Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 17/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Vaillante défense de la Villette et de la Chapelle par le maréchal Mortier. Mortier de son côté se bat héroïquement dans la plaine Saint-Denis, entre la Villette et la Chapelle. La Villette, à sa droite, défendue contre Kleist et d'York par les divisions Curial et Charpentier, vient enfin d'être envahie par un flot d'ennemis. À ce spectacle Mortier, qui occupait la Chapelle avec la division de vieille garde Christiani, prend une partie de cette division, et se rabattant de gauche à droite sur la Villette, y entre à la pointe des baïonnettes, et parvient à rejeter en dehors la garde prussienne après en avoir fait un affreux carnage. Mais bientôt de nouvelles masses ennemies prenant la Grande-Villette à revers par le canal de l'Ourcq, et pénétrant entre la Villette et la Chapelle, il est contraint d'abandonner la plaine et de se replier sur les barrières. Occupation de Montmartre par le général Langeron. Au même instant Langeron s'avance vers le pied de Montmartre. Langeron, un Français, dirige sur Paris les soldats ennemis! En se portant sur Montmartre il s'attend à essuyer des flots de mitraille, mais surpris de trouver ces hauteurs silencieuses, il les gravit, et s'empare de la faible artillerie qu'on y avait placée, et que gardaient à peine quelques sapeurs-pompiers. Il marche ensuite sur la barrière de Clichy, que les gardes nationaux, sous les yeux du maréchal Moncey, défendent bravement, et avec un courage qui prouve ce qu'on aurait pu obtenir de la population parisienne!
Telle était la fin de vingt-deux ans de triomphes inouïs, qui ayant eu successivement pour théâtres Milan, Venise, Rome, Naples, le Caire, Madrid, Lisbonne, Vienne, Dresde, Berlin, Varsovie, Moscou, venaient se terminer d'une manière si lugubre aux portes de Paris!
Rien n'ayant été disposé pour une défense prolongée au moyen du concours de la population, les maréchaux sont forcés de se rendre. Rien n'ayant été préparé pour une résistance prolongée, avec les rues barricadées, la population derrière les barricades, et les troupes en réserve, toute défense ayant été réduite à une bataille livrée en dehors de Paris avec une poignée de soldats contre une armée formidable, et cette bataille se trouvant inévitablement perdue, ce n'était pas en lui opposant le mur d'octroi qu'il eût été possible d'arrêter l'ennemi. Il fallait donc épargner à Paris un désastre inutile. Marmont, ne voyant plus d'autre ressource, avait songé à user des pouvoirs conférés par Joseph aux deux maréchaux commandant l'armée sous Paris, et avait successivement envoyé deux officiers en parlementaires pour proposer au prince de Schwarzenberg une suspension d'armes. L'animation du combat était si grande, que l'un n'avait pu pénétrer, et que l'autre avait été blessé. Marmont alors en avait dépêché un troisième.
En ce moment était arrivé à perte d'haleine le général Dejean, pour annoncer que Napoléon, apprenant la marche des coalisés sur la capitale, avait changé de direction, qu'il s'avançait en toute hâte vers Paris, qu'il suffisait de tenir deux jours pour le voir paraître à la tête de forces considérables, qu'il fallait donc s'efforcer de résister à tout prix, et essayer, si on ne pouvait résister davantage, d'occuper l'ennemi au moyen de quelques pourparlers. En effet, Napoléon, dans cette extrémité, et le congrès de Châtillon étant dissous, avait écrit à son beau-père pour rouvrir les négociations, et il autorisait à le dire au prince de Schwarzenberg, afin d'obtenir une suspension d'armes de quelques heures. Le maréchal Mortier reçut le général Dejean, sous une grêle de projectiles, et lui montrant les débris de ses divisions qui disputaient encore la Villette et la Chapelle, il l'eut bientôt convaincu de l'impossibilité de prolonger cette résistance. Il fut donc reconnu qu'il n'y avait pas autre chose à faire que de s'adresser au prince de Schwarzenberg, et le maréchal lui écrivit effectivement quelques mots sur la caisse d'un tambour percé de balles. Il lui disait que Napoléon avait rouvert les négociations sur des bases que les alliés ne pourraient pas repousser, et qu'en attendant il était désirable, dans l'intérêt de l'humanité, d'arrêter l'effusion du sang.
Capitulation de Paris. Un officier porteur de cette lettre partit au galop, traversa les rangs des deux armées, et parvint à joindre le prince de Schwarzenberg. Celui-ci répondit qu'il n'avait aucune nouvelle de la reprise des négociations et ne pouvait sur ce motif interrompre le combat, mais qu'il était disposé à suspendre cette boucherie si on lui livrait Paris sur-le-champ. Au même instant, le troisième officier envoyé par le maréchal Marmont, ayant réussi à pénétrer auprès du généralissime, et ayant annoncé qu'on était prêt, pour sauver Paris, à souscrire à une capitulation, les pourparlers s'engagèrent plus sérieusement, et un rendez-vous fut assigné à la Villette aux deux maréchaux. Ils s'y rendirent, et y trouvèrent M. de Nesselrode, avec plusieurs plénipotentiaires. On commença sans perdre un instant à traiter d'une suspension d'hostilités. Diverses prétentions furent d'abord mises en avant par les représentants de l'armée coalisée. Ils voulaient que les troupes qui avaient défendu Paris déposassent les armes. Un mouvement d'indignation fut la seule réponse des deux maréchaux. Puis les parlementaires ennemis se réduisirent à demander que les maréchaux se retirassent en Bretagne avec leurs troupes, pour qu'ils ne pussent exercer aucune influence sur la suite de la guerre. Les maréchaux refusèrent de nouveau, et exigèrent qu'on les laissât se retirer où ils voudraient. On en tomba d'accord, moyennant qu'ils évacueraient la ville dans la nuit. Cette condition fut acceptée, et il fut convenu que des officiers se réuniraient dans la soirée pour régler les détails de l'évacuation de la capitale.
Telle fut cette célèbre capitulation de Paris, à laquelle il n'y a rien de sérieux à reprocher, car pour les deux maréchaux elle était devenue une nécessité. Résultats matériels de la bataille du 30 mars. Ils avaient assurément fait tout ce qu'on pouvait attendre d'eux, puisqu'avec 23 ou 24 mille hommes ils avaient pendant une journée entière tenu tête à 170 mille, dont 100 mille engagés, et qu'ayant eu 6 mille hommes hors de combat, ils en avaient tué ou blessé le double à l'ennemi. Qu'on se figure ce qui serait arrivé, si Paris occupant les coalisés trois ou quatre jours encore, ils avaient été surpris par Napoléon paraissant sur leurs derrières avec 70 mille combattants! Et s'il n'en fut pas ainsi, à qui s'en prendre, sinon à Napoléon d'abord, qui se décidant trop tard à avouer sa situation, n'avait pas fait exécuter sous ses yeux les travaux nécessaires autour de la capitale; qui dispersant ses ressources d'Alexandrie à Dantzig, n'avait pas eu cinquante mille fusils à donner aux Parisiens; et après lui, à ceux qui chargés de le suppléer en son absence, avaient montré si peu d'activité, d'intelligence et d'énergie, et avaient réduit la défense de la capitale à une bataille de 24 mille hommes contre 170 mille?
En traitant pour leurs corps d'armée, les deux maréchaux n'avaient rien pu stipuler relativement à la ville de Paris, et au gouvernement qui résidait en ses murs, car ils n'avaient ni pouvoirs ni mission pour le faire. De plus tous les ministres s'étaient retirés à la suite de Joseph. Le duc de Rovigo obéissant à ce qui était convenu (on avait réglé que les ministres suivraient la Régente dès que Paris ne serait plus tenable), était parti en laissant aux deux préfets, celui qui dirige l'administration de la capitale et celui qui en dirige la police, le soin d'y maintenir la tranquillité. Paris resté sans gouvernement, par le départ de la cour et des ministres. Il n'y avait donc plus de gouvernement, et le vide dont le danger avait été tant de fois signalé par ceux qui s'opposaient au départ de la Régente, était enfin produit.
L'homme destiné à remplir bientôt ce vide, M. de Talleyrand, que par un instinct secret Napoléon avait entrevu comme l'auteur probable de sa chute, et que le public, par un instinct tout aussi sûr, regardait comme l'auteur nécessaire d'une révolution prochaine, M. de Talleyrand se trouvait en ce moment dans une extrême perplexité. Conduite de M. de Talleyrand, et ses efforts pour se faire autoriser à rester à Paris. En sa qualité de grand dignitaire, il devait suivre la Régente; mais en partant il fuyait le grand rôle qui l'attendait, et en ne partant pas il s'exposait à être pris en flagrant délit de trahison, ce qui pouvait devenir grave, si Napoléon par un coup de fortune toujours possible de sa part, reparaissait victorieux aux portes de la capitale. Pour sortir d'embarras, il imagina de se transporter auprès du duc de Rovigo, afin d'en obtenir l'autorisation de rester à Paris, car, disait-il, en l'absence de tout gouvernement, il serait en position de rendre encore d'importants services. Le duc de Rovigo, soupçonnant que ces services seraient rendus à d'autres qu'à Napoléon, lui refusa cette autorisation, qu'il n'avait pas d'ailleurs le pouvoir d'accorder. M. de Talleyrand alla trouver les préfets, n'obtint pas davantage ce qu'il désirait, et ne sachant comment faire pour couvrir d'un prétexte spécieux sa présence prolongée à Paris, prit le parti de monter en voiture pour feindre au moins la bonne volonté de suivre la Régente. Il finit par y rester. Vers la chute du jour, à l'heure où finissait le combat, il se présenta, sans passe-port et en grand appareil de voyage, à la barrière qui donnait sur la route d'Orléans. Elle était occupée par des gardes nationaux fort irrités contre ceux qui depuis deux jours désertaient la capitale. Il se fit autour de sa voiture une sorte de tumulte, naturel selon quelques contemporains, et selon d'autres préparé à dessein. On lui demanda son passe-port qu'il ne put montrer; on murmura contre ce défaut d'une formalité essentielle, et alors, avec une déférence affectée pour la consigne des braves défenseurs de Paris, il rebroussa chemin et rentra dans son hôtel. La plupart de ceux qui avaient contribué à le retenir, et qui ne désiraient pas de révolution, ne se doutaient pas qu'ils avaient retenu l'homme qui allait en faire une.
Concours nombreux auprès du maréchal Marmont. N'étant pas complétement rassuré sur la régularité de sa conduite, M. de Talleyrand se rendit chez le maréchal Marmont, qui, la bataille finie, s'était hâté de regagner sa demeure, située dans le faubourg Poissonnière. Des gens de toute espèce y étaient accourus, cherchant quelque part un gouvernement, et allant auprès de l'homme qui en ce moment semblait en être un, puisqu'il était le chef de la seule force existant dans la capitale. Le maréchal Mortier lui était subordonné pour toutes les occasions importantes. Les deux préfets, une partie du corps municipal, et beaucoup de personnages marquants s'y étaient transportés. Langage qu'on tient en sa présence. Chacun y parlait des événements avec émotion, et selon ses sentiments. En voyant le maréchal dont le visage était noirci par la poudre et l'habit déchiré par les balles, on le félicitait sur sa courageuse défense de Paris, et puis on s'entretenait de la situation. Il y avait une sorte d'unanimité contre ce qu'on appelait la lâche désertion de tous ceux que Napoléon avait laissés dans la capitale pour la défendre, et contre Napoléon lui-même dont la folle politique avait amené les soldats de l'Europe au pied de Montmartre. Les royalistes, et il n'en manquait pas dans cette réunion, n'hésitaient plus à dire qu'il fallait se soustraire à un joug insupportable, et prononçaient hardiment le nom des Bourbons. Deux banquiers considérables, liés, l'un par la parenté, l'autre par l'amitié, avec le maréchal duc de Raguse, MM. Perregaux et Laffitte, attirèrent l'attention par la vivacité de leur langage. Le second surtout, dont la fortune était commencée, et dont l'esprit vif et brillant était généralement remarqué, se prononça fortement, et alla jusqu'à s'écrier, en entendant proférer le nom des Bourbons: «Eh bien, soit, qu'on nous donne les Bourbons, si l'on veut, mais avec une constitution qui nous garantisse d'un despotisme funeste, et avec la paix dont nous sommes privés depuis trop longtemps!»—Cet accord de sentiments contre le despotisme impérial, poussé jusqu'à faire considérer les Bourbons comme très-acceptables par des hommes de la haute bourgeoisie qui ne les avaient jamais connus, produisit une singulière impression sur les assistants. On disait là aussi qu'il fallait ne pas s'occuper seulement de l'armée, mais de la capitale. Le maréchal Marmont répondit qu'il n'avait pas pouvoir de stipuler pour elle, et on jugea convenable que les préfets, avec une députation du conseil municipal et de la garde nationale, se rendissent auprès des souverains alliés, pour réclamer le traitement auquel Paris avait droit de la part de princes civilisés, qui depuis le passage du Rhin s'annonçaient comme les libérateurs et non comme les conquérants de la France.
Entretien de M. de Talleyrand avec le maréchal Marmont, et influence de cet entretien. C'est au milieu de ces discours que survint M. de Talleyrand. Il eut un entretien particulier avec le maréchal Marmont. Il voulait d'abord en obtenir quelque chose qui ressemblât à l'autorisation de demeurer à Paris, ce que le maréchal pouvait lui procurer moins que personne, et du reste il y tenait déjà beaucoup moins en voyant ce qui se passait. Il songea sur-le-champ à faire servir cette visite à un dénoûment qu'il commençait à regarder comme inévitable, et comme devant nécessairement s'accomplir par ses propres mains. Aucun homme n'était aussi sensible à la flatterie que le maréchal Marmont, et aucun ne savait la manier aussi bien que M. de Talleyrand. Le maréchal avait commis dans cette campagne de graves fautes, mais connues des militaires seuls, et il y avait déployé la bravoure la plus brillante. Dans cette journée du 30 mars notamment il avait acquis des titres durables à la reconnaissance du pays. Son visage, ses mains, son habit, portaient témoignage de ce qu'il avait fait. M. de Talleyrand vanta son courage, ses talents, son esprit surtout, bien supérieur, affirmait-il, à celui des autres maréchaux. Le duc de Raguse ne se tenait pas d'aise, quand on lui disait qu'il avait de l'esprit, et que ses camarades n'en avaient pas, et il est vrai que sous ce rapport, il avait ce qui manquait à presque tous les autres. Il écouta donc avec un profond sentiment de satisfaction ce que lui dit le dangereux tentateur qui préparait sa chute. M. de Talleyrand s'efforça de lui montrer la gravité de la situation, la nécessité de tirer la France des mains qui l'avaient perdue, et lui fit entendre que, dans les circonstances présentes, un militaire qui venait de défendre Paris avec éclat, qui avait encore sous ses ordres les soldats à la tête desquels il avait combattu, possédait des moyens de sauver son pays qui n'appartenaient à personne. M. de Talleyrand s'en tint là, car il savait qu'une séduction ne s'accomplit jamais en une fois. Mais lorsqu'il se retira le malheureux Marmont était enivré, et, au milieu des désastres de la France, il rêvait déjà pour lui-même les destinées les plus brillantes, tandis que le soldat simple et sage qui avait été son collègue dans cette journée du 30 mars, qui lui aussi avait le visage noirci par la poudre, Mortier, dévorait sa douleur dans l'isolement où le laissaient sa modestie et sa droiture.
La nuit était avancée; les officiers choisis par les maréchaux allèrent régler avec les représentants du prince de Schwarzenberg les détails de l'évacuation de Paris, et les deux préfets, avec une députation choisie parmi les membres du conseil municipal et les chefs de la garde nationale, partirent de l'hôtel de ville pour se rendre au château de Bondy, et y invoquer les bons sentiments des souverains victorieux.
Ce qui se passait à Saint-Dizier entre Napoléon et l'arrière-garde de Wintzingerode pendant les événements de Paris. En ce moment même Napoléon arrivait aux portes de Paris. On l'a vu s'arrêtant le 23 mars aux environs de Saint-Dizier, pour y faire reposer ses troupes, et se donner le temps de rallier les garnisons dont il était venu chercher le renfort. Le 24, le 25, il avait opéré divers mouvements entre Saint-Dizier et Vassy, se flattant toujours d'avoir attiré à sa suite le prince de Schwarzenberg, et autorisé à le croire par les rapports de ses lieutenants, qui, sous l'impression de la journée d'Arcis-sur-Aube, s'imaginaient voir autour d'eux des masses innombrables d'ennemis. Du reste il était résolu à s'en assurer d'une manière positive, en abordant de très-près, à la première occasion, la nombreuse troupe de cavalerie qui s'était attachée à ses pas. Pendant ce temps, M. de Caulaincourt, inconsolable de la rupture des négociations, insistait pour qu'on essayât de les rouvrir, à quoi Napoléon ne paraissait guère disposé. Une circonstance favorable s'était offerte pourtant, et M. de Caulaincourt lui avait fait une sorte de violence pour l'amener à la mettre à profit. Le général Piré, battant l'estrade avec la cavalerie légère, avait fait prisonniers le baron de Wessenberg, et M. de Vitrolles lui-même qui revenait de sa mission auprès du comte d'Artois, mais qu'heureusement pour lui on ne reconnut point. M. de Caulaincourt secondé par Berthier, avait obtenu qu'on renverrait M. de Wessenberg libre avec une lettre pour le prince de Metternich, dans laquelle M. de Caulaincourt affirmerait que Napoléon était enfin résigné à de grands sacrifices, sans toutefois dire lesquels. C'est tout ce que M. de Caulaincourt avait pu arracher à son maître, bien qu'il eût voulu donner un peu plus de précision à ces nouvelles ouvertures, afin de les faire accueillir. Délivré à condition de remplir cette mission, M. de Wessenberg s'en était chargé, et faisant passer M. de Vitrolles pour un de ses domestiques, l'avait sauvé du plus grand des périls.
Brillant combat de Saint-Dizier. Le 26, l'occasion d'une forte reconnaissance s'étant présentée, Napoléon n'avait eu garde de la laisser échapper. Tandis qu'il était entre Saint-Dizier et Vassy sur la gauche de la Marne, remplissant de ses partis le pays entre la Marne et l'Aube, il avait aperçu une cavalerie très-nombreuse sur la rive droite de la Marne, un peu au-dessous de Saint-Dizier, dans la direction de Vitry. À la vue de l'ennemi se montrant en force, il n'y avait pas à hésiter; il fallait marcher à lui pour le battre d'abord, et ensuite pour savoir qui cet ennemi pouvait être. Malgré le grave inconvénient de traverser une rivière devant une troupe en bataille, on marcha droit au gué d'Hœricourt, on y franchit la Marne en masse, à l'exception du corps d'Oudinot qui fut envoyé un peu au-dessus, pour la passer à Saint-Dizier. L'ennemi fut embarrassé en reconnaissant que c'était à l'armée française tout entière qu'il avait affaire. Néanmoins il avait dix mille chevaux et quelques mille hommes d'infanterie légère, et il les lança sur nous au moment où nous traversions la Marne. On reçut les uns et les autres comme il convenait. La cavalerie de la garde, après s'être mêlée avec les escadrons ennemis, les mit en complète déroute. Ils furent obligés de se replier, et Wintzingerode, car c'était lui, voyant qu'il s'était engagé fort imprudemment, résolut de gagner la route de Bar-sur-Aube, malgré l'inconvénient de défiler à portée de Saint-Dizier qu'Oudinot venait d'occuper. On chargea à outrance l'ennemi en retraite, et tandis qu'il était vivement poussé en queue, il fut pris en flanc par notre infanterie qui débouchait de Saint-Dizier. Deux bataillons d'infanterie ayant voulu se former en carré, le brave Letort fondit sur eux à la tête des dragons de la garde, et les coucha par terre. L'élan était tel que les dragons continuèrent leur course sans s'inquiéter des fantassins russes qu'ils avaient enfoncés et dépassés. Ces derniers, qui avaient paru se rendre, voyant les dragons partis, essayèrent de se relever, et tirèrent sur eux par derrière. Nos cavaliers alors, rebroussant chemin, les sabrèrent impitoyablement. Cette poursuite dura jusqu'à la nuit, et on revint à Saint-Dizier après avoir tué ou pris à l'arrière-garde de Wintzingerode, chargée de nous suivre et de nous tromper, environ quatre mille hommes et trente bouches à feu. Il nous en avait à peine coûté trois ou quatre cents hommes, brillant trophée, le dernier, hélas, de cette héroïque et fatale campagne!
Incidents qui révèlent à l'armée la marche des alliés sur Paris. Le lendemain 27, Napoléon informé que l'ennemi tenait encore Vitry, s'en approcha pour l'enlever. Mais un vieux mur, un fossé plein d'eau, opposaient un obstacle assez difficile à vaincre. Macdonald, que nos récents malheurs avaient irrité, en fit la remarque à Napoléon avec quelque aigreur, et une altercation était engagée entre eux à ce sujet, lorsqu'on apporta un bulletin de l'ennemi saisi par nos soldats, et racontant à sa manière la triste journée de Fère-Champenoise. Ce bulletin, quoique la date en fût inexacte, révélait avec certitude la marche des coalisés sur Paris. Après la triste confirmation de ce fait, obtenue de la bouche de quelques prisonniers, Napoléon se reporta sur Saint-Dizier, fort touché d'une pareille nouvelle, plus touché encore de l'effet qu'elle produisait autour de lui. Les esprits déjà très-inquiets de ce qui avait pu se passer depuis qu'on s'était dirigé vers la Lorraine, ne gardèrent plus de mesure en apprenant que les coalisés avaient marché sur Paris. On se déchaîna avec une sorte d'emportement contre le fol entêtement de Napoléon, auquel, depuis le retour de M. de Caulaincourt, on attribuait la rupture des négociations. On se mit à dire qu'après avoir fait périr déjà une partie de l'armée dans cette campagne, il allait faire périr la capitale elle-même, et que tandis qu'il bataillait inutilement sur les derrières de la coalition, celle-ci vengeait peut-être l'incendie de Moscou sur Paris en flammes. Le cri de l'armée oblige Napoléon à renoncer à son plan, et à marcher sur Paris. Bientôt l'émotion devint telle, qu'il fallut en tenir grand compte, et le lendemain 28, Napoléon, revenu à Saint-Dizier, délibéra en compagnie de Berthier, Ney, Caulaincourt, sur le parti à prendre. Si on avait pu prévoir qu'il n'était plus temps de secourir Paris, le mieux assurément eût été de persévérer dans un projet, hasardeux sans doute, mais présentant les seules chances de salut qu'il fût permis d'entrevoir encore, de laisser par conséquent l'ennemi faire des révolutions dans la capitale, et de se jeter sur ses derrières avec les cent vingt mille hommes qu'on serait parvenu à réunir. Mais dans l'espérance qui n'était pas perdue de sauver Paris, il était naturel d'y marcher en toute hâte, et puisqu'on n'avait pas réussi à en détourner les généraux alliés par la dernière manœuvre, d'essayer au moins de les surprendre au moment où ils seraient occupés devant cette grande ville, et de tomber sur eux avec la violence de la foudre. Berthier, Ney furent de cet avis, et le soutinrent avec chaleur. Dans l'émotion qu'on éprouvait, courir à Paris était devenu la passion universelle. Napoléon, qui ne se gouvernait point par l'émotion, pensait différemment. Il avait marché vers les places pour se refaire une armée, pour revenir à cette force de cent mille hommes, qui dans ses mains devait faire trembler la coalition. Paris pris, ou en danger de l'être, ne suffisait pas pour le détourner d'un si grand but, car dès qu'on le saurait en possession d'une force pareille, il était presque certain que les coalisés sortiraient de Paris bien vite, ou expieraient, s'ils y restaient, la satisfaction d'y avoir paru un moment. Napoléon s'arrêtait peu à l'idée d'une révolution politique, parce que, malgré toute sa sagacité, il ne se figurait pas le décri dans lequel son gouvernement était tombé. Il n'envisageait les choses qu'au point de vue militaire, et de ce point de vue il regardait comme plus important d'avoir cent mille hommes que de sauver Paris. Cependant, seul de son avis, accusé d'un entêtement insensé, il dut céder en présence de la douleur universelle, et se résoudre à venir au secours de la capitale. Nécessité de se hâter, une fois le parti pris de revenir sur Paris. Mais à y marcher il fallait y marcher sur-le-champ, car pour y arriver à temps il n'y avait pas une minute à perdre. Napoléon prit donc son parti soudainement, et il se mit en route à l'heure même, coupant droit de la Marne à l'Aube, de l'Aube à la Seine, pour revenir sur Paris par la gauche de la Seine, et éviter ainsi la rencontre des armées coalisées.
Marche précipitée de Napoléon. Parti le 28 de Saint-Dizier, il avait couché avec l'armée à Doulevent (voir la carte no 62), était reparti le 29, avait passé l'Aube à Dolancourt, et était venu coucher à Troyes, laissant en arrière l'armée qui ne pouvait pas franchir les distances aussi vite que lui. En route il avait reçu un message de M. de Lavallette, qui lui signalait le danger imminent de la capitale, la masse d'ennemis qui la menaçaient au dehors, l'activité des intrigues qui la menaçaient au dedans, et sur ce message il avait encore accéléré sa marche. Pour aller plus vite, Napoléon quitte l'armée, et arrive de sa personne à Fromenteau le 30 vers minuit. Le 30 au matin il avait poussé jusqu'à Villeneuve-l'Archevêque, et là, cessant de marcher militairement, voulant apporter au moins à Paris le secours de sa présence, il avait pris la poste, et tantôt à cheval, tantôt dans un misérable chariot, il s'était, avec M. de Caulaincourt et Berthier, dirigé sur Paris. Il avait envoyé en avant, comme on l'a vu, le général Dejean, pour annoncer son arrivée et presser instamment les maréchaux de prolonger la résistance. Vers minuit, ayant couru toute la journée, soit à cheval, soit en voiture, il était enfin parvenu à Fromenteau, impatient de savoir ce qui se passait. Déjà on apercevait une nombreuse cavalerie précédée de quelques officiers. Sans hésiter, Napoléon appela ces officiers à lui. Rencontre et violent colloque avec le général Belliard. Qui est là? demanda-t-il.—Général Belliard, répondit le principal d'entre eux.—C'était en effet le général Belliard, qui, en exécution de la capitulation de Paris, se rendait à Fontainebleau, afin d'y chercher un emplacement convenable pour les troupes des deux maréchaux. Napoléon se précipitant alors à bas de sa voiture, saisit par le bras le général Belliard, le conduit sur le côté de la route, et là multipliant ses questions, il lui donne à peine le temps d'y répondre, tant elles sont pressées.—Où est l'armée? demande-t-il tout de suite.—Sire, elle me suit.—Où est l'ennemi?—Aux portes de Paris.—Et qui occupe Paris?—Personne; il est évacué!—Comment, évacué!... et mon fils, ma femme, mon gouvernement, où sont-ils?—Sur la Loire.—Sur la Loire!... Qui a pu prendre une résolution pareille?—Mais, Sire, on dit que c'est par vos ordres.—Mes ordres ne portaient pas telle chose... Mais Joseph, Clarke, Marmont, Mortier, que sont-ils devenus? qu'ont-ils fait?—Nous n'avons vu, Sire, ni Joseph, ni Clarke, de toute la journée. Quant à Marmont et à Mortier, ils se sont conduits en braves gens. Les troupes ont été admirables. La garde nationale elle-même, partout où elle a été au feu, rivalisait avec les soldats. On a défendu héroïquement les hauteurs de Belleville, ainsi que leur revers vers la Villette. On a même défendu Montmartre, où il y avait à peine quelques pièces de canon, et l'ennemi croyant qu'il y en avait davantage, a poussé une colonne le long du chemin de la Révolte pour tourner Montmartre, s'exposant ainsi à être précipité dans la Seine. Ah! Sire, si nous avions eu une réserve de dix mille hommes, si vous aviez été là, nous jetions les alliés dans la Seine, et nous sauvions Paris, et nous vengions l'honneur de nos armes!...—Sans doute si j'avais été là, mais je ne puis être partout!... Et Clarke, Joseph, où étaient-ils? Mes deux cents bouches à feu de Vincennes, qu'en a-t-on fait? et mes braves Parisiens, pourquoi ne s'est-on pas servi d'eux?—Nous ne savons rien, Sire. Nous étions seuls et nous avons fait de notre mieux. L'ennemi a perdu douze mille hommes au moins.—Je devais m'y attendre! s'écrie alors Napoléon. Joseph m'a perdu l'Espagne, et il me perd la France... Et Clarke! J'aurais bien dû en croire ce pauvre Rovigo, qui me disait que Clarke était un lâche, un traître, et de plus un homme incapable. Mais c'est assez se plaindre, il faut réparer le mal, il en est temps encore. Caulaincourt! ma voiture...—Ces mots dits, Napoléon se met à marcher dans la direction de Paris, en commandant à tout le monde de le suivre, comme s'il pouvait ainsi gagner du temps. Mais Belliard et ceux qui l'entourent s'efforcent de le dissuader.—Il est trop tard, lui dit Belliard, pour vous rendre à Paris; l'armée a dû le quitter; l'ennemi y sera bientôt, s'il n'y est déjà.—Mais, répond Napoléon, l'armée nous la ramènerons en avant, l'ennemi nous le jetterons hors de Paris; mes braves Parisiens entendront ma voix, ils se lèveront tous pour refouler les barbares hors de leurs murs.—Ah! Sire, il est trop tard, répète Belliard, l'infanterie est là qui me suit; d'ailleurs nous avons signé une capitulation qui ne nous permet pas de rentrer.—Une capitulation! et qui donc a été assez lâche pour en signer une?—De braves gens, Sire, qui ne pouvaient faire autrement.—Au milieu de ce colloque, Napoléon marche toujours, ne voulant rien écouter, demandant sa voiture que Caulaincourt n'amène point, lorsqu'on aperçoit un officier d'infanterie. C'était Curial. Napoléon l'appelle, et apprend alors que l'infanterie est là, c'est-à-dire à trois ou quatre lieues de Paris, et qu'il n'est plus temps d'y rentrer. Vaincu par les faits, par les explications qu'on lui donne, il s'arrête aux deux fontaines qui s'élèvent sur la route de Juvisy, s'assied au bord, et demeure quelque temps la tête dans ses mains, plongé dans de profondes réflexions.
On se tait, on regarde, on attend. Enfin il se lève, il demande un lieu où il puisse s'abriter quelques instants. Il avait fait, outre trente lieues en voiture, trente lieues à cheval, il était accablé par la fatigue, mais il ne la sentait pas. Il voulait une table, de la lumière, pour étaler ses cartes, pour donner ses ordres. On se rend chez le maître de poste voisin. On fait luire un peu de lumière et on aperçoit enfin son visage, qui conservait un reste d'animation, mais sans aucun trouble, et ne laissait paraître qu'une invincible énergie.
Soudaine inspiration de Napoléon, et son espérance de sauver Paris et l'Empire. On étale des cartes; il examine, il réfléchit, puis il dit: Si j'avais ici l'armée, tout serait réparé! Alexandre va se montrer aux Parisiens; il n'est pas méchant, il ne veut pas brûler Paris, il ne veut que se faire voir à cette grande ville. Il passera demain une revue, il aura une partie de ses soldats à droite de la Seine, une autre à gauche; il en aura une portion dans Paris, une autre dehors, et, dans cette position, si j'avais mon armée, je les écraserais tous. La population se joindrait à moi, jetterait ce qu'elle a de plus lourd sur la tête des alliés, les paysans de la Bourgogne les achèveraient. Il n'en reviendrait pas un sur le Rhin, la grandeur de la France serait refaite. Si j'avais l'armée! mais je ne l'aurai que dans trois ou quatre jours. Napoléon envoie M. de Caulaincourt à Paris pour gagner trois ou quatre jours en traitant avec les souverains, et avoir ainsi le temps de ramener l'armée. Ah! pourquoi ne pas tenir quelques heures de plus?...—Et en proférant ces paroles, Napoléon va et vient dans la pièce fort petite, qui le contient à peine avec les témoins peu nombreux de cette scène étrange....—Pour le calmer, M. de Caulaincourt lui dit: Mais, Sire, l'armée viendra, et dans quatre jours Votre Majesté pourra encore faire ce qu'elle ferait aujourd'hui.—Napoléon qui jusque-là ne semblait ni écouter ni saisir ce qu'on lui disait, relève tout à coup la tête, va droit à M. de Caulaincourt, et lui, qui n'avait jamais paru admettre la possibilité d'une révolution, s'écrie: Ah! Caulaincourt, vous ne connaissez pas les hommes! Trois jours, deux jours! vous ne savez pas tout ce qu'on peut faire dans un temps si court. Vous ne savez pas tout ce qu'on fera jouer d'intrigues contre moi; vous ne savez pas combien il y a d'hommes qui me quitteront. Je vous les nommerai tous, si vous voulez. Tenez, on prétend que j'ai ordonné de faire sortir de Paris l'Impératrice et mon fils; la chose est vraie, mais je ne puis pas tout dire. L'Impératrice est une enfant, on se serait servi d'elle contre moi, et Dieu sait quels actes on lui aurait arrachés!... Mais oublions ces misères. Trois jours, quatre jours, c'est bien long! Pourtant l'armée arrivera, et si on me seconde la France peut être sauvée.—Napoléon se tait, réfléchit, fait encore quelques pas toujours rapides, puis, avec l'accent de l'inspiration: Caulaincourt, s'écrie-t-il, je tiens nos ennemis; Dieu me les livre! je les écraserai dans Paris, mais il faut gagner du temps. C'est vous qui m'aiderez à le gagner.—Alors, indiquant qu'il voulait être seul, il demeure avec M. de Caulaincourt, et lui expose ses idées, qui sont les suivantes. Il faut que M. de Caulaincourt se rende à Paris, aille voir Alexandre, duquel il sera bien accueilli, qu'il fasse appel aux souvenirs de ce prince, qu'il cherche à réveiller ses anciens sentiments, qu'il lui fasse entrevoir les dangers qui le menacent dans cette grande capitale, Napoléon surtout approchant avec soixante mille hommes, en recueillant vingt mille qui sortent de Paris, les uns et les autres avides de vengeance, et voulant à tout prix relever l'honneur de nos armes. Cette perspective, Alexandre, même sans qu'on la lui montre, doit en avoir l'imagination frappée, et quand on s'appliquera à la placer sous ses yeux, elle produira bien plus d'effet encore. Si, dans cette disposition d'esprit, on lui offre une paix immédiate, à des conditions qui s'approcheront de celles de Châtillon, il ne voudra pas compromettre son triomphe, il prêtera l'oreille, il renverra M. de Caulaincourt au quartier général français. M. de Caulaincourt ira et reviendra. Trois, quatre jours seront bientôt passés, et alors, ajoute Napoléon, j'aurai l'armée, et tout sera réparé!—Mais, Sire, répond M. de Caulaincourt, ne serait-ce pas le cas de négocier sérieusement, de vous soumettre aux événements si ce n'est aux hommes, et d'accepter les bases de Châtillon, au moins les principales?—Non, réplique Napoléon, c'est bien assez d'avoir hésité un instant. Non, non, l'épée doit tout terminer. Cessez de m'humilier! on peut aujourd'hui encore sauver la grandeur de la France. Les chances restent belles, si vous me gagnez trois ou quatre jours.—M. de Caulaincourt, tout ferme qu'il était, avait peine à résister au torrent de cette énergie que tant de malheurs n'avaient point abattue, et il demande qu'on lui adjoigne le prince Berthier, qui a le secret des ressources dont l'Empereur dispose encore, qui est connu, estimé des souverains, qui pourra se faire écouter. Napoléon ne laisse pas achever M. de Caulaincourt. D'abord il a besoin de Berthier, qui seul connaît dans tous ses détails la distribution de l'armée sur le théâtre confus de la guerre; mais ce n'est pas sa plus forte raison. Berthier est excellent, dit Napoléon, il a de grandes qualités, il m'aime, je l'aime, mais il est faible. Vous n'imaginez pas ce qu'en pourraient faire les intrigants qui vont s'agiter. Allez, partez sans lui, il n'y a que vous dont la trempe puisse résister au foyer de ces intrigues.—
M. de Caulaincourt accepte la mission proposée dans l'espérance de rétablir les relations diplomatiques entre Napoléon et les monarques victorieux. Après ce colloque si animé, il fut convenu que Napoléon irait s'établir à Fontainebleau, qu'il y concentrerait l'armée, y réunirait les ressources qui lui restaient, et que tandis qu'il préparerait tout pour une dernière et formidable lutte, M. de Caulaincourt s'efforcerait sinon d'arrêter, du moins de ralentir les entreprises politiques que les alliés allaient tenter dans Paris avec le secours des mécontents, qu'il gagnerait ainsi trois ou quatre jours, qu'alors l'heure suprême du salut sonnerait, et que Napoléon paraîtrait aux portes de la capitale pour y succomber peut-être, mais pour y entraîner certainement la coalition dans sa chute. M. de Caulaincourt accepta cette mission avec sa fidélité ordinaire, non pas toutefois dans l'intention de tromper les souverains alliés, car il n'eût voulu tromper personne, pas même les ennemis de son pays, mais dans l'espérance de faire renaître quelques relations entre un maître intraitable et l'Europe victorieuse. Il partit donc pour Paris, tandis que Napoléon partait pour Fontainebleau après avoir ordonné aux troupes qui arrivaient de prendre position sur la rivière d'Essonne et de s'y établir solidement. C'est derrière cette ligne que Napoléon voulait opérer la concentration de ses forces. Il était si animé qu'on eût pu le croire à la veille de l'une des grandes victoires de sa vie, aussi bien qu'au lendemain du plus grand des désastres. Dans sa tête ardente il avait déjà conçu un dessein qui pouvait, selon lui, changer les destinées. Il amenait à sa suite environ 50 mille hommes, auxquels allaient se joindre les 15 ou 18 mille sortant de Paris. Avec ce qu'il pouvait attirer à lui des bords de la Seine et de l'Yonne, il n'aurait pas moins de 70 mille combattants. Napoléon va s'établir à Fontainebleau, et donne les ordres nécessaires pour réunir toute l'armée derrière l'Essonne. Il voulait les concentrer entre Fontainebleau et Paris, le long de l'Essonne, sa droite à la Seine, sa gauche dans la direction d'Orléans, où étaient sa femme et son fils. L'ennemi serait dispersé dans Paris, partagé sur les deux rives de la Seine, et avec soixante-dix mille soldats qui avaient au cœur la rage de l'honneur et du patriotisme, Napoléon ne désespérait pas de frapper encore des coups terribles, des coups qui retentiraient à travers les siècles! Qui sait même! il referait peut-être en une journée sanglante la grandeur de la France!—Ces idées s'étaient succédé dans son esprit avec la rapidité de l'éclair, et après avoir expédié M. de Caulaincourt à Paris, il donna des ordres au général Belliard, lui prescrivit de se porter sur la rivière d'Essonne, d'y appeler les deux maréchaux, et de les y établir du bord de la Seine à la route d'Orléans. Il lui annonça que le lendemain il leur fournirait, au moyen du grand parc d'artillerie, de quoi remplacer ce qu'ils avaient perdu dans la glorieuse et funeste bataille de Paris. Cela fait, il quitta MM. de Caulaincourt et Belliard, et partit avec Berthier pour Fontainebleau, afin d'y attendre et d'y rallier l'armée.
M. de Caulaincourt se rend à Paris auprès du conseil municipal. Tandis que Napoléon prenait ce chemin, M. de Caulaincourt avait pris celui de Paris, et s'était rendu à l'hôtel de ville, auprès de l'autorité municipale, la seule qui subsistât encore dans notre capitale abandonnée. Ce corps s'est transporté auprès d'Alexandre, dont il est fort bien accueilli. Mais déjà cette autorité s'était transportée au château de Bondy, pour recommander aux souverains alliés la population parisienne. La moitié de la nuit s'était écoulée. L'empereur Alexandre avait accueilli de son mieux les deux préfets et la députation qui les accompagnait. Ce monarque, maître enfin de Paris, était au comble de la joie. Son orgueil une fois satisfait, tous ses bons sentiments avaient repris le dessus. Son penchant le plus prononcé était le désir de plaire, et il n'était personne à qui il voulût plaire autant qu'à ces Français, qui l'avaient vaincu tant de fois, qu'il venait de vaincre à son tour, et dont il ambitionnait les applaudissements avec passion. Surprendre à force de générosité ce peuple généreux, était en ce moment son rêve le plus cher: noble faiblesse si c'en était une!
Alexandre consent à laisser la police de Paris aux autorités municipales et à la garde nationale. Il reçut donc avec une extrême courtoisie les deux préfets et la députation parisienne, leur répéta ce qu'il avait déjà dit si souvent, qu'il ne faisait point la guerre à la France, mais à la folle ambition d'un seul homme; qu'il n'entendait imposer à la France ni un gouvernement, ni une paix humiliante, mais la délivrer d'un despotisme dont elle n'avait pas moins souffert que l'Europe. Il garantit pour la capitale les traitements les plus doux, moyennant que le peuple parisien demeurât paisible, et se montrât aussi amical envers ses nouveaux hôtes que ceux-ci voulaient l'être envers lui. Il consentit sans difficulté à laisser la police de Paris à la garde nationale, et à ne pas loger ses soldats chez les habitants. Il demanda seulement des vivres qu'on avait, et qu'on lui promit.
Aussitôt la conversation générale terminée, il s'adressa individuellement à chaque membre de la députation, et affirma de nouveau qu'en apportant à la France la paix la plus honorable, il lui laisserait en outre la plus entière liberté dans le choix de son gouvernement. Soin que l'empereur Alexandre met à s'informer de ce qu'est devenu M. de Talleyrand. Il parut surtout fort impatient de savoir ce qu'était devenu M. de Talleyrand, ce que faisait ce grand personnage, et où il était actuellement. M. de Nesselrode, présent à l'entretien, pria M. de Laborde, qu'il connaissait, et qui était membre de la députation, de se rendre auprès de M. de Talleyrand, de le retenir à Paris s'il n'était pas parti, et de l'assurer de la part des souverains de toute leur considération.
Pendant que les préfets étaient auprès d'Alexandre, les officiers des deux armées avaient arrêté les conditions de l'évacuation de Paris. Ils étaient convenus que vers sept heures du matin les soldats des maréchaux Marmont et Mortier livreraient les barrières aux soldats des armées alliées, après quoi les souverains feraient leur entrée dans Paris.
M. de Caulaincourt au château de Bondy. Sur ces entrefaites M. de Caulaincourt n'ayant pas trouvé à l'hôtel de ville les autorités parisiennes, s'était rendu lui-même au château de Bondy, avait rencontré en route la députation qui s'en retournait, avait eu quelque difficulté à se faire admettre auprès d'Alexandre, et y avait enfin réussi. Son entretien avec Alexandre. Alexandre en paraissant rendre à M. de Caulaincourt son ancienne amitié, ne lui laisse aucune espérance relativement à Napoléon. En le voyant, Alexandre l'accueillit avec la même cordialité qu'autrefois, l'embrassa même de la manière la plus affectueuse, lui expliqua pourquoi il ne l'avait pas reçu à Prague, puis arrivant aux grands événements du jour, lui dit qu'exempt de tout ressentiment, ne désirant que la paix, la venant chercher à Paris puisqu'il n'avait pu la trouver à Châtillon, il la voulait honorable pour la France, mais sûre pour l'Europe, et que pour ce motif ni lui ni ses alliés ne consentiraient plus à négocier avec Napoléon; qu'ils n'auraient pas de peine d'ailleurs à trouver quelqu'un avec qui on pût traiter, car il leur revenait de toute part que la France était aussi fatiguée de Napoléon que l'Europe elle-même, et qu'elle ne demandait pas mieux que d'être débarrassée de son despotisme; qu'au surplus les alliés n'avaient pas le projet de faire violence à cette noble France, qu'ils entendaient au contraire la respecter profondément, lui laisser le choix de son souverain, et conclure la paix avec ce souverain dès qu'elle l'aurait désigné; qu'une fois entrés dans Paris ils consulteraient les gens les plus notables, qu'ils les prendraient dans toutes les nuances d'opinion, et que ce que les personnages les plus accrédités du pays auraient décidé, les alliés l'adopteraient, et le consacreraient par l'adhésion de l'Europe.
Consterné de ce langage calme, doux, mais résolu, M. de Caulaincourt essaya de combattre les idées émises par Alexandre. Il s'efforça de lui faire sentir le danger pour les alliés de se conduire, eux, représentants de l'ordre social et monarchique en Europe, comme des fauteurs de révolution, de détrôner un prince longtemps reconnu, adulé de toutes les cours, accepté par elles comme allié, et par l'une d'elles comme gendre; le danger d'en croire à cet égard des mécontents, qui ne consulteraient que leurs passions, de se tromper ainsi sur les vrais sentiments de la France, qui, tout en désapprouvant les guerres continuelles de Napoléon, restait reconnaissante de la gloire et de l'ordre intérieur dont elle avait joui sous son règne, et était peu disposée à échanger sa puissante et glorieuse main contre la main débile et oubliée des Bourbons; Efforts infructueux de M. de Caulaincourt pour persuader Alexandre. le danger enfin de pousser au désespoir Napoléon et l'armée, de commettre à de nouveaux et affreux hasards un triomphe inespéré, triomphe qu'on pourrait consolider à l'instant même, et rendre définitif par une paix équitable et modérée.
Alexandre parut peu touché de ces raisons. Il répondit qu'on écouterait non pas des mécontents, mais des hommes sensés, n'ayant ni parti pris, ni intérêt suspect; que le goût de renverser des trônes, les souverains alliés ne l'avaient pas, et ne pouvaient pas l'avoir; que le danger de réduire Napoléon au désespoir, ils en tenaient compte; mais qu'ils étaient résolus, après être venus si loin, et maintenant surtout qu'ils étaient si unis, de pousser la lutte à bout, pour n'avoir pas à la recommencer dans des conditions peut-être moins favorables; qu'ils s'attendaient sans doute à des coups extraordinaires de la part de Napoléon, tant qu'il lui resterait une épée dans les mains, mais que, fussent-ils repoussés de Paris, ils y reviendraient, jusqu'à ce qu'ils eussent conquis une paix sûre, et qu'une paix sûre on ne pouvait pas l'espérer de l'homme qui avait ravagé l'Europe de Cadix à Moscou.
Il était visible néanmoins que tout en affectant de ne pas craindre un dernier acte désespéré de Napoléon, Alexandre en était intérieurement troublé, et que ce serait un argument d'un poids considérable dans les négociations qui allaient suivre. À propos de ces résolutions qui paraissaient si fermement arrêtées de la part des puissances, M. de Caulaincourt demanda au czar si cependant l'Autriche n'aurait aucune considération pour les liens de famille, et si elle aurait conduit si loin ses soldats pour avoir l'honneur de détrôner sa fille; que ce ne serait plus alors le cas de tant reprocher au peuple français d'avoir égorgé une archiduchesse, quand on venait soi-même en détrôner une autre.—L'Autriche, reprit Alexandre, a eu de la peine à se décider; mais depuis que vous avez refusé l'armistice de Lusigny, imaginé par elle pour ménager un accommodement, elle est aussi convaincue que nous qu'on ne peut pas traiter avec son gendre, et que pour obtenir une paix durable il faut la signer avec un autre que lui.
Alexandre consent toutefois à recevoir M. de Caulaincourt lorsqu'il sera entré dans Paris. À cette déclaration Alexandre ajouta de nouvelles assurances d'amitié pour M. de Caulaincourt, l'engagea à venir le revoir dans la journée, lui promit de l'accueillir à toute heure, mais lui fit promettre à son tour de garder à Paris la réserve d'un parlementaire, puis il le quitta, car l'heure du triomphe approchait, et son orgueil était impatient. Il ne voulait pas brûler Paris, mais y entrer.
Entrée des souverains dans Paris le 31 mars 1814. Le jeudi 31 mars 1814, jour de douloureuse et ineffaçable mémoire, les souverains alliés se mirent en marche, vers les dix ou onze heures du matin, pour faire dans Paris leur entrée triomphale. L'empereur Alexandre s'était attribué, et on lui avait laissé prendre, le premier rôle. Le roi de Prusse le lui cédait de bien grand cœur, trop heureux du succès des armes alliées, succès que sa défiance du sort lui avait fait mettre en doute jusqu'au dernier instant. L'empereur François et M. de Metternich, séparés du quartier général des alliés par la bataille d'Arcis-sur-Aube, s'étaient retirés à Dijon, où ils ignoraient la prise de Paris. Le prince de Schwarzenberg avait du reste assez d'autorité et de connaissance de leurs intentions pour les remplacer complétement dans ces graves circonstances. Lord Castlereagh, ministre d'un gouvernement où il faut tout expliquer à la nation, était allé donner au Parlement les motifs du traité de Chaumont. Personne ne pouvait donc en ce moment disputer au czar l'empire de la situation, et il y parut bientôt par le dehors aussi bien que par le fond des choses.
Aspect de Paris, et sentiments divers de la population. Alexandre ayant à sa droite le roi de Prusse, à sa gauche le prince de Schwarzenberg, derrière lui un brillant état-major, et pour escorte cinquante mille soldats d'élite, observant un ordre parfait, et portant au bras une écharpe blanche qu'ils avaient adoptée pour éviter les méprises sur le champ de bataille, Alexandre s'avançait à cheval à travers le faubourg Saint-Martin. Une proclamation des deux préfets, annonçant les intentions bienveillantes des monarques alliés, avait averti la population parisienne de l'événement solennel et douloureux qui allait attrister ses murs. Dire les émotions de cette population, en proie aux sentiments les plus contraires, serait difficile. Le peuple de Paris, toujours si sensible à l'honneur des armes françaises, irrité de n'avoir pas obtenu les fusils qu'il demandait, soupçonnant même des trahisons là où il n'y avait eu que des faiblesses, supportait avec une aversion peu dissimulée la présence des soldats étrangers. La bourgeoisie plus éclairée sans être moins patriote, appréciant les causes et les conséquences des événements, était partagée entre l'horreur de l'invasion, et la satisfaction de voir cesser le despotisme et la guerre. Enfin, l'ancienne noblesse française, à force de haïr la révolution oubliant la gloire du pays qui jadis lui était si chère, éprouvait de la chute de Napoléon une joie folle, qui ne lui permettait pas de sentir actuellement le désastre de la patrie. Manifestations des royalistes. Quelques membres de cette noblesse, dans le désir d'amener à Paris un événement semblable à celui de Bordeaux, parcouraient le faubourg Saint-Germain, la place de la Concorde, le boulevard, en agitant un drapeau blanc, et en poussant des cris de vive le roi! qui restaient sans écho, et provoquaient même assez souvent une désapprobation manifeste. Calme et triste, la garde nationale faisait partout le service, prête à maintenir l'ordre, que personne au surplus ne songeait à troubler.
Tel était l'aspect de Paris. En suivant à travers une foule pressée et silencieuse le faubourg Saint-Martin jusqu'au boulevard, les souverains alliés ne rencontrèrent d'abord que des visages mornes, et parfois menaçants. Du reste pas une insulte, pas une acclamation ne signalèrent leur marche grave et lente. En arrivant au boulevard et en s'approchant des grands quartiers de la capitale, les visages commencèrent à changer avec les sentiments de la population. Quelques cris se firent entendre qui indiquaient qu'on appréciait les dispositions généreuses d'Alexandre. Il y répondit avec une sensibilité marquée. Bientôt ses saluts répétés à la population, l'ordre rassurant observé par ses soldats, amenèrent des manifestations de plus en plus amicales. Affabilité d'Alexandre. Enfin parut le groupe royaliste qui depuis le matin se promenait dans Paris en agitant un drapeau blanc. Ses cris enthousiastes de vive Louis XVIII, vive Alexandre, vive Guillaume, éclatèrent subitement aux oreilles des souverains, et leur causèrent une satisfaction visible. Aux cris violents de ce groupe vinrent se joindre ceux de femmes élégantes, agitant des mouchoirs blancs, et saluant avec la vivacité passionnée de leur sexe la présence des monarques étrangers: triste spectacle qu'il faut déplorer sans s'en étonner, car c'est celui que donnent en tous lieux et en tout temps les peuples divisés. Les joies des partis y étouffent en effet les plus légitimes douleurs de la patrie!
Ces dernières manifestations rassurèrent les souverains alliés, que la froideur malveillante témoignée par les masses populaires dans le faubourg Saint-Martin et le boulevard Saint-Denis avait inquiétés d'abord, non pour leur sûreté personnelle, mais pour la suite de leurs desseins. Grande revue aux Champs-Élysées. Ils se rendirent sans s'arrêter aux Champs-Élysées, pour y passer la revue de leurs soldats. C'était une manière de remplir, par un grand spectacle militaire, les heures de cette journée, tandis que leurs ministres vaqueraient à des soins plus sérieux et plus pressants. Il était urgent, effectivement, de parler à cette ville de Paris, si redoutée même dans sa défaite, de lui dire qu'on ne venait ni conquérir, ni opprimer, ni humilier la France, qu'on lui apportait seulement la paix, dont n'avait pas voulu un chef intraitable, et que quant à la forme de son gouvernement, on la laisserait libre de choisir celle qui lui conviendrait. Envoi de M. de Nesselrode auprès de M. de Talleyrand. Mais pour concerter ce langage, pour savoir même à qui l'adresser, il fallait s'aboucher avec des personnages accrédités, et pendant la revue des Champs-Élysées, M. de Nesselrode s'était rendu auprès de celui qu'indiquait une sorte de désignation universelle, c'est-à-dire auprès de M. de Talleyrand. Il l'avait trouvé dans son célèbre hôtel de la rue Saint-Florentin, attendant cette démarche si facile à prévoir, et lui avait demandé, au nom des monarques alliés, quel était le gouvernement qu'il fallait constituer, en lui déclarant qu'on s'en fierait à ses lumières plus volontiers qu'à celles d'aucun homme de France. Grands témoignages de considération donnés à M. de Talleyrand. M. de Talleyrand, qui connaissait et appréciait depuis longtemps l'habile diplomate dépêché auprès de lui, l'accueillit avec empressement, et lui dit, ce qui était vrai, que le gouvernement impérial était complétement ruiné dans les esprits, que le régime de la guerre perpétuelle inspirait en 1814 autant d'horreur que celui de la guillotine en 1800, et que rien ne serait plus facile que d'opérer une révolution, si on traitait la France avec les égards dont ce grand pays était digne, si on lui prouvait surtout par les faits aussi bien que par les paroles, que les souverains alliés voulaient être non pas ses conquérants, mais ses libérateurs. Dans ces termes généraux il était aisé de s'entendre. M. de Nesselrode répéta les assurances qu'il était chargé de prodiguer, et les deux diplomates commençaient à discuter les graves sujets que comportait la circonstance, lorsque M. de Nesselrode reçut de l'empereur Alexandre un message singulier, dont l'objet était le suivant. Par une modestie pleine de délicatesse, Alexandre avait voulu loger non aux Tuileries, mais à l'Élysée, et pendant la revue on lui avait remis un billet dans lequel on prétendait que l'Élysée était miné. Il avait envoyé ce billet à M. de Nesselrode pour que celui-ci s'informât si un tel avis avait le moindre fondement. Il est convenu que l'empereur Alexandre prendra son logement chez M. de Talleyrand. M. de Nesselrode communiqua ce message à M. de Talleyrand, qui sourit d'un avis aussi puéril, et qui cependant offrit courtoisement de mettre à la disposition de l'empereur Alexandre son hôtel, où aucun danger n'était à craindre, et où depuis longtemps régnaient des habitudes tout à fait princières. M. de Nesselrode saisit cette offre avec empressement, car c'était donner un haut témoignage de considération à un personnage dont on avait grand besoin, c'était augmenter son influence, et se ménager même bien des commodités pour l'œuvre qu'on allait entreprendre.
Les hommes qui depuis quelque temps étaient ou les confidents ou les visiteurs assidus de M. de Talleyrand, le duc de Dalberg, l'abbé de Pradt, le baron Louis, le général Dessoles, et une infinité d'autres, étaient accourus chez lui pour s'entretenir des prodigieux événements qui étaient en voie de s'accomplir. La revue de ses troupes finie, Alexandre se rend chez M. de Talleyrand. Il avait donc sa cour toute formée pour recevoir l'empereur Alexandre lorsque celui-ci, après avoir passé ses troupes en revue, se transporterait à l'hôtel de la rue Saint-Florentin. L'empereur Alexandre étant descendu de cheval sur la place de la Concorde, se rendit à pied chez le grand dignitaire impérial, lui tendit la main avec cette courtoisie qui séduisait tous ceux qui ne savaient pas combien il y avait de finesse cachée sous le charme de ses manières, traversa les appartements qui contenaient déjà une foule empressée, se laissa présenter les nouveaux royalistes dont le nombre augmentait à vue d'œil, et après avoir prodigué à chacun les témoignages les plus flatteurs, s'enferma avec M. de Talleyrand pour le consulter sur les importantes résolutions qu'il s'agissait d'adopter. Le roi de Prusse, le prince de Schwarzenberg, appelés à cette conférence, s'y rendirent immédiatement, et M. de Talleyrand demanda l'autorisation d'y introduire son véritable, son unique complice, le duc de Dalberg, qui, plus téméraire que lui, avait osé envoyer un émissaire au camp des alliés. À peine assemblés ces éminents personnages entreprirent de traiter le grand sujet qui les réunissait, celui du gouvernement à donner à la France.
Conférence des souverains avec M. de Talleyrand et avec quelques personnages sur le choix du gouvernement qui convient à la France. Alexandre qui avait déjà pris l'habitude, et qui continua de la prendre chaque jour davantage, d'ouvrir les entretiens et de les clore, Alexandre commença par répéter ce qu'il disait à tout le monde, que lui et ses alliés n'étaient pas venus en France pour y opérer des révolutions, mais pour y chercher la paix; qu'ils l'auraient faite à Châtillon, si Napoléon s'y était prêté, mais que n'ayant trouvé à Châtillon que des refus, obligés de venir chercher cette paix jusque dans les murs de Paris, ils étaient prêts à la conclure avec ceux qui la voudraient franchement; qu'il ne leur appartenait pas de désigner les hommes qui seraient chargés de représenter la France en cette circonstance, et de constituer son gouvernement, qu'à cet égard ils n'avaient la prétention d'imposer personne, que Napoléon lui-même ils n'auraient pas pris sur eux de l'exclure, s'il ne s'était exclu en refusant péremptoirement des conditions auxquelles l'Europe attachait sa sûreté; mais qu'après lui la régente Marie-Louise, le prince Bernadotte, la république elle-même, et enfin les Bourbons, ils étaient prêts à admettre tout ce que la nation française paraîtrait désirer. Seulement, dans l'intérêt de l'Europe et de la France, on devait choisir un gouvernement qui pût se maintenir, surtout en succédant à la puissante main de Napoléon, car l'œuvre qu'on allait accomplir, il ne fallait pas qu'on eût à la recommencer.
Exposé des sentiments des souverains fait par l'empereur Alexandre. Déclaration que les souverains entendent laisser la France libre dans le choix de son souverain. Alexandre ne dissimula pas que, tout en ayant pour les Bourbons une préférence naturelle, les monarques alliés craignaient que ces princes, inconnus aujourd'hui de la France et ne la connaissant plus, ne fussent incapables de la gouverner; qu'ils n'espéraient pas non plus qu'on parvînt à composer un gouvernement sérieux avec une femme et un enfant, comme Marie-Louise et le Roi de Rome, que c'était l'avis notamment de l'empereur d'Autriche; que cherchant ainsi le meilleur gouvernement à donner à la France il avait, lui, songé quelquefois au prince Bernadotte, mais que ne trouvant pas beaucoup d'assentiment lorsqu'il parlait de ce candidat il se garderait bien d'insister; que du reste dans cet état d'indécision, l'avis des souverains en serait d'autant plus facile à plier au vœu de la France, seule autorité à consulter ici; que pour eux ils n'avaient qu'un intérêt et un droit, c'était d'avoir la paix, mais de l'avoir sûre en l'accordant honorable, telle qu'on la devait à une nation couverte de gloire, et à laquelle ils ne s'en prenaient point de leurs maux, sachant bien que sous le joug détesté qu'on venait de briser elle avait souffert autant que l'Europe.
À ce langage, doux, flatteur, insinuant, un seul homme était appelé à répondre, et c'était M. de Talleyrand. C'est à lui que s'adressaient particulièrement ces questions comme au plus accrédité des personnages auxquels on pouvait les poser. Généralement peu impatient de se prononcer, laissant volontiers les plus pressés dire leur sentiment, mais sachant se décider quand il le fallait, M. de Talleyrand possédait au plus haut point le discernement des situations, savait découvrir ce qui convenait à chacune, et avait de plus l'art de donner à ses avis une forme piquante ou sentencieuse, qui leur valait tout de suite la vogue d'un bon mot, ou d'un mot profond. Opinion très-arrêtée de M. de Talleyrand en faveur des Bourbons. Il avait clairement discerné qu'élevé par la victoire, Napoléon ne pouvait se soutenir que par elle, que vaincu il était détrôné; que la république n'étant pas proposable à une génération qui avait assisté aux horreurs de 1793, la monarchie étant le seul gouvernement alors possible, il n'y avait de dynastie acceptable que celle des Bourbons, car on ne crée pas à volonté et artificiellement les conditions qui rendent une famille propre à régner. Motifs de cette opinion. Le génie, le hasard des révolutions, peuvent un moment élever un homme, et on venait d'en avoir la preuve, mais ce phénomène passé, les peuples reviennent promptement à ce que le temps et de longues habitudes nationales ont consacré. À l'abri désormais des vengeances impériales, M. de Talleyrand dit lentement mais nettement la vérité à ce sujet. Napoléon, selon lui, n'était plus possible. La France, à laquelle il avait rendu de grands services qu'il lui avait malheureusement fait payer cher, voyait en lui ce qu'y voyait l'Europe, c'est-à-dire la guerre, et elle voulait la paix. Napoléon était donc en ce moment le contraire du vœu formel, absolu de la génération présente. Consentirait-il à signer la paix, il ne faudrait pas y compter. En effet une paix, même très-honorable, telle que la France pourrait l'accepter, telle que l'Europe dans sa haute raison devrait l'accorder, cette paix quelle qu'elle fût, serait toujours tellement au-dessous de ce que Napoléon devait prétendre, qu'il ne saurait y souscrire sans déchoir, dès lors sans avoir l'intention de la rompre. Il ne fallait donc plus songer à lui, puisqu'il était incompatible avec la paix, qui était le besoin du monde entier, et on verrait bientôt, en laissant éclater l'opinion universelle encore comprimée, que cette manière de penser était au fond de tous les esprits. Que si Napoléon était impossible personnellement, il était tout aussi impossible dans sa femme et son fils. Qui pouvait croire sérieusement qu'il ne serait pas derrière Marie-Louise et le Roi de Rome, pour gouverner sous leur nom? Personne. Ce serait Napoléon avec tous ses inconvénients et tous ceux de la dissimulation. Il fallait par conséquent renoncer à une semblable combinaison, et puisque le prince auguste qui avait donné sa fille à Napoléon faisait un généreux sacrifice à l'Europe, on devait accepter ce sacrifice en remerciant l'empereur d'Autriche de si bien comprendre les besoins de la situation. Quant au prince Bernadotte, devenu l'héritier du trône de Suède, c'était chose moins sérieuse encore. Après avoir eu un soldat de génie, la France n'accepterait pas un soldat médiocre, couvert du sang français. Restaient donc les Bourbons. Sans doute la France, qui les avait tant connus, les connaissait peu aujourd'hui, et éprouvait même à leur égard certaines préventions. Mais elle referait connaissance avec eux, et les accueillerait volontiers s'ils apportaient, en revenant, non les préjugés qui avaient déjà perdu leur maison, mais les saines idées du siècle. M. de Talleyrand ajoutait qu'il fallait les lier par de sages lois, et les réconcilier avec l'armée, en plaçant auprès d'eux ses représentants les plus illustres; qu'avec du tact, des soins, de l'application, tout cela pourrait se faire; qu'il fallait bien d'ailleurs que ce fût possible, car c'était nécessaire; qu'après tant d'agitations, le besoin le plus impérieux des esprits était de voir l'édifice social rétabli sur ses véritables bases, et qu'il ne semblerait l'être que lorsque le trône de France serait rendu à ses antiques possesseurs. Résumant enfin son opinion en quelques mots, M. de Talleyrand dit: La république est une impossibilité; la régence, Bernadotte, sont une intrigue; les Bourbons seuls sont un principe.—
Un tel langage avait de quoi plaire aux souverains alliés, et il aurait trouvé parmi eux des approbateurs encore plus chauds, si le vrai représentant de la vieille Europe, l'empereur François, si le chef du parti tory, lord Castlereagh, eussent été présents. Pourtant le rare bon sens du roi Guillaume désirait que tout ce qu'on venait de dire fût vrai. Alexandre sans le désirer autant, était prêt cependant à l'admettre, si la restauration des Bourbons était un moyen de pacifier la France sans l'humilier, de lui plaire surtout après l'avoir vaincue. M. de Talleyrand fait intervenir divers personnages pour appuyer ce qu'il a dit. M. de Talleyrand voulant donner à son opinion, nette, ferme, mais exprimée sans véhémence, l'appui d'un langage plus vif, plus chaleureux que le sien, proposa aux souverains alliés et à leurs ministres assemblés dans son salon, de leur faire entendre quelques Français, qui, à des titres divers, par leur esprit, leurs fonctions, leur rôle, méritaient d'être écoutés. On introduisit l'abbé de Pradt, archevêque de Malines, récemment ambassadeur à Varsovie, le baron Louis, financier habile, employé par Napoléon dans quelques opérations importantes, le général Dessoles, l'ancien chef d'état-major de Moreau, l'un des hommes les plus estimés de l'armée.
L'entrevue cessa dès lors d'avoir le caractère d'un tête-à-tête. L'entretien devint animé, et quelquefois confus à force de vivacité. L'abbé de Pradt avec la pétulance de son langage, le baron Louis avec la fermeté de son esprit, le général Dessoles avec une haute raison, affirmèrent chacun à sa manière, que c'en était fait de la domination de Napoléon, que personne ne voulait plus d'un furieux, prêt à immoler la France et l'Europe à de sanglantes chimères; que dans sa femme et son fils on ne verrait que lui sous un nom supposé, que dans Bernadotte on verrait un outrage, que désirant une monarchie, on ne pouvait admettre que les Bourbons; que sans doute on ne pensait pas à eux, mais qu'on n'avait pas eu le temps d'y penser, que leur nom une fois prononcé franchement, tout le monde comprendrait qu'il n'y avait que ces princes de possibles, et qu'en prenant par de bonnes lois des précautions contre leurs préjugés, on aurait leurs avantages sans leurs inconvénients.
L'opinion de M. de Talleyrand admise comme la bonne par les monarques alliés. Personne n'était plus influencé que l'empereur Alexandre par l'ensemble et la chaleur des avis.—Si vous êtes tous de cette opinion, s'écria-t-il, ce n'est pas à nous à contredire. Et regardant ses alliés qui donnaient leur assentiment d'un signe de tête, notamment le prince de Schwarzenberg qui avait très-visiblement approuvé ce qu'on avait dit contre la régence de Marie-Louise, il se montra prêt à accepter les Bourbons; car, ajoutait-il, ce n'étaient pas les représentants des vieilles monarchies européennes qui pouvaient élever des objections contre le rétablissement de cette antique famille. Il est convenu qu'on se servira du Sénat pour opérer les changements projetés. Le principe admis, il s'agissait du moyen à employer pour consommer la déchéance de Napoléon, et pour instituer un gouvernement nouveau qui pacifierait la France avec l'Europe, et la France avec elle-même. M. de Talleyrand et ceux qui composaient son conseil improvisé, furent d'avis qu'on pourrait se servir du Sénat, et qu'on le trouverait empressé à renverser le maître qu'il avait adulé si longtemps, car en l'adulant il l'avait toujours haï au fond du cœur. Afin de donner au Sénat le courage de se prononcer, les souverains déclarent qu'ils ne traiteront plus avec Napoléon ni avec aucun membre de sa famille. Mais pour inspirer à ce corps le courage de se prononcer, il fallait que Napoléon parût irrévocablement condamné. Sans cette certitude, la même timidité qui avait tenu le Sénat silencieux devant Napoléon, le tiendrait silencieux encore devant son ombre. Pour lever cette difficulté, il se présentait un moyen fort simple, mais qui devait précéder toute autre démarche, c'était de déclarer que les monarques alliés, réunis à Paris, et disposés à concéder la paix la plus honorable à la France, avaient pris la résolution de ne plus traiter avec Napoléon, avec lequel toute paix sincère et durable était jugée impossible. Bien que ce fût un engagement assez grave à prendre, ce moyen étant le seul qui pût faire éclater l'opinion publique à l'égard de Napoléon, il n'y avait guère à hésiter, et on n'hésita point. Le projet de déclaration fut adopté. Pourtant, au gré de ceux qui désiraient les Bourbons et voulaient être satisfaits le plus tôt possible, ce n'était pas assez de dire qu'on ne traiterait plus avec Napoléon, il fallait dire encore qu'on ne traiterait avec aucun autre membre de sa famille, car si on laissait une chance ouverte en faveur de son fils, ce serait assez pour glacer les gens timides, sur lesquels il importait d'agir dans le moment. Ce complément indispensable fut ajouté sur la proposition de l'abbé de Pradt, et la déclaration suivante, signée par Alexandre au nom de ses alliés, fut immédiatement placardée sur les murs de Paris.
Texte de cette déclaration. «Les armées des puissances alliées ont occupé la capitale de la France. Les souverains alliés accueillent le vœu de la nation française.
»Ils déclarent:
»Que si les conditions de la paix devaient renfermer de plus fortes garanties lorsqu'il s'agissait d'enchaîner l'ambition de Bonaparte, elles doivent être plus favorables, lorsque par un retour vers un gouvernement sage, la France elle-même offrira des assurances de repos.
»Les souverains alliés proclament en conséquence:
»Qu'ils ne traiteront plus avec Napoléon Bonaparte ni avec aucun membre de sa famille;
»Qu'ils respectent l'intégrité de l'ancienne France, telle qu'elle a existé sous ses rois légitimes; ils peuvent même faire plus, parce qu'ils professent toujours le principe que, pour le bonheur de l'Europe, il faut que la France soit grande et forte;
»Qu'ils reconnaîtront et garantiront la Constitution que la nation française se donnera. Ils invitent par conséquent le Sénat à désigner un gouvernement provisoire, qui puisse pourvoir aux besoins de l'administration, et préparer la constitution qui conviendra au peuple français.
»Les intentions que je viens d'exprimer me sont communes avec toutes les puissances alliées.
»Alexandre.
»P. S. M. I.
»Le secrétaire d'État, comte de Nesselrode.
»Paris, le 31 mars 1814, trois heures après-midi.»
Il fut convenu que s'appuyant sur cette déclaration, M. de Talleyrand et ses coopérateurs s'aboucheraient avec les membres du Sénat, les décideraient à nommer un gouvernement provisoire, et qu'on aviserait ensuite aux moyens de prononcer directement et définitivement la déchéance de Napoléon.
Publicité donnée aux intentions des souverains. Après ce premier acte les souverains se séparèrent. Alexandre demeura chez M. de Talleyrand, le roi de Prusse alla fixer sa résidence dans l'hôtel du prince Eugène, qui est devenu depuis l'hôtel de la légation de Prusse. Les ordres furent donnés pour que les troupes alliées ne prissent point leur logement chez les habitants, mais que, pourvues des vivres nécessaires, elles établissent leurs bivouacs sur les principales places de la capitale, et notamment dans les Champs-Élysées. Le général Sacken fut nommé gouverneur de Paris. Les rédacteurs des divers journaux furent, ou changés, ou invités à parler dans le sens de la révolution nouvelle. On se servit du télégraphe, tel qu'il existait alors, pour annoncer les grands événements accomplis dans la capitale, avec mention réitérée des intentions généreuses des puissances. Les royalistes, anciens ou nouveaux, qui avaient dans cette journée assiégé l'hôtel Talleyrand, se répandirent dans la capitale afin d'y propager l'espérance, et presque la certitude du prochain rétablissement des Bourbons. Ceux d'entre eux qui avaient promené le matin dans Paris le drapeau blanc, s'étant assemblés tumultueusement, proposèrent de s'adresser aux souverains étrangers pour leur demander que les Bourbons fussent immédiatement proclamés. Ils trouvaient que si c'était déjà quelque chose de déclarer qu'on ne traiterait plus avec Napoléon, ce n'était point assez, et qu'il fallait annoncer qu'on traiterait exclusivement avec les Bourbons, seuls souverains légitimes de la France. Démarche des royalistes auprès d'Alexandre, et réponse donnée en son nom par M. de Nesselrode. Après une délibération vive et confuse, on se sépara d'accord sur un point, l'envoi d'une députation à Alexandre pour lui exprimer le vœu formel des royalistes. En effet, cette députation alla chercher Alexandre à l'Élysée d'abord, puis à l'hôtel de la rue Saint-Florentin, ne fut point reçue par ce prince, mais par M. de Nesselrode, qui, se renfermant dans la réserve convenable, leur répéta que l'Europe réunie à Paris entendait suivre exclusivement le vœu de la France, et que si, comme tout l'indiquait, ce vœu était favorable aux Bourbons, les souverains alliés seraient heureux d'assister à leur restauration, et d'y contribuer par leur plein assentiment.
Mouvement imprimé aux esprits par la déclaration des souverains. Le premier acte de cette révolution était donc accompli. Les souverains entrés dans Paris, reçus paisiblement par une population désarmée qu'ils s'attachaient à flatter, s'étaient mis en rapport avec quelques grands personnages, et sur leur conseil avaient déclaré qu'ils ne traiteraient plus avec Napoléon, tandis qu'ils étaient prêts au contraire à traiter avantageusement avec tout gouvernement issu du vœu de la nation française. C'était assez pour que l'opinion fatiguée de la domination d'un soldat, qui ne prenait jamais de repos et n'en laissait à personne, se prononçât bientôt en faveur de la seule dynastie qui s'offrît à l'esprit en dehors de celle que la victoire avait élevée et que la victoire renversait. Un moment d'hésitation en présence d'un événement si subit, et après vingt-quatre ans d'absence des Bourbons, était bien naturel; mais les heures allaient produire ici l'effet qu'en d'autres temps produisent les mois et les années.
Avril 1814. Le soir même, et le lendemain 1er avril, tous ces esprits remuants qui se précipitent dans le torrent des révolutions, les uns pour en profiter, les autres pour le plaisir de s'y mêler, allaient, venaient sans cesse, et de chez M. de Talleyrand couraient chez les personnages dont le concours était nécessaire, en particulier chez les sénateurs. Il n'y avait d'aucun côté grande résistance à craindre, car pour tout le monde Napoléon vaincu était Napoléon détrôné. Sentiments de la majorité de la France à l'égard de Napoléon. Il existait bien dans le peuple de Paris quelques regrets pour le guerrier éblouissant qui avait longtemps charmé son imagination, et qui quelques jours auparavant semblait encore le défenseur de ses murs; mais si on excepte le peuple de quelques grandes villes, et surtout, les paysans dont la chaumière avait été ravagée, pour la France entière, la paix, conséquence assurée de la chute de Napoléon, était un immense soulagement. Facilités qu'on devait trouver auprès du Sénat pour l'amener à se faire l'instrument d'une révolution. Du reste parmi ceux qui mettent plus directement la main aux événements, l'entraînement vers un nouvel état de choses était général. Les anciens révolutionnaires, sans songer que c'étaient les Bourbons qui allaient remplacer Napoléon, se livraient au plaisir de la vengeance contre l'auteur du 18 brumaire. Les gens sensés reconnaissaient dans ce qui arrivait la suite tant prédite des folles témérités qu'ils avaient déplorées, et d'un pouvoir sans contre-poids. Les hommes, occupés particulièrement de leurs intérêts, cherchaient la fortune pour aller vers elle, et ne la voyant plus du côté de Napoléon tournaient ailleurs leurs regards. Avec des dispositions aussi unanimes, on n'avait point à craindre que le Sénat se souvînt de sa longue soumission pour en rougir ou pour y persévérer. Ordinairement on s'en prend d'une trop longue soumission à celui qui vous l'a imposée, et loin d'être un embarras pour la pudeur, elle est au contraire un prétexte pour l'ingratitude. Vains efforts de M. de Caulaincourt pour arrêter les sénateurs prêts à abandonner Napoléon. Le fidèle et infortuné duc de Vicence avait pu s'en convaincre dans cette même journée du 31 mars, et dans la nuit qui avait suivi, car en sortant de chez l'empereur Alexandre il n'avait cessé de visiter tour à tour les nombreux personnages qui, à des titres divers, avaient servi le gouvernement impérial, et pouvaient en ce moment extrême lui apporter un utile secours. Il lui semblait qu'en invoquant la foi promise, ou au moins la reconnaissance, car il n'y avait pas alors une fortune qui ne fût due à Napoléon, on parviendrait à raffermir les fidélités ébranlées, et que si les souverains alliés fort soigneux de ménager le sentiment public, le trouvaient tant soit peu persistant en faveur de Napoléon, ils s'arrêteraient, et, au lieu de faire une révolution, se borneraient à faire la paix, œuvre pour laquelle M. de Caulaincourt était aujourd'hui tout préparé. Cette fois en effet il avait pris au fond de son cœur la résolution de violer ses instructions, et dût-il être désavoué à Fontainebleau, il était déterminé à signer à Paris la paix de Châtillon. Mais sa tournée non interrompue pendant vingt-quatre heures, le consterna, l'indigna, le remplit de mépris pour les hommes, qu'il ne connaissait pas assez pour s'attendre à ce qui lui arrivait. Droit, rude, sensé, M. de Caulaincourt n'avait pas cette profonde science des hommes, qui ôte toute colère en ôtant toute surprise. Il passa ces deux jours à s'étonner et à s'emporter. Sa première visite se dirigea vers l'hôtel de la rue Saint-Florentin, et là son sentiment ne fut point celui de la surprise, car il n'ignorait pas les justes griefs de M. de Talleyrand, et trouvait sa conduite toute naturelle. Seulement il aurait voulu pouvoir le décider à en tenir une autre.—Il est trop tard, lui dit le grand acteur de la scène du jour; il n'y a plus à s'occuper de Napoléon que pour lui ménager une retraite éloignée. C'est un insensé, qui a tout perdu, qui devait tout perdre, et dont il ne faut plus nous parler. Prenez-en votre parti, et songez à vous. Votre honorable renommée, l'amitié de l'empereur Alexandre, vous assurent une place sous tous les gouvernements. Occupez-vous de vous, et oubliez un maître auquel votre droiture était devenue importune.—M. de Caulaincourt, s'attendant à ce langage dans la bouche de M. de Talleyrand, écarta ce qui le concernait, et usant du privilége d'une ancienne amitié, s'efforça de réveiller le penchant qu'on avait supposé à M. de Talleyrand pour la régence de Marie-Louise, sous laquelle il aurait pu être le premier personnage de l'État.—Il est trop tard, répéta le prince de Bénévent. J'ai voulu sauver Marie-Louise et son fils, en les retenant à Paris, mais une lettre de cet homme destiné à tout perdre, est venue décider, le départ pour Blois, et produire le vide que nous cherchons à remplir. Renoncez, vous dis-je, à vos regrets: tout est fini pour Napoléon et les siens; songez à vos enfants, et laissez-nous sauver la France, par les seuls moyens qu'il soit possible aujourd'hui d'employer.—M. de Caulaincourt, trouvant M. de Talleyrand irrévocablement engagé dans la cause des Bourbons, avait désespéré dès lors d'exercer sur lui aucune influence. Indignation de M. de Caulaincourt en ne voyant partout que faiblesse et défection. Quittant M. de Talleyrand, et traversant au sortir de son cabinet, un groupe tout composé de fonctionnaires de l'Empire, où l'abbé de Pradt faisait, selon sa coutume, entendre les paroles les moins réservées, M. de Caulaincourt qui se rappelait les longues adulations de l'archevêque de Malines, ne put se défendre d'un mouvement d'indignation, marcha droit à lui, et ne lui laissa d'autre asile que l'escalier de l'hôtel Saint-Florentin. On entoura, on essaya de calmer M. de Caulaincourt, en lui disant que son honorable fidélité l'égarait, qu'il se trompait, et qu'il fallait enfin ouvrir les yeux à la vérité.—Mais pourquoi ne pas les ouvrir plus tôt, s'était écrié M. de Caulaincourt, en s'adressant à tous ces hommes naguère chauds partisans de l'Empire, pourquoi ne pas les ouvrir plus tôt? car en m'aidant un peu, il y a six mois, nous aurions pu arrêter sur le bord de l'abîme celui que vous appelez aujourd'hui un fou, un extravagant, un despote intraitable!—À cela on n'avait répliqué qu'en détournant la tête, et en répétant que Napoléon avait tout perdu. Toujours désolé, M. de Caulaincourt était ensuite accouru chez quelques sénateurs. Il avait vu bien peu de portes ne pas rester fermées, même devant son nom autrefois si honoré, si accueilli. Ceux-ci étaient absents, ceux-là feignaient de l'être. Quelques-uns cependant, pris au dépourvu, étaient demeurés accessibles. Parmi ces derniers, les uns paraissaient embarrassés, consternés, et cherchaient à cacher sous de profonds gémissements la résolution visible de faire tout ce qu'on leur demanderait. Les autres plus osés, élevant tout à coup la voix, disaient qu'il était temps de penser à la France, trop oubliée, trop sacrifiée à un homme qui l'avait gravement compromise, et qui allait achever de la perdre si on ne se hâtait de l'arracher de ses mains.—Sacrifiée par qui, disait M. de Caulaincourt avec emportement, sinon par ceux qui aujourd'hui s'aperçoivent pour la première fois que le héros, le dieu de la veille, est un insensé, un despote, qu'il faut précipiter du trône pour le salut de la France?—Mais les réflexions de l'honnête duc de Vicence quelque justes qu'elles fussent ne réparaient rien, et il voyait bien que la cause de Napoléon était désormais perdue, que tout au plus en abandonnant le père on sauverait peut-être le fils, mais qu'on en aurait à peine le temps, car la rapidité des événements était effrayante. Au surplus, quoique indigné du spectacle qu'il avait sous les yeux, il sentait si bien que ce qu'on disait, déplacé dans les bouches qui le faisaient entendre, était vrai néanmoins, que souvent prêt à se révolter, il finissait par baisser la tête, et par s'éloigner en silence, comme s'il eût été le coupable auquel s'adressaient les justes reproches qui retentissaient de toute part. Désespérant donc d'arrêter le Sénat, il s'était promis de se rejeter sur Alexandre et sur le prince de Schwarzenberg, pour sauver quelque chose de ce grand naufrage.
M. de Talleyrand au contraire trouve les sénateurs prêts à faire tout ce qu'il voudra, et même à déposer Napoléon. Mais le succès que M. de Caulaincourt n'obtenait pas auprès des sénateurs, M. de Talleyrand l'obtenait sans difficulté. Quelques-uns feignant l'indignation, le plus grand nombre gémissant, tous cherchant à se bien placer dans l'esprit de l'homme qui allait disposer de l'avenir, semblaient décidés à donner un assentiment complet à ce qu'on leur proposerait. On avait trouvé plus de caractère chez ceux qui, disciples de M. Sieyès, avaient formé dans le Sénat une opposition inactive, mais sévère. L'ancienne opposition du Sénat montre seule quelque caractère, et, tout en étant prête à déposer Napoléon, veut qu'on impose aux Bourbons une constitution. Ceux-là paraissaient prêts à tout oser contre Napoléon, et leur dignité était à l'aise, car ils ne l'avaient jamais encensé, mais leur résignation à tout accepter ne s'était pas montrée égale à celle de leurs collègues. Ils avaient demandé si c'était en vaincus qu'on entendait les amener aux pieds des Bourbons, et si en rappelant cette famille, on ne songerait pas à garantir les principes de la révolution française, et à relever la liberté immolée si longtemps à l'auteur du 18 brumaire. M. de Talleyrand souscrit à cette condition. On avait cherché à les rassurer, en leur disant qu'indépendamment de ses grandes lumières, l'ancien évêque d'Autun était fort intéressé à prendre ses précautions contre les Bourbons, et qu'après avoir écarté Napoléon par les votes du Sénat, il s'occuperait immédiatement de faire rédiger une constitution appropriée aux besoins et aux lumières du siècle.
Les choses ainsi entendues, M. de Talleyrand prit, en sa qualité de grand dignitaire et de vice-président du sénat, la résolution de convoquer ce corps pour le 1er avril, lendemain de l'entrée des armées alliées, afin de pourvoir à la défaillance de l'autorité publique. Bien qu'on eût frappé à beaucoup de portes, qu'on eût visité beaucoup de sénateurs, le nombre de ceux qui avaient quitté la capitale à la suite de Marie Louise, ou qui étaient par leurs fonctions retenus auprès de Napoléon, le nombre surtout des intimidés, était si grand, qu'à peine put-on réunir soixante-dix sénateurs environ sur cent quarante. Création par le Sénat d'un gouvernement provisoire, dans la séance du 1er avril. À trois heures ils étaient en séance, attendant avec résignation ce qu'on allait leur proposer. Dans un discours assez mal écrit par l'abbé de Pradt, M. de Talleyrand leur dit qu'ils étaient appelés à venir au secours d'un peuple délaissé (manière de fonder sur le départ de la Régente la résolution qu'il s'agissait de prendre), et à pourvoir au plus indispensable besoin de toute société, celui d'être gouvernée; qu'ils étaient donc invités à créer un gouvernement provisoire, lequel saisirait les rênes de l'administration actuellement abandonnées. À ce discours prononcé avec l'ordinaire nonchalance de M. de Talleyrand, et écouté dans un profond silence, personne n'opposa une objection. Mais les membres de l'opposition libérale demandèrent sur-le-champ que l'œuvre de ce gouvernement provisoire ne consistât pas seulement à se saisir de l'administration de l'État que personne ne dirigeait plus en ce moment, mais à rédiger une Constitution qui consacrerait les principes de la Révolution française, et un séducteur, aposté pour allécher ses collègues, s'empressa d'ajouter que le Sénat et le Corps législatif devraient occuper la place des grands corps politiques dans la Constitution future. On s'accorda réciproquement ces diverses propositions, et il fut entendu que le gouvernement qu'on allait nommer, après s'être emparé du pouvoir, procéderait immédiatement à la rédaction d'une Constitution. MM. de Talleyrand, de Dalberg, de Beurnonville, de Jaucourt de Montesquiou, nommés membres du gouvernement provisoire. Ces points convenus, il fallait songer à composer ce gouvernement qualifié de provisoire. Il est inutile de dire que le nombre, le choix des individus, tout avait été arrêté d'avance chez M. de Talleyrand. Le nombre de trois ne répondant pas assez aux divers besoins de la circonstance, on avait adopté celui de cinq, et, quant aux personnes, on avait cherché parmi les amis de M. de Talleyrand les hommes qui, tout en lui étant soumis, avaient d'utiles relations avec les différents partis. À M. de Talleyrand, chef indiqué du nouveau gouvernement, on adjoignit donc quatre personnes. La première fut le duc de Dalberg, peu connu en France, mais l'ouvrier le plus ancien, le plus actif, le plus habile de la trame sourde qui éclatait actuellement au grand jour, et en outre lié intimement avec les princes et les ministres étrangers qui étaient les appuis nécessaires de la nouvelle révolution. Ce choix imaginé pour la diplomatie étrangère, il en fallait un pour l'armée. On songea au vieux Beurnonville, officier des premiers temps de la révolution, médiocrité bienveillante et mobile, tout à l'heure s'apitoyant avec M. de Lavallette sur les malheurs de Napoléon, et à présent indigné contre ses fautes à l'hôtel Talleyrand, ayant du reste de grandes relations d'amitié avec la plupart des mécontents de l'armée. Il fallait aussi répondre le plus possible aux opinions des partis, sans sortir de la société de M. de Talleyrand, essentiellement modérée. On désigna M. de Jaucourt, galant homme, ancien constituant, doux, éclairé, libéral, ayant appartenu à la minorité de la noblesse, et représentant heureusement les hommes qui voulaient unir les Bourbons et la liberté. Enfin pour que le royalisme, influence importante du moment, eût sa part, on choisit M. l'abbé de Montesquiou, l'un des présidents de l'Assemblée constituante, resté pendant l'Empire le correspondant secret de Louis XVIII, homme d'église et homme du monde à la fois, ne disant point la messe, fréquentant les salons, conservant plus d'un préjugé politique quoique affectant de n'avoir aucun préjugé religieux, instruit, spirituel, indépendant, mais hautain et irritable, adopté aujourd'hui presque comme un accessoire, et destiné à devenir bientôt le personnage principal, parce qu'à l'avantage de représenter une puissance qui grandissait d'heure en heure, il joignait celui d'être parmi les membres du nouveau gouvernement l'homme qui avait les sentiments les plus prononcés.
Comme nous venons de le dire, on avait préparé ces choix chez M. de Talleyrand. Le Sénat se forma en groupes, se les communiqua de bouche en bouche, et les confirma par son vote sans avoir l'idée de repousser un seul nom parmi ceux qu'on lui avait présentés. Ces résolutions une fois arrêtées, M. de Talleyrand laissa aux sénateurs le soin de les rédiger en termes officiels, et retourna rue Saint-Florentin, où l'attendaient les nombreux courtisans de sa nouvelle grandeur, tous convaincus qu'il rappellerait les Bourbons, et les dominerait après les avoir rappelés.
Choix des ministres. Les hommes qu'on venait de désigner pouvaient constituer un gouvernement nominal, nuancé des couleurs du jour, mais non un gouvernement effectif capable d'administrer les affaires. Pour s'en procurer un pareil il fallait composer un ministère. À peine revenu du Luxembourg chez lui, M. de Talleyrand, réuni à ses collègues, s'occupa de chercher des ministres. Deux importaient avant tout, celui des finances et celui de la guerre, car il fallait se procurer de l'argent et détacher l'armée de Napoléon. Le baron Louis ministre des finances; le général Dupont, de la guerre; M. Beugnot, de l'intérieur, etc., etc. On fit pour les finances un choix dont la France devra éternellement s'applaudir, celui du baron Louis, esprit véhément et vigoureux, comprenant mieux qu'aucun homme de cette époque la puissance du crédit, puissance féconde, seule capable de fermer les plaies de la guerre et de remplacer le génie créateur de Napoléon. Pour la guerre, on céda trop à la passion du jour, et on fit une nomination qui avait malheureusement tous les caractères d'une réaction, en appelant à ce département le général Dupont, l'infortunée victime de Baylen. Dans les derniers temps on avait songé plus d'une fois aux brillants exploits du général Dupont pendant les années 1805 et 1806, on avait plaint ses infortunes imméritées, et depuis que l'on commençait à blâmer Napoléon en secret tout en continuant de l'aduler en public, on avait dit à voix basse que le général Dupont avait été la victime désignée pour abuser l'opinion sur les fautes de la guerre d'Espagne. On crut à tort que ce choix, accusateur pour Napoléon, mais réparateur envers l'armée, plairait à celle-ci, et on ne comprit pas qu'au contraire il l'irriterait. M. de Talleyrand, l'un des juges du général Dupont, l'envoya chercher à Dreux où il était prisonnier. On fit venir également un administrateur impérial, homme de beaucoup d'esprit, qui s'était signalé récemment par de vives épigrammes contre l'Empire, et on le chargea du département de l'intérieur. Cet administrateur était M. Beugnot. On remit la justice à un magistrat respectable et libéral, M. Henrion de Pansey; la marine à un conseiller d'État disgracié, estimable et laborieux, M. Malouet; les affaires étrangères à un diplomate instruit, étranger aux partis, ayant la modération ordinaire de sa profession, M. de Laforest. La police, sous la forme de direction générale, fut confiée à un employé de ce département, M. Anglès, ami secret des Bourbons, et les postes furent livrées à un ennemi subalterne de Napoléon, M. de Bourrienne, son ancien secrétaire, éloigné de son cabinet pour des motifs qui n'avaient rien de politique.
Le général Dessoles nommé commandant de la garde nationale de Paris. À ces nominations, les unes excellentes, les autres médiocres ou fâcheuses, on en ajouta une qui était des mieux entendues. La garde nationale, très-bien composée, avait tenu une conduite ferme et honorable, et elle méritait qu'on lui témoignât de la considération. On lui donna un commandant digne d'elle, M. le général Dessoles, ancien chef d'état-major de Moreau, caractère arrêté, esprit fin et cultivé, jadis républicain, aujourd'hui partisan de la monarchie constitutionnelle, et réunissant en lui le double caractère militaire et civil, qui convient à la tête d'une troupe qu'on a nommée la milice citoyenne.
Ces divers personnages ne reçurent qu'un titre provisoire, comme celui du gouvernement qui les instituait. Ils furent qualifiés de commissaires délégués à l'administration de la justice, de la guerre, de l'intérieur, etc. Ils eurent ordre de se rendre immédiatement à leur poste, pour se saisir des affaires le plus tôt et le plus complétement qu'ils pourraient. On avait donc un gouvernement auquel il était possible de s'adresser, avec lequel les souverains avaient le moyen de traiter, et dont ils allaient se servir pour arracher à Napoléon ce qui lui restait de puissance militaire et civile sur la France.
L'institution du gouvernement provisoire ne suffit pas à l'impatience des royalistes; ils voudraient qu'on proclamât immédiatement les Bourbons. Instituer un gouvernement provisoire, c'était déclarer que celui de Napoléon n'existait plus, et ce pas était considérable. On ne l'eût pas osé faire sans l'appui des deux cent mille baïonnettes étrangères qui occupaient Paris. Ce résultat toutefois ne suffisait pas à l'impatience des royalistes encore peu nombreux mais zélés qui s'agitaient dans la capitale, et qui, à défaut du nombre, avaient pour eux l'empire des circonstances. Ils auraient voulu qu'on proclamât sur-le-champ les Bourbons; ils obsédaient M. de Talleyrand et M. de Montesquiou pour qu'on prît à cet égard un parti décidé, et que sans transition comme sans délai on déclarât Louis XVIII seul souverain légitime de la France, n'ayant pas cessé de régner depuis la mort de l'infortuné Louis XVII. M. de Talleyrand ne partage pas cette impatience. Aller si vite ne convenait ni aux calculs de M. de Talleyrand qui ne voulait pas des Bourbons sans conditions, ni à son caractère qui n'était jamais pressé, ni à sa prudence qui voyait encore bien des intermédiaires à franchir. À tous les impatients il opposait ses armes habituelles, la nonchalance et le dédain, et il se croyait fondé à leur dire, ce qui était vrai au moins pour quelque temps, que c'était à lui seul à régler le mouvement des choses.
Adresse du conseil municipal de Paris aux Parisiens, ayant pour but de demander le rétablissement des Bourbons. Battus de ce côté, les royalistes ardents s'étaient rejetés sur le conseil municipal de Paris et sur l'état-major de la garde nationale. Il y avait dans l'un et dans l'autre de grands propriétaires, de riches négociants, des membres distingués des professions libérales. On devait donc y trouver des partisans du royalisme. On en trouva en effet dans le conseil municipal, et un avocat de talent, ayant plus d'éclat que de justesse d'esprit, M. Bellart, rédigea une adresse aux Parisiens, dans laquelle il énumérait en un langage virulent ce que les partis appelaient alors les crimes de Napoléon, ce que l'histoire plus juste appellera ses fautes, quelques-unes malheureusement fort coupables, presque toutes irréparables. À la suite de cette longue énumération, M. Bellart proposait la déchéance, en ajoutant résolûment que la France ne pouvait se sauver qu'en se jetant dans les bras de la dynastie légitime, et que les membres du conseil municipal, quelque danger qu'ils eussent à courir, se faisaient un devoir de le proclamer à la face de leurs concitoyens. Cette adresse fut adoptée à l'unanimité. La délibération avait lieu en présence du préfet, M. de Chabrol, qui devait à Napoléon sa soudaine élévation, car il avait passé tout à coup de la préfecture de Montenotte à celle de la Seine. Il aurait pu s'y opposer, cependant il crut avoir concilié ses devoirs envers Napoléon dont il était l'obligé, et envers les Bourbons qu'il aimait, en déclarant que ses convictions étaient conformes à l'adresse proposée, mais que sa reconnaissance l'empêchait de la signer. Le gouvernement provisoire laisse afficher cette adresse, mais n'en permet pas l'insertion au Moniteur. La pièce, revêtue de la signature de tous les membres présents du conseil municipal, fut dans la soirée même du 1er avril, moment où le Sénat instituait le gouvernement provisoire, placardée sur les murs de Paris. On courut en même temps à l'hôtel Saint-Florentin pour obtenir du gouvernement provisoire qu'il la fît insérer au Moniteur. M. de Talleyrand se montra importuné de cette impatience, qui, selon lui, pouvait tout gâter. Ses collègues, excepté M. de Montesquiou, furent de cet avis, et on se contenta de laisser afficher la pièce dans les rues de la capitale sans lui donner place au Moniteur.
Résistance qu'on rencontre dans la garde nationale de Paris. L'essai ne fut pas aussi heureux auprès de l'état-major de la garde nationale. Le général Dessoles, qu'on venait de mettre à sa tête, avait sans hésiter pris parti pour les Bourbons, en voulant toutefois qu'on les liât par une sage Constitution. Il se prêta aux efforts qui furent tentés pour faire arborer la cocarde blanche à la garde nationale. Mais on fut arrêté par la résistance que l'on rencontra, particulièrement dans le chef de l'état-major, M. Allent, si connu et si estimé pendant trente années comme le membre le plus éclairé du Conseil d'État. Il y avait dans cette garde, avec beaucoup de lumières, de sagesse, d'amour de l'ordre, de blâme surtout pour les fautes de Napoléon, un grand sentiment de patriotisme. Elle rougissait de voir l'ennemi au sein de la capitale; elle s'était partiellement battue aux barrières, elle se serait battue tout entière si on lui avait fourni des armes, et surtout si la Régente ne l'eût pas abandonnée, et aurait rivalisé avec le peuple dans la défense de Paris. Sans improuver ceux qui cherchaient à remplacer un gouvernement devenu insupportable et impossible, elle voyait avec une sorte de répugnance cette œuvre entreprise de moitié avec l'étranger, et il fallait des ménagements pour la conduire, un acte après l'autre, à la déchéance de Napoléon et à la proclamation des Bourbons. Après quelques tentatives, il fut évident qu'on ne devait pas trop se hâter, et qu'on s'exposait à heurter des sentiments honnêtes, sincères et encore très-vifs.
Ce fut une leçon pour les impatients, une force pour les gens sages qui, comme M. de Talleyrand, n'aimaient pas qu'on marchât trop vite. Arrivée de M. de Vitrolles à Paris. Il venait d'arriver à Paris l'un des membres les plus ardents du parti royaliste, et en ce moment le plus utile; nous voulons parler de M. de Vitrolles, dépêché, comme on l'a vu, au camp des souverains alliés, admis auprès d'eux après la rupture du congrès de Châtillon, et envoyé ensuite en Lorraine, pour donner quelques bons avis à M. le comte d'Artois, et le préparer ainsi au rôle que la Providence semblait lui destiner. Sa mission auprès du comte d'Artois. Le choix pour faire parvenir au prince des conseils de prudence n'était pas le meilleur peut-être, mais M. de Vitrolles, homme d'esprit, longtemps familier de MM. de Talleyrand et de Dalberg, était convaincu qu'on ne pouvait arriver qu'entouré d'eux, et gouverner qu'avec eux. C'était la vérité sur les personnes, si ce n'était pas encore la vérité sur les choses, et l'une pouvait conduire à l'autre. M. de Vitrolles, arrivé à Nancy, avait eu de la peine à trouver le prince qui était encore obligé de se cacher, et l'avait rempli de contentement en lui faisant connaître les récentes résolutions des souverains, et les raisons qu'on avait d'espérer un prochain changement dans l'état des choses en France. La nouvelle de la bataille du 30 mars avait changé cette espérance en certitude. Facilité de ce prince à accorder dans le premier moment tout ce qu'on lui demande. Le prince, que la joie rendait facile à tout entendre, à tout accorder, n'avait opposé d'objection à rien. S'entourer d'hommes devenus illustres et restés puissants, bien traiter l'armée, lui semblait tout simple. D'ailleurs, répétait-il fréquemment, j'ai beaucoup connu M. l'évêque d'Autun, nous avons passé ensemble quelques-unes des plus belles années de notre jeunesse, et je suis certain qu'il a pour moi les sentiments d'amitié que j'ai conservés pour lui. En effet, M. le comte d'Artois, quand il était jeune et ami des plaisirs, avait rencontré M. de Talleyrand faisant et pensant sous son habit sacerdotal, ce que faisait et pensait le prince sous son habit de gentilhomme. M. le comte d'Artois s'en était repenti, il est vrai, et M. de Talleyrand pas du tout, mais ces souvenirs formaient entre eux un genre de lien qui ne leur était pas désagréable. M. de Vitrolles, en assurant au prince qu'il trouverait dans M. de Talleyrand des sentiments pareils aux siens, lui avait bien recommandé cependant de ne pas l'appeler évêque d'Autun, et s'était attaché à graver dans sa mémoire que l'évêque d'Autun, sorti des ordres et marié, était devenu prince de Bénévent, grand dignitaire de l'Empire, président du Sénat. M. le comte d'Artois averti se reprenait alors, appelait M. de Talleyrand prince de Bénévent, puis l'instant d'après l'appelait encore évêque d'Autun, se reprenait de nouveau, retombait sans cesse dans la même faute, et dans ces choses insignifiantes donnait déjà l'exemple de cette mémoire malheureuse, de laquelle rien n'était sorti, dans laquelle rien ne devait pénétrer, et qui allait deux fois encore entraîner sa chute et celle de son auguste race[20].
M. de Vitrolles revient avec la mission de faire recevoir M. le comte d'Artois tout de suite et sans condition. Pour le moment, le seul point dont il fallait convenir, c'est qu'on s'entourerait des hommes de l'Empire qui consentaient à livrer l'Empire aux Bourbons, et sur ce point M. de Vitrolles et le comte d'Artois avaient été naturellement d'accord. Seulement le prince voulait entrer dans Paris tout de suite, et y faire reconnaître son titre de lieutenant général du royaume comme émanant exclusivement de son frère Louis XVIII, lequel n'avait pas quitté Hartwell, résidence située aux environs de Londres. M. de Vitrolles était de cet avis autant que le prince, et il était reparti pour Paris avec mission d'y négocier cette entrée immédiate, et cette reconnaissance sans restriction du titre de lieutenant général. En route, il avait été exposé, comme on l'a vu, aux accidents les plus étranges, avait été pris avec M. de Wessenberg, relâché avec lui, puis arrivé à Paris, était tombé subitement au milieu de l'hôtel Saint-Florentin, dans le moment même où, s'occupant très-peu du comte d'Artois, on songeait à se débarrasser successivement des liens qui attachaient encore hommes et choses à l'Empire. Ces liens, quoique relâchés, et presque brisés, il restait à les rompre définitivement, et pour cela même il fallait un peu de temps. Le Sénat, après avoir institué un gouvernement provisoire, se préparait à frapper Napoléon de déchéance, mais ne voulait se donner aux Bourbons qu'au prix d'une constitution. M. de Talleyrand qui partageait cette opinion, promettait depuis vingt-quatre heures à tous les sénateurs qu'il en serait ainsi, et de plus l'empereur Alexandre, sincèrement épris alors des idées libérales, avec la parfaite bonne foi qu'il apportait dans ses premières impressions, se disait qu'il fallait donner à l'Europe non-seulement la paix mais la liberté, et commencer par la France. Il restait beaucoup d'intermédiaires à franchir encore pour passer du gouvernement de Napoléon à celui des Bourbons. Il y avait donc bien autre chose à faire dans ces deux ou trois premiers jours qu'à recevoir à bras ouverts M. le comte d'Artois; il y avait à rompre définitivement avec Napoléon en le frappant de déchéance, il y avait à déterminer la forme du futur gouvernement, à rédiger une Constitution, et à l'imposer comme condition du nouveau règne.
Étonnement et impatience de M. de Vitrolles à l'aspect des obstacles qui restent à vaincre. L'étonnement du messager du comte d'Artois fut extrême. M. de Vitrolles était de sa nature impétueux, aimant à se mêler des choses les plus hautes, même de celles qui étaient supérieures à sa position, fier des dangers qu'il avait courus, et fort enorgueilli de sa nouvelle importance. Doué d'une remarquable intelligence, il sentait très-bien que les Bourbons ne pouvaient pas régner comme autrefois, mais la prétention de leur faire des conditions quelconques, écrites ou sous-entendues, le confondait de surprise et d'indignation (sentiment qui était alors dans le cœur de tous les royalistes), et il se serait volontiers laissé aller à des propos fort déplacés, si la grandeur de tout ce qu'il avait sous les yeux n'avait contenu son impétuosité. Pourtant il comprit qu'avant de recevoir le prince, n'importe à quelle condition, il fallait détrôner Napoléon qui ne l'était pas encore, qu'il fallait amener à cette résolution un grand corps, le Sénat, lequel était peu estimé du public sans doute, mais contenait les meilleurs restes de la révolution française et était armé de ses grands principes, qu'il fallait enfin accomplir cette œuvre devant une armée que Napoléon commandait en personne. En présence des difficultés qui restaient à vaincre, M. de Vitrolles se calma un peu, mais il demeura pressant, il dit et redit que M. le comte d'Artois était là, impatient d'arriver, impatient de témoigner sa gratitude à MM. de Talleyrand et de Dalberg, et que décemment on ne pouvait le faire trop longtemps attendre.
M. de Talleyrand opposa à cette impatience le corps amortissant qu'il opposait à tous les chocs importuns, sa moqueuse insouciance, disant lentement, après avoir promené çà et là des regards distraits, qu'il fallait voir, qu'il restait bien des choses à faire avant d'en arriver au bonheur de se jeter dans les bras de M. le comte d'Artois, et qu'au surplus on s'en occuperait le plus prochainement qu'on pourrait. MM. de Talleyrand et de Dalberg font comprendre à M. de Vitrolles qu'il faut savoir prendre patience. M. de Vitrolles entendit de la bouche de M. de Dalberg des paroles bien plus capables encore de le glacer, si son ardeur avait été moins grande. M. de Dalberg était des plus décidés contre Napoléon, mais des plus décidés aussi contre le rétablissement inconditionnel des Bourbons. Il était franchement libéral, et ne ménageait à personne l'expression de ses sentiments.—Il s'agit bien d'aller vite! dit-il à M. de Vitrolles, il s'agit d'aller sûrement. Rien n'est aisé ici. On a toutes les peines imaginables à obtenir que la déchéance soit définitivement prononcée. Napoléon intimide encore tout le monde. On ne peut se servir que du Sénat. Le Sénat vaincu par les événements se rendra, mais en exigeant des garanties, et il aura raison. D'ailleurs l'empereur de Russie, par qui tout se fait ici, pense comme le Sénat. Ce n'est pas par goût que ce prince accepte les Bourbons, et il est d'avis qu'on prenne beaucoup de précautions en remettant la France dans leurs mains. Sachez donc attendre, et ne pas vouloir cueillir le fruit avant qu'il soit mûr.—Quelque révoltante que parût à M. de Vitrolles cette manière de procéder, il fallut bien se soumettre et attendre.
Après avoir procédé indirectement à l'égard de Napoléon pour l'institution d'un gouvernement provisoire, on procède directement en prononçant sa déchéance. Du reste on n'avait guère perdu de temps. Le 31 mars on avait reçu les souverains étrangers, et fait décider par eux qu'ils ne traiteraient plus avec Napoléon, ni avec aucun membre de sa famille: le 1er avril on avait formé un gouvernement provisoire, et laissé placarder dans Paris l'adresse du corps municipal en faveur des Bourbons. On était au matin du 2 avril: il n'y avait donc aucun instant qui n'eût été employé. Mais l'heure était venue de passer à l'acte essentiel et décisif, celui de prononcer la déchéance de Napoléon. Instituer un gouvernement provisoire, c'était bien déclarer implicitement qu'on ne reconnaissait plus le gouvernement de Napoléon, mais il fallait le déclarer explicitement, et après avoir franchi le premier pas, le Sénat ne pouvait certainement pas refuser de franchir le second. Le Sénat consterné se prête à tout, pourvu que son rôle soit le moins actif possible. Pourtant, si on voyait quelques sénateurs pressés de se faire valoir, parlant et agissant assez vivement dans le sens du jour, la masse était consternée, silencieuse, inactive, et quoique prête à prononcer la déchéance de Napoléon, elle demandait des yeux, sinon de la voix, qu'on se chargeât de formuler l'arrêt, afin qu'elle n'eût qu'à le signer. On se sert des anciens opposants pour rédiger l'acte de la déchéance. Mais il y avait dans le Sénat quelques personnages moins embarrassés et plus enclins à se mettre en avant, c'étaient les anciens opposants, qui ordinairement se réunissaient à Passy, où, sous l'inspiration de M. Sieyès, ils déversaient leur blâme, hélas! trop justifié, sur tous les actes de l'Empereur. Après douze années d'oppression leur cœur était plein, et sentait le besoin de s'épancher. M. de Talleyrand, qui dans les derniers temps avait raillé l'Empire pour son compte, sans aucun concert avec les opposants de Passy, fut d'avis de donner carrière à leur ressentiment, et de leur laisser proposer et rédiger l'acte de déchéance. On en chargea M. Lambrechts, homme honnête, simple et courageux, qui ne songeait qu'à être utile, sans s'inquiéter de savoir s'il servait les calculs de gens plus avisés que lui. La soirée du 2 avril fut consacrée à préparer la déchéance, en promettant à ceux qui s'en faisaient les instruments de s'occuper sur-le-champ de la Constitution, condition formelle et reconnue du retour à l'ancienne dynastie.
Rôle et popularité de l'empereur Alexandre dans Paris. Le jour même où l'on devait procéder à cet acte, M. de Talleyrand présenta le Sénat à l'empereur Alexandre. Ce monarque, uniquement occupé de plaire aux Parisiens, s'était déjà promené à pied au milieu d'eux, les caressant du regard, leur arrachant des saluts par sa bonne mine et une affabilité séduisante, prodiguant çà et là les mots heureux, disant à tout venant qu'il admirait les Français, qu'il les aimait, qu'il ne leur imputait aucunement les malheurs de la Russie, qu'il ne voulait pas se venger d'eux, mais au contraire leur faire tout le bien possible, qu'il ne se regardait pas comme leur vainqueur mais comme leur libérateur, et qu'il savait bien que s'il avait triomphé de leur résistance, c'est parce qu'ils sentaient et pensaient comme lui, et avaient horreur du joug qu'on était venu briser. Ces idées, reproduites en cent manières, fines, délicates, gracieuses, avaient produit leur effet, et l'orgueil national désintéressé devant un vainqueur si pressé de plaire aux vaincus, on s'était prêté à ses caresses, on les lui avait rendues, et il est vrai qu'Alexandre était devenu tout à coup le personnage le plus populaire de Paris. Seul regardé, seul compté, seul recherché par ces Parisiens, dispensateurs de la gloire dans les temps modernes, il était enivré de son succès, et disposé à le payer en rendant à la France tous les services compatibles avec l'ambition russe.
On lui présente le Sénat. On lui présenta donc le Sénat dans la soirée du 2 avril. Brillant accueil fait à ce corps. Il l'accueillit avec la plus parfaite courtoisie, lui répéta qu'il s'était armé non pas contre la France, mais contre un homme, qu'il avait admiré comment les Français se battaient même à contre-cœur, qu'il voyait avec bonheur cette horrible lutte finie, et qu'en preuve de la satisfaction dont il était rempli, et de l'espérance qu'il avait de ne pas la voir renaître, il venait d'ordonner la délivrance immédiate des prisonniers français détenus dans la vaste étendue de son empire. Le Sénat, charmé de tout ce qui pouvait excuser sa soumission, remercia vivement Alexandre de cet acte magnanime, et lui promit de son côté de concourir de son mieux à mettre fin aux malheurs de la France et du monde.
Acte de la déchéance présenté et adopté le 2 avril au soir. Dans cette même journée le Sénat prononça définitivement la déchéance de Napoléon. La résolution formulée en deux articles essentiels portait que la souveraineté héréditaire établie dans la personne de Napoléon et de ses descendants était abolie, et que tous les Français étaient déliés du serment qu'ils lui avaient prêté. La proposition une fois présentée ne pouvait être adoptée qu'à l'unanimité. Elle le fut sans aucune résistance, dans une sorte de silence grave et triste, comme un arrêt du destin déjà rendu ailleurs, et plus haut que le Sénat, plus haut que la terre. Il n'y avait de satisfaits, et osant le montrer, que les anciens opposants. Étranges considérants de cet acte. Aussi furent-ils chargés de rédiger les considérants de cet acte capital. M. Lambrechts accepta cette mission, et parlant pour le Sénat comme il l'eût fait pour lui-même, il proposa les considérants qui suivent: Napoléon avait violé toutes les lois en vertu desquelles il avait été appelé à régner; il avait opprimé la liberté privée et publique, enfermé arbitrairement les citoyens, imposé silence à la presse, levé les hommes et les impôts en violation des formes ordinaires, versé le sang de la France dans des guerres folles et inutiles, couvert l'Europe de cadavres, jonché les routes de blessés français abandonnés, enfin porté l'audace jusqu'à ne plus respecter le principe du vote de l'impôt par la nation, en levant les contributions dans le mois de janvier dernier sans le concours du Corps législatif, jusqu'à ne pas même respecter la chose jugée, en faisant casser l'année précédente la décision du jury d'Anvers. Napoléon, par ces motifs, devait être déclaré déchu du trône, et ses descendants avec lui.
M. Lambrechts avait tellement paru oublier que si la liberté individuelle et la liberté de la presse avaient été sacrifiées, c'était au Sénat à l'empêcher, puisqu'il était chargé de l'examen des actes extraordinaires relatifs aux personnes et aux écrits; que si des conscriptions sans cesse répétées avaient permis des guerres folles, il ne pouvait s'en prendre qu'à lui-même, car il les avait votées sans mot dire, de 1804 à 1814; que si dans la levée des hommes et des impôts les formes avaient été violées, la faute était également à lui, car le vote des hommes et de l'argent avait été transféré du Corps législatif au Sénat, du consentement de ce dernier et en violation des constitutions impériales; qu'enfin si tout récemment la chose jugée n'avait pas été respectée, il devait encore s'en attribuer le tort, puisqu'il avait consenti à casser la décision du jury d'Anvers; l'honnête M. Lambrechts, disons-nous, avait tellement paru oublier ces faits présents cependant à toutes les mémoires, que le Sénat s'était presque trouvé à l'aise, comme s'il eût été devant un public aussi oublieux que lui-même. Du reste, les considérants avaient rencontré la même adhésion silencieuse que l'acte, et on était si pressé de proclamer le résultat, que pour ne pas perdre de temps on avait placardé dans Paris la déclaration de déchéance, en laissant les anciens opposants la motiver comme ils voudraient.
La déchéance prononcée, restait à ôter à Napoléon les moyens de ressaisir le pouvoir. Dès ce moment l'acte essentiel était accompli, et en prononçant la déchéance, on avait dégagé les Français de leur serment envers Napoléon et envers sa famille. Pourtant ce n'était pas tout que de briser les liens légaux qui attachaient encore la France à la dynastie impériale, il fallait enlever à Napoléon lui-même les moyens de reprendre le sceptre arraché de ses mains, et bien qu'on fût abrité derrière deux cent mille hommes, un sentiment d'effroi se répandait de temps en temps parmi les auteurs de la révolution qui s'accomplissait actuellement, surtout quand ils songeaient à l'homme qui était à Fontainebleau, à ce qu'il y faisait, à ce qu'il pouvait y faire. Craintes qu'il inspirait encore. Il lui restait l'armée qui avait combattu sous ses ordres, renforcée de ce qu'il avait ramassé en route, et des troupes qui avaient combattu sous Paris; il lui restait l'armée de Lyon, mal commandée par Augereau mais excellente, les armées incomparables des maréchaux Soult et Suchet, éloignées sans doute mais faciles à rapprocher en les attirant à soi ou en allant à elles; il lui restait enfin l'armée d'Italie! que ne pouvait-il pas entreprendre avec de tels moyens, exaspéré qu'il était, et jouissant de ses facultés autant que jamais, comme les deux derniers mois en avaient donné de terribles preuves? Et, en cet instant même, ne pouvait-il pas tout de suite, seulement avec ce qu'il avait sous la main, fondre sur Paris, et s'il ne triomphait pas, signaler au moins sa fin par quelque catastrophe tragique, par quelque vengeance éclatante, qui couronneraient dignement sa formidable carrière? On tremblait rien qu'à penser à ces chances diverses, et parmi cette foule d'allants et venants qui remplissaient l'hôtel Talleyrand, les uns royalistes d'ancienne date, les autres royalistes du jour ou tout au plus de la veille, on était loin d'être rassuré: on colportait, on commentait, on affirmait ou niait les nouvelles arrivées de Fontainebleau et des environs.
Le moyen imaginé pour désarmer Napoléon, consiste surtout à provoquer une défection dans l'armée. Il y avait un moyen de conjurer le danger, c'était de provoquer dans l'armée quelque mouvement comme celui qui venait de se produire dans le Sénat. La fatigue certes n'existait pas seulement parmi les serviteurs civils de l'Empire, et elle était aussi grande au moins parmi ses serviteurs militaires. Extrême fatigue de tous les chefs militaires. Les infortunés qui, à la suite de Napoléon, avaient promené leur corps souvent mutilé de Milan à Rome, de Rome aux Pyramides, des Pyramides à Vienne, de Vienne à Madrid, de Madrid à Berlin, de Berlin à Moscou, sans jamais entrevoir le terme de leurs peines, rares survivants de deux millions de guerriers, devaient être bien autrement épuisés et dégoûtés que ceux qui dans le Sénat s'étaient fatigués de la fatigue d'autrui. Tant qu'ils avaient eu la gloire et les riches dotations pour prix des périls incessants qui menaçaient leur tête, ils avaient, non sans murmurer, suivi leur heureux capitaine. Raisons qu'on pouvait faire valoir auprès d'eux pour les détacher de Napoléon. Mais aujourd'hui que l'édifice des dotations, qui s'étendait comme l'édifice colossal de l'Empire de Rome à Lubeck, venait de s'écrouler, aujourd'hui que la gloire n'était plus cette gloire éclatante qu'on recueille à la suite de la victoire, mais cette gloire vertueuse et amère qu'on recueille à la suite de défaites héroïquement supportées, il n'était pas impossible par d'adroites menées de convertir les murmures en clameurs, les clameurs en sédition militaire. D'ailleurs on avait de fort bonnes raisons à donner aux gens de guerre, déjà persuadés par leurs souffrances, pour les engager à quitter le plus exigeant des maîtres. Il ne s'agissait pas en effet d'abandonner Napoléon pour l'étranger, ou même pour les Bourbons, ce qui aurait inspiré aux uns d'honnêtes scrupules, aux autres de profondes répugnances, mais de l'abandonner pour se rallier au gouvernement provisoire qui venait de surgir des malheurs mêmes que Napoléon avait attirés sur la France. Ce gouvernement après tout, ce n'étaient ni les étrangers ni les Bourbons, bien que les étrangers pussent être son appui et les Bourbons sa fin, c'était la réunion des hommes les plus considérables du régime impérial, qui, au milieu de Paris déserté par la femme et les frères de Napoléon, découvert par une fausse manœuvre de sa part, et envahi par l'ennemi, s'étaient concertés pour sauver le pays, le réconcilier avec l'Europe, et faire cesser une lutte désastreuse et désormais inutile. Tant que Napoléon avait représenté le sol et l'avait défendu, quelque coupable qu'il pût être, on devait s'attacher opiniâtrement à lui; mais maintenant qu'à la suite d'une fatale complication de fautes et de revers, il était vaincu, et ne pouvait plus rien pour la France, que la ruiner peut-être par la prolongation d'une guerre calamiteuse, n'était-il pas légitime de se séparer d'un homme en qui ne se personnifiait plus le salut du pays, bien qu'en lui se personnifiât encore la gloire de nos armes, et de se rallier autour d'un gouvernement qui, sans parti pris d'imposer telles ou telles institutions, telle ou telle dynastie, faisait appel aux bons citoyens pour qu'ils l'aidassent à tirer le pays d'une crise épouvantable, sauf à voir ensuite (son titre provisoire l'indiquait assez) sous quelles lois, sous quelle famille souveraine, on placerait définitivement la France affranchie et sauvée.
Outre les griefs généraux, beaucoup de chefs de l'armée avaient contre Napoléon des griefs particuliers. Des idées si sages devaient avoir accès auprès de tous les hommes sensés, et à plus forte raison auprès d'hommes dégoûtés, épuisés, soucieux pour leurs intérêts, comme l'étaient les chefs de l'armée, ayant pour la plupart outre les griefs généraux des griefs particuliers, car Napoléon avait eu plus d'un de ses lieutenants à redresser, notamment pendant la dernière campagne, et il l'avait fait avec la brusquerie d'un caractère impétueux et absolu. Pourtant, il faut dire à leur honneur que devant l'ennemi aucun d'eux n'avait fléchi, et que les plus fatigués, les plus mécontents avaient été souvent les plus braves. Mais il y a terme à tout, même au dévouement, surtout quand on n'en voit plus la cause légitime, et qu'on se croit sacrifié aux passions d'un maître insensé. Or, Napoléon ne devait plus paraître autre chose à des hommes qui étaient persuadés qu'il avait toujours pu faire la paix, et qu'il ne l'avait jamais voulu. Il lui arrivait ce qui arrive à ceux qui ne disent pas constamment la vérité, c'est qu'on ne les croit plus alors même qu'ils la disent. Napoléon avait été coupable de ne pas conclure la paix à Prague, imprudent de ne pas la conclure à Francfort, mais à Châtillon il était honorable à lui de ne l'avoir pas acceptée, à Fontainebleau il était héroïque de vouloir prolonger la guerre pour tirer Paris des mains de l'ennemi. Mais on ne croyait rien de tout cela, et le chagrin, le noble chagrin de M. de Caulaincourt était presque devenu pour Napoléon une calomnie. Les regrets que M. de Caulaincourt exprimait d'avoir vu la paix tant de fois repoussée, faisaient supposer que récemment encore, notamment à Châtillon, la paix avait été honorablement possible, et follement refusée. On ne voyait plus dans Napoléon qu'un fou furieux, des mains duquel il fallait tout de suite et à tout prix tirer la France et soi-même.
Dans les rangs inférieurs de l'armée, il existait quelquefois le sentiment violent de la fatigue physique, mais un jour de soleil, un bon repas, une heure de repos, la vue de Napoléon, suffisaient pour le faire disparaître. C'était parmi les chefs que se manifestait la plus dangereuse des fatigues, la fatigue morale, et elle était proportionnée au grade, c'est-à-dire à la prévoyance. Grande chez les généraux, elle était extrême chez les maréchaux.
Dispositions personnelles du maréchal Marmont, qui l'avaient fait choisir comme but de toutes les menées. Il y en avait un, entre tous, celui peut-être qu'on en aurait le moins soupçonné, que M. de Talleyrand, avec son aptitude à démêler le côté faible des cœurs, avait d'avance désigné du doigt comme l'homme qui céderait le plus tôt aux bonnes et aux mauvaises raisons qu'on pouvait employer pour détacher de Napoléon ses lieutenants les plus intimes, et celui-là n'était autre que le maréchal Marmont. Cet officier, que Napoléon avait créé maréchal et duc, par complaisance d'ancien condisciple bien plus que par estime pour ses talents, ne se croyait pas sous le régime impérial apprécié à sa juste valeur, porté à sa véritable place, et il est vrai qu'en goûtant sa personne, en estimant son brillant courage, Napoléon ne faisait aucun cas de sa capacité. Cet esprit présomptueux et incomplet, à demi ouvert, à demi appliqué, croyant approfondir ce qu'il pénétrait à peine, voulant partout le premier rôle, et tout au plus capable du second, n'ayant pas assez de supériorité pour diriger, pas assez de modestie pour obéir, était antipathique à Napoléon, qui lui préférait de beaucoup l'esprit simple, solide, même un peu borné, mais ponctuel et énergique dans l'obéissance, de plusieurs de ses maréchaux. Aussi avait-il placé au-dessus de Marmont bien des hommes au-dessus desquels Marmont croyait être. Marmont en outre avait commis à Craonne une faute grave, qui cependant ne lui avait pas attiré tous les reproches qu'il aurait mérités, et il en voulait à Napoléon au lieu de s'en vouloir à lui-même. Ces misères de la vanité, M. de Talleyrand les avait parfaitement démêlées dans l'entretien qu'il avait eu avec Marmont le 30 mars au soir, et il avait désigné ce maréchal comme le but auquel devaient tendre toutes les séductions. La vanité mécontente est en effet, dans les moments de crise, un but vers lequel l'intrigue peut se diriger avec grande probabilité de succès. Ajoutez que Marmont avait dans la circonstance présente une position qui devait, autant que son caractère, attirer sur lui les efforts des séducteurs. Il venait de défendre Paris avec éclat, s'était attribué tout l'honneur de cette défense, bien que la moitié en revînt de droit au maréchal Mortier. Il était enfin avec son corps d'armée placé sur l'Essonne, il couvrait le rassemblement qui se formait à Fontainebleau, et le faire passer du côté du gouvernement provisoire, c'était décider la question que le génie et le caractère indomptables de Napoléon semblaient rendre douteuse encore. Émissaires envoyés à Marmont et à divers chefs de l'armée. On avait cherché un intermédiaire qu'on pût employer en cette occasion, et on en avait trouvé un parfaitement choisi, dans la personne d'un ancien ami, d'un ancien aide de camp de Marmont, de M. de Montessuy, qui avait jadis quitté l'armée pour la finance et honorablement réussi dans cette nouvelle carrière, qui partageait toutes les idées saines de la haute bourgeoisie sur le despotisme impérial et sur la guerre, qui avait enfin sur Marmont l'influence qu'ont souvent les aides de camp sur leurs généraux, influence consistant à connaître leurs faiblesses et à savoir s'en servir. On chargea M. de Montessuy de lettres des principaux personnages du nouveau gouvernement, tant pour Marmont que pour d'autres chefs de l'armée, et on l'envoya à Essonne. À ce moyen on en ajouta un autre non moins efficace. Depuis que Napoléon, retiré à Fontainebleau, avait paru y concentrer ses forces, on avait transporté une partie de l'armée coalisée sur la rive gauche de la Seine. On avait réuni à Paris et dans les environs les réserves des alliés, plus le corps de Bulow employé d'abord au blocus de Châlons, et on avait rangé entre Juvisy, Choisy-le-Roi, Longjumeau, Montlhéry, une portion notable des troupes de la coalition. On avait établi non loin d'Essonne le quartier général du prince de Schwarzenberg, pour que le généralissime se tînt prêt à profiter des premières faiblesses de Marmont. Marmont ne fut pas le seul objet de ces menées; on expédia auprès du maréchal Oudinot un officier de ses parents, on fit écrire par Beurnonville à son ami le maréchal Macdonald, on dépêcha enfin à Fontainebleau une quantité d'émissaires qui étaient militaires pour la plupart, et que le désir ardent d'avoir des nouvelles devait faire accueillir par la curiosité, la fatigue ou l'infidélité.
Langage dicté à ces émissaires. Le thème développé dans toutes les communications écrites ou verbales, c'est qu'on appartenait au pays et non à un homme, que cet homme avait perdu la France, que si, après l'avoir compromise, il avait les moyens de la sauver, on devrait peut-être se dévouer encore à lui, mais qu'il ne pouvait plus rien que répandre inutilement un sang généreux déjà versé à trop grands flots; que l'Europe était résolue à ne plus traiter avec lui, et qu'à tout gouvernement, excepté au sien, elle serait prête à concéder des conditions honorables; qu'il fallait donc, sans plus tarder, se rattacher au gouvernement provisoire, avec lequel l'Europe était disposée à traiter; qu'en se rattachant à ce gouvernement on lui donnerait de la force, de l'autorité, tous les moyens en un mot de se faire respecter, soit des monarques coalisés, soit des Bourbons contre lesquels on voulait, en les rappelant, prendre des précautions légales. Enfin à ces raisons parfaitement sensées et honnêtes, on en devait ajouter de moins élevées, quoique avouables, c'est que les Bourbons, dont le retour était prochain, accueilleraient à bras ouverts les militaires qui reviendraient à eux, et particulièrement ceux qui se prononceraient les premiers.
La présence de M. de Caulaincourt à Paris, et ses fréquentes entrevues avec Alexandre donnant de l'ombrage, on l'oblige à partir pour Fontainebleau. Indépendamment de ces menées, les auteurs principaux de la nouvelle révolution avaient eu soin de faire partir de Paris M. de Caulaincourt, car ce personnage, admis auprès d'Alexandre aussi intimement que lorsqu'il représentait à Saint-Pétersbourg le vainqueur d'Austerlitz et de Friedland, les offusquait par sa présence autant que les avait offusqués naguère le congrès de Châtillon. En effet, tant qu'on semblait négocier avec l'Empereur déchu, rien n'était sûr à leurs yeux, et ils avaient fait sentir au czar qu'il n'était ni sage ni généreux de les engager à se compromettre davantage, s'il restait quelque chance de rapprochement avec Napoléon. Alexandre l'avait compris, et bien que par un sentiment de pure bonté il lui en coûtât de dire la vérité tout entière à M. de Caulaincourt, il avait fini par le décourager complétement, afin de le contraindre à quitter Paris sans être obligé de lui en donner l'ordre. M. de Caulaincourt lui répétant sans cesse qu'il était dupe d'intrigants, de gens de parti qui le trompaient sur les sentiments de la France, et que pour vouloir pousser son triomphe à bout, il s'exposait peut-être à quelque catastrophe qui envelopperait dans un désastre commun la capitale de la France et l'armée alliée, Alexandre lui avait dit qu'il n'en croyait ni les gens de parti ni les intrigants, mais ses propres yeux; que personne ne voulait plus de Napoléon, que la France n'était pas moins fatiguée de lui que l'Europe elle-même, qu'il fallait donc se soumettre à la nécessité et renoncer à le voir régner; qu'on savait bien ce dont il était capable, mais qu'on était prêt, et que sous peu on le serait davantage; que ceux qui aimaient Napoléon n'avaient plus qu'un service à lui rendre, c'était de l'engager à se résigner, et que c'était le seul moyen d'obtenir pour lui un sort moins rigoureux. Ses récents entretiens avec l'empereur Alexandre. S'appliquant toujours à ménager M. de Caulaincourt, Alexandre, en parlant d'un sort moins rigoureux pour Napoléon, avait laissé entrevoir qu'il s'agissait pour sa personne d'une retraite meilleure, et pour son fils d'un trône sous la régence de Marie-Louise. M. de Caulaincourt, quoique peu enclin aux illusions, avait alors conçu certaines espérances, et s'était dit que ce trône serait peut-être celui de France, accordé au Roi de Rome sous la tutelle de sa mère. Prêt à se rendre à Fontainebleau, il avait tenté un dernier effort auprès du prince de Schwarzenberg, qui, en qualité de représentant du beau-père de Napoléon, d'ancien négociateur du mariage de Marie-Louise, devait être un peu plus disposé à ménager sinon Napoléon lui-même, au moins sa dynastie. Mais M. de Caulaincourt l'avait trouvé encore plus décourageant qu'Alexandre, et beaucoup moins réservé dans ses termes. Violent colloque avec le prince de Schwarzenberg. Le prince de Schwarzenberg, importuné de la présence de M. de Caulaincourt et de ses instances, lui avait dit qu'il fallait enfin s'expliquer franchement; qu'on ne voulait plus de Napoléon ni des siens; que l'Autriche avait lutté pour lui jusqu'au bout, que dans le désir de faire naître une dernière occasion de rapprochement elle avait imaginé l'armistice de Lusigny, qu'au lieu de répondre à ses intentions paternelles, Napoléon avait écrit à son beau-père une lettre offensante pour ce monarque, car elle le supposait prêt à tromper ses alliés, et dangereuse pour l'Europe si la cour d'Autriche avait été capable de se laisser séduire; qu'à partir de ce jour l'empereur François profondément blessé avait entièrement adhéré à l'idée de ne plus traiter avec Napoléon, qu'on avait dans cette idée tenté l'opération hasardeuse de marcher sur Paris, qu'on y avait réussi malgré les dangers attachés à une semblable entreprise, et qu'on ne resterait certainement pas au-dessous de sa bonne fortune; qu'on ne voulait donc plus de Napoléon à aucun prix; que trouvant d'ailleurs la France du même avis, il ne voyait pas pourquoi on s'arrêterait dans une voie qui était la seule vraiment sûre, car il n'y avait de repos à espérer qu'en se débarrassant de l'homme qui depuis dix-huit ans bouleversait le monde; que pour ce qui concernait sa femme et son fils, c'était une chimère de chercher à les faire régner, que ni l'un ni l'autre ne le pouvaient; que l'Autriche au surplus ne voulait pas en assumer la responsabilité; que ce serait ou le gouvernement de Napoléon continué sous un nom supposé, ou le plus faible, le plus impuissant des gouvernements, qui ne donnerait ni repos à la France, ni sécurité à l'Europe; qu'il fallait donc en prendre son parti, et que lui, M. de Caulaincourt, au lieu de solliciter vainement des gens qui l'écoutaient avec le visage attentif par politesse, et l'oreille fermée par devoir, ferait mieux d'aller dire la vérité à Napoléon, et en le décidant à se résigner à son sort, terminer pour lui, pour la France, pour tout le monde, une douloureuse et trop longue agonie.
Irrité par cette rude franchise, M. de Caulaincourt qui aimait beaucoup aussi à dire la vérité sans ménagements, demanda au prince de Schwarzenberg, s'il n'était pas étonnant que, lui ministre du beau-père de Napoléon, affectât d'être contre Napoléon le plus décidé des représentants de l'Europe; que, lui naguère l'humble solliciteur du mariage de Marie-Louise, fût aujourd'hui le contempteur le plus hautain de ce mariage et des devoirs moraux qui en résultaient; que, lui le lieutenant si empressé et si bien récompensé de l'empereur des Français dans la campagne de Russie, se montrât si sévère pour ses entreprises guerrières; qu'il oubliât enfin si tôt, après avoir eu des occasions si récentes de s'en souvenir, ce qu'étaient l'armée française et son chef?—Vous supposez peut-être, ajouta fièrement M. de Caulaincourt, que parce que moi, constant apôtre de la paix, je suis ici en suppliant pour avoir cette paix que je désirais après Wagram, après Dresde comme à présent, vous supposez que mon attitude est celle du maître que je sers! Vous vous trompez. Son génie est aussi indomptable que jamais. Il est de plus exaspéré. Ses soldats partagent ses ressentiments, et si les Autrichiens ont pu, en ayant l'ennemi dans leur capitale, livrer encore les batailles d'Essling et de Wagram, les Français ne feront pas moins pour arracher leur patrie aux mains de l'étranger, et, après tout, il n'y a pas si grand orgueil à croire que les Français valent les Autrichiens, et Napoléon l'archiduc Charles!—
Un peu ramené par la rudesse de M. de Caulaincourt, le prince de Schwarzenberg lui répondit qu'il n'avait jamais oublié ce qu'il devait personnellement à Napoléon, mais qu'il y avait quelqu'un à qui il devait davantage, c'était son propre souverain; que le mariage de Marie-Louise, il l'avait désiré, demandé même, qu'il n'en méconnaissait pas la valeur, qu'il y voyait un lien, mais pas une chaîne; qu'en considération de ce lien, l'Autriche avait tout fait en 1813 et en 1814 pour éclairer Napoléon et l'amener à des résolutions modérées, qu'elle n'y avait pas réussi, et qu'il devait y avoir terme à tout, même aux ménagements de la parenté; que quant aux actes de désespoir, on en prévoyait de redoutables de la part d'un homme de génie commandant l'armée française, mais qu'on était préparé, qu'on se battrait aussi en désespérés; que si pour les Français il s'agissait d'arracher leur patrie aux mains de l'étranger, il s'agissait pour toutes les puissances d'arracher leur indépendance aux mains d'un dominateur impitoyable; qu'on avait été esclave, qu'on ne voulait plus l'être; que s'il fallait sortir de Paris, on en sortirait, mais qu'on y rentrerait, et que les alliés ne seraient pas moins dévoués à leur indépendance que les Français à l'intégrité de leur sol.
Vues évidentes de l'Autriche. Il est évident que si l'Autriche, par convenance et par prudence, avait voulu ménager Napoléon en 1813, et s'était contentée, en lui offrant la paix de Prague, de mettre des bornes à sa domination absolue sur l'Europe, que si à Francfort elle avait encore, par convenance et prudence, offert de lui laisser la France avec le Rhin et les Alpes, et que si en dernier lieu à Châtillon, pour éviter les hasards de la marche sur Paris, elle avait offert de lui laisser la France de 1790, il est évident qu'aujourd'hui, croyant avoir surmonté tous les dangers, et satisfait à toutes les convenances, l'Autriche aimait mieux en finir d'un gendre insupportable, et surtout recueillir tous les fruits de la commune victoire, fruits pour elle inespérés et immenses, car en ôtant à la France les Pays-Bas et les provinces du Rhin et en y renonçant pour elle-même, elle aurait en échange la ligne de l'Inn, le Tyrol, et enfin l'Italie. Le plaisir fort douteux pour elle, et en beaucoup de cas très-embarrassant, de voir une archiduchesse demeurer Régente de France, ne valait pas le danger de voir son terrible gendre ressaisir le sceptre, et elle préférait donner à cette archiduchesse une indemnité en Italie, même à ses dépens, que de la laisser à Paris pour y garder la place de Napoléon. Ce calcul, fort naturel, ne prouvait pas que François II fût mauvais père; il prouvait que ce prince aimait mieux l'intérêt de ses peuples que celui de sa fille, et on ne peut pas dire qu'il manquât ainsi à ses véritables devoirs.
C'est là ce qui expliquait le peu d'appui que la cause de Napoléon trouvait auprès du prince de Schwarzenberg, représentant beaucoup trop franc d'une politique que M. de Metternich, s'il eût été à Paris en ce moment, eût suivie avec plus de ménagement, mais avec autant de constance. M. de Caulaincourt, convaincu par tout ce qu'il avait vu et fait pendant ces trois jours, qu'il ne ramènerait personne à Napoléon, ni parmi les serviteurs les plus éminents de l'Empire, ni parmi les représentants des souverains alliés, voulut cependant voir l'empereur Alexandre encore une fois, afin de savoir si la personne de Napoléon étant sacrifiée, il ne resterait pas du moins quelque chance pour sa dynastie. Entretien de M. de Caulaincourt avec Alexandre, avant de quitter Paris. Alexandre le reçut avec la même bonté, mais en lui répétant à peu près ce qu'il lui avait dit de la nécessité d'aller à Fontainebleau conseiller un grand et dernier sacrifice.—Partez, lui dit-il, partez, car on me demande à chaque instant votre renvoi; on me dit que votre présence intimide beaucoup de gens et leur fait craindre de notre part un retour vers Napoléon. Je finirai par être obligé de vous éloigner, car ni mes alliés ni moi ne voulons autoriser de pareilles suppositions. Je n'ai aucun ressentiment, croyez-le. Napoléon est malheureux, et dès cet instant, je lui pardonne le mal qu'il a fait à la Russie. Mais la France, l'Europe ont besoin de repos, et avec lui elles n'en auront jamais. Nous sommes irrévocablement fixés sur ce point. Qu'il réclame ce qu'il voudra pour sa personne: il n'est pas de retraite qu'on ne soit disposé à lui accorder. S'il veut même accepter la main que je lui tends, qu'il vienne dans mes États, et il y recevra une magnifique, et, ce qui vaut mieux, une cordiale hospitalité. Nous donnerons lui et moi un grand exemple à l'univers, moi en offrant, lui en acceptant cet asile. Mais il n'y a plus d'autre base possible de négociation que son abdication. Partez donc, et revenez au plus tôt avec l'autorisation de traiter aux seules conditions que nous puissions admettre.—
M. de Caulaincourt chercha à savoir si en abdiquant Napoléon sauverait le trône de son fils. Alexandre refusa de s'expliquer, affirma toutefois que la question relative aux Bourbons n'était pas résolue irrévocablement, bien que tout semblât tendre vers eux, montra toujours la même froideur à leur égard, et insista de nouveau pour que M. de Caulaincourt s'occupât le plus promptement possible du sort personnel de Napoléon. M. de Caulaincourt, voulant jeter la sonde, demanda si en ôtant à Napoléon la France, on lui donnerait la Toscane en indemnité.—La Toscane! repartit Alexandre. Quoique ce soit bien peu de chose en comparaison de l'Empire français, pouvez-vous croire que les puissances laissent Napoléon sur le continent, et que l'Autriche le souffre en Italie? C'est impossible.—Mais Parme, Lucques, reprit M. de Caulaincourt.—Non, non, rien sur le continent, répéta Alexandre; une île, soit... la Corse, peut-être...—Mais la Corse est à la France, répliqua M. de Caulaincourt, et Napoléon ne peut consentir à recevoir une de ses dépouilles.—Eh bien, l'île d'Elbe, ajouta Alexandre; mais partez, amenez votre maître à une résignation nécessaire, et nous verrons. Tout ce qui sera convenable et honorable sera fait. Je n'ai pas oublié ce qui est dû à un homme si grand et si malheureux.—
Départ de M. de Caulaincourt pour Fontainebleau. M. de Caulaincourt partit sur ces paroles, convaincu que sans un prodige militaire il n'y avait absolument rien à espérer pour Napoléon, et presque rien pour son fils, et que le devoir était de lui faire connaître la vérité. Il se mit en route le 2 avril au soir, au moment où la déchéance allait être prononcée, et certain qu'elle le serait dans quelques heures. Il arriva au milieu de la nuit à Fontainebleau.
Pensées et projets de Napoléon à Fontainebleau. Tandis qu'à Paris M. de Caulaincourt s'efforçait en vain de raffermir les fidélités chancelantes, et d'arrêter les souverains dans leurs résolutions extrêmes, Napoléon à Fontainebleau n'avait pas perdu le temps. Les doléances ne convenaient pas plus à son grand caractère, que les illusions à son grand esprit. Si quelquefois il se livrait aux illusions, c'était comme une excuse ou un encouragement qu'il se donnait à lui-même dans ses desseins téméraires, et sans en être tout à fait dupe. Dans le malheur, il ne craignait pas d'ouvrir entièrement les yeux à la vérité, et savait la voir sans pâlir. Quoiqu'il fût hors de Paris, il avait presque deviné ce qui s'y passait; il avait prévu que les souverains chercheraient à tirer les dernières conséquences de leur triomphe, que le Sénat l'abandonnerait, et que pour conjurer ce double danger, un grand événement militaire était la seule ressource. Aussi, dès son retour à Fontainebleau avait-il pris ses cartes et ses états de troupes, et saisissant d'un coup d'œil sûr la belle mais terrible chance que la fortune semblait lui ménager encore, avait-il résolu de ne pas la laisser échapper.
Les coalisés, après avoir perdu en morts ou blessés environ 12 mille hommes sous les murs de Paris, et après avoir attiré à eux le corps de Bulow, comptaient encore 180 mille combattants. Napoléon en ajoutant à ce qu'il amenait les corps des maréchaux Mortier et Marmont, et quelques troupes des bords de l'Yonne et de la Seine, n'en avait pas moins de 70 mille. La disproportion était énorme, mais la passion de l'armée (nous parlons de la passion qui régnait dans les rangs inférieurs), le génie de Napoléon, les circonstances locales, pouvaient compenser cette infériorité numérique, et tout faisait présager une immense catastrophe, pour la capitale ou pour la coalition. Quand on songe au prix du succès, si on avait triomphé, à la France rétablie d'un seul coup dans sa grandeur, (il s'agit ici de sa grandeur désirable et non de sa grandeur folle, de la ligne du Rhin et non de celle de l'Elbe), nous n'hésitons pas à dire que le gain possible justifiait l'enjeu, toutes les splendeurs de Paris eussent-elles succombé dans une journée sanglante. La frontière du Rhin valait bien tout ce qui aurait pu périr dans la capitale, et nous ne saurions approuver ceux qui ayant suivi Napoléon jusqu'à Moscou, ne l'auraient pas suivi cette fois jusqu'à Paris.
Plan extraordinaire de Napoléon pour arracher Paris des mains de l'ennemi. Quoi qu'il en soit, Napoléon conçut un plan dont le résultat ne lui paraissait pas douteux, et dont la postérité jugera le succès au moins vraisemblable. Depuis qu'il s'était établi à Fontainebleau pour y concentrer ses troupes, les alliés s'étaient partagés en trois masses, une de 80 mille hommes sur la gauche de la Seine, entre l'Essonne et Paris (voir la carte no 62); une autre dans l'intérieur même de Paris, une autre enfin au dehors sur la droite de la Seine. Napoléon considérait la situation qu'ils avaient prise comme mortelle pour eux, si on savait en profiter. Il voulait franchir brusquement l'Essonne avec son armée, refouler les 80 mille hommes de Schwarzenberg sur les faubourgs de Paris, faire appel aux Parisiens pour qu'ils se joignissent à lui, et, profitant du trouble probable des coalisés assaillis à l'improviste, les écraser, soit qu'il entrât dans la ville à leur suite, soit qu'il passât brusquement sur la droite de la Seine par tous les ponts dont il disposait, et qu'il se précipitât sur leur ligne de retraite. Il est en effet probable qu'avec les 70 mille hommes réunis sous sa main, Napoléon culbuterait les 80 mille hommes qui lui étaient directement opposés, que ceux-ci refoulés sur Paris y rentreraient en désordre, que le moindre concours des Parisiens convertirait ce désordre en déroute, et que Napoléon les suivant à brûle-pourpoint, ou se portant par la droite de la Seine sur leur ligne de retraite, placerait la coalition dans une position dont elle aurait beaucoup de peine à se tirer, eût-elle à sa tête ce qu'elle n'avait pas, le plus grand des capitaines. Il est très-probable encore qu'après un tel événement, et aidé des paysans de la Bourgogne, de la Champagne, de la Lorraine, qui ne manqueraient pas de se jeter sur les vaincus puisqu'ils se jetaient déjà sur les vainqueurs, Napoléon aurait bientôt ramené la coalition jusqu'au Rhin. S'il se trompait, il nous semble, quant à nous, qu'il valait mieux se tromper avec lui ce jour-là, que s'être trompé avec lui à Wilna en 1812, à Dresde en 1813. Du reste, s'inquiétant peu des dangers de Paris, il raisonnait à l'égard de cette capitale comme les Russes à l'égard de Moscou, et il pensait qu'on ne pouvait payer d'un prix trop élevé l'extermination de l'ennemi qui avait pénétré au cœur de la France.
Après avoir arrêté son plan, Napoléon passe tout de suite aux détails d'exécution, et donne les ordres nécessaires. Imperturbable au milieu des situations les plus violentes, et toujours passant sur-le-champ de la conception de ses plans aux détails d'exécution, il avait donné ses ordres en conséquence. Il avait rangé les maréchaux Marmont et Mortier le long de la rivière d'Essonne, Marmont à Essonne même, Mortier à Mennecy. Il avait renforcé le corps de Marmont de la division Souham, qui comptait au moins six mille hommes; remplacé l'artillerie de Marmont et de Mortier, restée en partie sous les murs de Paris, et fourni à ces deux maréchaux, au moyen des ressources du grand parc, soixante bouches à feu parfaitement approvisionnées. Il leur avait prescrit d'entourer Corbeil d'ouvrages de campagne, afin de s'en approprier le pont, indépendamment de celui de Melun dont il était maître, de manière à pouvoir manœuvrer à volonté sur l'une et l'autre rive de la Seine; de réunir à Corbeil tous les approvisionnements de grains répandus en abondance sur la droite de cette rivière, et de fabriquer à la poudrerie d'Essonne autant de poudre qu'on pourrait. Il avait échelonné sa cavalerie dans la direction d'Arpajon, afin de se mettre en communication avec Orléans, où il venait d'appeler sa femme, son fils, ses frères et ses ministres. Il avait fait avancer la jeune garde entre Chailly et Ponthierry, pour ménager de la place aux corps d'Oudinot, de Macdonald et de Gérard qui allaient arriver. Enfin il avait mandé les troupes qui, sous le général Alix, avaient si bien défendu l'Yonne, et prenait ainsi toutes ses dispositions pour avoir l'armée entière concentrée derrière l'Essonne dans la journée du 4, terme le plus rapproché possible en considérant la distance à parcourir de Saint-Dizier à Fontainebleau. Napoléon passe tous les jours ses troupes en revue. Chaque jour il passait en revue les corps qui rejoignaient, et, sans s'expliquer clairement, leur laissait entrevoir une éclatante revanche du revers essuyé sous les murs de la capitale. La garde à son aspect poussait des cris frénétiques. Enthousiasme de la garde impériale. Fantassins et cavaliers, agitant les uns leurs fusils, les autres leurs sabres, mêlaient au cri ordinaire de Vive l'Empereur, ce cri bien plus significatif: À Paris! à Paris!—Les autres corps de l'armée, plus jeunes et plus sensibles à la souffrance, arrivaient quelquefois fatigués et tristes. Mais ils ne résistaient pas à la présence de Napoléon, à la vue de son visage tout à la fois sombre et inspiré, et, après un peu de repos, recevaient la contagion des sentiments dont le foyer ardent était dans la garde impériale. Les chefs de l'armée au contraire étaient consternés, et la présence de Napoléon les embarrassait, les irritait même, sans les ranimer. Ils n'osaient pas contester qu'une dernière et sanglante bataille fût un devoir à remplir envers le pays, si on pouvait ainsi le sauver, mais ils se récriaient contre l'idée de la livrer dans l'intérieur de Paris, si c'était là que Napoléon voulût combattre, ce qu'ils ignoraient, mais ce qu'ils répandaient autour d'eux, pour rendre ce projet odieux. Leurs aides de camp et leurs complaisants tenaient le même langage. Il en était autrement des officiers attachés aux troupes. Cet enthousiasme se communique aux rangs inférieurs de l'armée. Ceux-là ne parlaient que de venger l'honneur des armes, et soufflaient leurs passions à leurs soldats. Aussi dès que Napoléon se montrait, des transports violents éclataient de toute part, et il se manifestait un sentiment commun, non pas de dévouement à sa personne, mais d'exaspération contre l'ennemi et contre les traîtres qui, disait-on, avaient livré la capitale.
Difficulté de discerner le vrai, à certaines époques et dans certaines situations. Il y a des jours, tristes jours! où le devoir est obscur, et où les cœurs les plus honnêtes sont perplexes. C'était le cas ici, et on pouvait très-sincèrement être d'un avis à Paris, d'un autre avis à Fontainebleau. Nous comprenons en effet qu'à Paris on pût, sans estimer le Sénat, adhérer à ses résolutions, et préférer la paix, la liberté sous l'ancienne dynastie, à la guerre perpétuelle sous un gouvernement arbitraire et violent, et qu'à Fontainebleau au contraire, pour de braves soldats n'ayant pas à choisir entre deux régimes politiques, mais à expulser l'étranger du sol, la seule espérance d'écraser la coalition, fût-ce au milieu des ruines de Paris, les transportât d'un bouillant enthousiasme. Et, bien que la vérité ne dépende pas des lieux, que vérité ici, elle ne soit pas mensonge là, il nous semble que la manière de l'envisager peut dépendre des situations, et que le devoir peut différer suivant le lieu où l'on se trouve. À Paris, de bons citoyens devaient opter pour la Charte et pour les Bourbons; des soldats à Fontainebleau, sur une simple espérance d'expulser l'ennemi du territoire, devaient exposer leur vie encore une fois, et il eût été plus patriotique de mourir dans cette journée en avant d'Essonne que jadis à Austerlitz ou à Iéna, car on serait mort certainement pour le pays, et on se serait dévoué non pas au bonheur, mais au malheur!
Arrivée de M. de Caulaincourt. Du reste, nous le répétons, il était naturel qu'en face d'événements si graves les âmes fussent profondément agitées. M. de Caulaincourt effectivement les trouva fort émues, et lorsque dans la nuit du 2 avril il parut à la porte de Napoléon, les oisifs d'état-major qui gardaient cette porte l'assaillirent de leurs questions, et le supplièrent de dire la vérité à l'Empereur. Ce noble personnage n'avait pas besoin d'y être convié. Il exposa simplement, sans détour, sans réticence, tout ce qu'il avait vu et entendu pendant son séjour à Paris, ne dissimula pas même à Napoléon les colères furieuses dont il était l'objet, ni surtout les résolutions extrêmes des souverains à son égard, et quoiqu'il n'hésitât jamais à donner un avis, il ne l'osa pas cette fois, tant il était difficile de se prononcer, tant le moindre conseil était inutile et cruel, seulement à insinuer. Accueil que lui fait Napoléon. Napoléon accueillit M. de Caulaincourt avec une grande douceur et des marques visibles de gratitude. Il ne parut ni troublé ni étonné de tout ce qu'il entendait. Il avait appris déjà par diverses informations quelques-uns des faits rapportés par M. de Caulaincourt, et avait deviné les autres. Il connaissait l'institution du gouvernement provisoire, même la déchéance, sans les considérants toutefois, et notamment les efforts tentés pour renverser sa statue.—C'est bien fait, dit-il à M. de Caulaincourt, il m'arrive là ce que j'ai mérité. Froid jugement que porte Napoléon sur les événements de Paris. Je ne voulais pas de statues, car je savais qu'il n'y a sûreté à les recevoir que de la postérité. Pour les conserver de son vivant, il faudrait être toujours heureux! Denon a voulu flatter, j'ai eu la faiblesse de céder, et vous voyez ce que j'y ai gagné. Mais passons à un sujet plus important. Rien ne me surprend dans votre récit. Talleyrand se venge de moi, c'est tout simple... Les Bourbons me vengeront de lui... Mais tous ces hommes de la révolution qui remplissent le Sénat, et parmi lesquels il y a plus d'un régicide, sont bien imprudents de se jeter ainsi dans les bras de l'étranger, qui les jettera dans les bras des Bourbons. Mais ils sont effrayés, ils cherchent leur sûreté où ils peuvent. Quant aux souverains alliés, ils veulent abaisser la France. Pourtant ils se comportent envers moi peu dignement. J'ai pu détrôner l'empereur François et le roi Guillaume, j'ai pu déchaîner les paysans russes contre Alexandre, je ne l'ai pas fait. Je me suis conduit à leur égard en souverain, ils se conduisent à mon égard en jacobins. Ils donnent là un mauvais exemple. Le moins hostile d'entre eux est Alexandre. Il est vengé, et de plus il est bon, quoique rusé. Les Autrichiens sont ce que je les ai toujours vus, humbles dans l'adversité, insolents et sans cœur dans la prospérité. Ils m'ont presque forcé de prendre leur fille, et maintenant ils agissent comme si cette fille n'était pas la leur. Schwarzenberg est tout à l'émigration, Metternich aux Anglais. Mon beau-père les laisse faire. Nous verrons s'il leur permettra d'aller jusqu'aux dernières extrémités. L'Impératrice espère le contraire. Quant aux Anglais et aux Prussiens, ils veulent l'anéantissement de la France. Ses paroles à M. de Caulaincourt. Cependant tout n'est pas fini. On cherche à m'écarter, parce qu'on sent que seul je puis relever notre fortune. Je ne tiens pas au trône, croyez-le. Né soldat, je puis redevenir citoyen. Vous connaissez mes goûts: que me faut-il? Un peu de pain, si je vis; six pieds de terre, si je meurs. Il est vrai, j'ai aimé et j'aime la gloire... Mais la mienne est à l'abri de la main des hommes... Si je désire commander quelques jours encore, c'est pour relever nos armes, c'est pour arracher la France à ses implacables ennemis. Vous avez bien fait de ne rien signer. Je n'aurais pas souscrit aux conditions qu'on vous aurait imposées. Les Bourbons peuvent les accepter honorablement; la France qu'on leur offre est celle qu'ils ont faite. Moi, je ne le puis pas. Nous sommes soldats, Caulaincourt, qu'importe de mourir, si c'est pour une telle cause? D'ailleurs, ne croyez pas que la fortune ait prononcé définitivement. Si j'avais mon armée, j'aurais déjà attaqué, et tout aurait été fini dans deux heures, car l'ennemi est dans une position à tout perdre. Quelle gloire si nous les chassions, quelle gloire pour les Parisiens d'expulser les Cosaques de chez eux, et de les livrer aux paysans de la Bourgogne et de la Lorraine, qui les achèveraient! Mais ce n'est qu'un retard. Après-demain, j'aurai les corps de Macdonald, d'Oudinot, de Gérard, et si on me suit je changerai la face des choses. Les chefs de l'armée sont fatigués, mais la masse marchera. Mes vieilles moustaches de la garde donneront l'exemple, et il n'y aura pas un soldat qui hésite à les suivre. En quelques heures, mon cher Caulaincourt, tout peut changer... Quelle satisfaction... quelle gloire!...—
Napoléon remet au lendemain pour s'expliquer définitivement. Après ces paroles prononcées avec un mélange de calme et d'entraînement communicatif, Napoléon envoya M. de Caulaincourt se reposer, et tomba lui-même dans un profond sommeil.
Napoléon passe la journée du 3 avril en revues et en préparatifs. Le lendemain, 3 avril, il passa la journée en revues et en préparatifs, et tantôt plongé dans ses réflexions, tantôt le visage animé, et la flamme du génie dans les yeux, il semblait plein d'un vaste projet dont il était impatient de commencer l'exécution. Les troupes en ce moment suprême ne résistaient pas à l'effet de sa présence, et quoique épuisées en arrivant, criaient à son aspect: Vive l'Empereur! avec une sorte de frénésie. Les vieux soldats de la garde en leur racontant, avec la crédulité des camps, qu'une indigne trahison avait livré Paris, les remplissaient de colère, et elles ne manifestaient d'autre désir que d'arracher la capitale de la main des traîtres. Travail des émissaires de Paris. À la vérité, ces sentiments particuliers aux soldats et aux officiers des régiments, n'étaient plus, comme nous venons de le dire, les mêmes dans les états-majors. Leur langage. Les émissaires venus de Paris s'étaient glissés parmi ces derniers, et avaient prétendu que Napoléon étant légalement déchu, ceux qui continuaient de le servir ne servaient plus qu'un rebelle, et n'étaient eux-mêmes que des rebelles; qu'il était temps de quitter un homme qui avait perdu la France, qui les perdrait eux-mêmes s'ils ne se séparaient de lui, et de se rallier au gouvernement paternel des Bourbons tout disposé à leur ouvrir les bras; qu'avec ce gouvernement seul on aurait la paix, car l'Europe était résolue à en finir avec Napoléon et ses adhérents; que l'armée, en quittant un camp qui désormais n'était plus que celui de la rébellion, conserverait ses grades, pensions et dignités, et jouirait enfin, à l'ombre d'un trône tutélaire, de la gloire qu'elle avait acquise et qu'on ne lui contestait point, qu'autrement elle allait être enveloppée par quatre cent mille ennemis, et détruite jusqu'au dernier homme. Ce langage avait facilement pénétré dans l'âme fatiguée et soucieuse des principaux chefs, et amené de leur part un singulier déchaînement non-seulement contre les fautes politiques de Napoléon, fautes trop réelles et trop désastreuses, mais contre ses prétendues fautes militaires. Il n'était plus, à les entendre, qu'un aventurier, qui avait rencontré une veine heureuse, et en avait abusé jusqu'à ce qu'il l'eût épuisée. En 1813, il n'avait commis que des bévues, en 1814 également, et tout récemment encore il s'était trompé, en allant chercher à Saint-Dizier un ennemi qu'il fallait venir chercher à Paris. Maintenant rendu plus extravagant que jamais par le malheur, il voulait livrer une dernière bataille, et faire égorger les malheureux restes de son armée.— On fait surtout valoir l'idée d'une bataille livrée dans Paris même pour révolter tous les cœurs. Une dernière bataille soit, disaient-ils, si c'était pour relever l'honneur des armes, et surtout pour sauver la France! Mais, dans sa colère contre les Parisiens, Napoléon avait résolu de la livrer au sein même de Paris, apparemment pour tuer autant de Parisiens que d'Autrichiens, de Prussiens ou de Russes!—C'était surtout cette allégation d'une bataille dans Paris qu'on répandait perfidement, pour rendre plus odieuse encore la suprême tentative qui se préparait, et en admettant qu'on ne pouvait se refuser à un dernier effort, s'il y avait chance de le rendre utile à la France, on demandait avec une épouvante quelquefois feinte, quelquefois sincère, s'il ne fallait pas être fou ou barbare pour vouloir convertir Paris en un champ de bataille, et fournir ainsi aux souverains le prétexte légitime de faire de la capitale de la France une nouvelle Moscou!—
Succès des émissaires de Paris dans les états-majors, et auprès des chefs de l'armée. Ces propos avaient porté l'agitation des états-majors au comble, et, tandis qu'une véritable fureur patriotique animait la garde, et de la garde passait dans les rangs inférieurs de l'armée, un sentiment tout opposé animait les états-majors et les chefs. La journée du 3 avril ne fit qu'accroître ce double courant d'idées contraires, sous l'influence des communications venues soit de Paris soit des avant-postes.
Le 4, Napoléon annonce ses projets dans une allocution aux troupes. Le jour suivant, c'est-à-dire le 4 au matin, Napoléon parut enfin décidé à agir. Il s'en expliqua positivement avec M. de Caulaincourt. Les corps de Macdonald, d'Oudinot, de Gérard, étaient près d'arriver, et en leur accordant cette journée de repos, il comptait pouvoir le lendemain 5, ou le surlendemain 6 au plus tard, les porter en ligne, et attaquer l'ennemi avec 70 mille combattants. Le succès ne lui semblait pas douteux. Il donna de très-grand matin des ordres pour que la garde s'ébranlât tout entière, et allât se placer derrière Marmont et Mortier sur l'Essonne, à l'effet d'appuyer le mouvement, et de laisser la place libre pour les troupes qui arriveraient successivement. Après avoir passé en revue les corps qui allaient partir, il fit former en cercle autour de lui les officiers et sous-officiers, et de sa voix vibrante, il leur adressa ces paroles énergiques:
«Soldats, l'ennemi en nous dérobant trois marches, s'est rendu maître de Paris. Il faut l'en chasser. D'indignes Français, des émigrés, auxquels nous avons eu la faiblesse de pardonner jadis, ont fait cause commune avec l'étranger, et ont arboré la cocarde blanche. Les lâches! ils recevront le prix de ce nouvel attentat... Jurons de vaincre ou de mourir, et de venger l'outrage fait à la patrie et à nos armes.»—Nous le jurons! répondirent avec ardeur ces vieux officiers passionnés pour leur drapeau, et ils s'en allèrent répandre la flamme dont ils étaient pleins dans les rangs de leurs soldats. Les troupes défilèrent en poussant des acclamations fanatiques.
Cris de colère dans les états-majors. Cette scène terminée, Napoléon remonta l'escalier du palais, suivi d'une foule d'officiers, animés les uns de l'enthousiasme qui venait d'éclater, les autres de sentiments tout contraires. Sur-le-champ, on se forma en groupe autour des maréchaux, et là il n'y eut qu'un cri, c'est que la résolution de jouer leur existence et celle de la France dans une dernière folie, était évidemment prise, et que c'était le cas de l'empêcher en se prononçant contre un pareil acte de démence. Tous furent de cet avis, mais c'était à qui ne dirait pas les premiers mots. Les aides de camp entourèrent les généraux, les généraux les maréchaux, et, s'excitant les uns les autres, ils demandèrent bientôt que leurs chefs refusassent l'obéissance. Arrivée du maréchal Macdonald, et dispositions personnelles de ce maréchal. Le maréchal Macdonald arrivait à peine, car il n'avait pas quitté son corps. Il descendait de cheval couvert de la boue des grandes routes, et on venait de lui remettre une lettre de Beurnonville, portant l'adresse erronée que voici: À M. le maréchal Macdonald, duc de Raguse.—Marmont, à qui le titre de duc de Raguse, inscrit sur l'adresse, avait fait parvenir la lettre en question, l'avait lue, et ayant reconnu qu'elle était destinée au maréchal Macdonald, la lui avait renvoyée. Cette lettre conjurait Macdonald, au nom de l'amitié, au nom de sa famille exposée à périr au milieu des flammes de la capitale, et à laquelle il était tendrement attaché, de se séparer du tyran qui n'était plus qu'un rebelle, pour se donner au gouvernement légitime des Bourbons qui allaient rentrer en France la paix dans une main, la liberté dans l'autre.—Macdonald avait conservé dans le cœur les sentiments de l'armée du Rhin, il était irrité de ce qu'il avait vu et souffert dans les deux dernières campagnes, et il aimait ses enfants avec passion. On venait de lui donner de leurs nouvelles et de lui apprendre qu'ils étaient dans Paris. Il en eut l'âme navrée. On l'entoura, on lui dit qu'il devait se joindre aux maréchaux ses collègues, et contribuer à mettre fin à un règne odieux et insensé. Il le promit, et demanda seulement le temps d'aller revêtir un costume plus convenable. On était arrivé ainsi jusqu'à la porte du cabinet de Napoléon, et on s'anima jusqu'à ne plus vouloir quitter l'antichambre, dans l'intention de veiller sur les maréchaux et de les défendre si, à la suite de la scène qui se préparait, l'Empereur voulait les faire arrêter. Il y eut même dans cette espèce d'émeute quelques officiers assez égarés pour s'écrier qu'au besoin il fallait se débarrasser de la personne de Napoléon[21]. En un mot, c'était le spectacle d'une de ces révoltes de la soldatesque dont l'empire romain avait fourni autrefois de si odieux exemples, et c'était bien, il faut le reconnaître, une digne fin de ce règne si déplorablement guerrier, que de s'achever au milieu d'une sédition militaire!
Les maréchaux suivent Napoléon dans son cabinet, en compagnie de quelques personnages éminents. Les maréchaux entrèrent: c'étaient Lefebvre, Oudinot, Ney. Macdonald allait les rejoindre. Ils trouvèrent autour de Napoléon le major-général Berthier, les ducs de Bassano et de Vicence, et quelques autres personnages éminents. Napoléon venait de se débarrasser de son chapeau, de son épée, et marchait, parlait dans son cabinet avec une véhémence plus qu'ordinaire. Les maréchaux étaient tristes, embarrassés, n'osant pas proférer une parole. Paroles que leur adresse Napoléon. Devinant ce que cachait leur silence et voulant les forcer à le rompre, Napoléon les questionna, leur demanda s'ils avaient des nouvelles de Paris, à quoi ils répondirent qu'ils en avaient, et de bien fâcheuses. Puis il leur demanda ce qu'ils pensaient.— Leur réponse malveillante et timide. Tout ce qui était arrivé, dirent-ils, était bien douloureux, bien déplorable, et ce qu'il y avait de plus désolant, c'est qu'on ne voyait pas la fin de cette cruelle situation.—La fin, repartit Napoléon, elle dépend de nous. Vous voyez ces braves soldats, qui n'ont ni grades ni dotations à sauver, ils ne songent qu'à marcher, qu'à mourir pour arracher la France aux mains de l'étranger. Il faut les suivre. Les coalisés sont partagés entre les deux rives de la Seine dont nous avons les ponts principaux, et dispersés dans une ville immense. Vigoureusement abordés dans cette position, ils sont perdus. Le peuple parisien est frémissant, il ne les laissera pas partir sans les poursuivre, et les paysans les achèveront. Sans doute, ils peuvent revenir: mais Eugène est de retour d'Italie avec trente-six mille hommes; Augereau en a trente, Suchet vingt, Soult quarante. Je vais attirer à moi la plus grande partie de ces forces; j'ai soixante-dix mille hommes ici, et avec cette masse, je jetterai dans le Rhin tout ce qui sera sorti de Paris et voudra y rentrer. Nous sauverons la France, nous vengerons notre honneur, et alors j'accepterai une paix modérée. Que faut-il pour tout cela? Un dernier effort, qui vous permettra de jouir en repos de vingt-cinq années de travaux.—
Ces raisons, quoique frappantes, ne parurent pas être du goût des assistants. Ils objectèrent à Napoléon que, s'il était légitime de vouloir livrer une dernière bataille, dans le cas toutefois où elle pourrait être utile et ne serait pas l'occasion d'une irrémédiable catastrophe, il était affreux de la livrer dans Paris, et de faire de notre capitale une autre Moscou. Napoléon répondit à cette objection qu'on le calomniait quand on prétendait qu'il voulait se venger des Parisiens, qu'il ne cherchait pas à faire de Paris un champ de bataille, mais qu'il prenait l'ennemi là où la Providence le lui livrait, et que dans la position où étaient les coalisés, ils seraient nécessairement détruits. Napoléon leur demande s'ils veulent vivre sous les Bourbons? S'adressant alors à Lefebvre, à Oudinot, à Ney, il leur demanda si leur désir était de vivre sous les Bourbons? À cette question, ils poussèrent de vives exclamations. Lefebvre, avec la violence d'un vieux jacobin, affirma qu'il ne le voulait point, et il était sincère. Vive dénégation de leur part. Ney s'en exprima avec une incroyable véhémence, et dit que jamais ses enfants ne pourraient trouver sous les Bourbons ni bien-être ni même sûreté, et que le seul souverain désirable pour eux était le Roi de Rome.—Eh bien, reprit Napoléon, croyez-vous qu'en abdiquant je vous assurerais à vous et à vos enfants l'avantage de vivre sous mon fils? Vivre sous le fils de Napoléon, semble leur désir secret. Ne voyez-vous pas tout ce qu'il y a de ruse et de mensonge dans cette idée d'une régence au profit du Roi de Rome, imaginée pour vous séparer de moi, et pour nous perdre en nous divisant? Ma femme, mon fils, ne se soutiendraient pas une heure, vous auriez une anarchie qui après quinze jours aboutirait aux Bourbons... D'ailleurs, ajouta-t-il, il y a des secrets de famille que je ne puis divulguer... Le gouvernement de ma femme est impossible....—Napoléon faisait ainsi allusion aux motifs qui l'avaient porté à ordonner que sa femme sortît de Paris, et le principal de ces motifs, c'était la faiblesse de Marie-Louise qu'il connaissait bien. Mais tandis que les maréchaux avaient éclaté en dénégations violentes, lorsque Napoléon leur avait parlé de vivre sous les Bourbons, ils s'étaient tus lorsqu'il avait parlé de son abdication et des conséquences qu'elle pourrait avoir, n'osant pas dire, mais laissant deviner que l'abdication était véritablement ce qu'ils désiraient. Napoléon le comprit sans paraître s'en apercevoir. Arrivée du maréchal Macdonald, et sa participation au colloque engagé avec l'Empereur. En ce moment survint Macdonald, ému, troublé de tout ce qu'il avait appris, tenant la lettre de Beurnonville à la main.—Quelles nouvelles nous apportez-vous? lui dit Napoléon.—De bien mauvaises, répondit le maréchal. On assure qu'il y a deux cent mille ennemis dans Paris et que nous allons y livrer bataille. Cette idée est affreuse... n'est-il pas temps de finir?...—Il ne s'agit pas, répliqua Napoléon, de livrer bataille dans Paris, il s'agit de profiter des fautes de l'ennemi.—Là-dessus on discuta, et Napoléon demandant ce qu'était la lettre qu'il avait à la main, Macdonald lui dit: Lettre de Beurnonville à Macdonald lue devant Napoléon. Sire, je n'ai rien de caché pour vous, lisez-la.—Ni moi pour vous tous, repartit Napoléon; qu'on la lise à haute voix.—M. de Bassano prit la lettre, la lut avec l'embarras, avec la souffrance d'un sujet resté aussi respectueux que fidèle envers son maître. Napoléon écouta cette lecture avec un calme dédaigneux, puis sans se plaindre de la franchise du maréchal Macdonald, il répéta que Beurnonville et ses pareils n'étaient que des intrigants, qui, de moitié avec l'étranger, cherchaient à opérer une contre-révolution; qu'ils laisseraient la France ruinée et à jamais affaiblie; que les Bourbons, loin de pacifier la France, la mettraient bientôt en confusion, tandis qu'avec un peu de persévérance il serait facile de changer cette situation en deux heures.—Oui, reprit Macdonald, toujours le cœur navré à l'idée d'une bataille dans Paris, oui, on le pourrait peut-être, mais en nous battant dans notre capitale en cendres, et probablement sur les cadavres de nos enfants.—De plus, sans oser dire qu'il désobéirait, le maréchal déclara qu'on n'était pas sûr de l'obéissance des soldats. Ney sembla confirmer cette déclaration. Arrivés ainsi à la limite qui sépare le respect de la révolte, les maréchaux mettaient sur le compte des soldats un refus d'obéir qui n'appartenait qu'à eux. Napoléon irrité, mais contenu, renvoie les maréchaux de sa présence. Napoléon le sentit et leur dit fièrement: Si les soldats ne vous obéissent point à vous, ils m'obéiront à moi, et je n'ai qu'un mot à dire pour les conduire où je voudrai...—Puis avec un ton de hauteur qui n'admettait pas de réplique, il ajouta: Retirez-vous, messieurs; je vais aviser, et je vous ferai connaître mes résolutions.—
Ils vont se vanter au dehors d'avoir dit à Napoléon plus qu'ils n'ont osé dire. Ils sortirent tout étonnés de s'être montrés si hardis, quoiqu'ils l'eussent été bien peu, et si émerveillés de leur courage, qu'ils se vantèrent auprès de leurs aides de camp d'avoir déchiré tous les voiles, se faisant ainsi beaucoup plus coupables qu'ils ne l'avaient été réellement[22]. Ils se retirèrent attendant le résultat de cette scène extraordinaire, extraordinaire vraiment, car Napoléon tout-puissant ils n'avaient jamais osé lui adresser une observation, lorsqu'il aurait peut-être suffi d'un mot pour l'arrêter sur la pente qui menait aux abîmes.
Napoléon dans cette journée n'aurait eu qu'un pas à faire en dehors de son cabinet, pour en appeler des maréchaux aux colonels et aux soldats, et il eût trouvé des serviteurs enthousiastes, prêts à le suivre partout, prêts même à lui faire raison de serviteurs ingrats et rassasiés. Mais vouloir que dans ce moment il jetât à la porte de son palais tout un état-major, formé de généraux et de maréchaux qui lui avaient prodigué leur sang pendant vingt années, qu'il en composât un avec des colonels et des chefs de bataillon, pour marcher ainsi à une opération formidable, c'est trop demander même au caractère le plus énergique et le plus résolu.
Napoléon, resté seul, se répand en plaintes amères, et puis arrive à l'idée d'abdiquer, mais conditionnellement et au profit de son fils. Resté seul avec Berthier, avec MM. de Caulaincourt et de Bassano, Napoléon donna cours à l'irritation qu'il avait jusque-là contenue.—Les avez-vous vus, leur dit-il, ardents quand il s'agissait de ne pas vivre sous les Bourbons, silencieux quand je leur parlais de mon abdication? C'est là en effet ce qu'ils désirent, car on leur a persuadé que moi hors de cause, ils pourront jouir sous mon fils des richesses que je leur ai prodiguées. Pauvres esprits qui ne voient pas qu'entre les Bourbons et moi il n'y a rien, que ma femme et mon fils ne sont qu'une ombre, destinée à s'évanouir en quelques jours ou en quelques mois!—Ensuite Napoléon se plaignit qu'on eût osé lire en sa présence une lettre aussi inconvenante que celle de Beurnonville, et s'étendit sur la faiblesse et l'ingratitude des hommes. M. de Caulaincourt essaya de le calmer, en lui disant que le maréchal Macdonald était un personnage du plus noble caractère, qui n'avait montré cette lettre que parce que Napoléon la lui avait demandée; que cette répugnance à se battre dans Paris, prétexte pour les uns, était pour d'autres un sentiment sérieux et sincère, et il ajouta que l'idée de son abdication en faveur de son fils était fort répandue, et qu'elle était du reste la seule base sur laquelle on pût encore négocier.
L'intention vraie de Napoléon est de donner ainsi une satisfaction apparente aux maréchaux, et de gagner encore deux jours dont il croit avoir besoin. Napoléon, revenu bientôt à cette indifférence supérieure avec laquelle les grands esprits se mettent au-dessus des événements, avoua que son abdication au profit du Roi de Rome était l'idée du moment, que c'était peut-être une satisfaction à donner à des âmes troublées, et il déclara qu'il y était tout disposé, pour leur prouver l'inanité d'une semblable combinaison.—Je consens, dit-il à M. de Caulaincourt, à ce que vous retourniez à Paris pour offrir de négocier sur cette base, à ce que vous emmeniez même avec vous les maréchaux les plus épris de ce projet; vous me délivrerez d'eux, ce qui ne sera pas un médiocre avantage, car j'ai de quoi les remplacer ici, et, pendant que vous occuperez les alliés au moyen de cette nouvelle proposition, moi je marcherai, et je terminerai tout l'épée à la main. Il faut même vous hâter de partir, car, d'ici à vingt-quatre heures, vous ne pourriez plus franchir la ligne des avant-postes.—
Napoléon adhéra donc assez promptement à la proposition d'abdiquer au profit de son fils, comme à une nouvelle manière de gagner deux ou trois jours, d'endormir la vigilance de l'ennemi, de satisfaire ses maréchaux, et de se débarrasser de deux ou trois d'entre eux qui étaient devenus singulièrement incommodes. Cependant, il ajouta que si on accordait la régence de sa femme au profit de son fils, à des conditions tout à la fois honorables et rassurantes pour le maintien de ce nouvel ordre de choses, il était possible qu'il acceptât. Malgré ce langage, il y avait bien peu de chances pour que la négociation qu'il se proposait d'interrompre bientôt à coups de canon, pût réussir.
Choix du duc de Vicence, et des maréchaux Ney et Macdonald pour porter à Paris son abdication conditionnelle. Après avoir donné aussi brusquement cette face nouvelle à la situation, il s'agissait de choisir les hommes chargés d'accompagner M. de Caulaincourt à Paris. M. de Caulaincourt aurait voulu avoir Berthier pour faire valoir les considérations militaires, M. de Bassano pour se tenir le plus près possible de la pensée de Napoléon. Mais Napoléon n'en voulut pas entendre parler. Berthier lui était indispensable pour transmettre ses ordres à l'armée. M. de Bassano, quoiqu'il fût, disait-il, bien innocent des dernières guerres, en était responsable aux yeux du public et des souverains. Il ne consentit qu'à l'envoi de M. de Caulaincourt, accompagné de deux ou trois maréchaux. Il songea d'abord à Ney.—C'est le plus brave des hommes, dit-il, mais j'ai des gens qui en ce moment se battront aussi bien que lui, et vous m'en débarrasserez. Cependant veillez sur lui, c'est un enfant. S'il tombe dans les mains de Talleyrand ou d'Alexandre, il est perdu, et vous n'en pourrez plus rien faire. Prenez Marmont qui m'est dévoué, et qui soutiendra bien les droits de mon fils.—Puis revenant sur ce qu'il avait dit, Napoléon ajouta: Non, ne prenez pas Marmont, il est trop nécessaire sur l'Essonne.—Alors on proposa Macdonald, qui aurait plus de crédit que Marmont parce qu'il n'avait jamais passé pour un complaisant, qui d'ailleurs était un parfait honnête homme, et défendrait les intérêts qu'on lui confierait comme les siens propres. Napoléon adhéra à ces propositions, rédigea lui-même l'acte de son abdication conditionnelle, avec ce tact, cette hauteur de langage qu'il apportait dans toutes les pièces émanées de sa plume, et ordonna qu'on fît rentrer les maréchaux.
Napoléon rappelle les maréchaux, et leur annonce sa nouvelle résolution. —J'ai réfléchi, leur dit-il, à notre situation, à ce qu'elle vous a inspiré, et j'ai résolu de mettre à l'épreuve la loyauté des souverains. Ils prétendent que je suis le seul obstacle à la paix et au bonheur du monde. Eh bien, je suis prêt à m'immoler pour faire tomber cette prévention, et à quitter le trône, mais à la condition de le transmettre à mon fils, qui pendant sa minorité sera placé sous la régence de l'Impératrice. Cette proposition vous convient-elle?— Leur joie en apprenant un projet qui les tire d'embarras. À ces mots, les maréchaux qu'une pareille solution tirait d'embarras, et à qui elle convenait fort d'ailleurs, car ils aimaient bien mieux vivre sous un enfant et une femme qui leur appartenaient, que sous les Bourbons qui leur étaient absolument étrangers, poussèrent des cris de reconnaissance et d'admiration, saisirent les mains de Napoléon, les serrèrent avec une vive émotion, en s'écriant qu'il n'avait jamais été plus grand à aucune époque de sa vie. Après ces témoignages, qu'il reçut avec une médiocre satisfaction, sans laisser voir toutefois ce qu'il éprouvait, Napoléon leur dit: Mais maintenant que je viens de condescendre à vos désirs, vous me devez de défendre les droits de mon fils, qui sont les vôtres, de les défendre non-seulement de votre épée, mais de votre autorité morale.—Il leur annonça ensuite qu'il avait choisi deux d'entre eux pour accompagner le duc de Vicence à Paris, et pour aller négocier l'établissement de la régence de Marie-Louise. Il désigna Ney et Macdonald, en racontant comment il avait d'abord songé à Marmont, et pourquoi il y avait renoncé. Ney fut extrêmement flatté de ce choix; Macdonald en fut touché, car il n'avait jamais été l'un des amis personnels de l'Empereur.— Paroles adressées au maréchal Macdonald. Maréchal, lui dit Napoléon, j'ai eu longtemps des préventions contre vous, mais vous le savez, elles sont détruites. Je connais votre loyauté, et je suis sûr que vous serez le plus solide défenseur des intérêts de mon fils.—En proférant ces mots, il lui tendit la main, que Macdonald pressa vivement dans les siennes, en promettant de justifier la confiance que l'Empereur lui témoignait en cette occasion, promesse que bientôt il devait tenir noblement. Les maréchaux autorisés à s'adjoindre Marmont. Napoléon, quoiqu'il eût renoncé à envoyer Marmont à Paris, laissa cependant à ses plénipotentiaires la liberté de le prendre avec eux en passant à Essonne, s'ils croyaient sa présence utile, se réservant dans ce cas de le remplacer dans le poste qu'il occupait. Ces explications terminées, Napoléon lut l'acte suivant, qu'il venait de rédiger:
Texte de l'abdication conditionnelle. «Les puissances alliées ayant proclamé que l'Empereur Napoléon était le seul obstacle au rétablissement de la paix en Europe, l'Empereur Napoléon, fidèle à son serment, déclare qu'il est prêt à descendre du trône, à quitter la France et même la vie, pour le bien de la patrie, inséparable des droits de son fils, de ceux de la régence de l'Impératrice, et des lois de l'Empire. Fait en notre palais de Fontainebleau, le 4 avril 1814.»
Cette rédaction ayant reçu une approbation unanime, Napoléon prit une plume pour y ajouter sa signature. Avant d'y apposer son nom, sentant la gravité de cette démarche malgré les projets secrets qu'il nourrissait, il fut saisi d'un regret douloureux, non pour le trône, mais pour les chances auxquelles on allait peut-être renoncer, et songeant encore à la position si imprudente prise par les alliés, il s'écria: Et pourtant... pourtant nous les battrions, si nous voulions!...—Après cette exclamation, qui fit baisser la tête aux assistants, il signa la pièce, la remit à M. de Caulaincourt, et congédia ses trois ambassadeurs, toujours plus porté à combattre qu'à négocier, et résolu, si les moyens qu'il préparait ne se brisaient pas dans ses mains, d'interrompre à coups de canon la négociation nouvelle qu'on allait entamer à Paris.
Les maréchaux passent par Essonne, pour y attendre l'autorisation de se rendre à Paris. Les maréchaux accompagnés de M. de Caulaincourt quittèrent immédiatement Fontainebleau afin de se rendre auprès des monarques alliés. Ils devaient passer à Essonne pour se conformer aux intentions de Napoléon, et pour y faire demander au quartier général du prince de Schwarzenberg l'autorisation de traverser les avant-postes. Embarras que leur présence cause à Marmont. Arrivés à Essonne vers cinq heures après midi, ils y trouvèrent en effet le maréchal Marmont, lui firent part de la mission dont ils étaient chargés, et qu'il était autorisé à partager avec eux. À leur grande surprise, le maréchal se montra froid, embarrassé, et peu disposé à les accompagner. Le malheureux, hélas, avait succombé à tous les piéges qu'on lui tendait depuis quatre jours!
Succès des menées employées auprès de Marmont pour le détacher de la cause impériale. L'ancien aide de camp qu'on lui avait dépêché la veille, M. de Montessuy, l'avait joint, et, après lui avoir communiqué les lettres du gouvernement provisoire, y avait ajouté ses propres exhortations. Il était facile à cet envoyé de parler avec effet, car il était convaincu, et pensait avec tout le haut commerce de Paris dont il faisait partie, qu'il était temps de se séparer d'un gouvernement arbitraire et désastreusement belliqueux, qui avait jeté la France dans un abîme de maux, et n'était pas capable de l'en tirer. L'agent du gouvernement provisoire s'y était pris de plus d'une manière pour pénétrer dans une âme dont il connaissait toutes les issues. Raisons qu'on avait fait valoir auprès de lui. Après avoir parlé au patriotisme de Marmont, il avait parlé à sa vanité, à son ambition. Il n'avait pas manqué de dire en effet que dans cette campagne Marmont s'était couvert de gloire, que la France, l'Europe avaient les yeux sur lui; que seul entre les maréchaux il avait assez d'intelligence politique pour comprendre ce qu'exigeaient les circonstances; que les circonstances commandaient de se séparer de Napoléon, d'entourer, de fortifier le gouvernement provisoire chargé de conclure la paix, de rappeler les Bourbons, et en les rappelant de leur imposer une sage constitution; qu'en secondant l'accomplissement de cette œuvre excellente il jouerait dans l'armée le rôle de M. de Talleyrand dans la politique, qu'il n'aurait sous les Bourbons qu'à choisir sa situation, qu'après le service qu'il aurait rendu tout lui serait dû, et qu'il réunirait le double avantage de sauver son pays et d'en être magnifiquement récompensé.
Nature des devoirs qui liaient Marmont à la cause de Napoléon. Il y avait assurément beaucoup de vérité dans ce qu'on disait là au malheureux Marmont, et de la part de celui qui le disait une entière sincérité. Il était vrai que pour de simples citoyens exempts de tout engagement personnel, ignorant la situation militaire, ne sachant pas s'il y avait encore des chances de battre la coalition, d'arracher de ses mains la France vaincue, le mieux était de se rattacher aux Bourbons, de tâcher d'obtenir avec eux une paix moins dure, et un gouvernement moins despotique. Mais ces considérations devaient demeurer étrangères à un officier comblé des bontés de Napoléon, à un soldat surtout chargé d'une consigne, celle de garder l'Essonne avec vingt mille hommes, consigne capitale qui intéressait non-seulement Napoléon mais la France, car tant qu'il restait quelque part une force imposante, ce n'était pas seulement le sort de Napoléon, mais celui de la France qu'on pouvait améliorer en négociant, consigne sacrée enfin comme celle de tout soldat, jusqu'à ce qu'il en soit relevé.
Sans doute un militaire ne cesse pas d'être citoyen parce qu'il est soldat, et parce qu'il verse son sang pour la patrie, ne perd pas le droit de s'intéresser à ses destinées, et d'y contribuer. Aussi Marmont pouvait-il courir à Fontainebleau auprès de Napoléon, forcer l'entrée de son palais, après l'entrée de son palais celle de son cœur, lui parler au nom de la France, le supplier de ne pas la déchirer davantage, de la céder aux Bourbons plus capables que lui de la réconcilier avec l'Europe et de la rendre libre; il pouvait lui dire toutes ces choses, s'il était de ceux qui les croyaient vraies, et puis s'il n'était pas écouté, il devait remettre à Napoléon son épée, avec son épée le poste qu'il occupait, et se rendre auprès du gouvernement provisoire pour apporter à ce gouvernement en se ralliant publiquement à sa cause, une chose de grande valeur, une chose dont Marmont pouvait disposer sans ingratitude et sans trahison, son exemple! La reconnaissance en effet enchaîne l'intérêt personnel, mais n'enchaîne pas le devoir. Sans cette démarche préalable, livrer secrètement à l'ennemi la position de l'Essonne, était une trahison véritable!
Mobiles secrets qui avaient agi sur Marmont. Et pourtant Marmont n'avait pas l'âme d'un traître, loin de là! Mais il était vain, ambitieux et faible, et malheureusement il suffit de ces défauts dans des circonstances graves pour aboutir quelquefois à des actes que la postérité frappe de réprobation. Convention secrète de Marmont avec le prince de Schwarzenberg. Marmont avait écouté ce qu'on lui disait sur ses talents à la fois militaires et politiques, sur l'importance personnelle qu'il pouvait acquérir, sur les services qu'il pouvait rendre, et, cédant à l'appât trompeur d'une position immense dans l'État, égale peut-être à celle de M. de Talleyrand, il avait consenti à entrer en pourparlers avec le prince de Schwarzenberg, qui s'était pour ce motif transporté à Petit-Bourg. Après de nombreuses allées et venues on était secrètement convenu des conditions suivantes. Marmont devait avec son corps d'armée quitter l'Essonne le lendemain, gagner la route de la Normandie où il se mettrait à la disposition du gouvernement provisoire, et comme il ne se dissimulait pas les conséquences d'un acte pareil, car non-seulement il enlevait à Napoléon près du tiers de l'armée, mais la position si importante de l'Essonne, il avait stipulé que si, par suite de cet événement, Napoléon tombait dans les mains des monarques alliés, on respecterait sa vie, sa liberté, sa grandeur passée, et on lui procurerait une retraite à la fois sûre et convenable. Cette seule précaution, dictée par un repentir honorable, condamnait l'acte de Marmont, en révélant toute la gravité que lui-même y attachait.
Ces conditions, consignées par écrit, avaient été remises au prince de Schwarzenberg. Mais ce n'était pas tout que d'avoir été séduit, il en fallait séduire d'autres, il fallait gagner les généraux de division, placés au-dessous du maréchal Marmont, car sans leur concours il était difficile de faire exécuter aux troupes le mouvement convenu. Il n'était pas du reste très-difficile de les entraîner. Ils ne savaient rien ou presque rien de la situation générale; ils ne savaient pas s'il était possible, ou non, d'arracher la France des mains de la coalition au moyen d'une dernière bataille; ils se disaient seulement ce que tout le monde se disait alors, c'est que Napoléon après avoir fait tuer le plus grand nombre d'entre eux, était prêt à faire tuer encore ceux qui survivaient pour obéir à son entêtement. Entente de Marmont avec les généraux sous ses ordres. Profitant de leur disposition d'esprit, Marmont leur dit qu'après avoir fait faute sur faute, après avoir laissé entrer les coalisés dans Paris, Napoléon voulait commettre la folie insigne de les attaquer dans Paris même, avec cinquante mille hommes contre deux cent mille, d'exposer ainsi le peu de soldats qui lui restaient à être tués tous, en leur donnant pour tombeau les ruines de Paris et de la France. On pouvait assurément représenter ainsi les choses, car elles avaient par plus d'un côté cet affreux aspect. À de telles peintures, que répondirent les généraux à qui Marmont s'adressait? Ils répondirent qu'il ne fallait pas suivre Napoléon dans cette dernière et extravagante aventure, et qu'on devait mettre soi-même un terme aux malheurs de la France. Ils promirent donc de suivre Marmont sur Versailles, dès qu'il leur en donnerait l'ordre. Pour eux, ce qui par le fait est devenu une défection, n'était qu'une séparation légitime et urgente d'avec un insensé!
Marmont en voyant arriver les maréchaux, est saisi d'un repentir honorable et leur avoue ce qu'il a fait. Tels étaient les liens dans lesquels les maréchaux trouvèrent Marmont enlacé lorsqu'ils arrivèrent à Essonne. Il hésita d'abord à s'expliquer, et n'opposa que de vains prétextes aux instances qu'ils lui firent pour l'emmener à Paris. Cependant comme il n'avait pas l'âme faite pour enfanter la trahison, pas plus que pour en porter le poids, il finit par tout avouer à Macdonald et à Caulaincourt, en palliant sa conduite le mieux possible, et en la motivant sur toutes les raisons qu'il pouvait donner, et qui ressemblaient fort, il faut le dire, à celles qui avaient porté les maréchaux eux-mêmes à exiger l'abdication de Napoléon. Macdonald, après avoir vivement blâmé l'acte de Marmont, s'efforça de lui démontrer que le meilleur moyen de réparer sa faute c'était de redemander son engagement au prince de Schwarzenberg, en s'appuyant sur l'abdication conditionnelle de Napoléon, sacrifice qui les obligeait tous à défendre énergiquement les droits de son fils, et puis de se rendre à Paris pour y plaider auprès des souverains la cause du Roi de Rome. Marmont, sans rien objecter à ces raisonnements, parut répugner néanmoins à se mettre dans une pareille contradiction avec lui-même, et resta plongé dans les plus vives perplexités. Un moment il se montra prêt à courir à Fontainebleau pour y solliciter l'indulgence de Napoléon, en lui avouant ses torts, mais soit crainte, soit confusion, il ne persista pas dans ce bon mouvement, et revint au conseil de Macdonald, celui de reprendre son engagement des mains du prince de Schwarzenberg, d'aller ensuite à Paris soutenir avec eux la cause du Roi de Rome, en ayant soin de suspendre jusqu'au retour tout mouvement de son corps d'armée.
Marmont promet à Macdonald de retirer son engagement, et convient avec ses généraux de suspendre tout mouvement. En effet, il appela ses généraux auprès de lui, les entretint de ce nouvel état de choses, leur annonça l'abdication conditionnelle de Napoléon, la négociation qui allait s'entamer sur cette base, et convint avec eux de s'abstenir de tout mouvement jusqu'à de nouveaux ordres de sa part. Il rejoignit ensuite M. de Caulaincourt et les maréchaux, et, l'autorisation de franchir les avant-postes étant arrivée, il les suivit à Petit-Bourg. Les maréchaux se rendent à Petit-Bourg. Toutefois il ne voulut point entrer en même temps qu'eux, sous prétexte qu'il avait à s'expliquer en tête-à-tête avec le prince de Schwarzenberg, avant de prendre part aux conférences communes. M. de Caulaincourt et les maréchaux introduits dans le château eurent de vives altercations, d'abord avec le prince de Schwarzenberg qui soutenait imperturbablement la froide politique du cabinet autrichien, puis avec le prince royal de Wurtemberg qui parlait de Napoléon et de la France en termes fort amers. Altercation des maréchaux avec le prince de Schwarzenberg et le prince royal de Wurtemberg. Le maréchal Ney qui avait eu autrefois ce prince sous ses ordres, et ne l'avait guère ménagé, lui répondit avec hauteur que s'il était une maison en Europe qui eût perdu le droit d'accuser l'ambition de la France, c'était assurément celle de Wurtemberg. On était engagé dans ces fâcheux entretiens, lorsqu'on reçut la permission de se rendre à Paris demandée pour les représentants de Napoléon. Ceux-ci partirent, et retrouvèrent en sortant le maréchal Marmont qui les attendait, après avoir obtenu, disait-il, de la loyauté du prince de Schwarzenberg la restitution de son engagement. Malgré cette assertion, tout porte à croire que le prince ne lui avait rendu sa parole que temporairement, pour la durée seule d'une négociation dont à ses yeux le succès était impossible, et à la condition d'exiger l'exécution de l'engagement pris, si cette négociation était rompue. Ce qui le prouve, c'est la publicité que les coalisés donnèrent immédiatement à la convention signée avec le maréchal Marmont.
Arrivée de M. de Caulaincourt et des maréchaux à Paris. M. de Caulaincourt et les maréchaux arrivèrent à l'hôtel de la rue Saint-Florentin le 5 avril vers une ou deux heures du matin. Quand on sut qu'ils venaient offrir l'abdication de Napoléon au profit du Roi de Rome et de Marie-Louise, et appuyer cette négociation de toute l'autorité de l'armée, l'émotion fut grande autour du gouvernement provisoire, qui ne cessait d'avoir jour et nuit de nombreux assidus à sa porte, solliciteurs ou curieux. Terreur des royalistes et du gouvernement provisoire en apprenant la mission des maréchaux. On trembla à l'idée de voir Napoléon exerçant le pouvoir derrière sa femme et son fils, et se vengeant de ceux qui l'avaient abandonné. Depuis le 2 avril au soir, moment où la déchéance avait été prononcée, les royalistes s'étaient fort multipliés, les uns s'enhardissant peu à peu à professer une foi ancienne chez eux, les autres sentant le royalisme naître dans leur cœur avec le succès. Le nombre des gens compromis et disposés à s'alarmer s'était donc augmenté considérablement, et les alarmes furent poussées à ce point que le plus engagé de tous, M. de Talleyrand, se demanda lui-même s'il ne faudrait pas s'arrêter dans la voie où il avait fait tant de pas qu'on devait croire sans retour. En effet, importuné par M. de Vitrolles, qui insistait, comme on l'a vu, sur l'admission immédiate et sans condition de M. le comte d'Artois à Paris, il en était à débattre ces exigences, et allait même remettre une lettre pour le prince à M. de Vitrolles, lorsqu'on avait annoncé les maréchaux. Frappé de leur apparition inattendue, il avait retenu cette lettre, et engagé M. de Vitrolles à rester jusqu'à ce que les derniers doutes fussent levés, ce que celui-ci avait accepté, voulant, lorsqu'il irait rejoindre le prince, n'avoir à lui annoncer que des résolutions certaines et définitives.
M. de Caulaincourt et les maréchaux eurent avec les membres du gouvernement provisoire un premier entretien court et froid, et qui serait devenu orageux, si la question n'avait pas dû se vider ailleurs. La nuit était avancée, et le roi de Prusse s'était retiré dans l'hôtel qui lui servait de résidence. L'empereur Alexandre, établi à l'hôtel Talleyrand, reçut tout de suite les envoyés de Napoléon. Précautions de M. de Talleyrand pour raffermir l'empereur Alexandre dans ses résolutions. Avant de livrer ce prince à l'influence des nouveaux venus, M. de Talleyrand qui craignait sa mobilité, s'efforça de fixer dans son esprit les idées qu'il avait déjà essayé d'y faire entrer, en lui répétant que Napoléon était impossible, parce qu'il était la guerre, que Marie-Louise était également impossible, parce qu'elle était Napoléon à peine dissimulé, que Bernadotte était ridicule, qu'il n'y avait d'admissible que les Bourbons, que d'ailleurs depuis cinq jours on avait marché constamment dans cette voie, et que la raison comme la loyauté voulaient qu'on n'abandonnât point des gens qui s'étaient compromis sur la foi des souverains alliés, à la puissance et à la parole desquels ils avaient dû croire. M. de Talleyrand ne s'en tint point à cette précaution, et il donna à l'empereur Alexandre une espèce de gardien, le général Dessoles, esprit ferme, avons-nous dit, engagé dans la cause des Bourbons, non par intérêt, mais par conviction, et capable de soutenir son opinion contre toute sorte de contradicteurs. Bien que n'ayant pas les mêmes titres que les maréchaux Ney et Macdonald pour parler au nom de l'armée, il avait cependant quelque droit de répondre à ceux qui en parlant pour elle, ne se renfermeraient pas dans l'exacte vérité des choses.
Les envoyés de Napoléon reçus par Alexandre. Alexandre accueillit M. de Caulaincourt et les maréchaux avec la courtoisie qui lui était naturelle, et dont il ne faisait jamais plus volontiers étalage qu'en présence des militaires français. Paroles de ce prince, et longue explication de sa conduite. Après les avoir complimentés sur leurs exploits dans la dernière campagne, et sur le dévouement héroïque avec lequel ils avaient rempli leurs devoirs militaires, après avoir ajouté que ces devoirs accomplis il était temps pour eux de choisir entre un homme et leur pays, et de ne plus sacrifier leur pays par fidélité pour cet homme, il s'appliqua, ce qu'il faisait souvent, à retracer l'origine de la présente guerre, et à montrer en remontant jusqu'à 1812, que c'était Napoléon seul qui l'avait provoquée. Il dit que la Russie avait supporté patiemment en 1809, en 1810, en 1811, toutes les charges de l'alliance, avait privé ses sujets de tout commerce pour se prêter aux combinaisons politiques de la France contre l'Angleterre, lorsque Napoléon, mobile autant qu'absolu, avait soudainement inventé une législation commerciale nouvelle, et prétendu l'imposer à ses alliés; qu'à cette époque, lui Alexandre, avait fait les représentations les plus amicales et les plus irréfutables, que néanmoins, malgré l'injustice de ce qu'on lui demandait, il était disposé à un dernier sacrifice, quand Napoléon avait brusquement envahi son territoire et l'avait mis dans la nécessité de se défendre; qu'alors secondé par le courage de son armée et par son climat, il avait repoussé l'envahisseur; qu'arrivé sur la Vistule il se serait arrêté, si l'Europe opprimée n'avait imploré son secours; qu'après Lutzen et Bautzen, les souverains alliés avaient voulu s'entendre avec Napoléon, lui laisser ses immenses conquêtes, et alléger seulement le joug qui pesait sur eux, mais qu'il s'y était obstinément refusé; que sur le Rhin on s'était arrêté de nouveau pour lui offrir ce beau fleuve comme frontière, et qu'il n'avait pas répondu; qu'à Châtillon on lui avait offert la France de Louis XIV et de Louis XV, qu'il avait refusé encore, et qu'alors il avait bien fallu venir chercher à Paris la paix qu'on n'avait pu trouver nulle part; qu'entrés dans Paris, les souverains alliés ne voulaient ni humilier la France, ni lui imposer un gouvernement; qu'ils étaient occupés de bonne foi à découvrir celui qu'elle désirait véritablement, celui qui, en lui donnant le bonheur, assurerait à l'Europe le repos; qu'ils n'avaient aucun pacte avec les Bourbons, et que s'ils inclinaient vers eux, c'était plutôt par nécessité que par choix; qu'ils étaient prêts, tant leur déférence pour l'opinion de la France était grande, à adopter le gouvernement que les députés de l'armée, ici présents, désigneraient, à condition seulement que ce gouvernement n'eût rien d'alarmant pour l'Europe. Offre aux maréchaux de choisir l'un des chefs de l'armée pour souverain de la France. Redoublant alors de flatteries à l'égard de ses interlocuteurs, Alexandre ajouta: Entendez-vous, messieurs, entre vous, adoptez la Constitution qui vous plaira, choisissez le chef qui conviendra le mieux à cette Constitution, et, si c'est parmi vous, qui par vos services et votre gloire réunissez tant de titres, qu'il faut aller prendre ce nouveau chef de la France, nous y consentirons de grand cœur, et nous l'adopterons avec empressement, pourvu qu'il ne menace ni notre repos ni notre indépendance.—
Le maréchal Ney prend le premier la parole. Le maréchal Ney, que son impétuosité naturelle portait toujours à se mettre en avant, se hâta de répondre aux paroles courtoises du czar, et, trop pressé même d'entrer dans ses idées, il dit qu'ils avaient souffert plus que personne de ces guerres incessantes dont se plaignait l'Europe, que ce dominateur absolu dont elle ne voulait plus, ils en avaient été les premières victimes, car le continent était couvert des corps de leurs compagnons d'armes, et que quant à eux ils ne seraient pas les moins ardents à désirer son éloignement du trône.—Ce langage, quelque vrai qu'il pût être, était peu adroit, et peu fait surtout pour imposer à des souverains dont on ne pouvait modifier les résolutions qu'en leur exagérant le dévouement de l'armée pour Napoléon. Il produisit sur Alexandre une impression sensible, que regrettèrent les collègues du trop fougueux maréchal. Chaleur qu'il met à défendre le fils de Napoléon. Il poursuivit son discours, et répondant à l'insinuation flatteuse d'Alexandre en faveur d'un candidat choisi parmi les militaires français, insinuation qui, si elle avait été sérieuse, n'aurait pu se rapporter qu'à Bernadotte, il donna à entendre que parmi les hommes d'épée il n'y en avait qu'un qui fût parvenu à cette hauteur d'où l'on peut régner sur les peuples, que celui-là, condamné par la fortune, s'était mis lui-même hors de cause par son abdication, qu'après lui aucun militaire n'oserait afficher de telles prétentions, et que le seul qui osât peut-être y penser, couvert du sang français, révolterait tous les cœurs; que le fils de Napoléon, avec sa mère pour Régente, était donc le seul gouvernement présentable à l'armée et à la France.
Le maréchal Macdonald joint ses efforts à ceux du maréchal Ney. Cette proposition nettement formulée, Ney et Macdonald, l'un après l'autre, défendirent avec véhémence, et une sorte d'éloquence toute militaire, la cause du Roi de Rome. Ils s'élevèrent avec passion contre l'idée du rappel des Bourbons, s'attachant à démontrer la difficulté de les faire accepter par la France nouvelle qui ne les connaissait pas, et de leur faire accepter à eux-mêmes cette France qu'ils ne connaissaient pas davantage, la probabilité par conséquent de voir bientôt éclater entre le trône et le pays une incompatibilité de sentiments qui amènerait des troubles fâcheux, et tromperait les espérances de repos que l'Europe fondait sur la restauration de l'ancienne dynastie. Puis ils firent valoir la convenance, bien grande suivant eux, de laisser les générations nouvelles sous un gouvernement de même nature qu'elles, composé des hommes qui depuis vingt ans administraient les affaires publiques, qui détestaient autant que l'Europe elle-même le système de la guerre continue, car ils en avaient supporté tout le poids, et qui d'ailleurs auraient à leur tête une princesse dont les souverains alliés ne pouvaient se défier, puisqu'elle était la fille de l'un d'entre eux. Parlant enfin pour l'armée en particulier, les maréchaux dirent qu'il était bien dû quelque chose à ces guerriers qui avaient tant versé leur sang pour la France, et qui étaient prêts à en verser le reste si on les y obligeait, qui seuls en ce moment retenaient le désespoir de Napoléon, et qu'on leur devait au moins, au lieu de les faire vivre sous des princes qui les flatteraient en les détestant, de les placer sous le fils du général auquel ils avaient dévoué leur existence, et qui les avait conduits vingt ans à la victoire.
Alexandre alléguant la conduite du Sénat, le maréchal Ney s'emporte contre ce corps, et demande qu'on mette les maréchaux en sa présence. Ces considérations présentées avec une extrême chaleur ne laissèrent pas de produire sur Alexandre une impression visible. Essayant de contredire les deux maréchaux, plutôt pour les pousser à donner toutes leurs raisons que pour les combattre, il leur cita les actes récents du Sénat, leur fit remarquer qu'on avait déjà fait bien des pas vers la restauration de l'ancienne dynastie, et que les représentants les plus qualifiés de la Révolution et de l'Empire n'avaient pas hésité à se prononcer en sa faveur.
Au premier mot dit sur le Sénat, le maréchal Ney ne put contenir sa colère.—Ce misérable Sénat, s'écria-t-il, qui aurait pu nous épargner tant de maux en opposant quelque résistance à la passion de Napoléon pour les conquêtes, ce misérable Sénat toujours pressé d'obéir aux volontés de l'homme qu'il appelle aujourd'hui un tyran, de quel droit élève-t-il la voix en ce moment? Il s'est tu quand il aurait dû parler, comment se permet-il de parler maintenant que tout lui commande de se taire? La plupart de messieurs les sénateurs jouissaient paisiblement de leurs dotations pendant que nous arrosions l'Europe de notre sang. Ce n'est pas eux qui ont droit de se plaindre du règne impérial, c'est nous, militaires, qui en avons supporté les rigueurs; et si, oubliant toute convenance, ils osent afficher des prétentions, mettez-nous en face d'eux, Sire, et vous verrez si leur bassesse pourra élever la voix en notre présence.—
Alexandre paraît un moment ébranlé. Ému par ces paroles, Alexandre parut prêt à consentir à une conférence des maréchaux avec les principaux sénateurs. Le général Dessoles voyant combien on perdait de terrain, essaya d'intervenir dans cette discussion. Il le fit avec véhémence, et même avec une certaine rudesse. On l'interrompit plusieurs fois, et le débat devint confus et violent. Ne trouvant guère d'appui autour de lui, le général Dessoles fit alors une sorte d'appel à la loyauté d'Alexandre, et lui représenta qu'on s'était bien engagé dans la voie du rétablissement des Bourbons pour reculer, qu'une foule d'honnêtes gens s'étaient compromis sur la foi des souverains alliés, et qu'il ne serait pas loyal de les abandonner. Cet argument vrai, mais un peu égoïste, et déjà allégué par M. de Talleyrand, n'allait guère au noble caractère du général Dessoles, qui n'était conduit en ceci que par des convictions désintéressées; il finit aussi par blesser l'empereur Alexandre. Ce prince répondit fièrement que personne n'aurait jamais à regretter de s'être fié à lui et à ses alliés, qu'il ne s'agissait pas ici d'intérêts personnels, mais d'intérêts généraux, embrassant la France, l'Europe et le monde, et que c'était par des vues plus élevées qu'il fallait se guider. Remise de la décision à quelques heures. Rompant l'entretien qui avait duré presque toute la nuit, et faisant remarquer qu'il était seul présent parmi les souverains, car le roi de Prusse lui-même était absent, Alexandre congédia gracieusement les maréchaux en leur donnant rendez-vous pour le milieu de la matinée, afin de leur communiquer ce qu'après de mûres réflexions auraient décidé les monarques alliés.
Bien qu'on eût fait trop de pas sur le chemin qui menait à la restauration des Bourbons pour revenir aisément en arrière, la cause du Roi de Rome et de Marie-Louise ne semblait pas tout à fait perdue, et les maréchaux, se faisant illusion, sortirent de cette première entrevue avec plus d'espérance qu'il n'était raisonnable d'en concevoir. Écoutés par Alexandre avec complaisance, traités avec des égards qui étaient presque du respect, échauffés par la discussion, ils se retirèrent de chez lui fort animés, et en apercevant dans l'antichambre de l'empereur de Russie les hommes qui naguère faisaient foule dans les antichambres de Napoléon, ils ne surent pas se contenir, quoiqu'ils dussent bientôt donner eux-mêmes le spectacle qui les blessait si fort en cet instant. La discussion reprit sur-le-champ avec les membres du gouvernement provisoire et avec plusieurs de ses ministres. Elle fut moins mesurée que devant l'empereur Alexandre. Le général Beurnonville ayant voulu s'adresser au maréchal Macdonald, Retirez-vous, lui dit celui-ci; votre conduite a effacé en moi une amitié de vingt années.—Puis rencontrant sur ses pas le général Dupont, Général, lui dit-il, on avait été injuste, cruel peut-être à votre égard, mais vous avez bien mal choisi l'occasion et la manière de vous venger.—Le maréchal Ney ne fut pas plus réservé, et cette scène allait prendre un caractère fâcheux, lorsque M. de Talleyrand fit remarquer aux interlocuteurs que le lieu n'était pas convenable pour discuter de la sorte, car on était chez l'empereur de Russie auquel on manquait ainsi de respect, et il les invita à descendre chez lui, où ils se trouveraient dans les appartements du gouvernement provisoire.—Nous ne reconnaissons pas votre gouvernement provisoire, et nous n'avons rien à lui dire, répondit le maréchal Macdonald, puis il sortit brusquement emmenant avec lui ses collègues.—
Les maréchaux vont attendre chez le maréchal Ney la réponse des souverains. Les négociateurs de Napoléon se rendirent chez le maréchal Ney pour y passer le reste de la nuit, et attendre la réponse des souverains alliés, qui devait leur être remise dans le courant de la matinée.
Événements graves qui se passaient en ce moment sur l'Essonne. Pendant que cette grave question se discutait avec des chances diverses dans l'hôtel de la rue Saint-Florentin, elle se résolvait ailleurs, non par des arguments vrais ou faux, mais par le plus mauvais de tous, par une défection. Napoléon, comme on l'a vu, n'attachait pas grande importance à la démarche tentée par les maréchaux, et ne songeait qu'au projet de passer l'Essonne avec les 70 mille hommes qui lui restaient, pour accabler les coalisés, ou s'ensevelir avec eux sous les ruines de Paris. Ayant besoin de Marmont qui commandait le corps établi sur l'Essonne, il l'avait mandé à Fontainebleau afin de lui donner ses dernières instructions. Prévoyant toutefois que Marmont aurait pu suivre les maréchaux à Paris, il avait prescrit qu'on lui envoyât à son défaut le général chargé de le remplacer.
Le général Souham qui remplaçait Marmont ayant été appelé au quartier général, se figure que Napoléon est instruit de la défection projetée, et veut sévir contre les généraux du 6e corps. Il avait confié cette commission au colonel Gourgaud. Cet officier brave et dévoué, mais ne transmettant pas toujours les ordres de l'Empereur avec la mesure convenable, se montra surpris de ne pas trouver le maréchal Marmont à son poste, et demanda d'un ton presque menaçant l'officier qui commandait à sa place. À le voir on eût dit qu'il représentait un maître irrité, instruit de ce qui s'était passé à Petit-Bourg entre Marmont et le prince de Schwarzenberg. Il n'en était rien pourtant. Napoléon et le colonel Gourgaud ignoraient tout, mais ce dernier, cédant aux fâcheuses habitudes de l'état-major impérial, allait à son insu déterminer un événement de grande importance. Il y a des temps où la fortune après vous avoir tout pardonné ne vous pardonne plus rien, et vous punit non-seulement de vos fautes, mais de celles d'autrui. Napoléon l'éprouva cruellement en cette circonstance.