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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 17/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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C'était le vieux général Souham qui, en sa qualité de plus ancien divisionnaire, commandait en l'absence du maréchal Marmont. Le colonel Gourgaud parla du même ton, tant à lui qu'aux autres généraux, Compans, Bordessoulle, Meynadier, et, par surcroît de malheur, un nouvel ordre arriva en cet instant, ordre écrit cette fois, adressé directement au général Souham, et lui prescrivant de se rendre immédiatement à Fontainebleau. C'était la suite naturelle d'un usage établi à l'état-major impérial, et consistant à répéter par écrit tous les ordres verbaux de l'Empereur. Le vieux Souham ne fit pas cette réflexion si simple, mais frappé de la manière dont le colonel Gourgaud avait parlé, frappé plus encore de la répétition écrite des mêmes ordres, et ayant en ce moment la défiance d'une conscience qui n'était pas irréprochable, il conçut sur-le-champ une pensée des plus malheureuses. Napoléon, suivant lui, savait tout, il connaissait non-seulement la convention secrète conclue par le maréchal Marmont avec le prince de Schwarzenberg, mais l'adhésion qu'elle avait reçue des généraux divisionnaires du 6e corps, et il les appelait à Fontainebleau pour les faire arrêter, peut-être même fusiller. Le général Souham était un général de la révolution, excellent homme de guerre, ancien ami de Moreau, ayant conservé pour Napoléon la haine sourde de tous les généraux de l'armée du Rhin, se plaignant comme Vandamme, et avec autant de motifs, de n'avoir pas été fait maréchal, resté républicain au fond du cœur, et assez habitué aux procédés révolutionnaires pour croire Napoléon capable des actes les plus violents. Les autres généraux partagent la crainte de Souham, et se décident avec lui à exécuter la convention souscrite avec le prince de Schwarzenberg, sans attendre le retour de Marmont. Il assembla tout de suite ses collègues, les généraux Compans, Bordessoulle, Meynadier, leur dit que Napoléon, évidemment informé de ce qui s'était passé, les appelait auprès de lui pour les faire fusiller, et qu'il n'était pas d'humeur à s'exposer à une fin pareille. Ils n'en étaient pas plus d'avis que lui, et après quelques objections qui tombèrent devant l'affirmation répétée que Napoléon savait tout, ils consentirent à ce que proposait le général Souham, c'est-à-dire à ne pas attendre le retour du maréchal Marmont pour exécuter la convention conclue avec le prince de Schwarzenberg, et par conséquent à passer l'Essonne pour se mettre aux ordres du gouvernement provisoire. Le général Souham était si rempli de l'idée qu'on l'appelait pour s'emparer de sa personne, qu'il avait établi un piquet de cavalerie sur la route de Fontainebleau, avec ordre d'arrêter et d'abattre le premier officier d'état-major qui paraîtrait, si Napoléon, par impatience d'être obéi, renouvelait ses messages. Le colonel Fabvier, attaché à l'état-major du maréchal Marmont, désolé de ces résolutions si légères et si fâcheuses, s'efforça en vain de calmer le général Souham, de lui prouver qu'il s'exagérait le danger de sa situation, qu'au surplus les précautions qu'il venait de prescrire pour garder la route devaient le rassurer, qu'il n'avait qu'à y joindre celle de rester de sa personne au delà de l'Essonne, de manière à s'échapper au premier signal, que ne pas s'en tenir là, mais prendre sur soi le déplacement des troupes, c'était mériter et peut-être encourir le traitement qu'il redoutait bien à tort en ce moment. Rien ne put calmer cet esprit effaré, et aux excellentes raisons du colonel Fabvier il ne sut opposer que cet adage vulgaire de la soldatesque: Il vaut mieux tuer le diable que se laisser tuer par lui. Il persista donc dans son erreur.

Poussés par cette fatale illusion, les généraux divisionnaires du 6e corps avertirent le prince de Schwarzenberg, ou ceux qui le remplaçaient, de leur prochain mouvement, et craignant de rencontrer de fortes oppositions de la part des troupes, ordonnèrent que tous les officiers des régiments, depuis les colonels jusqu'aux sous-lieutenants, marchassent avec leurs soldats et à leur poste, de peur que les officiers se réunissant pour s'entretenir, ne vinssent à se communiquer leurs réflexions, peut-être leurs doutes, et ne fussent ainsi amenés à un soulèvement contre des chefs dont ils auraient deviné la défection.

Défection du 6e corps, les troupes ignorant ce qu'elles font. Ces précautions une fois prises, le 6e corps conduit par ses généraux franchit l'Essonne vers quatre heures du matin, le 5, pendant que les maréchaux étaient en conférence rue Saint-Florentin. Il s'avança en silence vers les avant-postes ennemis. Les troupes obéirent, ignorant la faute qu'on leur faisait commettre, les unes supposant que c'était la suite de l'abdication dont la nouvelle s'était répandue dans la soirée, les autres que c'était un mouvement concerté pour surprendre l'ennemi. Pourtant en voyant les soldats alliés border paisiblement les routes, et les laisser passer sans faire feu, elles commencèrent à concevoir des soupçons. Bientôt même elles murmurèrent. Quelques officiers complices de la défection cherchèrent à les apaiser, en alléguant divers prétextes, et firent continuer la marche sur Versailles. Mais les murmures allaient croissant à chaque pas, et tout présageait un soulèvement en arrivant à Versailles même. Ainsi passa à l'ennemi le 6e corps, à une seule division près, celle du général Lucotte, à qui l'ordre parut suspect et qui refusa de l'exécuter. La ligne de l'Essonne resta donc découverte, et le 6e corps, si nécessaire à l'exécution des projets de Napoléon, fut complétement perdu pour lui.

Le colonel Fabvier court avertir Marmont. Le brave colonel Fabvier n'ayant aucun moyen d'empêcher cette triste résolution, n'avait vu d'autre ressource, pour en prévenir les effets, que de se transporter en toute hâte à Paris auprès du maréchal Marmont. Mais dépourvu d'autorisation, il eut beaucoup de peine à franchir les avant-postes ennemis, n'y réussit qu'à force de sollicitations et de faux prétextes, arriva enfin à l'hôtel Talleyrand, n'y rencontra plus le chef qu'il cherchait, courut chez le maréchal Ney, y trouva les trois maréchaux assemblés, et fit à Marmont le récit qu'on vient de lire.

Marmont se désespère sans rien faire pour écarter de lui la responsabilité dont il est menacé. En apprenant cette terrible nouvelle, Marmont éprouva une violente émotion.—Je suis perdu, s'écria-t-il, déshonoré à jamais!—Le malheureux, hélas! ne crut pas assez ce qu'il disait, car il aurait fait les derniers efforts pour écarter de lui toute part de responsabilité dans cette défection. Mais il se contenta de gémir, de se plaindre, et de demander des consolations à ses collègues (fort peu disposés à lui en offrir), au lieu d'aller lui-même à Versailles afin de ramener ses troupes à leur poste à travers tous les périls. Tandis qu'il consumait le temps en doléances inutiles, un message de l'empereur de Russie vint annoncer aux représentants de Napoléon qu'ils étaient attendus rue Saint-Florentin. Ils partirent suivis de Marmont qui ne cessait de se lamenter sans agir, et dépourvus d'espérance depuis la fatale nouvelle qui était venue les surprendre.

Pendant que cette scène se passait sur la route de Versailles, les auteurs de la restauration des Bourbons s'étaient donné eux aussi beaucoup de mouvement. L'empereur Alexandre avait paru si ému du langage tenu par les maréchaux, et ses alliés eux-mêmes, bien que naturellement portés pour les Bourbons, avaient paru si touchés de l'avantage de terminer immédiatement la guerre par un accord avec Napoléon, que les royalistes réunis chez M. de Talleyrand conçurent de véritables alarmes. Efforts des royalistes pour raffermir la volonté chancelante d'Alexandre. Ils redirent à l'empereur Alexandre tout ce qu'ils lui avaient déjà dit bien des fois depuis cinq jours; ils dépêchèrent le général Beurnonville auprès du roi de Prusse, pour lui répéter les mêmes choses; ils n'avaient rien à faire pour persuader le prince de Schwarzenberg, mais ils le supplièrent de ne pas faiblir. En un mot ils ne négligèrent aucun soin pour prévenir un retour de fortune, qui dépendait surtout de la mobile volonté d'Alexandre. Ces efforts du reste étaient à peu près superflus, car on n'avait rien à dire aux cours alliées pour leur démontrer que les Bourbons valaient mieux que Napoléon caché derrière la régence de sa femme, mais elles craignaient de pousser Napoléon au désespoir, et ce motif était le seul qui pût les faire hésiter. Pourtant, après s'être réunis à l'hôtel Saint-Florentin, et avoir délibéré, les représentants de la coalition furent d'avis de persévérer, premièrement parce qu'ils s'étaient déjà fort avancés en faisant prononcer la déchéance de Napoléon et de ses héritiers, secondement parce que les Bourbons étaient bien autrement rassurants pour eux qu'une régence qui laisserait à Napoléon la tentation et le moyen de reprendre le sceptre, avec le sceptre l'épée; enfin parce que l'œuvre de se débarrasser de l'oppresseur commun étant si avancée, il valait mieux la pousser à terme, même au prix d'une dernière effusion de sang, que de l'abandonner presque accomplie. Ils avaient donc chargé Alexandre de déclarer qu'on persistait dans ce qui avait été primitivement décidé, mais sans lui communiquer une résolution énergique qu'ils n'avaient pas eux-mêmes, et sans lui donner pour les Bourbons une ardeur de zèle qui leur manquait.

L'événement d'Essonne achève de décider Alexandre. Alexandre, entouré du roi de Prusse et des ministres de la coalition, reçut les maréchaux présentés par M. de Caulaincourt, avec la même bienveillance que la veille. Il exprima encore une fois cette idée reproduite depuis quelques jours jusqu'à satiété, que les souverains alliés étaient venus à Paris pour y chercher la paix, et nullement pour humilier la France ou lui imposer un gouvernement; puis il répéta, d'une manière précise et résolue, les raisons déjà énoncées contre le maintien personnel de Napoléon sur le trône de France, mais d'une manière beaucoup moins ferme celles qu'on pouvait alléguer contre la régence de Marie-Louise. Il se prononça sur cette dernière partie du sujet d'une façon qui n'avait rien d'absolu, et qui laissait même ouverture au renouvellement de la discussion. Elle recommença en effet; les maréchaux répétèrent avec une extrême véhémence ce qu'ils avaient dit contre le rappel des Bourbons, et se montrèrent presque menaçants en parlant des forces qui restaient à Napoléon, et du dévouement qu'il trouverait de leur part pour la défense des droits du Roi de Rome. Alexandre, visiblement perplexe, regardait tantôt les interlocuteurs, tantôt ses alliés, comme s'il eût songé à une solution autre que celle qu'il avait mission de notifier[23], lorsqu'entra tout à coup un aide de camp qui lui adressa en langue russe quelques mots à voix basse. M. de Caulaincourt comprenant un peu cette langue, crut deviner qu'on annonçait au czar la défection du 6e corps, évidemment ignorée de ce monarque, à en juger par son étonnement.—Tout le corps? demanda Alexandre en avançant son oreille qui était un peu dure.—Oui, tout le corps, répondit l'aide de camp.—Alexandre revint aux négociateurs, mais distrait, et paraissant écouter à peine ce qu'on lui disait. Il s'éloigna ensuite un instant, pour s'entretenir avec ses alliés. Pendant que les trois négociateurs étaient seuls (Marmont n'avait pas osé se joindre à eux cette fois), M. de Caulaincourt dit aux deux maréchaux que tout était perdu, car il ne pouvait plus douter que la nouvelle apportée à l'empereur Alexandre ne fût celle de la défection du 6e corps, et que cette nouvelle ne changeât toutes les dispositions du czar. Les souverains alliés persistent dans la résolution d'écarter du trône Napoléon et sa famille. Alexandre reparut bientôt, mais cette fois ferme dans son attitude, décidé dans son langage, et déclarant qu'il fallait renoncer soit à Napoléon, soit à Marie-Louise, que les Bourbons seuls convenaient à la France comme à l'Europe, que du reste l'armée au nom de laquelle on parlait était au moins divisée, car il apprenait à l'instant qu'un corps entier avait passé sous la bannière du gouvernement provisoire, que toute l'armée suivrait sans doute ce bon exemple, qu'elle rendrait ainsi à la France un service au moins égal à tous ceux qu'elle lui avait déjà rendus, que sa gloire et ses intérêts seraient soigneusement respectés, que les princes rappelés au trône fonderaient sur elle, sur son appui, sur ses lumières, le nouveau règne; que pour ce qui regardait Napoléon, il n'avait qu'à s'en fier à la loyauté des souverains alliés, et qu'il serait traité lui et sa famille d'une manière conforme à sa grandeur passée. Ces paroles dites, Alexandre entretint les maréchaux l'un après l'autre, témoigna à Macdonald l'estime qui lui était due, caressa Ney de manière à troubler la tête malheureusement faible de ce héros, et retint quelques instants M. de Caulaincourt. Alexandre engage M. de Caulaincourt à retourner à Fontainebleau pour obtenir l'abdication pure et simple, en promettant le plus généreux traitement pour Napoléon et sa famille. Là, dans un court entretien, il laissa voir à celui-ci que les dernières indécisions des alliés avaient été terminées par l'événement qui s'était passé la nuit sur l'Essonne, car à partir de ce moment on avait bien compris que Napoléon ne pouvait plus rien tenter, et qu'il ne lui restait qu'à se résigner à sa destinée. L'empereur Alexandre renouvela les assurances qu'il avait déjà données du traitement le plus généreux à l'égard de Napoléon, ne dissimula pas qu'il s'était peut-être beaucoup avancé en offrant l'île d'Elbe, mais il ajouta qu'il tiendrait son engagement, et promit d'une manière formelle de faire accorder à Marie-Louise et au Roi de Rome une principauté en Italie. Puis il congédia M. de Caulaincourt en le pressant de revenir au plus tôt avec les pouvoirs de son maître afin d'achever cette négociation, car d'heure en heure la situation de Napoléon perdait ce que gagnait celle des Bourbons, et les dédommagements qu'on était disposé à lui accorder devaient en être fort amoindris.

Caresses qu'on prodigue à Marmont à l'hôtel Talleyrand. M. de Caulaincourt resté seul avec Macdonald, qui ne l'avait pas quitté, s'apprêta à retourner à Fontainebleau. Ney, entouré par les membres et les ministres du gouvernement provisoire, retenu au milieu d'eux, fut comblé de témoignages capables d'ébranler la tête la plus solide. Le maréchal Marmont de son côté était venu chez M. de Talleyrand où il allait être exposé à de nouvelles séductions. Il arrivait consterné de ce qui s'était passé sur l'Essonne, et cherchant dans les yeux des assistants un jugement qu'il craignait de trouver sévère, surtout en se rappelant ce que les maréchaux ses collègues lui avaient dit le matin. Mais au lieu d'expressions improbatives, ou au moins équivoques, il ne rencontra partout que l'assentiment le plus flatteur, les serrements de main les plus expressifs. On lui dit qu'après avoir héroïquement fait son devoir dans la dernière campagne, il venait de mettre le comble à sa belle conduite en sauvant la France par la détermination qu'il avait prise, qu'il n'était aucun prix trop grand pour un tel service, et que les Bourbons se hâteraient d'acquitter ce prix, quel qu'il pût être. L'infortuné Marmont était prêt d'abord à protester contre les faux mérites qu'on lui attribuait. Mais, assailli de félicitations, il n'eut pas la force de repousser tant d'honneur, tant d'espérances brillantes, et sans s'en douter, sans le vouloir, acceptant les compliments, il accepta la réprobation qui depuis est restée si cruellement attachée à sa mémoire.

Le 6e corps s'étant insurgé à Versailles, on supplie Marmont d'aller le faire rentrer dans l'ordre. Dans les révolutions les péripéties sont promptes et brusques. Tandis que les allants et venants de l'hôtel Talleyrand, ravis d'apprendre la défection du 6e corps et la résolution définitive des alliés, comblaient Marmont de compliments, cherchaient ainsi à l'associer à leur joie et à leurs espérances, une nouvelle soudaine vint altérer un instant leur félicité. Tout à coup on répandit le bruit qu'une sédition militaire avait éclaté à Versailles parmi les soldats du 6e corps, que ces soldats se disant trompés par leurs généraux, voulaient les fusiller, et qu'on n'était pas bien sûr des conséquences de cet accident imprévu. Avec plus de calme qu'on n'en conserve en pareille circonstance, on aurait compris qu'un corps de quinze mille hommes, séparé du gros de l'armée française, complétement entouré par les troupes alliées, serait anéanti ou désarmé s'il essayait de revenir sur ce qu'il avait fait. Mais on ne raisonne pas aussi juste dans le tumulte des journées de révolution. On craignît que ce corps, revenant en arrière par un coup de désespoir héroïque, ne rallumât les passions des troupes restées à Fontainebleau ainsi que l'ardeur belliqueuse de Napoléon, ne donnât même une forte émotion au peuple de Paris tranquille en apparence mais frémissant à la vue des étrangers, et ne fût en quelque sorte la cause d'un changement complet de scène. On fut ému et profondément troublé.

Un homme seul pouvait empêcher que l'heureux événement de la nuit ne devînt si promptement malheureux, et cet homme, c'était le maréchal Marmont. Ce maréchal effectivement devait avoir sur les troupes du 6e corps une grande influence, et plus que personne il était capable de les maintenir dans la voie où elles avaient été engagées. Marmont a la faiblesse d'accepter une mission qui le rend complice de l'événement d'Essonne. On l'entoura donc, et on le supplia d'aller achever l'œuvre commencée. On lui répéta pour la centième fois que le rétablissement de Napoléon contre l'Europe entière était impossible, que l'Europe, fût-elle vaincue sous les murs de Paris, ne se tiendrait point pour battue, recommencerait la guerre avec un nouvel acharnement, que la France serait ainsi exposée à une affreuse prolongation de maux, que la paix avec les frontières de 1790, que les Bourbons avec des garanties légales, étaient bien préférables à des chances pareilles, qu'au surplus lui Marmont était entré dans cette voie, qu'il y avait poussé son corps d'armée, que reculer maintenant serait hors de son pouvoir, resterait inexplicable, et que, déjà perdu avec Napoléon, il le serait à jamais avec les Bourbons.—Marmont qui ne voulait pas être ainsi perdu avec tout le monde, et qui, d'ailleurs, après avoir eu la faiblesse d'accepter des félicitations imméritées, désirait acquérir des titres incontestables à la faveur royale, se décida à partir pour Versailles, afin de ramener à l'obéissance les troupes mutinées du 6e corps. Il s'y rendit sur-le-champ, et, arrivé sur les lieux, trouva ses soldats en pleine insurrection, réunis hors de la ville, et refusant de reprendre leurs rangs malgré les efforts du général Bordessoulle auquel ils reprochaient vivement la conduite qu'on leur avait fait tenir. Succès de la mission de Marmont; son retour triomphal à l'hôtel Talleyrand. L'arrivée imprévue du maréchal Marmont leur causa une véritable satisfaction. Comme il était absent au moment où la défection s'était accomplie, ils supposaient qu'il l'avait ignorée, et en le voyant accourir, ils furent persuadés qu'il venait les tirer du mauvais pas où on les avait engagés. En outre, Marmont s'était acquis leurs sympathies par sa brillante bravoure dans la dernière campagne. Il se présenta donc à eux, fit appel à leurs souvenirs, retraça les circonstances périlleuses où il les avait commandés, et où il avait toujours été le premier au danger, réussit ainsi à leur arracher des acclamations, et, après avoir établi ses droits à leur confiance, leur dit que les ayant toujours conduits dans le chemin de l'honneur, il ne les en ferait pas sortir maintenant, qu'il les y conduirait encore lorsque ce chemin s'ouvrirait devant eux; mais que dans l'état de trouble où il les voyait, ils ne pouvaient être que des instruments de désordre, destinés à être vaincus par le premier ennemi qu'ils rencontreraient sur leurs pas, qu'il les suppliait donc de rentrer dans le devoir, de se replacer sous leurs chefs, promettant, dès qu'ils seraient redevenus une véritable armée, de revenir parmi eux, et d'y demeurer jusqu'à ce que la France fût sortie de la crise affreuse où elle se trouvait.—Marmont n'en dit pas davantage, et ses soldats expliquèrent ses réticences par le voisinage de l'ennemi qui les entourait de toutes parts. Ils se calmèrent, reprirent leurs rangs, et parurent disposés à attendre patiemment ce qu'il ferait d'eux. Au surplus il suffisait de quelques instants de soumission pour qu'on n'eût plus rien à craindre de leur mutinerie. Les coalisés naturellement allaient placer entre le 6e corps et Fontainebleau une barrière impossible à franchir.

Marmont retourna tout de suite à Paris pour annoncer l'heureux résultat de sa courte mission, pour recevoir les flatteries de cet hôtel de la rue Saint-Florentin qui l'avaient perdu, et dont il ne pouvait plus se passer. On l'y entoura de nouveau, on le combla de plus de caresses que jamais, et on lui promit cette éternelle reconnaissance, qui, de la part des peuples, des partis et des rois, n'est pas toujours assurée aux services même les plus purs et les plus avouables!

Vrai caractère de la conduite du maréchal Marmont. Ainsi s'accomplit cette défection, qu'on a appelée la trahison du maréchal Marmont. Si l'acte de ce maréchal avait consisté à préférer les Bourbons à Napoléon, la paix à la guerre, l'espérance de la liberté au despotisme, rien n'eût été plus simple, plus légitime, plus avouable. Mais même en ne tenant aucun compte des devoirs de la reconnaissance, on ne peut oublier que Marmont était revêtu de la confiance personnelle de Napoléon, qu'il était sous les armes, et qu'il occupait sur l'Essonne un poste d'une importance capitale: or quitter en ce moment cette position avec tout son corps d'armée, par suite d'une convention secrète avec le prince de Schwarzenberg, ce n'était pas opter comme un citoyen libre de ses volontés, entre un gouvernement et un autre, c'était tenir la conduite du soldat qui déserte à l'ennemi! Cet acte malheureux, Marmont a prétendu depuis n'en avoir qu'une part, et il est vrai qu'après en avoir voulu et accompli lui-même le commencement, il s'arrêta au milieu, effrayé de ce qu'il avait fait! Ses généraux divisionnaires, égarés par une fausse terreur, reprirent l'acte interrompu et l'achevèrent pour leur compte, mais Marmont en venant s'en approprier la fin par sa conduite à Versailles, consentit à l'assumer tout entier sur sa tête, et à en porter le fardeau aux yeux de la postérité!

Retour des maréchaux à Fontainebleau. Les agitations étaient tout aussi grandes mais d'une autre nature à Fontainebleau. Les trois plénipotentiaires y étaient retournés vers la fin de cette journée du 5, pour y transmettre la réponse définitive des souverains alliés. Empressement du maréchal Ney à devancer ses collègues. Le maréchal Ney, comblé des caresses du gouvernement provisoire, s'était fait fort d'obtenir et de rapporter l'abdication pure et simple de Napoléon. Aussi n'avait-il point attendu ses deux collègues pour partir, soit désir d'être seul, soit excès d'empressement à tenir ses promesses. Il avait trouvé Napoléon instruit de la défection du 6e corps, en appréciant mieux que personne les conséquences militaires et politiques, calme d'ailleurs, montrant d'autant plus de hauteur que la fortune montrait plus d'acharnement contre lui, et n'étant disposé à laisser voir ce qu'il éprouvait qu'aux deux ou trois personnages qui avaient exclusivement sa confiance. Napoléon remercia poliment le maréchal Ney d'avoir accompli sa mission, mais ne le mit guère sur la voie des épanchements et des conseils, devinant à son attitude, à son empressement à arriver le premier, qu'il avait un vif désir de contribuer au dénoûment, et peut-être de s'en faire un mérite. Son entretien avec Napoléon. Il écouta, presque sans répondre, tout ce que voulut dire le maréchal, et en effet celui-ci s'étendit longuement sur la résolution irrévocable des souverains, sur l'impossibilité de les en faire changer, sur l'espèce d'entraînement avec lequel on se prononçait à Paris pour la paix et pour les Bourbons, sur l'état de délabrement de l'armée, sur l'impossibilité d'en obtenir de nouveaux efforts, et, à propos du sang si abondamment versé par elle, il parla des malheurs présents avec vérité, mais sans ménagement, car cette âme guerrière était plus forte que délicate. Toutefois il ne s'éloigna point du respect dû à un maître sous lequel lui et ses compagnons d'armes avaient contracté l'habitude de courber la tête[24]. Napoléon après l'avoir écouté froidement et patiemment, lui répondit qu'il aviserait, et qu'il lui ferait connaître le lendemain ses résolutions définitives. Après cette entrevue le maréchal Ney, pressé d'acquitter sa promesse, se hâta d'adresser au prince de Bénévent une lettre, dans laquelle racontant son retour à Fontainebleau à la suite de l'insuccès des négociations du matin, insuccès qui était , écrivait-il, à un événement imprévu (l'événement d'Essonne), il ajoutait que l'Empereur Napoléon, convaincu de la position critique où il avait placé la France, et de l'impossibilité où il se trouvait de la sauver lui-même, paraissait décidé à donner son abdication pure et simple. Après cette assertion, au moins prématurée, le maréchal disait qu'il espérait pouvoir porter lui-même l'acte authentique et formel de cette abdication. La lettre était datée de Fontainebleau, onze heures et demie du soir.

Entretien du maréchal Macdonald et de M. de Caulaincourt avec Napoléon. M. de Caulaincourt et le maréchal Macdonald arrivèrent immédiatement après le maréchal Ney. Ils trouvèrent Napoléon déjà profondément endormi, et, après l'avoir réveillé, ils lui racontèrent avec les mêmes détails que le maréchal Ney, mais en termes différents, tout ce qui s'était passé à Paris depuis la veille, c'est-à-dire leurs négociations d'abord heureuses, du moins en apparence, et bientôt suivies d'un insuccès complet après la défection du 6e corps. Ils ne dissimulèrent pas à Napoléon que, dans leur conviction profonde, quelque douloureux qu'il fût pour eux de se prononcer de la sorte, il n'avait pas autre chose à faire que de donner son abdication pure et simple, s'il ne voulait pas empirer sa situation personnelle, ôter à sa femme, à son fils, à ses frères, toute chance d'un établissement convenable, et attirer enfin sur la France de nouveaux et irrémédiables malheurs. Ce conseil se reproduisant coup sur coup, quoique présenté cette fois dans les termes les plus respectueux, importuna Napoléon. Il répondit avec une sorte d'impatience qu'il lui restait beaucoup trop de ressources pour accepter sitôt une proposition aussi extrême.—Et Eugène, s'écria-t-il, Augereau, Suchet, Soult, et les cinquante mille hommes que j'ai encore ici... croyez-vous que ce ne soit rien?... Du reste, nous verrons... À demain...—Puis, montrant qu'il était tard, il envoya ses deux négociateurs prendre du repos, en leur témoignant à quel point il appréciait leurs procédés nobles et délicats.

Entretien confidentiel de Napoléon avec M. de Caulaincourt. À peine les avait-il congédiés qu'il fit rappeler M. de Caulaincourt, pour lequel il avait non pas plus d'estime que pour le maréchal Macdonald, mais plus d'habitude de confiance. Toute trace d'humeur avait disparu. Belles et touchantes paroles de Napoléon. Il dit à M. de Caulaincourt combien il était satisfait de la conduite du maréchal Macdonald qui, longtemps son ennemi, se comportait en ce moment comme un ami dévoué, parla avec indulgence de la mobilité du maréchal Ney, et s'exprimant sur le compte de ses lieutenants avec une douceur légèrement dédaigneuse, dit à M. de Caulaincourt: Ah! Caulaincourt, les hommes, les hommes!... Mes maréchaux rougiraient de tenir la conduite de Marmont, car ils ne parlent de lui qu'avec indignation, mais ils sont bien fâchés de s'être autant laissés devancer sur le chemin de la fortune.... Ils voudraient bien, sans se déshonorer comme lui, acquérir les mêmes titres à la faveur des Bourbons.—Puis il parla de Marmont avec chagrin, mais sans amertume.—Je l'avais traité, dit-il, comme mon enfant. J'avais eu souvent à le défendre contre ses collègues qui n'appréciant pas ce qu'il a d'esprit, et ne le jugeant que par ce qu'il est sur le champ de bataille, ne faisaient aucun cas de ses talents militaires. Je l'ai créé maréchal et duc, par goût pour sa personne, par condescendance pour des souvenirs d'enfance, et je dois dire que je comptais sur lui. Il est le seul homme peut-être dont je n'aie pas soupçonné l'abandon: mais la vanité, la faiblesse, l'ambition, l'ont perdu. Le malheureux ne sait pas ce qui l'attend, son nom sera flétri. Je ne songe plus à moi, croyez-le, ma carrière est finie, ou bien près de l'être. D'ailleurs quel goût puis-je avoir à régner aujourd'hui sur des cœurs las de moi, et pressés de se donner à d'autres?... Je songe à la France qu'il est affreux de laisser dans cet état, sans frontières, quand elle en avait de si belles! C'est là, Caulaincourt, ce qu'il y a de plus poignant dans les humiliations qui s'accumulent sur ma tête. Cette France que je voulais faire si grande, la laisser si petite!... Ah, si ces imbéciles ne m'eussent pas délaissé, en quatre heures je refaisais sa grandeur, car, croyez-le bien, les alliés en conservant leur position actuelle, ayant Paris à dos et moi en face, étaient perdus. Fussent-ils sortis de Paris pour échapper à ce danger, ils n'y seraient plus rentrés. Leur sortie seule devant moi eût été déjà une immense défaite. Ce malheureux Marmont a empêché ce beau résultat. Ah, Caulaincourt, quelle joie c'eût été de relever la France en quelques heures!... Maintenant que faire? Motifs qui le décident à abdiquer. Il me resterait environ 150 mille hommes, avec ce que j'ai ici et avec ce que m'amèneraient Eugène, Augereau, Suchet, Soult, mais il faudrait me porter derrière la Loire, attirer l'ennemi après moi, étendre indéfiniment les ravages auxquels la France n'est déjà que trop exposée, mettre encore bien des fidélités à l'épreuve, qui peut-être ne s'en tireraient pas mieux que celle de Marmont, et tout cela pour continuer un règne qui, je le vois, tire à sa fin! Je ne m'en sens pas la force. Sans doute il y aurait moyen de nous relever en prolongeant la guerre. Il me revient que de tous côtés les paysans de la Lorraine, de la Champagne, de la Bourgogne, égorgent les détachements isolés. Avant peu le peuple prendra l'ennemi en horreur; on sera fatigué à Paris de la générosité d'Alexandre. Ce prince a de la séduction, il plaît aux femmes, mais tant de grâce dans un vainqueur révoltera bientôt le sentiment national. De plus les Bourbons arrivent, et Dieu sait ce qui les suit! Aujourd'hui ils vont pacifier la France avec l'Europe, mais demain dans quel état ils la mettront avec elle-même! Ils sont la paix extérieure, mais la guerre intérieure. D'ici à un an vous verrez ce qu'ils auront fait du pays. Ils ne garderont pas Talleyrand six mois. Il y aurait donc bien des chances de succès dans une lutte prolongée, chances politiques et militaires, mais au prix de maux affreux.... D'ailleurs, pour le moment, il faut autre chose que moi. Mon nom, mon image, mon épée, tout cela fait peur.... Il faut se rendre.... Je vais rappeler les maréchaux, et vous verrez leur joie, quand ils seront par moi tirés d'embarras, et autorisés à faire comme Marmont, sans qu'il leur en coûte l'honneur...»—

Ce complet détachement des choses, cette indulgence envers les personnes, tenaient chez Napoléon à la grandeur de l'esprit, et au sentiment de ses immenses fautes. Si en effet ses infatigables lieutenants étaient aujourd'hui si fatigués, c'est qu'il avait atteint en eux le terme des forces humaines, et qu'il n'avait su s'arrêter à la mesure ni des hommes ni des choses. Ce n'étaient pas eux seulement qui étaient fatigués, c'était l'univers, et leur défection n'avait pas d'autre cause. Mais après de telles fautes il sied au génie de les sentir, de puiser dans ce sentiment une noble justice, et de s'élever ainsi à cette hauteur de langage qui donne tant de dignité au malheur.

Napoléon parla ensuite du sort qu'on lui réservait. Il accepta l'île d'Elbe, et pour ce qui le concernait, se montra extrêmement facile.—Vous le savez, dit-il à M. de Caulaincourt, je n'ai besoin de rien. J'avais 150 millions économisés sur ma liste civile, qui m'appartenaient comme appartiennent à un employé les économies qu'il a faites sur son traitement. J'ai tout donné à l'armée, et je ne le regrette pas. Désirs de Napoléon pour sa famille. Qu'on fournisse de quoi vivre à ma famille, c'est tout ce qu'il me faut. Quant à mon fils, il sera archiduc, cela vaut peut-être mieux pour lui que le trône de France. S'il y montait, serait-il capable de s'y tenir? Mais je voudrais pour lui et pour sa mère la Toscane. Cet établissement les placerait dans le voisinage de l'île d'Elbe, et j'aurais ainsi le moyen de les voir.—

M. de Caulaincourt répondit que le Roi de Rome n'obtiendrait jamais une telle dotation, et que, grâce à Alexandre, il aurait Parme tout au plus.—Quoi! reprit Napoléon, en échange de l'Empire de France, pas même la Toscane!... Et il se soumit aux affirmations réitérées de M. de Caulaincourt. Après son fils, il s'occupa de l'Impératrice Joséphine, du prince Eugène, de la reine Hortense, et insista pour que leur sort fût assuré.— Ses désirs pour la France et pour l'armée. Du reste, dit-il à M. de Caulaincourt, toutes ces choses se feront sans peine, car on ne sera pas assez mesquin pour les contester. Mais l'armée, mais la France, c'est à elles surtout qu'il faudrait songer. Puisque j'abandonne le trône et que je fais plus, que je remets mon épée, ayant encore tant de moyens de m'en servir, n'ai-je pas le droit de prétendre à quelque compensation? Ne pourrait-on pas améliorer la frontière française, puisque la force qui en résultera pour la France ne sera pas dans mes mains, mais dans celles des Bourbons? Ne pourrait-on pas stipuler pour l'armée le maintien de ses avantages, tels que grades, titres, dotations? ne pourrait-on pas, ce qui lui serait si sensible, conserver ces trois couleurs qu'elle a portées avec tant de gloire dans toutes les parties du monde? Puisque enfin nous nous rendons sans combattre, lorsqu'il nous serait si facile de verser tant de sang encore, ne nous doit-on pas quelque chose, moi, moi seul, l'objet de toutes les haines et de toutes les craintes, n'en devant pas profiter?...—Et s'étendant longuement sur ce thème qui lui tenait à cœur, Napoléon voulait qu'on stipulât quelque chose pour la France et pour l'armée. M. de Caulaincourt essaya de le désabuser à cet égard, en lui montrant que ces intérêts si grands, si respectables, il ne lui serait plus donné de les traiter; que d'après le principe posé, celui de sa déchéance, la faculté de représenter la France, de négocier pour elle, avait passé au gouvernement provisoire, et qu'on n'écouterait rien de ce qui serait dit par lui sur ce sujet.—Mais, repartit Napoléon, ce gouvernement provisoire, quelle force a-t-il autre que la mienne, autre que celle que je lui prête en me tenant ici à Fontainebleau avec les débris de l'armée? Lorsque je me serai soumis, et l'armée avec moi, il sera réduit à la plus complète impuissance; on l'écoutera encore moins que nous, et il sera contraint de se rendre à discrétion.—

Telle était en effet la situation, et on ne pouvait mieux la décrire, mais celui qui la déplorait ainsi en était le principal auteur, et il devait s'y résigner comme à tout le reste. M. de Caulaincourt s'appliqua de son mieux à le lui faire comprendre, et ce grave personnage mettant une sorte d'insistance à ramener Napoléon au seul sujet qui le regardât désormais, c'est-à-dire à sa personne et à sa famille, l'ancien maître du monde impatienté s'écria: On veut donc me réduire à discuter de misérables intérêts d'argent!... C'est indigne de moi... Occupez-vous de ma famille, vous Caulaincourt... Quant à moi, je n'ai besoin de rien... Qu'on me donne la pension d'un invalide, et ce sera bien assez!—

Napoléon rappelle les maréchaux et leur annonce son abdication. Après ces entretiens qui remplirent la nuit et la matinée du 6 avril, après la rédaction de l'acte qui contenait son abdication définitive, à laquelle il apporta beaucoup de soin, Napoléon rappela les maréchaux pour leur faire connaître ses dernières résolutions. Admis auprès de lui, et ne sachant pas ce qu'il avait décidé, ils renouvelèrent leurs doléances; ils recommencèrent à dire que l'armée était épuisée, qu'elle n'avait plus de sang à répandre, tant elle en avait répandu, et ils étaient si pressés d'obtenir la faculté de courir auprès du nouveau gouvernement, qu'ils en seraient venus peut-être, s'ils avaient trouvé de la résistance, à manquer pour la première fois de respect à Napoléon. Mais après avoir mis une sorte de malice à les laisser quelques instants dans cette anxiété, Napoléon leur dit: Messieurs, tranquillisez-vous. Ni vous, ni l'armée, n'aurez plus de sang à verser. Je consens à abdiquer purement et simplement. J'aurais voulu pour vous, autant que pour ma famille, assurer la succession du trône à mon fils. Je crois que ce dénoûment vous eût été encore plus profitable qu'à moi, car vous auriez vécu sous un gouvernement conforme à votre origine, à vos sentiments, à vos intérêts... C'était possible, mais un indigne abandon vous a privés d'une situation que j'espérais vous ménager. Sans la défection du 6e corps, nous aurions pu cela et autre chose, nous aurions pu relever la France... Il en a été autrement... Je me soumets à mon sort, soumettez-vous au vôtre... Résignez-vous à vivre sous les Bourbons, et à les servir fidèlement. Vous avez souhaité du repos, vous en aurez. Mais, hélas! Dieu veuille que mes pressentiments me trompent!... Nous n'étions pas une génération faite pour le repos. La paix que vous désirez moissonnera plus d'entre vous sur vos lits de duvet, que n'eût fait la guerre dans nos bivouacs.—Après ces paroles prononcées d'un ton triste et solennel, Napoléon leur lut l'acte de son abdication, conçu dans les termes suivants:

Acte d'abdication. «Les puissances alliées ayant proclamé que l'Empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'Empereur Napoléon, fidèle à ses serments, déclare qu'il renonce pour lui et ses héritiers aux trônes de France et d'Italie, parce qu'il n'est aucun sacrifice personnel, même celui de la vie, qu'il ne soit prêt à faire à l'intérêt de la France.»

Joie des maréchaux. En entendant cette lecture, les lieutenants de Napoléon se précipitèrent sur ses mains pour le remercier du sacrifice qu'il faisait, et lui répétèrent ce qu'ils lui avaient déjà dit à propos de son abdication conditionnelle, c'est qu'en descendant ainsi du trône il se montrait plus grand que jamais. Il permit à leur joie secrète ces dernières flatteries, et les laissa dire, car il ne voulait pas plus les abaisser que s'abaisser lui-même par de misérables récriminations. D'ailleurs, qui les avait faits tels? Lui seul, par le despotisme qui avait brisé leur caractère, par les guerres interminables qui avaient épuisé leurs forces: il n'avait donc pas droit de se plaindre, et il agissait noblement en reconnaissant les conséquences inévitables de ses erreurs, et en s'y soumettant sans éclat humiliant ni pour lui ni pour les autres.

Il fut ensuite convenu que M. de Caulaincourt, suivi comme auparavant des maréchaux Macdonald et Ney, se rendrait à Paris, pour porter à Alexandre l'acte définitif de l'abdication, acte dont il resterait l'unique dépositaire, et qu'il devait échanger contre le traité qui assurerait à la famille impériale un traitement convenable. Napoléon insista encore une fois pour qu'il ne fût fait d'efforts, s'il en fallait pour réussir, qu'en ce qui concernait son fils et ses proches. Il congédia les maréchaux et serra affectueusement la main à M. de Caulaincourt, toujours le dépositaire principal de sa confiance.

Tristesse de l'armée. À peine cette nouvelle fut-elle connue dans Fontainebleau, que la tristesse se répandit dans les rangs des vieux soldats. Au contraire parmi les officiers de haut grade on éprouva un immense soulagement. On pouvait en effet quitter sans trop d'embarras l'ancien maître pour le nouveau. La plupart des maréchaux cherchèrent comment ils feraient arriver leur adhésion au gouvernement provisoire. Ils auraient volontiers chargé M. de Caulaincourt de ce soin, si sa hauteur n'eût écarté ce genre de confiance. Mais leur supplice touchait à son terme, et vingt-quatre heures allaient suffire pour que les modèles d'adhésion abondassent, avec des signatures capables de mettre les plus scrupuleux d'entre eux à leur aise.

Retour à Paris de M. de Caulaincourt et des maréchaux. M. de Caulaincourt et les deux maréchaux repartirent immédiatement pour Paris, où ils arrivèrent à une heure fort avancée de la journée du 6. À minuit ils étaient chez l'empereur de Russie, qui les attendait avec une extrême impatience, impatience partagée par le gouvernement provisoire et par ses nombreux adhérents. Bien que la défection du 6e corps eût fort diminué les craintes qu'inspirait encore Napoléon, bien que les assurances données par le maréchal Ney et par la plupart des personnages militaires avec lesquels on s'était mis en correspondance, eussent laissé peu de doute sur la prochaine adhésion de l'armée, on était toujours saisi d'un sentiment de terreur en songeant à tout ce que pouvait tenter le génie infernal, comme on l'appelait, qui s'était retiré à Fontainebleau, et qu'on honorait par la peur qu'on éprouvait, tout en cherchant à le déshonorer par un débordement d'injures inouï. Ce fut une sorte de joie universelle, quand le maréchal Ney eut dit aux plus pressés de l'hôtel Saint-Florentin, qu'ils pouvaient être tranquilles, et qu'on apportait l'abdication pure et simple. Félicitations d'Alexandre aux envoyés de Napoléon, qui lui apportent l'abdication pure et simple. Lorsque les envoyés de Napoléon entrèrent chez l'empereur Alexandre, ce prince, qui réservait toujours à M. de Caulaincourt son premier serrement de main, courut cette fois au maréchal Ney pour le remercier de ce qu'il avait fait, et lui dire qu'entre tous les services qu'il avait rendus à sa patrie, le dernier ne serait pas le moins grand. Le monarque russe faisait allusion à la lettre de la veille, dans laquelle le maréchal Ney s'était vanté d'avoir décidé l'abdication, et avait promis d'en apporter l'acte formel. M. de Caulaincourt et le maréchal Macdonald, ignorant l'existence de cette lettre, et n'ayant rien vu qui pût leur faire considérer le maréchal Ney comme l'auteur des dernières résolutions de Napoléon, furent singulièrement surpris, et laissèrent apercevoir leur surprise au maréchal Ney qui en parut embarrassé. Alexandre se hâta de rendre communs aux deux autres négociateurs les remercîments qu'il avait d'abord adressés au maréchal Ney, et s'étant enquis des conditions auxquelles ils livreraient l'acte essentiel dont ils étaient dépositaires, il n'y trouva rien à objecter. Promesse des traitements les plus généreux. Quant à l'île d'Elbe pourtant il déclara qu'il tiendrait sa parole, parce qu'il se regardait comme engagé par les quelques mots qu'il avait dits à M. de Caulaincourt, mais que ses alliés jugeaient cette concession imprudente, et la blâmaient ouvertement, qu'il en serait néanmoins comme il l'avait promis; que, relativement au Roi de Rome, à Marie-Louise, une principauté en Italie était le moins qu'on pût faire, et que l'Autriche allait recouvrer assez de territoires dans cette contrée pour ne pas marchander avec sa propre fille; que, quant aux frères de Napoléon, à sa première femme, à ses enfants adoptifs, au prince Eugène, à la reine Hortense, on accorderait tout ce qui serait dû, qu'il s'y engageait personnellement, que son ministre M. de Nesselrode serait au besoin le défenseur des intérêts de la famille Bonaparte, qu'on eût à s'adresser à ce ministre pour les détails, sauf à recourir à lui Alexandre, en cas de difficulté. En congédiant les négociateurs, l'empereur de Russie retint M. de Caulaincourt, s'expliqua plus franchement encore avec ce noble personnage qu'il traitait toujours en ami, et lui avoua que les nouvelles qu'il venait de recevoir du soulèvement des paysans français, sans l'alarmer, l'inquiétaient cependant, car ces paysans avaient égorgé un gros détachement russe dans les Vosges. Il s'apitoya ensuite sur les abandons qui allaient se multiplier autour de Napoléon, recommanda de ne pas perdre de temps pour régler ce qui le concernait, car deux choses faisaient, disait-il, de grands progrès en ce moment, la bassesse des serviteurs de l'Empire, et l'enivrement des serviteurs de l'ancienne royauté. À ce sujet il parla des Bourbons et de leurs amis avec une liberté singulière, montra à la fois de la surprise, du dégoût, de l'humeur de ce qu'il voyait de toutes parts, et dit qu'après avoir eu tant de peine à se sauver des folies guerrières de Napoléon, on aurait bien de la peine aussi à se garantir des folies réactionnaires des royalistes. Il congédia M. de Caulaincourt en lui promettant toute son amitié pour lui-même, et son appui pour l'infortune de Napoléon.

Joie du gouvernement provisoire et des royalistes à la nouvelle de l'abdication pure et simple. Même après la déchéance prononcée par le Sénat, la crainte que Napoléon à Fontainebleau ne cessait d'inspirer, avait contenu encore les royalistes, et les avait empêchés de se livrer à toutes leurs passions. La défection du 6e corps qui réduisait Napoléon à une complète impuissance, les avait déjà fort rassurés; mais en apprenant son abdication pure et simple, c'est-à-dire la remise faite par lui-même de sa terrible épée, ils n'avaient plus gardé de mesure dans l'explosion de leurs sentiments. Qu'ils fussent, après tant de souffrances, de sang versé, de désastres publics et privés, qu'ils fussent joyeux de revoir les princes sous lesquels ils avaient été jeunes, riches, puissants, heureux, rien n'était plus naturel et plus légitime! Qu'à la joie ils ajoutassent toutes les fureurs de la haine triomphante, hélas! rien n'était plus naturel aussi, mais plus déplorable pour la dignité de la France! Déchaînement inouï dont Napoléon devient l'objet en ce moment. Jamais en effet on n'a surpassé, dans aucun temps, dans aucun pays, l'explosion de colère qui signala la déchéance constatée de Napoléon, et il faut reconnaître que les partisans de l'ancienne royauté, qualifiés spécialement du titre de royalistes, n'étaient pas les seuls à vociférer les plus violentes injures. Les pères et mères de famille, réduits jusqu'ici à maudire en secret cette guerre qui dévorait leurs enfants, libres désormais de faire éclater leurs sentiments, n'appelaient Napoléon que des noms les plus atroces. On n'avait pas plus maudit Néron dans l'antiquité, Robespierre dans les temps modernes. On ne le désignait plus que par le titre de l'Ogre de Corse. On le représentait comme un monstre, occupé à dévorer des générations entières, pour assouvir une rage de guerre insensée. Un écrit, secrètement préparé par M. de Chateaubriand dans les dernières heures de l'Empire, mais publié seulement à l'abri des baïonnettes étrangères, était l'expression exacte de ce débordement de haines sans pareilles. Dans un style où il semblait que la passion eût surexcité le mauvais goût trop fréquent de l'écrivain, M. de Chateaubriand attribuait à Napoléon tous les vices, toutes les bassesses, tous les crimes. Cet écrit était lu avec une avidité incroyable à Paris, et de Paris il passait dans les provinces, excepté toutefois dans celles où l'ennemi avait pénétré. Contraste singulier! les provinces qui souffraient le plus des fautes de Napoléon, lui en voulaient moins que les autres, parce qu'elles s'obstinaient à voir en lui l'intrépide défenseur du sol. Partout ailleurs la colère allait croissant, et comme un homme irrité s'irrite encore davantage en criant, l'esprit public paraissait s'enivrer lui-même de sa propre fureur. Le meurtre du duc d'Enghien sur lequel on s'était tu si longtemps, le perfide rendez-vous de Bayonne où avaient succombé les princes espagnols, étaient le sujet des récits les plus noirs, comme si à la vérité déjà si grave on avait eu besoin d'ajouter la calomnie. Le retour d'Égypte, le retour de Russie, étaient qualifiés de lâches abandons de l'armée française compromise. Napoléon, disait-on, n'avait pas fait une seule campagne qui fût véritablement belle. Il n'avait eu, dans sa longue carrière, que quelques événements heureux, obtenus à coups d'hommes. L'art militaire, corrompu en ses mains, était devenu une vraie boucherie. Son administration, jusque-là si admirée, n'avait été qu'une horrible fiscalité destinée à enlever au pays son dernier écu et son dernier homme. L'immortelle campagne de 1814 n'était qu'une suite d'extravagances inspirées par le désespoir. Enfin, un ordre donné par l'artillerie dans la bataille du 30 mars, à l'insu de Napoléon qui était à quatre-vingts lieues de Paris, et prescrivant de détruire les munitions de Grenelle pour en priver l'ennemi, était considéré comme la résolution de faire sauter la capitale. Un officier, cherchant à flatter les passions du jour, prétendait s'être refusé à l'exécution de cet ordre épouvantable. Le monstre, disait-on, avait voulu détruire Paris, comme un corsaire qui fait sauter son vaisseau, avec cette différence qu'il n'était pas sur le vaisseau. Du reste, ajoutait-on, il n'était pas Français, et on devait s'en féliciter pour l'honneur de la France. Il avait changé son nom de Buonaparte, il en avait fait Bonaparte, et c'était Buonaparte qu'il le fallait appeler. Le nom de Napoléon même ne lui était pas dû. Napoléon était un saint imaginaire; c'est Nicolas qu'il fallait joindre à son nom de famille. Ce monstre, disait-on encore, cet ennemi des hommes, était un impie. Tandis qu'en public il allait entendre la messe à sa chapelle, ou à Notre-Dame, il faisait, dans son intimité, avec Monge, Volney et autres, profession d'athéisme. Il était dur, brutal, battait ses généraux, outrageait les femmes, et, comme soldat, n'était qu'un lâche. Et la France, s'écriait-on, avait pu se soumettre à un tel homme! On ne pouvait expliquer cette aberration que par l'aveuglement qui suit les révolutions! À ce débordement de paroles s'étaient ajoutés des actes du même caractère. La statue de Napoléon, à laquelle on avait vainement attaché une corde pour la renverser le jour de l'entrée des coalisés, attaquée quelques jours plus tard avec les moyens de l'art, avait été descendue de la colonne d'Austerlitz dans un obscur magasin de l'État, et en contemplant le monument la haine publique avait la satisfaction de n'apercevoir que le vide sur son sommet dépouillé.

Telle était l'explosion de colère à laquelle, par un terrible retour des choses d'ici-bas, l'homme le plus adulé pendant vingt années, l'homme qui avait le plus joui de l'admiration stupéfaite de l'univers, devait assister tout vivant. Au surplus, il était assez grand pour se placer au-dessus de telles indignités, et assez coupable aussi pour savoir qu'il s'était attiré par ses actes ce cruel revirement d'opinion. Flatteries adressées aux souverains qui occupent Paris. Mais il y avait quelque chose de plus triste encore dans ce spectacle, c'étaient les flatteries prodiguées en même temps aux souverains alliés. Sans doute Alexandre, par la conduite qu'il tenait et dont il donnait l'exemple à ses alliés, méritait les remercîments de la France. Mais si l'ingratitude n'est jamais permise, la reconnaissance doit être discrète quand elle s'adresse aux vainqueurs de son pays. Il n'en était pas ainsi, et on s'évertuait à redire qu'il était bien magnanime à des souverains qui avaient tant souffert par les mains des Français, de se venger d'eux aussi doucement. Les flammes de Moscou étaient rappelées tous les jours, non par des écrivains russes, mais par des écrivains français. On ne se contentait pas de louer le maréchal Blucher, le général Sacken, braves gens dont l'éloge était naturel et mérité dans les bouches prussiennes et russes, on allait chercher un émigré français, le général Langeron, qui servait dans les armées du czar, pour raconter avec complaisance combien il s'était distingué dans l'attaque de Montmartre, et combien de justes récompenses il avait reçues de l'empereur Alexandre. Le patriotisme a ses revers comme la liberté. Ainsi, dans les nombreuses péripéties de notre grande et terrible révolution, le patriotisme devait, comme la liberté, avoir ses revers, et, de même que la liberté, idole des cœurs en 1789, était devenue en 1793 l'objet de leur aversion, de même le patriotisme devait être foulé aux pieds jusqu'à faire honorer l'acte, coupable en tout temps, de porter les armes contre son pays. Tristes jours que ceux de réaction, où l'esprit public, profondément troublé, perd les notions les plus élémentaires des choses, bafoue ce qu'il avait adoré, adore ce qu'il avait bafoué, et prend les plus honteuses contradictions pour un heureux retour à la vérité!

Naturellement si Napoléon était un monstre auquel il fallait arracher la France, les Bourbons étaient des princes accomplis auxquels il fallait la rendre le plus tôt possible, comme un bien légitime qui leur appartenait. La France ne les avait pas précisément oubliés, car vingt ans ne suffisent pas pour qu'on oublie une illustre famille qui a grandement régné pendant des siècles, mais la génération présente ignorait absolument comment et à quel degré ils étaient les parents de l'infortuné roi mort sur l'échafaud, et de l'enfant non moins infortuné mort entre les mains d'un cordonnier. On se demandait si c'étaient des fils, des frères, des cousins de ces princes malheureux, car, excepté quelques gens âgés, la masse n'en savait rien. Soudain enthousiasme pour les princes de la maison de Bourbon. La flatterie, prompte à courir de celui qu'on appelait le tyran déchu, à ceux qu'on appelait des anges sauveurs, attribuait à ces derniers toutes les vertus, et ils en avaient assurément qui auraient mérité d'être célébrées dans un langage plus noble et plus sérieux. On disait que Louis XVI avait laissé un frère, Louis-Stanislas-Xavier, destiné aujourd'hui à lui succéder sous le nom de Louis XVIII, lequel était un savant, un lettré et un sage; qu'il avait laissé un autre frère, le comte d'Artois, modèle de bonté et de grâce française, enfin des neveux, le duc d'Angoulême, le duc de Berry, types de l'antique honneur chevaleresque. Sous ces princes, doux, justes, ayant conservé les vertus qu'une affreuse révolution avait presque emportées de la terre, la France, aimée, estimée de l'Europe, trouverait le repos et le laisserait au monde. Elle trouverait même la liberté, qu'elle n'avait pas rencontrée au milieu des orgies sanguinaires de la démagogie, et que lui apporteraient des princes formés vingt ans à l'école de l'Angleterre. Il y avait une incontestable portion de vérité dans ce langage de la flatterie impatiente, et tout cela pouvait devenir vrai, si les passions des partis ne venaient corrompre tant d'heureux éléments de prospérité et de repos.

Nécessité du rétablissement des Bourbons. Quoi qu'il en soit, les Bourbons, outre leur mérite, avaient pour eux la puissance de la nécessité. En effet, la République, toute souillée encore du sang versé en 1793, n'étant pas proposable à la France épouvantée, la royauté seule étant possible, et des deux royautés alors présentes aux esprits, celle du génie, celle de la tradition, la première s'étant perdue par ses égarements, que restait-il, sinon la seconde, consacrée par les siècles, et rajeunie par le malheur? Il était donc bien naturel qu'après avoir employé quelques jours à se remettre les Bourbons en mémoire, on se ralliât à eux avec un entraînement qui croissait d'heure en heure.

Conditions mises à l'entrée de M. le comte d'Artois à Paris. Il fallait donc se hâter de faire deux choses: rédiger la Constitution qui lierait les Bourbons en les rappelant, et en même temps recevoir M. le comte d'Artois à Paris. M. le comte d'Artois était demeuré caché à Nancy, comme on l'a vu, attendant le retour de M. de Vitrolles, qui était venu se concerter avec le gouvernement provisoire, et qui n'avait pas voulu retourner auprès du prince avant que la question de la régence de Marie-Louise fût vidée. Cette régence étant définitivement repoussée, le rappel des Bourbons restant la seule solution imaginable, il fallait renvoyer M. de Vitrolles à Nancy pour qu'il y allât chercher le prince. M. de Talleyrand et les membres du gouvernement provisoire, malgré les exigences de M. de Vitrolles, lui donnèrent pour instruction de dire à M. le comte d'Artois qu'il serait reçu aux portes de Paris avec tous les honneurs dus à son rang; qu'il serait conduit à Notre-Dame pour y entendre un Te Deum, et de Notre-Dame aux Tuileries; qu'il devrait entrer avec l'uniforme de garde national; qu'il était même à désirer qu'il prît la cocarde tricolore, car ce serait un moyen certain de s'attacher l'armée; que tel était l'avis des hommes éclairés dont le concours était actuellement indispensable; que le pouvoir qu'on lui attribuerait serait celui de représentant de Louis XVIII, dont il avait les lettres patentes; que ces lettres seraient soumises au Sénat, qui, s'appuyant sur elles, décernerait au prince le titre de lieutenant-général du royaume, aux conditions, bien entendu, de la Constitution nouvelle.

Résistance de M. de Vitrolles à ces conditions. M. de Vitrolles, sous l'inspiration des sentiments qui animaient le vieux parti royaliste, se récria fort contre la cocarde tricolore, les couleurs blanches étant selon lui celles de l'antique royauté, et l'emblème de son droit inaliénable; contre la prétention du Sénat d'investir lui-même M. le comte d'Artois du pouvoir royal, et par-dessus tout contre l'idée d'imposer une Constitution au souverain légitime. M. de Talleyrand n'aimant point à lutter, et comptant sur le temps pour arranger toutes choses, dit assez légèrement à M. de Vitrolles qu'il fallait partir sans délai pour aller chercher le prince, qu'on verrait au moment même de l'entrée de M. le comte d'Artois comment on pourrait résoudre la difficulté de la cocarde; que, relativement à la Constitution, il était indispensable d'en faire une, mais qu'on la rendrait le moins gênante possible, et qu'on tâcherait surtout de lui ôter l'apparence d'une loi imposée. Il lui répéta, en un mot, qu'il fallait partir, et ne pas retarder par des difficultés puériles la marche des événements. Il le chargea en même temps de porter au prince l'assurance de son dévouement personnel le plus absolu.

On l'oblige à s'y soumettre, et à partir pour aller chercher M. le comte d'Artois. Afin de convaincre davantage M. de Vitrolles qu'il n'y avait pas mieux à faire que de s'en aller avec ces conditions, on lui procura une audience de l'empereur Alexandre. Pendant cette audience M. de Vitrolles ayant voulu, avec l'arrogance des partis victorieux, plaider pour les anciennes couleurs et pour la pleine liberté du roi de France, l'empereur Alexandre, sortant de sa douceur habituelle, lui dit que les monarques alliés n'avaient pas franchi le Rhin avec quatre cent mille hommes pour rendre la France esclave de l'émigration; que sans avoir la prétention de lui imposer un gouvernement, ils suivraient l'avis de l'autorité actuellement la seule admise et admissible, celle du Sénat; que s'étant servis de cette autorité pour détrôner Napoléon, ils ne la payeraient pas d'ingratitude en la détrônant elle-même; que l'autorité du Sénat d'ailleurs était à leurs yeux la seule sage, la seule éclairée, et qu'il n'y avait qu'elle qui pût imprimer à tout ce qu'on ferait un caractère à la fois régulier et national; qu'après tout la puissance qui avait enfoncé les portes de Paris était là, que cette puissance était celle de l'Europe, qu'il fallait la subir, et surtout ne pas lui inspirer le regret de s'être déjà si fort engagée en faveur des Bourbons.

M. de Vitrolles aurait été bien tenté de contredire, car il trouvait maintenant odieuse l'influence étrangère qu'il n'avait pas craint d'aller chercher à Troyes, et la regardait comme insupportable depuis qu'elle donnait de bons conseils. Pourtant il n'y avait pas à répliquer, et il se mit en route porteur des conditions du gouvernement provisoire, se promettant bien avec ses amis d'en rabattre dans l'exécution le plus qu'ils pourraient.

La principale des conditions imposées à M. le comte d'Artois était une Constitution. La plus pressante des mesures à prendre, c'était de rédiger la Constitution. Il importait de se hâter, premièrement pour rendre définitive la déchéance de Napoléon en lui donnant les Bourbons pour successeurs, secondement pour lier les Bourbons eux-mêmes en les rappelant, et les astreindre aux principes de 1789. Cette double idée de rappeler les Bourbons et de leur imposer de sages lois, propagée par M. de Talleyrand, avait pénétré dans toutes les têtes. D'après le plan primitif, c'était le gouvernement provisoire lui-même qui devait arrêter le projet de Constitution. Afin d'accomplir cette tâche il avait voulu s'aider des membres les plus éclairés et les plus accrédités du Sénat, et les avait réunis auprès de lui. Aux premiers mots proférés sur ce grave sujet, on avait vu surgir les idées les plus contradictoires, toutes celles qui en 1791 dominaient les esprits et les entraînaient en sens divers. En effet l'instruction politique de la France, successivement interrompue par la Terreur et par l'Empire, avait en quelque sorte été suspendue, et on en était aux idées de l'Assemblée constituante, modérées toutefois par le temps. L'œuvre de la Constitution nouvelle abandonnée à quelques sénateurs et à M. de Montesquiou. M. de Talleyrand, qui haïssait la dispute, avait alors résolu de laisser faire les sénateurs eux-mêmes, en leur recommandant trois choses: d'aller vite, de lier les Bourbons en les rappelant, et pour les mieux lier d'établir le Sénat dans la nouvelle Constitution à titre de Chambre haute de la monarchie restaurée. Il cherchait ainsi à contenter le Sénat dont on avait besoin, et à en faire un obstacle contre l'émigration. Après ce conseil, M. de Talleyrand avait abandonné l'œuvre, et des membres du gouvernement provisoire il n'était resté sur le terrain que M. l'abbé de Montesquiou, disputeur opiniâtre et hautain, tenant beaucoup à savoir quelles conditions on imposerait aux Bourbons, dont il était l'agent secret et très-fidèle.

Les discussions furent vives entre ce personnage et les sénateurs chargés de rédiger la Constitution. Voici sur quoi portèrent ces discussions. Le Sénat voulait d'abord que Louis XVIII, frère et héritier de l'infortuné Louis XVI, depuis la mort de l'auguste orphelin resté prisonnier au Temple, fût considéré comme librement rappelé par la nation, et saisi de la royauté seulement après qu'il aurait prêté serment à la Constitution nouvelle. On s'adressait à ce prince, sans doute à cause de son origine royale dont on reconnaissait ainsi la valeur héréditaire, mais on allait le chercher librement, et on le prenait à condition, en vertu du droit qu'avait la nation de disposer d'elle-même. Le Sénat prétendait concilier ainsi l'un et l'autre droit, celui de l'ancienne royauté, et celui de la nation, en les admettant tous les deux, et en les liant par un contrat réciproque. Principes sur lesquels devait reposer la Constitution nouvelle. Ce point, vivement contesté, une fois établi, venait la question de la forme du gouvernement, sur laquelle heureusement il n'y avait pas de contestation même entre les esprits les plus opposés. Ainsi un roi inviolable, dépositaire unique du pouvoir exécutif, l'exerçant par des ministres responsables, partageant le pouvoir législatif avec deux Chambres, l'une aristocratique, l'autre démocratique, était admis universellement. Sur certains détails seulement tenant à la pratique de ce système, il y avait des divergences. Les esprits imbus des préjugés de la Constituante souhaitaient que les deux Chambres jouissent de l'initiative en fait de présentation des lois, le Roi conservant toujours la faculté de les sanctionner, faculté que personne du reste ne songeait à lui contester. On n'avait pas alors appris par expérience que sous cette forme de gouvernement, l'essentiel pour les Chambres c'est d'arriver par le mécanisme de la Constitution à obtenir des ministres de leur choix. Ces ministres obtenus font ensuite les lois généralement désirées, car autrement des ministres contraints de présenter et d'exécuter des lois qu'ils n'auraient pas voulues, seraient les exécuteurs ou les plus gauches ou les moins sincères. On discutait donc, faute d'expérience, sur l'importance de l'initiative. Faute aussi d'expérience, ou pour mieux dire, sous l'influence d'expériences trop récentes et trop douloureuses, on parlait d'ôter au Roi le droit de paix et de guerre, oubliant encore que toutes ces prérogatives qu'on revendiquait pour les Chambres sont renfermées bien plus convenablement dans une seule, celle d'éloigner ou d'amener à volonté les ministres, qui, étant les élus de la majorité, font suivant ses désirs la paix ou la guerre. Enfin un autre sujet, tout de circonstance, celui qui concernait la composition des deux Chambres, était l'objet de nombreuses discussions. La seconde, dite Chambre basse par les Anglais, qui sont assez fiers pour tenir non pas aux mots mais aux choses, ne donnait matière à aucun dissentiment. Au lieu de la faire nommer par le Sénat sur des candidats que présenteraient les corps électoraux, ainsi que cela se pratiquait sous l'Empire, on était d'accord de la faire élire directement par les colléges électoraux, en renvoyant à la législation ordinaire le soin d'organiser ces colléges. Le conflit le plus grave s'élevait au sujet de la Chambre haute. M. de Talleyrand et ses collaborateurs voulaient que sous la monarchie restaurée des Bourbons, toute influence appartînt au Sénat, composé des illustrations de la Révolution et de l'Empire. C'eût été assurément la chose la plus désirable, car les membres de ce Sénat avaient assez l'habitude de la soumission pour ne pas devenir gênants envers la royauté, et étaient assez imbus des sentiments de la révolution française pour opposer à l'émigration un obstacle invincible. Aussi M. de Talleyrand les avait-il encouragés à s'établir solidement dans la Constitution nouvelle en se déclarant pairs héréditaires. Il avait en cela trouvé l'empereur Alexandre complétement de son avis, car ce prince généreux et enthousiaste, ayant auprès de lui son ancien instituteur, M. de Laharpe, et mis par celui-ci en rapport avec les sénateurs libéraux, abondait entièrement dans leurs idées, répugnait à placer la France sous le joug de l'émigration après l'avoir arrachée au joug de l'Empire, et voulait se servir exclusivement du Sénat, soit pour détrôner Napoléon, soit pour lier les Bourbons en les rappelant.

Encouragés dans ces tendances par des convictions sincères, par leurs intérêts, par de hautes approbations, les sénateurs n'entendaient pas faire les choses à demi. Ils voulaient que le Sénat tout entier composât la Chambre haute sous les Bourbons, et pour qu'il n'y fût pas noyé dans une immense promotion de pairs appartenant à l'émigration, ils prétendaient limiter le nombre des membres de cette Chambre au nombre actuel des sénateurs, et accorder seulement au Roi la faculté de pourvoir aux vacances, faculté singulièrement restreinte, l'hérédité de la pairie étant admise. À ces avantages politiques ils avaient le projet d'ajouter des avantages pécuniaires, en s'attribuant la propriété de leur dotation, qui serait divisée par égale part entre les sénateurs vivants. Du reste pour ne pas paraître songer exclusivement à eux, les sénateurs voulaient encore que le Corps législatif actuel, jusqu'à son remplacement successif, composât la Chambre basse de la monarchie.

Enfin venaient les points sur lesquels il y avait unanimité: le vote de la dépense et de l'impôt par les Chambres, l'égalité de la justice pour tous, l'inamovibilité de la magistrature, la liberté individuelle, la liberté des cultes, la liberté de la presse sauf la répression des délits par les tribunaux, l'égale admissibilité des Français à tous les emplois, le maintien des grades et dotations de l'armée, la conservation de la Légion d'honneur, la reconnaissance de la nouvelle noblesse avec rétablissement de l'ancienne, le respect absolu de la dette publique, l'irrévocabilité des ventes des biens dits nationaux, et enfin l'oubli des actes et opinions par lesquels chacun s'était signalé depuis 1789. Ainsi dès cette époque on était d'accord, sauf quelques points de circonstance, sur la forme de monarchie, qualifiée de constitutionnelle, consistant dans un roi héréditaire, inviolable, représenté par des ministres responsables devant deux Chambres diverses d'origine et pourvues des moyens de plier les ministres à leur opinion, monarchie qui n'est ni anglaise, ni française, ni allemande, mais de tous les pays et de tous les temps, car elle est la seule possible dès qu'on repousse la monarchie absolue.

Résistance des royalistes systématiques à la Constitution projetée. En général la masse des royalistes, enivrée de joie à l'idée de revoir les Bourbons, ne s'occupait guère de questions constitutionnelles. Pourvu qu'on lui rendit le Roi d'autrefois, c'était assez pour elle. À la vérité elle l'aimait mieux maître de tout comme jadis, qu'entouré de gênes révolutionnaires, mais enfin qu'on le lui rendît, n'importe comment, et elle se croyait sûre de retrouver son bonheur passé. Cependant quelques personnages, plus avisés ou plus subtils, ayant systématisé leurs préjugés, prétendaient recouvrer le Roi libre, et à aucun prix ne le voulaient recevoir chargé d'entraves. M. l'abbé de Montesquiou était des principaux. Pour lui, comme pour ceux qui partageaient sa manière de voir, le Roi était seul souverain, et la prétendue souveraineté de la nation n'était qu'une impertinence révolutionnaire. Sans doute le Roi, qui n'avait pas les yeux fermés à la lumière, pouvait de temps en temps, tous les siècles ou demi-siècles, s'apercevoir qu'il y avait des abus, et les réformer, mais de sa pleine autorité, en octroyant une ordonnance réformatrice, laquelle irait au besoin jusqu'à modifier les formes du gouvernement, jamais jusqu'à aliéner le principe absolu de l'autorité royale. Voilà tout ce qu'ils étaient capables de concéder; mais imposer des conditions à la souveraineté du Roi, souveraineté d'ordre divin, venant de Dieu non des hommes, la soumettre à un serment, et ne rendre qu'à ce prix la couronne à son possesseur légitime, c'étaient suivant eux autant d'actes de révolte et d'insurrection.

Vives altercations entre M. de Montesquiou et les sénateurs chargés de rédiger la Constitution. M. de Talleyrand, n'ayant guère le temps et pas davantage le goût de s'occuper de questions de ce genre, s'en fiant d'ailleurs au Sénat du soin d'enchaîner les Bourbons, avait laissé M. de Montesquiou aux prises avec les sénateurs chargés de rédiger la nouvelle Constitution. Cet abbé philosophe et politique ne se tenait pas de colère quand on énonçait devant lui le principe de la souveraineté nationale. Pourtant il n'était pas assez aveugle pour oser soutenir ouvertement le principe opposé, et pour espérer surtout de le faire prévaloir, car on aurait fait tourner notre planète en sens contraire plutôt que d'amener les hommes de la révolution à reconnaître que le Roi seul était souverain, que la nation était sujette, et n'avait que le droit d'être par lui bien traitée, comme les animaux par exemple ont le droit de n'être pas accablés par l'homme de souffrances inutiles. Aussi, tout en s'emportant, et se récriant contre ceci, contre cela, M. de Montesquiou n'osa-t-il pas aborder de front la difficulté, et contester le principe d'une sorte de contrat entre la royauté et la nation. Mais il profita de ce que le Sénat avait donné prise, en se faisant une trop grande part dans la future Constitution, pour se montrer à son égard violent, et presque injurieux.—Qu'êtes-vous donc, dit-il aux sénateurs, pour vous imposer ainsi à la nation et au Roi? À la nation? mais quel autre titre auriez-vous, qu'une Constitution que vous venez de renverser, ou une confiance que la nation ne vous a pas témoignée, et qu'il est douteux qu'elle éprouve? Au Roi?... mais il ne vous connaît pas, il est mon souverain et le vôtre, il revient par des décrets providentiels dont ni vous ni moi ne sommes les auteurs, et n'a aucune condition à subir de votre part. Limiter le nombre des pairs! Ne donner au Roi que la faculté de remplir les vacances!... Mais c'est violer les principes de la monarchie constitutionnelle, tels qu'on les entend dans le pays où on la connaît le mieux, en Angleterre; c'est faire de la pairie une oligarchie omnipotente, contre laquelle le Roi n'ayant pas la faculté de la dissolution comme à l'égard de la seconde Chambre, et privé des promotions par la limitation du nombre des pairs, resterait absolument impuissant. La pairie serait tout simplement un souverain absolu, et cette pairie ce serait vous-mêmes! Vous auriez rappelé le Roi seulement pour servir de voile à votre omnipotence!—

Sur ce dernier point, il faut le reconnaître, M. l'abbé de Montesquiou avait raison, et limiter le nombre des pairs c'était rendre la pairie omnipotente. Mais il fut blessant, impertinent même, et sembla dire aux sénateurs qu'on pourrait bien leur laisser à tous leurs pensions, à quelques-uns leurs siéges, mais que c'était tout ce qu'on pouvait faire pour une troupe de révolutionnaires qui n'avaient plus la faveur populaire, qui n'auraient jamais la faveur royale, et qui avaient brisé leur seul appui en brisant Napoléon.

M. de Talleyrand pousse les uns et les autres à finir l'œuvre. Les sénateurs auraient pu répondre que s'ils ne représentaient ni le Roi ni la nation, personne dans le moment ne les représentait plus qu'eux, mais qu'avec leurs fautes et leurs faiblesses ils représentaient quelque chose de fort considérable, la Révolution française; qu'ils étaient les dépositaires fidèles de ses principes, que c'était là une force morale immense, qu'ils y joignaient une force de fait tout aussi incontestable, celle d'être la seule autorité reconnue, notamment par les étrangers tout-puissants à Paris; qu'ils avaient la couronne dans les mains, qu'ils la donneraient à condition, sauf à ceux qui prétendaient la recouvrer, à la refuser si les conditions ne leur convenaient point. Malheureusement parmi ces hommes, dont les opinions étaient tenaces, mais le caractère brisé, personne n'était capable de parler avec vigueur. Au lieu de répondre ils se contentèrent d'agir. Regardant M. de Montesquiou comme un arrogant, avant-coureur d'autres bien pires que lui, ils se hâtèrent d'écrire ce qui leur convenait dans leur projet de Constitution, encouragés qu'ils étaient par l'approbation secrète de M. de Talleyrand, et par l'approbation peu dissimulée de l'empereur Alexandre. Il faut ajouter que ces altercations avaient acquis leur plus grande vivacité le 5 avril, le jour même où les maréchaux traitaient à Paris la question de la régence de Marie-Louise, et où les représentants du royalisme étaient en proie aux plus grandes alarmes. Obtenir dans un pareil moment la proclamation des Bourbons par le Sénat, n'importe à quelle condition, était un avantage inestimable.—Finissons-en, dit M. de Talleyrand à M. de Montesquiou, obtenons de la seule autorité reconnue l'exclusion des Bonaparte et le rappel des Bourbons, et puis on s'appliquera, ou à se débarrasser de gênes importunes, ou à les subir.—Finissez-en, dit-il également aux sénateurs, proclamez les Bourbons, car Bonaparte vous ferait payer cher vos actes du 1er et du 2 avril. Proclamez les Bourbons, et imposez-leur les conditions que vous voudrez. Si elles ne leur conviennent pas ils refuseront la couronne, mais n'en croyez rien. Ils prendront la couronne n'importe comment, et nous serons sortis des mains du furieux qui est à Fontainebleau.—Ces conseils, excellents pour ajourner les difficultés, fort insuffisants pour les résoudre, étaient un moyen de se tirer actuellement d'embarras. Le Sénat les suivit, et le lendemain 6, tandis que les maréchaux retournaient à Fontainebleau pour demander l'abdication pure et simple, il vota la Constitution en la fondant sur les bases que nous avons exposées.

Constitution dite du Sénat. Le Sénat dans cette Constitution rappelait librement au trône, sous le titre de Roi des Français, Louis-Stanislas-Xavier, frère de Louis XVI, et lui conférait la royauté héréditaire, dont ce prince ne devait être saisi qu'après avoir prêté serment d'observer fidèlement la Constitution nouvelle; il établissait ensuite un Roi inviolable, des ministres responsables, deux Chambres, l'une héréditaire, l'autre élective; il composait avec le Sénat la Chambre héréditaire, dont il limitait le nombre à 200 membres, ce qui laissait à la royauté une cinquantaine de nominations à faire; il composait la Chambre élective avec le Corps législatif actuel, jusqu'au renouvellement légal de ce corps; il assurait aux membres du Sénat leurs dotations, à ceux du Corps législatif leurs appointements; il réservait au Roi le pouvoir exécutif tout entier, le droit de paix et de guerre compris; il partageait le pouvoir législatif entre le Roi et les deux Chambres, admettait une magistrature inamovible, consacrait la liberté des cultes, la liberté individuelle, la liberté de la presse; il maintenait la Légion d'honneur, les deux noblesses, les avantages attribués à l'armée, la dette publique, les ventes dites nationales, et proclamait enfin l'oubli des votes et actes antérieurs, etc.

Ces dispositions rédigées en termes simples, clairs, et assez généraux pour laisser beaucoup à faire au temps, furent votées le 6 au soir. Le 7 on imprima la Constitution; le 8 on la publia dans les divers quartiers de la capitale. Déchaînement des royalistes et du public contre la Constitution du Sénat. L'effet, il faut le dire, n'en fut pas heureux. Le Sénat, qu'on aurait dû fortement appuyer, car lui seul pouvait transporter la couronne de Napoléon aux Bourbons, lui seul pouvait dans cette transmission représenter la nation à un titre quelconque, et faire de sages conditions pour elle, le Sénat, disons-nous, que par ces motifs on aurait dû appuyer, n'était ni estimé ni aimé de personne. Les bonapartistes reprochaient à ce corps d'avoir levé sur son fondateur une main parricide; les amis de la liberté, à peine réveillés d'un long sommeil, ne voyaient en lui que le servile instrument d'un insupportable despotisme; enfin, les royalistes systématiques détestant en lui la Révolution et l'Empire, étaient indignés de ce qu'il osait surgir du milieu de sa honte pour dicter des conditions au Roi légitime; et quelles conditions! celles qu'il empruntait à une révolution abhorrée. C'était à leurs yeux un acte de révolte, d'impudence, de cynisme inouï. Ils eurent recours au moyen le plus aisé, celui dont avait usé M. de Montesquiou, ils attaquèrent le Sénat par son côté faible, et ils se récrièrent, avec tout le public du reste, contre le soin qu'il avait eu de garantir ses intérêts en spécifiant le maintien de sa dotation. On venait de lâcher la bride à la presse, non pas celle des journaux, mais celle des pamphlets, la seule en vogue alors, et ce fut un déluge d'écrits, de plaisanteries amères contre ce Sénat conservateur, qui, de tout ce qu'il était chargé de conserver, n'avait su conserver que ses dotations. L'avidité prise sur le fait est l'un des vices dont il est toujours facile de faire rire les hommes, ordinairement impitoyables pour les travers dont ils sont le plus atteints. Aussi provoqua-t-on contre le Sénat un rire de mépris universel. Le public se laissa prendre au piége, et ne s'aperçut pas qu'en riant de ce corps il se faisait le complice de l'émigration, dont les vices étaient en ce moment bien plus à craindre que ceux du Sénat. C'était un malheur, que les hommes calmes et éclairés, toujours si peu nombreux dans les révolutions, pouvaient seuls apprécier. Mais le public tout entier, unissant sa voix à celle des royalistes, sembla dire aux sénateurs: Disparaissez avec le maître que vous n'avez su ni contenir, ni défendre!—

Les royalistes essayent de se servir du Corps législatif contre le Sénat. Les royalistes, quoique peu habiles encore, car ils sortaient d'une longue inaction, essayèrent de tirer quelque parti du Corps législatif contre le Sénat, mais sans beaucoup de succès. Le Corps législatif, prorogé par Napoléon pour sa manifestation récente, n'était pas légalement réuni. Mais la légalité n'est pas une difficulté dans un moment où l'on détrône les souverains, et ce corps s'était assemblé en aussi grand nombre qu'il avait pu, pour jouer son rôle dans la nouvelle révolution. Trouvant le premier rôle pris par le Sénat, qui seul avait prononcé la déchéance, qui seul rappelait les Bourbons, et que les souverains étrangers reconnaissaient comme la seule autorité existante, il devait se borner à suivre, et il était visiblement jaloux. Quoi qu'on pût faire, le fond des choses était gagné, et une Constitution peu différente de celle du Sénat était assurée. Quoique n'ayant pas été plus ferme que le Sénat, et possédant moins de lumières, il avait acquis une certaine popularité pour la conduite qu'il avait tenue au mois de décembre précédent, et les royalistes, devinant sa jalousie, se mirent à le flatter, dans l'espérance de s'en servir. Pourtant ces menées ne pouvaient pas être de grande conséquence. Le Corps législatif, réduit à proférer quelques paroles d'adhésion aux importantes résolutions qui venaient d'être adoptées, pouvait bien tenir un langage un peu différent de celui du Sénat, mais il était incapable d'émettre des résolutions véritablement divergentes, et les Bourbons allaient rentrer liés par la Constitution du 6 avril, ou par une autre à peu près semblable: c'était là le résultat essentiel.

Empressement des adhésions lorsque le rappel des Bourbons n'est plus douteux. M. de Caulaincourt, particulièrement chargé de stipuler les intérêts de Napoléon et de sa famille, voyait avec douleur le torrent des adhésions se précipiter vers Paris, depuis la nouvelle répandue de l'abdication pure et simple. Les maréchaux Oudinot, Victor, Lefebvre, et une foule de généraux, s'étaient hâtés d'envoyer leur soumission au gouvernement provisoire. Les ministres de l'Empire, réunis autour de Marie-Louise à Blois, avaient fait de même pour la plupart, et, à leur tête, le prince archichancelier Cambacérès. Il n'y avait que les chefs d'armée éloignés, le maréchal Soult commandant l'armée d'Espagne, le maréchal Suchet celle de Catalogne, le maréchal Augereau celle de Lyon, le maréchal Davout celle de Westphalie, le général Maison celle de Flandre, qui n'eussent point parlé, car ils n'en avaient pas eu le temps. Mais le gouvernement provisoire leur avait dépêché des émissaires pour les sommer officiellement, et les prier officieusement de se rallier au nouvel ordre de choses, en leur montrant l'inutilité et le danger de la résistance, et sauf un peut-être, le maréchal Davout dont le caractère opiniâtre était connu, on espérait des réponses conformes aux circonstances, et, il faut le dire, à la raison, car, après l'abdication de Napoléon, on ne comprend pas quel intérêt, soit public, soit privé, on aurait pu alléguer en faveur d'une résistance prolongée.

L'empereur Alexandre donne à M. de Caulaincourt le conseil d'accélérer le règlement des intérêts de Napoléon et de sa famille. Chaque jour qui s'écoulait, en rendant le nouveau gouvernement plus fort, rendait Napoléon plus faible, et ses représentants plus dépendants des négociateurs avec lesquels ils avaient à traiter. Alexandre en avait averti loyalement M. de Caulaincourt, et lui avait conseillé de se hâter, car c'est tout au plus, avait-il dit, si je pourrai, en y employant toute mon autorité, faire accorder ce que je vous ai promis.—En effet on se récriait dans le camp des souverains, et dans les salons du gouvernement provisoire, contre la faiblesse que ce monarque avait eue d'accorder l'île d'Elbe, et de placer ainsi Napoléon si près du continent européen. Il y avait surtout un personnage, récemment arrivé, le duc d'Otrante, qui, envoyé en mission auprès de Murat pendant la dernière campagne, était désespéré de s'être trouvé absent tandis qu'une révolution s'accomplissait à Paris, et d'avoir par là laissé le premier rôle à M. de Talleyrand. Moins propre que celui-ci à traiter avec les cabinets européens, il était bien plus apte à diriger les intrigues dans les grands corps de l'État, et présent à Paris il aurait acquis une importance presque égale à celle de M. de Talleyrand. Condamné à n'être que le second personnage, il allait, venait, blâmait, approuvait, conseillait, et jetait les hauts cris contre l'idée d'accorder l'île d'Elbe à Napoléon, pour lequel il avait autant de haine que de crainte. Il qualifiait de folie la généreuse imprudence d'Alexandre, et à force de se donner du mouvement, il avait soulevé à lui seul une forte opposition contre les conditions promises à l'Empereur déchu. L'Autriche de son côté répugnait à concéder une principauté en Italie à Marie-Louise, laissait douter de son consentement pour Parme et Plaisance, et le refusait absolument pour la Toscane. Enfin le gouvernement provisoire lui-même avait ses objections. Difficultés que rencontre M. de Caulaincourt, soit auprès du gouvernement provisoire, soit auprès des ministres étrangers, pour stipuler les intérêts de la famille impériale. Il ne voulait pas laisser à Napoléon l'honneur de stipuler certains avantages pour l'armée, comme la conservation de la cocarde tricolore et de la Légion d'honneur, prétendant que les intérêts de cette nature ne le regardaient plus, et il contestait même les conditions pécuniaires, moins à cause de ce qu'il en coûterait au Trésor, qu'à cause de l'espèce de reconnaissance du règne impérial qui semblerait en résulter. Mais Alexandre s'était prononcé avec une sorte d'irritation, et avait fait sentir à ses alliés qu'on lui avait assez d'obligation pour ne pas l'exposer à manquer à sa parole. Il voulait donc qu'on en finît sur-le-champ. Mais M. de Metternich, resté à Dijon auprès de l'empereur d'Autriche, et ne tenant pas à être à Paris pendant qu'on détrônait Marie-Louise, lord Castlereagh ne voulant pas être responsable auprès des chambres anglaises du rappel des Bourbons qu'il désirait cependant avec ardeur, se faisaient attendre l'un et l'autre. On annonçait pour le 10 avril l'arrivée de ces deux ministres, et il était impossible de conclure sans eux.

Incident qui interrompt un moment la négociation. Tout à coup un incident léger faillit interrompre la négociation, et donner aux événements un cours entièrement nouveau. Si auprès de Napoléon certains courages faiblissaient d'heure en heure, la plupart au contraire s'exaltaient par le spectacle de la faiblesse générale. Ces derniers ne se disaient pas que quelques jours auparavant ils partageaient eux-mêmes la fatigue commune, qu'ils avaient maudit cent fois l'ambition exorbitante qui avait fait couler leur sang sur tant de champs de bataille, et ils étaient tout pleins de l'impression que leur causait la vue du grand homme abandonné, et resté presque seul à Fontainebleau. Quelques-uns sans doute songeaient surtout à leur carrière brusquement interrompue, mais tous étaient sincèrement révoltés de la défection de Marmont et du caractère d'ingratitude qu'elle avait pris; ils criaient à la trahison, et étaient prêts à se jeter sur leurs chefs qu'on accusait d'être les auteurs de l'abdication forcée de l'Empereur. Le bruit s'était répandu en effet que les maréchaux avaient fait violence à Napoléon pour l'obliger à renoncer au trône. À un fait faux on ajoutait des détails plus faux encore, et bien des têtes exaltées n'étaient pas loin de se porter à des violences réelles, représailles des violences imaginaires qu'on se plaisait à raconter. Quand Napoléon paraissait dans la cour du palais de Fontainebleau, beaucoup d'officiers brandissaient leurs sabres et lui offraient le sacrifice de leur vie. Profondément touché de ces témoignages, revenant au calcul des forces qui restaient à ses lieutenants, Soult, Suchet, Augereau, Eugène, Maison, Davout, il n'avait pu dans certains moments s'empêcher d'éprouver quelques regrets, et de les laisser voir. S'associant à ce sentiment, les hommes jeunes, généreux, mais irréfléchis, qui éprouvaient pour lui un redoublement d'enthousiasme, s'étaient, dans la nuit du 7 au 8, livrés à plus d'agitation que de coutume. Les anciens chasseurs et grenadiers de la garde notamment, restés à Fontainebleau, avaient parcouru les rues de cette petite ville aux cris de: Émeute de nuit à Fontainebleau. Vive l'Empereur! à bas les traîtres! Ils avaient menacé d'égorger ceux qu'on qualifiait ainsi, et demandé à se précipiter sur Paris en désespérés. Cependant après un instant de condescendance, Napoléon, ne prévoyant pas dans sa froide raison qu'on pût tirer un grand résultat d'un mouvement pareil, avait envoyé ses plus fidèles serviteurs pour calmer une effervescence inutile, et cette émotion n'avait été que le dernier éclat d'une flamme près de s'éteindre.

Un des officiers qui ne partageaient pas ces regrets imprudents et en craignaient l'effet, avait eu la lâcheté de les dénoncer aux alliés, en ajoutant la fausse nouvelle que Napoléon s'était échappé de Fontainebleau pour aller se mettre à la tête des armées d'Italie, de Catalogne et d'Espagne[25]. Quand ce renseignement parvint à l'état-major des souverains, il y causa la plus vive agitation. Après la désertion du 6e corps, involontaire de la part des soldats, la désertion individuelle avait commencé à s'introduire dans l'armée, et il ne restait pas plus d'une quarantaine de mille hommes à Napoléon. Ces quarante mille hommes, conduits par lui, et pouvant être soutenus par le peuple parisien, causaient aux deux cent mille coalisés qui étaient dans Paris et que deux cent mille autres étaient prêts à rejoindre, une terreur indicible, et ne leur laissaient pas de repos tant que durait l'état d'incertitude où l'on se trouvait. Défiance momentanée de la part d'Alexandre à l'égard de M. de Caulaincourt et des maréchaux. Alexandre, passant tout à coup avec la mobilité de sa nature d'une extrême confiance à une extrême défiance, se crut trompé par les représentants de Napoléon, et oubliant même la loyauté de M. de Caulaincourt qui pourtant lui était si connue, supposa que la fidélité faisait taire chez lui la sincérité, que par conséquent lui et les deux maréchaux étaient à Paris pour cacher une grande manœuvre militaire. La supposition aurait pu être vraie quelques jours auparavant lorsqu'ils avaient été envoyés pour la première fois, et qu'ils n'avaient pas engagé leur parole, mais actuellement ce n'était qu'une illusion de la crainte. Alexandre fit appeler les trois plénipotentiaires, leur témoigna son mécontentement, et alla jusqu'à leur dire que s'il avait suivi son premier mouvement et les conseils de ses alliés, il les aurait fait arrêter. M. de Caulaincourt répondit avec hauteur au soupçon dont ils étaient l'objet; il dit qu'après le noble abandon que le monarque russe avait montré en traitant avec eux, ils n'auraient jamais voulu être les complices même d'une ruse de guerre; il soutint qu'on avait menti indignement aux monarques alliés, et offrit de se constituer prisonnier jusqu'à ce que le fait eût été vérifié. Alexandre n'accepta point cette proposition, et pour prouver qu'il n'avait pas conçu ces défiances à la légère, il communiqua la dénonciation et le nom du dénonciateur à M. de Caulaincourt. Celui-ci fut indigné, et d'un commun accord on envoya des officiers à Fontainebleau pour aller aux informations. Quelques heures après ces officiers revinrent avec la relation exacte de ce qui s'était passé. D'après leur rapport, tout se bornait à une espèce de sédition militaire qui s'était apaisée d'elle-même, Napoléon n'ayant pas voulu en profiter.

C'était pour tout le monde une raison de hâter le dénoûment. Cette raison n'était pas la seule, car on annonçait à chaque instant l'arrivée de M. le comte d'Artois, et ce prince reçu dans Paris avec les acclamations qui ne manquent jamais aux nouveaux arrivants, il pouvait devenir impossible de rien obtenir pour Napoléon. Alexandre avait bien promis de ne pas admettre M. le comte d'Artois à Paris avant la signature des conventions relatives à la famille impériale, mais c'était un motif de plus d'en finir. On se hâta donc. D'abord on pensa qu'il n'était pas sage de vivre sur un armistice tacite qui pouvait à tout moment être rompu, sans qu'il y eût à accuser personne. On convint d'un armistice formel et écrit pour toutes les armées, et particulièrement pour celle qui campait autour de Fontainebleau. Il fut stipulé quant à celle-ci, que la Seine depuis Fontainebleau jusqu'à Essonne la séparerait des troupes alliées, et à partir de la ville d'Essonne, l'Essonne elle-même, en suivant cette rivière aussi loin que l'exigerait l'extension des cantonnements. Cet armistice signé, on s'occupa du traité qui devait régler le sort de Napoléon et de sa famille.

Conditions accordées à Napoléon et à sa famille par le traité du 11 avril 1814. L'île d'Elbe, quoique contestée plus d'une fois à l'instigation de M. Fouché et des ministres autrichiens, ne fut plus mise en question grâce à la volonté bien prononcée d'Alexandre. Il fut convenu que Napoléon posséderait cette île en toute souveraineté, en conservant pendant sa vie le titre dont le monde était habitué à le qualifier, celui d'Empereur. Il fut convenu en outre qu'il pourrait se faire accompagner de sept à huit cents hommes de sa vieille garde, lesquels lui serviraient d'escorte d'honneur et de sûreté. Restait à fixer le sort de Marie-Louise et de son fils. M. de Metternich était arrivé le 10 avril, et avait refusé la Toscane, disant qu'Alexandre, en se montrant disposé à l'accorder, n'était généreux que du bien d'autrui. Parme et Plaisance avaient été assignés à la mère et au fils. On s'était ensuite occupé des arrangements pécuniaires. On avait consenti à un traitement annuel de deux millions pour Napoléon, et à pareille somme à partager entre ses frères et sœurs. Ces sommes devaient être prises tant sur le Trésor français que sur le revenu des immenses pays cédés par la France. À cette condition, Napoléon s'engageait à livrer toutes les valeurs du Trésor extraordinaire ainsi que les diamants de la couronne. Sur ce Trésor extraordinaire on lui permettait de distribuer 2 millions en capital aux officiers dont il voudrait récompenser les services. Une principauté était promise au prince Eugène, lorsqu'on arrêterait les arrangements définitifs de territoire. Enfin la dotation de l'impératrice Joséphine devait être maintenue, mais réduite à un million.

Ce n'est qu'après de longs débats que ces arrangements furent adoptés. Le gouvernement provisoire y faisant obstacle, non à cause de l'étendue des sacrifices pécuniaires, mais à cause de la reconnaissance du règne impérial qu'on pouvait en induire, Alexandre voulut que les représentants de Napoléon fussent placés en présence de M. de Talleyrand et des ministres alliés, dans une réunion commune. La discussion fut vive, et le maréchal Macdonald que les petitesses de cette discussion indignaient, y soutint avec énergie la cause de la famille impériale. Enfin, la rudesse et la fierté de M. de Caulaincourt, qui surpassèrent même les hauteurs habituelles de M. de Talleyrand, mirent un terme au débat, et on tomba d'accord. On était au 10 avril, et on annonçait l'arrivée prochaine de M. le comte d'Artois.

Signature définitive du traité du 11 avril. Le 11 il y eut une réunion générale des ministres des puissances, des membres du gouvernement provisoire et des représentants de Napoléon. Le traité fut signé par les ministres des monarques alliés, sur des instruments séparés, et M. de Talleyrand, au nom du gouvernement royal, sans adhérer au traité lui-même, garantit l'exécution des conditions qui concernaient la France. M. de Caulaincourt, pour la première fois alors, se dessaisit de l'abdication de Napoléon, et la remit à M. de Talleyrand qui la reçut avec une joie peu dissimulée. Ainsi devait finir la plus grande puissance qui eût régné sur l'Europe depuis Charlemagne, et le conquérant qui avait signé les traités de Campo-Formio, de Lunéville, de Vienne, de Tilsit, de Bayonne, de Presbourg, était réduit à accepter, par son noble représentant, non pas le traité de Châtillon dont il avait eu raison de ne pas vouloir, mais le traité du 11 avril, qui lui accordait l'île d'Elbe, avec une pension pour lui et les siens: terrible exemple du châtiment que la fortune réserve à ceux qui se sont laissé enivrer par ses faveurs!

Ces signatures échangées, M. de Talleyrand prenant la parole avec un mélange de dignité et de courtoisie, dit aux trois envoyés de Napoléon, que leurs devoirs envers leur maître malheureux étant largement remplis, le gouvernement comptait maintenant sur leur adhésion, et y tenait à cause de leur mérite et de leur honorable renommée. À cette ouverture, M. de Caulaincourt répondit que ses devoirs envers Napoléon ne seraient pleinement accomplis que lorsque toutes les conditions qu'on venait de souscrire auraient été fidèlement exécutées. Le maréchal Ney répondit qu'il avait déjà adhéré au gouvernement des Bourbons, et qu'il y adhérait de nouveau.—Je ferai, dit le maréchal Macdonald, comme M. de Caulaincourt.—On se quitta après ces déclarations, et M. de Caulaincourt, suivi du maréchal Macdonald, repartit immédiatement pour Fontainebleau.

Un peu avant la signature de ce traité du 11 avril Napoléon avait fait redemander à M. de Caulaincourt l'acte de son abdication. Bien qu'il n'eût aucune illusion sur l'Autriche, et qu'il comprît que, tout en aimant sa fille, François II dût lui préférer l'intérêt de son empire, il s'était flatté que si Marie-Louise voyait son père, elle en obtiendrait quelque chose, la Toscane peut-être, précieuse par le voisinage de l'île d'Elbe. Il lui avait donc conseillé par la correspondance secrète qu'il avait établie avec elle, de s'adresser à l'empereur François. Marie-Louise suivant ce conseil, avait envoyé plusieurs émissaires à Dijon, et avait reçu de son père des protestations de tendresse qui étaient de nature à lui laisser quelque espérance. En même temps un faux avis parvenu à Napoléon lui avait fait croire que François II désapprouvait la précipitation avec laquelle on condamnait la régence de Marie-Louise au profit des Bourbons. C'est à la suite de ce faux avis que Napoléon avait redemandé l'acte de son abdication, mais sans insister, ayant bientôt reconnu lui-même la légèreté des informations qu'on lui avait fait parvenir. Retour de M. de Caulaincourt et du maréchal Macdonald à Fontainebleau. M. de Caulaincourt avait nettement refusé pour ne pas rompre les négociations. Napoléon appréciant ses motifs accueillit M. de Caulaincourt et le maréchal Macdonald avec beaucoup de cordialité et de témoignages de gratitude. Remercîments que leur adresse Napoléon. Il prit le traité de leurs mains, le lut, l'approuva, sauf le refus de la Toscane qu'il regrettait, et remercia vivement ses deux négociateurs, surtout le maréchal Macdonald, duquel il n'aurait pas attendu une conduite aussi amicale. Il les renvoya ensuite tous deux, comme s'il eût voulu prendre quelque repos, et remettre au lendemain la suite de cet entretien.

Long entretien de Napoléon avec M. de Caulaincourt. À peine les deux négociateurs étaient-ils sortis, qu'il fit, selon son habitude, rappeler M. de Caulaincourt, pour s'épancher avec lui en toute confiance. Il était calme, plus doux que de coutume, et avait dans ses paroles et son attitude quelque chose de solennel. Bien qu'il eût mis à se modérer dans ces circonstances extraordinaires toute la force de son âme, et que sur les ailes de son génie il se fût comme élevé au-dessus de la terre, ce que M. de Caulaincourt n'avait pu s'empêcher d'admirer profondément, il sembla en ce moment s'élever plus haut encore, et parler de toutes choses avec un désintéressement extraordinaire. Il remercia de nouveau M. de Caulaincourt, mais cette fois très-personnellement, de ce qu'il avait fait, et en parut pénétré de gratitude, quoique n'en éprouvant aucune surprise. Il répéta que le traité était suffisant pour sa famille, plus que suffisant pour lui-même qui n'avait besoin de rien, mais exprima encore une fois ses regrets quant à la Toscane.—C'est une belle principauté, dit-il, qui aurait convenu à mon fils. Sur ce trône, où les lumières sont restées héréditaires, mon fils eût été heureux, plus heureux que sur le trône de France toujours exposé aux orages, et où ma race n'a pour se soutenir qu'un titre, la victoire. Ce trône en outre eût été nécessaire à ma femme. Je la connais, elle est bonne, mais faible et frivole....—Mon cher Caulaincourt, ajouta-t-il, César peut redevenir citoyen, mais sa femme peut difficilement se passer d'être l'épouse de César. Marie-Louise aurait encore trouvé à Florence un reste de la splendeur dont elle était entourée à Paris. Elle n'aurait eu que le canal de Piombino à traverser pour me rendre visite; ma prison aurait été comme enclavée dans ses États; à ces conditions j'aurais pu espérer de la voir, j'aurais même pu aller la visiter, et quand on aurait reconnu que j'avais renoncé au monde, que, nouveau Sancho, je ne songeais plus qu'au bonheur de mon île, on m'aurait permis ces petits voyages; j'aurais retrouvé le bonheur dont je n'ai guère joui même au milieu de tout l'éclat de ma gloire. Mais maintenant, quand il faudra que ma femme vienne de Parme, traverse plusieurs principautés étrangères pour se transporter auprès de moi.... Dieu sait!... Mais laissons ce sujet, vous avez fait ce que vous avez pu.... je vous en remercie; l'Autriche est sans entrailles....—Il serra de nouveau la main à M. de Caulaincourt, et parla de sa vie tout entière avec une rare impartialité et une incomparable grandeur.

Jugement de Napoléon sur ses maréchaux, sur ses ministres, et sur lui-même. Il convint qu'il s'était trompé, qu'épris de la France, du rang qu'elle avait dans le monde, de celui qu'elle pouvait y avoir, il avait voulu élever avec elle et pour elle un empire immense, un empire régulateur, duquel tous les autres auraient dépendu, et il reconnut qu'après avoir réalisé presque en entier ce beau rêve, il n'avait pas su s'arrêter à la limite tracée par la nature des choses. Puis il parla de ses généraux, de ses ministres, donna un souvenir à Masséna, affirma que c'était celui de ses lieutenants qui avait fait les plus grandes choses, ne reparla plus de cette campagne de Portugal, trop justifiée, hélas! par nos malheurs dans la Péninsule, mais répéta ce qu'il avait dit plus d'une fois, qu'à la belle défense de Gênes en 1800 il n'avait manqué qu'une chose, vingt-quatre heures de plus dans la résistance. Il parla de Suchet, de sa profonde sagesse à la guerre et dans l'administration, dit quelques mots du maréchal Soult et de son ambition, ne prononça pas une parole sur Davout, qui depuis deux ans avait échappé à ses regards, et faisait en ce moment à Hambourg des prodiges d'énergie ignorés en France; il s'entretint enfin de Berthier, de son sens si juste, de son honnêteté, de ses rares talents comme chef d'état-major.—Je l'aimais, dit-il, et il vient de me causer un vrai chagrin. Je l'ai prié de passer quelque temps avec moi à l'île d'Elbe, il n'a pas paru y consentir..., pourtant je ne l'aurais pas retenu longtemps. Croyez-vous que je veuille prolonger indéfiniment une vie oisive et inutile? Cette preuve de dévouement lui eût peu coûté, mais son âme est brisée, il est père, il songe à ses enfants; il se figure qu'il pourra conserver la principauté de Neufchâtel; il se trompe, mais c'est bien excusable. J'aime Berthier... je ne cesserai pas de l'aimer... Ah! Caulaincourt, sans indulgence il est impossible de juger les hommes, et surtout de les gouverner!—Puis Napoléon parla de ses autres généraux, cita Gérard et Clausel comme l'espoir de l'armée française, et fit quelques réflexions non pas amères mais tristes sur l'empressement de certains officiers à le quitter.—Que ne le font-ils franchement, dit-il? Je vois leur désir, leur embarras, je cherche à les mettre à l'aise, je leur dis qu'ils n'ont plus qu'à servir les Bourbons, et au lieu de profiter de l'issue que je leur ouvre, ils m'adressent de vaines protestations de fidélité, pour envoyer ensuite sous main leur adhésion à Paris, et prendre un faux prétexte de s'en aller. Je ne hais que la dissimulation. Il est si naturel que d'anciens militaires couverts de blessures cherchent à conserver sous le nouveau gouvernement le prix des services qu'ils ont rendus à la France! Pourquoi se cacher? Mais les hommes ne savent jamais voir nettement ce qu'ils doivent, ce qui leur est dû, parler, agir en conséquence. Mon brave Drouot est bien autre. Il n'est pas content, je le sens bien, non à cause de lui, mais de notre pauvre France. Il ne m'approuve point; il restera cependant, moins par affection pour ma personne, que par respect de lui-même... Drouot... Drouot, c'est la vertu!—

Napoléon s'entretint ensuite de ses ministres. Il parut affecté de ce qu'aucun d'eux n'était venu de Blois lui faire ses adieux. Il parla du duc de Feltre, comme il en avait toujours pensé, peu favorablement. Il vanta la probité, le savoir, l'application au travail du duc de Gaëte et du comte Mollien. Puis il s'étendit sur l'amiral Décrès. Il semblait attacher à ce ministre, qu'il aimait peu, une importance proportionnée à son esprit.—Il est dur, impitoyable dans ses propos, dit Napoléon, il prend plaisir à se faire haïr, mais c'est un esprit supérieur. Les malheurs de la marine ne sont pas sa faute, mais celle des circonstances. Il avait préparé avec peu de frais un matériel magnifique. J'avais, Caulaincourt, cent vingt vaisseaux de ligne! L'Angleterre, tout en se promenant sur les mers, ne dormait pas. Elle m'a fait beaucoup de mal sans doute, mais j'ai laissé dans ses flancs un trait empoisonné. C'est moi qui ai créé cette dette, qui pèsera sur les générations futures, et sera pour elles un fardeau éternellement incommode, s'il n'est accablant.—Napoléon parla aussi de M. de Bassano, de M. de Talleyrand, du duc d'Otrante.—On accuse Bassano bien à tort, dit-il. En tout temps il faut une victime à l'opinion. On lui impute mes plus graves résolutions. Vous savez, vous qui avez tout vu, ce qui en est. C'est un honnête homme, instruit, laborieux, dévoué, et d'une fidélité inviolable. Il n'a pas l'esprit de Talleyrand, mais il vaut bien mieux. Talleyrand, quoi qu'il en dise, ne m'a pas beaucoup plus résisté que Bassano dans les déterminations qu'on me reproche. Il vient de trouver un rôle, et il s'en est emparé. Du reste, on doit souhaiter que les Bourbons gouvernent dans son esprit. Il sera pour eux un précieux conseiller, mais ils ne sont pas plus capables de le garder six mois, que lui de demeurer six mois avec eux. Fouché est un misérable. Il va s'agiter, et tout brouiller. Il me hait profondément, autant qu'il me craint. C'est pour cela qu'il me voudrait voir aux extrémités de l'Océan.—

Cette conversation était interminable, et M. de Caulaincourt admirait le jugement impartial, presque toujours indulgent, de Napoléon, où il restait à peine quelques traces des passions de la terre. Dans ce moment on annonça le comte Orloff, qui apportait les ratifications du traité du 11 avril, que l'empereur Alexandre avait mis une extrême courtoisie à expédier sur-le-champ. Napoléon en parut importuné, et ne voulut pas se séparer de M. de Caulaincourt, peu pressé qu'il était d'apposer sa signature au bas d'un tel acte. Il poursuivit cet entretien, et, après avoir parlé des autres, arrivant à parler de lui-même, de sa situation, il dit avec un accent de douleur profond: Cause de la vraie douleur de Napoléon. Sans doute, je souffre, mais les souffrances que j'endure ne sont rien auprès d'une qui les surpasse toutes! finir ma carrière en signant un traité où je n'ai pas pu stipuler un seul intérêt général, pas même un seul intérêt moral, comme la conservation de nos couleurs, ou le maintien de la Légion d'honneur! signer un traité où l'on me donne de l'argent!... Ah! Caulaincourt, s'il n'y avait là mon fils, ma femme, mes sœurs, mes frères, Joséphine, Eugène, Hortense, je déchirerais ce traité en mille pièces!... Ah! si mes généraux qui ont eu tant de courage et si longtemps, en avaient eu deux heures de plus, j'aurais changé les destinées... Si même ce misérable Sénat qui, moi écarté, n'a aucune force personnelle pour négocier, ne s'était mis à ma place, s'il m'eût laissé stipuler pour la France, avec la force qui me restait, avec la crainte que j'inspirais encore, j'aurais tiré un autre parti de notre défaite. J'aurais obtenu quelque chose pour la France, et puis je me serais plongé dans l'oubli... Mais laisser la France si petite, après l'avoir reçue si grande!... quelle douleur!...—

Et Napoléon semblait accablé sous le poids de ses réflexions, qui dans les fautes d'autrui lui montraient les siennes mêmes, car effectivement si ses généraux ne l'avaient pas voulu suivre une dernière fois, c'est qu'il les avait épuisés, si le Sénat ne l'avait pas laissé faire, c'est qu'on sentait la nécessité de lui arracher le pouvoir des mains pour terminer une affreuse crise. Toutes ces vérités il les apercevait distinctement sans les exprimer, et se punissait lui-même en se jugeant, car c'est ainsi que la Providence châtie le génie: elle lui laisse le soin de se condamner, de se torturer par sa propre clairvoyance. Puis avec un redoublement de douleur, Napoléon ajouta: Crainte qui le préoccupe. Et ces humiliations ne sont pas les dernières!... Je vais traverser ces provinces méridionales, où les passions sont si violentes. Que les Bourbons m'y fassent assassiner, je le leur pardonne; mais je serai peut-être livré aux outrages de cette abominable populace du Midi. Mourir sur le champ de bataille ce n'est rien, mais au milieu de la boue et sous de telles mains!—

Napoléon se sépare enfin de M. de Caulaincourt sans que celui-ci ait deviné ses intentions. Napoléon semblait en ce moment entrevoir avec horreur, non pas la mort qu'il était trop habitué à braver pour la craindre, mais un supplice infâme!... S'apercevant enfin que cet entretien avait singulièrement duré, s'excusant d'avoir retenu si longtemps M. de Caulaincourt, il le renvoya avec des démonstrations encore plus affectueuses, répétant qu'il le ferait rappeler quand il aurait besoin de lui. M. de Caulaincourt le quitta, vivement frappé de ce qu'il avait entendu, et persistant à voir dans ces longues récapitulations, dans ces jugements suprêmes sur lui-même et sur les autres, un adieu aux grandeurs et non pas à la vie.—Il se trompait. C'était un adieu à la vie que Napoléon avait cru faire en s'épanchant de la sorte. Il venait en effet de prendre la résolution étrange, et peu digne de lui, de se donner la mort. Les caractères très-actifs éprouvent rarement le dégoût de la vie, car ils s'en servent trop pour être tentés d'y renoncer. Résolution de Napoléon de se donner la mort. Napoléon, qui a été l'un des êtres les plus actifs de la nature humaine, n'avait donc aucun penchant au suicide; il le dédaignait même comme une renonciation irréfléchie aux chances de l'avenir, qui restent toujours aussi nombreuses qu'imprévues pour quiconque sait supporter le fardeau passager des mauvais jours. Néanmoins dans toute adversité, même le plus courageusement supportée, il y a des moments d'abattement, où l'esprit et le caractère fléchissent sous le poids du malheur. Napoléon eut dans cette journée l'un de ces moments d'insurmontable défaillance. Le traité relatif à sa famille étant signé, l'honneur des souverains y étant engagé, le sort de son fils, de sa femme, de ses proches lui paraissant assuré, il crut s'être acquitté de ses derniers devoirs. Il lui semblait d'ailleurs que pour d'honnêtes gens sa mort imprimerait aux engagements pris envers lui un caractère plus sacré, et qu'en cessant de le craindre on cesserait de le haïr. Motifs de cet acte de désespoir. Dès lors jugeant sa carrière finie, ne se comprenant pas dans une petite île de la Méditerranée, où il ne ferait plus rien que respirer l'air chaud d'Italie, ne comptant pas même sur la ressource des affections de famille, car dans cet instant de sinistre clairvoyance il devinait qu'on ne lui laisserait ni son fils, ni sa femme, humilié d'avoir à signer un traité dont le caractère était tout personnel et pour ainsi dire pécuniaire, fatigué d'entendre chaque jour le bruit des malédictions publiques, se voyant avec horreur dans son voyage à l'île d'Elbe livré aux outrages d'une hideuse populace, il eut un moment l'existence en aversion, et résolut de recourir à un poison qu'il avait depuis longtemps gardé sous la main pour un cas extrême. En Russie, au lendemain de la sanglante bataille de Malo-Jaroslawetz, après la soudaine irruption des Cosaques qui avait mis sa personne en péril, il avait entrevu la possibilité de devenir prisonnier des Russes, et il avait demandé au docteur Yvan une forte potion d'opium pour se soustraire à l'insupportable supplice d'orner le char du vainqueur. Le docteur Yvan, comprenant la nécessité d'une telle précaution, lui avait préparé la potion qu'il demandait, et avait eu soin de la renfermer dans un sachet, pour qu'il pût la porter sur sa personne, et n'en être jamais séparé. Rentré en France, Napoléon n'avait pas voulu la détruire, et l'avait déposée dans son nécessaire de voyage, où elle se trouvait encore.

Napoléon avale une forte dose d'opium. À la suite des accablantes réflexions de la journée, regardant le sort des siens comme assuré, ne croyant pas le compromettre par sa mort, il choisit cette nuit du 11 avril pour en finir avec les fatigues de la vie, qu'il ne pouvait plus supporter après les avoir tant cherchées, et tirant de son nécessaire la redoutable potion, il la délaya dans un peu d'eau, l'avala, puis se laissa retomber dans le lit où il croyait s'endormir pour jamais.

L'opium avalé, il rappelle M. de Caulaincourt. Disposé à y attendre les effets du poison, il voulut adresser encore un adieu à M. de Caulaincourt, et surtout lui exprimer ses dernières intentions relativement à sa femme et à son fils. Il le fit appeler vers trois heures du matin, s'excusant de troubler son sommeil, mais alléguant le besoin d'ajouter quelques instructions importantes à celles qu'il lui avait déjà données. Son visage se distinguait à peine à la lueur d'une lumière presque éteinte; sa voix était faible et altérée. Sans parler de ce qu'il avait fait, il prit sous son chevet une lettre et un portefeuille, et les présentant à M. de Caulaincourt, il lui dit: Ce portefeuille et cette lettre sont destinés à ma femme et à mon fils, et je vous prie de les leur remettre de votre propre main. Ma femme et mon fils auront l'un et l'autre grand besoin des conseils de votre prudence et de votre probité, car leur situation va être bien difficile, et je vous demande de ne pas les quitter. Ce nécessaire (il montrait son nécessaire de voyage) sera remis à Eugène. Vous direz à Joséphine que j'ai pensé à elle avant de quitter la vie. Prenez ce camée que vous garderez en mémoire de moi. Vous êtes un honnête homme, qui avez cherché à me dire la vérité... Embrassons-nous.—À ces dernières paroles qui ne pouvaient plus laisser de doute sur la résolution prise par Napoléon, M. de Caulaincourt, quoique peu facile à émouvoir, saisit les mains de son maître et les mouilla de ses larmes. Il aperçut près de lui un verre portant encore les traces du breuvage mortel. Il interrogea l'Empereur, qui, pour toute réponse, lui demanda de se contenir, de ne pas le quitter, et de lui laisser achever paisiblement son agonie. M. de Caulaincourt cherchait à s'échapper pour appeler du secours. Napoléon, d'abord avec prière, puis avec autorité, lui prescrivit de n'en rien faire, ne voulant aucun éclat, ni surtout aucun œil étranger sur sa figure expirante.

M. de Caulaincourt, paralysé en quelque sorte, était auprès du lit où semblait près de s'éteindre cette existence prodigieuse, quand le visage de Napoléon se contracta tout à coup. Il souffrait cruellement, et s'efforçait de se roidir contre la douleur. Napoléon rejette l'opium qu'il avait avalé. Bientôt des spasmes violents indiquèrent des vomissements prochains. Après avoir résisté à ce mouvement de la nature, Napoléon fut contraint de céder. Une partie de la potion qu'il avait prise fut rejetée dans un bassin d'argent que tenait M. de Caulaincourt. Celui-ci profita de l'occasion pour s'éloigner un instant, et appeler du secours. Le docteur Yvan accourut. Devant lui tout s'expliqua. Napoléon réclama de sa part un dernier service, c'était de renouveler la dose d'opium, craignant que celle qui restait dans son estomac ne suffît pas. Le docteur Yvan se montra révolté d'une semblable proposition. Il avait pu rendre un service de ce genre à son maître, en Russie, pour l'aider à se soustraire à une situation affreuse, mais il regrettait amèrement de l'avoir fait, et, Napoléon insistant, il s'enfuit de sa chambre où il ne reparut plus. En ce moment survinrent le général Bertrand et M. de Bassano. Napoléon recommanda qu'on divulguât le moins possible ce triste épisode de sa vie, espérant encore que ce serait le dernier. On avait lieu de le penser en effet, car il semblait accablé, et presque éteint. Long assoupissement. Il tomba dans un assoupissement qui dura plusieurs heures.

Ses fidèles serviteurs restèrent immobiles et consternés autour de lui. De temps en temps il éprouvait des douleurs d'estomac cruelles, et il dit plusieurs fois: Qu'il est difficile de mourir, quand sur le champ de bataille c'est si facile! Ah! que ne suis-je mort à Arcis-sur-Aube!—

La nuit s'acheva sans amener de nouveaux accidents. Il commençait à croire qu'il ne verrait pas cette fois le terme de la vie, et les personnages dévoués qui l'entouraient l'espéraient aussi, bien heureux qu'il ne fut pas mort, sans être très-satisfaits pour lui qu'il vécût. Sur ces entrefaites on annonça le maréchal Macdonald qui, avant de quitter Fontainebleau, désirait présenter ses hommages à l'Empereur sans couronne.—Je recevrai bien volontiers ce digne homme, dit Napoléon, mais qu'il attende. Je ne veux pas qu'il me voie dans l'état où je suis.—Le comte Orloff de son côté attendait les ratifications qu'il était venu chercher. On était au matin du 12; à cette heure M. le comte d'Artois allait entrer dans Paris, et beaucoup de personnages étaient pressés de quitter Fontainebleau. Napoléon voulut être un peu remis avant de laisser qui que ce fût approcher de sa personne.

Napoléon revient à la vie. Après un assez long assoupissement, M. de Caulaincourt et l'un des trois personnages initiés au secret de cet empoisonnement, prirent Napoléon dans leurs bras, et le transportèrent près d'une fenêtre qu'on avait ouverte. L'air le ranima sensiblement.—Le destin en a décidé, dit-il à M. de Caulaincourt, il faut vivre, et attendre ce que veut de moi la Providence. Puis il consentit à recevoir le maréchal Macdonald. Celui-ci fut introduit, sans être informé du secret qu'on tenait caché pour tout le monde. Il trouva Napoléon étendu sur une chaise longue, fut effrayé de l'état d'abattement où il le vit, et lui en exprima respectueusement son chagrin[26]. Napoléon feignit d'attribuer à des souffrances d'estomac dont il était quelquefois atteint, et qui annonçaient déjà la maladie dont il est mort, l'état dans lequel il se montrait. Il serra affectueusement la main du maréchal.— Ses adieux au maréchal Macdonald. Vous êtes, lui dit-il, un brave homme, dont j'apprécie la généreuse conduite à mon égard, et je voudrais pouvoir vous témoigner ma gratitude autrement qu'en paroles. Mais les honneurs, je n'en dispose plus; de l'argent, je n'en ai point, et d'ailleurs il n'est pas digne de vous. Mais je puis vous offrir un témoignage auquel vous serez, je l'espère, plus sensible.—Alors demandant un sabre placé près de son chevet, et le présentant au maréchal, Voici, lui dit-il, le sabre de Mourad-Bey, qui fut un des trophées de la bataille d'Aboukir, et que j'ai souvent porté. Vous le garderez en mémoire de nos dernières relations, et vous le transmettrez à vos enfants.—Le maréchal accepta avec une vive émotion ce noble témoignage, et embrassa l'Empereur avec effusion. Ils se quittèrent pour ne plus se revoir, bien que leur carrière à l'un et à l'autre ne fût pas finie. Le maréchal partit immédiatement pour Paris. Berthier était parti aussi en promettant de revenir, mais d'une manière qui n'avait pas persuadé son ancien maître.—Vous verrez qu'il ne reviendra pas, avait dit Napoléon, tristement mais sans amertume.—

Durant cet intervalle M. de Caulaincourt avait enfin trouvé le temps d'expédier les ratifications du traité du 11 avril, et de les remettre au comte Orloff revêtues de la signature impériale. Lettre de Marie-Louise qui rend à Napoléon quelque goût pour la vie. Il était retourné auprès de Napoléon, qui venait de recevoir de Marie-Louise une lettre extrêmement affectueuse. Cette lettre lui donnait les nouvelles les plus satisfaisantes de son fils, lui témoignait le dévouement le plus complet, et exprimait la résolution de le rejoindre aussi promptement que possible. Elle produisit sur Napoléon un effet extraordinaire. Elle le rappela en quelque sorte à la vie. C'était comme si une nouvelle existence se fût offerte à sa puissante imagination.—La Providence l'a voulu, dit-il à M. de Caulaincourt, je vivrai.... Qui peut sonder l'avenir! D'ailleurs ma femme, mon fils me suffisent. Je les verrai, je l'espère, je les verrai souvent; quand on sera convaincu que je ne songe plus à sortir de ma retraite, on me permettra de les recevoir, peut-être de les aller visiter, et puis j'écrirai l'histoire de ce que nous avons fait.... Caulaincourt, s'écria-t-il, j'immortaliserai vos noms!... Puis il ajouta: Il y a encore là des raisons de vivre!....— Avenir qu'il entrevoit. Alors se rattachant avec une prodigieuse mobilité à cette nouvelle existence dont il venait de se tracer l'image, il s'occupa des détails de son établissement à l'île d'Elbe, et voulut que M. de Caulaincourt allât lui-même, soit auprès de Marie-Louise, soit auprès des souverains, pour régler la manière dont sa femme le rejoindrait. Il n'avait songé à se réserver aucun argent; tout le trésor de l'armée avait été épuisé pour la solde. Il restait quelques millions à Marie-Louise. Son intention était de les lui laisser, afin qu'elle n'eût de service à réclamer de personne, et surtout pas de son père. Seulement d'après la nécessité démontrée de recourir à cette unique ressource, il consentit à ce qu'on partageât avec elle. Mission qu'il donne à M. de Caulaincourt auprès de Marie-Louise et des souverains. Il chargea M. de Caulaincourt d'aller la voir, et de lui conseiller de nouveau de demander une entrevue à l'empereur François qui, touché peut-être par sa présence, lui accorderait la Toscane. Elle devait ensuite venir le trouver par Orléans sur la route du Bourbonnais. Toutefois il recommanda itérativement à M. de Caulaincourt de ne pas presser Marie-Louise de le rejoindre, de laisser à cet égard ses résolutions naître de son cœur, car, dit-il plusieurs fois, je connais les femmes et surtout la mienne! Au lieu de la cour de France, telle que je l'avais faite, lui offrir une prison, c'est une bien grande épreuve! Si elle m'apportait un visage triste ou ennuyé, j'en serais désolé. J'aime mieux la solitude que le spectacle de la tristesse ou de l'ennui. Si son inspiration la porte vers moi, je la recevrai à bras ouverts; sinon, qu'elle reste à Parme ou à Florence, là où elle régnera enfin. Je ne lui demanderai que mon fils.—Après l'expression de ces scrupules, Napoléon s'occupa des détails de son voyage. On était convenu de le faire accompagner à l'île d'Elbe par des commissaires des puissances, et il parut tenir surtout à la présence du commissaire anglais.—Les Anglais, dit-il, sont un peuple libre, et ils se respectent.—Tous ces détails réglés, il se sépara de M. de Caulaincourt, en lui renouvelant ses témoignages de confiance absolue et de gratitude éternelle. M. de Caulaincourt partit pour aller remplir sa mission auprès de Marie-Louise et des souverains.

Tandis que cette scène lugubre avait lieu à Fontainebleau, une scène toute différente se passait à Paris, car au milieu des perpétuelles vicissitudes de ce monde, la joie, incessamment portée des uns aux autres, vient luire tout à coup sur des visages longtemps assombris, en laissant plongés dans une noire tristesse les visages sur lesquels elle n'avait cessé de briller. En effet tout était agitation, empressement, démonstrations de dévouement autour de M. le comte d'Artois, qui allait faire dans Paris son entrée solennelle.

M. de Vitrolles avait rejoint le Prince le 7, et l'avait trouvé à Nancy assistant à un Te Deum que l'on chantait pour célébrer ce qu'on appelait la délivrance de la France. Voyage du comte d'Artois à travers les provinces envahies. M. le comte d'Artois fut saisi d'une émotion bien naturelle en apprenant qu'il allait enfin rentrer dans cette ville de Paris qu'il avait quittée en 1790, pour vivre proscrit environ un quart de siècle. Il avait autour de lui quelques amis fidèles, MM. François d'Escars, Jules de Polignac, Roger de Damas, de Bruges, l'abbé de Latil, qui partageaient son bonheur et se préparaient à l'accompagner dans la capitale. Il laissa M. le comte Roger de Damas à Nancy pour y prendre, sous le titre de gouverneur, l'administration de la Lorraine, et après s'être muni d'un uniforme de garde national, il se mit en route de manière à être dans les environs de Paris le jour qui serait choisi pour son entrée.

Les provinces qu'on traversait étaient horriblement ravagées. Des cadavres d'hommes et de chevaux infectaient les chemins; les bâtiments de ferme étaient en cendres; les ponts étaient barricadés ou coupés; la population était en fuite ou cachée, et accourait quand elle entendait un roulement de voiture autre que celui des canons. On la comblait de joie quand on lui annonçait la paix, et d'étonnement quand à cette nouvelle on ajoutait celle du retour des Bourbons. Elle restait froide au nom de ces princes, car dans les provinces de l'est Napoléon était encore pour les habitants le défenseur du sol, bien que par sa politique il y eût attiré les ennemis. Accueil d'abord embarrassé des populations. À Châlons, presque tout le monde était absent. À Meaux, l'évêque, le préfet, les fonctionnaires, les principaux habitants avaient quitté la ville pour ne pas assister à l'arrivée du Prince. Pourtant M. le comte d'Artois, dès qu'il pouvait se faire voir ou entendre, ne manquait jamais de réussir. Avec peu de savoir, mais avec une remarquable facilité d'expression, une bonne grâce parfaite, une noble figure à laquelle un nez aquilin, une lèvre pendante donnaient tout à fait le caractère de sa famille, et qu'une grande expression de bonté, un extrême désir de plaire rendaient agréable à tous, il avait de quoi ramener les cœurs à lui. À Châlons, à Meaux, il finit par vaincre la froideur de ceux qu'il put joindre, et les laissa beaucoup mieux disposés qu'il ne les avait trouvés.

Lettre de M. de Talleyrand reçue en route, et annonçant les conditions de l'entrée de M. le comte d'Artois. En approchant de Paris, M. de Vitrolles reçut une lettre de M. de Talleyrand qui lui mandait ce qui s'était passé, c'est-à-dire l'adoption et la publication de la Constitution du Sénat, l'obligation imposée au Roi de jurer cette Constitution avant d'être mis en possession de la royauté, par conséquent l'obligation pour M. le comte d'Artois de prendre un engagement quelconque avant d'être reconnu comme lieutenant général du royaume, enfin le désir universel des gens raisonnables et notamment des souverains alliés, de voir la cocarde tricolore adoptée par les princes de Bourbon. M. de Vitrolles, en recevant cette lettre, courut chez M. le comte d'Artois, se récria fort contre ce qu'il appelait la nonchalance, la légèreté de M. de Talleyrand, qui ne savait, disait-il, résister à aucune demande, et, faute de fermeté dans les vues, promettait tantôt à l'un tantôt à l'autre, sans jamais tenir parole à personne. M. le comte d'Artois avait l'âme tellement remplie de joie qu'il était difficile dans le moment d'y faire entrer un sentiment triste. M. de Vitrolles envoyé en avant pour faire modifier ces conditions. Lui et ses amis avaient bien pour la cocarde tricolore une répugnance instinctive, mais les subtilités constitutionnelles les touchaient moins, et le comte d'Artois, étonné du courroux de M. de Vitrolles, lui demanda si tout ce qu'on lui annonçait était vraiment assez mauvais pour prendre feu comme il faisait, et surtout pour en venir à un éclat. Le Prince s'attacha donc lui-même à calmer M. de Vitrolles, et il fut convenu que ce dernier irait clandestinement à Paris, pour y lever ou éluder les principales difficultés. Pendant ce temps le Prince continua son voyage, et vint coucher au château de Livry.

M. de Vitrolles s'étant transporté le 11 au soir rue Saint-Florentin, chez M. de Talleyrand, y trouva ce qu'il y avait laissé, c'est-à-dire une confusion extrême, des Cosaques étendus dans la cour sur de la paille, au premier étage l'empereur Alexandre entouré de son état-major, à l'entre-sol le gouvernement provisoire, les membres de ce gouvernement dans une pièce, quelques copistes dans une autre, et M. de Talleyrand, tantôt dans celle-ci, tantôt dans celle-là, accueillant les solliciteurs avec un sourire insignifiant, les donneurs de conseils avec un mouvement de tête qui n'engageait à rien, concluant le moins qu'il pouvait, et laissant faire le temps, qui fait beaucoup de choses, mais qui cependant ne les fait pas toutes. M. de Vitrolles, toujours fort actif, mais moins condescendant à mesure que son prince était plus près de Paris, s'emporta vivement contre la cocarde aux trois couleurs, et contre le serment exigé du roi Louis XVIII avant l'investiture de la royauté. Il semblait dire que l'on refuserait de telles conditions. Le visage incolore et ironique de M. de Talleyrand était fort déconcertant pour les gens impétueux; il sourit des menaces de M. de Vitrolles, et puis il en vint aux explications.

Difficulté relative à la cocarde blanche. Au sujet de la cocarde, il était survenu un incident assez singulier, fortuit ou combiné, qui avait beaucoup simplifié la difficulté. À peine la Constitution avait-elle été publiée que beaucoup de royalistes, ivres de joie, s'étaient répandus dans les provinces, annonçant le retour des Bourbons, et portant la cocarde blanche à leur chapeau, comme si ce signe était désormais universellement adopté. Deux ou trois d'entre eux s'étant rendus à Rouen, auprès du maréchal Jourdan, qui commandait dans cette division militaire, et que son aversion pour l'Empire, ses opinions libérales et monarchiques, disposaient favorablement à l'égard des Bourbons rappelés avec de bonnes lois, ils l'avaient trouvé prêt à adhérer aux actes du Sénat; et comme de plus ils lui avaient dit que la cocarde blanche avait été prise à Paris, le maréchal Jourdan n'attachant d'importance qu'à l'acte essentiel, celui du rappel des Bourbons avec une Constitution libérale, avait fait une adresse aux troupes pour leur annoncer la nouvelle révolution, les inviter à s'y rallier, et leur prescrire la cocarde blanche. Il leur avait même donné l'exemple en la prenant lui-même. N'ayant affaire qu'à des détachements épars, à des dépôts sans consistance, le maréchal n'avait rencontré aucune résistance. La cocarde blanche avait été acceptée par les troupes, et on était venu en donner la nouvelle à Paris comme une circonstance déterminante, de manière qu'on avait pris cette cocarde à Rouen en croyant suivre l'exemple de Paris, et on allait la prendre à Paris en croyant suivre l'exemple de Rouen. Considérant ainsi la question comme résolue, on avait, par une décision du 9, ordonné à la garde nationale parisienne d'arborer la cocarde blanche, bien qu'elle y eût répugné d'abord. Sur ce point la difficulté se trouvait à peu près surmontée, du moins pour la garde parisienne, et M. le comte d'Artois devant porter l'uniforme de cette garde, qui était tricolore, on se flattait d'avoir opéré une sorte de transaction entre les deux drapeaux. Il fut donc admis que M. le comte d'Artois entrerait ayant la cocarde blanche à son chapeau, et sur sa personne l'uniforme tricolore de garde national.

Difficulté relative à la Constitution et à l'engagement exigé de M. le comte d'Artois. Quant à la Constitution, l'arrangement était plus difficile. MM. de Talleyrand, de Jaucourt, de Dalberg, membres du gouvernement provisoire, discutaient la question avec M. de Vitrolles, et ne savaient plus à quel expédient recourir pour résoudre la difficulté. Sur ces entrefaites, quelques allants et venants s'étant introduits chez M. de Talleyrand, on les admit à la consultation, et on chercha comment on pourrait saisir M. le comte d'Artois de la lieutenance générale du royaume, sans violer les décisions du Sénat, et sans faire contracter à M. le comte d'Artois un engagement dont il n'avait pas le goût, et qu'il n'était pas autorisé à prendre, n'ayant pas eu le temps de consulter Louis XVIII. On ajourne cette seconde difficulté. Un expédient se présenta, c'était de faire donner par M. de Talleyrand sa démission de président du gouvernement provisoire, et de transmettre cette présidence à M. le comte d'Artois. Mais, même dans ce cas, il fallait l'intervention du Sénat, et, pour l'obtenir, on ne pouvait se dispenser de se lier de quelque manière envers ce corps. Importuné de pareilles difficultés, M. de Talleyrand dit à M. de Vitrolles: Entrez d'abord, et nous verrons ensuite...—Ainsi selon sa coutume il s'en fiait aux choses du soin de s'arranger elles-mêmes, si on ne savait pas les arranger de sa propre main.

L'entrée de M. le comte d'Artois à Paris est fixée au 12 avril. M. de Vitrolles retourna le 11 au soir au château de Livry, après être convenu que le lendemain 12 avril M. le comte d'Artois ferait son entrée dans Paris. M. de Talleyrand qui avait sous la main M. Ouvrard, sortant à peine des prisons impériales, et toujours renommé pour son luxe, le chargea d'aller à Livry faire tous les préparatifs de la réception. On envoya aussi à Livry la garde nationale à cheval, et six cents hommes à pied de cette même garde, pour servir d'escorte d'honneur au prince. Celui-ci, rayonnant de joie, les accueillit avec une cordialité qui les toucha beaucoup, et comme s'il eût voulu corriger l'effet de la cocarde blanche placée à son chapeau, il leur dit qu'il s'était procuré à Nancy un uniforme pareil au leur, et qu'il entrerait le lendemain dans Paris avec le même habit qu'eux, comme avec les mêmes sentiments. Des acclamations répondirent à ces gracieuses paroles, et pour le moment gens d'autrefois, gens d'aujourd'hui, parurent du meilleur accord.

Affluence et émotion des spectateurs. Le lendemain 12 une affluence considérable s'était formée dès le matin sur la route et dans les rues aboutissant à la barrière de Bondy. Les hommes qui étaient nés royalistes, ceux que la révolution avait faits tels, et le nombre de ces derniers était grand, avaient pris les devants afin d'assister à un spectacle bien imprévu pour eux, car après l'échafaud de Louis XVI, après les victoires de Napoléon, qui aurait jamais cru que Paris s'ouvrirait encore pour recevoir les Bourbons en triomphe? Pourtant, avec un peu de réflexion, on aurait pu le prédire, car il faut compter sur de brusques et violents retours, dès qu'on dépasse le but raisonnable et honnête des révolutions. Mais qui est-ce qui réfléchit, surtout parmi les masses? À cette époque, tant de gens avaient perdu leurs pères, leurs frères, leurs enfants sur l'échafaud ou sur les champs de bataille; tant de gens avaient eu leur famille dispersée, leur patrimoine envahi, que leur émotion était profonde à la seule idée de revoir un prince qui était pour eux la vivante image d'un temps où ils avaient été jeunes, où ils croyaient avoir été heureux, et dont ils avaient oublié les vices. Aussi, dans l'attente de la prochaine apparition du prince, des milliers de visages étaient-ils fortement émus, et quelques-uns mouillés de larmes. Dispositions de la garde nationale. La sage bourgeoisie de Paris, expression toujours juste du sentiment public, longtemps attachée à Napoléon qui lui avait procuré le repos avec la gloire, et détachée de lui uniquement par ses fautes, avait bientôt compris que Napoléon renversé, les Bourbons devenaient ses successeurs nécessaires et désirables, que le respect qui entourait leur titre au trône, que la paix dont ils apportaient la certitude, que la liberté qui pouvait se concilier si bien avec leur antique autorité, étaient pour la France des gages d'un bonheur paisible et durable. Cette bourgeoisie était donc animée des meilleurs sentiments pour les Bourbons, et prête à se jeter dans leurs bras, s'ils lui montraient un peu de bonne volonté et de bon sens. La figure si avenante de M. le comte d'Artois était tout à fait propre à favoriser ces dispositions, et à les convertir en un élan universel.

Entrée de M. le comte d'Artois dans Paris. Dès onze heures du matin, M. le comte d'Artois, entouré d'un grand nombre de personnages à cheval appartenant à toutes les classes, mais surtout à l'ancienne noblesse, se dirigea vers la barrière de Bondy. À chaque instant de nouveaux-venus, des fonctionnaires de haut rang, des officiers français, des officiers étrangers, accouraient pour se joindre au cortége, et quand ils étaient reconnus, les rangs s'ouvraient pour les laisser parvenir jusqu'au Prince. Animation des royalistes. Les royalistes réunis autour de lui étaient singulièrement animés. Si parmi les personnages qui survenaient, il y en avait quelques-uns de l'ancienne noblesse dont la fidélité eût chancelé un moment, des cris frénétiques de Vive le Roi! éclataient à leur présence, et prouvaient que l'oubli ne serait pas pratiqué par les royalistes, même à l'égard les uns des autres. M. de Montmorency, rattaché à l'Empire quand tout le monde l'était en France, aide-major général de la garde nationale, arrivant avec son chef, le général Dessoles, fut assailli de ces cris affectés de Vive le Roi! comme si on avait eu besoin d'enseigner aux Montmorency l'amour des Bourbons. En avançant vers la barrière, on vit paraître un groupe de cavaliers en grand uniforme et en panache tricolore: c'étaient les maréchaux Ney, Marmont, Moncey, Kellermann, Sérurier, n'ayant pas quitté des couleurs qui étaient encore celles de l'armée. Les cris recommencèrent, mais sans violence, car en présence de ces hommes redoutables, un instinct des plus prompts avait appris, même aux plus fougueux amis du Prince, qu'il fallait se contenir. Le maréchal Ney se trouvait en tête du groupe. Son énergique figure, violemment contractée, décelait un extrême malaise, sans aucune crainte toutefois, car personne n'eût osé lui manquer d'égards. Au cri: Rencontre du Prince avec les maréchaux. Voilà les maréchaux! l'entourage du Prince s'ouvrit avec empressement. M. le comte d'Artois poussant son cheval vers eux, leur serra la main à tous.—Messieurs, leur dit-il, soyez les bienvenus, Vous qui avez porté en tous lieux la gloire de la France. Croyez-le, mon frère et moi n'avons pas été les derniers à applaudir à vos exploits.—Placé auprès du Prince, touché de son accueil, le maréchal Ney reprit bientôt une attitude plus aisée et plus naturelle. Près de la barrière on trouva le gouvernement provisoire, son président en tête, qui venait recevoir M. le comte d'Artois aux portes de la capitale. M. de Talleyrand prononça quelques paroles courtoises, respectueuses et brèves, auxquelles le Prince répondit par les mots heureux que lui inspirait la situation. Puis on s'achemina vers Notre-Dame, en suivant les grands quartiers de Paris. Dans les faubourgs, le spectacle ne fut pas des plus animés; il changea sur les boulevards. La bourgeoisie, sensible à l'espérance de la paix et du repos, fortement émue par les souvenirs qui se pressaient dans tous les esprits, charmée de la bonne mine du prince, lui fit l'accueil le plus cordial. L'émotion alla croissant en approchant de la cathédrale. À la porte de l'église M. le comte d'Artois fut reçu par le chapitre. On s'était appliqué à éloigner le cardinal Maury, archevêque de Paris non institué, en l'accablant d'outrages pendant huit jours dans tous les journaux de la capitale. Ainsi l'intrépide défenseur de la cause royale dans l'Assemblée constituante, pour quelques actes de faiblesse envers l'Empire, n'obtenait pas l'oubli promis à tous. Te Deum chanté à la cathédrale. Le Prince conduit sous le dais au fauteuil royal, y fut dans l'église même l'objet de démonstrations bruyantes. Tous les grands fonctionnaires de l'État, tous les états-majors étaient réunis dans la basilique; le Sénat seul y manquait. Revenu à la dignité d'attitude dont il n'aurait jamais dû s'écarter, il ne voulait assister à aucune cérémonie qui pût signifier de sa part la reconnaissance de l'autorité des Bourbons, tant qu'il n'y aurait pas un engagement pris à l'égard de la Constitution. Les cris éclatèrent de nouveau lorsque le clergé prononça ces paroles sacramentelles: Domine, salvum fac regem Ludovicum, et le comte d'Artois qui ne les avait pas entendues depuis que son auguste frère avait porté la tête sur l'échafaud, ne put retenir ses pleurs.

Entrée du prince aux Tuileries. La cérémonie terminée, M. le comte d'Artois fut conduit aux Tuileries, au milieu de la même affluence et d'acclamations toujours plus significatives. À la porte du palais de ses pères, il fallut le soutenir, tant était forte son émotion, et les assistants, les larmes aux yeux, firent retentir l'air des cris de Vive le Roi! Monté au premier étage du palais, il remercia ceux qui l'avaient accompagné, et les maréchaux en particulier, qui durent alors se retirer. Ces derniers, en quittant les Tuileries et en laissant le Prince au milieu des grands personnages de l'émigration, sentirent déjà qu'ils seraient étrangers dans cette cour, au rétablissement de laquelle ils venaient de participer, et un regard de défiance et de regret indiqua ce pénible sentiment sur leur visage[27].

Effet général de l'entrée de M. le comte d'Artois à Paris. L'impression causée par cette journée dans la capitale avait été des plus vives. Le Prince, par sa bonne grâce, son émotion sincère, l'à-propos de son langage, y avait contribué sans doute, mais elle était due surtout aux grands souvenirs du passé, si puissamment réveillés en cette occasion. Il semblait que la nation et l'ancienne royauté s'adressassent ces paroles: Nous avons cherché le bonheur les uns sans les autres, nous n'avons marché qu'à travers le sang et les ruines, réconcilions-nous, et soyons heureux en nous faisant des concessions réciproques.—Certainement on ne se le disait pas avec cette clarté, mais on le sentait confusément et profondément, et si les souvenirs qui en ce moment remuaient fortement les âmes et les rapprochaient, ne venaient pas bientôt les éloigner après les avoir réunies, la France pouvait être heureuse en jouissant sous ses anciens rois d'une paisible liberté. Mais que de sagesse il eût fallu à tous pour qu'il en fût ainsi! Cependant il était permis de l'espérer, et l'on était fondé à croire que la grande victime de Fontainebleau, immolée par sa faute au bonheur public, suffirait pour l'assurer.

Les Tuileries restèrent ouvertes le lendemain, et quiconque se présentait avec un nom, peu ou point qualifié, s'il pouvait rappeler qu'en telle ou telle circonstance il avait vu les Princes, avait souffert avec eux ou pour eux, était accueilli, et sentait sa main affectueusement serrée par M. le comte d'Artois. Comparaison établie par les flatteurs entre Napoléon et les Bourbons. En un instant on répétait dans tout Paris les paroles sorties de la bouche du Prince, et la flatterie, prompte à aider le sentiment, comparait sa personne gracieuse et affable à la personne brusque et dure de l'usurpateur déchu. On n'entendait, on ne lisait que de perpétuelles comparaisons entre la tyrannie ombrageuse, défiante, souvent cruelle du soldat parvenu, et l'autorité paternelle, douce et confiante des anciens princes légitimes. On faisait sur ce thème mille jeux d'esprit plus ou moins justes.—Nous avons eu assez de gloire, disait M. de Talleyrand à M. le comte d'Artois, apportez-nous l'honneur.—Le génie était autant en discrédit que la gloire. Ces mots de génie et de gloire, si fastidieusement répétés depuis quinze ans, avaient fait place à d'autres dans le vocabulaire des flatteurs, et on n'entendait parler que du droit, de la légitimité, de l'antique sagesse. Ainsi, chaque époque a son langage en vogue qu'il faut lui concéder, sans y attacher plus d'importance qu'il ne convient.

Préparatifs du voyage de Napoléon. Les Bourbons étant rentrés aux Tuileries, il ne restait plus qu'à emporter hors de France, et dans la retraite qui lui était destinée, le lion vaincu et enfermé à Fontainebleau. M. de Caulaincourt avait reçu mission de régler avec les souverains étrangers les détails du voyage de Napoléon à travers la France, voyage difficile à cause des provinces méridionales par lesquelles il fallait passer. Il avait été convenu que chacune des grandes puissances belligérantes, la Russie, la Prusse, l'Autriche, l'Angleterre, enverrait un commissaire chargé de la représenter auprès de Napoléon, et d'assurer le respect de sa personne et l'exécution du traité du 11 avril. Commissaires étrangers chargés de l'accompagner. En désignant M. de Schouvaloff comme son commissaire, Alexandre lui avait dit en présence de M. de Caulaincourt: Votre tête me répond de celle de Napoléon, car il y va de notre honneur, et c'est le premier de nos devoirs de le faire respecter, et arriver sain et sauf à l'île d'Elbe.—Ce monarque avait en même temps expédié un de ses officiers auprès de Marie-Louise, pour qu'elle ne fût inquiétée ni par les Cosaques, ni par les furieux du parti royaliste, naturellement plus nombreux sur les bords de la Loire qu'ailleurs.

Marie-Louise à Blois; ses agitations, ses démêlés avec ses beaux-frères. Marie-Louise, que nous avons laissée sur la route de Blois après la bataille de Paris, avait voyagé à petites journées, le désespoir dans l'âme, craignant pour la vie de son époux, pour la couronne de son fils, pour son sort à elle-même, et, faute de lumières, ne sachant pas mesurer ces différentes craintes à l'étendue réelle du danger. Les nouvelles de la prise de Paris, du retour de Napoléon vers cette capitale, de son abdication, et enfin de l'attribution du duché de Parme à elle et à son fils, lui étaient successivement parvenues. Elle avait cruellement souffert pendant ces diverses péripéties, car bien qu'elle ne fût pas douée de la force qui produit les grands dévouements, elle était douce, bonne, elle avait de l'attachement pour Napoléon, et une véritable tendresse maternelle pour le Roi de Rome. Le beau duché de Parme, où elle allait régner seule, était sans doute un certain dédommagement de ce qu'elle perdait; pourtant elle y songeait à peine dans le moment, et la vue de son époux tombé du plus haut des trônes dans une sorte de prison, touchait son âme faible mais nullement insensible. D'après sa propre impulsion, et sur les conseils de madame de Luçay, elle avait songé un instant à courir à Fontainebleau pour se jeter dans les bras de Napoléon, et ne plus le quitter. Mais le désir de voir son père afin d'en obtenir la Toscane, désir dans lequel Napoléon l'avait lui-même encouragée, l'avait fait hésiter. De plus un incident qui, bien qu'insignifiant, avait produit sur elle une pénible impression, l'avait singulièrement indisposée contre les Bonaparte. Ses beaux-frères voyant l'ennemi approcher de la Loire, l'avaient engagée à se retirer au delà, ce qu'elle répugnait à faire, et ce qui avait amené une scène tellement vive que ses serviteurs l'entendant, étaient pour ainsi dire accourus à son secours. Elle en avait conservé une extrême irritation, et quand des officiers d'Alexandre et de l'empereur François étaient venus la prendre sous leur protection, elle s'était livrée volontiers à eux, ne se doutant pas qu'elle allait devenir avec son fils un gage dont la coalition ne se dessaisirait jamais. Il avait été ensuite convenu qu'elle se rendrait à Rambouillet pour y recevoir la visite de son père.

Enlèvement du trésor personnel de Napoléon, que Marie-Louise avait emporté avec elle. Avant son départ, la protection de la Russie et de l'Autriche ne put lui épargner un genre d'outrage qui n'est que trop ordinaire au milieu de semblables catastrophes. En quittant Paris, elle avait emporté le reste du trésor personnel de Napoléon, consistant en dix-huit millions, or ou argent, et en une riche vaisselle. À ce trésor étaient joints les diamants de la couronne. Les dix-huit millions étaient le dernier débris des économies de Napoléon sur sa liste civile, et la vaisselle d'or était sa propriété personnelle. Sur ces 18 millions, il avait été envoyé quelques millions à Fontainebleau, soit pour la solde de l'armée, soit pour la dépense du quartier général, et d'après l'ordre formel de Napoléon lui-même, Marie-Louise avait mis environ deux millions dans ses voitures, pour son propre usage. Il restait à peu près dix millions dans les fourgons de la cour fugitive. Le gouvernement provisoire manquant d'argent imagina d'envoyer des agents à la suite de Marie-Louise, pour saisir ce trésor, sous prétexte qu'il se composait de sommes dérobées aux caisses de l'État. Il n'en était rien, mais on ne s'inquiète guère d'être vrai et juste en de pareilles circonstances.

Suivant une autre coutume de ces temps de crise, on choisit pour agent un ennemi, et on le prit en outre dans les rangs inférieurs de l'administration. C'était M. Dudon, expulsé du conseil d'État par ordre de Napoléon. Cet agent s'étant rendu à Orléans, se saisit des dix millions placés dans les fourgons du Trésor, de la vaisselle personnelle de Napoléon, d'une partie des diamants de Marie-Louise, malgré les réclamations de celle-ci et les efforts des commissaires étrangers pour lui épargner une telle avanie. On rapporta à Paris ces dépouilles impériales, dont le nouveau gouvernement avait grand besoin.

Translation de Marie-Louise à Rambouillet. D'Orléans Marie-Louise se rendit à Rambouillet pour y attendre son père. L'empereur d'Autriche, entré le 15 avril à Paris, où il avait été reçu en grande pompe par ses alliés, et avec beaucoup de froideur par le peuple parisien qui jugeait sévèrement la conduite du père de l'Impératrice, se rendit à Rambouillet afin de voir sa fille. Son entrevue avec son père. Il la combla de témoignages de tendresse, et s'efforça de lui persuader que tous ses malheurs étaient imputables à son mari; que l'Autriche n'avait rien négligé pour amener une paix honorable, tantôt à Prague, tantôt à Francfort, tantôt enfin à Châtillon; que jamais Napoléon n'avait voulu y souscrire; que c'était un homme de génie sans doute, mais absolument dépourvu de raison, et avec lequel l'Europe avait été réduite à en venir aux dernières extrémités; que lui, empereur d'Autriche, n'avait pu agir autrement qu'il n'avait fait; que ses devoirs de souverain avaient dû passer avant sa tendresse de père; que sa tendresse de père d'ailleurs n'était pas restée inactive, car il avait ménagé à sa fille une belle principauté en Italie; qu'elle y serait souveraine, qu'elle pourrait s'y occuper de son fils, et lui préparer un doux et paisible avenir; que les plus favorisées des branches de la maison impériale étaient rarement traitées aussi bien; que, lorsque ce terrible orage serait passé, si elle voulait visiter son époux, et même vivre avec lui, elle en aurait la liberté, mais qu'actuellement, le plus sage était d'aller se reposer à Vienne des émotions qui l'avaient si profondément agitée; qu'elle y serait entourée des soins de sa famille jusqu'à ce qu'elle pût se rendre soit à Parme, soit même à l'île d'Elbe; Elle consent à se rendre provisoirement à Vienne. mais qu'actuellement, il serait pénible, inconvenant de chercher à se réunir à Napoléon, pour traverser la France en prisonnière; qu'elle serait pour lui un embarras plutôt qu'un secours; que la vie, la sûreté de l'Empereur vaincu et désarmé étaient un dépôt confié à l'honneur des monarques alliés; qu'elle devait donc être tranquille à ce sujet, et suivre le conseil de venir passer les premiers instants de cette séparation au milieu des embrassements de sa famille et des souvenirs de son enfance.

Marie-Louise, trouvant commode pour sa faiblesse ce qu'on lui proposait du reste avec les formes les plus affectueuses, adhéra aux désirs de son père, et consentit à se diriger sur Vienne, tandis que Napoléon s'acheminerait vers l'île d'Elbe. Elle chargea M. de Caulaincourt d'assurer Napoléon de son affection, de sa constance, de son désir de le rejoindre le plus tôt possible, et de sa résolution de lui amener son fils, dont elle promettait de prendre, et dont elle prenait en effet le plus grand soin.

Dispersion de la famille impériale, sa retraite en Suisse et en Italie. Quant aux frères de Napoléon, à ses sœurs, à sa mère, ils se dispersèrent tous après le départ de Marie-Louise, et cherchèrent à gagner au plus vite les frontières de Suisse et d'Italie, pour s'y soustraire aux avanies dont ils étaient menacés. Quant aux divers ministres et agents du gouvernement impérial qui avaient accompagné la Régente à Blois, ils se dispersèrent également, et la plupart pour venir à Paris adhérer aux actes du Sénat.

Derniers moments de Napoléon à Fontainebleau. Tel fut le sort de tout ce qui appartenait à Napoléon durant ces derniers jours. En attendant il était à Fontainebleau, parfaitement résigné aux rigueurs du destin, impatient de voir les préparatifs de son voyage terminés, et d'être enfin rendu dans le lieu où il allait goûter un genre de repos dont il ne pouvait pressentir encore ni la nature ni la durée. Chaque jour il voyait la solitude s'accroître autour de lui. Il trouvait tout simple qu'on le quittât, car ces militaires qui l'avaient suivi partout, le dernier jour excepté, devaient être pressés de se rallier aux Bourbons, pour conserver des positions qui étaient le juste prix des travaux de leur vie. Il aurait voulu seulement qu'ils y missent un peu plus de franchise, et, pour les y encourager, il leur adressait le plus noble langage.—Servez les Bourbons, leur disait-il, servez-les bien; il ne vous reste pas d'autre conduite à tenir. S'ils se comportent avec sagesse, la France sous leur autorité peut être heureuse et respectée. J'ai résisté à M. de Caulaincourt dans ses vives instances pour me faire accepter la paix de Châtillon. J'avais raison. Pour moi ces conditions étaient humiliantes; elles ne le sont pas pour les Bourbons. Ils retrouvent la France qu'ils avaient laissée, et peuvent l'accepter avec dignité. Telle quelle la France sera encore bien puissante, et quoique géographiquement un peu moindre, elle demeurera moralement aussi grande par son courage, son génie, ses arts, l'influence de son esprit sur le monde. Si son territoire est amoindri sa gloire ne l'est pas. Le souvenir de nos victoires lui restera comme une grandeur impérissable, et qui pèsera d'un poids immense dans les conseils de l'Europe. Servez-la donc sous les princes que ramène en ce moment la fortune variable des révolutions, servez-la sous eux comme vous avez fait sous moi. Ne leur rendez pas la tâche trop difficile, et quittez-moi, en me gardant seulement un souvenir.—

Profond isolement dans lequel on le laisse. Tel est le résumé du langage qu'il tenait tous les jours dans la solitude croissante de Fontainebleau. On a vu comment Ney et Macdonald s'étaient séparés de lui. Oudinot, Lefebvre, Moncey l'avaient quitté, chacun à sa manière. Berthier s'était retiré aussi, mais en quelque sorte par un ordre de son maître. Napoléon lui avait confié le commandement de l'armée pour qu'il le transmît au gouvernement provisoire, et que pendant cette transmission il pût confirmer les grades qui étaient le prix du sang versé dans la dernière campagne. Berthier avait promis de revenir; Napoléon l'attendait, et en voyant les heures, les jours s'écouler sans qu'il reparût, désespérait de le voir, et en souffrait sans se plaindre. Au lieu de l'arrivée de Berthier, c'était chaque jour un nouveau départ de quelque officier de haut grade. L'un quittait Fontainebleau pour raison de santé, l'autre pour raison de famille ou d'affaires; tous promettaient de reparaître bientôt, aucun n'y songeait. Napoléon feignait d'entrer dans les motifs de chacun, serrait affectueusement la main des partants, car il savait que c'étaient des adieux définitifs qu'il recevait, et leur laissait dire, sans le croire, qu'ils allaient revenir. Peu à peu le palais de Fontainebleau était devenu désert. Dans ses cours silencieuses on avait quelquefois encore l'oreille frappée par des bruits de voitures, on écoutait, et c'étaient des voitures qui s'en allaient. Napoléon assistait ainsi tout vivant à sa propre fin. Qui n'a vu souvent, à l'entrée de l'hiver, au milieu des campagnes déjà ravagées, un chêne puissant, étalant au loin ses rameaux sans verdure, et ayant à ses pieds les débris desséchés de sa riche végétation! Tout autour règnent le froid et le silence, et par intervalles on entend à peine le bruit léger d'une feuille qui tombe. L'arbre immobile et fier n'a plus que quelques feuilles jaunies prêtes à se détacher comme les autres, mais il n'en domine pas moins la plaine de sa tête sublime et dépouillée. Ainsi Napoléon voyait disparaître une à une les fidélités qui l'avaient suivi à travers les innombrables vicissitudes de sa vie. Il y en avait qui tenaient un jour, deux jours de plus, et qui expiraient an troisième. Fidélité du général Drouot, du général Bertrand, de MM. de Caulaincourt et de Bassano. Toutes finissaient par arriver au terme. Il en était quelques-unes pourtant que rien n'avait pu ébranler. Drouot, l'improbation dans le cœur, la tristesse sur le front, le respect à la bouche, était demeuré auprès de son maître malheureux. Le général Bertrand avait suivi ce généreux exemple. Les ducs de Vicence et de Bassano étaient restés aussi. Le duc de Vicence n'était pas plus flatteur qu'autrefois, le duc de Bassano l'était presque davantage, et donnait ainsi de sa longue soumission une honorable excuse, en prouvant qu'elle tenait à une admiration de Napoléon, sincère, absolue, indépendante du temps et des événements. Napoléon, touché de son dévouement, lui adressa plus d'une fois ces paroles consolatrices: Bassano, ils prétendent que c'est vous qui m'avez empêché de faire la paix!... qu'en dites-vous?... Cette accusation doit vous faire sourire, comme toutes celles qu'on me prodigue aujourd'hui... Et Napoléon lui avait autant de fois serré la main, avouant ainsi de la manière la plus noble qu'il était le seul coupable.

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