Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 17/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
JOSEPH BONAPARTE.
Départ de M. de San-Carlos pour l'Espagne. Ces choses arrêtées, le duc de San-Carlos partit de Valençay le 13 décembre, accompagné des vœux des princes espagnols, qui mettant désormais toute dissimulation de côté, montraient maintenant une impatience presque enfantine de devenir libres. Rassurés sur les intentions de Napoléon, ils consentirent à revoir les fidèles serviteurs dont ils avaient paru se défier d'abord, le chanoine Escoïquiz, le secrétaire Macanaz, le défenseur de Saragosse, Palafox. Se flattant que ce dernier aurait plus de crédit auprès des Espagnols que le duc de San-Carlos, car il devait être religieusement écouté d'eux s'ils n'avaient pas perdu toute mémoire, on le fit partir par une autre voie avec une copie du traité, afin d'en solliciter l'acceptation.
Napoléon se décide enfin à faire part de cette négociation à Joseph. On n'étonnera personne en disant que Napoléon avait conduit cette négociation sans en parler à son frère Joseph, presque aussi prisonnier à Morfontaine que Ferdinand VII à Valençay. Joseph, comme on doit s'en souvenir, avait reçu ordre après la bataille de Vittoria, de s'enfermer à Morfontaine, de n'y admettre personne, et de n'en point sortir, sous peine de devenir l'objet de mesures sévères. Napoléon se défiait tellement du sang actif des Bonaparte, même chez le plus modéré de ses frères, qu'il n'avait pas voulu permettre à Joseph d'aller à Paris, dans la crainte qu'il ne créât des difficultés à la régente. L'esprit tout plein des troubles suscités pendant les minorités royales par les frères, oncles ou cousins des rois, il voyait toujours Marie-Louise réduite à défendre son fils contre les prétentions de ses beaux-frères. Malgré ces ordres, Joseph était venu secrètement à Paris, mais uniquement pour ses plaisirs, et nullement pour des intrigues politiques. Le duc de Rovigo, interprétant à la lettre les ordres impériaux, avait fait dire à Joseph que si ses courses clandestines se renouvelaient, il serait obligé d'y mettre obstacle, de quoi Joseph, déjà fort offensé de tout ce qu'il avait eu à souffrir, avait paru profondément irrité.
Envoi de M. Rœderer à Morfontaine pour expliquer à Joseph les arrangements conclus avec Ferdinand VII. Napoléon depuis son retour à Paris n'avait point vu son frère. Il ne voulut pas cependant que la négociation avec Ferdinand VII, tout à fait terminée, arrivât à être connue de l'Europe avant de l'être de Joseph. Il chargea le personnage qui ordinairement lui servait d'intermédiaire, M. Rœderer, d'aller à Morfontaine pour informer Joseph de tout ce qui avait été fait, et l'engager à redevenir paisiblement prince français, largement doté, siégeant au conseil de régence, servant de son mieux la France qui était son unique et dernier asile. Joseph en recevant ces communications se plaignit amèrement des traitements dont il avait été l'objet, et montra des restes de prétentions royales qui auraient fait sourire un frère moins railleur que Napoléon. Réponse singulière et prétentions royales de Joseph. Il convenait qu'il avait commis des fautes militaires, mais pas aussi grandes qu'on le disait; il se déclarait prêt à se démettre du trône d'Espagne, mais en vertu d'un traité, et à la condition d'une indemnité territoriale à Naples ou à Turin. Quant à redevenir simplement prince français, après avoir porté l'une des plus grandes couronnes de l'univers, il paraissait peu disposé à s'y résigner. Ces prétentions provoquèrent de la part de Napoléon une explosion de railleries sanglantes, les unes injustes et même cruelles, les autres sensées, mais, hélas! bien tardives!
Irritation et langage de Napoléon à l'égard de son frère. —Joseph a commis des fautes militaires! s'écria-t-il en écoutant M. Rœderer, mais il n'y songe pas! Moi, je commets des fautes, je suis militaire, je dois me tromper quelquefois dans l'exercice de ma profession, mais lui des fautes!... Il a tort de s'accuser, il n'en a jamais commis. En fait, il a perdu l'Espagne, et il ne la recouvrera point! C'est chose décidée, aussi décidée que chose ait jamais pu l'être. Qu'il consulte le dernier de mes généraux, et il verra s'il est possible de prétendre à un seul village au delà des Pyrénées. Un traité! des conditions! et avec qui? au nom de qui?... Moi, si je voulais en faire avec l'Espagne, je ne serais pas même écouté. La première condition de toute paix avec l'Europe, la condition sans laquelle il est impossible de réunir deux négociateurs, c'est la restitution pure et simple de l'Espagne aux Bourbons, heureux si je puis à ce prix me débarrasser des Anglais, et ramener mes armées d'Espagne sur le Rhin! Quant à des indemnités en Italie, où les prendre? Puis-je ôter à Murat son royaume? c'est à peine si je puis le rappeler à ses devoirs envers la France et envers moi. Comment serais-je obéi si j'allais lui demander de descendre du trône au profit de Joseph? Quant aux États romains, je serai forcé de les rendre au Pape, et j'y suis décidé. Quant à la Toscane, qui est à Élisa, quant au Piémont, qui est à la France, quant à la Lombardie où Eugène a tant de peine à se maintenir, puis-je savoir ce qu'on m'en laissera? Sais-je même si on m'en laissera quelque chose? Pour garder la France avec ses limites naturelles il me faudra remporter bien des victoires; pour obtenir quelque chose au delà des Alpes, il m'en faudrait remporter bien plus encore! Et si on me laissait un territoire en Italie, pourrais-je pour Joseph l'ôter à Eugène, ce fils si dévoué, si brave, qui a passé sa vie au feu pour moi et pour la France, et qui ne m'a jamais donné un seul sujet de plainte? Où donc Joseph veut-il que je lui trouve des indemnités? Il n'a qu'un rôle, un seul, c'est d'être un frère fidèle, un solide appui de ma femme et de mon fils si je suis absent, plus solide si je suis mort, et de contribuer à sauver le trône de France, seule ressource désormais des Bonaparte. Il sera prince français, traité comme mon frère, comme l'oncle de mon fils, partageant par conséquent tous les honneurs impériaux. S'il agit ainsi, il aura ma faveur, l'estime publique, une situation grande encore, et il contribuera à sauver notre existence à tous. S'il s'agite au contraire, et il en est bien capable, car il ne sait supporter ni le travail ni l'oisiveté, s'il s'agite durant ma vie, il sera arrêté, et ira finir son règne à Vincennes; s'il le fait après ma mort, Dieu décidera! Mais probablement il contribuera à renverser le trône de mon fils, le seul auprès duquel il puisse trouver la dignité, l'aisance, et un reste de grandeur.—
Napoléon se décide à ne tenir aucun compte des prétentions de Joseph, et à le laisser exilé à Morfontaine. Ces sages mais rudes paroles, portées, reportées à Morfontaine dans plusieurs allées et venues, ne convainquirent point Joseph. Il était tourmenté, malade, et souffrant d'une quantité de maux à la fois: la sévérité railleuse de Napoléon, un trône perdu, des enfants sans patrimoine, et pour tout avenir l'obéissance aux ordres d'un frère impérieux, point méchant, mais dur. Dans cette disposition douloureuse il refusa d'adhérer à rien de ce qui se traitait à Valençay, et continua de se tenir à Morfontaine, où Napoléon le laissa dans l'isolement, disant que les Espagnols et lui Napoléon se passeraient bien de la signature du roi Joseph pour remettre Ferdinand VII sur le trône des Espagnes.
Affligeant spectacle que présentent les frères détrônés de Napoléon. Ce moment de la chute des trônes de famille était celui de fréquentes agitations intérieures, qui, s'ajoutant à tous les soucis de Napoléon, contribuèrent à lui rendre la vie fort amère. Jérôme, retiré successivement à Coblentz, à Cologne et à Aix-la-Chapelle, y était triste et malheureux. Il désirait se rendre à Paris de peur que Napoléon ne l'oubliât dans la future paix, et Napoléon, qui était plus affectueux pour Jérôme que pour ses autres frères, résistait cependant à ses désirs, parce qu'il lui était pénible d'avoir sous ses yeux ses frères détrônés, dont la présence d'ailleurs révélait en traits si sensibles la ruine progressive de l'Empire français. Mais tandis qu'il refusait à Jérôme l'autorisation de venir à Paris, il avait avec Murat de bien autres sujets de contestation.
État d'esprit de Murat depuis son retour à Naples. L'infortuné Murat était rentré à Naples le cœur désolé, l'esprit en désordre. De tous les princes condamnés à cette époque à voir s'évanouir leur royauté éphémère, Murat était le plus inconsolable. Il semblait que ce soldat, né si loin du trône, à qui une véritable gloire militaire aurait dû servir de dédommagement, ne pouvait vivre s'il ne régnait pas. Après les événements de la dernière campagne, il lui était difficile de croire que la puissance de Napoléon, si elle se maintenait en France, pût s'étendre encore au delà du Rhin, des Alpes et des Pyrénées, et qu'au delà de ces limites il pût soutenir ou punir des alliés. Il courait donc la chance en restant fidèle à Napoléon de n'être point soutenu, et ne courait guère celle d'être puni s'il était infidèle. Sans doute, réuni au prince Eugène, amenant trente mille Napolitains bien disciplinés à l'appui des quarante mille Français qui défendaient l'Adige, il y avait quelque possibilité pour lui de disputer l'Italie aux Autrichiens, mais possibilité et point certitude. Réflexions que lui suggèrent les revers de Napoléon. Vaincus, les deux lieutenants de Napoléon seraient bientôt détrônés; vainqueurs, que seraient-ils? Que serait Murat surtout? Sacrifié au prince Eugène qu'il jalousait, relégué au fond de la Péninsule, réduit au royaume de Naples qui était peu de chose sans la Sicile, il n'avait pas même l'assurance de s'y maintenir, car si une paix avantageuse avec l'Europe tenait au sacrifice de son beau-frère, Napoléon ne serait pas assez bon parent et assez mauvais Français pour refuser ce sacrifice. D'ailleurs, bien qu'il eût un esprit sans solidité, Murat avait une certaine finesse, et il s'était souvent aperçu que Napoléon, en appréciant sa bravoure, ne faisait aucun cas de son caractère, et ce dédain marqué le blessait beaucoup. Telles étaient les considérations qui avaient agité, tourmenté l'esprit de Murat, pendant son voyage d'Erfurt à Naples. Tandis qu'il voyait tant de périls à être fidèle, et si peu à ne plus l'être, de funestes suggestions contribuaient à augmenter son trouble. Ses relations secrètes avec les puissances coalisées. Il n'avait pas cessé de se tenir en relation avec les puissances coalisées, même lorsqu'il était au camp de Napoléon, et qu'il s'y conduisait si bravement. Au moment où il avait quitté Naples pour Dresde, il avait auprès de lui des agents de lord William Bentinck, gouverneur anglais de la Sicile, et il les avait brusquement renvoyés pour aller rejoindre l'armée française, ce qui avait surpris et indisposé lord William. Mais il n'avait pas agi de même envers l'Autriche, et il avait continué de laisser auprès d'elle le prince Cariati, ministre napolitain, et de conserver à Naples le comte de Mire, ministre autrichien. M. de Metternich profitant de ce double moyen de communication, avait cherché sans cesse à ébranler la fidélité de la cour de Naples, car il savait bien que si Murat, au lieu de se ranger à la droite du prince Eugène, allait prendre ce prince à revers, l'Italie serait immédiatement enlevée aux Français et acquise aux Autrichiens. Non content de ces efforts auprès du roi, M. de Metternich avait noué des trames secrètes avec la reine, qu'il avait connue à Paris lorsqu'il était ambassadeur en France, et avait essayé de lui faire oublier ses devoirs de sœur en excitant ses sentiments de mère et d'épouse. Efforts de M. de Metternich pour amener Murat à la coalition, en lui faisant espérer la conservation et l'accroissement de son royaume. Non-seulement il avait promis de laisser à Murat le trône de Naples, sans la Sicile toutefois que l'Angleterre tenait à conserver aux Bourbons, mais il avait laissé entrevoir la possibilité pour lui du plus bel établissement en Italie. Le prince Eugène, la princesse Élisa expulsés à la suite des Français, le Piémont reconquis, on pouvait, en réservant une belle part aux Autrichiens, en rétablissant le Pape à Rome, constituer un royaume de l'Italie centrale, qui, accordé à Murat, ferait de celui-ci le premier prince de l'Italie, et un monarque de second rang en Europe. C'étaient là les arguments que M. de Metternich avait employés avec un succès chaque jour plus marqué. Courir en effet les plus grands périls avec Napoléon sans même la certitude d'être maintenu par lui si on triomphait, et au contraire obtenir de la coalition, outre la certitude de rester roi de Naples, l'espérance de devenir une sorte de roi d'Italie, était une perspective qui devait entraîner le malheureux Murat, après avoir séduit la reine elle-même. Celle-ci dans les commencements, représentant fidèlement à Naples le parti français, s'était défendue contre les suggestions autrichiennes, et avait cherché à ramener Murat à Napoléon. Le roi et la reine de Naples cèdent aux suggestions de l'Autriche. Bientôt le danger croissant, et dominée elle aussi par le désir de conserver la couronne à ses enfants, elle avait prêté l'oreille aux inspirations de M. de Metternich, et fini par devenir son principal intermédiaire auprès de Murat. Voulant en même temps colorer sa conduite aux yeux du ministre de France, elle affectait de ne pouvoir plus rien ni sur la cour, ni sur le roi, et d'être obligée, en épouse soumise, en mère dévouée, de suivre la politique du cabinet napolitain. Murat, rentré dans ses États, avait donc trouvé la cour unie pour le pousser dans les voies déplorables où il devait, au lieu d'un trône, rencontrer pour sa mémoire une tache, pour sa personne une fin cruelle. Ce prince, né avec des sentiments bons et généreux, doué de quelque esprit et d'une bravoure héroïque, n'avait pas assez de jugement pour discerner que si avec la France il courait le double danger d'être abandonné par la victoire et par Napoléon, il avait la certitude avec la coalition, après avoir été ménagé, caressé pendant qu'on aurait besoin de lui, d'être bientôt sacrifié aux vieilles royautés italiennes, et d'être ainsi à la fois détrôné et déshonoré. N'ayant pas assez de portée d'esprit pour apercevoir cet avenir, n'ayant pas des principes assez arrêtés pour préférer l'honneur à l'intérêt, il devait flotter quelques jours entre mille sentiments contraires, pour finir par une défection déplorable.
Murat passe d'un premier découragement à l'ambition de devenir roi d'Italie, en se faisant le héros de l'indépendance italienne. À peine revenu dans ses États, trouvant la reine convertie à son opinion, il était entré en pourparlers avec la légation autrichienne, et ne disputait plus que sur l'étendue des avantages qu'on lui accorderait. Passant tout à coup, avec l'extrême mobilité de sa nature, du désespoir à une sorte d'ivresse d'ambition, il se livrait en ce moment aux rêves les plus étranges, et se flattait d'être bientôt le roi et le héros de la nation italienne. Il avait été frappé en traversant l'Italie d'une disposition assez générale chez les Italiens, c'était de devenir indépendants de l'Autriche aussi bien que de la France. Sans doute les nobles, les prêtres, le peuple même souhaitaient le retour à l'Autriche, parce que pour les uns c'était le retour à leur ancien état, pour les autres l'exemption de la conscription. Ce qu'était alors en Italie le parti de l'indépendance. La bourgeoisie au contraire, éprise des idées d'indépendance, disait que c'était bien d'échapper à la France, mais tout aussi bien de ne pas retomber sous la main de l'Autriche; qu'il n'y avait aucune raison d'aller de l'une à l'autre, d'être ainsi toujours le jouet, la victime de maîtres étrangers; que l'Autriche devrait se trouver heureuse de ne plus voir l'Italie aux mains de la France, et la France de ne plus la voir aux mains de l'Autriche; que pour l'une et l'autre l'indépendance de la Péninsule était un moyen terme acceptable, désirable même, et au fond plus avantageux que la possession directe, car l'Italie soumise à l'une des deux puissances serait contre celle qui ne l'aurait pas un dangereux moyen d'attaque, et pour celle qui la posséderait un sujet toujours révolté, toujours prêt à devenir un ennemi furieux. Ces idées avaient envahi la partie la plus active et la plus cultivée de la bourgeoisie. Murat, placé au fond de la Péninsule, à égale distance des Français et des Autrichiens, ayant intérêt à se sauver sans trahir Napoléon, capable avec ses talents et sa gloire militaires de créer une armée italienne, Murat avait paru au parti des indépendants propre à devenir leur héros. Il pouvait en effet dire aux Autrichiens: Je ne suis pas la France; aux Français: Je ne suis pas l'Autriche; il pouvait dire à tous: Ménagez-moi, et acceptez-moi comme ce qu'il y a de moins hostile pour vous, et même comme ce qu'il y a de plus avantageux, si vous savez comprendre vos intérêts véritables.—Les partisans de l'indépendance avaient donc entouré Murat, lui avaient prodigué les promesses et les flatteries, et Murat qui, dans cet état de fermentation d'esprit, pensait à tout, était prêt à tout, les avait accueillis et acceptés pour ses agents. Ceux-ci, à Florence, à Bologne, à Rome, le célébraient comme le sauveur de l'Italie, et annonçaient en prose et en vers sa mission providentielle.
Murat songe à s'adresser à Napoléon, dans l'espérance de trouver auprès de lui plus d'encouragement à ses projets qu'auprès des Autrichiens. Les Autrichiens naturellement n'accueillaient guère ces idées, mais ils ne les décourageaient pas absolument, et laissaient espérer à Murat, sous le prétexte de l'indemniser de la Sicile, un agrandissement assez notable dans l'Italie centrale. Murat dans l'élan de son ambition, ne mettant plus de bornes à ses désirs, avait pensé que peut-être il rencontrerait auprès de Napoléon plus d'encouragement qu'auprès des Autrichiens pour sa nouvelle royauté italienne. Devenu dans ces circonstances plus mobile encore que de coutume, cessant d'apercevoir le péril du côté de l'alliance française quand il croyait y trouver plus de chance de grandeur, se berçant de l'espérance de voir tous les Italiens se lever en masse s'il leur promettait l'indépendance et l'unité, il se disait que si Napoléon lui permettait de proclamer cette indépendance et cette unité, et de s'en faire le représentant, il apporterait au prince Eugène non-seulement le secours de l'armée napolitaine, mais celui de cent mille Italiens accourus à sa voix, qu'alors il se sauverait en s'agrandissant, en s'honorant, en réunissant tous les avantages à la fois, et notamment celui de conserver, s'il était l'allié de la France, les officiers français qui étaient en grand nombre dans son armée, et qui en constituaient la principale force.
Désordre d'esprit de Murat. Telle était l'espèce de tourbillon d'idées qui s'était produit dans la tête enflammée de ce malheureux prince. Par le découragement conduit à la pensée funeste d'abandonner la France et de s'allier à l'Autriche, de cette pensée conduit à la visée ambitieuse d'être le sauveur et le roi de l'Italie, bientôt d'ambition en ambition ramené de l'Autriche à la France dans l'espoir de trouver plus de faveur pour ses nouvelles vues, il n'était aucun rêve qu'il ne formât, aucune défection, aucune alliance, auxquelles il ne fût tour à tour disposé! Triste tourment que celui de l'ambition au désespoir, triste tourment qui à Paris agitait l'âme de Napoléon avec la grandeur qui lui appartenait, qui à Naples au contraire, dans une âme bonne mais faible, n'ayant que le courage du soldat, enfantait de misérables orages, et n'était qu'une affligeante variété d'un mal que Napoléon avait communiqué à presque tous ses serviteurs! En effet après s'être élevé lui-même au trône il avait fait rois, princes, grands-ducs, ou flatté de l'espérance de le devenir, ses frères, ses lieutenants, Joseph, Louis, Jérôme, Murat, Bernadotte, Berthier, et tant d'autres qui avaient touché de si près au rang suprême, et si en ce moment ils étaient disposés à le trahir, ou du moins à le servir mollement, à qui la faute, sinon à lui, qui dans leur âme, au noble amour de la grandeur nationale, avait substitué la mesquine passion de leur grandeur personnelle?
Envoi du duc d'Otrante à Naples pour raffermir la fidélité de Murat. En ce moment était arrivé à Naples un personnage dont la présence devait augmenter beaucoup le trouble de Murat, c'était le duc d'Otrante, M. Fouché, que Napoléon avait chargé de s'y rendre en toute hâte. Napoléon, en se séparant de Murat à Erfurt, en avait reçu des témoignages qui l'avaient touché mais point abusé. Napoléon, quand il s'agissait de pénétrer dans les profondeurs de l'âme humaine, avait une sorte de perspicacité diabolique à laquelle rien n'échappait. Il s'était bien douté, en voyant croître le péril, que Murat, sa sœur même, auraient besoin d'être raffermis dans leur fidélité, et qu'il faudrait opposer de puissantes influences aux dangereuses suggestions de la coalition. Il avait donc songé à leur dépêcher M. Fouché, qui depuis l'entrée des Autrichiens en Illyrie, était lui aussi, non pas un roi, mais un proconsul sans États, resté oisif à Vérone. Il l'avait jugé plus propre que tout autre à devenir le confident de Murat, par suite des intrigues qu'ils avaient nouées ensemble en 1809. À cette époque, Murat et le duc d'Otrante craignant les résultats de la guerre d'Autriche, avaient cherché à s'entendre sur ce qu'il faudrait faire du pouvoir en France dans le cas où Napoléon serait tué. Murat avait dû dans ces circonstances avoir tant de confiance en M. Fouché, et M. Fouché dans Murat, qu'il était présumable que la même confiance se rétablirait dans des circonstances non moins critiques. M. Fouché avait donc reçu l'ordre de se rendre à Naples, et y était arrivé à l'instant même où Murat était le plus exposé aux menées autrichiennes.
Médiocre influence exercée par le duc d'Otrante. Bien qu'on pût faire à M. Fouché la confidence d'une infidélité sans le révolter, et qu'il fût capable de comprendre tout ce qui se passait actuellement dans l'âme du roi de Naples, celui-ci parut plus importuné que soulagé par sa présence. Il se plaignit beaucoup de Napoléon, parla longuement des services qu'il lui avait rendus, des mauvais traitements qu'il en avait essuyés en plusieurs occasions, notamment après la retraite de Russie, et de la disposition de Napoléon à le sacrifier, si la paix de la France avec l'Europe tenait à ce sacrifice. Il se plaignit, en un mot, comme on se plaint lorsqu'on cherche des prétextes pour rompre, et ne s'ouvrit pas complétement avec M. Fouché, qu'il jugeait dans la situation présente trop nécessairement lié à la cause de la France. Toutefois il laissa voir qu'il dépendrait de Napoléon de le ramener en le traitant mieux, comme si après lui avoir donné sa sœur et un trône, Napoléon restait encore son débiteur. En définitive, M. Fouché n'exerça pas une grande influence sur la cour de Naples, car la voix du devoir ne pouvait guère se faire entendre par sa bouche, et quant à celle de la politique, Murat était hors d'état de la comprendre. M. Fouché confirme Murat dans l'idée de s'adresser à Napoléon pour l'accomplissement de ses projets. M. Fouché lui dit bien que parvenu avec Napoléon et par Napoléon, il était fatalement condamné à se sauver ou à périr avec lui; mais Murat piqué répondit assez clairement que ce qui était vrai pour un révolutionnaire régicide tel que M. Fouché, ne l'était pas pour lui soldat glorieux, devant tout à son épée. Au surplus, quelque peu utile que fût la présence de M. Fouché, elle contribua néanmoins à la résolution que prit Murat d'essayer de s'entendre avec Napoléon, en se faisant, d'accord avec lui, roi de l'Italie indépendante et unie. S'il parvenait à être écouté de Napoléon, ses vœux étaient réalisés; s'il n'y réussissait pas, il avait une excuse pour rompre. En conséquence il lui fit proposer de partager l'Italie en deux, de donner au prince Eugène tout ce qui était à la gauche du Pô, de donner à lui Murat tout ce qui était à la droite, c'est-à-dire les trois quarts de la Péninsule, de lui permettre ensuite de proclamer l'indépendance italienne, promettant à ce prix d'arriver sur l'Adige, non pas seulement avec trente mille Napolitains, mais avec cent mille Italiens. Il le supplia de répondre sur-le-champ, car les circonstances étaient pressantes, et il n'y avait pas un instant à perdre si on voulait en profiter.
Vive irritation de Napoléon contre Murat. Sans étonner Napoléon qui s'attendait à tout de la part des hommes qu'il avait élevés au faîte des grandeurs, la proposition de Murat l'indigna cependant, et elle devait l'indigner. Si Murat eût été un esprit politique capable de s'éprendre d'une grande idée morale telle que la régénération de l'Italie, on aurait pu à la rigueur attribuer cette proposition à un entraînement généreux. Mais évidemment ce n'était qu'un prétexte pour colorer une folle ambition, peut-être même une défection imminente. Demander à Napoléon pour prix de ses bienfaits le Patrimoine de l'Église dont il ne disposait déjà plus, la Toscane qui était l'apanage d'une sœur, le Piémont qui était une province française, les Légations qui faisaient partie des États du prince Eugène, c'était lui demander de dépouiller ou la France ou sa famille, de se dessaisir surtout de gages précieux qui, dans les négociations prochaines, pouvaient servir à conclure une bonne paix, en fournissant des compensations pour les conquêtes légitimes de la France, telles que les Alpes et le Rhin. C'était mettre en quelque sorte le poignard sur la gorge d'un beau-frère à demi renversé, pour lui arracher un bien qu'il devait ou laisser à sa famille, ou sacrifier à sa propre conservation. D'ailleurs jamais l'Europe n'eût accepté un semblable partage de l'Italie, et ce que Murat aurait dû faire s'il avait eu du bon sens, c'eût été de se réunir au prince Eugène, de défendre courageusement avec lui l'Italie, de conserver à la France des gages de paix, et de s'assurer ainsi à l'un et à l'autre un établissement qui ne pouvait être durable qu'autant que la dynastie impériale resterait debout entre les Alpes et le Rhin. Le prince Eugène donnant si noblement l'exemple de la fidélité, quand son beau-père lui offrait un moyen et une excuse de transiger avec la coalition, aurait dû inspirer à Murat un peu plus de sagesse et de gratitude. Napoléon sentit tous les torts de son beau-frère avec une amertume extrême. Punir ce parent infidèle lui parut en ce moment l'une des plus grandes douceurs de la victoire, s'il lui était donné de la ressaisir. On a la plus grande peine à l'apaiser, et tout ce qu'on peut obtenir de lui, c'est qu'il se borne à opposer le silence aux propositions du cabinet de Naples. M. de la Besnardière, dirigeant les affaires étrangères en l'absence de M. de Caulaincourt, qui venait de partir pour le futur congrès de Manheim, essaya vainement de le calmer, et de lui persuader que quelque blâmable que fût Murat, il convenait dans les circonstances présentes de le ménager. Napoléon s'emporta et ne voulut rien entendre.—Cet homme, s'écria-t-il, est à la fois coupable et fou; il me fait perdre l'Italie, peut-être davantage, et se perd lui-même. Vous verrez qu'il sera obligé un jour de venir me demander un asile et du pain, (étrange et terrible prophétie!) mais je vivrai assez, je l'espère, pour punir sa monstrueuse ingratitude.—Malgré les instances de M. de la Besnardière, Napoléon ne voulut accorder aucun des ménagements proposés, et tout ce qu'on put obtenir de lui, ce fut qu'il répondrait par le silence aux propositions de Murat. Promettre quelque chose de ce qu'on lui demandait, consentir ainsi à dépouiller les siens ou la France au profit d'un insensé, ou bien fulminer en lui répondant la condamnation morale qu'il avait méritée, eût été une faiblesse ou une imprudence, et Napoléon prit le parti moyen de se taire. Il laissa toute la famille impériale écrire à Murat pour lui faire sentir à la fois son imprévoyance et son ingratitude, et quant à lui multipliant les ordres pour renforcer l'armée d'Italie, il recommanda au prince Eugène d'être bien sur ses gardes, il prescrivit à sa sœur en Toscane, au général Miollis à Rome, de fermer toutes les forteresses aux troupes napolitaines, si Murat, ainsi qu'on avait lieu de le croire, envahissait l'Italie centrale sous prétexte de soutenir la cause des Français. Murat effectivement n'avait pas encore jeté le masque, et s'annonçait toujours comme devant bientôt porter secours à l'armée française de l'Adige.
Telles étaient les occupations nombreuses et les angoisses cruelles dans lesquelles Napoléon passa la fin de novembre et le commencement de décembre. Du reste, si de temps en temps il rugissait comme un lion recevant de loin les traits des chasseurs qui n'osent encore l'approcher, il ne laissait voir ni trouble ni désespoir. Il se flattait toujours d'avoir quatre mois pour se préparer, de se procurer dans ces quatre mois 300 mille hommes entre Paris et le Rhin, de pouvoir même y joindre tout ou partie des vieilles bandes d'Espagne, et avec ces forces réunies d'accabler la coalition, ou s'il succombait, de l'écraser sous sa chute. Animation et fermeté de Napoléon dans ces moments difficiles. Tour à tour reprenant l'espérance ou ruminant la vengeance, on le voyait actif, animé, l'œil ardent, se promener vivement en présence de sa famille inquiète, de ses ministres attristés, de sa femme en larmes, prendre son fils dans ses bras, le couvrir de caresses, le rendre à l'Impératrice, et comme s'il eût trouvé des forces dans le sentiment de la paternité, redoubler le pas en proférant des paroles comme celles-ci.—Attendez, attendez... vous apprendrez sous peu que mes soldats et moi n'avons pas oublié notre métier.... On nous a vaincus entre l'Elbe et le Rhin, vaincus en nous trahissant... mais il n'y aura pas de traîtres entre le Rhin et Paris, et vous retrouverez les soldats et le général d'Italie.... Ceux qui auront osé violer notre frontière se repentiront bientôt de l'avoir franchie!—
Suite des propositions de Francfort. D'ailleurs il restait la ressource des négociations, et Napoléon se résignait enfin aux limites naturelles de la France, aux conditions toutefois que nous avons indiquées. Malheureusement le moment où l'on était disposé à nous accorder les limites naturelles avait passé comme un éclair, ainsi qu'avait passé à Prague le moment où la France aurait pu conserver presque toute sa grandeur de 1810. La réponse équivoque aux propositions de M. de Metternich ayant attiré de sa part une interpellation formelle sur l'acceptation ou le rejet des bases dites de Francfort, la réponse à cette interpellation n'étant partie que le 2 décembre, et n'ayant été communiquée que le 5, un mois avait été perdu, et dans ce mois tout avait changé. La coalition avait senti ses forces, et d'une modération bien passagère, en était venue à un véritable débordement de passions. De toute part en effet la contre-révolution européenne commençait à souffler comme une tempête.
À peine connues, ces propositions produisent un soulèvement dans le camp des coalisés. C'était M. de Metternich s'appuyant sur les militaires fatigués de cette longue guerre et effrayés des nouveaux hasards auxquels on allait s'exposer au delà du Rhin, qui avait vaincu l'orgueil d'Alexandre, la fureur des Prussiens, l'entêtement des Anglais, et avait décidé les confédérés réunis à Francfort à faire les propositions portées à Paris par M. de Saint-Aignan. Mais ces propositions, à peine sorties du cercle des souverains et des diplomates, ne pouvaient manquer de soulever une désapprobation générale. L'entourage d'Alexandre composé d'émigrés allemands, l'état-major de Blucher composé des clubistes du Tugend-Bund, les agents anglais enfin suivant le quartier général à divers titres, voulaient tout autre chose que ce qu'on venait de proposer, demandaient une guerre à outrance contre la France et contre Napoléon, contre la France pour la réduire à ses frontières de 1790, contre Napoléon pour le détrôner et ramener les Bourbons, non-seulement à cause de l'innocuité de ces princes, mais à cause du principe qu'ils représentaient.
Vœux des esprits ardents de la coalition. Accorder à Napoléon un répit dont il profiterait pour refaire ses forces et essayer plus tard de rétablir sa domination, était à leurs yeux la conduite la plus impolitique. Laisser debout en Italie, en Allemagne, n'importe où, les nombreux établissements fondés par Napoléon, laisser exister ou des princes nouveaux comme lui, ou des princes anciens devenus ses complices, leur semblait une faiblesse, une imprévoyance, une renonciation à la victoire au moment de la remporter éclatante et complète. Suivant eux, il fallait qu'en Italie il ne restât ni le prince Eugène ni Murat, malgré les services passagers qu'on espérait tirer de ce dernier, ni aucun membre de la famille Bonaparte. Ils veulent refaire l'ancienne Europe en la constituant fortement contre la France. Il fallait remettre les Bourbons à Naples, le Pape à Rome, les archiducs d'Autriche à Florence et à Modène, la maison de Savoie à Turin, les Autrichiens à Milan et même à Venise. En Allemagne il fallait non-seulement détruire la Confédération du Rhin, œuvre détestable de Napoléon, mais punir ses alliés, tels que la Bavière, le Wurtemberg, qu'on devait, malgré les promesses les plus formelles, déposséder sans compensation des acquisitions qu'ils avaient dues à la France. Il en était même certains qui méritaient d'être punis d'une manière exemplaire, et dans le nombre le roi de Saxe surtout, qu'il fallait détrôner et remplacer par le duc de Saxe-Weimar, en refaisant en sens contraire l'œuvre de Charles-Quint. On devait ne pas mieux traiter le roi de Danemark, qui s'obstinait à contrarier les desseins de la coalition, en refusant la Norvége à Bernadotte. Quant au roi de Westphalie, Jérôme Bonaparte, sa chute était chose accomplie, sur laquelle il n'y avait plus à revenir. Il ne fallait pas s'en tenir à la rive droite du Rhin, il fallait se porter sur la rive gauche, reprendre les anciens électorats ecclésiastiques, Trêves, Mayence, Cologne, enfin les Pays-Bas autrichiens eux-mêmes, indépendamment de la Hollande, que personne ne pouvait songer à laisser à la France. Avec ces immenses territoires reconquis à la droite et à la gauche du Rhin, on composerait un vaste royaume à la Prusse, de façon à la rendre plus puissante encore que sous le grand Frédéric; on reconstituerait des États pour les princes dépossédés par Napoléon, tels que les princes de Hesse, d'Orange, de Brunswick, de Hanovre, on comblerait en un mot ses amis de biens, et on formerait avec eux une confédération germanique plus forte que l'ancienne, mieux liée surtout contre la France, dirigée non par l'empereur d'Autriche qu'on regardait comme trop modéré pour le refaire empereur d'Allemagne, mais par une diète qu'animeraient les passions les plus violentes, les plus anti-françaises qu'on pût allumer. Telles étaient les vues des esprits ardents, soit parmi les chefs de la coalition, soit parmi les agents secondaires qui entouraient la cour nombreuse et ambulante des monarques alliés.
Les Anglais se rattachent au parti violent dans l'espérance d'enlever Anvers et Flessingue à la France. Les Anglais toutefois, devenus un peu plus modérés sous l'influence du Parlement qui ne cessait de reprocher aux ministres leur haine aveugle contre la France, et représentés à Francfort par un esprit des plus sages, lord Aberdeen, auraient répugné à autant de bouleversements, si dans le nombre il ne s'en était trouvé un qui répondait à tous leurs vœux, celui qui consistait à ôter à la France les Pays-Bas, c'est-à-dire Anvers et Flessingue. Cependant ils osaient à peine espérer un pareil résultat, et ne poussaient leurs prétentions que jusqu'où allaient leurs espérances. Leurs agents inférieurs, moins mesurés, osaient seuls parler comme les Prussiens, qui étaient les provocateurs principaux de ces résolutions extrêmes. Chose singulière, les Prussiens, ayant dans le cœur tous les sentiments de la révolution française, étaient, par haine contre la France, les plus ardents fauteurs de cette espèce de contre-révolution européenne. Aimant la liberté jusqu'à épouvanter leurs princes, ils voulaient par esprit de vengeance ne pas laisser trace de ce que la révolution française avait fait en Europe. Ils ne se contentaient pas de mener leur roi, ils entraînaient l'empereur Alexandre en le flattant, en le qualifiant de roi des rois, de chef suprême de la coalition, en lui attribuant les grandes résolutions de cette guerre, en lui promettant de le conduire à Paris, ce qui exaltait la vanité de ce prince jusqu'au délire. Alexandre en flattant toutes les passions s'assure une influence prépondérante dans les conseils de la coalition. Alexandre, aimable par nature et par calcul, ajoutant à son amabilité naturelle un soin continuel à flatter toutes les passions, caressait les Prussiens dont il ne cessait de vanter le courage et le patriotisme pour les avoir avec lui contre les Autrichiens qu'il jalousait, caressait les Autrichiens eux-mêmes en affectant de dire qu'on leur avait dû à Prague le salut de l'Europe, et enfin se gardait de négliger les Anglais qu'il appelait les modèles de la persévérance, les premiers auteurs de la résistance à Napoléon, les premiers vainqueurs de ce conquérant réputé invincible. Ainsi parlant, tandis qu'il feignait à Francfort d'appuyer les avis modérés, secrètement il lâchait la bride aux esprits ardents, et les laissait faire pour se les attacher. Par ces moyens il avait réussi à maintenir la coalition qui aurait été fort menacée de désunion sans son savoir-faire, et s'y était acquis une autorité prépondérante.
Il caresse et dirige secrètement le comte de Stein. Il avait auprès de lui, et s'était attaché en lui donnant asile à sa cour, le fameux comte de Stein, ce Prussien qui avait été obligé de chercher un refuge en Russie contre le courroux de Napoléon, et qui depuis avait exercé beaucoup d'influence sur Alexandre et sur la coalition. On l'avait mis à la tête d'un comité qui dirigeait les affaires allemandes, et administrait au profit des armées coalisées les territoires reconquis sur la France, et dont la restitution aux anciens possesseurs n'était ni accomplie, ni même décidée. Ces territoires étaient ceux de Saxe, de Hesse, de Westphalie, de Brunswick, de Hanovre, de Berg, d'Erfurt, etc... Quant aux confédérés du Rhin, alliés qui nous avaient trahis, ce comité ne leur tenant aucun compte de leur défection, leur avait imposé en hommes et en argent le double de ce qu'ils avaient jadis fourni à la France. On avait soumis à un contingent de 145 mille hommes, et à un subside de 84 millions de florins (lequel avait été remis à la Prusse, à la Russie, à l'Autriche, en obligations portant intérêts) les États suivants: Hanovre, Saxe, Hesse, Cassel, Berg, Wurtemberg, Bade, Bavière. Le comité des affaires allemandes était ainsi une espèce de comité révolutionnaire, qui, agissant au nom du salut public, ne mettait aucun frein à ses volontés. Sous le prétexte de livrer la direction de leurs affaires aux Allemands à qui elle était due, Alexandre les livrait à eux-mêmes, à condition de les avoir avec lui dans tous les cas où il pourrait en avoir besoin.
Caractère du comte Pozzo di Borgo, sa haine contre Napoléon, son influence sur l'empereur Alexandre. Un personnage singulier, un Corse, étranger à toutes ces passions par origine et par supériorité d'esprit, n'ayant en fait de passion que la sienne qui était la haine, le célèbre comte Pozzo di Borgo, s'était réfugié auprès d'Alexandre, sur lequel il commençait à prendre un ascendant marqué. Cette haine, qui était son âme tout entière, quel en était l'objet, demandera-t-on? C'était l'homme prodigieux sorti comme lui de l'île de Corse, et dont la gloire en éblouissant le monde avait désolé son cœur envieux. Il y avait certes une arrogance bien rare à jalouser un génie tel que Napoléon, car c'est au grand Frédéric, c'est à César, Annibal, Alexandre, si leurs cœurs ressentent encore les soucis de la gloire mortelle, c'est à ces hommes extraordinaires qu'il appartient de jalouser Napoléon. Mais comment un personnage obscur, inconnu jusqu'ici, n'ayant ni épée ni éloquence, n'ayant été mêlé qu'aux tracasseries de son île, comment avait-il pu se permettre de jalouser le vainqueur de Rivoli, des Pyramides et d'Austerlitz? Il l'avait osé pourtant, car les passions pour s'allumer n'attendent la permission ni de Dieu ni des hommes, elles s'allument comme ces feux qui ravagent les cités ou les campagnes sans qu'on en sache l'origine. Lorsqu'un homme supérieur sort du pays où il est né, il y laisse ou des amis ardents ou des jaloux implacables. Le comte Pozzo était de ces derniers à l'égard de Napoléon, mais il faut le reconnaître, en cette occasion le jaloux n'était pas indigne du jalousé. En effet Dieu lui avait accordé un genre de génie aussi admirable que celui des batailles, de l'éloquence ou des arts, le génie de la politique, c'est-à-dire cette sagacité qui démêle les événements humains dans leurs causes, leur enchaînement, leurs conséquences, qui découvre comment il faut s'en garder, ou s'y mêler, génie rare que les grandes âmes appliquent à leur pays, les petites à elles-mêmes, qui perd en grandeur ce qu'il gagne en égoïsme, mais qui reste l'un des dons les plus précieux de l'esprit, et ne laisse presque jamais inaperçu, oisif ou inutile, le mortel qui en est doué. Le comte Pozzo en fut la preuve, preuve pour nous bien malheureuse, car lui, jusque-là sans renom, sans influence, presque sans patrie, il contribua singulièrement à la ruine de Napoléon, et par conséquent à la nôtre.
Il avait parcouru successivement tous les pays pour nuire à l'homme qu'il haïssait, d'abord l'Angleterre, puis l'Autriche, puis la Russie et la Suède, quittant alternativement les cours qui se rapprochaient de la France pour se rendre auprès de celles qui s'en éloignaient, revenant auprès des premières quand elles rompaient avec nous, et toujours soufflant partout l'ardeur dont il était animé. Employé à toutes choses, tantôt il était envoyé à Londres pour arracher à l'Angleterre l'argent dont on avait besoin, tantôt chez Bernadotte qu'il méprisait et dominait, pour l'amener sur le champ de bataille de Leipzig. Maintenant, placé auprès d'Alexandre en qualité d'aide de camp, il exerçait, avec son accent italien, sa gesticulation vive, son œil ardent et fier, une action puissante, justifiée du reste par une perspicacité, une sûreté de jugement sans égales. Le comte Pozzo di Borgo s'attache à répandre l'idée qu'en marchant en avant, on ne trouvera aucun obstacle entre Francfort et Paris, par suite de l'épuisement dans lequel Napoléon a laissé la France. Cet homme avait dit à Alexandre la triste vérité sur la France, comme s'il l'avait parcourue tout entière, et pourtant il y avait des années qu'il ne l'avait vue.—Ne vous laissez pas intimider, lui disait-il sans cesse, par l'idée d'aller braver chez lui le colosse qui vous a tous opprimés si longtemps; le plus difficile est fait, c'était de le ramener des bords de la Vistule aux bords du Rhin. De Francfort à Paris il n'y a qu'un pas comme distance, il y a moins encore comme difficulté. Les forces prodigieuses de la France ont été dépensées au dehors, il n'en reste plus rien au dedans; la France elle-même est dégoûtée, révoltée du joug qu'elle subit. Marchez donc sans relâche, marchez vite, ne laissez pas respirer le géant; allez à ces Tuileries dont il a fait son repaire, et la France épuisée vous l'abandonnera sans résistance. Vous serez étonné de la facilité de cette œuvre, mais il faut arriver à Paris. À peine votre épée aura-t-elle brisé la chaîne qui tient la France opprimée, que la France vous livrera elle-même son oppresseur et le vôtre.—
Ce sont ces vérités redoutables, constamment présentes à l'esprit clairvoyant du comte Pozzo, qui lui valurent une influence décisive dans la fatale année 1814. Alexandre était heureux de l'entendre, car il sentait en l'écoutant toutes ses passions remuées, et après l'avoir entendu il échappait à la modération de M. de Metternich, il voulait comme les Prussiens marcher en avant, franchir le Rhin, et essayer contre Napoléon une dernière et suprême lutte.
Les propositions de Francfort sont universellement repoussées dès qu'elles sont connues. Lorsque les propositions de Francfort furent connues des principaux agents de la coalition, elles produisirent parmi eux une agitation extrême, et encoururent de leur part une amère désapprobation. S'arrêter était suivant eux une faiblesse désastreuse, car on donnerait à l'ennemi commun le temps de rétablir ses forces. Lui concéder la France avec le Rhin, les Alpes, les Pyrénées, c'était lui assurer les moyens de ne jamais laisser l'Europe en repos. Il fallait lui ôter non-seulement le Rhin et les Alpes, mais la France elle-même, et n'admettre pour contenir le peuple français d'autres chefs que les Bourbons. Il fallait d'ailleurs rétablir en Europe les familles injustement dépouillées, rétablir l'empire du droit, reconstituer en un mot l'ancienne Europe. Pour y réussir il ne restait qu'un pas à faire, mais il fallait le faire tout de suite, sans reprendre haleine, sans se reposer un jour.
Malheureusement des lettres écrites de France, des rapports d'agents secrets, des renseignements fournis par les amis de la maison de Bourbon, confirmaient ces dires, et dévoilaient d'heure en heure l'état vrai des choses, pendant ce même mois de novembre que Napoléon avait perdu en pourparlers équivoques, au lieu de l'employer en réponses positives qui liassent les auteurs des propositions de Francfort. Les événements de la Hollande contribuent puissamment à faire écarter les propositions de Francfort. Un événement des plus graves, et du reste des plus faciles à prévoir, vint jeter une nouvelle lumière sur cette situation, et ranger dans le parti des esprits ardents l'Angleterre elle-même, qui avait paru un peu moins violente qu'autrefois. Cet événement c'est en Hollande qu'il se produisit.
La Hollande s'était soumise à Napoléon en 1810 lorsqu'il avait décrété la réunion de cette contrée à la France, d'abord parce qu'à cette époque il était irrésistible, et ensuite parce que divers intérêts avaient trouvé dans la réunion des avantages momentanés. Les révolutionnaires hollandais, les catholiques, les commerçants, s'étaient résignés à une révolution qui pour les uns était l'exclusion de la maison d'Orange, pour les autres l'abaissement du protestantisme, pour les derniers l'annexion commerciale au plus vaste empire du monde. État de la Hollande depuis sa réunion à la France. Peut-être, avec un meilleur régime politique et la paix, ces intérêts eussent-ils fini par trouver sous le sceptre impérial une satisfaction qui eût fait taire le sentiment de l'indépendance nationale, mais il n'en fut point ainsi. L'architrésorier Lebrun continua, comme le roi Louis, de préférer les orangistes, qui étaient nobles et riches, aux patriotes qui ne l'étaient pas. La querelle avec le Pape aliéna les catholiques en Hollande aussi bien qu'en France. La guerre maritime réduisit les commerçants à une misère profonde, qui atteignit bientôt toutes les classes, et les classes inférieures plus fortement que les autres. Sous le roi Louis la contrebande tolérée avait procuré un certain adoucissement aux maux de la guerre, mais les douaniers français, depuis la réunion, ayant privé le commerce hollandais de cet adoucissement, le mal fut bientôt porté à son comble. D'abord assez calme, la Hollande est bientôt exaspérée par les maux de la guerre. L'inscription maritime et la conscription introduites dans le pays, vinrent ajouter de nouveaux maux à la détresse universelle, et dès lors le sentiment national se réveilla avec violence. En 1813 Hambourg et les provinces anséatiques ayant secoué le joug impérial, la commotion s'étendit jusqu'en Hollande, et il fallut des rigueurs pour en arrêter les effets. On condamna aux galères ou à mort un certain nombre de malheureux, et on en exécuta six à Saardam, quatre à Leyde, un à la Haye, deux à Rotterdam. Ces mesures au lieu de calmer l'exaspération ne firent que l'augmenter. Les victoires de Lutzen et de Bautzen la continrent un moment sans l'apaiser, mais la bataille de Leipzig lui rendit toute sa force. L'architrésorier Lebrun, personnellement opposé aux mesures rigoureuses, avait cherché à ménager tout le monde, mais il n'avait réussi qu'à donner l'idée d'une bonne volonté impuissante. Le général Molitor, commandant les troupes, s'était fait respecter comme un militaire ferme et probe, qui n'abusait pas de la force pour son avantage particulier. Malgré ces ménagements du chef civil et du chef militaire, les Hollandais étaient bien décidés, dès qu'ils le pourraient, à les renvoyer l'un et l'autre sans toutefois exercer contre eux aucune violence, mais en égorgeant, s'ils le pouvaient, les douaniers et les agents de police qu'ils avaient en horreur. Tandis que les choses en étaient arrivées à ce point, de nombreux émissaires anglais parcouraient la Hollande pour le compte de la maison d'Orange, et promettaient l'appui de l'Angleterre aux populations qui se soulèveraient. Les Hollandais demandent pour s'insurger le secours d'une force étrangère. Celles-ci répondaient qu'à la première apparition d'une force armée elles proclameraient la maison d'Orange, longtemps impopulaire, et redevenue maintenant l'espérance et le vœu du pays. Mais il fallait faire venir cette force armée. Les Anglais avaient bien quelques mille hommes prêts à embarquer, mais l'accès de toutes les rades était interdit par de formidables batteries ou par des flottes à l'ancre. L'amiral Missiessy avec l'escadre d'Anvers défendait les bouches de l'Escaut et de la Meuse; l'amiral Verhuel avec l'escadre du Texel défendait l'entrée du Zuyderzée. Ce n'était donc que par terre qu'on pouvait tendre une main secourable aux Hollandais. Bernadotte avait reçu mission en quittant Leipzig de délivrer Hambourg, Brème et Amsterdam avec l'armée du Nord, mais il n'en avait rien fait. Il avait porté tout son corps d'armée vers le Holstein pour réduire le Danemark, et lui arracher la cession de la Norvége. Dans cette vue, cherchant à se débarrasser du maréchal Davout qui était l'appui des Danois, il avait entrepris de conclure avec lui un traité pour la libre évacuation de Hambourg, ce qui eût permis à ce maréchal de rentrer en Hollande avec 40 mille hommes. Les monarques coalisés obligent Bernadotte à détacher le corps de Bulow vers la Hollande. À cette nouvelle les agents anglais et autrichiens avaient jeté les hauts cris, les premiers parce qu'ils ne voulaient pas qu'on envoyât 40 mille Français en Hollande, les seconds parce que le cabinet de Vienne, à l'époque où il travaillait à propager le système de la médiation, s'était lié au Danemark, et l'avait pris sous sa protection. Les uns et les autres avaient demandé qu'on retirât à Bernadotte les quatre-vingt mille hommes qu'il détournait pour son usage particulier, mais Alexandre, qui s'était fortement attaché à Bernadotte depuis qu'il avait arrangé avec lui l'affaire de la Finlande, avait tempéré cette irritation, et on s'était borné à ordonner au prince suédois de détacher un corps prussien et russe vers la Hollande, ce qui avait été exécuté vers les premiers jours de novembre.
À l'approche de cette force auxiliaire, les Hollandais avaient cessé de dissimuler. Le général Molitor n'avait pour les contenir que quelques cadres de bataillons renfermant au plus 3 mille hommes, 5 à 600 gendarmes français, une poignée de douaniers exécrés quoique très-honnêtes, 500 Suisses fidèles qui n'avaient pas peu contribué à irriter la population, enfin un régiment étranger bien discipliné, mais dans lequel il se trouvait 800 Russes, 600 Autrichiens, 600 Prussiens. Il n'y avait là ni par le nombre, ni par la composition des troupes, une force capable de maîtriser le pays. Au Texel l'amiral Verhuel avait 1,500 Espagnols, qui au premier signal pouvaient s'insurger, et le réduire à se retirer sur ses vaisseaux.
Soulèvement général des Hollandais à l'approche du corps de Bulow. Le corps de Bulow, détaché par Bernadotte, ayant paru sur l'Yssel, le général Molitor sortit d'Amsterdam avec tout ce qu'il avait de forces disponibles, et vint se placer à Utrecht pour y garder la ligne de Naarden à Gorcum. Ce fut là le signal de l'insurrection. Rétablissement presque sans coup férir de la maison d'Orange. Les orangistes ayant réuni des pêcheurs, des marins, des paysans, entrèrent dans Amsterdam le 15 novembre au soir, précédés par des femmes et des enfants, et portant le drapeau de la maison d'Orange. À cet aspect tout le peuple se souleva, et dans la nuit on brûla les baraques où logeaient, le long des quais, les douaniers et les agents de la police française. On ne tenta rien cependant contre les hauts fonctionnaires, contre l'architrésorier notamment, et on se borna à promener sous les fenêtres de celui-ci le drapeau de l'insurrection. Il lui restait pour toute force une cinquantaine de gendarmes dévoués mais impuissants contre un mouvement aussi général. L'architrésorier fit appeler dans la nuit même les principaux membres de la riche aristocratie commerçante sur laquelle il s'était appuyé, la trouva polie mais froide, et fut obligé de reconnaître que si elle avait pu, par prudence, se soumettre à un gouvernement puissant qui la ménageait, elle revenait à la première occasion à celui qui répondait à ses goûts et à ses mœurs aristocratiques. Voyant qu'il n'avait rien à en espérer, l'architrésorier monta en voiture, et se rendis à Utrecht, où il rejoignit le général Molitor menacé de front par vingt mille Russes et Prussiens, assailli à droite, à gauche, en arrière, par des insurrections de tout genre, et ayant quatre mille hommes au plus à leur opposer. Bientôt pour n'être pas coupé de la Belgique, le général Molitor se retira sur le Wahal, précédé de l'architrésorier qui n'avait essuyé d'autres mauvais traitements que quelques huées populaires. À dater de ce moment, il n'y eut plus une ville de Hollande qui n'accomplît sa révolution. Leyde, la Haye, Rotterdam, Utrecht, se donnèrent des régences presque toutes orangistes, et bientôt le prince d'Orange après avoir débarqué en Hollande, fit son entrée à Amsterdam au milieu des acclamations universelles. On annonça que la Hollande, sans définir encore la forme de son gouvernement, se mettait de nouveau sous la protection de l'antique maison qui avait été à sa tête dans les plus grandes crises de son histoire. Il n'y eut du reste que peu d'excès, sauf contre quelques douaniers ou percepteurs des droits réunis, qui n'avaient pas mérité qu'on leur fît expier les torts de leur gouvernement. Le peuple des grandes villes, violent et mobile à son ordinaire, applaudit au rétablissement des princes d'Orange, comme il avait applaudi à leur chute, et les patriotes éclairés tolérèrent leur retour comme la fin du despotisme étranger. Excepté l'amiral Missiessy avec la flotte de l'Escaut, excepté l'amiral Verhuel avec la flotte du Texel, toute la Hollande reconnut la maison d'Orange. Les Anglais y débarquèrent le général Graham à la tête de six mille hommes.
Pour qui aurait réfléchi sérieusement, il eût été facile de voir là un cruel pronostic relativement à la France elle-même. Ce fut pour les Anglais un trait de lumière. La révolution opérée en Hollande fait présumer une révolution aussi facile en Belgique, et suggère l'idée d'enlever cette province à la France. Cette révolution spontanée, qui, à la première apparition des baïonnettes dites libératrices, éclatait, et presque sans violence, par un entraînement irrésistible, renversait les récentes créations de l'empire français pour rétablir l'ancien ordre de choses, leur persuada qu'il pourrait bientôt en être de même ailleurs. De toutes parts des agents secrets, des commerçants qui allaient fréquemment de Hollande en Belgique, des Belges poursuivis par la police française, leur donnèrent les mêmes espérances, et leur dirent que si les troupes coalisées se portaient rapidement sur Anvers, Bruxelles, Gand, Bruges, elles trouveraient partout la même disposition à s'insurger contre un gouvernement qui depuis quinze ans les faisait gémir sous la conscription, sous les droits réunis et la guerre maritime; qu'en outre elles trouveraient des places sans armements, sans garnisons et sans vivres, que la magnifique flotte d'Anvers appartiendrait à qui voudrait l'enlever, qu'il n'y avait par conséquent qu'à marcher en avant pour réussir. Il n'en fallait pas tant pour exciter les passions britanniques, et pour déterminer de la part du gouvernement anglais de nouvelles et plus décisives résolutions. Sur-le-champ on prépara des renforts destinés à la Hollande; on fit donner au général Graham, aux généraux prussiens et russes l'ordre de marcher tous ensemble sur Anvers, et on adressa de vives représentations à Bernadotte, afin qu'il cessât de s'occuper du Danemark, et se portât avec toutes ses forces sur les Pays-Bas, s'en fiant à la coalition du soin de lui assurer la Norvége qu'on lui avait promise. Enfin on adressa à lord Aberdeen de nouvelles instructions relativement aux bases de la paix future.
L'Angleterre ayant conçu l'espérance de nous enlever l'Escaut, demande qu'on ramène la France aux frontières de 1790. Les propositions de Francfort, minutées comme elles l'avaient été dans la note remise à M. de Saint-Aignan, et dans les lettres postérieures de M. de Metternich, avaient grandement déplu à Londres. Là on n'avait pas, comme à Francfort, le sentiment du danger auquel on s'exposait en passant le Rhin. On était fort émerveillé de la campagne terminée à Leipzig, et on ne comprenait pas qu'on s'arrêtât en un chemin qui semblait si beau, et au terme duquel se montraient de si grands avantages. Laisser à la France ses limites naturelles, c'est-à-dire l'Escaut et Anvers, paraissait bien dur pour l'Angleterre, et elle regardait comme un devoir de la part des alliés de la délivrer de la présence importune et toujours menaçante d'une flotte française à Flessingue. La Russie n'avait pas voulu avoir devant elle le grand-duché de Varsovie; l'Allemagne tout entière n'avait plus voulu avoir des Français à Hambourg, à Brême, à Magdebourg; l'Autriche n'avait plus voulu en souffrir à Laybach, à Trieste. Tous ces vœux avaient été satisfaits. L'Angleterre serait-elle la seule des puissances qui ne verrait pas exaucer les siens? Et n'avait-elle pas le droit de demander que l'on continuât la guerre, si quelques efforts de plus devaient la délivrer de la présence des Français à Anvers? Les politiques anglais n'approuvaient pas sans doute tous les projets subversifs des exaltés de la coalition, tels que le détrônement des rois de Saxe et de Danemark, mais ils adoptaient parmi ces projets ceux qui convenaient à l'Angleterre, ceux qui devaient faire rétrograder la France de Gorcum à Lille, ou au moins de Gorcum à Bruxelles et à Gand. En reprenant Anvers et Flessingue, il y avait une combinaison qui souriait fort à l'Angleterre, c'était de rendre la Hollande très-puissante, afin qu'elle fût en mesure d'opposer plus de résistance à la France, et on aurait bien souhaité par exemple que la maison d'Orange pût réunir aux anciennes Provinces-Unies les Pays-Bas autrichiens. Cette combinaison était devenue l'objet des désirs passionnés de l'Angleterre, depuis que l'insurrection spontanée de la Hollande, qui bientôt, disait-on, allait être imitée par la Belgique, avait révélé la possibilité de pousser plus loin les avantages remportés contre Napoléon.
Les instructions de lord Aberdeen sont changées, et on lui prescrit d'opiner pour la continuation de la guerre, pour le retour de la France aux limites de 1790, et pour l'omission de toute stipulation relative au droit maritime. Les instructions sur lesquelles lord Aberdeen s'était appuyé pour adhérer aux propositions de Francfort, étaient déjà un peu anciennes. Le cabinet britannique les modifia, et recommanda à son ministre de ne pas se regarder comme lié par les propositions de Francfort. On lui assigna, comme conditions formelles de l'Angleterre, la continuation de la guerre, la rentrée de la France dans ses limites de 1790, et un silence absolu dans les futurs traités de paix sur le droit maritime. On ne dit pas qu'on pousserait la guerre jusqu'à détrôner Napoléon, bien que ce résultat fût celui qui répondait le plus aux sentiments secrets du peuple anglais, on ne le dit pas, parce qu'on s'était engagé à traiter avec le chef de l'empire français, et qu'il y aurait eu une inconséquence choquante à revenir sur l'engagement pris, mais on déclara d'une manière générale qu'il fallait continuer la guerre jusqu'à la rentrée de la France dans ses limites de 1790.
Afin de décider les puissances par l'appât de l'argent, l'Angleterre offre de leur acheter la flotte d'Anvers, si elles parviennent à la prendre. On chargea lord Aberdeen, pour allécher les puissances continentales par l'appât de l'argent dont elles avaient grand besoin, de leur acheter la flotte d'Anvers, si elles en opéraient la conquête, ce qui pouvait bien représenter une demi-année de subside. Enfin, pour gagner l'Autriche en particulier, l'Autriche dont on apercevait déjà la jalousie envers la Russie, on chargea lord Aberdeen de dire à M. de Metternich, que si dans quelques détails on ménageait la Russie, dans l'ensemble des choses on se rangerait du côté de l'Autriche, parce que sur presque tous les points on était d'accord avec elle, parce qu'on préférait ses conseils toujours sensés aux avis extravagants de certains exaltés, mais qu'il fallait en retour qu'elle se prononçât pour la constitution d'un puissant royaume des Pays-Bas, qui s'étendrait du Texel jusqu'à Anvers.
Les nouvelles instructions arrivent à Francfort, au moment même où arrivait l'adhésion de Napoléon aux communications de M. de Saint-Aignan. Telles étaient les instructions qui furent expédiées à la légation britannique, juste au moment où Napoléon se décidait trop tard à accepter purement et simplement les conditions de Francfort. Ainsi le mois perdu pour nous de novembre à décembre avait laissé à tout le monde le temps de se raviser, surtout à l'Angleterre, qui, éclairée par l'insurrection de la Hollande, avait conçu l'espérance et le désir d'enlever à la France non-seulement le Texel, mais Anvers. Évidemment une adhésion immédiate et catégorique donnée dès le 16 novembre eût placé les confédérés de Francfort dans un embarras dont ils se seraient tirés fort difficilement.
Le mois perdu avait ainsi donné aux coalisés le temps de se raviser. Il n'est pas besoin de dire qu'en arrivant à Francfort ces nouvelles instructions y trouvaient les esprits parfaitement préparés. Tous ceux qui voulaient qu'on marchât sans s'arrêter jusqu'à ce qu'on eût accablé Napoléon, avaient pris les devants, et demandaient qu'il ne fût tenu aucun compte des ouvertures faites à M. de Saint-Aignan. L'empereur Alexandre n'était que trop disposé à partager ces vues, par ressentiment contre Napoléon, par exaltation d'orgueil. Les esprits généralement disposés à Francfort à accueillir les nouvelles vues de l'Angleterre. Faire dans Paris une entrée triomphale était une revanche de la ruine de Moscou qui le transportait de joie. Le comte Pozzo l'excitait en lui répétant que ce qu'on avait vu en Hollande on le verrait en Belgique et en France, si on se hâtait, si on passait hardiment le Rhin, si en un mot on ne laissait pas respirer l'ennemi commun. Les Prussiens, toujours conduits par la haine, voulaient absolument qu'on marchât en avant. Blucher disait qu'à lui seul, si on le laissait libre, il pénétrerait dans Paris. Les Autrichiens eux-mêmes, quoique fort touchés des dangers qu'on était exposé à rencontrer au delà du Rhin, ne méconnaissaient pas les avantages considérables qu'ils pourraient y recueillir. Tandis que l'Angleterre devait gagner Anvers pour la maison d'Orange, ils pourraient gagner l'Italie pour eux-mêmes et pour leurs archiducs. Ils ne manquaient donc pas de motifs de continuer la guerre, bien qu'à la crainte de nouveaux hasards se joignît chez eux le déplaisir de céder à la prépondérance peu dissimulée des Russes, à la violence brutale des Prussiens. Mais il y avait dans cette question une raison décisive pour eux comme pour tout le monde, c'était le vœu de l'Angleterre qui payait la coalition, qui par ses victoires en Espagne s'était acquis une importance continentale qu'elle n'avait jamais eue, qui de plus avait sa toute-puissante marine, qui tenant enfin la balance entre les ambitions contraires pouvait la faire pencher vers celle qu'elle favoriserait. On se décida en conséquence à poursuivre la guerre sans relâche, la Prusse par vengeance, la Russie par vanité, l'Autriche par condescendance intéressée envers l'Angleterre, l'Angleterre par les divers motifs se rattachant à l'Escaut, toutes par l'entraînement des choses qui conduisait à pousser à sa fin extrême une lutte si ancienne, si acharnée, si implacable. Réponse évasive de M. de Metternich à M. de Caulaincourt, laissant pressentir un changement de détermination. Le 10 décembre M. de Metternich répondit à la note par laquelle M. de Caulaincourt avait adhéré purement et simplement au message de M. de Saint-Aignan, que la France avait accepté bien tard les propositions de Francfort, mais qu'il allait néanmoins communiquer cette tardive acceptation à tous les alliés. Il ne dit pas si à la suite de ces communications les opérations militaires seraient interrompues, et comme il n'avait jamais été convenu depuis la rupture du congrès de Prague que les négociations, dans le cas où on les reprendrait, seraient suspensives de la guerre, on pouvait, sans violer aucun engagement, continuer à marcher en avant, pourvu que l'on continuât les pourparlers pacifiques. Le prétendu renvoi de la réponse française aux cours alliées laissait ainsi le temps d'agir sans une trop grande inconséquence.
On envoie demander de l'argent à l'Angleterre pour les frais de la nouvelle campagne. Cependant puisque l'Angleterre voulait poursuivre la guerre dans un intérêt qui lui était particulier, il était naturel qu'elle payât les frais de cette dernière campagne, et comme l'argent pour ces armements énormes manquait à tous les belligérants, il fut décidé qu'on lui demanderait de nouveaux subsides, et pour lui en faire connaître l'étendue, pour lui en montrer le besoin, on lui envoya l'homme qui jouait déjà un rôle si important dans les conseils de la coalition, le comte Pozzo. Il partit pour Londres afin d'apporter au ministère britannique le budget de cette campagne d'hiver.
Forces qui restaient aux coalisés après la campagne de 1813. Mais dans l'hypothèse d'une reprise immédiate des opérations, le plan à adopter soulevait de nombreuses questions, et pouvait faire naître de graves dissidences dans une coalition où les intérêts et les amours-propres étaient déjà fort divisés, et où le plus impérieux besoin de conservation maintenait seul un accord souvent plus apparent que réel. Outre que les forces coalisées étaient considérablement réduites par l'acharnement de la lutte, elles étaient encore disséminées par la diversité du but que chacun avait en vue. Il avait fallu laisser sur les derrières pour bloquer les places de l'Elbe, les corps de Kleist, Klenau, Tauenzien, Benningsen, qui tous avaient pris part au formidable rendez-vous de Leipzig. Bernadotte avec les Suédois, avec les Prussiens de Bulow, avec les Russes de Wintzingerode, sous prétexte de faire face au maréchal Davout, s'était détourné du but principal afin d'enlever la Norvége aux Danois, ce qui avait exaspéré les Autrichiens protecteurs des Danois, et mis en suspicion la bonne foi d'Alexandre, accusé d'encourager sous main Bernadotte qu'il blâmait publiquement. À peine avait-on pu arracher au nouveau prince suédois un détachement pour coopérer au rétablissement de la maison d'Orange. Il ne restait donc sur le Rhin que l'armée du prince de Schwarzenberg cantonnée de Francfort à Bâle, et celle du maréchal Blucher cantonnée de Francfort à Coblentz, ayant dans leurs rangs les Bavarois, les Badois, les Wurtembergeois. Après l'adjonction de ces derniers et les pertes de la campagne on estimait les deux armées à 220 ou 230 mille hommes immédiatement disponibles. Il est vrai que de nouveaux contingents allemands venant remplacer les troupes qui bloquaient les places, et Bernadotte étant rappelé au but commun, on pouvait amener encore 200 mille hommes sur le Rhin; il est vrai qu'on espérait tirer de nombreuses recrues de Pologne, de Prusse, d'Autriche, qu'on avait 70 mille hommes en Italie, 100 mille sur la frontière d'Espagne, et que ce n'était pas dès lors avec moins de 600 mille hommes qu'on serait en mesure d'attaquer la France en mars et avril. Mais pour le moment il n'y avait que 220 mille hommes à mettre en ligne, dont 160 mille Autrichiens, Prussiens, Russes, Bavarois, sous le prince de Schwarzenberg, et 60 mille Prussiens, Russes, Wurtembergeois, Hessois et Badois sous le maréchal Blucher. C'était une entreprise hardie que de passer le Rhin devant Napoléon avec des forces pareilles; mais d'après tous les renseignements, il n'avait pas plus de 80 mille hommes, et dès lors on ne croyait pas qu'il fût imprudent de se présenter à lui avec 220 mille. On eût été encore plus résolu, si on avait su qu'il ne lui en restait pas plus de 60 mille à opposer à une brusque invasion.
Plans divers proposés dans le sein de la coalition. Cependant à Francfort, les personnages les plus éclairés tenaient pour très-suspects les détails fournis par les agents de la coalition, et on se refusait à croire que Napoléon n'eût pas au moins cent mille hommes sous la main. On insistait donc sur la nécessité de se conduire avec la plus grande prudence en essayant de pénétrer en France. À cette occasion chacun avait son plan. Les Prussiens et les Russes en avaient un, les Autrichiens un autre, tous dominés, comme c'est l'ordinaire à la guerre, par le désir d'attirer à eux le gros des forces, et de devenir ainsi le centre des opérations. Plan des Prussiens. Les Prussiens voulaient que réunissant de leur côté 180 mille hommes sur 220 mille, on passât le Rhin entre Coblentz et Mayence, tandis qu'un autre corps le franchirait entre Mayence et Strasbourg (voir la carte no 61); qu'on s'avançât hardiment au milieu des places qui couvraient cette partie de la France, telles que Coblentz, Mayence, Landau, Strasbourg en première ligne, Mézières, Montmédy, Luxembourg, Thionville, Metz en seconde ligne, qu'on les enlevât brusquement si les Français n'y avaient laissé que de petites garnisons, que si au contraire pour les mieux garder ils avaient affaibli l'armée active, on profitât de cet affaiblissement pour se jeter sur elle, l'accabler et la pousser sur Paris, en négligeant les places qu'on aurait le temps d'assiéger plus tard avec les corps venus des bords de l'Elbe. L'état-major prussien regardait cette manière d'opérer comme à la fois plus méthodique et plus hardie, car dans un cas on aurait les places et on se créerait des appuis en marchant, dans l'autre on arriverait peut-être à Paris en quelques journées.
Plan des Autrichiens. Les Autrichiens avaient un autre plan, dicté aussi par des vues particulières, mais parfaitement sage, du moins à en juger par le résultat. Ils considéraient comme imprudent de s'engager dans ce labyrinthe de forteresses, compris depuis Strasbourg jusqu'à Coblentz, depuis Metz jusqu'à Mézières. Ils disaient que c'était prendre le taureau par les cornes. Ils soutenaient que, sans s'épuiser pour garnir les places, Napoléon se bornerait à les mettre à l'abri d'un coup de main, et qu'on le trouverait lui-même manœuvrant entre elles avec ses forces concentrées, tout prêt à se jeter sur l'armée coalisée, qui se serait plus affaiblie pour bloquer ces places que lui pour les défendre. Ils proposaient donc un système d'opérations radicalement différent. Le côté faible de la France, suivant eux, n'était pas au nord-est, de Strasbourg à Coblentz, de Metz à Mézières, où plusieurs rivières et d'immenses fortifications la protégeaient, mais tout à fait à l'est, le long du Jura, où, comptant sur la neutralité suisse, elle n'avait jamais songé à élever des défenses. Il fallait donc se porter à Bâle, y passer le Rhin qui ne gèle point en cet endroit, traverser la Suisse qui invoquait sa délivrance à grands cris, et prendre ainsi la France à revers, ce qui procurerait plusieurs avantages, celui de la séparer de l'Italie, de la priver des secours qu'elle en pourrait recevoir si Napoléon rappelait le prince Eugène, et en même temps d'isoler tellement ce prince qu'il succomberait par le fait seul de son isolement.
Le plan des Autrichiens fondé principalement sur l'état de la Suisse. On devine sans doute les motifs qui, outre la valeur réelle de ce plan, lui attiraient les préférences de l'Autriche. Elle voulait pénétrer en Suisse, y rétablir son influence, et priver non pas la France des secours de l'Italie, mais l'Italie des secours de la France. La Suisse était effectivement dans un état de fermentation extraordinaire, et disposée à se comporter comme la Hollande, avec cette différence, néanmoins, qu'il y avait chez elle un parti français très-fort, reposant sur des intérêts très-réels et très-légitimes. Vues des partis qui divisaient la Suisse. Les cantons autrefois dominateurs, et c'étaient les cantons démocratiques aussi bien que les cantons aristocratiques, car l'ambition n'est pas plus inhérente à un principe qu'à l'autre, se flattaient de recouvrer les pays sujets. Les petits cantons aspiraient à posséder comme jadis les bailliages italiens, la Valteline et le Valais; Berne aspirait à posséder le pays de Vaud, l'Argovie, le Porentruy; les familles aristocratiques rêvaient leur prédominance d'autrefois sur les classes moyennes. Au contraire, les pays jadis sujets, les classes jadis opprimées, ne voulaient à aucun prix rentrer sous leurs anciens maîtres: tristes divisions que Napoléon avait fait cesser par l'acte de médiation. Malheureusement ce bel acte, digne du temps où il concluait le Concordat, la paix d'Amiens, la paix de Lunéville, avait été bientôt gâté comme tous les autres par son génie envahissant. Il avait rempli la Suisse de ses douaniers et même de ses soldats. Il occupait le Tessin par un détachement de l'armée d'Italie, ce qui était un argument fort spécieux contre la neutralité suisse. De plus, en bloquant étroitement la Suisse pour y empêcher la fraude commerciale, il avait, dans certains cantons manufacturiers, fait descendre le prix de la journée de 15 sous à 5 sous, et rendu la Suisse presque aussi misérable que la Hollande. Pourtant ces maux n'avaient pu faire oublier aux pays affranchis l'intérêt de leur indépendance, et s'il y avait un parti de l'ancien régime qui demandait l'invasion étrangère, il y avait un parti du nouveau qui s'y opposait de toutes ses forces. La Suisse était en ce moment la seule contrée où Napoléon n'eût pas entièrement dégoûté les peuples de l'influence française et des principes de notre révolution. La lutte était donc vive et opiniâtre entre les deux partis. Les partisans de l'ancien régime pressaient l'Autriche d'entrer chez eux, et elle ne demandait pas mieux que de les satisfaire, et d'adopter une marche qui devait lui rendre la Suisse en y rétablissant l'influence aristocratique, l'Italie en l'isolant.
Objections faites au plan des Autrichiens. Les Prussiens et les Russes reprochaient à ce plan d'être dicté par un intérêt particulier à l'Autriche, d'éloigner la coalition de sa route la plus directe vers Paris, de l'exposer à un long détour pour aller gagner Bâle, d'entraîner enfin une trop grande division des masses agissantes, car on ne pourrait pas s'empêcher d'avoir une armée dans les Pays-Bas, dès lors une armée intermédiaire vers Coblentz ou Mayence, ce qui devait faire trois armées avec celle qui entrerait par le Jura, et permettrait à Napoléon sa manœuvre favorite de battre un ennemi après l'autre.
Les Anglais adhèrent à ce plan. Les Anglais qui inclinaient généralement vers les Autrichiens contre les Prussiens et les Russes, qui étaient déjà offusqués de l'empire pris par Alexandre, qui avaient spécialement besoin de l'influence de l'Autriche pour constituer le royaume des Pays-Bas, et tenaient d'ailleurs beaucoup à soustraire la Suisse à l'influence française, se montraient favorables au plan du prince de Schwarzenberg. Opposition d'Alexandre, et motifs de son opposition. L'empereur Alexandre au contraire le repoussait, et par plusieurs raisons. Bien qu'on s'accablât à Francfort de protestations de fidélité et de dévouement par crainte de voir la coalition se dissoudre, bien qu'Alexandre y ajoutât une coquetterie de manières qui, d'innocente qu'elle avait été dans sa jeunesse, devenait astucieuse avec l'âge, on avait souvent failli rompre, et notamment dans une affaire récente, celle de Bernadotte, que les Anglais accusaient de négliger tout à fait la Hollande, que les Autrichiens accusaient de violenter le Danemark, et que les Russes, en paraissant le désavouer, avaient secrètement encouragé. Alexandre, pris en flagrant délit de duplicité, éprouvait de l'humeur, il s'en prenait surtout aux Autrichiens qui, dans cette occasion, avaient dévoilé ses secrètes menées. De plus, tout en flattant, dans le sein de la coalition, le parti ardent qui voulait détruire jusqu'à la dernière les œuvres de la Révolution française, il flattait en même temps les Polonais, les libéraux allemands et suisses. Il était ainsi contre-révolutionnaire avec les uns, libéral avec les autres, par calcul autant que par mobilité; cependant il penchait alors vers les idées libérales, par opposition au despotisme de Napoléon, et par l'influence de son éducation. Élevé en effet par un Suisse, le colonel Laharpe, ayant eu à sa cour pour l'éducation de ses sœurs des gouvernantes de même origine, il avait écouté leurs supplications, y avait paru sensible, et avait déclaré qu'il ne laisserait jamais accomplir en Suisse une contre-révolution.
Alexandre finit par adhérer au plan autrichien, à condition de grands ménagements pour la neutralité suisse. Cette question avait fini par inquiéter les coalisés pour le maintien de leur union. Cependant l'Autriche, prononcée pour le plan qui consistait à tourner les places en se portant au moins jusqu'à Bâle, et ayant obtenu, grâce aux Anglais, une majorité d'avis, avait promis qu'on ne violerait pas la neutralité de la Suisse, et qu'on se bornerait uniquement à s'approcher de ses frontières, ajoutant que si elle se soulevait spontanément, et appelait les armées alliées, on ne pourrait pourtant pas refuser de passer par des portes qui s'ouvriraient d'elles-mêmes. Alexandre n'avait pas positivement contesté ce raisonnement, s'était contenté de nier que la Suisse fut disposée à demander la violation de ses frontières, et avait consenti à un mouvement général vers Bâle, aux conditions qui viennent d'être énoncées.
Plan définitivement adopté, et projet d'un double passage du Rhin vers Coblentz et vers Bâle. En conséquence, du 10 au 20 décembre, on régla tous les détails de la marche au delà du Rhin. Il fut convenu d'abord qu'on poursuivrait immédiatement les opérations militaires sans s'arrêter pour négocier, que Blucher avec les corps d'York, de Sacken, de Langeron, avec les Wurtembergeois et les Badois, comprenant environ 60 mille hommes, préparerait le passage du Rhin entre Coblentz et Mayence, et s'avancerait ensuite entre les forteresses françaises; qu'en même temps la grande armée du prince de Schwarzenberg, composée des Autrichiens, des Bavarois, des Russes, et des gardes prussienne et russe, comprenant 160 mille hommes à peu près, se porterait à la hauteur de Bâle, passerait le Rhin dans les environs de cette ville, ou à Bâle même si la Suisse faisait tomber tous les scrupules en ouvrant elle-même ses portes, qu'on tournerait ainsi les défenses de la France en y pénétrant par Huningue, Béfort, Langres. Ces principales données adoptées, on se mit en marche. Blucher se concentra entre Mayence et Coblentz; le prince de Schwarzenberg se dirigea vers la Suisse en remontant de Strasbourg à Bâle. Les souverains et les diplomates quittèrent Francfort pour Fribourg.
Démarches de la diète suisse pour obtenir le respect de sa neutralité. La diète suisse, remplie en majorité d'esprits sages, qui tout en regrettant les excès de pouvoir commis par Napoléon, avaient encore la mémoire pleine de ses bienfaits, ne voulait ni d'une contre-révolution ni d'une invasion étrangère. Elle avait envoyé des agents à Paris pour demander que la France reconnût sa neutralité, et fît disparaître toute trace des actes qui avaient pu rendre cette neutralité illusoire. Napoléon, contraint par les circonstances d'accueillir ces réclamations, avait d'abord fait retirer ses troupes du Tessin, puis avait déclaré qu'il considérait la neutralité suisse comme un principe essentiel du droit européen, qu'il s'engageait formellement à le respecter, et qu'il ne voyait dans son titre de médiateur de la Confédération suisse qu'un titre commémoratif des services rendus par la France à la Suisse, et nullement un titre contenant en lui-même un pouvoir réel.
Intrigues en sens contraire du parti de l'ancien régime. La diète, munie de cette déclaration, avait aussitôt dépêché deux députés auprès des souverains, pour demander qu'à leur tour ils reconnussent une neutralité que la France admettait d'une manière si explicite. À cette démarche elle avait joint une mesure, fort bien entendue si elle avait été sérieuse, consistant à réunir une armée fédérale d'une douzaine de mille hommes, rangée de Bâle à Schaffhouse, sous M. de Watteville. Tandis qu'elle en agissait ainsi, les principales familles des Grisons, des petits cantons, et de Berne, avaient envoyé des émissaires secrets pour dire à chacun des souverains en particulier, que la diète était une autorité fausse, usurpatrice, dont on ne devait tenir aucun compte; qu'il fallait au contraire franchir immédiatement la frontière helvétique pour aider l'autorité véritable, la seule légitime, celle des temps passés, à se rétablir au profit de la coalition.
Secrète connivence de l'Autriche avec le parti de l'ancien régime, et faux prétextes sur lesquels on s'appuie pour violer la neutralité suisse. De même qu'il y avait un double langage de la part des Suisses, il y en avait un double aussi de la part des puissances coalisées. En public on disait aux représentants de la diète qu'on regardait la neutralité suisse comme un principe important du droit européen, qu'on s'attacherait dans l'avenir à le rendre inviolable, que pour le présent, sans avoir précisément le projet d'y manquer, on ne pouvait prendre l'engagement de respecter dans tous les cas un principe violé plusieurs fois par la France, et faiblement défendu par la Suisse. On citait à l'appui de ce raisonnement l'occupation du Tessin, le titre de MÉDIATEUR pris par Napoléon, les régiments au service de France qui récemment venaient de recevoir des recrues, et enfin un événement fort inaperçu, l'emprunt du territoire suisse que la division Boudet avait fait en 1813 pour se transporter en Allemagne. On ne s'expliquait pas du reste sur ce que feraient les armées coalisées en conséquence de ces précédents, et on se bornait à établir ses titres sans déclarer encore qu'on en userait. Sous main on insinuait aux Grisons, aux petits cantons, aux Bernois qu'il fallait se soulever, et renverser la diète, que dans ce cas les armées alliées entreraient en Suisse, et leur rendraient en passant la Valteline, les bailliages italiens, le Valais, le pays de Vaud, le Porentruy, etc.
Les raisons alléguées par la diplomatie des coalisés n'avaient pas grande valeur, car le Tessin était évacué, et son occupation n'avait été au surplus qu'une représaille insignifiante pour des faits patents de contrebande; le titre de médiateur n'était qu'un acte de gratitude de la part des Suisses, n'entraînant aucune dépendance envers la France; l'admission enfin des régiments capitules au service de diverses puissances n'avait été prise à aucune époque pour une violation de la neutralité. Mais, dans ce vaste conflit européen, le droit n'était plus qu'un vain mot, et le 19 décembre, tout en répétant à l'empereur Alexandre qu'on n'entrerait pas en Suisse sans y être appelé, le prince de Schwarzenberg s'approcha du pont de Bâle, et prit position en face des troupes du général suisse de Watteville. Violation du territoire suisse, et passage du Rhin vers Bâle le 21 décembre 1813. Le généralissime autrichien comptait à tout moment sur une insurrection à Berne, à la suite de laquelle la diète étant renversée, et une autorité nouvelle proclamée, il pourrait se dire appelé par les Suisses eux-mêmes. Néanmoins, fatigué d'attendre, le prince de Schwarzenberg se mit en mesure le 21 décembre de franchir le pont de Bâle, et le commandant des troupes suisses, qui regardait comme impossible de résister à l'Europe armée, excusant sa faiblesse par son impuissance, fit un simulacre de protestation, puis livra le passage sans coup férir. Contre-révolution en Suisse. À cette nouvelle, le mouvement si impatiemment désiré à Berne, éclata, et la diète, qui était légitimement établie en vertu d'une constitution excellente, justifiée par douze années d'une pratique heureuse et tranquille, la diète fut déclarée déchue. Des mouvements pareils éclatèrent dans plusieurs cantons, et on se prévalut de ces mouvements, qu'on avait produits au lieu de les attendre, pour opérer une violation flagrante du droit des gens. Du reste les coalisés firent une déclaration dans laquelle ils annonçaient qu'ils respecteraient invariablement la neutralité suisse à l'avenir, c'est-à-dire lorsqu'ils n'auraient plus besoin de la violer et qu'au contraire ils auraient besoin qu'elle fût respectée.
Alexandre qui avait ignoré les ressorts secrets qu'on avait fait jouer en Suisse, est d'abord fort irrité lorsqu'il les connaît mais il se résigne pour ne pas dissoudre la coalition. L'empereur Alexandre qu'on avait trompé, et qui sut quelques jours plus tard que les mouvements dont on s'autorisait, au lieu de précéder l'invasion l'avaient suivie, fut à la fois blessé et irrité au plus haut point. Mais il ne pouvait guère se plaindre, car l'Autriche lui avait rendu en cette occasion ce qu'il avait fait plus d'une fois, notamment dans l'affaire des Suédois contre les Danois. D'ailleurs, il eût été encore plus fâcheux de rompre que d'être trompé, et il se contenta de se plaindre amèrement, de faire dire aux Vaudois et à tous les pays sujets d'être tranquilles, et qu'il ne permettrait pas qu'on les remît sous l'ancien joug. Les armées alliées marchèrent donc, et inondèrent bientôt la Suisse et la Franche-Comté. Les Bavarois se dirigèrent sur Béfort, les Autrichiens sur Berne et Genève, pour se porter, en traversant le Jura, sur Besançon et Dôle. Blucher, vers Mayence, attendait que les Autrichiens eussent achevé le long détour qu'ils avaient entrepris, pour franchir lui-même le Rhin. Double invasion de la France après vingt ans de victoires et de conquêtes non interrompues. Ainsi, le 21 décembre 1813, jour de funeste mémoire, après plus de vingt ans de triomphes inouïs, l'Empire, par un terrible revirement de la fortune, se trouvait envahi à son tour, et la France, qui loin d'être le coupable avait été le patient, la France, après avoir cruellement souffert de la faute, allait cruellement souffrir de l'expiation, destinée ainsi à être deux fois victime, victime de l'homme extraordinaire qui l'avait glorieusement mais durement gouvernée, victime des souverains qui venaient se venger de lui!
Craignant par-dessus tout le soulèvement de la population, les coalisés en entrant en France mirent un soin extrême à rassurer les esprits. Déjà, par une déclaration publiée à Francfort le 1er décembre, ils s'étaient efforcés de prouver qu'ils n'en voulaient pas à la grandeur de la France. Le prince de Schwarzenberg fit précéder les troupes de la coalition de la proclamation suivante.
Proclamation des coalisés en pénétrant en France. «Français!
»La victoire a conduit les années alliées sur votre frontière; elles vont la franchir.
»Nous ne faisons pas la guerre à la France; mais nous repoussons loin de nous le joug que votre gouvernement voulait imposer à nos pays, qui ont les mêmes droits à l'indépendance et au bonheur que le vôtre.
»Magistrats, propriétaires, cultivateurs, restez chez vous: le maintien de l'ordre public, le respect pour les propriétés particulières, la discipline la plus sévère, marqueront le passage des armées alliées. Elles ne sont animées de nul esprit de vengeance; elles ne veulent point rendre les maux sans nombre dont la France depuis vingt ans a accablé ses voisins et les contrées les plus éloignées. D'autres principes et d'autres vues que celles qui ont conduit vos armées chez nous, président aux conseils des monarques alliés.
»Leur gloire sera d'avoir amené la fin la plus prompte des malheurs de l'Europe. La seule conquête qu'ils envient est celle de la paix pour la France, et pour l'Europe entière un véritable état de repos. Nous espérions le trouver avant de toucher au territoire français; nous allons l'y chercher.»
En apprenant les événements de Hollande, et les premiers mouvements des coalisés vers les Pays-Bas, Napoléon avait senti sur-le-champ le danger de se laisser entamer de ce côté, car c'était la partie des anciennes conquêtes de la France que l'on était le plus disposé à lui contester, et pour soutenir la possession de droit il fallait au moins n'avoir pas perdu la possession de fait. Il s'était donc empressé d'y envoyer de bonne heure tous les secours dont il était possible de disposer.
Dans les premiers moments il avait voulu, comme on l'a vu, conserver même la Hollande, moins pour la garder définitivement, que pour en faire un objet de compensation. Premiers mouvements de troupes ordonnés par Napoléon, en apprenant l'insurrection de la Hollande. Mais la Hollande nous ayant promptement échappé, il avait en toute hâte expédié des forces sur le Wahal. Il avait dépêché le général Rampon vers Gorcum, avec des gardes nationales levées dans la Flandre française, pour former la garnison de cette place. Il avait envoyé le duc de Plaisance, fils de l'architrésorier, à Anvers, avec ordre d'enfermer l'escadre de l'Escaut dans les bassins, d'en répartir les marins, les uns sur la flottille, les autres sur les fortifications de la ville, d'y réunir également les dépôts les plus voisins, les conscrits en marche, les douaniers, les gendarmes revenant de Hollande. Il avait en outre fait partir le général Decaen, inutile désormais en Catalogne, pour la Belgique, afin d'y organiser au plus vite le 1er corps, qu'on devait tirer, comme nous l'avons dit, des dépôts du maréchal Davout. Sentant bien néanmoins que ce corps ne serait pas reconstitué assez promptement pour parer aux premiers dangers, et voulant à tout prix sauver la ligne du Wahal, Napoléon avait choisi dans sa garde tout ce qui était disponible, pour l'acheminer sans délai sur le Brabant septentrional. Il avait successivement expédié le général Lefebvre-Desnoëttes avec deux mille hommes de cavalerie légère, puis les généraux Roguet et Barrois chacun avec une division d'infanterie de la jeune garde. Enfin, il avait dirigé le maréchal Mortier lui-même sur Namur, à la tête de la vieille garde. Si l'ennemi ne projetait sur les Pays-Bas qu'une opération d'hiver, Napoléon se flattait ainsi de l'arrêter, et d'avoir ensuite le temps de reporter sa garde là où serait le danger sérieux de la campagne. Si au contraire le grand effort des coalisés se concentrait vers la Belgique, la garde se trouverait toute transportée sur le théâtre des principales opérations. Les esprits étant très-agités en Belgique, et fort disposés à imiter la conduite des Hollandais, Napoléon y avait envoyé un excellent officier de gendarmerie, déjà signalé par ses services dans la Vendée, le colonel Henry, avec le grade de général, et quelques centaines de gendarmes pris en partie dans la gendarmerie d'élite.
Le passage du Rhin vers la Suisse éclaire bientôt Napoléon sur la gravité et la nature du danger qui le menace. Tels avaient été les premiers ordres donnés à la suite de l'insurrection de la Hollande vers la fin de novembre. La nouvelle du passage du Rhin près de Bâle, le 21 décembre, sans consterner ni ébranler Napoléon, l'affecta vivement néanmoins, car il entrevit sur-le-champ la pensée de ses ennemis, il reconnut qu'on ne voulait plus négocier avec lui, que les propositions de Francfort étaient bientôt devenues ce qu'elles n'étaient pas d'abord, c'est-à-dire un leurre, grâce à la faute qu'il avait commise de ne pas prendre la coalition au mot, qu'on était résolu à pousser les hostilités à outrance même durant l'hiver, et qu'on allait essayer de finir la guerre avec ce qui restait de combattants des gigantesques batailles de Dresde, de Leipzig, de Hanau. Il n'avait dès lors pas d'autre conduite à tenir que de se défendre avec ce qui lui restait de ces mêmes batailles, en y ajoutant ce qu'il pourrait réunir dans l'espace d'un mois ou deux.
Il ne s'agissait plus, comme on voit, d'employer l'hiver et le printemps à lever 600 mille hommes, il fallait se servir à la hâte des hommes que les préfets avaient pu arracher à nos campagnes désolées dans les mois de novembre et de décembre, et malheureusement ce n'était pas considérable. Premières mesures pour résister à cette brusque invasion. Le recours aux trois anciennes classes de 1811, 1812, 1813, qui aurait dû produire 140 mille hommes, avait procuré 80 mille conscrits seulement, de bonne qualité il est vrai, et le recours aux plus anciennes classes 30 mille tout au plus. Napoléon ordonna de les verser sur-le-champ et suivant la proximité des lieux, les uns dans les dépôts de l'ancien corps de Davout situés en Belgique, les autres dans les corps de Macdonald, Marmont, Victor, répartis le long du Rhin. Il prescrivit au maréchal Marmont de ne pas se laisser enfermer dans Mayence, d'en sortir, de se porter en deçà des Vosges, et de recueillir en chemin les conscrits qui devaient d'abord aller le joindre à Mayence. Il ordonna au maréchal Victor de quitter Strasbourg, d'y laisser outre les gardes nationales qui s'y trouvaient déjà, quelques cadres de bataillons avec une partie de ses conscrits, et de verser les autres dans les rangs du 2e corps qu'il commandait. Les conscrits destinés à l'Italie furent arrêtés à Grenoble et à Chambéry, et réunis à Lyon, où Napoléon voulait avec les dépôts du Dauphiné, de la Provence, de l'Auvergne, composer une armée qui fermerait à l'ennemi les débouchés de la Suisse et de la Savoie. Napoléon fait jeter dans les cadres de la garde et dans les dépôts des régiments repliés sur Paris quelques conscrits levés à la hâte. Enfin les conscrits de la Bourgogne, de l'Auvergne, du Bourbonnais, du Berry, de la Normandie, de l'Orléanais, furent acheminés sur Paris pour y être jetés, les uns dans la garde, les autres dans les dépôts qui allaient se replier sur la capitale à l'approche des armées envahissantes. Les conscrits du Midi durent continuer à se diriger sur Bordeaux, Toulouse, Montpellier, Nîmes, où se formaient les réserves des deux armées d'Espagne.
Cette première direction donnée aux 110 mille hommes qu'on avait eu le temps de lever, indiquait l'emploi d'urgence que Napoléon se proposait d'en faire. Les corps de Macdonald, de Marmont, de Victor devaient en prendre le plus qu'ils pourraient, les armer, les habiller, les instruire en se retirant lentement sur Paris. Mais il y avait là tout au plus de quoi retarder pendant quelques jours les progrès de l'invasion. Avec cette faible ressource, il compose une réserve qu'il doit joindre aux corps des maréchaux retirés en Bourgogne et en Champagne. Napoléon s'occupa de créer une armée de réserve sous Paris, laquelle viendrait le rejoindre successivement à mesure de sa formation. Elle devait se composer des nouveaux bataillons de la garde dont une partie s'organisait à Paris, et des dépôts qu'on faisait rétrograder sur la capitale et qu'on allait remplir avec les conscrits des provinces du centre. On ne se borna pas à réunir à Paris les dépôts qui se repliaient des bords du Rhin, on y appela en outre de l'intérieur tous ceux qui n'étaient pas nécessaires aux frontières de l'est et du midi, pour les remplir également de tous les hommes qu'on aurait le temps d'y jeter. Ce fut le vieux duc de Valmy, chargé longtemps de la surveillance des dépôts sur le Rhin, qui dut continuer d'accomplir cette mission entre le Rhin et la Seine. On espérait former ainsi deux divisions de réserve, destinées à l'illustre général Gérard, qui s'était déjà tant distingué dans les dernières campagnes. À peine les conscrits arrivés, versés dans les cadres, armés et à demi habillés, ces deux divisions devaient se porter en avant pour rejoindre l'armée, s'organiser et s'instruire en route. Napoléon avait créé dans la capitale des ateliers d'habillement; il en multiplia l'activité à force d'argent, afin d'avoir deux à trois mille équipements complets par jour.
Moyens à peu près semblables pour réorganiser les débris de la cavalerie. Il procéda de la même manière à l'égard de la cavalerie, dont on avait le plus grand besoin pour tenir tête aux innombrables bandes de Cosaques que l'ennemi allait précipiter sur la France. Il fit rétrograder sur Versailles les dépôts de cavalerie qui se trouvaient entre les frontières et Paris; il y amena de plus ceux de la Normandie et de la Picardie; il y réunit également les cavaliers rentrés à pied par Wesel, et il donna les ordres nécessaires pour les équiper et les monter. Les ouvriers selliers et carrossiers de la capitale, payés argent comptant, furent employés à fabriquer de la sellerie et du harnachement. Les préfets des départements voisins durent lever d'autorité tous les chevaux disponibles, sur le motif fort légitime qu'il s'agissait de garantir la France de l'invasion des Cosaques. On fit publier que tout cheval propre au service serait payé argent comptant à Versailles par le général commandant le dépôt de cavalerie. Les dépenses que le Trésor ne pouvait acquitter immédiatement furent soldées sur la réserve particulière des Tuileries.
Napoléon s'efforce de suppléer à l'infanterie par de grandes masses d'artillerie qu'il organise à Vincennes. Enfin Napoléon prévoyant qu'il serait obligé de suppléer à l'infanterie qui lui manquait par un immense déploiement d'artillerie, en prépara une formidable à Vincennes. Les compagnies d'artillerie qui n'étaient pas nécessaires dans les places, le matériel de campagne qui n'y était pas indispensable, furent acheminés sur Vincennes, où, par les moyens déjà indiqués, on dut réunir des conscrits, des chevaux, des harnais, et mettre en état de rouler quatre ou cinq cents bouches à feu.
Ces créations, quelque activité qu'on mît à les accélérer, étaient loin de répondre à l'étendue et à la proximité du danger. Douze ou quinze mille conscrits jetés précipitamment dans les cadres de la garde, vingt ou vingt-cinq mille dans les dépôts concentrés à Paris, présentaient un faible secours pour les maréchaux qui allaient se replier sur la Champagne et la Bourgogne avec les débris de Leipzig et de Hanau. Napoléon se décida, quoiqu'il y eût répugné d'abord, à se servir des gardes nationales. Pressé par la nécessité, il a recours aux gardes nationales. Il y avait là des formations toutes prêtes, auxquelles, dans un danger aussi pressant, on était fort autorisé à recourir. Napoléon chargea les préfets de la Bourgogne, de la Picardie, de la Normandie, de la Touraine, de la Bretagne, de s'adresser aux communes où le mécontentement n'avait pas éteint le patriotisme, et de leur demander des compagnies de gardes nationales d'élite. La levée de 300 mille hommes sur les anciennes classes, et de 160 mille sur la classe de 1815, n'ayant pu, faute de temps, s'exécuter dans ces contrées, on n'avait pas lieu de s'y plaindre des appels trop répétés, et on ne pouvait pas refuser, à quelque opinion qu'on appartint, de faire un dernier effort pour rejeter l'ennemi hors du territoire. Napoléon assigna pour point de réunion à ces gardes nationales Paris, Meaux, Montereau, Troyes. L'Alsace, la Franche-Comté durent en fournir aussi pour occuper les défilés des Vosges.
Malheureusement on manquait de fusils pour les armer, car malgré les ateliers créés à Paris et à Versailles, les armes à feu n'arrivaient point en nombre suffisant, et on avait, comme nous l'avons déjà dit, plus de bras que de fusils, bien qu'on eût tant prodigué les bras depuis la Moskowa jusqu'au Tage!
Napoléon n'ayant aucune réponse d'Espagne, se décide à retirer de ses armées des Pyrénées deux détachements qu'il dirige sur Lyon et sur Paris. Restait une ressource à laquelle Napoléon était prêt à faire appel, sans s'inquiéter du sacrifice qu'elle entraînerait, c'était celle que lui offraient les deux armées d'Espagne, lesquelles réunies en avant de Paris lui auraient procuré quatre-vingt ou cent mille soldats admirables. Avec cette ressource seule il aurait eu le moyen d'écraser la coalition, et de la précipiter dans le Rhin. Mais il était bien douteux qu'il pût en disposer en temps utile. Le duc de San-Carlos, parti pour la frontière de Catalogne, l'avait franchie, s'était enfoncé en Espagne, et n'avait plus donné de ses nouvelles. Le malheureux Ferdinand, aussi pressé de quitter Valençay pour l'Escurial, que Napoléon de ramener ses soldats de l'Adour sur la Seine, se mourait d'impatience. Mais rien n'arrivait. Rapprochement avec Joseph. Joseph, saisissant à propos la circonstance pour sortir d'une situation fausse, avait écrit à Napoléon que devant l'invasion du territoire, il n'avait plus de condition à faire, de dédommagement à stipuler, et qu'il demandait à servir l'État n'importe en quelle qualité et en quel lieu. Napoléon l'avait reçu à Paris, lui avait rendu sa qualité de prince français, ainsi que sa place au conseil de régence, et avait décidé que sans lui donner comme dans le passé le titre de roi d'Espagne, on l'appellerait le roi Joseph, et sa femme la reine Julie.
Cet arrangement qui avait l'avantage de rétablir l'union dans le sein de la famille impériale, était jusqu'ici le seul résultat des négociations de Valençay. En attendant qu'il pût rappeler de la frontière d'Espagne la totalité des forces qui s'y trouvaient, Napoléon voulut du moins en retirer une partie. Il prescrivit aux maréchaux Suchet et Soult de se tenir prêts à marcher avec leurs armées tout entières vers le nord de la France, et provisoirement de faire partir, le maréchal Suchet douze mille hommes de ses meilleures troupes pour Lyon, le maréchal Soult quatorze ou quinze mille, également des meilleures, pour Paris. Des relais furent préparés sur les routes pour transporter l'infanterie en poste, ainsi qu'on l'avait fait en d'autres temps. Certainement les deux maréchaux Suchet et Soult allaient être fort affaiblis après ce double détachement, mais comme on ne leur demandait que de retarder les progrès de l'ennemi dans le midi de la France, Napoléon espérait qu'avec ce qui leur restait ils en auraient les moyens. D'ailleurs, d'après des ordres antérieurs ils avaient envoyé à Bordeaux, à Toulouse, à Montpellier, à Nîmes, des cadres, où les conscrits de ces départements, levés, habillés, armés à la hâte, commençaient à se réunir. Il est vrai que les hostilités nous surprenant là comme sur les autres points, avant l'époque prévue du mois d'avril, il devait y avoir, au lieu de 60 mille hommes, à peine 20 mille hommes dans les quatre dépôts. Telle quelle, dans notre extrême détresse, cette ressource n'était point à dédaigner.
Après avoir donné ses soins à la création de ces forces, Napoléon s'occupa de leur emploi. Bien qu'à la première démonstration de l'ennemi vers la Belgique il eût supposé que son principal effort se dirigerait de ce côté, dès le passage du Rhin à Bâle, il n'eut plus un doute sur la marche de l'invasion. Il vit que tout en poussant le corps de Blucher de Mayence sur Metz par la route du nord-est, la coalition voulait cependant s'avancer par l'est avec sa plus forte colonne, afin de tourner les défenses de la France, et de marcher par Béfort, Langres et Troyes sur Paris. Napoléon fit ses dispositions en conséquence.
Plan défensif adopté pour la campagne de 1814. Il ordonna aux maréchaux Marmont et Victor, qui venaient de sortir des places, de suivre l'un et l'autre l'arête des Vosges de Strasbourg à Béfort, de disputer le plus longtemps possible à l'ennemi le passage de ces montagnes, qu'il voulût les forcer ou les tourner par Béfort (voir la carte no 61), de se replier ensuite sur Épinal, pour faire face à la colonne qui se présentait par l'est. Tout ce qu'il y avait de jeune garde en formation à Metz, dut accourir sur le même point d'Épinal, et s'y placer sous le commandement du maréchal Ney. La vieille garde, acheminée d'abord sur la Belgique, eut ordre de rebrousser chemin vers Châlons-sur-Marne, pour prendre position à Langres. Napoléon ne laissa en Belgique que la division Roguet, laquelle même ne devait y rester que le temps nécessaire pour permettre au général Decaen de réunir les premiers éléments d'un corps d'armée. Le grand effort des coalisés ne se portant pas de ce côté, Napoléon ne voulait y laisser que les forces indispensables pour contenir et ralentir l'ennemi qui venait du nord.
En conséquence de ces ordres, les corps des maréchaux Marmont, Victor, Ney, Mortier, comprenant 60 mille hommes au plus, rangés d'Épinal à Langres, sur les hauteurs qui séparent la Franche-Comté de la Bourgogne, devaient disputer à la masse envahissante de l'est l'entrée des vallées de la Marne, de l'Aube, de la Seine, tandis que Napoléon, avec ce qu'on préparait à Paris, avec ce qui arrivait d'Espagne, irait les soutenir, et leur apporter le secours de sa présence. Si Blucher, dont le mouvement était à prévoir, arrivant de son côté par le nord-est, s'avançait de Metz sur Paris, pendant que Schwarzenberg y marcherait par Langres et Troyes, Napoléon n'était pas sans ressource contre ce nouveau péril. Macdonald, avec les 11e et 5e corps confondus en un seul, avec le 2e de cavalerie, comptant en tout 15 mille hommes, devait abandonner les Pays-Bas, côtoyer la colonne de Blucher entrée par Metz, puis se réunir par Châlons-sur-Marne à Napoléon, qui après s'être jeté sur Schwarzenberg, se rejetterait sur Blucher, suppléerait au nombre par l'activité, l'audace, l'énergie, ferait en un mot comme il pourrait, combattrait comme il gouvernait, en désespéré. La fortune a tant de faveurs soudaines, non-seulement pour les audacieux, mais pour les obstinés qui s'opiniâtrent et veulent la ramener à tout prix! Ainsi le conquérant qui avait conduit 650 mille hommes en Russie après en avoir laissé 100 mille en Italie, 300 mille en Espagne, avait pour résister à la coalition européenne environ 60 mille combattants repliés entre Épinal et Langres, 15 mille se retirant de Cologne à Namur, 20 ou 30 mille formés en avant de Paris, et peut-être 25 mille arrivant des Pyrénées! C'était là tout ce qui lui restait de son immense puissance, et, indépendamment du nombre, que dire encore de la qualité? Quelques enfants sans instruction, sans habits et sans armes, jetés dans les rangs de quelques vieux soldats épuisés de fatigue, mais tous ayant le sang français dans les veines, et conduits par le génie de Napoléon, allaient disputer la France à l'univers irrité, et, comme on le verra bientôt, accomplir encore des prodiges!
Dispositions adoptées pour la défense de Lyon. Il convient d'ajouter à ces moyens l'armée réunie sur le Rhône. L'ennemi annonçant le projet de pousser jusqu'à Genève, et pouvant aussi, dans le cas où le prince Eugène serait vaincu en Italie, déboucher par la Savoie, il fallait de toute nécessité pourvoir à la défense de Lyon. Dans le grand arc de cercle qu'il allait décrire autour de Paris, en manœuvrant contre les deux colonnes envahissantes, Napoléon pouvait bien courir de Metz à Dijon, mais il ne pouvait pas étendre son bras jusqu'à Lyon, et la capitale eût été menacée alors soit par Autun et Auxerre, soit par Moulins et Nevers. En conséquence il chargea Augereau, déjà très-fatigué sans doute, mais ayant conservé un reste d'ardeur et le talent de parler aux masses, d'aller réunir à Lyon des cadres, des conscrits, des gardes nationaux, et de les joindre aux 12 mille hommes que Suchet lui envoyait du Roussillon. Si ce vieux soldat de la Révolution comprenait son rôle, il devait rejeter sur Genève et Chambéry la portion des coalisés qui aurait fait une tentative sur Lyon, puis débarrassé de ces assaillants, remonter la Saône par Mâcon, Châlons, Gray, pour tomber sur les derrières de la grande armée qui aurait envahi la Bourgogne. Le hasard, les circonstances pouvaient lui fournir l'occasion de rendre à la France d'immenses services.
Ainsi, dans une position en apparence désespérée, Napoléon ne désespérait pas cependant, et son esprit ne s'était jamais montré ni moins abattu ni plus riche en ressources. Mesures politiques à la suite des mesures militaires, et réunion du Corps législatif. Tandis qu'il pressait avec tant d'activité l'achèvement de ses préparatifs, il avait en outre des mesures politiques à prendre, pour faire concourir les moyens moraux avec les moyens matériels. Après avoir laissé oisifs à Paris les membres du Corps législatif, il avait enfin résolu de les réunir, et il voulait s'en servir pour réveiller l'opinion publique, pour la ramener à lui, et s'il ne le pouvait pas, pour la forcer au moins de se préoccuper des périls de la France, menacée en ce moment d'un affreux désastre.
Il arrivait, en cette occasion ce qui est arrivé bien des fois, ce qui arrivera bien des fois encore, c'est que l'opinion qu'on a voulu comprimer n'en devient que plus vive et plus intempestive dans ses manifestations. Pour n'avoir pas voulu en permettre l'expression, lorsque cette expression était sans danger, et pouvait même être utile, on est obligé d'en souffrir la manifestation à contre-temps, et dans un moment où au lieu de critiques il faudrait le plus absolu dévouement. Un autre inconvénient de ces explosions tardives, c'est que les uns ne savent pas dire la vérité, les autres l'entendre, et qu'au lieu d'être un secours cette vérité devient un péril, au lieu d'un avis, une menace!
État des esprits dans le Corps législatif resté oisif à Paris. Les membres du Corps législatif, transportés à Paris, y étaient venus le cœur plein des sentiments de leurs provinces désolées par la conscription, par les réquisitions, par les mesures arbitraires des préfets, lesquels tantôt établissaient des impôts à volonté, tantôt frappaient d'exil le père riche qui refusait son fils aux gardes d'honneur, ou ruinaient par des garnisaires le cultivateur pauvre qui avait caché le sien dans les bois. À ces douleurs très-réelles, qui n'étaient ni une invention, ni une arme de l'esprit de parti, s'étaient ajoutées les notions exagérées, si elles avaient pu l'être, de ce qui se passait dans nos armées, notions recueillies de tous les côtés, et quelquefois même auprès des membres du gouvernement. On racontait partout, sans adoucir les couleurs, les malheurs de la dernière campagne, les souffrances de nos soldats laissés mourants sur les routes de la Saxe et de la Franconie, les affreux ravages du typhus sur le Rhin, les calamités non moins horribles de la guerre d'Espagne. Sentiments dont il est animé, et qui sont ceux de la France elle-même. Le sentiment de ces maux s'était aggravé en apprenant combien il eût été facile de les éviter. Bien que le public ne sût pas qu'un jour, à Prague, on avait pu obtenir la plus belle paix, et que par une coupable obstination on en avait laissé passer le moment (ce qui était le secret de Napoléon et de M. de Bassano, intéressés à ne pas s'en vanter, et de M. de Caulaincourt, sujet trop fidèle pour le divulguer), chacun était persuadé que si la paix n'était pas conclue, c'était la faute de Napoléon, que toujours les alliés avaient voulu la faire avec lui, que c'était lui qui n'avait jamais voulu la faire avec eux, et maintenant que le contraire devenait vrai, maintenant que l'Europe enhardie par ses succès, après avoir vainement désiré la paix ne la voulait plus, et que Napoléon en la désirant était dans l'impossibilité de l'obtenir, l'opinion publique ne distinguant pas entre une époque et l'autre, l'accusait d'un tort qu'il avait eu, et qu'il n'avait plus, l'accusait quand il aurait fallu le soutenir! triste et fatal exemple de la vérité trop longtemps cachée! Mieux vaut, nous le répétons, en donner connaissance aux peuples à l'instant même, car ils reçoivent alors en leur temps les impressions qu'elle est destinée à produire, et n'éprouvent pas dans un moment les sentiments qu'ils auraient dû éprouver dans un autre. Il eût fallu être indigné six mois plus tôt, et aujourd'hui se taire et apporter son appui! C'est le contraire qu'on faisait. Ajoutez que la bassesse du cœur humain aidant, tel qui s'était montré des plus soumis, et des plus émerveillés des grandeurs du règne, maintenant que le prestige commençait à s'évanouir, était des moins réservés dans le dénigrement!
Difficulté de s'entendre avec cette assemblée. Un mois passé à Paris dans l'oisiveté, les mauvais propos, les fâcheuses excitations, n'avaient pas dû calmer les membres du Corps législatif. Chacun, dans le gouvernement, avait pu s'apercevoir de leurs dispositions, et en était inquiet. Mais les changer n'était pas facile. Ce gouvernement si habitué à manier des soldats, montrait, quand il s'agissait de manier des hommes, toute la gaucherie et la rudesse du despotisme. Ordre au duc de Rovigo de ne point s'en mêler. On avait toujours laissé au duc de Rovigo, comme œuvre de police, le soin d'influencer tantôt les membres du Corps législatif, tantôt ceux du clergé, ainsi qu'on l'avait vu à l'époque du concile. Deviner les besoins de famille de l'un, les besoins de clientèle de l'autre, y satisfaire ou par des places, ou par d'autres moyens moins avouables, était un soin dont le duc de Rovigo s'acquittait avec une facilité sans scrupule, une bonhomie toute soldatesque, et qui suffisaient alors à l'indépendance des caractères. Mais si on réussit ainsi auprès de quelques individus, avec le grand nombre il faut heureusement des moyens plus nobles, et il le faut d'autant plus que la cause de l'agitation des esprits est plus grave. Aussi, des serviteurs éclairés du gouvernement sentant bien que quelques satisfactions personnelles ne convenaient plus à la circonstance, avaient dit qu'on devait surtout empêcher le duc de Rovigo d'intervenir dans les affaires du Corps législatif. Parmi eux notamment, M. de Sémonville, ennemi du duc de Rovigo qu'il aspirait à remplacer, avait fait parvenir par M. de Bassano, son ami, ce conseil à Napoléon, et Napoléon, à qui la franchise du duc de Rovigo avait déplu, s'était hâté de lui dire qu'il devait renoncer à se mêler de ce qui se passait dans l'intérieur des grands corps de l'État.
Il était vrai que les petits moyens ne suffisaient plus devant le sentiment trop longtemps comprimé de la France désolée. Mais à défaut de ces moyens la persuasion honnête, qui donc aurait été capable de l'employer? Les habiles gens qui trouvaient trop vulgaire l'habileté du duc de Rovigo, quelle ressource avaient-ils à offrir? Hélas, aucune, car il n'y a pas d'habileté qui puisse prévaloir contre des vérités douloureuses, profondément et universellement senties. Toutefois, un président ayant du savoir-faire, l'habitude de manier les hommes, et jouissant de la confiance de ses collègues, aurait pu exercer sur eux quelque influence, et leur faire comprendre que tout en ayant raison d'être indignés pour le passé, ils devaient pour le présent s'unir fortement au gouvernement, afin de repousser l'étranger par un effort patriotique et décisif. L'état d'infirmité du duc de Massa, étranger d'ailleurs au Corps législatif, le rend impropre à y exercer aucune influence. Mais, pour dédommager le duc de Massa, privé de son portefeuille au profit de M. Molé, on venait d'ôter au Corps législatif toute participation au choix de son président, et on lui avait imposé le duc de Massa lui-même, savant et honorable magistrat, digne de tous les respects, mais devenu infirme, ne connaissant aucun des membres du Corps législatif, n'étant connu d'aucun d'eux, et leur déplaisant parce que sa présence seule était un dernier exemple des volontés capricieuses d'un despotisme auquel on reprochait d'avoir perdu la France.
Ce président ne pouvait donc rien pour surmonter les difficultés de la situation, pour faire sentir qu'au-dessus du droit de se plaindre il y avait le devoir de s'unir contre les ennemis, de la France. Vicieuse organisation de ce corps. Si des ministres fermes et convaincus avaient pu se présenter à la tribune pour y porter avec dignité les aveux nécessaires, pour y demander à tous les ressentiments de se taire et de faire place au patriotisme, il aurait été possible de se passer des moyens détournés qui s'adressent à chaque homme en particulier, mais dans la constitution du Corps législatif tout le monde était muet, le pouvoir comme l'assemblée elle-même. Un orateur du gouvernement, personnage secondaire et sans responsabilité, venait débiter une harangue convenue, devant des législateurs qui répondaient par une harangue du même genre, les uns et les autres n'accomplissant qu'une vaine formalité dépourvue d'intérêt. Il n'y avait là aucun moyen de soulager le sentiment public, de parler à la nation, de lui tracer ses devoirs, et de s'en faire écouter et croire. On dira peut-être qu'une assemblée libre, au lieu de secours, aurait apporté des entraves: on va voir, par ce qui arriva, si une assemblée libre aurait pu être plus nuisible que ce Corps législatif asservi et avili!
On était donc réuni à Paris, le cœur gros de chagrins, d'alarmes, de sentiments amers de tout genre, qui auraient eu besoin de se faire jour, et qui n'en avaient pas la possibilité, lorsque Napoléon ouvrit le Corps législatif en personne, le 19 décembre. Séance impériale tenue le 19 décembre. Au milieu d'un silence glacial, il lut le discours suivant, simplement, noblement écrit, comme tout ce qui émanait directement de lui.
Discours de la couronne écrit par Napoléon lui-même.
«Sénateurs, conseillers d'État, députés au Corps législatif,
»D'éclatantes victoires ont illustré les armes françaises dans cette campagne; des défections sans exemple ont rendu ces victoires inutiles: tout a tourné contre nous. La France même serait en danger sans l'énergie et l'union des Français.
»Dans ces grandes circonstances, ma première pensée a été de vous appeler près de moi. Mon cœur a besoin de la présence et de l'affection de mes sujets.
»Je n'ai jamais été séduit par la prospérité. L'adversité me trouverait au-dessus de ses atteintes.
»J'ai plusieurs fois donné la paix aux nations lorsqu'elles avaient tout perdu. D'une part de mes conquêtes j'ai élevé des trônes pour des rois qui m'ont abandonné.
»J'avais conçu et exécuté de grands desseins pour la prospérité et le bonheur du monde!...... Monarque et père, je sens ce que la paix ajoute à la sécurité des trônes et à celle des familles. Des négociations sont entamées avec les puissances coalisées. J'ai adhéré aux bases préliminaires qu'elles ont présentées. J'avais donc l'espoir qu'avant l'ouverture de cette session le congrès de Manheim serait réuni; mais de nouveaux retards, qui ne sont pas attribués à la France, ont différé ce moment que presse le vœu du monde.
»J'ai ordonné qu'on vous communiquât toutes les pièces originales qui se trouvent au portefeuille de mon département des affaires étrangères. Vous en prendrez connaissance par l'intermédiaire d'une commission. Les orateurs de mon conseil vous feront connaître ma volonté sur cet objet.
»Rien ne s'oppose de ma part au rétablissement de la paix. Je connais et je partage tous les sentiments des Français, je dis des Français, parce qu'il n'en est aucun qui désirât la paix au prix de l'honneur.
»C'est à regret que je demande à ce peuple généreux de nouveaux sacrifices; mais ils sont commandés par ses plus nobles et ses plus chers intérêts. J'ai dû renforcer mes armées par de nombreuses levées: les nations ne traitent avec sécurité qu'en déployant toutes leurs forces. Un accroissement dans les recettes devient indispensable. Ce que mon ministre des finances vous proposera est conforme au système de finances que j'ai établi. Nous ferons face à tout sans l'emprunt qui consomme l'avenir, et sans le papier-monnaie qui est le plus grand ennemi de l'ordre social.
»Je suis satisfait des sentiments que m'ont montrés dans cette circonstance mes peuples d'Italie.
»Le Danemark et Naples sont seuls restés fidèles à mon alliance.
»La république des États-Unis d'Amérique continue avec succès sa guerre contre l'Angleterre.
»J'ai reconnu la neutralité des dix-neuf cantons suisses.
»Sénateurs,
»Conseillers d'État,
»Députés des départements au Corps législatif,
»Vous êtes les organes naturels de ce trône: c'est à vous de donner l'exemple d'une énergie qui recommande notre génération aux générations futures. Qu'elles ne disent pas de nous: Ils ont sacrifié les premiers intérêts du pays! ils ont reconnu les lois que l'Angleterre a cherché en vain pendant quatre siècles à imposer à la France.
»Mes peuples ne peuvent pas craindre que la politique de leur empereur trahisse jamais la gloire nationale. De mon côté j'ai la confiance que les Français seront constamment dignes d'eux et de moi!»
Napoléon, d'après l'annonce qu'il a faite, prépare quelques communications aux corps de l'État, relativement aux dernières négociations. Dans ce discours Napoléon avait annoncé la communication des pièces relatives à la négociation de Francfort, qui semblait, on ne savait pourquoi, tout à fait interrompue. Il espérait que de cette communication sortirait un résultat d'une grande utilité, le seul qu'il pût dans le moment attendre de la réunion du Corps législatif, c'était la preuve qu'il voulait la paix, qu'il en avait franchement accepté les conditions telles qu'on les lui avait posées à Francfort, et que si cette paix n'était pas déjà signée, la faute n'était pas à lui, mais aux puissances coalisées. Une déclaration du Corps législatif en ce sens aurait pu remédier sinon à l'épuisement du pays, du moins à sa méfiance profonde, et lui rendre quelque zèle, en lui persuadant que ce n'était pas à l'ambition de l'Empereur qu'il allait se sacrifier encore une fois, mais à la nécessité de se défendre et de se sauver. Cependant, avant de dissiper la méfiance du pays, il aurait fallu dissiper celle du Corps législatif lui-même, et on ne pouvait y réussir qu'avec beaucoup de franchise. M. de Caulaincourt voudrait que ces communications fussent franches, mais Napoléon craint de laisser voir qu'il a refusé la paix à Prague, et accepté tardivement les propositions de Francfort. M. de Caulaincourt, qui n'avait rien à craindre de cette franchise, la conseilla fortement. Mais Napoléon avait trop de vérités à cacher pour suivre un tel conseil. Si on avait communiqué le rapport seul de M. de Saint-Aignan, chacun y aurait vu que M. de Metternich recommandait expressément de ne pas faire aujourd'hui comme à Prague, c'est-à-dire de ne pas laisser passer un moment unique de conclure la paix, ce qui prouvait qu'à Prague on aurait pu la faire, et qu'on ne l'avait pas voulu. Si en outre on avait produit la lettre de M. de Bassano du 16 novembre dernier, il serait devenu évident qu'au moment des propositions de Francfort, au lieu de prendre l'Europe au mot, le cabinet français lui avait répondu d'une manière équivoque et ironique, et que c'était le 2 décembre seulement qu'il avait répondu par une acceptation formelle; et bien que le public ignorât combien la perte de ce mois avait été funeste, il se serait bien douté qu'en le perdant on avait perdu un temps précieux, car autant la première ouverture de M. de Metternich avait été confiante et pressante, autant sa dépêche du 10 décembre était devenue froide et évasive. La franchise pouvait donc entraîner de graves révélations, mais à s'adresser aux représentants du pays pour avoir leur appui, il fallait au moins leur parler franchement, et en avouant les torts passés, s'appuyer sur la bonne foi présente, que la lettre du 2 décembre mettait hors de doute, pour obtenir du Corps législatif la déclaration formelle que le gouvernement voulait la paix, la voulait honorable, mais la voulait enfin.
Communications restreintes faites aux commissions du Sénat et du Corps législatif. Napoléon permit de certaines communications un peu plus amples au Sénat, mais beaucoup plus restreintes au Corps législatif. Le rapport de M. de Saint-Aignan par exemple dut être donné avec des altérations dont l'intention était de faire disparaître la trace de ce qui s'était passé à Prague. Les lettres du 16 novembre et du 2 décembre durent toutefois être communiquées toutes deux, car il était impossible en produisant celle du 2 décembre de retenir celle du 16 novembre, l'une se référant à l'autre. Quant à la forme des communications, il fut convenu que le Sénat et le Corps législatif nommeraient chacun de leur côté une commission de cinq membres, et que cette commission se rendrait chez l'archichancelier Cambacérès, pour prendre connaissance des pièces annoncées. En attendant on s'occupa dans le sein du Sénat et du Corps législatif du choix des commissaires destinés à recevoir les communications du gouvernement.
Composition des deux commissions. Le Sénat nomma de grands personnages qui, sans être tout à fait dévoués, étaient incapables en ce moment de la moindre imprudence. Il désigna MM. de Fontanes, de Talleyrand, de Saint-Marsan, de Barbé-Marbois, de Beurnonville. Ces noms ne révélaient ni hostilité ni complaisance. Au Corps législatif il en fut autrement. Le gouvernement avait bien indiqué sous main ses préférences, mais on n'en tint aucun compte. Ce corps, qui jusqu'ici avait été trop peu mêlé à la politique pour être constitué en partis distincts, et pour avoir ainsi ses candidats désignés d'avance, les chercha comme à tâtons, et fut obligé de recourir à plusieurs scrutins pour trouver en quelque sorte sa propre pensée. Du premier abord il repoussa les candidats du gouvernement; puis, après y avoir réfléchi, il nomma des hommes distingués, indépendants, qui jouissaient, sans l'avoir briguée, de l'estime de leurs collègues. Ce furent M. Laine, célèbre avocat de Bordeaux, ayant vivement adopté autrefois les idées de la Révolution, revenu depuis à des opinions plus modérées, doué d'une âme honnête mais passionnée, d'une éloquence étudiée mais brillante et grave; M. Raynouard, homme de lettres en réputation, auteur de la tragédie des Templiers, honnête homme, vif, spirituel et sincère; M. Maine de Biran, esprit méditatif, voué aux études philosophiques, l'un des savants que Napoléon accusait d'idéologie; enfin MM. de Flaugergues et Gallois, ceux-ci moins connus, mais gens d'esprit et partisans très-prononcés de la liberté politique. Tous à la veille d'être engagés dans une lutte contre le gouvernement, étaient mis presque sans y penser sur la voie du royalisme (nous entendons par cette dénomination un penchant déclaré pour les Bourbons avec des lois plus ou moins libérales), mais ils n'y étaient pas encore, au moins les trois premiers, les seuls qui jouissent alors d'une certaine renommée.
Ces choix une fois faits chaque commission se rendit, sous la conduite du président de son corps, chez le prince archichancelier. La commission du Sénat fut admise la première, c'est-à-dire le 23 décembre. Les communications se passent paisiblement dans la commission du Sénat, laquelle pourtant discerne sans rien en dire les fautes commises dans les négociations.Elle reçut les communications de M. de Caulaincourt lui-même, écouta tout, ne dit rien, et après avoir entendu la lecture des lettres du 16 novembre et du 2 décembre, ne conserva pas un doute sur la faute qu'on avait commise en n'acceptant pas purement et simplement, et tout de suite, les propositions de Francfort. En effet des esprits tels que MM. de Talleyrand et de Fontanes voyaient bien que c'était la lettre du 2 décembre qu'il aurait fallu écrire le 16 novembre. M. de Fontanes fut chargé de présenter au Sénat le rapport sur les opérations de la commission sénatoriale. Chose bizarre! la communication adressée aux hommes les plus sérieux était justement la moins sérieuse, parce qu'elle était purement d'apparat. Le 24 eut lieu la seconde communication, celle qui, destinée à des personnages moins importants, devait avoir cependant une importance beaucoup plus grande.
Comme si on eût voulu en rapetisser encore le caractère, on avait chargé non pas le ministre lui-même, mais l'un de ses subordonnés, M. d'Hauterive, homme d'un véritable mérite du reste, de s'aboucher avec les membres du Corps législatif, et de leur exposer la marche des négociations. Curiosité et avidité de savoir dans la commission du Corps législatif. La conférence se tint également chez le prince archichancelier. Au lieu de grands personnages, connus et froidement attentifs, on eut devant soi des hommes à visage nouveau, curieux, passionnés, écoutant ce qu'on leur disait, mais désirant et demandant encore davantage. Le rapport lu, ils en réclamèrent une nouvelle lecture, et on ne la leur refusa pas. Leur première impression fut une sorte d'étonnement. Cette commission, sans apercevoir la faute d'avoir tardivement accepté les propositions de Francfort, est étonnée d'apprendre qu'en ce moment Napoléon désire la paix. Quelques minutes avant cette lecture ils étaient tous convaincus que si on avait encore la guerre on le devait à l'entêtement de Napoléon, et cependant, n'ayant pas sous les yeux les pièces de la négociation de Prague, n'ayant que les actes de Francfort, la proposition confiée à M. de Saint-Aignan, la réponse de M. de Bassano du 16 novembre, celle de M. de Caulaincourt du 2 décembre, ils étaient obligés de reconnaître que dans cette dernière occasion Napoléon avait voulu la paix. S'ils avaient eu un peu plus l'habitude des transactions diplomatiques, et s'ils avaient pu savoir ce qui s'était passé en Europe du 16 novembre au 2 décembre, et combien ce temps perdu par nous avait été activement employé par nos ennemis, ils auraient aperçu la faute qu'on avait commise en ne liant pas dès le premier moment les puissances coalisées par une acceptation pure et simple de leurs propositions. Toutefois, reconnaissant entre la lettre du 16 novembre et celle du 2 décembre un progrès véritable sous le rapport des intentions pacifiques, ils désiraient en obtenir un nouveau; ils voulaient que l'on prît l'engagement solennel de faire à la paix les sacrifices nécessaires, que cette base des frontières naturelles laissant encore beaucoup de vague, car en Hollande, sur le Rhin, en Italie même, il pouvait y avoir bien des points à contester, on déclarât hautement à la commission ce qu'on entendait céder, que la commission le déclarât ensuite au Corps législatif, c'est-à-dire à l'Europe, qu'ainsi tout le monde se trouvât lié, et Napoléon et la coalition elle-même. Idée d'une déclaration publique, énonciative des conditions auxquelles la France est prête à accepter la paix. C'était, suivant eux, le seul moyen d'agir sur l'esprit public, et de le ramener en lui prouvant que les efforts demandés au peuple français n'avaient pas pour but de folles conquêtes, mais la conservation des frontières naturelles de la France. M. Raynouard, avec son imagination méridionale, proposait la forme suivante: «Sire, voulait-il dire, vous avez juré à l'époque du sacre de maintenir les limites naturelles et nécessaires de la France, le Rhin, les Alpes, les Pyrénées; nous vous sommons d'être fidèle à votre serment, et nous vous offrons tout notre sang pour vous aider à le tenir. Mais votre serment tenu, nos frontières assurées, la France et vous n'aurez plus de motif, ni d'honneur ni de grandeur, qui vous lie, et vous pourrez tout sacrifier à l'intérêt de la paix et de l'humanité.»—Cette tournure originale, qui était une sommation de paix sous la forme d'une sommation de guerre, plut beaucoup aux assistants, mais pour le moment on se retira afin de donner un peu de temps à la réflexion, et de chercher à loisir la meilleure manière de s'adresser au Corps législatif, à la France, à l'Europe.
M. d'Hauterive, qui sous des dehors graves, même un peu pédantesques, cachait infiniment d'adresse, s'efforça de gagner l'un après l'autre les divers membres de la commission, et de les disposer à se renfermer dans les bornes d'une extrême réserve. Mais quand on a recours à la publicité, il faut savoir la subir tout entière, et se fier pleinement au bon sens national. Toutefois on ne le peut avec sûreté que lorsque ce bon sens a été formé par une longue participation aux affaires publiques, et il faut convenir que s'adresser à lui pour la première fois dans des circonstances délicates et périlleuses, c'est donner beaucoup au hasard. On comprend donc que le gouvernement ne voulût ni tout dire, ni tout laisser dire à cette commission; mais alors il aurait fallu ne pas la réunir, et cependant, comment imposer à la France de si grands sacrifices sans lui adresser une seule parole? Ce n'est pas en gardant le silence qu'on a le droit d'exiger d'une nation déjà épuisée son dernier écu et son dernier homme. Ceux qui prennent l'habitude de marchander à un pays la connaissance de ses affaires, devraient se demander s'il n'y aura pas un jour où il faudra les lui révéler en entier, et si ce jour ne sera pas justement celui où il faudrait avoir le moins d'aveux pénibles à faire.
M. d'Hauterive chargé de s'aboucher avec la commission du Corps législatif, la dissuade de faire une déclaration publique des conditions de la paix. M. d'Hauterive s'appliqua surtout à persuader M. Lainé, qui paraissait l'homme le plus influent de la commission, et rencontra en lui non pas un royaliste partisan secret et impatient de la maison de Bourbon (ainsi qu'on serait porté à le supposer d'après la conduite postérieure de cet illustre personnage), cherchant dès lors à embarrasser le pouvoir actuel au profit du pouvoir futur, mais un homme sincère et profondément affecté des malheurs de la France, et de l'arbitraire sous lequel elle était condamnée à vivre. À l'égard de la politique extérieure M. d'Hauterive le trouva, comme ses collègues, disposé à réclamer une déclaration explicite des sacrifices qu'on était résolu de faire à la paix, car c'était, selon lui, le seul moyen d'obtenir de la France un dernier effort, si même à ce prix elle en était capable, tant ses forces étaient épuisées. M. d'Hauterive, profitant de l'avantage qu'offre toujours le tête-à-tête avec un homme d'esprit et de bonne foi, tâcha de persuader à M. Lainé qu'il était impossible de donner à la tribune le plan d'une négociation, qu'ainsi on ne pouvait pas déclarer tout haut ce qu'on céderait ou ce qu'on ne céderait pas, car c'était dire son secret à un ennemi qui ne disait pas le sien, ou bien présenter un ultimatum, sorte de sommation qu'on n'employait qu'au terme d'une négociation, lorsqu'il était urgent de mettre fin à des lenteurs calculées, et qu'on avait la force de soutenir le langage péremptoire auquel on avait recours.
Éclairé par ces observations pratiques, M. Lainé promit de faire entendre raison à ses collègues sur ce point, et tint parole. La commission s'étant laissé convaincre relativement aux affaires étrangères, s'anime fort au sujet du gouvernement intérieur de l'Empire. En effet, après des discussions fort vives, la commission renonça à insister sur l'énumération détaillée des sacrifices qu'on ferait à la paix, mais elle eut soin de bien spécifier que la France s'arrêtait irrévocablement à ses frontières naturelles, sans rien prétendre au delà, et que ce sacrifice étant sincèrement proclamé, c'était maintenant à l'Europe à s'expliquer définitivement sur les bases de Francfort proposées par elle, et formellement acceptées par M. de Caulaincourt dans sa lettre du 2 décembre. Ce point une fois convenu, on passa à la politique intérieure, et toutes les passions éclatèrent à l'occasion de l'arbitraire sous lequel on gémissait dans le sein de l'Empire. Griefs nombreux allégués dans le sein de la commission. Là-dessus chacun avait des griefs sérieux à alléguer: impôts levés sans loi, vexations horribles dans l'application des lois sur la conscription, abus insupportable des réquisitions en nature, arrestations illégales, détentions arbitraires, etc.... Sous tous ces rapports, les faits étaient aussi nombreux que variés, et dans un moment où le gouvernement demandait qu'on se dévouât pour lui, c'était bien le cas de lui dire que pour le citoyen patriote il y avait deux choses également sacrées, le sol et les lois: le sol, qui est la place que l'homme occupe sur la terre, et qu'il doit défendre contre tout envahisseur; les lois, à l'abri desquelles il vit, selon lesquelles l'autorité publique peut se faire sentir à lui, et dont il a le droit de réclamer l'observation rigoureuse. Le sol et les lois sont les deux objets sacrés du vrai patriotisme. Tout citoyen en se dévouant à l'un, est fondé à exiger l'autre; tout citoyen a le droit de dire à un gouvernement qui lui demande de grands sacrifices: Je ne vous aide pas à chasser l'ennemi du territoire, pour trouver la tyrannie en y rentrant.—
La commission veut faire une manifestation au sujet du gouvernement intérieur de l'Empire. Sur ce point les assistants furent unanimes, et on forma le projet d'une manifestation modérée mais expresse. Comme conclusion de ces communications on devait présenter un rapport au Corps législatif, dans lequel on lui dirait tout ce qu'on avait appris, et à la suite duquel on proposerait une adresse à l'Empereur. Projet de rapport rédigé par M. Lainé. M. Lainé fut chargé de ce rapport, et il le rédigea dans l'esprit que nous venons d'indiquer. Il constatait qu'à Francfort on avait fait à la France une ouverture fondée sur la base des frontières naturelles, que le 16 novembre la France avait accueilli cette ouverture, en proposant un congrès à Manheim; que sur une nouvelle interpellation de M. de Metternich, qui trouvait l'acceptation des frontières naturelles trop peu explicite, la France les avait formellement acceptées le 2 décembre, que c'étaient là désormais les bases sur lesquelles on avait à traiter. Le rapport disait que les puissances alliées devaient à la France, et se devaient à elles-mêmes, de s'en tenir à ce qu'elles avaient proposé, et que la France de son côté devait sacrifier tout son sang pour le maintien de conditions posées de la sorte. Le rapport ajoutait qu'il y avait pour un pays deux biens suprêmes, l'intégrité du sol et le maintien des lois, et à ce sujet il faisait en termes respectueux pour l'Empereur, et avec une entière confiance dans sa justice, un exposé de quelques-uns des actes dont on avait à se plaindre de la part des autorités publiques. Le langage du reste était sincère, mais grave et réservé.
On se réunit le 28 pour soumettre ce projet de rapport, car ce n'était qu'un projet, au prince archichancelier et à M. d'Hauterive.
Efforts de l'archichancelier auprès de la commission pour faire supprimer le rapport de M. Lainé. L'archichancelier, quoique jugeant très-fondées les observations de la commission, fut cependant alarmé de l'effet que ce rapport pourrait produire sur l'Europe, et en particulier sur Napoléon. Aux yeux de l'Europe il passerait pour un acte d'hostilité sourde, dans une circonstance où l'union la plus complète entre les pouvoirs était indispensable; à l'égard de Napoléon, il le blesserait, et provoquerait de sa part quelque violence regrettable, et plus regrettable en ce moment que dans aucun autre. Le prudent archichancelier pouvait avoir raison sur ces deux points, mais pourquoi n'avoir accordé aux représentants du pays que ce jour, ce jour si tardif, pour exprimer des vérités indispensables?... Toutefois, bien qu'ils fussent fondés à élever des plaintes de la nature la plus grave, différer eût peut-être mieux valu. L'archichancelier s'efforça de le leur persuader, et sa belle et pesante figure, bien faite pour conseiller la prudence, produisit sur les assistants quelque impression. Divers changements furent consentis. M. d'Hauterive notamment en obtint un très-important, en se gardant bien d'avouer le motif qu'il avait de le solliciter. L'archichancelier ne parvient qu'à faire modifier le rapport de M. Lainé. On avait inséré textuellement dans le rapport les deux lettres du 16 novembre et du 2 décembre, et il craignait que le public, plus avisé que la commission, ne finît par découvrir la vraie faute, celle de l'acceptation trop tardive des bases de Francfort. Il donna pour raison qu'on ne pouvait pas publier sans inconvenance les pièces d'une négociation à peine commencée. La citation textuelle de ces pièces fut donc supprimée. Enfin l'archichancelier obtint que tout ce qui était relatif aux griefs contre le gouvernement intérieur, fût réduit à quelques phrases excessivement modérées. En effet, après avoir parlé de la déclaration à faire aux puissances, des mesures de défense à prendre si cette déclaration n'était pas écoutée, le rapport ajoutait: «C'est, d'après nos institutions, au gouvernement à proposer les moyens qu'il croira les plus prompts et les plus sûrs pour repousser l'ennemi, et asseoir la paix sur des bases durables. Ces moyens seront efficaces si les Français sont persuadés que le gouvernement n'aspire plus qu'à la gloire de la paix; ils le seront si les Français sont convaincus que leur sang ne sera versé que pour défendre une patrie et des lois protectrices... Il paraît donc indispensable à votre commission qu'en même temps que le gouvernement proposera les mesures les plus promptes pour la sûreté de l'État, Sa Majesté soit suppliée de maintenir l'entière et constante exécution des lois qui garantissent aux Français les droits de la liberté, de la sûreté, de la propriété, et à la nation le libre exercice de ses droits politiques. Cette garantie a paru à votre commission le plus efficace moyen de rendre aux Français l'énergie nécessaire à leur propre défense, etc...»
Malgré l'extrême modération de ces passages l'archichancelier tenta de nouveaux efforts pour en obtenir la suppression. M. de Caulaincourt joignit ses efforts aux siens, mais on ne put décider des gens indignés contre le régime intérieur du pays à s'abstenir d'une manifestation aussi mesurée, l'occasion qui s'offrait de la faire étant peut-être la seule qu'ils fussent fondés à espérer, car il n'était pas probable que le gouvernement qui s'adressait aujourd'hui à eux parce qu'il était vaincu, songeât encore à les consulter quand il serait vainqueur. C'était là leur légitime excuse pour une manifestation dont l'inopportunité était la faute de ceux qui ne leur avaient fourni que cette occasion de dire ce qu'ils sentaient, et qui ne leur en laissaient guère entrevoir une autre. On leur disait bien, à la vérité, qu'on les écouterait une autre fois sur ce sujet; ils n'en croyaient rien, et avaient raison de n'en rien croire.
Lecture du rapport de M. Lainé, faite à huis clos dans le sein du Corps législatif. Le lendemain 29 décembre, le Corps législatif étant assemblé en comité secret, M. Lainé lut son rapport qui fut écouté avec une religieuse attention, et universellement approuvé. M. Lainé l'avait terminé par le conseil de rédiger une adresse à l'Empereur conçue dans le même esprit. On décida à la majorité de 223 suffrages sur 254, que le rapport de la commission serait imprimé pour les membres seuls du Corps législatif, afin qu'ils pussent le méditer, et voter sur le projet d'adresse en connaissance de cause. Dès cet instant la publicité des paroles de M. Lainé était assurée, surtout à l'étranger où il aurait fallu qu'elles restassent inconnues.
Communication de ce rapport à Napoléon, et irritation qu'il en éprouve. Elles furent mises immédiatement sous les yeux de Napoléon qui fut profondément courroucé en les lisant, et s'écria qu'on l'outrageait au moment même où il avait besoin d'être énergiquement soutenu. Il assembla sur-le-champ un conseil de gouvernement, auquel furent appelés les ministres et les grands dignitaires. Grand conseil sur le parti à prendre à l'égard de ce rapport. Il leur soumit, avec le ton et l'attitude d'un homme dont le parti était arrêté d'avance, la question de savoir s'il fallait souffrir que le Corps législatif demeurât réuni. Il signala non-seulement le danger de laisser publier un rapport tel que celui de M. Lainé, mais le danger plus grand encore d'avoir près de soi une assemblée qui dans une conjoncture grave, à l'approche de l'ennemi par exemple, se permettrait peut-être une manifestation factieuse ou imprudente, et dans tous les cas funeste: prévoyance désolante et profonde, par laquelle il semblait que Napoléon, perçant dans l'avenir, lût déjà sa propre histoire dans le livre du destin, mais prévoyance tardive, et désormais incapable de créer le remède! Quel moyen en effet de faire que ce rapport n'eût pas existé, n'eût pas été lu devant quelques centaines d'auditeurs? Quel moyen d'empêcher que le Corps législatif, dissous ou ajourné, ne restât à Paris, prêt à se réunir spontanément pour se porter aux démarches les plus dangereuses? Combien de corps ont été dissous, et qu'on a retrouvés à l'instant suprême plus redoutables que s'ils étaient demeurés régulièrement assemblés? Quoi qu'il en soit Napoléon demanda à tous les assistants s'il ne fallait pas sur-le-champ ajourner le Corps législatif, premièrement pour empêcher qu'il ne fût donné suite au rapport de M. Lainé, secondement pour empêcher que ce corps ne restât en session, pendant une guerre dont le théâtre pourrait se transporter jusque sous les murs de la capitale.
L'archichancelier conseille la modération. L'archichancelier Cambacérès combattit cette proposition avec son ordinaire sagesse. Le rapport, dit-il, était intempestif sans doute, et même fâcheux, mais il était fait, et rien ne pourrait en prévenir la publicité. Réussirait-on à interdire cette publicité en France, on ne parviendrait certainement pas à l'interdire à l'étranger. L'ajournement du Corps législatif serait un fait plus grave que le rapport lui-même, car tout le monde s'empresserait de prêter à ce corps des intentions infiniment plus hostiles que celles dont il était animé. Quant à l'inconvénient de sa réunion pendant la campagne prochaine, on ne pouvait sans doute pas affirmer qu'il ne commettrait point d'imprudence, mais c'était un inconvénient auquel il serait temps de pourvoir le moment venu, sans le devancer par un éclat déplorable. Renvoyer en effet le Corps législatif c'était soi-même proclamer la désunion des pouvoirs, c'était soi-même proclamer une sorte de rupture entre la France et l'Empereur.—
Janv. 1814. Chacun modela son langage sur celui de l'archichancelier, chacun trouva l'ajournement plus fâcheusement significatif que le rapport lui-même. Mais sur les inconvénients de la réunion du Corps législatif pendant la campagne, tout le monde hésitait à affirmer quelque chose, et pourtant c'était sur ce point que la prévoyance de Napoléon se portait avec le plus de sollicitude, car prenant son parti du mal accompli, il demandait à se prémunir contre le mal futur, et il pressait tous les opinants de l'éclairer sur ce sujet. Napoléon moins affecté par le rapport que par la crainte d'avoir le Corps législatif assemblé pendant la guerre, prend le parti de proroger ce Corps. S'apercevant qu'arrivé à cette partie de son discours chacun balbutiait, Napoléon interrompit la discussion, et la termina par quelques paroles tranchantes et décisives.—Vous le voyez bien, dit-il, on est d'accord pour me conseiller la modération, mais personne n'ose m'assurer que les législateurs ne saisiront pas un jour malheureux, comme il y en a tant à la guerre, pour faire spontanément, ou à l'instigation de quelques meneurs, une tentative factieuse, et je ne puis braver un pareil doute. Décret du 31 décembre ordonnant la prorogation. Tout est moins dangereux qu'une semblable éventualité.—Sans plus rien écouter il signa le décret qui prononçait pour le lendemain 31 décembre l'ajournement du Corps législatif, et il ordonna au duc de Rovigo de faire enlever à l'imprimerie et ailleurs les copies du rapport de M. Lainé, rapport depuis si célèbre.
Grand effet produit par cette mesure. Le décret porté au Corps législatif y produisit une profonde sensation. En un instant il convertit en ennemis deux cent cinquante personnages, dont le plus grand nombre étaient parfaitement soumis, et n'avaient voulu qu'exprimer un fait vrai, utile à révéler, c'est que l'administration locale réglant sa conduite sur celle du chef de l'Empire, se permettait les actes les plus arbitraires, actes tels qu'ils constituaient un véritable état de tyrannie. Dans le public ce fut pis encore. On supposa qu'il s'était dit les choses les plus graves dans le Corps législatif, et qu'il s'y était produit les révélations les plus importantes. Les ennemis, qui désiraient la chute du gouvernement impérial, s'empressèrent de publier partout que l'Empereur était en complet désaccord avec les pouvoirs publics, qu'on avait voulu lui imposer la paix, qu'il s'y était refusé, et que par conséquent les torrents de sang qui devaient couler, allaient couler pour lui seul: vérité dans le passé, calomnie dans le moment, cette idée était la plus funeste qu'on pût répandre!
Napoléon ne s'en tient point à ce premier éclat. Cet éclat, qui, avec un caractère autre que celui de Napoléon, se serait borné à un éclat au Moniteur, eut, grâce à sa vivacité personnelle, des conséquences encore plus regrettables. Le lendemain, 1er janvier 1814, il devait recevoir le Corps législatif avec les autres corps de l'État, et il mit une sorte d'empressement à le convoquer, comme s'il avait craint de manquer l'occasion d'exhaler l'irritation qui le suffoquait. Après avoir entendu de la part du président le compliment d'usage, il vint brusquement se placer au milieu des membres du Corps législatif, et avec une voix vibrante, des yeux enflammés, il leur tint un langage familier jusqu'à la vulgarité, mais expressif, fier, original, quelquefois vrai, plus souvent imprudent, comme l'est la colère chez un homme supérieur. Scène fort vive faite le 1er janvier 1814 à la députation du Corps législatif. Il leur dit qu'il les avait appelés pour faire le bien et qu'ils avaient fait le mal, pour manifester l'union de la France avec son chef, et qu'ils s'étaient hâtés d'en proclamer la désunion; que deux batailles perdues en Champagne ne seraient pas aussi nuisibles que ce qui venait de se passer parmi eux. Puis les apostrophant avec véhémence: Langage étrange de Napoléon. «Que voulez-vous, leur dit-il?... vous emparer du pouvoir, mais qu'en feriez-vous? Qui de vous pourrait l'exercer? Avez-vous oublié la Constituante, la Législative, la Convention? Seriez-vous plus heureux qu'elles? N'iriez-vous pas tous finir à l'échafaud comme les Guadet, les Vergniaud, les Danton? Et d'ailleurs que faut-il à la France en ce moment? Ce n'est pas une assemblée, ce ne sont pas des orateurs, c'est un général. Y en a-t-il parmi vous? Et puis où est votre mandat? La France me connaît; vous connaît-elle?... Elle m'a deux fois élu pour son chef par plusieurs millions de voix, et vous, elle vous a, dans l'enceinte étroite des départements, désignés par quelques centaines de suffrages pour venir voter des lois que je fais, et que vous ne faites point. Je cherche donc vos titres et je ne les trouve pas. Le trône en lui-même n'est qu'un assemblage de quelques pièces de bois recouvertes de velours. Le trône c'est un homme, et cet homme c'est moi, avec ma volonté, mon caractère et ma renommée! C'est moi qui puis sauver la France, et ce n'est pas vous. Vous vous plaignez d'abus commis dans l'administration: dans ce que vous dites il y a un peu de vrai, et beaucoup de faux. M. Raynouard a prétendu que le maréchal Masséna avait pris la maison d'un particulier pour y établir son état-major. (Le fait s'était passé à Marseille, où le maréchal Masséna avait été envoyé extraordinairement.)» M. Raynouard en a menti. Le maréchal a occupé temporairement une maison vacante, et en a indemnisé le propriétaire. On ne traite pas ainsi un maréchal chargé d'ans et de gloire. Si vous aviez des plaintes à élever, il fallait attendre une autre occasion que je vous aurais offerte moi-même, et là, avec quelques-uns de mes conseillers d'État, peut-être avec moi, vous auriez discuté vos griefs, et j'y aurais pourvu dans ce qu'ils auraient eu de fondé. Mais l'explication aurait eu lieu entre nous, car c'est en famille, ce n'est pas en public qu'on lave son linge sale. Loin de là vous avez voulu me jeter de la boue au visage. Je suis, sachez-le, un homme qu'on tue, mais qu'on n'outrage pas. M. Lainé est un méchant homme, en correspondance avec les Bourbons par l'avocat Desèze. J'aurai l'œil sur lui, et sur ceux que je croirai capables de machinations criminelles. Du reste je ne me défie pas de vous en masse. Les onze douzièmes de vous sont excellents, mais ils se laissent conduire par des meneurs. Retournez dans vos départements, allez dire à la France que bien qu'on lui en dise, c'est à elle que l'on fait la guerre autant qu'à moi, et qu'il faut qu'elle défende non pas ma personne, mais son existence nationale. Bientôt je vais me mettre à la tête de l'armée, je rejetterai l'ennemi hors du territoire, je conclurai la paix, quoi qu'il en puisse coûter à ce que vous appelez mon ambition; je vous rappellerai auprès de moi, j'ordonnerai alors l'impression de votre rapport, et vous serez tout étonnés vous-mêmes d'avoir pu me tenir un pareil langage, dans de telles conjonctures.»—
Ce discours inconvenant, et qui pour quelques traits justes, en contenait beaucoup plus d'entièrement faux (car s'il était vrai que Napoléon pouvait seul sauver la France, il était vrai aussi que seul il l'avait compromise, car si tel grief allégué était inexact ou exagéré, il y en avait à citer une multitude d'autres odieux et insupportables), ce discours consterna tous ceux qui l'entendirent, et eut bientôt un déplorable retentissement. Effectivement chacun le rapporta à sa façon, et le résultat fut que Napoléon parut à tous les yeux avoir contre lui les représentants de la France, fort soumis jusque-là, c'est-à-dire la France elle-même. Jamais le rapport du Corps législatif publié textuellement n'aurait produit un si malheureux effet. On y aurait vu qu'il y avait des abus dans l'administration intérieure, et que le Corps législatif en souhaitait le redressement, on y aurait vu aussi que le despotisme de Napoléon commençait à peser à l'universalité des citoyens, mais on y aurait vu surtout que le Corps législatif voulait la paix, qu'il la voulait sur la base de nos frontières naturelles, que sur ce terrain il conseillait au gouvernement de ne pas reculer, et invitait la France à se lever tout entière. Une telle déclaration valait bien qu'on supportât quelques critiques, assurément très-ménagées, et fort au-dessous de ce qu'elles auraient pu être.
Sénateurs envoyés en mission extraordinaire. Toutefois il fallait s'adresser à la France, il fallait chercher à exciter son zèle, et Napoléon, à défaut des pouvoirs publics trop peu pressés de le servir à son gré, avait imaginé de choisir des commissaires extraordinaires dans le Sénat, de les prendre parmi les plus grands personnages militaires ou civils de chaque province, de les envoyer ainsi chez eux, où ils étaient supposés avoir de l'influence, pour y employer leur autorité à faciliter la levée de la conscription, la rentrée des impôts, les prestations en nature, l'instruction et l'organisation des corps, le départ des gardes nationales, l'action enfin du gouvernement en toutes choses. Ils devaient avoir pour suffire à cette tâche des pouvoirs extraordinaires et sans limites.
Audience donnée aux sénateurs. Avant leur départ Napoléon désira les voir et leur parler. Franchise de Napoléon à leur égard, et aveux faits en un langage admirable. Il était ému, il fut vrai, et trouva pour s'adresser à eux un langage d'une éloquence saisissante.—Je ne crains pas de l'avouer, leur dit-il, j'ai trop fait la guerre; j'avais formé d'immenses projets, je voulais assurer à la France l'empire du monde! Je me trompais, ces projets n'étaient pas proportionnés à la force numérique de notre population. Il aurait fallu l'appeler tout entière aux armes, et je le reconnais, les progrès de l'état social, l'adoucissement même des mœurs, ne permettent pas de convertir toute une nation en un peuple de soldats. Je dois expier le tort d'avoir trop compté sur ma fortune, et je l'expierai. Je ferai la paix, je la ferai telle que la commandent les circonstances, et cette paix ne sera mortifiante que pour moi. C'est à moi qui me suis trompé, c'est à moi à souffrir, ce n'est point à la France. Elle n'a pas commis d'erreur, elle m'a prodigué son sang, elle ne m'a refusé aucun sacrifice!... Qu'elle ait donc la gloire de mes entreprises, qu'elle l'ait tout entière, je la lui laisse... Quant à moi, je ne me réserve que l'honneur de montrer un courage bien difficile, celui de renoncer à la plus grande ambition qui fut jamais, et de sacrifier au bonheur de mon peuple des vues de grandeur qui ne pourraient s'accomplir que par des efforts que je ne veux plus demander. Partez donc, messieurs, annoncez à vos départements que je vais conclure la paix, que je ne réclame plus le sang des Français pour mes projets, pour moi, comme on se plaît à le dire, mais pour la France et pour l'intégrité de ses frontières; que je leur demande uniquement le moyen de rejeter l'ennemi hors du territoire, que l'Alsace, la Franche-Comté, la Navarre, le Béarn sont envahis, que j'appelle les Français au secours des Français; que je veux traiter, mais sur la frontière, et non au sein de nos provinces désolées par un essaim de barbares. Je serai avec eux général et soldat. Partez, et portez à la France l'expression vraie des sentiments qui m'animent.—
À ces nobles excuses du génie avouant ses fautes, une sorte d'enthousiasme s'empara de ces vieux personnages, qu'on envoyait dans les provinces pour essayer de réchauffer des cœurs abattus; ils entourèrent Napoléon, pressèrent ses mains dans les leurs en lui exprimant la profonde émotion dont ils étaient saisis, et la plupart le quittèrent pour se mettre immédiatement en route. Hélas! que n'adressait-il ces belles paroles au Corps législatif lui-même? Il aurait appris que la vérité est le plus puissant moyen d'agir sur les hommes, et peut-être loin d'être obligé de congédier ce corps, il l'aurait vu se lever tout entier pour applaudir à sa voix, pour appeler la France à le suivre sur les champs de bataille.
Brusque invasion du territoire. La situation devenait à chaque instant plus menaçante, et il importait d'envoyer en toute hâte les dernières forces de la nation au-devant de l'ennemi. Les armées coalisées franchissaient de tous côtés notre frontière. Le général Bubna, qui avait marché le premier, après avoir longé le revers du Jura, s'était porté sur Genève, où il y avait à peine quelques conscrits pour résister aux Autrichiens et contenir une population malveillante. (Voir la carte no 61.) Le général Jordy qui commandait à Genève étant mort subitement, et la défense s'étant trouvée désorganisée, les Autrichiens étaient entrés dans cette ville sans coup férir. Entrée des Autrichiens, des Russes, des Bavarois et des Wurtembergeois en Franche-Comté et en Alsace. Les généraux Colloredo et Maurice Liechtenstein avec les divisions légères et les réserves autrichiennes, après avoir dépassé Berne, s'étaient acheminés sur Pontarlier, avec l'intention de marcher par Dôle sur Auxonne. Le corps d'Aloys de Liechtenstein, passant également par Pontarlier, devait se diriger sur Besançon pour masquer cette place, tandis que le général Giulay traversant le Porentruy devait se porter par Montbéliard sur Vesoul. Le maréchal de Wrède, avec les Bavarois et les Wurtembergeois, avait jeté des bombes dans Huningue, attaquait Béfort, et avec sa cavalerie poussait des reconnaissances sur Colmar. Le prince de Wittgenstein bloquait Strasbourg et Kehl; les gardes russe et prussienne étaient restées à Bâle autour des souverains coalisés. Telle était la distribution de l'armée du prince de Schwarzenberg après le passage du Rhin. Son projet, lorsqu'il aurait franchi le Jura et tourné toutes nos défenses, était de s'avancer avec 160 mille hommes de l'ancienne armée de Bohême à travers la Franche-Comté, et de venir se placer sur les coteaux élevés de la Bourgogne et de la Champagne, d'où la Seine, l'Aube, la Marne coulent vers Paris, tandis que l'ancienne armée de Silésie commandée par Blucher et forte de 60 mille hommes, laquelle passait en ce moment le Rhin à Mayence, s'avancerait entre nos places sans les attaquer, laissant le soin de les bloquer aux troupes restées sur les derrières. Passage du Rhin à Manheim, Mayence et Coblentz, par la colonne prussienne du maréchal Blucher. Les deux armées envahissantes devaient se réunir sur la haute Marne, entre Chaumont et Langres, pour se porter ensuite en masse dans l'angle formé par la Marne et la Seine. Blucher en effet avait le 1er janvier 1814 franchi le Rhin sur trois points, à Manheim, à Mayence et à Coblentz, sans trouver plus de résistance que la grande armée du prince de Schwarzenberg le long du Jura, et le prestige de l'inviolabilité de notre territoire était ainsi tombé sur tous les points à la fois.
Effectivement il nous eût été bien difficile, dans l'état actuel de nos forces, d'opposer une résistance quelconque à cette masse d'envahisseurs. Le long de la frontière du Jura, où l'attaque était inattendue, il n'y avait aucun rassemblement de troupes; seulement le maréchal Mortier, d'abord dirigé sur la Belgique avec la vieille garde, revenait à marches forcées du nord à l'est, par Reims, Châlons, Chaumont et Langres. Retraite des maréchaux Victor, Marmont et Ney, et leur réunion sur le revers des Vosges. Sur la frontière d'Alsace le maréchal Victor, avec le 2e corps d'infanterie et le 5e de cavalerie, se trouvait à Strasbourg, où il avait eu à peine le temps de donner un peu de repos à ses troupes et d'y incorporer quelques conscrits. Ce corps qui, en puisant dans tous les dépôts situés en Alsace, aurait dû se reformer à trente-six bataillons et à trois divisions, ne comptait pas, après avoir pris à la hâte les premiers conscrits disponibles, plus de 8 à 9 mille hommes d'infanterie, mal armés et mal vêtus. Le déplacement de nos dépôts qu'on avait été obligé de reporter en arrière, avait beaucoup ajouté aux difficultés de ce recrutement. Pourtant le maréchal Victor avait dans le 5e corps de cavalerie près de 4 mille vieux dragons d'Espagne, cavaliers incomparables, et de plus exaspérés contre l'ennemi. À l'aspect des masses qui débouchaient par Bâle, Béfort, Besançon, le maréchal s'était bien gardé de se porter à leur rencontre dans la direction de Colmar à Bâle, il avait au contraire rétrogradé sur Saverne, et avait pris position sur la crête des Vosges, après avoir laissé dans Strasbourg environ 8 mille conscrits et gardes nationaux, sous le général Broussier, avec des approvisionnements suffisants. Ce maréchal si brave était visiblement déconcerté. Pourtant sa belle cavalerie s'était ruée sur les escadrons russes et bavarois qui étaient venus s'offrir à elle, les avait culbutés et sabrés.
Du côté de Mayence le duc de Raguse à la nouvelle du passage du Rhin, opéré le 1er janvier, s'était replié avec le 6e corps d'infanterie et le 1er de cavalerie, laissant dans Mayence le 4e corps commandé par le général Morand, et réduit par le typhus de 24 mille hommes à 11 mille. Il avait recueilli chemin faisant la division Durutte, détachée sur Coblentz, et séparée de Mayence où elle n'avait pu rentrer. Sa première pensée avait été de courir en Alsace au secours du maréchal Victor; mais voyant l'Alsace envahie par l'ennemi et presque abandonnée par nos troupes qui avaient déjà gagné le sommet des Vosges, il était venu se placer sur le revers de ces montagnes, c'est-à-dire sur la Sarre et la Moselle, afin d'opérer sa jonction avec le maréchal Victor vers Metz, Nancy ou Lunéville. Il avait rencontré lui aussi de grandes difficultés pour le recrutement de son corps dans le manque de temps et le déplacement des dépôts. Il comptait environ 10 mille fantassins, et 3 mille cavaliers composant le 1er corps de cavalerie, et il devait s'affaiblir encore en laissant quelques détachements à Metz et à Thionville.
Le maréchal Ney se porte à Épinal avec deux divisions de jeune garde. Le maréchal Ney avait deux divisions de jeune garde qu'il concentrait à Épinal. Nous allions donc avoir sur le revers des Vosges les maréchaux Victor, Marmont, Ney, entre Metz, Nancy, Épinal, et sur les coteaux qui séparent la Franche-Comté de la Bourgogne, c'est-à-dire à Langres, le maréchal Mortier avec la vieille garde, les uns et les autres faisant face en reculant, d'un côté à Blucher qui s'avançait de Mayence à Metz à travers nos forteresses, de l'autre à Schwarzenberg qui les avait tournées en violant la neutralité suisse, et qui se portait de Bâle et Besançon sur Langres. (Voir la carte no 61.)
Ainsi la Lorraine, l'Alsace, la Franche-Comté étaient envahies. L'ennemi promettait partout aux populations les plus grands ménagements, et au début au moins tenait parole, par crainte de provoquer des soulèvements. L'épouvante régnait dans nos campagnes. Les paysans de la Lorraine, de l'Alsace, de la Franche-Comté, très-belliqueux par caractère et par tradition, se seraient volontiers insurgés contre l'ennemi, s'ils avaient eu des armes pour combattre, et quelques corps de troupes pour les soutenir. Mais les fusils leur manquaient comme à tous les habitants de la France, et la prompte retraite des maréchaux les décourageait. Ils se soumettaient donc à l'ennemi le désespoir dans le cœur.
Retraite des fonctionnaires devant l'invasion, ordonnée par le gouvernement. À la retraite des armées se joignait la retraite non moins regrettable des principaux fonctionnaires. Le gouvernement impérial, après bien des délibérations toutefois, avait pris la fâcheuse résolution d'ordonner aux préfets, sous-préfets, etc., de se retirer avec les troupes, afin de laisser à l'ennemi l'embarras, du reste très-réel, de créer des administrations dans les provinces envahies. C'était le souvenir des difficultés que nous avions éprouvées dans les pays conquis, partout où les autorités avaient disparu, qui avait fait prévaloir cette résolution dans les conseils du gouvernement, malgré la résistance du duc de Rovigo. Inconvénients de cette résolution. On aurait eu raison peut-être d'en agir ainsi dans un pays où n'auraient pas existé des partis hostiles au gouvernement, prêts à s'agiter à l'approche des coalisés. Malheureusement, en France, où vingt-cinq ans de révolution avaient laissé de nombreux partis que Napoléon vaincu ne pouvait plus contenir, et entre lesquels il y en avait un, celui de l'ancien régime, que son analogie de sentiments avec la coalition portait à tout espérer d'elle, en France l'absence des autorités avait de grands inconvénients. En effet les malveillants n'étant plus surveillés par les préfets, sous-préfets, commissaires de police, laissaient éclater leurs dispositions hostiles à l'approche de l'ennemi, se soulevaient dès qu'il avait pénétré quelque part, l'aidaient à constituer des administrations toutes composées dans son intérêt, et se préparaient même à proclamer les Bourbons. Ce spectacle se voyait peu dans les campagnes, que l'invasion avec le cortége de ses souffrances irritait profondément, mais dans les villes, où d'ordinaire l'opinion fermente davantage, où la haine du gouvernement impérial était générale, où les maux de l'invasion étaient presque insensibles, il éclatait les manifestations les plus dangereuses, auxquelles contribuaient non-seulement les royalistes, mais tous les hommes fatigués du despotisme et de la guerre. Ainsi pour comble de douleur, la France était envahie dans un moment où souffrante, épuisée, divisée, elle ne pouvait plus renouveler le noble exemple de patriotisme qu'elle avait donné en 1792, et ce n'était pas le moindre des torts du régime impérial que de l'avoir exposée à se montrer ainsi à la coalition européenne!
Manifestations séditieuses à la suite de la retraite des fonctionnaires. À Langres, à l'approche des soldats du prince de Schwarzenberg, quelques notables de la ville, aidés par une populace fatiguée de la conscription et des droits réunis, avaient menacé de s'insurger contre les troupes du maréchal Mortier. À Nancy, les autorités municipales et quelques personnages considérables du pays avaient reçu le maréchal Blucher avec des honneurs infinis, et lui avaient même offert un banquet. Le général prussien leur avait parlé des bonnes intentions des alliés, de leur désir de délivrer la France de son tyran, et il s'était fait écouter par des populations que les misères d'une longue guerre avaient égarées.
Aspect affligeant des province envahies. Nos corps d'armée se retiraient donc en laissant derrière eux des paysans sans défense, dont ils étaient souvent obligés de dévorer les dernières ressources, et des villes exaspérées contre le régime impérial, ne prêtant que trop l'oreille aux promesses d'une coalition qui se présentait non pas comme conquérante mais comme libératrice. Une circonstance complétait la tristesse de ce tableau. Les rares survivants de nos glorieuses armées, dégoûtés par la souffrance, humiliés par une retraite continue, tenaient un mauvais langage, et répétaient souvent les propos des populations urbaines. Les vieux soldats ne désertaient pas leurs drapeaux, mais les conscrits, surtout ceux qui appartenaient aux départements qu'on traversait, ne se faisaient pas scrupule d'abandonner les rangs, et déjà les maréchaux Victor et Marmont en avaient ainsi perdu quelques milliers.
Témoin oculaire de cette situation désolante, un fidèle aide de camp de l'Empereur, le général Dejean, lui en avait tracé la vive peinture, en lui disant que tout était perdu s'il ne venait pas tout sauver par sa présence. Les provinces du nord présentent un aspect aussi fâcheux que les provinces de l'est. Dans les Pays-Bas les choses n'allaient guère mieux. Le maréchal Macdonald, en se voyant débordé sur sa droite par la colonne de Blucher qui avait passé le Rhin entre Mayence et Coblentz, avait rallié à lui les 11e et 5e corps d'infanterie, le 3e de cavalerie, plus ce qui restait des troupes revenues de Hollande, et s'était retiré sur Mézières avec environ 12 mille hommes, en ne laissant que de très-petites garnisons à Wesel et à Maëstricht. Le général Decaen, envoyé à Anvers, y avait réuni en marins et en conscrits une garnison de 7 à 8 mille hommes, en avait de plus jeté 3 mille à Flessingue, 2 mille à Berg-op-Zoom, mais avait abandonné Breda qui ne pouvait être défendu, et Willemstadt qui aurait pu l'être, et qui était un point important sur le Wahal. L'abandon de ce dernier point était regrettable, car après avoir perdu la Hollande, il y aurait eu un grand intérêt à conserver, entre la Hollande et la Belgique, la ligne d'eau qui aurait offert la frontière la plus solide. Mais le général Decaen, ne pouvant suffire qu'à une partie de sa tâche, avait préféré Anvers et Flessingue à tout le reste. Il s'était placé avec les troupes de la garde en avant d'Anvers, résolu à défendre énergiquement ce grand arsenal, objet des haines ardentes de l'Angleterre et de la sollicitude incessante de Napoléon.
Le péril ne pouvait donc pas être plus alarmant, surtout si on songe que depuis la lettre du 10 décembre, par laquelle M. de Metternich accusant réception de la note du 2 décembre, avait déclaré qu'il allait en référer aux cours alliées, le cabinet français n'avait plus reçu une seule communication. Ce silence, joint au mouvement offensif des armées, semblait indiquer que les coalisés ne pensaient plus à traiter, et qu'ils n'étaient occupés désormais que d'achever notre destruction.
Dans le danger pressant qui le menace, Napoléon tourne ses espérances vers une suspension d'armes. Quelle que fût l'activité de Napoléon, il ne pouvait être prêt à faire face à l'ennemi que lorsque déjà une portion notable du territoire aurait été envahie, et à l'inconvénient de laisser occuper les provinces matériellement les plus fertiles, moralement les meilleures, s'ajoutait le danger de permettre dans de grands centres de population des manifestations séditieuses, et d'y laisser proclamer publiquement le nom des Bourbons. Dans un pareil état de choses obtenir un armistice, même à des conditions fort dures, eût été un bonheur au milieu d'un immense malheur, car la marche de l'invasion eût été suspendue, et si on n'était pas parvenu à s'entendre avec les puissances coalisées, on aurait du moins gagné les deux mois indispensables encore à la création de nos moyens de défense. Bien qu'il n'y compte guère, Napoléon en fait la tentative, parce que cette tentative ne peut pas aggraver la situation. Napoléon avait trop de sagacité pour croire que des ennemis que leurs fatigues et l'hiver le plus rude n'avaient point arrêtés, suspendraient leur marche devant de simples pourparlers. Il était même convaincu qu'ils avaient renoncé à traiter, et qu'ils ne voulaient plus conclure la paix que dans Paris même. Néanmoins essayer ne coûtait rien, et le pis en cas d'insuccès était de rester dans la situation actuelle. D'ailleurs, d'après ce qu'avait vu M. de Saint-Aignan, d'après bien des rapports venus des provinces envahies, il existait entre les coalisés de graves dissentiments. L'Autriche, à en croire ces rapports, était offusquée des prétentions de la Russie, et inclinait à la paix. Effectivement l'empereur François, outre qu'il aimait sa fille, avait peu de penchant à augmenter l'importance de la Russie, à satisfaire les jalousies maritimes de l'Angleterre, et si on lui abandonnait ce qu'il ambitionnait en Italie, était peut-être capable de s'arrêter. Or l'Autriche s'arrêtant, tout le monde était obligé d'agir de même. À ces suppositions, qui n'étaient pas dénuées de vraisemblance, il y en avait une seule à opposer, mais bien plausible, c'est que, par crainte de se désunir, les coalisés, les Autrichiens compris, résisteraient à toute satisfaction individuelle, même la plus complète. Comme entre ces chances diverses, si les bonnes l'emportaient, on était sauvé, Napoléon n'hésita pas à faire une dernière tentative de négociation, quelque peu d'espérance qu'il eût de réussir.
M. de Caulaincourt envoyé aux avant-postes avec des conditions d'armistice et des conditions de paix. Il songea d'abord à envoyer au camp des alliés M. de Champagny (le duc de Cadore), qui avait été ministre des relations extérieures, plus anciennement ambassadeur à Vienne, et qui jouissait de l'estime de l'empereur François. Pourtant sur la réflexion fort simple que pour obtenir accès auprès des monarques alliés on ne pouvait pas choisir un personnage trop important et trop considéré, Napoléon se décida à envoyer M. de Caulaincourt lui-même. Il lui confia la double mission de traiter de la paix, et, si on le pouvait sans témoigner trop d'effroi, de chercher à obtenir un armistice. Quant à la paix, les conditions étaient toujours celles que nous avons précédemment indiquées, c'est-à-dire la ligne du Rhin, mais la grande ligne, celle qui, en suivant le Wahal, enlève à la Hollande le Brabant septentrional. Toutefois la prétention d'exclure la maison d'Orange était abandonnée. La prétention de créer en Westphalie un État pour le roi Jérôme l'était aussi. En Italie la France, cédant une part de territoire à l'Autriche, sans rien exiger pour elle-même, persistait néanmoins dans le désir d'une dotation pour le prince Eugène, pour la princesse Élisa, et, s'il se pouvait même, pour les frères de Napoléon, Jérôme et Joseph. On voit que la différence avec le projet de paix conçu par Napoléon le lendemain des propositions de Francfort, n'était pas très-sensible. Conditions particulières pour tenter l'Autriche et la Prusse, et les disposer à un armistice. Relativement à l'armistice, M. de Caulaincourt, afin de gagner l'Autriche, devait offrir sous main de lui livrer immédiatement les places de Venise et de Palma-Nova, ce qui emportait la concession de la ligne de l'Adige. Celles de Hambourg et de Magdebourg devaient être aussi livrées immédiatement à la Prusse, toujours dans la vue d'obtenir une suspension d'armes. La conséquence naturelle de l'évacuation de ces quatre places en Italie et en Allemagne eût été la rentrée très-prochaine des garnisons, ce qui aurait procuré 10 mille hommes au moins à l'armée d'Italie, et 40 mille à celle du Rhin.
Langage que doit tenir M. de Caulaincourt. La seule objection qu'on pût faire à l'envoi de M. de Caulaincourt, c'était la difficulté de se présenter aux ministres de la coalition, quand aucun rendez-vous n'avait été assigné pour négocier, et que l'indication de Manheim, contenue dans la lettre de M. de Bassano du 16 novembre, n'avait eu aucune suite. Cependant on était dans une situation à ne pas tenir compte des considérations d'amour-propre, et les inquiétudes croissant à chaque instant, il fut convenu que M. de Caulaincourt se rendrait sur-le-champ aux avant-postes français, que de là il écrirait à M. de Metternich pour lui dire que sur les assurances apportées en son nom par M. de Saint-Aignan, et sur son invitation formelle de renouer les négociations, on ne voulait pas qu'un retard de la France prolongeât d'une heure les maux de l'humanité, que lui M. de Caulaincourt se transportait donc aux avant-postes, prêt à se rendre à Manheim, lieu déjà indiqué, ou en toute autre ville dont il plairait aux monarques alliés de faire choix.
Si M. de Caulaincourt arrivé aux avant-postes y était laissé dans une position humiliante, ce qui était possible, il y aurait à cette humiliation une certaine compensation, ce serait de prouver que Napoléon voulait la paix, que les difficultés ne venaient plus de son entêtement, et de lui ramener l'opinion de la France par le spectacle des traitements auxquels son négociateur serait exposé.
Départ de M. de Caulaincourt le 5 janvier, et son arrivée à Lunéville. Toutes choses étant ainsi réglées, M. de Caulaincourt partit le 5 janvier pour les avant-postes français, en laissant à M. de la Besnardière, le commis le plus habile du département, le soin de le remplacer aux affaires étrangères. Napoléon se préparait à partir bientôt lui-même pour appuyer de son épée les négociations que M. de Caulaincourt allait essayer de rouvrir par son influence.
Spectacle qui frappe les yeux de M. de Caulaincourt pendant son voyage. M. de Caulaincourt se rendit à Lunéville, lieu fameux par un traité conclu dans des temps plus heureux, et, en arrivant au pied des Vosges, rencontra nos armées se retirant précipitamment, et précédées dans leur retraite de tous les fonctionnaires en fuite. Il entendit les propos des troupes et des populations, il vit la misère des officiers, la désertion des jeunes soldats, et l'audace toute nouvelle du parti royaliste, qui, sans être populaire, se faisait écouter en parlant de paix, de légalité, de liberté même. Excellent citoyen et brave militaire, M. de Caulaincourt avait le cœur navré de voir nos provinces envahies et nos armées dans une sorte de déroute. Aux chagrins du citoyen se joignaient chez lui les chagrins du père, car il avait attaché à la fortune de Napoléon sa propre fortune, c'est-à-dire celle de ses enfants, et il était profondément affligé du danger qui menaçait le trône impérial. Il supplie Napoléon de lui envoyer des conditions plus acceptables, et annonce sa présence à M. de Metternich. Il se hâta de peindre à Napoléon les choses telles qu'elles étaient, de lui signaler surtout l'abattement de certains chefs militaires, qui n'étaient pas infidèles, mais découragés, et le supplia, après avoir bien réfléchi à la situation, de lui envoyer des conditions de paix plus acceptables. En même temps il écrivit à M. de Metternich, pour lui dire qu'étonné de son silence, fort difficile à expliquer en se référant aux communications de M. de Saint-Aignan, il venait provoquer une réponse, et l'attendre aux avant-postes, prêt à se rendre partout où l'on voudrait négocier.
Embarras de M. de Metternich pour répondre. Lorsque cette espèce d'interpellation parvint par l'intermédiaire de M. de Wrède à M. de Metternich, elle embarrassa un peu ce dernier, car après les démonstrations pacifiques qu'on avait faites, refuser de traiter eût été une inconséquence choquante, même dangereuse, les deux partis s'appliquant avec soin à conquérir l'opinion publique, soit en Europe, soit en France. M. de Metternich et l'empereur François étaient toujours disposés à négocier, avec un peu plus d'ambition, il est vrai, du côté de l'Italie, mais chez les autres coalisés, depuis que sur le désir de l'Angleterre, et par la vive impulsion des passions allemandes, on avait décidé la continuation des hostilités, les imaginations s'étaient de nouveau enflammées. Les facilités inattendues qu'ils avaient rencontrées en pénétrant en Suisse et en France, leur avaient persuadé qu'il n'y avait plus qu'à marcher en avant, pour tout terminer conformément à leurs vœux les plus extrêmes, et à les entendre on eût dit qu'ils n'avaient plus d'autre ennemi à craindre que leurs propres divisions. Elles étaient grandes il est vrai. Opposition de vues dans le sein de la coalition. Alexandre toujours mécontent de l'entrée en Suisse, ne voulait pas qu'on opprimât le parti populaire au profit du parti aristocratique, tandis que l'Autriche agissait exactement dans un sens entièrement opposé. L'Autriche ne voulait pas qu'on sacrifiât les Danois au prince de Suède, le roi de Saxe à la Prusse, et Alexandre désirait exactement le contraire. Les Tyroliens demandaient à passer tout de suite sous le sceptre de l'Autriche, et la Bavière demandait à être préalablement indemnisée. L'Angleterre ne songeait qu'à fonder la monarchie de la maison d'Orange, pour fermer à la France le chemin de l'Escaut, et l'Autriche avant d'adhérer à cette prétention, voulait que l'Angleterre lui promît son influence contre la Russie. Difficulté de prendre un parti aussi grave que celui de la suspension des opérations. Au milieu de ce chaos, prendre un parti sur quoi que ce soit, et un parti aussi grave que celui de suspendre les opérations militaires, était fort difficile, ce sujet étant de tous celui qui devait le plus diviser les esprits, et irriter les passions.
Toutefois on venait d'apprendre une circonstance fort heureuse pour la coalition, c'était l'arrivée prochaine de lord Castlereagh lui-même, qui n'avait pas craint de quitter le Foreign Office pour aller représenter l'Angleterre auprès des monarques alliés. Jusqu'ici l'Angleterre avait eu pour agents lord Cathcart, brave militaire, peu diplomate, et lord Aberdeen, esprit sage, mais accusé d'être trop pacifique. Ce n'était pas assez au milieu de ce conseil de souverains, où chaque puissance était représentée par des empereurs, des rois, ou des premiers ministres, que de n'avoir que de simples ambassadeurs, quel que fût leur mérite. Arrivée de lord Castlereagh au camp des coalisés annoncée comme prochaine. Le cabinet britannique se décida donc à envoyer le plus éminent de ses membres, lord Castlereagh, auprès du congrès ambulant de la coalition, pour y modérer les passions, y maintenir l'accord, y faire prévaloir les principaux vœux de l'Angleterre, et, ces vœux satisfaits, y voter en toute autre chose pour les résolutions modérées contre les résolutions extrêmes. Être sage pour tout le monde excepté pour soi, était par conséquent la mission, du reste assez naturelle, de lord Castlereagh. Caractère et rôle de ce grand personnage. Il devait en outre s'expliquer sur le budget de guerre apporté par le comte Pozzo, et se servir de la richesse de l'Angleterre pour faire triompher ses vues, en jetant de temps à autre dans la balance non pas son épée, mais son or. Aucun homme n'était plus propre que lord Castlereagh à remplir une pareille mission. Il se nommait Robert Stewart; son frère Charles Stewart, depuis lord Londonderry, accrédité auprès de Bernadotte, était un des agents de l'Angleterre les plus actifs et les plus passionnés. Lord Castlereagh issu d'une famille irlandaise ardente et énergique, portait en lui cette disposition héréditaire, mais tempérée par une raison supérieure. Esprit droit et pénétrant, caractère prudent et ferme, capable tout à la fois de vigueur et de ménagement, ayant dans ses manières la simplicité fière des Anglais, il était appelé à exercer, et il exerça en effet la plus grande influence. Il était sur presque toutes choses muni de pouvoirs absolus. Avec son caractère, avec ses instructions, on pouvait dire de lui que c'était l'Angleterre elle-même qui se déplaçait pour se rendre au camp des coalisés. Parti de Londres à la fin de décembre, ayant fait un séjour en Hollande pour y donner ses conseils au prince d'Orange, il n'était attendu à Fribourg que dans la seconde moitié de janvier. Toute négociation remise à la prochaine arrivée de lord Castlereagh. Personne n'eût voulu sans lui prendre un parti, ou donner une réponse. C'était à qui le verrait, à qui l'entretiendrait le premier, pour le gagner à sa cause. Alexandre lui avait mandé par lord Cathcart qu'il voulait lui parler avant qui que ce fût.
L'attente de l'arrivée de lord Castlereagh fournit à M. de Metternich un sujet de réponse dilatoire. Cette attente fournissait à M. de Metternich un moyen de répondre au négociateur français. Il fit dire à M. de Caulaincourt que l'Angleterre ayant pris le parti d'envoyer son ministre des affaires étrangères au camp des alliés, on était obligé de l'attendre avant d'arrêter le lieu, l'objet, et la direction des nouvelles négociations. Outre cette réponse officielle M. de Metternich écrivit une lettre particulière pour M. de Caulaincourt, polie et prévenante quant à sa personne, mais pleine d'embarras quant au fond des choses, et dont le sens était qu'on désirait toujours la paix, qu'on l'espérait, qu'il n'y fallait pas renoncer, mais qu'on devait patienter encore. Du reste pas un mot qui fît allusion à la possibilité de suspendre les hostilités. À cette lettre en était jointe une de l'empereur François pour Marie-Louise. Ce prince avait cru sa fille malade, avait demandé de ses nouvelles, en avait reçu, et y répondait. Il exprimait à Marie-Louise beaucoup d'affection, un grand désir de la paix, une moins grande espérance de la conclure, la résolution d'y travailler sincèrement, et enfin le chagrin de rencontrer de graves difficultés dans le bouleversement des idées, résultat de l'immense bouleversement des choses depuis vingt années[1].
M. de Caulaincourt réduit à attendre aux avant-postes. M. de Caulaincourt transmit ces diverses réponses à Napoléon, et se gardant d'attirer sur sa personne l'attention publique, pour ne pas ajouter à l'humiliation de sa position, il attendit aux avant-postes que l'arrivée de lord Castlereagh, annoncée comme prochaine, amenât de plus sérieuses communications.
Napoléon avait trop peu d'illusions pour être surpris de l'accueil fait à M. de Caulaincourt. Chaque jour était marqué par un nouveau mouvement rétrograde de ses armées, et il ne pouvait pas différer plus longtemps d'aller se placer à leur tête. Retraite des maréchaux Victor, Marmont et Ney sur Saint-Dizier. Le maréchal Victor de plus en plus épouvanté de la masse des ennemis, avait fini par repasser les Vosges, après en avoir abandonné tous les défilés. Son héroïque cavalerie d'Espagne, ne partageant pas son découragement, fondait toujours sur les escadrons ennemis, et les sabrait dès qu'ils s'offraient à ses coups. Il s'était replié successivement sur Épinal et Chaumont, et était venu prendre position sur la haute Marne près de Saint-Dizier, ayant perdu par la fatigue et la désertion deux à trois mille hommes. Dans cet état il avait tout au plus 7 mille fantassins et 3,500 chevaux. Le maréchal Marmont après avoir essayé de tenir tête à Blucher sur la Sarre, s'était replié sur Metz, s'y était arrêté un moment pour y laisser en garnison la division Durutte (celle qui avait été séparée de Mayence et que le maréchal avait recueillie en route), et ensuite s'était retiré sur Vitry. Il lui restait environ 6 mille fantassins et 2,500 chevaux. Ces deux maréchaux avaient été rejoints sur la haute Marne par le maréchal Ney avec les deux divisions de jeune garde réorganisées entre Metz et Luxembourg, tandis que le maréchal Mortier après s'être avancé jusqu'à Langres avec la vieille garde, rétrogradait vers Bar-sur-Aube, suivi de près par le général Giulay et par le prince de Wurtemberg.
Napoléon s'était flatté qu'on pourrait, tout en se retirant, recruter rapidement les corps de Marmont, Victor, Macdonald, et les porter à quinze mille combattants chacun. On les avait bien renforcés de quelques hommes, mais la désertion, la nécessité de pourvoir à la défense des places, les avaient réduits aux faibles proportions que nous venons d'indiquer. La garde que Napoléon avait cru pouvoir porter à 80 mille hommes d'infanterie, n'en comprenait pas 30 mille, dont 7 à 8 mille étaient en Belgique sous les généraux Roguet et Barrois, 6 mille sous le maréchal Ney près de Saint-Dizier, 12 mille sous le maréchal Mortier à Bar-sur-Aube. Retraite du maréchal Mortier à Bar-sur-Aube. À la vérité on achevait d'en organiser à Paris environ 10 mille. La garde à cheval sur 10 mille cavaliers propres au service en avait 6 mille montés, moitié avec Mortier, moitié avec Lefebvre-Desnoëttes. Ce dernier revenait en toute hâte de l'Escaut sur la Marne. Des divisions de réserve qu'on formait à Paris en versant des conscrits dans les dépôts, l'une, forte à peine de 6 mille hommes, et confiée au général Gérard, était partie avant d'être au complet pour aller renforcer le maréchal Mortier sur l'Aube; l'autre s'était rendue à Troyes sous le général Hamelinaye, et comptait à peine 4 mille conscrits dépourvus de toute instruction. La réserve de cavalerie formée à Versailles par la réunion de tous les dépôts de l'arme, avait déjà fourni 3 mille cavaliers, que le général Pajol, couvert de blessures mal fermées, avait conduits à Auxerre. Telles étaient les ressources que la rapidité des événements avait permis de réunir en janvier. Il faut y ajouter les gardes nationales qui arrivaient de la Picardie à Soissons, de la Normandie à Meaux, de la Bretagne et de l'Orléanais à Montereau, de la Bourgogne à Troyes.
Derniers préparatifs militaires. Napoléon ne désespéra pas avec ces faibles moyens de tenir tête à l'orage. Il ordonna de terminer au plus tôt la création des deux divisions de jeune garde, de continuer au moyen des dépôts et des conscrits l'organisation des divisions de réserve. Il recommanda de ne pas laisser les hommes un seul jour à Paris dès qu'ils auraient une veste, un schako, des souliers, un fusil, et de les faire partir quelque fût l'état de leur instruction. Il imprima une nouvelle activité aux ateliers d'habillement établis à Paris, mais il rencontra quant aux armes à feu plus de difficultés que pour toutes les autres parties du matériel. Il n'y avait à Vincennes que 6 mille fusils neufs, et 30 mille fusils vieux qu'on travaillait chaque jour à mettre en état de servir. C'était à peine de quoi armer les hommes qu'on versait dans les dépôts au fur et à mesure de leur arrivée. L'artillerie qu'on avait fait refluer sur Vincennes, après avoir été attelée avec des chevaux pris partout, devait repartir immédiatement pour Châlons où se préparait le rassemblement de nos forces. Le trésor personnel de Napoléon fournissait les fonds que ne pouvait plus procurer le trésor de l'État. M. Mollien, administrateur excellent pour les temps calmes, mais surpris par ces circonstances extraordinaires, n'avait pu malgré les centimes additionnels suffire aux dépenses de l'armée. Napoléon consacre ses dernières économies aux dépenses de la guerre. Napoléon sur les 63 millions qui lui restaient de ses économies, en avait donné 17 au général Drouot pour la garde, environ 10 au Trésor pour les divers services, 8 aux remontes, à l'habillement, à la fabrication des armes, 1 à ses frères, aujourd'hui rois sans couronne et sans argent, en avait destiné 4 à le suivre, et en laissait 23 ou 24 aux Tuileries pour les besoins urgents et imprévus.
Les troupes d'Espagne si on avait pu les ramener eussent été en ce moment un bien précieux secours. Mais on était toujours sans nouvelles de l'accueil fait au duc de San-Carlos et au traité de Valençay. Silence des Espagnols relativement au traité de Valençay, et impossibilité de rappeler les armées d'Espagne. Ferdinand VII, attendant avec une impatience croissante que sa prison s'ouvrît, n'avait pas plus de nouvelles que le cabinet français[2]. Ce silence était de bien mauvais augure, et en tout cas il ne permettait pas qu'on dégarnît la frontière, avant de savoir si les Espagnols et les Anglais repasseraient les Pyrénées. Néanmoins, comme on l'a vu, Napoléon avait ordonné au maréchal Suchet d'acheminer 12 mille hommes sur Lyon, au maréchal Soult d'en acheminer 15 mille sur Paris, les uns et les autres en poste. Il y joignit deux des quatre divisions de réserve formées à Bordeaux, Toulouse, Montpellier et Nîmes. Les quatre ne comptaient pas plus de 18 mille conscrits, au lieu de 60 mille qu'on s'était flatté de réunir, mais elles se composaient de cadres excellents, empruntés aux armées d'Espagne. Napoléon se réduit aux deux détachements déjà demandés aux maréchaux Soult et Suchet. Napoléon fit partir pour Paris celle de Bordeaux, forte d'environ 4 mille hommes, et pour Lyon celle de Nîmes, forte de 3 mille. Telle était sa détresse, que de pareilles ressources étaient pour lui d'une véritable importance. Ce qui était envoyé sur Lyon devait servir à composer l'armée d'Augereau; ce qui était dirigé sur Paris devait y grossir ce rassemblement de troupes de toute espèce, jeune garde, bataillons tirés des dépôts, gardes nationales, vieilles bandes d'Espagne, dans lesquelles il comptait puiser à mesure qu'elles seraient prêtes, pour soutenir l'effroyable lutte qui allait s'engager entre la Seine et la Marne. Enfin, il s'occupa de la défense de la capitale.
Projet conçu et toujours négligé de fortifier la capitale. Plus d'une fois, même au milieu de ses plus éclatantes prospérités, Napoléon, par une sorte de prescience qui lui dévoilait les conséquences de ses fautes sans les lui faire éviter, avait cru apercevoir les armées de l'Europe au pied de Montmartre, et, à chacune de ces sinistres visions, il avait songé à fortifier Paris. Puis, emporté par le torrent de ses pensées et de ses passions, il avait prodigué les millions à Alexandrie, à Mantoue, à Venise, à Palma-Nova, à Flessingue, au Texel, à Hambourg, à Dantzig, et n'avait rien consacré à la capitale de la France. S'il s'en fût occupé dans ces temps de prospérité, il eût fait sourire les Parisiens, et le mal n'eût pas été grand: en janvier 1814, il les aurait fait trembler, et aurait augmenté la mauvaise volonté des uns, la consternation des autres. Pourtant, dans son opinion, Paris hors d'atteinte aurait presque garanti le succès de la prochaine campagne, car, si en manœuvrant entre l'Aisne, la Marne, l'Aube, la Seine, qui coulent concentriquement vers Paris, il avait été bien assuré du point commun où elles viennent se réunir, il aurait acquis une liberté de mouvements dont il eût pu, avec son génie, avec la parfaite connaissance des lieux, avec la possession de tous les passages, tirer un avantage immense contre un ennemi embarrassé de sa marche, toujours prêt à se repentir de s'être trop avancé, et l'eût probablement surpris dans quelque fausse position où il l'aurait accablé. Aussi ne cessait-il de penser à l'armement de Paris, mais il craignait l'effet moral d'une telle précaution. Préparatifs secrets pour la défendre avec des ouvrages de campagne. Il avait demandé à un comité d'officiers du génie, chargé de s'occuper extraordinairement des places fortes, un plan pour la défense de la capitale, avec recommandation de garder le secret. Les plans qu'on lui avait proposés exigeant des travaux immédiats et très-apparents, il y avait renoncé, et s'était contenté de choisir d'avance et sans bruit les emplacements où l'on pourrait élever des redoutes, de préparer de grosses palissades, soit pour renforcer l'enceinte, soit pour construire des tambours en avant des portes, de réunir enfin un supplément considérable d'artillerie et de munitions, se réservant au dernier moment, avec le secours de la population et des dépôts, d'organiser une défense opiniâtre de la grande cité qui contenait ses ressources, sa famille, son gouvernement, et la clef de tout le théâtre de la guerre.
Dernières dispositions relatives à la Belgique et à l'Italie. Il ordonna encore quelques autres mesures relatives à la Belgique, à l'Italie, à Murat, au Pape. Mécontent du général Decaen à cause de l'évacuation de Willemstadt, il le remplaça par le général Maison, qui s'était tant distingué dans les dernières campagnes. Il laissa pour instruction à ce dernier de s'établir dans un camp retranché en avant d'Anvers, avec trois brigades de jeune garde, avec les bataillons du 1er corps qu'on aurait eu le temps de former, et de s'attacher à retenir les ennemis sur l'Escaut par la menace de se jeter sur leurs derrières s'ils marchaient sur Bruxelles. Il prescrivit à Macdonald de se replier sur l'Argonne, et de là sur la Marne, avec les 5e et 11e corps, et le 3e de cavalerie. Il manda au prince Eugène de lui envoyer, s'il le pouvait sans compromettre la ligne de l'Adige, une forte division qui, passant par Turin et Chambéry, viendrait renforcer Augereau. Il s'obstina dans le silence gardé envers Murat, lequel devenait tous les jours plus pressant, et menaçait de se joindre à la coalition si on ne lui cédait l'Italie à la droite du Pô. Envoi du Pape à Savone. Enfin, ne sachant que faire du Pape à Fontainebleau, où des coureurs ennemis pouvaient venir l'enlever, et ne voulant pas encore le rendre de peur de compliquer les affaires d'Italie, il le fit partir pour Savone, sous la conduite du colonel Lagorsse, qui avait su en le gardant allier le respect à la vigilance. Les Autrichiens n'ayant pu jusqu'alors ni forcer l'Adige, ni approcher de Gênes, Savone était encore un lieu sûr[3].
L'Impératrice chargée de la régence, sous la direction du prince archichancelier. Ces dispositions terminées, Napoléon résolut de partir. L'Impératrice devait en son absence exercer la régence comme elle l'avait fait pendant la campagne précédente, en ayant le prince archichancelier Cambacérès pour conseiller secret. Joseph était chargé de la seconder, de la remplacer même si elle quittait Paris, car en se proposant de défendre Paris à outrance, Napoléon n'était pas décidé à y laisser sa femme et son fils exposés aux bombes et aux boulets, peut-être même à la captivité, si la coalition parvenait à forcer les défenses improvisées de la capitale. En cas de retraite de l'Impératrice dans l'intérieur de l'Empire, Joseph et les autres frères de Napoléon actuellement réunis à Paris devaient donner l'exemple du courage à la garde nationale, et mourir s'il le fallait pour défendre un trône plus important pour eux que ceux d'Espagne, de Hollande ou de Westphalie, car c'était non-seulement le plus grand, mais le seul qui restât à leur famille.
Appréhensions que M. de Talleyrand inspire à Napoléon. Outre les précautions prises contre l'ennemi extérieur, Napoléon avait songé aussi à en prendre quelques-unes contre l'ennemi intérieur, c'est-à-dire contre les menées tendant à rendre à la France ou la république ou les Bourbons. L'archichancelier Cambacérès, le duc de Rovigo, avaient reçu ordre d'étendre leur surveillance jusque sur les princes de la famille impériale, et en particulier sur certains dignitaires, tels que M. de Talleyrand par exemple, qui ne cessait d'inspirer à Napoléon les plus singulières appréhensions. Quoique privé du plus remuant de ses associés, du duc d'Otrante envoyé en mission auprès de Murat, M. de Talleyrand était fort à craindre. Napoléon voyait distinctement en lui l'homme autour duquel, dans un moment de revers, se grouperaient ses ennemis de toute sorte, pour édifier un nouveau gouvernement sur les débris de l'Empire renversé. Après avoir ressenti un goût fort vif pour M. de Talleyrand, et lui en avoir inspiré un pareil, se sentant privé maintenant du plus sûr moyen de plaire, la prospérité, se rappelant en outre combien il avait blessé en diverses occasions ce grand personnage, il se disait qu'il avait fait tout ce qu'il fallait pour en être haï; il s'y attendait donc, et y comptait. Il le craignait surtout depuis que le nom des Bourbons était prononcé, car bien qu'engagé par sa vie et ses opinions dans la Révolution française, l'ancien évêque d'Autun, aujourd'hui prince et marié, avait une si haute naissance, tant de flexibilité d'esprit, tant de moyens d'être utile à l'ancienne dynastie, que sa paix avec elle ne pouvait être difficile. Napoléon voyait donc en lui un redoutable instrument de contre-révolution. Fausse conduite tenue à l'égard de ce grand personnage. Avec de tels pressentiments, il aurait dû, ou le réduire à l'impuissance de nuire, ou se l'attacher, mais malgré sa force d'esprit et de caractère, Napoléon, comme on fait trop souvent, sommeillant à côté du danger, tint à l'égard de M. de Talleyrand une conduite incertaine: il le laissa libre, grand dignitaire, membre du conseil de régence, et au lieu de le caresser en le laissant si fort, il lui adressa au contraire de sanglants reproches à la veille de le quitter, tant la seule vue de ce personnage l'excitait, l'inquiétait, l'irritait. Il lui dit qu'il le connaissait bien, qu'il n'ignorait pas ce dont il était capable, qu'il le surveillerait attentivement, et qu'à la première démarche douteuse il lui ferait sentir le poids de son autorité. Puis après les plus violentes apostrophes, il s'en tint aux paroles, et se contenta de prescrire au duc de Rovigo la plus rigoureuse surveillance, tant sur M. de Talleyrand que sur quelques autres grands fonctionnaires disgraciés. Le duc de Rovigo n'était pas homme à hésiter quels que fussent ses ordres, mais que faire contre un adversaire habile, qui savait comment se conduire pour ne pas donner prise, qui d'ailleurs était entouré d'une immense renommée, qu'on devait se garder de frapper légèrement, et qui saurait bien trouver le moment où il pourrait tout oser contre un ennemi qui ne pourrait presque plus rien pour sa propre défense?
Napoléon, avant de partir, présente son fils à la garde nationale. Napoléon, à la veille de son départ, voulut voir et haranguer les officiers de la garde nationale à laquelle il allait confier la sûreté intérieure et extérieure de Paris. On avait composé la garde nationale non pas de cette classe populaire, courageuse et robuste, aussi capable de défendre bravement ce qu'on lui confie, que de le renverser maladroitement, mais de gens aisés, ennemis des révolutions, n'ayant pas oublié que Napoléon avait sauvé la France de l'anarchie, quoique lui reprochant de l'avoir précipitée dans une guerre funeste, détestant la république, et ayant peu d'entraînement pour les Bourbons. Napoléon, en voulant disputer les dehors de Paris avec ses soldats, se proposait de laisser à la garde nationale le soin de préserver sa femme et son fils contre un mouvement anarchiste ou royaliste, tenté dans l'intérieur de la capitale. Il reçut donc les officiers de cette garde aux Tuileries, ayant sa femme d'un côté, son fils de l'autre, puis s'avançant au milieu d'eux, leur montrant cet enfant appelé naguère à de si hautes destinées, et aujourd'hui voué peut-être à l'exil, à la mort, il leur dit qu'il allait s'éloigner pour défendre eux et leurs familles, et rejeter hors du territoire l'ennemi qui venait de franchir nos frontières, mais qu'en partant il mettait en dépôt entre leurs mains ce qu'il avait de plus cher après la France, c'est-à-dire sa femme et son fils, et partait tranquille en confiant de pareils gages à leur honneur. La vue de ce grand homme, réduit après tant de merveilles à de telles extrémités, tenant son fils dans ses bras, le présentant à leur dévouement, produisit sur eux la plus vive émotion, et ils promirent bien sincèrement de ne pas livrer à d'autres le glorieux trône de France. Hélas! ils le croyaient! Lequel d'entre eux, en effet, bien que le champ fût ouvert alors à toutes les suppositions, lequel pouvait prévoir en ce moment les scènes si différentes qui se passeraient bientôt dans ces Tuileries, et confondraient la prévoyance non-seulement de ceux qui les occupaient, mais de leurs successeurs, et des successeurs de leurs successeurs!
Adieux de Napoléon à sa femme et à son fils, qu'il ne devait plus revoir. Napoléon partit le lendemain pour Châlons, et en partant, sans savoir qu'il les embrassait pour la dernière fois, serra fortement dans ses bras sa femme et son fils. Sa femme pleurait et craignait de ne plus le revoir. Elle était destinée à ne plus le revoir en effet, sans que les boulets ennemis dussent l'enlever à son affection! On l'eût bien surprise assurément si on lui eût dit que ce mari, actuellement l'objet de toutes ses sollicitudes, mourrait dans une île de l'Océan, prisonnier de l'Europe, et oublié d'elle! Quant à lui, on ne l'eût point étonné, quoi qu'on lui eût prédit, car, extrême abandon, extrême dévouement, il s'attendait à tout de la part des hommes, qu'il connaissait profondément, et avec lesquels il se conduisait néanmoins comme s'il ne les avait pas connus!
FIN DU LIVRE CINQUANTE ET UNIÈME.