interest, comme la suitte de ce discours vous fera voir. Ce petit se rendit si soigneux d'apprendre la doctrine Chrestienne, & les prieres necessaires, qu'il s'en faisoit admirer, car outre qu'il avoit l'esprit bon, & la memoire heureuse pour bien apprendre, il avoit je ne sçay quoy de gentil qui le faisoit aymer, & esperer de luy, quelque chose de bon pour l'advenir.

Apres qu'il eut appris les petites prières il ne manquoit pas de les reciter soir & matin de genouils devant une image devote, ou à l'Oratoire, & ne se couchoit jamais qu'au préalable il ne se fut recommandé à Dieu, & faict le devoir d'un bon Chrestien (Payen qu'il estoit). Lors qu'ils alloit par les cabanes de ceux de sa Nation, il incitoit les petits garçons d'apprendre les mesmes chose, & de venir demeurer avec luy, & advertissoit les malades de ne mourir point sans estre baptisé, car luy mesme avoit un si grand desir de l'estre, après qu'il eut un peu compris la Doctrine Chrestienne, qu'il ne cessoit jour n'y nuict de prier nos Freres de le baptiser, & fallut en fin pour sa consolation, & celle de son pere qui les en prioit aussi luy donner jour pour cette solemnité, à Pasques, ou quand les Navires arriveroient de France, pendant lequel temps il apprit toute sa croyance, son Catechisme, & les Commandemens de Dieu & de l'Eglise, avec une facilité & contentement incroyable.

Ce que ne pouvant supporter l'ennemy du genre humain, luy dressa une furieuse baterie, & inventa tout ce qu'il peut pour l'empescher de son salut, qui ne luy reussit pas neantmoins. Il incita, quelqu'un de sa Nation de dire à son pere de ne point permettre qu'il fut baptisé, & qu'autrement il mourrait comme les autres qui l'avoient esté. Ce qu'ils disoient pour plusieurs Sauvages que nos Peres avoient baptisez à l'article de la mort aprés avoir esté instruict en santé, & partant qu'il le devoit retirer vers luy. Ce pauvre homme affligé de cette nouvelle, partit à mesme temps du lieu où il Hyvernoit, esloigné de plus de trente cinq lieuës de nostre maison, & se rendit à l'habitation, non sans une grande peine, pour consulter les François sur ce qu'il avoit à faire touchant son fils. Il s'addressa, mais fort mal à propos, à de certains indevots, qui ne se soucioient non plus du salut des Sauvages que du leur propres car au lieu de porter ce pere à faire baptiser son fils, ils l'en destournerent le plus qu'ils peurent l'asseurant qu'il le devoit retirer de nos mains, & suivre le conseil de ceux de sa Nation, à quoy il n'estoit desja que trop porté.

Ce mauvais conseil des François n'estoit pas qu'ils se souciassent que l'enfant fut baptisé ou non, mais c'estoit pour tirer de ce pauvre pere quelques pièces de pelleteries, ou de venaison, ce qui parut lors que n'en pouvans rien avoir, ils luy chantèrent injures, l'appelant yvrongne, & qu'il ne valloit rien d'avoir ainsi livré son fils, qu'on envoyeroit en France si tost qu'il seroit baptisé, & que le Pere Joseph avoit tort de l'avoir accepté. Voyez l'insolence, & la temerité de ces indevots, je croy que les Chefs les en auront chastiez, si la faute leur en a esté descouverte, car ils ne peuvent tout cognoistre, que par les yeux d'autruy.

Qui n'eut esté esmeu de tant de mauvais conseils, & des injures des François, autre qu'un, esprit bien fort. Ce pere ainsi traversé dans ses pensées, s'en vint chez nous, où il fut bien receu, & traitté de mesme nous, & ne sçachans son mauvais dessein, on luy permit de parler à son fils en particulier, auquel il demanda s'il vouloit quitter là les Religieux, mais l'enfant luy respondit que non, & qu'il vouloit demeurer avec eux, pour estre baptisé, & que le jour destiné pour son baptesme s'approchoit fort. Le pere ne luy en parla pas, d'avantage pour lors, se contentant de cette première atteinte, jusques à une autre fois qu'il revint le presser de plus prés, sans que l'enfant descouvrit rien à personne, de la peine que son pere luy donnoit, peur qu'en la descouvrant, il ne fut renvoyé à ses parens, en quoy il se trompoit.

Ces malicieux & faux Chrestiens François, continuerent tousjours de solliciter ce Choumin à retirer son fils de nos mains, & de ne permettre, qu'il fut baptisé, quelques autres Sauvages s'y employèrent aussi, qui l'animerent si bien, que le Samedy de Pasques, il vint chez nous accompagné d'un Sauvage, que l'on tenoit pour grand sorcier, & avoit une frequente communication avec le Diable, aussi bien que le pere de ce petit, qui outre cela estoit estimé le meilleur Medecin, & grand chasseur du pays.

Comme on ne se mesfioit point de luy on le laissa derechef monter seul dans la chambre où estoit son fils occupé en quelque petit exercice, & l'ayant salué à sa mode, luy dit que c'estoit à ce coup qu'il falloit qu'il renonçast au sainct Baptesme, & à tout ce qui estoit de nos instructions, autrement qu'il mourroit, & qu'il fit estat de s'en retourner avec luy. L'enfant insistoit tousjours du contraire, & ne pouvant goutter un si mauvais procédé, pressé de trop prés: luy dit franchement que s'il le contraignoit d'avantage en la conscience, qu'il le renonceroit pour son pere, & qu'il avoit bien peu d'esprit (mot ordinaire) de vouloir luy empescher à present une chose que luy mesme luy avoit conseillée, lors qu'il le donna au Père Joseph.

Le pere irrité que par douceur, & autrement il ne pouvoit rien gaigner sur l'esprit, & la confiance de son fils, voulut user de menace, & luy deschargea un si grand coup sur l'estomach qu'il le renversa par terre, au bruit duquel le Frère Gervais accourut, qui luy demanda pourquoy il avoit frappé son fils, mais le petit prenant la parole, respondit; Ne vois tu pas bien qu'il n'a point d'esprit, & qu'il ne sçait ce qu'il faict. Il voudrait que je vous quittasse, & que je ne fusse point baptisé, mais je le veux estre, & mourrois plustost à la peine, que de m'en retourner avec luy sans avoir receu ce benefice, c'est pourquoy pour me libérer de ces importunitez si je vay en France je n'en reviendray pas, ou bien vous me contraindrez de revenir, car autrement je ne puis avoir de repos. Les Religieux qui le trouverent là, voyans sa confiance le consolerent, & tancerent le pere de vouloir empescher le baptesme de son fils: lequel s'excusa sur ce que les François mesmes, avec plusieurs de sa Nation, luy conseilloient de le reprendre, & ne permettre qu'il fut baptisé.

C'estoit la coustume que nos Freres alloient toutes les Festes & Dimanches, faire l'Office divin à l'habitation, & y demeuroient depuis le matin jusques après Vespres qu'ils revenoient à nostre Convent. Le jour de Pasques dés le matin le Pere Joseph s'y en alla à mesme dessein, accompagné de son petit Sauvage, & de Pierre Antoine, Patetchounon, autre Sauvage qui avoit esté baptisé en France, Choumin s'y trouva aussi où ayant rencontré son fils, le pria derechef de s'en retourner avec luy, & pour l'amadouer l'ayans tiré un peu à l'escart loin de la maison, luy presenta quelque chose à manger, qu'il n'accepta que par contrainte, & encor moins luy voulut il obeyr en son mauvais dessein; Tellement que cet impetueux n'ayant encor pû rien gaigner sur sa constante resolution, fut à la fin contraint de l'abandonner en ses bonnes volontez, & le laisser retourner avec nos Freres.

Vespres estant dites, le Pere Joseph fit chercher ce petit, & ne l'ayant pû trouver s'accompagna de son Pierre Anthoine, & partit pour son retour au Convent, esperant que si le garçon n'y estoit encore arrivé, qu'il les suivroit bien tost après, car il estoit asseuré de sa resolution.

Or l'enfant qui avoit un peu trop tardé avec son pere, fut bien marry que le Pere Joseph fut party, car il craignoit tousjours la rencontre de ceux qui le dissuadoient de son salut, & fut contrainct de s'en aller seul, en nostre maison. Estanr arrivé au dessus de la coste du fourneau à chaux, qui est à un grand quart de lieuë de nostre Convent, chantant comme ils ont accoustumé allans par les bois; s'apparut à luy un fantosme en guyse d'un vieillard, ayant la teste chauve, & une grande barbe toute blanche, qui n'avoit point de pieds, mais seulement deux bras, & deux aisles, avec lesquelles il voltigeoit autour de luy, luy disant quitte les Religieux, & le P. Joseph, ou autrement je te tueray.

Ce petit un peu esmeu, luy respondit qu'il n'en feroit rien, qu'il les aymoit trop, & vouloit estre baptisé. Je te tueray donc repliqua le fantosme, & à mesme temps se jetta sur luy, comme il passoit entre deux arbres, l'abatit sur la neige pour lors encore d'un pied & demy d'espoisseur, & luy pressa tellement l'estomach que de douleur il fut contrainct de jetter de hauts cris, & d'appeller le Pere Joseph à son ayde, ce qu'ayant fait lacher prise à ce fantosme, il luy emporta son chapeau à plus de trois cent pas de là.

S'estant relevé, il se prit à crier, & courir de toute sa force, sans sçavoir où estoit son chapeau, lequel il retrouva au milieu du chemin, fort loin d'où il luy avoit esté pris, & l'ayant ramassé, non sans quelque apprehension du malin esprit, qui l'avoit là porté, il ouyt une voix qui luy dit derechef, quitte donc ces Ca Iscoue ou ac pet, (ainsi appellent-ils les Recollects) il respondit: je n'en feray rien, & fuyoit tousjours vers le Convent en criant aux Religieux qu'ils l'allasse secourir lequel ayant esté à la fin entendu, le Père Joseph envoye, Pierre Anthoine pour voir que c'estoit, car on ne pouvoit encor discerner la voix que confusement. Estant rencontré, il conta à Pierre Anthoine son infortune, & les frayeurs qu'il avoit eu de ce fantosme, le priant au reste de n'en dire mot à personne, peur que cela ne retardat son baptesme, ou que l'on en conceut quelque mauvaise opinion de luy, ce qu'ils tindrent fort secret jusques au temps qu'il le fallut descouvrir. J'ay eu diverses pensées sur ce fantosme, & m'est venu en l'opinion que ce pouvoit estre Choumin mesme, qui l'avoit envoyé à son fils pour luy faire quitter le party de Dieu, car comme j'ai dit ailleurs il estoit estimé un fort grand Pirotois.

Ce soir mesme les bons Peres Jesuites, qui estoient logez à nostre departement d'embas, donnerent à soupper à nos Religieux, qui leur en donnoient aussi reciproquement, où ils menèrent Pierre Anthoine, & un autre Sauvage qui nous avoit promis son fils, puis le petit Naneogauachit avec son pere qui l'estoit venu voir, lesquels louerent fort l'apprest des viandes, & la manière de nous gouverner en nos repas. Apres souper le petit Naneogauachit monta à la chambre avec le Frère Gervais, & tout gay & joyeux se tenoit auprès du feu, pendant que ledit Frère escrivoit quelque mots Sauvages qu'il luy enseignoit, comme tout à coup il vint à tomber pleurant amerement, avec la gorge & un visage fort enflé, qui estonnoit fort nos gens, ne sçachant d'où ce mal luy pouvoit proceder; On luy demanda ce qu'il avoit, mais à cela point de responss, seulement on luy oyoit dire entre ses dents, Noma, Noma, qui veut dire en nostre langue, Non, Non. Lors ledit Pierre Anthoine qui avoit desja sçeu l'apparition du fantosme, dit alors qu'il y avoit là du fort necessairement, & quelque traict de la magie de son pere, ou de cet autre sorcier qu'il avoit amené, & pour confirmation de son dire, conta l'histoire de ce Demon, qui en forme d'un vieillard luy estoit apparu sur le chemin, revenant de Kebec.

Ce qu'ayant sçeu le bon Frere Gervais & craignant pis, appella le P. Joseph à son secours et avec luy les R.R. Peres Jesuites, pour voir l'estat du petit & comme on en devoit user, car il estoit comme mort estendu de son long devant le feu, la première chose qu'ils voulurent faire fut de le mettre sur la couche qui estoit là tout proche, mais ils ne le purent oncques lever de terre, à la fin nostre Frère Charles y prestant la main & tout ce qu'il avoit de force avec le Frère Gervais, le mirent sur sa paillasse. Le Père Joseph & les RR. PP. Jesuites ne sçachant la cause de ce changement si soudain, s'informèrent de Pierre son confidant, d'où cela pouvoit procéder, lequel leur raconta derechef, la rencontre du fantosme, qui leur donna quelque crainte d'obsession, & que ces si grands tourments qu'il se donnoit à luy mesme sur la couche, en estoient des autres indices, c'est pourquoy ils se mirent tous en prières.

En ces entrefaictes, le Pere de ce petit parut avec son compagnon, auquel on conta ce qui s'estoit passé, mais il en fit bien l'estonné, & dit mon fils veut mourir, mais laissez moy faire & je le gueriray, & se retirant dans le jardin avec cet autre médecin, firent des extorsions du corps & des grimasses estranges, pendant lesquelles son mal augmentant, il se prit à pleurer & suer à grosses gouttes par tout le corps, les yeux fermez & tellement changé de face qu'il n'estoit pas cognoissable, nonobstant il repetoit souvent comme s'il eut parlé à quelqu'un, Nema; qui veut dire nom, & quelquefois Niony baptisé toutaganiouy je veux estre baptizé, & se plaignant fort de l'estomach, disoit: que ce qu'il avoit veu sembloit le vouloir estouffer tant il le pressoit. Ce que voyant le R P. Lallemant, luy couvrit le visage de sa couverture, où ayant esté peu de temps, on l'entendit qu'il contestoit fort, disant Nema & ralloit comme un homme agonizant On le descouvrit promptement pout luy donner de l'air, car il avoit des-ja la face toute changée, les lèvres fort enflées, & les yeux tout tournez. Et reprenant un peu haleine, il dit, mais avec peine, que c'estoit le petit homme qu'il avoit veu, qui le vouloit estrangler à cause qu'il vouloit estre baptizé & que cela le tenait encor à la gorge, l'on luy donna du vin qu'il avalla, mais cela ne luy servit de rien, non plus que d'un autre dans lequel le P. Lallemant avoit faicte tremper son Reliquaire, car l'enfant crioit tousjours Neke boutamounau, j'estouffe. Neke poutamepitau, j'estrangle.

Le P. Joseph voyant que tout ce qu'on luy avoit pu faire ne l'avoit de rien soulagé, luy fist avaller une cueillerée d'eau beniste, laquelle ayant avallée, il dit, qu'est-ce qu'on m'a faict boire, ce meschant craint bien cela, il l'a faict fuir, il ne me tient plus à la gorge, il est à present aux pieds du lit, jettés en dessus: aprés qu'on en y eut jetté, il dit, il n'est plus là, il est sous le lict, jettez y en aussi, ce qu'ayant faict, l'enfant dit, Voyla il n'est plus céans, il s'est enfuy tant il craint ce que tu luy jette.

Pendant que cela se passoit dans la chambre, le pere du petit avec son compagnon, estoient dans le jardin, où ils faisoient des grimasses & chimagrées avec de certaines invocations au demon, d'où ayans sçeu qu'on les appercevoit, ils cesserent & furent appellez à la chambre, & reprimandez de leurs magies, & jusqu'à la veille de la Pentecoste, que ce petit devoit estre baptizé, il fut tourmenté tous les soirs par ce demon, l'espace d'une heure & quelquefois de deux, avec des peines pareilles de la première fois.

Il luy est aussi arrivé que allant seul par les bois chasser aux escurieux pour son divertissement particulier, il ouyt une voix sans rien appercevoir, qui luy répéta par trois ou quatre fois, quitte donc les Religieux ou je te tueray, (c'estoit la menace ordinaire du demon) ce qui luy donna une telle apprehension, que laissant là son arc, ses fleches & l'escurieux qu'il avoit tué, s'enfuit à travers les bois jusques dans nostre Convent, & deslors ne vouloit plus sortir seul, sinon que nos Religieux l'advertirent, que quand il oyroit, ou verroit quelque fantosme, qu'il se signat du signe de la saincte Croix, invoquant le sainct Nom de Jesus & de Marie, & que par ce moyen l'ennemy ne luy pourroit plus nuyre, ce qu'ayant observé & baisé souvent le Reliquaire qu'il portent à son col, auquel il y avoit de la vraye Croix, il s'asseura du tout & n'eut plus peur de l'ennemy, jusques un certain jour que le demon s'apparoissant derechef à luy hors le Convent, & luy commandant avec une voix fort afreuse, de quitter les Religieux, il en demeura tellement effrayé qu'en fuyant il crioit comme un perdu au secours, mais comme il vint à se resouvenir de ce qui luy avoit esté enseigné, il fist promptement le signe de la saincte Croix sur luy, & adjousta, je ne te crains point ô Satan, car tu ne me sçaurois empescher d'estre baptizé dans huict jours, ce qu'ayant dit l'ennemy disparut, & s'en alla comme un tourbillon de vent rencontrer trois de nos Religieux qui estoient dans le jardin du rempart, lesquels il pensa renverser du haut en bas des murailles, mais s'estans recommandez à Dieu, ce tourbillon les quitta & s'attacha à un petit arbrisseau, qu'il esbranla & secoua de telle sorte qu'il en rompit plusieurs, petites branches, & ne toucha à aucun des autres qui estoient là auprès desquels les fueilles ne branslerent pas seulement. Le petit estant de retour à la maison, il dit à nos Peres ce qui luy estoit arrivé & que le démon l'ayant quitté il estoit allé droit à eux, mais on ne luy voulut point-dire ce qu'ils en avoient expérimenté peur de l'espouventer.

Nos Frères voyant cet enfant tousjours dans les souffrances & que l'esprit malin ne desistoit point de ses poursuittes, se resolurent de le baptizer le jour de le Pentecoste prochaine, & en parlerent par plusieurs fois à son Pere, lequel recognoissant sa faute, dit qu'il estoit tres-marry de ce qui s'estoit passé, & que ç'avoit esté à la persuasion de quelqu'uns de sa nation & de plusieurs François, qui ne trouvoient pas bon que son fils allast en France & fut baptizé, mais qu'à present, il ne se soucioit pas de leur discours, & estoit tres contant qu'on en fist un bon Chrestien & que luy mesme se trouveroit à Kebec au jour de son baptesme, pourveu qu'on luy die en quel jour de la Lune ce seroit (car nos Montagnais de mesme que nos Hurons content par Lune ce que nous contons par mois, & par nuicts, ce que nous contons par jour) & que s'il pouvoit il y ameneroit plusieurs Algoumequins, ses pareils & amis, avec toute sa famille pour en voir les cérémonies & magnificences.

Le Samedy de la Pentecoste estant arrivé, le P. Joseph accompagné du petit & de Pierre Anthoine, allèrent aux cabanes des Sauvages, les prier pour la cérémonie du baptesme qui se devoit faire en publique, après lequel il y auroit festin solemnel, pour tous ceux qui s'y trouveroient indifféremment, hommes, femmes & enfans, qu'estoit le moyen d'y avoir bonne compagnie, car où la chaudière marche, ils sont assez diligens.

Le lendemain dés le matin, le P. Joseph & le P. Lallemant allerent donner ordre pour la ceremonie du baptesme, laquelle sieur de Champlain Lieutenant pour Monsieur le Duc de Vantadour dans le païs, ne voulut permettre estre faict en publique, comme il avoit auparavant promis, par des raisons d'estat, disant qu'une autrefois si les Sauvages avoient envie de conspirer contre les François, ils n'auroient point meilleur occasion qu'à presenter un enfant au baptesme, & pendant que nos gens seroient occupez à en voir les cérémonies, ils les pourroient tous tuer ou emmener esclaves comme s'il estoit tousjours necessaire de faire ces ceremonies en publique, & par cette deffence il empescha le contentement & l'édification qu'elles eussent pu donner à plus de deux cens Sauvages, qui estoient là arrivez.

Le R. P. Lallemant celebra la saincte Messe & en suitte la Predication à la prière du P. Joseph, à la fin de laquelle on fist venir le petit habillé de blanc à la porte de l'Eglise, lequel, en la presence de toute la compagnie, fut interrogé s'il vouloit pas estre baptizé, il respondit que ouy, & generallement à tout, suivant qu'il est porté dans le Rituel Romain; voyant sa perseverance, l'on le fist entrer dans la Chappelle de la Court (car il n'y a point d'autre Eglise) & là fut baptizé par le P. Joseph le Caron, & nommé Louys par le sieur Champlain, qui le tint au nom du Roy; & la dame Hebert premiere habitante du Canada, pour Mareine, une bonne partie, des François en furent les tesmoins, avec la pluspart des parens du garçon, excepté de son pere, qui n'y pu assister pour quelques affaires particulieres qui luy estoient survenues. A la fin le Te Deum fut chanté en action de graces, & deux coups de canons, tirés, & quelque mousquetades.

Toute estant achevée, il fut question, de donner ordre pour le festin des Canadiens amis auparavant, le P. Joseph assisté du P. Lallemant, du sieur de Champlain & de quelques autres François, leur voulant donner la refection spirituelle de l'ame, car s'estant transportez en une grande place où tout le peuple, estoit là assemblé, il leur fist une exhortation, en langue Canadienne, par laquelle il leur fist entendre ce qui estoit du S. Baptesme & de sa necessité, & la principale raison pour laquelle nous nous estions acheminez en leur païs, qui estoit pour les instruire en nostre Religion, leur apprendre à servir Dieu & gaigner le Paradis. Plus il leur demanda s'ils en vouloient pas estre instruits & nous donner de leurs enfans, pour estre eslevez en nostre Convent aux choses de la foy, comme des-ja on leur en avoit beaucoup de fois prié, & avoient tousjours differé d'en donner, & qu'il les prioit de luy dire à present leur volonté.

Puis s'addressant aux Capitaines, il leur dit: c'est principalement vous autres qui devriez prendre soin de vous faire instruire & enseigner, afin que vos enfans & les autres Sauvages fissent de mesme & ensuivissent vostre exemple. Je vous supplie donc d'y aviser & me faire sçavoir vostre deliberation, car en une affaire où il va de vostre salut, il n'y faut point de remise. Les RR. PP. Jesuites sont icy venus nous seconder & travailler pour le mesme effect, ce qui vous doit grandement consoler, car avec l'instruction spirituelle, ils auront moyen de vous assister en vos necessitez corporelles, & eslever de vos enfans dans leurs maisons lors qu'ils seront basties, ce que nous n'avons pû faire nous autres, à cause de nostre pauvreté, & que nous ne vivons que d'aumosnes qui nous sont escharsement données par les François, desquelles si nous vous faisons part ils ne sont pas contans, comme l'avez pû appercevoir, ny mesme des choses qui nous font besoin.

Il leur fist encor plusieurs autres discours, touchant la gloire des bien-heureux & les tourmens des damnez; & sur la fin il leur recita les Commandemens de Dieu qu'ils comprirent fort bien, mais quand il vint au sixiesme commandement Non mecaberis, la plus-part se prirent à rire, disans que cela ne se pouvoit observer jamais d'autres plus sages leur respondirent; les Pères l'observent bien, car ils n'ont point de femmes & n'en veulent point avoir, pourquoy non nous autres.

A la fin du discours un des Capitaines nommé Chimeouriniou, prist la parolle & dit: il est vray que nous n'avons point d'esprit, de voir que depuis douze Hyvers que tu es icy, & que tu nous as tant de fois parlé du chemin du Ciel & de te donner de nos enfans, pour estre nouris & instruicts (ils mettent tousjours la nourriture avant l'instruction,) en ta Religion & en tes ceremonies, nous ne t'en avons encor point voulu donner que fort rarement, en partie à cause de ta pauvreté, & avons negligé nostre instruction & le bien que tu nous procurois, ne pensans pas qu'il nous fust necessaire.

Tu monstre bien que tu nous ayme grandement, d'avoir quitté ton païs pour nous venir instruire & endurer tant de mal comme tu as faict pendant deux ou trois Hyvers, que tu as couru les bois avec nous pour apprendre nostre langue.

Si nous allons chez toy, tu nous faict part de tes biens, & nous donne à manger & à nos enfans, & pourquoy te serions nous ingrats & mécognoissans en ne recevans tes paroles, puisque tu es fort puissant & sçavant; & nous des bestes rampantes, ou comme petits enfans qui manquent de jugement: nous voicy treize Capitaines avec tout cet autre peuple qui nous est sujet & plein d'amitié pour toy, car tous te cognoissent pour bon & pacifique; Nous tiendrons demain conseil pour deliberer sur ces parolles, & puis nous te dirons nostre resolution & le desir que nous avons de te contenter & d'amender les fautes passées.

Apres un autre Capitaine nommé Mahican Atic, s'addressant à Pierre Anthoine Patetchounon, dit-il, il est vray que tu n'as point d'esprit de ne nous avoir point raconté ce que tu as appris en France, nous t'y avions envoyé afin que tu y remarquasse les choses bonnes pour nous les faire sçavoir, & neantmoins voilà plus d'un hyver passé que tu en és de retour, & ne nous as encore rien dit; je ne sçay si c'est faute d'esprit, ou faute de hardiesse, ou que tu te mocque de ce qui est en France, car quant tu nous en parle, qui est fort peut souvent, tu ne fais que rire, & fais tousjours l'enfant, il faut que tu sois homme & dise hardiment & sagement les choses que tu as vues & apprises, afin que nous en tirions du profit.

Lors le Pere Joseph prenant la parole pour Pierre Anthoine, respondit au Sauvage, il est bien vrai que Patetchounon, est un peu honteux de vous parler de ce qu'il a veu & appris en France, car quand il vous en parle il se plaint que vous vous en mocquez, disans, que les François luy avoient appris à mentir; c'est pourquoy il ne vous ozeroit plus rien dire. Premierement il y a appris à parler François, à prier Dieu, lire & escrire, & beaucoup d'autres choses necessaires que vous autres ne sçavez pas, & que si vous voulez nous apprendrons à vos enfans & à vous mesmes si vous voulez, vous en donner la peine.

Cela fini, un chacun se leva pour aller au festin. Les RR. PP. Jesuites, nos Religieux & quelques Capitaines Sauvages, avec Pierre Anthoine & le nouveau baptizé, avec ses principaux parens allerent disner à l'habitation avec le sieur Champlain, & Esrouachit Capitaine Montagnais, alla chez la Dame Hébert, où se preparoit le grand festin des Canadiens pour leur distribuer la viande, car entr'eux chacun se contente de ce qu'on luy donne, & personne ne prend luy mesme au plat, dont reussit un grand silence, douceur & paix en tous leurs repas.

Les viandes qui furent employées à ce solemnel festin, furent en tres-grande quantité, car il y avoit premierement 56 outardes ou oyes sauvages, 30 canards, 20 sarcelles, & quantité d'autres gibiers, que Pierre Anthoine, Patetchounon, & le petit Neogauachit destiné au baptesme, & quelque François que le sieur de Champlain avoit presté, tuèrent au Cap de Tourmente pendant trois jours qu'ils y giboyerent. Le sieur Destouches Pasisien y contribua deux Grues, qu'il avoit tiré prés de nostre Convent & deux corbillons de poix. Plusieurs autres François y firent aussi leur presens, & Messieurs de la Traicte principalement, desquels on eut deux barils de poix, un baril de galettes. 15 ou 20 livres de pruneaux, six corbillons de bled d'Inde, & quelque autre petite commodité, qui furent mises avec tout le reste des viandes, bled, pain, poix & pruneaux dans la grande chaudière à brasserie de la dame Hébert.

Les Officiers qui eurent soin de disposer ce banquet solemnel, furent Guillaume Coillard, gendre de la dame Hebert, Pierre Magnan, qui a esté depuis mangé par les Hiroquois, comme je diray cy-aprés. Un nommé Matthieu celuy qui avoit hyverné avec nous aux Hurons, & Jean Manet truchement des Skedaneronons. Lesquels aprés avoir faist bien bouillir le tout ensemble, pesle mesle, dans cette grande chaudiere, ils se servirent des grands rateaux du jardin en guyse de fourchettes, pour en tirer la viande, & d'un sceau attaché au bout d'une perche, pour en puiser le bouillon, qui fut distribué & partagé avec la viande par ledit Capitaine Esrouachit, à toute la compagnie commençant par luy le premier. Et après qu'ils furent tous bien rassasiez, ils dancerent à leur mode, puis emportèrent le reste des viandes dans leurs cabanes, disans qu'ils voudroient qu'il y eut tous les jours baptesme pour y faire tous les jours bonne chère.



Histoire d'un Algoumequin baptizé, surnommé par les François Trigatin, & de sa ferveur.

CHAPITRE XXXV.

JE vous ay rapporté au Chapitre precedent, la harangue, que le deffunct P. Joseph fist aux Sauvages sur le suject du baptesme du petit Neogauachit, vous verrez à la suitte de ce discours que plusieurs la receurent, comme des fruicts du Paradis, & d'autres comme chose indifferente. Car comme il est dit dans l'Evangile, une partie de la semence tomba sur la bonne terre, & l'autre partie sur la pierre dure.

Les barbares ayans ruminé le discours de ce bon Pere, teindrent conseil par entr'eux & resolurent de se faire instruire & de donner de leurs enfans pour estre enseignez en la voye du Ciel, comme il leur avoit esté dit. Ils députerent deux Capitaines pour luy en donner advis, sçavoir Chimeouriniou & Esrouachit, lesquels le prierent de se transporter avec eux à Kebec, où le sieur de Champlain & le Sauvage Mahican atic, l'attendoient à ce suject pour adviser des moyens.

Le Pere Joseph ne perdit point de temps & ayant prié le P. Charles Lallemant Supérieur des RR. PP. Jesuites, (pour lors encores logez avec nous dans nostre Convent) d'y assister, s'en allèrent de compagnie avec les deux Sauvages à Kebec, où le P. Joseph leur reitera les mesmes exhortations qu'il leur avoit faites au temps du festin, & de plus, leur remonstra la necessité qu'il avoit de sçavoir parfaitement leur langue avant que de leur pouvoir entièrement expliquer les mysteres de nostre foy; & que cela ne se pouvoit faire eux estans tousjours errans & vagabons par les bois & les montagnes, qu'avec des longueurs & pertes de temps infinis; & que tout le remede qu'on pouvoit apporter en cela estoit de suivre nostre premier dessein, qui estoit de choisir une place, cultiver les terres & se rendre sedentaires, & que par ce moyen on apprendroit facilement leur langue, on les instruiroit en la foy & se formeroient au gouvernement des François.

Le Père ayant finy son discours, le Capitaine Montagnais prit la parole & fist une harangue, accompagnée de son eloquence ordinaire, dont en voicy la teneur, que j'ay bien voulu vous coucher icy, non pour la rareté de son stile, mais pour la substance que son discours contient, enfermé dans sa simplicité que je confesse estre sincere, comme celle de nos meilleurs Catholiques. Vous qui estes icy assemblez, escoutez, considerez & prestez l'oreille à ce que je vay vous dire, afin que vous en puissiez faire fruict. Il est vray que nous n'avons point d'esprit nous autres barbares, nous le cognoissons bien à present au lieu que du passé nous nous croyons sages, mais aussi faut il advouer que vous en avez bien peu (vous Pere Joseph,) en cette demande que vous nous faites, de cultiver les terres & nous habituer auprès de vous avec toutes nos familles comme nous en avons eu autrefois le dessein par tes remonstrances desquelles depuis long-temps, tu n'a plus ozé dire mot, ou pour y estre contrarié par les François, ou pour considerer toy mesme que nous n'avons point de quoy vivre, ny toy moyen de nous en donner pendant que nous abattrions les arbres & défricherions les terres. Mais si les François avoient du courage assez, de nous en prester pendant un an ou deux, qu'il nous faudroit pour disposer ces terres, nous nous y employerions de bonne volonté avec toutes nos familles, qui ne demanderoient pas mieux, & y ayant dequoy les nourrir, nous irions à la chasse, & rendrions aux François leurs vivres en des pelleteries & fourures plus qu'ils ne nous auraient presté, autrement nous ne pouvons pas nous arrester en un lieu sans mourir de faim; voyez donc si vous pouvez nous assister, & selon vos offres, nous tascherons de satisfaire à vas desirs.

Ceux à qui la chose touchoit de plus prés ne firent point d'autre responce, sinon, qu'il n'y avoit point de provision à Kebec, & qu'on doutoit encore que les Navires arrivassent si tost, & partant qu'on, ne pouvoit leur en prester pour ce coup, puis que les François estoient eux mesmes en necessité; ce qu'entendans les pauvres Sauvages pleins de bonne volonté, ils offrirent nonobstant de leurs enfans pour estre instruicts avec les François, mais à raison qu'il y avoit peu de vivres au magazin, comme je viens de dire, on differa d'en vouloir prendre jusqu'à l'arrivée des Navires.

Les RR. PP. Jesuites receurent neantmoins un petit garçon nepveu de Esrouachit, mais soit qu'il s'ennuiat seul, ou qu'ils n'eussent pas moyen de l'entretenir, il ne leur demeura guere, car la perte de leur vaisseau & du R.P. Noirot, les avoit mis à l'estroit & privé de beaucoup de commoditez, qui leur eussent pû servir en cette belle occasion.

Voicy encor un autre fruict du baptesme du petit Neogauachit & de l'exhortation du Pere Joseph le Caron, envers un Algoumequin nommé Napagabiscou, & par les François Trigatin, lequel à quelque jours de là estant tombé malade, eut si peur de mourir sans estre baptisé, qu'il demanda maintefois & avec tres-grande instance, si que se voyant pressé du mal, il disoit que s'il n'estoit baptisé, qu'il en imputeroit la faute devant Dieu à quiconque luy refuseroit, promettant d'ailleurs que si Dieu luy rendoit la santé, il se feroit instruire aussi tost après son baptesme & vivroit à l'advenir en bon Chrestien.

Tellement qu'un Sauvage nommé Choumin vint advertir le F. Gervais qui estoit encor pour lors au Cap de Victoire de se transporter promptement auprès du malade qui le demandoit à toute instance, mais à peine ledit F. eut il moyen de luy rendre responce & s'informer de sa si soudaine maladie qù'un autre messager arriva en grand haste (lequel depuis a esté baptisé par les PP. Jesuites) pour le faire diligenter, luy disant viste, viste, frere Gervais pour baptizer Napagabiscou, qui t'en prie, car il s'en va mourir; Alors le bon frère luy dit, je veux bien, l'aller secourir & faire mon possible pour le rendre capable du Ciel, mais comment veux-tu que je me transporte là, je ne peux passer la riviere à nage, & n'ay ny canot ny chalouppe pour me conduire. Le Sauvage respondit, c'est à tort que Choumin a laissé retourner son canot, mais, met toy librement sur mes espaules, & je te passeray à la nage, car autrement tu tarderas trop icy.

Considerés un peu, ô Chrestiens l'affection que ce bon Sauvage avoit pour le salut de son frere prochain, luy qui n'en avoit pas encore pour luy mesme pour n'estre pas encore assez illuminé. Il court, il sollicite, il prend soin de son ame, & passe la riviere à nage pour demander le secours du frère Gervais, & la repasse derechef pour luy amener une chalouppe, puis qu'il ne s'estoit voulu mettre sur ses espaules, où il n'eust pas esté trop asseuré, comme en effect quelle apparence à nous autres Religieux couverts de gros habits qui boivent l'eau comme l'esponge, se mettre sur les espaules d'un barbare pour passer un si grand fleuve, le sujet en estoit bon, mais le hazard fort grand.

Apres que ce bon Religieux fut muny d'une Chalouppe, il pria le Truchement Marsolet de le vouloir accompagner comme il promit de tres-bonne volonté, mais comme ils penserent jouer de l'aviron, il survint des flots & des coups de vents si puissans, avec la pluye qui estoit fort violente, qu'on fut contraint de rentrer dans une barque, & attendre là un autre temps plus beau, car les Mattelots refuserent de passer outre.

Comme ils estoient là attendans la fin des pluyes, ils apperceurent deux Sauvages dans le fleuve à nage, qui allerent premièrement à la barque d'où estoit party le Frère Gervais qu'ils cherchoient, puis vindrent à celle où il estoit, auquel ils firent leur legation, & le solliciterent de partir promptement, pour ce que le pauvre malade l'attendoit avec impatience, & une apprehension grande de mourir sans estre baptisé.

Estans arrivez avec quatre ou cinq François qui les accompagnerent, ils trouverent ce pauvre homme dans une convulsion, & une grosse fièvre qui le mettoient dans un doute qu'il en pu reschaper, car n'y ayant là ny Médecin, ny remede, on ne sçavoit que luy faire sinon de l'observer, & voir quand il expireroit. O bon Jesus, ou sommes nous qui nous delicatons tant pour peu de mal, à la moindre indisposition, les Médecins sont à nos chevets, & les remedes sont à foison distribuez à nos maux pour nous sauver la vie du corps pendant que nous perdons souvent celle de l'ame, Seigneur, qui doit estre pour vostre Paradis.

Ce pauvre Sauvage est au destroit, ce pauvre homme est agonizant, les douleurs de la mort l'assaillent de tout costez, crie il au Médecin sauve-moy la vie, non mais revenu de sa convulsion il n'a recours qu'à ceux qui luy peuvent faire part dans l'héritage de Dieu, puis se tournant du costé du frere il luy dit avec un accent plein de devotion. Mon Frere, il y a long-temps que je t'atendois pour estre fait enfant de Dieu, je te prie baptiser celuy qui preferant les interests du Ciel, à ceux de la terre, ne veut que ce que ton Dieu veut, qui est la grâce de le louer à jamais.

Le bon Frère luy demanda s'il y avoit long-temps qu'il avoit ce desir, il respondit qu'il y avoit plus de trois Hyvers qu'il en avoit fait la demande au Pere Joseph, & qu'asseurement il avoit compris que sans le baptesme on n'alloit point en Paradis. Et le bon Religieux continuant ses interrogations, luy demanda par les Truchement Olivier, & Marsolet (car il entendoit fort peu l'Algoumequin) s'il cognoissoit nostre Dieu duquel il parloit, ouy dit il aux effets de sa toute-puissance & bonté, laquelle nous expérimentons, & voyons tous les jours devant nos yeux, & quand bien nous ne le cognoistrions qu'en cet univers, le Ciel, la terre, & la mer qu'il a creée, & tout ce qu'ils contiennent pour nostre service, comme nous pour sa gloire ainsi que nous a eu dit le P. Joseph, cela suffiroit pour le confesser ce qu'il est, tout puissant & Dieu par dessus toutes choses, qui a envoyé son fils unique en ce monde, mourir pour le rachapt des humains.

Puis poursuivant son discours il dit. Je ne me puis pas souvenir, malade comme je suis, de toutes les Instructions que le P. Joseph m'a eu donnée, mais je croy entierement tout ce qu'il croit, & que tu crois aussi, & veux vivre & mourir dans vostre créance, car ceux qui ne sont pas des vostres, ne peuvent jouyr de la vie eternelle, comme vous, ils vont dans un feu sous la terre avec les Manitous, c'est ce que j'ay retenu de plus particulier de vos instructions & enseignemens, tu me feras resouvenir du reste qui m'est necessaire à un autre temps, mais auparavant baptise moy mon Frere, car je seray tousjours en peine, & en doute de mon salut que cela ne soit accomply.

Le Religieux le voyant dans une si bonne resolution & ferme propos du S. Baptesme, luy dit qu'il en estoit fort edifié, mais qu'il falloit de plus estre marry des offences qu'il avoit commises contre Dieu, avec une ferme resolution de n'y plus recidiver, & d'abandonner pour un jamais toutes leur vaines superstitions, & de se faire plus amplement instruire s'il revenoit en convalescence; ce qu'il promit & tesmoigna avec des paroles, & des souspirs qui ne pouvoient proceder que d'un coeur vrayement touché de Dieu, & confus de sa confusion mesme, Ouy, dit-il, je suis grandement fasché de tout le mal que j'ay fait en ma vie, & d'avoir fait le Manitou en tant d'occasions; Tien voyla mon sac qui est là attaché à cette perche, prend-le & tout ce qui est dedans, & le brusle, ou le jette dans la riviere, fais en fin tout ce que tu voudras, car dés à present je te promets que je ne m'en serviray jamais, baptise moy donc.

Il y avoit là plusieurs François, tant Catholiques que Huguenots, lesquels dirent tous que veritablement il le falloit baptiser, & qu'il y auroit conscience de le laisser mourir sans luy donner contentement, puis qu'il avoit rendu de si grands tesmoignages de son bon desir: Mecabau beau-pere du malade le desiroit aussi, ayant desja à cet effet fait assembler plusieurs Sauvages pour le baptesme de son gendre qu'il croyoit luy devoir estre conferé aprés de si grandes prieres, surquoy print sujet nostre Religieux de faire une harangue à toute l'assemblée des merveilles & misericordes de nostre Dieu envers ce pauvre alité, puis luy dit à luy mesme.

Mon frere, tu ne peux ignorer la mauvaise volonté que plusieurs Sauvages ont eu contre nous depuis la mort de la petite fille de Kakemistic, disant qu'elle estoit morte pour avoir esté baptisée, & receu un peu d'eau sur la teste, & leur cholere esl arrivée jusques aux menaces de nous vouloir tous tuer, & partant je veux bien t'advertir, & tous ceux qui sont icy presens, que ce n'est pas le sainct Baptesme qui fait mourir ceux qui le reçoivenr, mais au contraire il donne souvent la santé du corps, avec la vie de l'esprit. Doncque ceux de ta Nation ne dient point que l'eau du Baptesme t'aura fait mourir si Dieu t'appelle de ce monde aprés iceluy, mais que ça esté pour te delivrer des miseres que tu souffre, & te rendre bienheureux en Paradis, à quoy respondit le malade, qu'il le croyoit ainsi & que ceux qui croioient le contraire n'e seroient pas sages.

Lors son beau-pere ayant ouy ses plaintes, & sçeu le mauvais dessein de quelques Sauvages se leva en sursaut & dit: je ne sçay comme il se peut trouver des personnes de si petit esprit, que de croire qu'un peu d'eau soit capable de nous faire mourir; Ne sçait on pas bien qu'il faut que tous les hommes meurent, baptisez & non baptisez, & que nous ne sommes icy que pour un temps. Ce sont des meschans, qui attribuent de si mauvais effets au baptesme que ces Religieux nous conferent pour nostre salut.

Ha, dit-il en cholere si je rencontre jamais de ces malins, je les feray tous mourir, & ne supporteray jamais qu'aucun tort soit fait à ces Peres, encores que mon gendre vienne à mourir, puis se pourmenant à grand pas d'un bout à l'autre de la cabane, avec une hache en la main, disoit d'une voix force. Vous autres de ma Nation, & vous mes amis, parlant aux Algoumequins, (car il estoit Montagnais) je vous dis, que je veux que mon gendre soit baptisez, puis qu'il le veut estre, & qu'il en a le dessein depuis un si long-temps; faut il vouloir du mal à ceux qui nous veulent du bien, rendre des desplaisirs pour des bienfaits, vous avez trop d'esprit pour le vouloir faire, mais je vous asseure que je couperay la teste à tous ceux qui y contrediront, & puis je la porteray aux François, pour preuve que je suis leur amy.

Si son discours fut fort long il n'en fut pas moins animé, car il ne parlait que de tuer, & sembloit qu'il deust assommer tous ceux, de la cabane, tant il se demenoit avec sa hache, non qu'il eut l'esprit troublé & offusqué de colère, car c'est chose qui leur arrrive rarement, observans l'escriture, qui dit fasché vous & ne m'offencé point. Mais pour faire voir son zèle à l'endroit de nous autres qui cherchions leur salut, & qu'asseurement il ne vouloit pas qu'on contredit à une chose si saincte.

Sa ferveur estant un peu appaisée, il s'assit à terre entre le Frere Gervais, & le malade, puis d'une voix douce & pacifique, commença à parler à toute l'assemblée en ces termes. Mes amis; Nous sommes icy assemblez pour une chose de grande importance, qui est le salut de mon gendre, il est malade comme vous voyez, sans esperance qu'il en releve, & pour ce faut travailler pour le repos, de son ame, par le moyen du baptesme qu'on est prest de luy donner, s'y vous estes bien ayse de cecy, vous serez cause que je vivray & mourray content, & par ainsi vivant & mort je seray bienheureux, que si vous nous voulez ensuivre, vous redoublerez vostre joye, & à la fin vous viendrez en Paradis avec nous, où nous devons tous aspirer.

Lors plusieurs Sauvages dirent qu'ils estoient bien contens des resolutions de son gendre, & seroient fort ayses d'en voir les ceremonies, nonobstant tous les discours qu'on avoit tenu que cela faisoit mourir les Hommes, à quoy adjousta un certain Canadien fort plaisamment, que tels hommes estoient de bien peu d'esprit, de croire qu'un peu d'eau que l'on jette sur la teste d'une personne qu'on baptise soit capable de le faire mourir, veu que depuis que nous sommes icy (dit-il) en voyla desja plus de quatre sceaux que l'on a jette sur la teste & par tout le corps de cest autre pauvre malade, & il n'en est pas mort; donc un peu ne fera pas grand mal à ce gendre qu'on le baptise je vous laisse à penser si cela ne donna pas à rire à tous les François qui se trouverent là present, & s'ils ne se mocquerent pas plaisamment de ceux qui arguoient que l'eau du baptesme faisoit mourir, n'usans eux mesmes d'autres rafraichissemens plus salutaire pour adoucir les ardeurs de la fièvre, que de jetter quantité d'eau fraische sur le corps de ceux qui en sont travaillez, & puis dites qu'ils sont bons Médecins, & fournis de bonnes drogues.

En ces entrefaites il survint une grande convulsion à nostre Catecumene, qui le rendit froid comme une glace, & sans aucun sentiment, car ayant estendu ses pieds sur les charbons ardans, ils n'en sentit rien du tout qu'aprés estre revenu de sa pamoison. Le Religieux le voyant en cet estat, creut qu'il estoit trespassé, & blasma sa negligence de ne l'avoir pas assez tost baptisé, mais comme l'on eut bien remué ce corps, il revint à foy. & dit Jesus Maria, en joignant les mains au Ciel selon qu'il avoit appris en nostre Convent de le faire de fois à autre, dequoy toute l'assistance loua Dieu, & se resjouit, puis regardant le bon Frere ayant tousjours les mains jointes il luy dit.

Frere Gervais je m'en vay mourir comme tu vois, je te prie donc de me baptiser presentement, car si je meurt sans l'estre, tu respondras de mon ame devant Dieu, il n'y aura point de ma faute, elle sera toute tienne, quel tesmoignage veux tu davantage de moy que de croire tout ce que tu crois, & te promets que si je retourne en convalescence, que j'yray demeurer proche de toy pour me faire plus amplement instruire; alors tous les François dirent tous d'une commune voix qu'il le falloit baptiser, sans en remettre l'action au Pere Joseph, que le Frere attendoit, peur d'un accident de mort inopiné. A quoy obtemperant le Religieux il pria les deux Truchemens d'expliquer encore une fois les principaux misteres de nostre foye en langue Algoumequine.

Cela estant fait tous se mirent de genouils & dirent le Veni Creator, & le Salve Regina, et le Salve sante Pater, à la fin desquels, le Frere luy demanda derechef s'il croyoit tout ce que luy, & nos autres Freres luy avoient enseigné, & ayant dit que ouy, il entra dans une grande convulsion, pendant laquelle il fut baptisé & peu aprés estimé pour mort, par l'espace de mie heure, aprés laquelle il asseura luy-mesme estre baptisé, ayant ouy les paroles, & senty l'eau tomber sur sa teste, & que du depuis, il n'avoit rien entendu ny senty, de tout ce qu'on luy avoit faict & qu'au reste il estoit à present tout prest de mourir s'il plaisoit à Dieu luy en faire la grace, pour aller bien tost avec luy.

On chanta le Te Deum laudamus, en action de graces, on regala le nouveau Chrestien le mieux que l'on peut, & chacun lui fit offre de son service, avec asseurance d'une amitié eternelle, dequoy il sentit une grande allegresse en son ame, & les remercia.

Son beau-pere qui estoit là present s'adressant alors au Religieux, il luy dit en sa methode simple & ordinaire, mais energique, Mon frere, tous mes parens & amys qui sont icy presens, & moy, sommes bien ayses que tu aye baptisé mon gendre, & fait enfant de Dieu comme toy, ce qu'estant il n'est plus à nous, il est à toy, c'est pourquoy fais en tout ce que tu voudras, gouverne le en sa maladie à la façon de vous autres, seigne le, couppe, tranche, il est à toy, & ne veux plus qu'aucun de nos Manitousiou le chantent. Puis s'adressant aux Sauvages, il leur dit: S'il meurt il ne faut pas que vous en parliez sinistrement, & jugiez mal du Baptesme, comme quelqu'uns ont faits, je porteray son corps en la maison du Pere Joseph, afin de l'y enterrer auprés du sieur Hébert, à quoy s'accorda sa femme, qui jusques alors avoit gardé le silence, contente en son ame du bonheur de son mary.

Le frere Gervais promit de l'assister & servir le jour & la nuit au mieux qu'il luy seroit possible, puis prenant son sac avec tous les instrumens dont il se servoit eu son office de Médecin, en jetta la pierre (dont j'ay parlé au Chapitre des malades) dans la riviere & les petits bastons dans le feu, pour leur oster le moyen de s'en pouvoir plus servir.

Le sieur de Caën lors chef de la traite, ayant sçeu ce bon oeuvre, se transporta auprès du malade auquel il tesmoigna l'ayse & le contentement qu'il avoit de son Baptesme, & luy fit offre de tout ce qui estoit à son pouvoir, luy recommandant d'user librement avec luy comme avec son frere de tous ses vivres pour sa personne en particulier, qu'il ne vouloit pas luy estre espargné, puis, tirant une croix d'or de son col, il la luy mist au sien, disant: Tien voyla une croix precieuse laquelle je te preste, & veux que tu la porte jusques à entière guerison, que tu me la rendras, fais en un grand estat, car il y a dedans du bois de la vraye Croix, sur laquelle est mort le Sauveur de nos ames. Tous les Chrestiens l'adorent & venerent comme gages de leur Redemption, car par le moyen d'icelle le Ciel nous a esté ouvert, & avons esté faits cohéritiers de Jesus-Christ, nostre Dieu, nostre Père, & nostre Tout: se disant, il la baisa reveremment, la fit baiser au malade, & la mit à son col, luy recommandant d'avoir esperance & confiance en Dieu, puis partit pour son bord, laissant ce pauvre nouveau Chrestien en paix, & plein d'affection envers cette Croix, qu'il baisoit incessamment, disant Jesus chouerimit, ego xé saguitan, qui signifie: Jesus aye pitié de moy & je t'aymeray. Voyla ce que vaut un bon Chrestien dans un pays, &, que pleust à Dieu que tous ceux qui ont esté avant, & aprés luy, eussent esté de mesme luy, porté pour le salut des Sauvages, je m'asseure que cela eut grandement profité & advancé leur conversion.

La charge du malade ayant esté donnée à nostre Frere Gervais, par son beau pere. Il luy fit prendre pour premier appareil un peu de theriaque de Venise avec un peu de vin, qui luy fit jetter quantité d'eau, qui le soulagerent grandement, & en suitte les autres medicamens necessaires, jusques à entière guarison, aprés laquelle il rendit la Croix d'or au sieur de Caën, avec les remerciemens & complimens, que son honnesteté luy pû suggerer. Il le remercia aussi des viandes de sa table, desquelles il luy avoit fait part tous les jours de sa maladie puis ayant mis une Croix de bois à son col, à la place de celle d'or, il s'en retourna à sa cabane tres-content, & pleine de bonne volonté pour ses bienfacteurs, & devot envers Dieu.

Pendant la maladie de ce bon homme, sa femme accoucha d'une fille qu'elle presenta à son mary, à laquelle le F. Gervais demanda si elle vouloit qu'on la baptisast, elle respondit simplement que ouy, comme, fit semblablement son mary, & que sa femme le fut aussi, dont le Frère fut fort satisfait.

Je vous ay tantost dit comme ce nouveau Chrestien avoit promis de se venir faire plus amplement instruire, aprés qu'il seroit guery, à quoy il ne manqua point, car l'Automne venu, il se vint cabaner proche de nous, où il passa tout l'Hyver & les deux autres suivans; pendans lesquels il estoit la pluspart du temps avec nos Religieux, desquels il apprint tout ce qui est necessaire à salut, & ne voulut jamais plus chanter les malades, ny parler au diable, comme il souloit avant son baptesme, car en estant fort prié par ceux de sa Nation, il leur respondit qu'il avoit renoncé à tout cela, & qu'il vouloit faire tout ce qu'il avoit promis aux Ca Iscoueouacopet, signifiant par ces mots, ceux qui sont habillez comme les femmes, c'est à dire les Recollects, qui portent leurs habits longs.

Un jour un Sauvage reprochant à nos Peres que nous ne devions pas empescher Napagabiscou, nostre nouveau Chrestien de chanter les malades, & que cela faisoit un grand tort à cause de son experience: On luy dit qu'estant à present Chrestien il ne le devoit plus faire ny aucune de leurs superstitions, ce qui fascha fort ce barbare qui ne laissa pas d'aller trouver Napagabiscou, & luy dire que nos Religieux luy permettoient d'y aller, ce qu'il ne creut pas, & dit qu'il en avoit menty (c'est, une façon de parler assez commune entre les Sauvages) & que nous ne luy avions pas dit cela, & qu'il n'iroit pas: Je suis homme, dit-il, & non point enfant, j'ay promis de ne plus faire le Manitou & je ne le feray plus aussi, quand bien ma femme m'en deust prier pour elle mesme.

Entre les instructions de nos frères on luy enjoignit d'aller toutes les Festes & Dimanches à la saincte Messe, & pour ce qu'ils n'ont aucun Dimanche, on lui faisoit remarquer le septiesme jour, ce qu'il fit dés lors assez exactement, mais pour les jours de festes on l'en advertissoit particulièrement. Un jour qu'il avoit manqué de s'y trouver le R.P. Massé Jesuite le rencontrant luy dit, tu n'as point aujourd'hui assisté à la saincte Messe, cela n'est pas bien, l'autre lui repartit; je ne sçavois pas qu'il y fallut assister aujourd'hui, mais afin que je n'y manque plus, je vai me cabaner en lieu plus commode, & quand tu iras dire la saincte Messe, tu m'appelleras en passant, & je te suivrai pour ny manquer plus.

Il y en a qui ont voulu dire que, ce pauvre baptizé est retourné demeurer parmy ses parens, sans considerer que n'ayant dequoy vivre il a bien fallu qu'il en cherchast où il pouvoit aussi bien que les François dans la necessité, puis que nous n'avons pas le moyen de le nourrir, ny les François la devotion de l'entretenir, mais il ne se trouvera point que depuis son baptesme il aye faict le Manitousiou, ny usé de ses anciennes superstitions, ausquelles ils sont attachez de pere en fils, qui est beaucoup, & partant je dis que n'y ayant point de sa faute, Dieu luy pardonnera beaucoup de choses qu'il n'excuseroit point en nous pour avoir toute occasion de bien faire, & moyen de vivre en vray Chrestien, ou les Sauvages errants sont privez de nos aydes.



D'une petite fille Canadienne baptisée. De sa mort, & de celle du sieur Hebert premier habitant du Canada.

CHAPITRE XXXVI.

AU commencement de l'Hyver en l'an mil six cens vingt six. Un Sauvage nommé Kakemistic, lequel, avoit accoustumé de passer une bonne partie des Hyvers proche de Kebec, tant pour en recevoir quelque alliment, s'il tomboit en necessité, que pour faire part aux François de quelque morceau de viande de la chasse, s'ils luy faisoient d'ailleurs courtoisie, prist resolution d'aller Hyverner assez loin des François, mais comme il pleust à Dieu de disposer des choses, il ne fut pas loin qu'il fut contraint de retourner sur ses pas, d'où il estoit venu pour le peu de neige qu'il trouva par tout au mois de Décembre, laquelle à peine pouvoit estre d'un pied de hauteur au plus, qui estoit trop peu pour arrester l'eslan, & puis sa femme estoit fort enceinte, & preste d'accoucher.

Kakemistic avec toute sa famille, composée de huict personnes, prirent donc resolution de retourner vers les François, & passans par nostre petit Convent, ils y sejournerent deux jours, pendant lesquels nos Frères leur donnerent à manger de ce qu'ils avoient, car ces pauvres Sauvages n'avoient pour toute provision qu'un peu d'anguilles boucannées du reste de leur pesche.

Au bout des deux jours ils trousserent bagage pour aller cabanner proche du fort, afin de pouvoir recevoir quelque soulagement des François de l'habitation, mais auparavant partir il pria le Pere Joseph de luy vouloir donner une paire de raquette qui luy faisoient besoin, & quelque peu de vivres pour ayder à nourrir sa famille, pendant qu'il iroit faire un voyage en son pays vers la riviere du Saguenay au Nort Nordest de Kebec. Ce bon Pere Joseph tout bruslant de charité luy accorda, facillement tout ce qu'il desiroit nonobstant la pauvreté du Convent, & luy donna deux paires de raquettes, un sac de pois, & un sac de grosses febves, avec quelques autres petites choses propres à son voyage, car en verité sans exagérer la vertu de ce bon Pere, il estoit tellement porté de leur bien faire (& à tous les Sauvages generalement) qu'il se privoit souvent, luy & ses freres, de ce qui leur faisoit besoin pour les accommoder, dequoy il estoit aucunefois blasmé, par ceux qui ne pouvoient approuver ses liberalitez, & cet excez de charité envers des personnes qui n'estoient pas encores Chrestiens n'y en termes de l'estre.

Le bon Sauvage se voyant si estroitement obligé, fit plusieurs complimens à sa mode, & des remerciemens qui tesmoignoient assez le ressentiment de tant de bienfaits, & entre autre chose, il dit au Pere Joseph, Je voy bien que tu as un bon coeur, & que tu m'aime bien & toute ma famille semblablement, c'est pourquoy je te la recommande, derechef, & te prie de ne permettre qu'elle aye aucune necessité. Si ma femme accouche pendant que je seray absent, ne laisse point mourir l'enfant sans estre baptisé, puis que tu dis qu'il le faut estre pour aller au Ciel, elle en sera bien ayse, & moy aussi, car luy en ayant parlé, elle me l'a tesmoigné; Et aprés plusieurs autres discours l'on, luy promit d'en avoir le soin, & puis partit pour son voyage du Saguenay aprés avoir cabané sa famille proche le fort des François.

Il ne se passa pas un long-temps aprés son depart, que la femme se trouvant mal, elle en fist advertir le P. Joseph & le prier de luy envoyer quelque peu de vivres peur faire ses couches, car ceux de sa nation ne la pouvoient ayder ny secourir de quelque chose que ce soit.

Le pauvre Père ayant receu cet advertissement luy en envoya autant qu'il pu par Pierre Anthoine & le petit Neogauachit, avec commandement de le venir advertir des l'instant qu'ils sçauroient la fin de sa couche, pour aller baptizer l'enfant, à quoy obtempérant ils ne manquerent point, car encore bien qu'elle en fist quelque difficulté au commencement, elle y consentit à la fin, & les pria d'aller quérir le Pere Joseph, pour baptizer la petite fille qu'elle venoit de mettre au monde, assez foible & fluette, ce que sçachant il y accourut promptement pensant la baptizer, mais l'ayant trouvé assez forte en differa le baptesme avec contentement de la mère, jusques à l'arrivée du Pere Charles Lallemant qu'il fut quérir en nostre Convent, luy referant ceste honneur, en recognoissance de la peine qu'ils avoient prise de nous venir seconder à rendre les Sauvages enfans de Dieu. Ce que le R. P. Lallemant luy accorda & retournèrent de compagnie à la cabane de l'accouchée, où ils trouverent le mary arrivé de son voyage, qu'il n'avoit pû accomplir comme il pretendoit, pour la rencontre de deux ours que son chien avoit esventé dans le creux d'un arbre, lesquels il tua, & en apporta de la viande, puis renvoya quérir le reste le lendemain matin par ses domestiques.

Ce pauvre Sauvage se monstra très content de voir sa femme heureusement accouchée & en bonne santé, marry seulement de voir son enfant malade & en danger de mort. Ils eurent ensemble quelque discours, sçavoir s'ils le feroient baptizer ou non, il disoit pour lui qu'il en avoit prié le P. Joseph, & sa femme plus attachée à ses superstitions, vacillant tousjours, n'advouoit point qu'elle y eust consenty, & taschoit de l'en divertir, disans pour ses raisons que cette eau du Baptesme feroit mourir son enfant, comme elle avoit fait plusieurs autres. En ces entrefaites arriverent les PP. Joseph le Caron & Lallemant, lesquels cognoissans ce petit different furent entre le mary & la femme touchant le Baptesme de leur petite fille, les eurent bien tost vaincus de raisons, & faicts consentir derechef qu'elle seroit baptizée, ce qui fut fait par le R.P. Lallemant, à la prière du P. Joseph. L'on ne luy imposa point de nom pour estre proche de sa fin, car elle mourut le soir mesme de sa naissance, non en Payenne, mais en Chrestienne, qui luy donne le juste titre d'enfant de Dieu, & coheritiere de sa gloire.

Le pere & la mere furent fort affligez de la mort de ceste fille plus qu'ils n'eussent esté de celle d'un garçon, entant comme j'ay dit ailleurs, qu'elles ne sortent point de la maison du pere & que si elles se marient il faut d'ordinaire que le gendre vienne demeurer avec elle au logis de son beau pere. L'on consola ces pauvre gens au mieux que l'on peut, après quoy le Père Joseph leur demanda le corps de la deffuncte qu'ils avoient enveloppé à leur mode, pour la mettre en terre saincte au Cimetière proche Kebec, mais le pauvre homme estoit tellement passionné pour sa fille morte, qu'il la vouloit garder, & la porter par tout où il yroit, disant que puis que son ame estoit au Ciel, elle prieroit Latahoquan, qui est le Créateur, pour sa famille, & qu'elle n'auroit jamais de faim. Et comme on luy eut dit qu'à la fin il se lasseroit d'un tel fardeau. Il respondit que du moins il ne la vouloit pas enterrer que ceux de sa Nation ne fussent arrivez à Kebec pour en faire le festin plus solemnel, & leur tesmoigner par effect l'ayse & le contentement qu'il avoit du Baptesme de sa fille, & qu'à present il se pouvoit dire parent & allié de tous les François depuis cette magnificence.

Nonobstant les RP. le gaignerent tellement qu'il consentit qu'elle seroit enterrée en terre saincte, & avec les ceremonies de la saincte Eglise, au plustost qu'il se pourroit, sans attendre la venue de ceux de son pays, qui ne devoit pas estre de long temps. A ceste cérémonie se trouverent deux de nos Religieux, sçavoir le P. Joseph, & le F. Charles, le P. Lallement, & le F. François Jesuite avec plusieurs François de l'habitation, qui tous ensemblement se transporterent à la cabane de la deffuncte, qu'ils prirent & la porterent solemnellement en la Chappelle de Kebec chantans le Psalme ordonné aux enfans, puis le R.P. Lallement ayant dit la saincte Messe on fust l'enterrer au cimetière avec un assez beau convoy pour le pays, car le pere de l'enfant marchoit tout le beau premier couvert d'une peau d'Eslan toute neuve enrichie de matachias & bigarures, & avec luy marchoit le sieur Hébert & les autres François en suitte, selon l'ordre qui leur estoit ordonné, non si gravement mais moins modestement que ce Sauvage pere, qui tenoit mine de quelque signalé Prelat.

L'insolence & l'avarice sont blasmables, mesmes par ceux qui ne cognoissent point Dieu. Quand il fut question d'enterrer le corps il y eut quelque débat entre les François à qui appartiendroit les fourures dans quoy il estoit enveloppé, & vouloient luy arracher, particulierement un certain qui se disoit officier de la Chappelle, si la risée & moquerie des autres ne l'en eussent empesché. Ce que voyant le père de la deffuncte, il ne voulut permettre qu'aucun autre que luy l'enterrast peur du larrecin & des debas des François en quoy il se monstra tres-sage. Il disposa donc la fosse & la para avec des rameaux de sapin tout autour en dedans & mist 3 ou 4 bastons au fond pour empecher, que le corps des-ja enveloppé & garotté, ne touchast à la terre. Estant dans la fosse, il le couvrit d'une escorce de bouleau, & replia par dessus les rameaux de sapin qui sortoient en dehors, puis par dessus plusieurs pieces de bois pour le tenir en seureté contre les bestes, sans vouloir, permettre qu'aucun y jettast de la terre, jusques au lendemain matin qu'à son insceu on l'en couvrit peur de plus grand inconvenient.

Ce bon Sauvage a esté tousjours du depuis grand amy des François, & tesmoigna au renouveau suivant, à tous ceux de sa Nation, l'aise & le contentement qu'il avoit du salut de sa fille, par un festin solemnel qu'il leur fist plus splendidement que de coustume en la memoire de la deffuncte qu'il n'avoit pu faire pour leur absence le jour de la sepulture.

La joye que nous eusmes du salut de cette pauvre ame, fut bien-tost suivie d'une affliction en la mort du sieur Hebert, laquelle fut autant regrettée des Sauvages que des François mesmes, car ils perdoient en luy un vray pere nourricier, un bon amy, & un homme tres-zelé à leur conversion, comme il a tousjours tesmoigné par effect jusques à la mort, qui luy fut aussi heureuse comme sa vie avoit pieusement correspondu à celle d'un vray Chrestien, sans fard ny artifice.

Je ne peux estre blasmé de dire le bien là où il est, & de déclarer la vertu de ce bon homme, pour servir d'exemple à ceux qui viendront aprés luy, puis qu'elle a esclatté devant tous & a esté en bonne odeur à tous. Si je n'en dis point autant des vivans, personne ne doit estre appellé Sainct qu'après sa mort, ny jugé comme meschant, jusques aprés le trespas, pour ce qu'on peut tousjours déchoir de sa perfection ou sortir du vice pour la vertu. Un jour juge de l'autre, mais le dernier juge de tous disoit un Philosophe, & par ainsi il faut attendre aprés la mort pour juger de l'homme.

Dieu voulant retirer à soy ce bon personnage & le recompenser des travaux qu'il avoit souffert pour Jesus-Christ, luy envoya une maladie, de laquelle il mourut 5 ou 6 sepmaines après le baptesme de ceste petite fille de Kakemistic. Mais auparavant que de rendre son ame entre les mains de son Createur, il le mist en l'estat qu'il desiroit mourir, receut tous les Sacremens de nostre P. Joseph le Caron, & disposa de ses affaires au grand contentement de tous les siens. Apres quoy il fist approcher de son lict, sa femme & ses enfans ausquels il fist une briesve exhortation de la vanité de cette vie, des tresors du Ciel & du mérite que l'on acquiert devant Dieu en travaillant pour le salut du prochain. Je meurs contant, leur disoit-il, puis qu'il a pleu à nostre Seigneur me faire la grâce de voir mourir devant moy des Sauvages convertis. J'ay passé les mers pour les venir secourir plustost que pour aucun autre interest particulier, & mourrois volontiers pour leur conversion, si tel estoit le bon plaisir de Dieu. Je vous supplie de les aymer comme je les ay aymez, & de les assister selon vostre pouvoir, Dieu vous en sçaura gré & vous en recompensera en Paradis: ils sont créatures raisonnables comme nous & peuvent aymer un mesme Dieu que nous s'ils en avoient la cognoissance à laquelle je vous supplie de leur ayder par vos bons exemples: & vos prieres.

Je vous exhorte aussi à la paix & à l'amour maternel & filial, que vous devez respectivernent les uns aux autres, car en cela vous accomplirez la Loy de Dieu fondée en charité, cette vie est de peu de durée, & celle à venir est pour l'éternité, je suis prest à l'aller devant mon Dieu, qui est mon juge, auquel il faut que je rende compte de toute ma vie passée, priez le pour moy, afin que je puisse trouver grace devant sa face, & que je sois un jour du nombre de ses esleus; puis levant sa main il leur donna à tous sa benediction, & rendit son ame entre les bras de son Créateur, le 25 jour de Janvier 1617, jour de la Conversion fainct Paul, & fut enterré au Cimetière de nostre Convent au pied de la grand Croix, comme il avoit demandé estant chez nous, deux ou trois jours avant que tomber malade, comme si Dieu luy eut donné quelque sentiment de sa mort prochaine.



Histoire de la conversion & baptesme de Mecabau Montagnais, avec l'exhortation qu'il fit à sa femme & à ses enfans avant sa mort.

CHAPITRE XXXVII

VErs la my Mars de l'an 1618: Les Sauvages qui avoient hiverné és environs de l'habitation, commencerent à s'approcher d'icelle à cause des neiges qui se fondoient, comme les rivieres, les glaces qui se détachoient par tout des bords, qui rendoient la navigation perilleuse, c'est ce qui les fit passer, & advancer peur de plus grandes incommoditez. Le sauvage Mecabau, autrement appellé pat les François Martin, que j'ay autrefois fort cogneu comme bon amy, & pour ses petites reverances qu'il vouloit faire à la Françoise, se cabana assez proche de nostre Convent, d'où il venoit souvent visiter nos Religieux & les RR. PP. Jesuites qui estoient fort ayse de sa compagnie, car par le moyen de son entretien on apprenoit tousjours quelque chose de la langue. Or il advint que le R.P. Masse Jesuite (encor nouveau dans la langue,) luy voulans dire quelque chose en Montagnais, luy dit tout autrement de sa pensée, certains mots qui signifioient, donne moy ton ame, aussi bien mourras tu bien-tost: ce qui estonna fort le Sauvage, qui luy repartit, comment le sçay-tu, ce que n'entendant pas le Pere Masse il continua sa première pointe, qui fascha à la fin aucunement le Sauvage & le porta à luy dire leur diction ordinaire, tu n'as point d'esprit, puis feignit s'en aller mescontant, ce qu'apercevant le R.P. Masse, changea de discours & luy fist present d'une escuellée de poix, qu'il accepta volontiers & l'emporta à sa cabane, d'où il revint à nostre Convent, pendant que ses enfans les firent cuire dans un chaudron sur le feu.

Estant chez nous il s'adressa au P. Joseph & luy conta le pourparler qu'il avoit eu avec le R. P. Masse, luy disant, mon fils (car ainsi appelloit il le Pere Joseph,) je viens de voir le P. Masse, je croy qu'il est plus vieux que moy & si n'a point d'esprit, car il m'a demandé par plusieurs fois mon ame, & me pronostique que je mourray bien-tost, & me semble neantmoins que je mange encore bien, & que j'ay de fort bonnes jambes, & d'où viendroit donc que je mourusse si-tost, sinon que luy mesme me voulut faire mourir. Le Pere Joseph luy dit, tu monstre bien toy mesme que tu as bien peu d'esprit d'avoir si mauvaise opinion de personnes qui te cherissent egalement comme nous, tu dis vray, dit-il, car il m'à donné une escuellée de poix que j'ay donnée à cuire à ma cabane pour mes enfans & pour moy, & ayant sçeu du Père Joseph, que le Pere Masse ne l'avoit interrogé que pour s'instruire de la langue, qu'il n'entendoit pas encore, il s'en retourna à sa cabane pour manger de ses poix, qu'il trouva amers comme aloës, & n'y pû apporter remède.

Or pour ce que le mal heur de l'histoire ou plustost bon heur, puis qu'elle luy causa son salut, vint de la salleté dont ils usent à l'aprest de leurs viandes; il faut que je vous die qu'ils ne nettoyent rien de ce qu'ils mettent au pot, s'ils ont un gros poisson ou un morceau de viande à couper ils mettent gentiment le pied dessus, & le coupent pour la chaudière, sans rien laver fut il fort salle, moisi où pourry, comme j'ay dit ailleurs. Ils en firent de mesme des poix du Pere Masse, tords au possible, d'alun, de noix de galle & de couperose, qui par mesgard s'estoient meslez parmy d'une composition d'ancre, mais qui rendirent les poix si extremement noirs & mauvais, qu'il fut impossible d'en pouvoir manger, ny le pere ny les enfans, ny mesme les chiens, dont un mourut pour en avoir mangé d'un reste que le pere avoit jetté en terre, & luy mesme en fut extremement malade, pour y avoir gousté, & ses enfans encor plus, de quoy il s'alla plaindre au Père Joseph, luy disant: mon fils, il est vray que le Pere Masse n'a point d'esprit de m'avoir voulu faire mourir, il m'a demandé mon ame, c'est à dire qu'il desiroit que je mourusse, dont je m'estonne d'autant plus que je ne luy ay jamais faict de desplaisir. Il m'a donné des poix qui ne valent rien & nous ont rendus, moy & mes enfans jusques à l'extremité, j'y ay mis de la viande, pour en oster le mauvais goust, & ils n'en ont pas esté meilleurs, j'ay tout jetté aux chiens dont l'un en est des-ja mort & ne sçay que deviendront les autres, voy donc mon fils le mal que l'on nous veut, & y apporte du remede.

Le Pere Joseph bien estonné du discours de ce barbare; tascha de le consoler au mieux qu'il peut, & partit en mesme temps pour aller trouver le Pere Masse, auquel il conta l'effect des poix, qui fut bien esbahy ce fut le bon Pere, car il croyoit avoir faict une oeuvre de grande charité en faisant ce present, mais ayant mené le Pere Joseph au baril où il les avoit pris, il s'y trouva tant de drogues, que l'on ne douta plus de la malignité des poix & fut contrainct d'advouer, que le mal en venoit de là, mais pour ce qui estoit d'avoir demandé l'ame de ce pauvre homme, c'est à dire sa mort, le bon Pere asseura, comme il est tres-certain, qu'il ne pensoit pas luy tenir ce langage là & que cela luy devoit estre pardonné, comme n'estant pas encor assez instruict en leur langue. Je peux souvent manquer & dire une chose pour une autre en ces commencemens, dit-il au Pere Joseph, & partant, je vous supplie d'appaiser ce barbare & considerer que ce que je me hazarde de leur parler n'est que pour les instruire en m'apprenant tousjours ce qui ne se peut faire sans faute.

Le Pere Joseph ayant sçeu comme la chose s'estoit passée, retourna à son Sauvage, lequel il pria de croire que le tout s'estoit faict sans dessein de l'offencer, & qu'au contraire le Pere Masse l'aymoit tendrement comme son frere, & bien marry de ce mal heureux accidens qu'il eut voulu rachepter pour beaucoup, s'il eut esté à son pouvoir, mais que la faute estant faicte il la devoit pardonner quand bien il y auroit eu de la négligence du Pere à nettoyer ces poix. Le barbare luy repartit que c'estoient toutes excuses & qu'il l'avoit voulu asseurement faire mourir, & pour chose qu'on luy pû dire du contraire ou de luy pû jamais oster cela de l'esprit, & coëffé de ceste mauvaise opinion, il partit pour les Montagnais, vers les quartiers du cap de tourmente, où à peine fut il arrivé qu'il tomba griefvement malade, ce qui le contraignit d'avoir recours aux François, qui se trouverent là pour en recevoir quelque soulagement ou remede à son mal, mais pour soin qu'on en prit on ne le pû guerir ny remettre en santé. Le sieur Foucher qui estoit là Capitaine, luy fist donner du vin d'Espagne & de l'eau de vie pour le remettre en force, & voir si ces remedes extraordinaires luy serviroient mieux que d'autres drogues plus ordinaires, mais rien ne le pû soulager, dequoy ces bons François estoient for marris, pour l'avoir tousjours veu fort affectionné à leur endroit.

A la fin ce bon homme, qui conservoit en son coeur le desir d'estre Chrestien depuis un long-temps sans l'avoir absolument declaré le manifesta lors, & dit qu'il vouloit aller retrouver le Pere Joseph pour estre baptizé, & pour ce les pria de luy prester un canot, ce que fist le sieur Foucher aprés l'avoir supplié de demeurer là à cause de sa grande foiblesse, & pour les glaces, qui pourroient offencer son canot des ja fort depery & le perdre en suitte, mais cette priere fut inutile.

Car il avoit une telle apprehension de mourir sans avoir receu le baptesme, que la mesme apprehension estoit capable de l'envoyer au tombeau, si on ne lui eut donné contentement. Il s'embarqua donc avec ses deux fils, l'un aagé de 17 à 18 ans, & l'autre de 12 à 13, & arriverent tout d'une Marée proche de Kebec, en un endroit où la riviere portoit, & là ils deschargerent leur pere sur la glace, puis ayans caché leur canot dans les bois; l'un deux vint en nostre Convent advertir que leur père se mouroit, & supplioit le Pere Joseph de l'aller baptizer auparavant, d'autant qu'il le desiroit à toute instance. Ce qu'entendant le Pere Joseph plein de zele, prist un peu de vin pour le malade, & s'en alla promptement au devant de luy qu'il trouva en devoir de se faire trainer vers nostre Convent par l'un de ses fils. Sitost qu'il apperceut le P. Joseph, il luy cria de loin, mon fils je te viens voir pour estre baptisé, car je croy que je m'en vay mourir, tu m'as tousjours promis que tu me baptizerois si je tombois malade, et tu vois l'estat auquel je suis à present comme d'un homme qui n'a presque plus de vie.

Le Pere Joseph attendry des paroles de ce pauvre vieillard, lui dit: Mon Pere je suis marry de ta maladie, & me resjouy fort de ton bon desir, sçache que je ferai pour toy tout ce qu'il me sera possible, & te nourrirai comme l'un de mes freres; mais pour ce qui est du sainct Baptesme, comme la chose est en soi de grande importance il faut aussi y apporter une grande disposition, & me promettre qu'au cas que Dieu te rende la santé, que tu ne retourneras plus à ton ancienne vie passée, & te feras plus amplement instruire pour vivre à l'advenir en homme de bien, & bon Chrestien, ce qu'il promit.

Alors ledit Pere faisant office de charité & d'hospitalité, le prist par la main, & l'ayda à conduire en nostre Convent, où on lui disposa un grabat dans l'une des chambres, plus commode & y fut traicté & pensé par nos Religieux au mieux qu'il leur fut possible, pendant cinq jours que la fievre continue luy dura avec des convulsion fort estranges. Le Chirurgien des François le vint voir, & luy fist aussi tout ce qu'il pû, mais comme ces gens là ne se gouvernent pas à nostre mode, l'on avoit beaucoup de peine autour de luy, & s'il vouloit qu'il y eut tousjours quelque Religieux peur de mourir sans le Baptesme qu'on differoit luy donner pretextant l'apparence d'une prochaine guerison, qui trompa nos frères.

J'ay admiré la ferveur & devotion de ce bonhomme pendant sa maladie, car de nos Religieux m'ont asseuré qu'il proferoit tous les jours plus de cent fois les saincts noms de Jesus Maria, & demandoit continuellement d'estre enrollé soubs l'estendart des enfans de Dieu jusques à un certain jour qu'il dit au P. Joseph, Mon fils je pense que tu me veux laisser mourir sans Baptesme, & as oublié la promesse que tu m'avois faicte de me baptizer quand j'y serois disposé, quelle plus grande disposition desire-tu de moy, que de faire tout ce que tu veux, & croire tout ce que tu crois, dans laquelle croyance je veux vivre & mourir. Mon mal se rangrege prend garde à moy, & que par ta faute je ne sois privé du Paradis, pour ce que tes remises me mettent dans un hazard de perdition.

Là dessus le Père luy dit qu'asseurement il le baptizeroit avant mourir, & qu'il n'eust point de crainte, & que ce qui l'avoit obligé à ces remises estoit outre l'esperance de sa guerison, qu'il vint avec le temps à retourner à ses superstitions, & oublier le devoir de Chrestien, comme il est facile à ceux qui ne seroient pas deuëment instruicts vivans parmy vous autres. A quoy le Sauvage repartit, Mon fils, il est vray qu'il est bien difficile de pouvoir vivre parmy nous en bon Chrestien, veu que les François mesme qui y viennent hyverner ny vivent point comme vous, mais sçache que tu ne seras pas en peine de m'y voir plus, car je me meurs & n'en peu plus, une chose ay je encore à te prier de me faire enterrer dans ton cimetiere auprés de Monsieur Hebert, car je ne veux pas estre mis avec ceux de ma Nation, quoy que je les ayme bien, mais estant baptizé il me semble que je dois estre mis avec ceux qui le sont, mes enfans n'en seront point faschés, d'autant que je leur diray en leur faisant sçavoir ma derniere volonté, de laquelle je croy qu'ils feront estat.

Le Pere le voyant perseverer dans une si ferme resolution de son salut, luy accorda sa demande, & le baptisa pendant une convulsion qui luy arriva tost après, laquelle fut telle qu'il eut opinion qu'elle l'emporteroit: Neantmoins il revint à soy, & ayant demandé le Baptesme, il luy fut dit qu'il venoit d'estre baptizé, ce que tous luy tesmoignerent, & mesme l'un de ses enfans qui estoit là present, dequoy il se monstra tres-satisfaict par ces paroles, disant, Jesus Maria, je suis bien content, & ne me soucie plus de mourir puis que je suis Chrestien, & puis disoit par fois Jesus prend moy à present, ce qui donnoit de la devotion aux plus indevots mesmes qui admiroient ces paroles.

Peu de temps après arriverent trois Sauvages, Napagabiscou son gendre, un de leur Médecin, avec un autre de leurs amis. Sitost qu'ils furent entrez le Médecin demanda au malade combien de jours il y avoit qu'il estoit dans ces langueurs, l'autre luy respondit quatre, puis le Medecin le prenant par la main la regarda, & die qu'il cognoissoit par icelle qu'un homme luy avoit donné le coup de la morts mais que s'il vouloit permettre qu'il le chantast, qu'il le rendroit bien tost guery, ce que le malade ne voulut permettre disant qu'estant à present baptizé cela ne se devoit plus faire, ce que luy confirma, Napagabiscou son gendre aussi Chrestien, & le loua de s'estre fait baptizer, & de ne souffrir plus ces importuns chanteurs qui ne clabaudent que pour leurs interests.

Neantmoins le malade fut porté de curiosité de sçavoir du Médecin comment il cognoissoit qu'un homme le faisoit mourir, confessant qu'on luy avoit donné à manger quelque chose qui ne valoit rien, nottez sans nommer le P. Masse, car nos Religieux luy avoient deffendu, le Medecin dit qu'il le voyoit fort bien en sa main. On luy demande de quelle Nation estoit celuy qui avoit donné le mal: il repart des Etechemins (qui est une Nation du costé du Sud de l'habitation & assez esloigné dans les terres.) On l'interroge comment cela s'estoit pu faire, puis qu'il y avoit plus de deux ans qu'on n'en avoit veu aucun en ces quartiers. Il dit qu'il estoit venu la nuict, & qu'ayanr trouvé Mecabau endormy qu'il luy avoit mis une pierre dans le corps, laquelle luy causoit ce mal, & le feroit mourir si on ne luy ostoit à force de souffler. Cela appresta un peu à rire à nos Religieux, qui luy dirent qu'il estoit un manifeste trompeur & ne sçavoit ce qu'il vouloit dire.

Mais comme il vit qu'on donnoit à manger à ce malade, il changea de notte, & dit à nostre Frere Gervais qui en estoit l'infirmier, ne vois-tu pas bien que tu n'as point d'esprit de donner à manger à cet homme qui n'a point d'appetit, & que quand on est malade on ne sçauroit manger, & qu'il faut attendre que l'on soit guery & en appetit, je ne sçay si ce Médecin avoit appris les maximes des Egytiens & des ltaliens, qui donnent aux malades, le pain & les viandes à l'once, mais il estoit un peu bien rigide, ce qui me faict derechef deplorer la misere de leurs pauvres malades, qui meurent souvent faute d'un peu de douceurs pour les remettre en appétit.

J'ay dit en quelque endroit que la vengeance & le soupçon en cas de maladie est fort naturelle, & attachée de pere en fils à nos Sauvages. Mecabau qui ne pouvoit oublier ses poix en conta l'histoire (à nostre insceu) au Médecin, & à son compagnon, qui en furent fort scandalisez, & sortirent de nostre Convent tout en cholere pour l'aller dire à leurs femmes, lesquelles en conceurent une telle aversion contre les RR. PP. Jesuites, qu'elles dépescherent en mesme temps un canot à Tadoussac, & un autre aux trois rivieres pour en donner advis à tous ceux de leur Nation, qu'elles conjurerent de se donner de garde puis que desja ils avoient faict mourir, le pauvre Mecabau. Qui fut bien estonné, ce furent nos pauvres Religieux, qui eurent aussi tost advis de ce mauvais trafic. Ils en tancerent fort ce nouveau baptizé, & le reprirent de n'avoir encore quitté cette mauvaise opinion, comme ils l'en avoient desja par plusieurs fois prié. Que faut-il donc que je fasse, leur dit-il, est il pas vray qu'ils m'ont donné des poix qui ne valoient rien, dont je suis malade & prest à mourir pour en avoir mangé. On luy dit que sa maladie ne venoit pas de là, & que c'estoit pour avoir trop travaillé & estre trop vieux. Il est vray, dit il, que je suis bien vieux, & que je ne puis pas toujours vivre, mais qu'est-il donc question de faire pour vous contenter, il faut dit le Pere Joseph que tu efface de ton esprit toutes les mauvaises pensées que tu as contre les Peres Jesuites, & que tu renvoye querir ces deux de ta Nation, à qui tu les as dites pour leur tesmoigner du contraire, ce qu'il promit, mais avec bien de la peine, car il ne vouloit pas se desdire.

Les hommes estans arrivez, il les pria de ne point croire ce qu'il leur avoit dit des Peres Jesuites, & qu'ils estoient de bonnes personnes, partant qu'ils renvoyassent à Tadoussac, & aux trois rivieres dire la mesme chose, ce qu'ils promirent moyennant quelque petit present, car entr'eux comme en Turquie les presens ont un grand pouvoir. Le gendre estant de retour, le malade luy dit qu'il se sentoit bien mal, & qu'il leur vouloit dire ses dernières volontés, & partant que l'on fit venir sa femme & ses enfans, ce qui fut promptement executé, estant arrivez, il les fist mettre autour de luy, & se tournant vers son gendre, luy dit, Napagabiscou tu es mon gendre que j'ay tousjours fort aymé dés que tu estois petit garçon, & pour cela je t'ay donné ma fille que tu as aussi tousjours aimé, tu n'as guere disputé avec elle, car elle t'ayme bien aussi, deffuncte ma femme qui estoit sa mere, m'aymoit bien aussi, & moy elle. C'est pourquoy je vous recommande de vous bien aymer, cela n'est pas bien quand on querelle l'un contre l'autre, car personne n'en peut estre edifié ny content. Aime bien auffi tes enfans, tes frères & tes soeurs qui sont mes enfans, aussi ta belle mère, qui est à present ma femme, quand ils auront necessité ne les abandonne point, donne leur tousjours de la chair & du poisson quand tu en auras.

Ne sois point querelleur avec les autres, ny porteur de mauvaises nouvelles, & pour ce faire ne hante point ton oncle Carominisit, car c'est un querelleur, ne va point en sa cabane, ny avec ceux qui font comme luy. Mais ayme les François & va tousjours avec eux, particulierement avec le Père Joseph, & ceux qui sont habillez comme luy, car tu es baptisé aussi bien, que moy. Il faut que tu les aymes plus que les autres puis qu'ils t'ont baptisez, quand tu auras de la viande, & du poisson, tu leur en donneras, & ne les abandonneras point. Ayme aussi les Pères Jesuites, & oubly ce que je t'en ay dit. Ayme aussi Monsieur du Pont, Monsieur de Champlain, Madame Hebert, & son gendre, & tous les autres François qui seront bons, & ne va point avec les meschans. Ne te fasche point quand je seray mort, il nous faut tous mourir & partir de ce pays icy, & ne sçavons quand. A quoy respondit le gendre, je feray tout ce que tu m'as dit mon pere, & puis se teut, car ils n'ont pas grand responce.

Puis le malade s'adressant à ses enfans qui estoient là pleurants, dit à son fils aisné: Matchonnon (ainsi s'appelloit-il) sois tousjours bon garçon, & ayme bien tes freres, & tes soeurs, ne sois point paresseux, car tu es bon chasseur, & bon pescheur, & ne sois point aussi quereleur, demeure avec ton beau frere, & toy & tous tes freres & soeurs, vivez bien en paix, ne va point à la cabane de ton oncle Carommisit, car c'est un quereleur. Si tu veux demeurer avec le Pere Joseph je le veux bien, il te baptisera, & tous tes frères, & croy ce qu'il dira, mais pourtant ne va point en France, car peut estre que tu y mourois, que tes frères n'y aillent point aussi. Pour demeurer icy avec luy je le veux bien. Je luy ay promis ton petit frere Chippe Abenau, s'il le veut avoir donne luy, mais qu'il n'aille point en France, comme je vien de dire.

Voicy comme il luy enseigne de prendre une fille honneste. Quand tu te marieras prens une fille qui ne soit point paresseuse ny coureuse, ayme la bien, & tes enfans, n'en prens point d'autres de son vivant, ne te fasche point contre elle, ne la chasse point, ayme tousjours tous les François, & les assiste de chair, & de poisson quand tu en auras, & de l'anguille au temps de la pesche, que tu donneras au Pere Joseph, & à ses Freres, afin qu'ils n'ayent point de faim. Ne te fasche point quand je seray mort. Le Pere Joseph me donnera un drap pour m'ensevelir, & m'enterrerai auprès de Monsieur Hebert, ne t'en fasche point. A tout cela le fils luy respondit de mesme que le gendre, mon pere je feray tout ce que tu m'as dit, & le mettent en effet, car ils ont en grande veneration les dernières paroles de leur pere & mere, plus que toutes les autres qu'ils leur ont dites de leur vivant, en quoy ils sont imitez de tous les bons Chrestiens, pour ce que les dernieres paroles sont ordinairement les plus energiques & salutaires.

Le pauvre Mecabau fit la mesme exhortation à tous ses autres enfans, les uns après les autres, par lesquelles il leur recommandoit particulierement la paix & l'amitié, qui estoit tout ce que sainct Jean recommanda à ses Disciples avant sa mort, disant qu'en ce seul, commandement de s'aymer l'un l'autre, ils accompliroient toute la Loy. Puis s'adressant au Pere Joseph, & à tous ses Religieux il luy dit: Pere Joseph mon fils, je te remercie de ce que tu m'as Baptisé, & m'as souvent donné à manger, & à tous mes enfans, ayme les auffi comme tu m'as aymé je t'en prie. Quand ils auront faim donne leur à manger, & si tu n'y es pas, tu diras à tes frères qu'ils leur en donnent. Je t'ay tousjours bien aimé, voyla pourquoy je te donne mon petit garçon Chappe Abenau, ayme le, & tous mes enfans, baptise les, mais je te prie qu'ils n'aillent point en France, tu as bien entendu tout ce que je leur ay dit, je veux qu'ils le facent, & se tournant vers Frere Gervais, il luy dit, Frère Gervais ayme bien aussi mes enfans, si tu veux aller Hyverner, pour apprendre la langue, va demeurer avec eux, ils auront soin de toy. Quand le Pere Joseph sera mort tu diras à tes autres Freres qui viendront, qu'ils ayment bien mes enfans.

Lors le Pere Joseph dit, je suis bien edifié de tes paroles, par lesquelles tu montre que tu as de l'amitié, & de l'esprit, mais je suis estonné que tu deffends à tes enfans d'aller en France, où, il y faict si beau vivre, je te promets bien que je les aymeray, & assisteray, de tout mon pouvoir, mais pour le petit Chippe Abenau que tu m'as donné, je serois bien ayse de le conduire en France, avec le petit Louys fils de Choumin, à quoy il ne voulut jamais consentir, à cause qu'il y en estoit mort quelqu'uns de leur Nation. Puis il faict son Testament, en recommandant à ses enfans d'aymer aussi leur belle mère, qui ne s'estoit pû la trouver; & comme il estoit de son naturel fort jovial, levant les yeux, ça dit-il, ou est la mort elle ne vient point.

Mais on luy dit aprés, Mecabau, vous avez eu raison d'exhorter vos enfans, & de mespriser la mort, vous sentant bien avec Dieu; neantmoins il y a encore une chose que vous avez oublié, de leur enjoindre payer à Monsieur Corneille ce que luy devez, (c'estoit le Commis de la traite) car on doit payer ses créanciers, comme nous vous avons dit, ou donner charge qu'il se fasse payer. Vous n'avez point d'esprit, respondit-il, ne sçavez vous pas bien qu'il a tant gaigné avec moy, & que je luy ay tant donné de testes, & de langues d'eslan, & des anguilles à foison, lors que je faisois la pesche, c'est au moins qu'il me donne ce que je luy dois, si je retourne en convalessence je le payeray, mais si je meurs je ne tueray plus de castors pour luy satisfaire, & n'entend point laisser debtes à mes enfans, & comme on luy eut dit qu'il n'y avoit que 20 castors à payer, ce n'est pas beaucoup, dit-il, c'est pourquoy il luy sera plus facile de me les quitter, car il est assez riche, & nous pauvres.

Le lendemain matin sa femme le vint voir, faschée de ce qu'il vouloit estre enterré à nostre Cimetiere, & pria ses enfans de le mener à sa cabane, pour estre enterré avec ceux de sa Nation, car elle ne pouvoit souffrir pour la mesme raison qu'il mourut en nostre maison, ce bon homme refusoit fort & ferme de sortir, car il n'osoit desobliger nos Religieux, qui le prioient de demeurer, mais à la fin il fut tellement, persuadé qu'il fut contraint de se laisser conduire à sa cabane, disant qu'on luy avoit asseuré qu'il n'importoit où l'on mourut pourveu que l'ame fut sauvée, & ainsi partit nostre malade conduit sur une trame par sa petite fille.

Nos Religieux neantmoins ne l'abandonnèrent point, car ils l'alloient souvent voir pour l'exhorter à la perseverance, mais, comme il arriva que le Pirotois, & plusieurs de ses amis l'allerent visiter pour le divertir par quelque chanterie, le malade leur souffrit, & chanta avec eux, non à dessein de guarison, mais pour leur complaire, ce que sçachant les François, firent courre le bruit qu'il estoit retourné à ses superstitions passées, en quoy ils se trompoient, car à ce faux bruit le Pere Joseph y fut qui le trouva tousjours dans sa première devotion, & n'avoit chanté, que pour complaire aux autres, car, l'ayant interrogé il protesta qu'il vouloit vivre & mourir en bon Chrestien, & dans nostre croyance comme il avoit promis au Sainct Baptesme. On luy oyoit aussi souvent dire ces mots, Jesus Maria, Chouetimit egoke sadguitan, qui signifie en François, Jesus Maria ayez pitié de moy & je vous aymeray.

Et comme la maladie s'alloit rengregeant il perdit peu à peu la parole, & mourut en nostre Seigneur pour vivre en Paradis, comme pieusement nous pouvons croire. Il fut ensevely dans le drap que nos Religieux luy avoient donné, puis enterré au Cimetière de ceux de sa Nation, proche le jardin qu'on appelle du Pere Denys, pour le contentement de ses parens, qui autrement n'eussent point vescu en paix.



Des Missions & fruicts des Freres Mineurs en toutes les principales parties du monde, & d'un Religieux Dominicain, venant actuellement de la grande ville de Goa, capitale des Indes Orientales.

CHAPITRE XXXVIII.

SI nos Freres qui sont à present devant Dieu, & ceux qui restent en tres grand nombre dans toutes les parties de la terre habitable, estoient blasmable en quelque chose, ce seroit pour avoir esté trop retenus, & n'avoir descrites leurs sainctes actions & les grands fruicts qu'ils ont faits, & font actuellement en l'Eglise de nostre Seigneur, qui eussent servy pour nostre exemple & edification; mais comme leur sentiment a esté bon & ne cherchent que l'honneur & la gloire de Dieu, ils se contentent de bien faire sans se soucier des vaines louanges du monde, de maniere que si nous sçavons quelque chose d'eux, ça esté plustost, par autruy que par eux mesmes, car ils ne se sont jamais amusez à faire des Relacions annuelles, qui ne sont pour l'ordinaire que redites, & un desguisement de Rhetoriciens, autant plein de fueilles que de fruicts.

Nos pauvres Religieux ont esté en effet des ames choisies de Dieu pour le salut des peuples ont peu parlé, moins escrit, & beaucoup operé, car le vray serviteur de Dieu, en operant, patissant, & souffrant, non plus qu'en jouissant n'a que la seule voix de l'agneau à l'imitation du vray agneau J.-Christ, ouy & non. Leur vie & leurs actions sont vrayement admirables, & comme parfun très odoriferant devant Dieu, mais la recompence qu'ils en attendent est au delà de tout espoir humain, puis qu'un Dieu si bon ne peut petitement remunerer, donnant dés ce monde le centuple, & aprés la mort, la vie eternelle. La vertu porte tousjours son prix, & n'y a rien qui gaigne tant les coeurs que la douceur, & le bon exemple, & particulierement entre les Infidelles le mespris de l'honneur, & des richesses qu'ils admirent entre toutes les actions de vertu plus difficiles, pour ce que naturellement l'homme est porté d'en avoir, & de fuyr la disette, & le mespris le plus qu'il peut, & il est vraysemblable que cette pauvreté volontaire & le mespris de l'honneur & des richesses de la terre, est un tres-puissant moyen pour terrasser Satan, & luy faire lascher prise des ames qu'il traine dans la perdition, & c'est en cette vertu principalement, que nos Saincts Freres se sont faits admirer entre tous les Religieux qui ont passé depuis eux en ces terres Infidelles pour les acquerir à Dieu.

Plusieurs s'estoient imaginez que le monde se convertissoit plustost par la science des Doctes, que la bonne vie des simples, & c'est en quoy ils se sont trompez, car encor bien que l'un & l'autre soit necessaire, de peu sert le discours docte & eloquent sans l'exemple de vertu. Nostre Seraphique P. S. François souloit dire aux Predicateurs de son ordre qui sembloient avoir quelque vanité de leur science & du sujet de leur Predication: Ne vous enflez point Prédicateurs, de ce que le monde se convertit à Dieu par vos predications, car mes simples Frères convertissent auffi par leurs prieres & bon exemple, qui est la Prédication que principalement je desire & souhaite à tous mes Freres.

Il appelloit simples Freres ceux qui par humilité refusans la Prestrise, desiroient estre Freres Layz, qu'il appelloit par excellence les Chevaliers de sa table ronde, & les meres de la S. Religion, qu'il caressoit & embrassoit amoureusement & paternellement d'autant plus volontiers qu'il sçavoit le dire de David estre véritable, qu'il vaut beaucoup mieux estre le plus petit en la maison de Dieu que le plus grand en la maison des pecheurs, car la Prestrise est un estat qui requiert une si grande perfection, que sainct François par humilité ne l'a jamais voulu estre, & ses premiers compagnons, qui estoient tous gentils-hommes & lettrez n'aspirerent au Sacerdoce, ains choisirent estre freres Laiz par humilité comme ont eu faits beaucoup d'autres saincts personnage, qui s'en jugeoient indignes, tellement qu'au siecle d'or de nostre sacré ordre, à peine se trouvoit il des Religieux qui voulussent estre Prestres, & ce grand Anacorette Pacomius ayant jusques au nombre de 1400 Religieux en son Monastere, ne voulut jamais permettre qu'aucun fut in sacris, pour maintenir l'humilité en sa maison, & eviter le mespris de ceux qui se picquent de vanité, car un Prestre d'un village voisin, leur venoit à administrer les Sacremens.

Ils ne sont ainsi nommez freres Layz que pour les distinguer des freres du Choeur, car au reste ils sont vrayement Ecclesiastiques & de mesme profession & egalité en nostre Religion que les Religieux du Choeur, ils portent aussi ou peuvent porter, comme eux Ordonnances & Offices de nostre Custodie de Lorraine enjoignoient, une petite couronne clericale conformement à la volonté du Pape, qui en fist porter aux premiers compagnons de sainct François, & estoient indifferemment esleus Superieurs, Commissaires, Provinciaux, Gardiens & Vicaires, comme il s'est pratiqué en plusieurs lieux, & mesme de nostre temps nous avons veu Gardien de nostre Convent de Verdun un vénérable P. Daniel, frere Lay, à laquelle charge il est mort, chargé de gloire & de mérite.

Il y a quelques années, que demeurant, de communauté en nostre Convent de S. Germain en Laye, un jeune Religieux Dominicain actuellement venant de la grand ville de Goa, capitale des Indes Orientales, qu'il avoit demeuré l'espace de dix année consecutives, nous dit que nos freres y sont tellement reverés pour leur vertu & egalement tous les Religieux des autres Ordres, qui sont dans les païs Indiens, que sans offencer aucun autre Religieux de nostre Europe, il n'avoit rien veu de pareil en toute la France, en Italie, ny par toutes les Espagnes.

Et veritablement je dois croire que ce bon Religieux parloit du fond de son ame & disoit verité, car bien qu'il fut actuellement retournant d'un si long & penible voyage, qui luy auroit pû causer de la distraction, il estoit neantmoins si retenu eu ses parolles, si modeste en ses actions, & si mortifié de la veue, qu'à peine levoit il les yeux en nous parlant. Il estoit neantmoins François de nation, lequel s'estant transporté en Espagne, fut faict page d'un Seigneur du païs, qui s'embarqua pour Goa, d'où le Viceroy pour sa Majesté Catholique, l'envoya depuis Ambassadeur vers le Roy de la grand Chine, qui le logea l'espace de six sepmaines dans l'un des plus beaux departemens de son Palais Royal, d'où il alla de là passer par la Perse. L'Ambassade finie, & l'Ambassadeur estant de retour à Goa, ce bon page faisant fruict de son voyage & de tant de merveilles, grandeurs & richesses qu'il y avoit vuës, comme les images & l'ombre des beautez du Ciel, prit resolution de quitter le monde & prendre le party de Dieu en l'Ordre S. Dominique, où il a acquis les vertus & les graces necessaires à un bon Religieux.

Je m'informé de luy des principales raretez du Royaume de la Chine, de cette grande muraille qui separe cet Estat de celuy des Tartares, sur laquelle il avoit marché quelque temps. De ce grand, riche & admirable Palais Royal. Des salles lambrissées de plaques d'or massif, couvertes & enrichies d'escarboucles & de diverses pierres precieuses, dans lesquelles l'Ambassadeur son maistre avoit esté receu. Des boulles d'or massif eslevées pour embellissement sur des colomnes, & par dessus les coins & saillies des architectures, & de tous, les pais par où il avoit passé, & trouvay ses responces conformes à tout ce que j'en ay pû apprendre dans l'histoire, & quelque chose de plus que les autres Autheurs, n'avoient point remarquées.

Ma curiosité me porta encores de m'enquerir du Royaume de Calicut, qu'il me dit estre voisin de celuy de Goa, mais commandé par un Roy idolatre, & que ce qu'il avoit le plus admiré estoit le nombre presque infiny de diamans & autres pierres precieuses desquelles brilloient toutes les niches & places où estoient posées leurs idole, & luy reprochoient comme gens terrestre & grossiers, que le Dieu des Chrestiens de l'Europe estoit un Dieu bien pauvre & necessiteux puis que son peuple & ses gens estoient contraincts de passer les mers jusques dans les dernieres extremités de la terre pour avoir de l'or & des pierreries, desquelles leurs Dieux avoient en abondance & de tous biens, comme en effect c'est un tres-riche païs.

Ce ne sont pas seulement les idoles de Calicut & les peuples idolatres, qui en sont enrichis jusques dans un furieux excés, mais mesmes les peuples des Royaumes convertis & particulierement les dames de Goa quoy que Chrestiennes, en portent jusques sur leurs petits patins enchassées en des lames d'or, les oreillettes brillantes, leur pendent sur les espaules, qu'elles ont simplement couvertes jusques à la ceinture d'une fine chemise de cotton, qui debat avec la blancheur de leur chair, & la Thiarre de pierreries que les grandes Dames ont sur la teste leur semble donner grâce avec leur petite jupe volante de fine soye, & dans toutes ces mignardises & parmy tous ses puissans attrais, encore y voit on reluire de la vertu & plus de pudeur que l'on ne s'imagineroit pas, qui est neantmoins chose rare & bien difficile en une femme, qui veut estre estimée belle, & faict ce qu'elle peut pour sembler l'estre, il est vray qu'elles ont un advantage du climat, que les porte naturellement dans l'honnesteté, voyent de la devotion & une grande modestie aux courtisans, jusques au Viceroy mesme, qui faict souvent ses devotions dans nostre Convent, où sa pieté & les diverses mortifications, que nos freres exercent tous les Vendredys l'attirent, & puis l'amour qu'elles ont pour l'honneur & la bonne renommée, les tient en bride, mais tousjours y a il du hasard pour elles ou pour autruy.

Ce n'est pas seulement dans les Indes, que la vertu & la pauvreté Evangelique des Freres Mineurs a esté admirée & bien receuë d'un chacun, mais par tous les autres endroits du monde où ils ont habité. Jacques de Vitriac Cardinal, dit, que au Levant les Sarrazins admiroient leur perfection & humilité, & pour ce leur pourvoyent librement de vivres & logemens & qu'il avoit veu nostre Seraphique Pere sainct François prescher avec un tel zele & ferveur au Soldan d'Egypte, que le renvoyant de crainte de tumulte & souslevement de son peuple, îl luy avoit dit, prie pour moy afin qu'il plaise à Dieu me reveler la loy & la foy qui luy est plus agreable, tellement que ce S. Pere esbranla merveilleusement l'esprit & la constance de ce grand Prince, lequel se fut deslors converty, sans ceste damnable maxime d'estat, qui luy fist préférer la terre au Ciel; & l'enfer au Paradis, par une crainte de souslever son peuple & perdre son Empire, comme si Dieu ne protegeoit point les Princes & les Roys, qui le recognoissent & embrassent son party. Véritablement il est bien difficile & non point impossible, que les grands se sauvent, pour ce qu'ils se flattent eux mesmes & veulent estre flattez, & estre estimez Savans, lors que bien souvent ils irritent Dieu, & font desesperer un peuple.

Ce S. Pere eut douze compagnons qui le suivirent de prés, qui sont les douze premiers Martirs de l'Ordre que l'Eglise a canonisé; Le Pape Gregoire IX qui canoniza S. François, dans la certitude qu'il eut du grand fruict que faisoient nos Freres, leur donna pouvoir de prescher & confesser par tout le monde, où ils se sont depuis espandus, comme il appert par une Epistre d'Alexandre 4, qui siegeoit l'an 1254, 28 ans aprés la mort de S. François que j'ay inserée icy pour vostre edification, Alexandre &c. A nos fils & bien aymés les Freres Mineurs, voyageant aux terres des Sarrazins, Payens, Grecs, Bulgares, Cumanes, Ethyopiens, Syriens, Hyberiens, Alains, Garites, Gots, Rutheniens, Jacobites, Nubians, Nestoriens, Georgiens, Armeniens, Indiens, Mossellaniques, Tartares, Hongrois, de la haute & basse Hongrie, Chrestiens captifs entre les Turcs, & autres nations infidelles du Levant, ou quelque autre part qu'ils soient, salut & Apostolique benediction. Ceste lettre est capable d'annoblir pour jamais l'essence de cet Ordre, & r'allumer dans les coeurs de ses professeurs un vehement amour de l'amour de Dieu & du prochain car 1. on void nos Freres semés aux principales parties du monde, Europe, Asie & Afrique, 2. Ils font espandus par toutes les Provinces & nations plus esloignées, plus Sauvages & Barbares de la terre. 3. Ils entreprennent la conversion de toute sorte d'Infidelles, Schismatiques, Idolatres, Payens, Mahometans, Heretiques, Sarrazins, Turcs, & Juifs, qui est tout le plus grand service qu'on peut rendre à Dieu en ce monde icy.

Environ l'an 1271 fut envoyé és Grece & Tartarie Hierosme d'Ascoli, depuis General, Cardinal, & Pape Nicolas IV, par le Pape Grégoire X, qui mesnagea si bien & si heureusement la reconciliation de l'Eglise Grecque avec la Latine, qu'il amena au Concile General de Lyon, l'Empereur des Grecs, & quarante Princes, qui se vinrent prosterner aux pieds de sa Saincteté, & luy protesterent toute sorte d'obeyssance. Les Ambassadeurs des Tartares, conduits par le mesme furent Baptisez fort solemnellement à la grande Esglise avec un honneur incroyable des Freres Mineurs, occasion pourquoy plusieurs Religieux de cet ordre y furent prescher & enseigner la Foy & la Religion Chrestienne, & derechef Benoist XI, l'an 1341, envoya deux freres Mineurs pour ses Legats, pour restablir la Foy, & eurent permission de l'Empereur d'y prescher l'Evangile, qui profita estrangement.

L'an 1289, Frere Raimond Geoffroy, Provincial esleu General, fut prié par le Roy d'Armenie d'envoyer des Frères Mineurs pour les instruire en la Foy. Il y en depeicha six qui publierent l'Evangile avec un admirable succez, desquels Frere Pierre de Tolentin y receut la couronne du Martyre.

1322. En la ville de Thamné de l'Inde Orientale, furent martyrisez, quatre Religieux passans de Thauris à Carhai, puis à Olmus, de là ils s'embarquerent pour aller à Tharnné, distant trois mois de navigation de Thauris, où ils baptizerent grand nombre de ces Infidels. L'un deux nommé frere Jacques fut exposé par d'eux fois au feu sans brusler Dieu le conservant miraculeusement aussi bien que les trois enfans dans la fournaise de Babylone. Et les habitans du pays prenant de la terre où ont esté martyrisez ces Saincts & la trempant dans l'eauë, & la beuvant se sont guéris miraculeusement de leurs maladies.

1332. A la requeste de Zacharie Archevesque de sainct Thadée en la grande Armenie obeyssant au Pape, le General de l'Ordre envoya grand nombre de Religieux d'Aquitaine & Provence pour la conversion de ses peuples. Le Pere Arnaut demeurant avec Imperatrice Latina de la maison de Savoye, convertit son mary, qui obtint du Pape Jean XXII, des Religieux pour la conversion de ses peuples.

1336. A la requeste de Robert, Roy de Sicile frere de S. Louys Evesque de Tholose, le Turc octroya aux Religieux de sainct François, le mont de Syon, le S. Sepulchre de nostre Seigneur & Bethleem, où estoit autrefois le devot Monastere de Paule & Eustachium, que les Recollects possedent à present avec Nazaret. Le mont Liban, ou ils ont edifié plusieurs Convents depuis deux ans, en ont un en Galata lez Constantinople, avec une residence, & un autre des Conventuels, & en beaucoup d'autres lieux sur les terres des Turcs, où ils souffrent souvent de grandes persecutions, comme nous font foy les lettres que nous en recevons de nos Freres.

1340. Le Chapitre General envoya des Religieux en Sclavonie, & au Royaume de Bosna infectez d'heresie, & y firent, tel fruict qu'après la conversion de ces peuples, ils y bastirent sept Custodies de Convents. Ce fut la mesme année que F. Gentil fut martyrisé preschant en Perse, lequel auparavant estant en Babylone, ne pouvant apprendre la langue Arabique, resolu de s'en retourner en son pays, il rencontra un Ange en chemin qui la luy enseigna miraculeusement, ayant depuis heureusement presché en cette langue là.

1341. L'Empereur des Tartares duquel nous avons parlé, fist bastir, quoy que Payen un Convent aux freres Mineurs en la ville d'Amalech, & appelloit F. François d'Alexandrie son pere, qui l'avoit divinement guery d'une fistule, & luy bailla son fils pour estre catechizé & baptizé.

1342. F. Paschal ayant appris la langue Carmanique, de laquelle on use par tout l'Empire des Tartares, des Perses, Chaldeens, Medes, & Carhai; voyagea & prescha jusques à la ville de Burgaut & Amalech, qui sont aux derniers confins des Perses & Tartares, où aprés plusieurs travaux il fut martyrisé: deux autres le furent encor preschant à Valnacastre & Livonie par le commandement du Duc Idolatre.

Et pour ne parler que des plus insignes missions, Urbain V, 1370; envoya 60 Religieux de sainct François sous la conduite de Frère Guillaume du Prat, qu'il fist Evesque & son Legat au Royaume de Carhai, au mesme au Frere Jean de Naples prescha la Foy au Roy de Gaza où il fut mis à mort aussi bien que quatre autres en Bulgarie par la faction des Grecs.

Voicy derechef un solemnel Ambassade d'Eugène quatriesme, qui depute F. Albert de Sartian, insigne Predicateur, & grand homme d'affaires avec 40 Religieux au Preste-jan, duquel il obtient pouvoir d'aller par tout son Empire, & l'an 1439, il retourna à Florence où se tenoit le Concile General, ayant amené avec soy R.P. en Dieu F. André Abbé du Monastere sainct Anthoine, Legat & Commissaire du Preste-jan, qui desiroit recevoir instruction, & rendre obeyssance à l'Eglise Romaine. Il fut receu avec toute sorte de magniscence & joye, & enseigné en la Foy & doctrine orthodoxe. Au mesme temps F. Jean de Capistran Vicaire General de l'Ordre estant allé en Levant pour là Reformation des Convents de l'Ordre, y amena les Ambassadeurs Arméniens, & depuis fut Legat en Lombardie, où il ramena le Duc de Milan qui favorisoit le Concile de Basle. Martin V le fit Inquisiteur General du sainct Office par toute la Chrestienté où il se trouvoit. Eugene 4 luy confirma cette dignité, & le fit son legat contre les Juifs, Payens & Heretiques, & convertit un jour à Rome 40 Juifs avec le Prince de la Synagogue nommé Sagelas, lequel il rendit muet & vaincu en dispute publique, & refusa, plusieurs Eveschez pour estre plus libre à prescher, à la requeste de l'Empereur Frederic, de l'Archiduc d'Austriche, d'Eneas Sylvius Evesque de Sienne Legat du sainct Siege, depuis Pape Pie Second, Nicolas V l'envoya en Hongrie & Allemagne, où il avoit acquis une si grande créance qu'Eneas Sylvius en dit ses mots: Frere Jean est un homme de Dieu, les peuples d'Allemagne le tiennent comme un Prophete, il a le pouvoir, s'il vouloit au moindre signe de la main, d'eslever une grande multitude; il se trouva avec un Crucifix en main à la bataille que les Chrestiens gaignerent en Hongrie contre Mahomet second, qui avoit tout fraischement envahy l'Empire de Constantinople, & se promettoit là conqueste de toute la Chrestienté, mais, ce serviteur de Jesus-Christ anima tellement par ses prédications les Chrestiens, qu'ils furent victorieux, ce que tesmoignent Nicolas Calcondile, Grec, & le livre Fasciculus temporum, autheurs qui vivoient au mesme temps.

Ce sainct personnage estoit receu en toutes les villes avec un applaudissement & joye incroyable, le peuple luy alloit au devant, il estoit receu avec le son des cloches, conduit en la grande Eglise, où l'on entonnoit le Cantique Te Deum Laudamus, avec la musique & les orgues, chacun admirant sa doctrine, & ses miracles, il baptisa en la Russie & Valachie plus de dix mille ames, chose incroyable par une seule predication, mais accompagnée de l'esprit de Dieu, à Gabrie en Pologne six vingts jeunes hommes estudians dirent à Dieu au monde pour endosser l'habit de Religion, desquels cent se firent Religieux de S. François; il fit brusler six chartées d'instrumens à jouer, & six cens, d'attifez & vains ornemens des femmes, lequels servent de prise au diable pour decevoir & perdre les ames.

Le Pape Calixte III, rapporta la victoire des Chrestiens sur les Turcs assiegeant Bellegrade l'an 1456, aux prières de ce grand serviteur de Dieu, en laquelle il n'y eut jamais que soixante Chrestiens de tués, & y demeura bien, deux cents quarante mille Turcs, avec 160 pieces de canon qui furent prises. Il mourut la mesme année le 13 Octobre aagé de soixante dix ans quatre mois, desquels il en avoit passé 40 & six mois en la vie Religieuse. Le Souverain, Pontife Calixte III pleura amerement sa mort & permit dés lors d'exposer son image, en publique, & faire l'office d'un sainct Confesseur, & Docteur en l'Evesché de Sulmona, d'où il estoit natif: & depuis ayant operé quantité de miracles, Grégoire XV, dernièrement decedé le déclara solemnellement bien heureux, avec permission de celebrer sa feste & son office en tout l'ordre S. François.

Le Bien heureux frere Jacques de la Marque l'an 1490, convertit à la Foy le Royaume de Bosna; dans lequel y avoit plusieurs Payens. Il prescha douze ans entiers par les commandemens d'Eugène IV, Nicolas V, & Calixte III en la Hongrie, Sclavonie, Dalmatie, Pologne, Albanie, Prusse, Dannemarc, & haute Allemagne, & fit un tel progrez, & profit qu'il baptiza plus de deux cents mille ames, soient Payens convertis, ou Schismatiques reunis à l'Eglise: suivant laquelle ils n'avoient pas esté deuement baptisez, manquant quelque chose d'essentiel au Baptesme. Il prescha 40 ans durant avec une infinité de miracles, mourut aagé de 90 ans, dont il en avoit vescu 61 en Religion, avec une rigueur & austerité incroyable. Sixte IV, à qui il avoit prophetizé qu'il seroit General, Cardinal, & puis Pape, commanda qu'on mit son image en l'Eglise pour y estre venerée, son manteau au Convent de Montbrandon où il prit l'habit, chasse les Diables encor à present, & sa corde & son habit font le mesme au Convent de nostre Dame la neufve à Naples où il est enterré.

Chargement de la publicité...