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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 17/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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LIVRE CINQUANTE-DEUXIÈME.
BRIENNE ET MONTMIRAIL.

Arrivée de Napoléon à Châlons-sur-Marne le 25 janvier. — Abattement des maréchaux, et assurance de Napoléon. — Son plan de campagne. — Son projet de manœuvrer entre la Seine et la Marne, dans la conviction que les armées coalisées se diviseront pour suivre le cours de ces deux rivières. — Soupçonnant que le maréchal Blucher s'est porté sur l'Aube pour se réunir au prince de Schwarzenberg, il se décide à se jeter d'abord sur le général prussien. — Brillant combat de Brienne livré le 29 janvier. — Blucher est rejeté sur la Rothière avec une perte assez notable. — En ce moment les souverains réunis autour du prince de Schwarzenberg, délibèrent s'il faut s'arrêter à Langres, pour y négocier avant de pousser la guerre plus loin. — Arrivée de lord Castlereagh au camp des alliés. — Caractère et influence de ce personnage. — Les Prussiens par esprit de vengeance, Alexandre par orgueil blessé, veulent pousser la guerre à outrance. — Les Autrichiens désirent traiter avec Napoléon dès qu'on le pourra honorablement. — Lord Castlereagh vient renforcer ces derniers, à condition qu'on obligera la France à rentrer dans ses limites de 1790, et que lui ôtant la Belgique et la Hollande, on en formera un grand royaume pour la maison d'Orange. — Empressement de tous les partis à satisfaire l'Angleterre. — Lord Castlereagh ayant obtenu ce qu'il désirait, décide les cours alliées à l'ouverture d'un congrès à Châtillon, où l'on appelle M. de Caulaincourt pour lui offrir le retour de la France à ses anciennes limites. — La question politique étant résolue de la sorte, la question militaire se trouve résolue par l'engagement survenu entre Blucher et Napoléon. — Le prince de Schwarzenberg vient au secours du général prussien, avec toute l'armée de Bohême. — Position de Napoléon ayant sa droite à l'Aube, son centre à la Rothière, sa gauche aux bois d'Ajou. — Sanglante bataille de la Rothière livrée le 1er février 1814, dans laquelle Napoléon, avec 32 mille hommes, tient tête toute une journée à 100 mille combattants. — Retraite en bon ordre sur Troyes le 2 février. — Position presque désespérée de Napoléon. — Replié sur Troyes, il n'a pas 50 mille hommes à opposer aux armées coalisées, qui peuvent en réunir 220 mille. — En proie aux sentiments les plus douloureux, il ne perd cependant pas courage, et fait ses dispositions dans la prévoyance d'une faute capitale de la part de l'ennemi. — Ses mesures pour l'évacuation de l'Italie, et pour l'appel à Paris d'une partie des armées qui défendent les Pyrénées. — Ordre de disputer Paris à outrance pendant qu'il manœuvrera, et d'en faire sortir sa femme et son fils. — Réunion du congrès de Châtillon. — Propositions outrageantes faites à M. de Caulaincourt, lesquelles consistent à ramener la France aux limites de 1790, en l'obligeant en outre de rester étrangère à tous les arrangements européens. — Douleur et désespoir de M. de Caulaincourt. — Pendant ce temps la faute militaire que Napoléon prévoyait s'accomplit. — Les coalisés se divisent en deux masses: l'une sous Blucher doit suivre la Marne, et déborder Napoléon par sa gauche, pour l'obliger à se replier sur Paris, tandis que l'autre, descendant la Seine, le poussera également sur Paris pour l'y accabler sous les forces réunies de la coalition. — Napoléon partant le 9 février au soir de Nogent avec la garde et le corps de Marmont, se porte sur Champ-Aubert. — Il y trouve l'armée de Silésie divisée en quatre corps. — Combats de Champ-Aubert, de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamp, livrés les 10, 11, 12 et 14 février. — Napoléon fait 20 mille prisonniers à l'armée de Silésie, et lui tue 10 mille hommes, sans presque aucune perte de son côté. — À peine délivré de Blucher, il se rejette par Guignes sur Schwarzenberg qui avait franchi la Seine, et l'oblige à la repasser en désordre. — Combats de Nangis et de Montereau les 18 et 19 février. — Pertes considérables des Russes, des Bavarois et des Wurtembergeois. — Un retard survenu à Montereau permet au corps de Colloredo, qu'on allait prendre tout entier, de se sauver. — Grands résultats obtenus en quelques jours par Napoléon. — Situation complétement changée. — Événements militaires en Belgique, à Lyon, en Italie, et sur la frontière d'Espagne. — Révocation des ordres envoyés au prince Eugène pour l'évacuation de l'Italie. — Renvoi de Ferdinand VII en Espagne, et du Pape en Italie. — La coalition, frappée de ses échecs, se décide à demander un armistice. — Envoi du prince Wenceslas de Liechtenstein à Napoléon. — Napoléon feint de le bien accueillir, mais résolu à poursuivre les coalisés sans relâche, se borne à une convention verbale pour l'occupation pacifique de la ville de Troyes. — Résultat inespéré de cette première période de la campagne.

Janv. 1814. Départ de Napoléon le 25 janvier au matin. Parti le 25 au matin de Paris, Napoléon arriva le même soir à Châlons-sur-Marne. Déjà un grand nombre de fuyards, soldats et paysans, encombraient cette route. Son arrivée à Châlons. Les habitants de Châlons, auxquels sa présence rendait la confiance, criaient beaucoup: vive l'Empereur! mais en y ajoutant: à bas les droits réunis! tant la révolte contre le régime établi commençait à devenir générale. C'était à vrai dire le cri de l'égoïsme local contre le plus nécessaire des impôts que tous les flatteurs du peuple, à quelque classe qu'ils appartiennent, ont également promis d'abolir, sans pouvoir jamais le remplacer, mais qui dans le moment signifiait en réalité: à bas le régime impérial. Seulement les Châlonnais qualifiaient ce régime par ce qui les froissait le plus en leur qualité de vignerons de la Champagne. Napoléon n'y prit garde, se montra doux, serein, accueillant, et les gagna tous par sa tranquille attitude.

Dans quel état d'esprit Napoléon trouve les maréchaux. Berthier l'avait précédé à Châlons. Le vieux duc de Valmy, toujours chargé de l'administration des dépôts, s'y était rendu de son côté. Marmont, Ney y étaient accourus. Ils étaient fort troublés, quoique ordinairement le danger les intimidât peu, mais n'ayant dans les mains que des débris, ils demandaient avec instance des renforts, et se flattaient en voyant arriver Napoléon que ces renforts allaient suivre. Malheureusement il ne leur apportait que lui-même; c'était beaucoup certainement (et on ne tardera pas à en avoir la preuve), mais ce n'était pas assez pour résister à la masse d'ennemis déchaînés contre la France. Ses lieutenants lui dirent que sans doute il amenait des forces à sa suite.—Non, répondit-il avec sang-froid, et après les avoir consternés par cette réponse, il les ranima bientôt par la hardiesse et la profondeur des vues qu'il développa devant eux. Napoléon leur expose la situation avec un rare sang-froid. Il semblait que, débarrassé des soucis amers qui l'accablaient à Paris, et redevenu soldat, il retrouvât en rentrant dans sa profession toute sa sérénité d'âme, au point de découvrir des ressources où personne n'en voyait. Il parla longuement à ses maréchaux, et leur exposa la situation à peu près comme il suit.

Ses forces se réduisaient pour ainsi dire à ce que les maréchaux amenaient avec eux: Victor avait à peu près 7 mille fantassins et 3,500 cavaliers; Marmont 6 mille fantassins et 2,500 cavaliers; Ney 6 mille fantassins. Ces trois maréchaux possédaient en outre 120 bouches à feu assez bien attelées. À douze lieues de là, c'est-à-dire à Arcis-sur-Aube, le général Gérard avait une division de réserve de 6 mille hommes; à dix-huit lieues, c'est-à-dire à Troyes, le maréchal Mortier avait 15 mille soldats de la vieille garde, infanterie et cavalerie, ce qui portait ces divers rassemblements à 46 ou 47 mille hommes. Lefebvre-Desnoëttes arrivait avec la cavalerie légère de la garde, comptant 3 mille chevaux, et avec quelques mille hommes d'infanterie, soit jeune garde, soit bataillons tirés des dépôts, ce qui supposait en total cinquante et quelques mille hommes dans la partie la plus menacée du territoire, non compris, il est vrai, la seconde division de réserve qui s'organisait sous le général Hamelinaye à Troyes, la cavalerie qui se formait sur la Seine sous Pajol, et les rassemblements de gardes nationales. C'était bien peu assurément contre les 220 ou 230 mille soldats éprouvés qui marchaient contre la capitale, sans parler de ceux qui devaient survenir bientôt. À Paris se formaient encore deux divisions de jeune garde, et quelques nouveaux bataillons de ligne; sur la route de Bordeaux s'avançaient plusieurs divisions d'Espagne, et Macdonald enfin arrivait par les Ardennes avec une douzaine de mille hommes. Mais ces renforts devaient être plus que surpassés par ceux que l'ennemi attendait, et pour le premier moment, pour le premier choc, on avait 50 mille hommes contre 230 mille. Napoléon ne dit pas toute la vérité à ses lieutenants, de peur de les décourager, mais il ne s'en éloigna guère. Napoléon leur montre qu'il reste, dans la manière dont se présente l'ennemi, dans la nature des lieux, d'heureuses combinaisons à opposer aux coalisés, et que rien n'est encore perdu. Néanmoins il n'y avait pas à s'épouvanter selon lui. L'ennemi était nombreux, mais divisé, et il était impossible qu'il ne commît pas de grandes fautes dont on se hâterait de tirer parti. Il s'avançait par deux routes, celle de l'est, de Bâle à Paris, celle du nord-est, de Mayence à Paris, et il était difficile qu'il fît autrement, ayant à lier ses opérations avec les troupes agissant dans les Pays-Bas. Indépendamment de cette séparation obligée entre l'armée de Blucher, ancienne armée de Silésie, et celle de Schwarzenberg, ancienne armée de Bohême, l'ennemi s'était encore fractionné par des motifs secondaires. Blucher avait laissé des troupes au blocus de Mayence et de Metz; les colonnes de Schwarzenberg étaient fort éloignées les unes des autres; celle de Bubna avait pris par Genève, celle de Colloredo venait par Auxonne et la Bourgogne, celle de Giulay et du prince de Wurtemberg par Langres et la Champagne, celle de de Wrède par l'Alsace. Enfin celle de Wittgenstein se trouvait aux environs de Strasbourg. Il y avait encore quelques détachements autour de Besançon, Béfort, Huningue, etc. Il n'était pas possible que tant de corps épars fussent dirigés avec assez d'intelligence pour être concentrés à propos sur le point où ils auraient à combattre. D'ailleurs la configuration des lieux allait les induire elle-même à commettre les fautes dont on espérait profiter.

Lorsqu'on s'avance vers la capitale de la France soit par le nord-est, soit par l'est, on arrive, après avoir passé la Meuse ou la Saône, au bord d'un bassin dont Paris est le centre, et vers lequel coulent la Marne et la Seine, formant un angle dont les côtés viennent se réunir à un sommet commun, qui est Paris. (Voir les cartes nos 61 et 62.) Blucher suivait en ce moment un côté de cet angle, en se portant vers Saint-Dizier sur la Marne; Schwarzenberg suivait l'autre en poursuivant Mortier le long de la Seine. C'était le cas de se jeter rapidement sur l'un d'eux, n'importe lequel, avec les forces qu'on pourrait réunir. Aux 25 mille hommes de Ney, Victor et Marmont, Napoléon allait ajouter le détachement de Lefebvre-Desnoëttes avec une immense quantité d'artillerie. Il pouvait, après avoir remonté la Marne jusqu'à Saint-Dizier, se rabattre promptement sur sa droite, attirer à lui Gérard et Mortier, et fondre avec 50 mille hommes sur la colonne de Schwarzenberg. Il était probable qu'on aurait là un succès. Ce premier avantage arrêterait la marche si confiante des coalisés. Si la guerre se prolongeait, on pourrait en manœuvrant bien dans cet angle formé par la Seine et la Marne, avoir d'autres succès, peut-être considérables. D'une part, le duc de Valmy allait faire occuper les divers passages de la Marne, en levant les gardes nationales et en barricadant tous les ponts; de l'autre Pajol, avec la cavalerie et les gardes nationales, allait prendre les mêmes précautions sur la Seine, et pousser ses opérations sur l'Yonne, qui en est pour ainsi dire un bras détaché. Entre ces deux lignes de la Marne et de la Seine se trouve une ligne intermédiaire, celle de l'Aube, qui multiplie les difficultés pour l'attaquant, et les moyens de résistance pour l'attaqué. L'ennemi amené tantôt par choix, tantôt par nécessité, à se partager entre ces diverses rivières, n'en possédant pas les passages que nous occuperions exclusivement, fournirait mille occasions de le battre, qu'il faudrait promptement saisir, et on pouvait s'en fier de ce soin à Napoléon. Pendant ce temps arriveraient des troupes d'Espagne et de l'intérieur, la population ranimée par le succès reprendrait courage, Augereau remonterait de Lyon sur Besançon, et inquiéterait l'ennemi sur ses derrières; les commandants de nos places exécuteraient de fréquentes sorties contre les faibles corps qui les bloquaient, et si la fortune n'était pas absolument contraire, on aurait quelque bonne journée, et Caulaincourt, ainsi secondé, finirait par signer une paix honorable. Tout n'était donc pas perdu! s'écriait Napoléon. La guerre présentait tant de chances diverses quand on savait persévérer! Il n'y avait de vaincu que celui qui voulait l'être! Sans doute on aurait des jours difficiles; il faudrait quelquefois se battre un contre trois, même un contre quatre; mais on l'avait fait dans sa jeunesse, il fallait bien savoir le faire dans son âge mûr. D'ailleurs, de tous les débris de l'ancienne armée, on avait conservé une excellente et nombreuse artillerie, au point d'avoir cinq ou six pièces par mille hommes. Les boulets valaient bien les balles. On avait eu toutes les gloires; il en restait une dernière à acquérir qui complète toutes les autres et les surpasse, celle de résister à la mauvaise fortune, et d'en triompher; après quoi on se reposerait dans ses foyers, et on vieillirait tous ensemble dans cette France, qui, grâce à ses héroïques soldats, après tant de phases diverses, aurait sauvé sa vraie grandeur, celle des frontières naturelles, et de plus une gloire impérissable.

La confiance et les vues profondes de Napoléon raniment ses lieutenants. En disant ces nobles choses, Napoléon se montrait serein, caressant, rajeuni, paraissait croire tout ce qu'il disait (et en croyait en effet une partie), tant son génie entrevoyait de chances cachées à d'autres. Il finit ainsi par communiquer à ses lieutenants quelque chose de sa confiance, et les laissa moins abattus qu'il ne les avait trouvés. Le plus animé en ce moment, celui qui manifestait les meilleures dispositions, était Marmont. Ney était triste. Le héros de la Moskowa semblait ne pas s'être remis encore de la journée de Dennewitz.

Ordres pour occuper tous les passages de la Marne, de l'Aube et de la Seine. Dans la nuit même, Napoléon sans prendre de repos, ordonna au duc de Valmy de réunir à Châlons les détachements qui se repliaient, à l'exception des dépôts qui devaient continuer leur marche sur Paris, de lever partout les gardes nationales, et de barricader les bourgs et les villes qui avaient des ponts sur la Marne. Il enjoignit également à Macdonald qui achevait son mouvement rétrograde, de s'arrêter à Châlons pour garder le cours de la Marne. (Voir la carte no 62.) Il prescrivit à Mortier de quitter Troyes, de se réunir à Gérard sur l'Aube, ligne intermédiaire, comme nous l'avons dit, entre la Seine et la Marne, et de s'y tenir prêts ou à le recevoir ou à venir à lui; à Pajol de bien veiller sur les ponts de la Seine et de l'Yonne, tels que Nogent, Montereau, Sens, Joigny, Auxerre, et de courir assez à droite avec sa cavalerie pour intercepter les partis qui essayeraient de pénétrer jusqu'à la Loire.

Napoléon rentre de vive force dans Saint-Dizier. Le lendemain matin 26, Napoléon se porta sur Vitry. Lefebvre-Desnoëttes l'avait rejoint. Avec Lefebvre, Marmont, Ney, Victor, il avait en tout 33 à 34 mille hommes. L'ennemi occupait Saint-Dizier. Napoléon ordonna à Victor de l'en chasser, ce qui fut exécuté avec la plus rare vigueur. La présence de Napoléon avait ranimé tous les courages. On rentra à Saint-Dizier après avoir fait quelques prisonniers qui appartenaient au corps russe de Landskoi. Voici ce qui se passait du côté des coalisés.

Ce qui se passait chez les coalisés au moment de l'arrivée de Napoléon sur la haute Marne. Fatigué d'attendre lord Castlereagh, et malgré le désir de lui parler le premier, Alexandre, qui avait la prétention d'être nécessaire partout, et qui était souvent utile en bien des endroits, avait voulu suivre le grand quartier général, disant que sans lui on se brouillerait, et qu'on ne commettrait que des fautes. Il s'était rendu à Langres, où les souverains et les ministres alliés l'avaient accompagné. Une partie considérable de l'armée du prince de Schwarzenberg était répandue entre la haute Marne et l'Aube supérieure, entre Chaumont et Bar-sur-Aube (voir la carte no 62), attendant Blucher qui arrivait par Saint-Dizier. Là on s'était mis à délibérer, et il le fallait pour se conformer aux divisions établies par M. de Metternich entre les diverses périodes de la guerre. On avait en effet accompli la première période qui consistait à s'avancer jusqu'au Rhin, plus la seconde qui consistait à s'avancer jusqu'au delà des Vosges et des Ardennes, et il restait à accomplir la troisième, la plus difficile, celle de marcher sur Paris. Ayant franchi les deux premières périodes de la guerre, les coalisés délibèrent avant d'entreprendre la troisième, qui doit consister à marcher sur Paris. Les avis étaient fort partagés sur cette troisième période, et on comptait sur lord Castlereagh, qui venait enfin d'arriver, pour résoudre la question. Provisoirement, pour ne pas prolonger un silence inconvenant envers M. de Caulaincourt, on lui avait assigné Châtillon-sur-Seine comme lieu des futures négociations. On avait eu beaucoup de peine à obtenir cette concession d'Alexandre qui déjà inclinait à ne plus traiter qu'à Paris même. Châtillon-sur-Seine désigné comme lieu où doit se réunir le futur congrès. Mais ce qui avait contribué à le faire céder, c'était le lieu du nouveau congrès qu'il avait voulu choisir en France, pour infliger à Napoléon l'humiliation de traiter au sein de ses provinces envahies. En même temps les diverses armées tendaient à se rapprocher. Tandis que l'armée du prince de Schwarzenberg était répandue autour de Langres, Blucher après avoir quitté Nancy, avait traversé Saint-Dizier, y avait laissé le détachement russe de Landskoi pour donner à croire qu'il descendait sur Châlons en suivant la Marne, et au contraire avait quitté la Marne pour courir sur l'Aube, afin de se joindre à Schwarzenberg, d'entraîner la grande armée par sa présence, de faire cesser ses hésitations, et de décider une marche hardie sur Paris. Ayant laissé le corps du comte de Saint-Priest vers Coblentz, une partie du corps de Langeron devant Mayence, celui d'York devant Metz, il arrivait avec le corps de Sacken et le reste de celui de Langeron. L'avant-garde de Wittgenstein commandée par Pahlen, s'étant trouvée sur sa route, il l'avait recueillie, et amenait ainsi avec lui trente et quelques mille hommes. Pendant ce temps, Blucher à la tête de 30 mille hommes, se porte à Bar-sur-Aube pour se joindre au prince de Schwarzenberg et prendre part à la délibération. Il venait de défiler transversalement de la Marne à l'Aube, au moment même où Napoléon touchait à Saint-Dizier. La Marne dans cette partie supérieure de son cours, c'est-à-dire à la hauteur de Saint-Dizier, n'est qu'à dix ou douze lieues de l'Aube.

Telle était la situation des coalisés le 27 janvier au soir, quand Napoléon entra dans Saint-Dizier. Il apprit là par les prisonniers, par les gens du pays interrogés avec un art que lui seul possédait, que Blucher à la tête d'environ trente mille hommes avait passé devant lui, pour aller probablement se réunir à la colonne qui poursuivait Mortier sur l'Aube. Il n'hésita pas un instant et résolut de s'attacher à ses pas, et de le suivre sans relâche jusqu'à ce qu'il l'eût rejoint et battu. Placé sur ses communications, interceptant les secours qui pouvaient lui arriver des corps laissés en arrière, ayant de plus la possibilité de l'atteindre avant sa réunion à Schwarzenberg, il avait toute chance de le trouver en mauvaise position et d'en tirer grand parti.

Napoléon se décide à poursuivre Blucher. Napoléon aurait pu en remontant la Marne jusqu'à Joinville, gagner une bonne chaussée qui par Doulevent et Soulaines aboutissait sur l'Aube vers Brienne; mais c'était perdre une journée. (Voir la carte no 62.) Il aima mieux se jeter tout de suite sur sa droite par un chemin de traverse qui aboutissait directement sur l'Aube à la hauteur de Brienne. C'était un pays de bois et de vallons qu'il était possible de franchir en deux marches. Il recommanda au maréchal Mortier et au général Gérard de rester sur l'Aube, et de s'y maintenir pendant qu'il s'occupait de les rejoindre. Par la chaussée de Joinville à Doulevent qu'il ne voulait pas prendre lui-même, il dirigea ce qui était arrivé du corps de Marmont, avec la division Duhesme du corps de Victor, et il y ajouta les dragons de Briche pour battre le pays, et intercepter la route de Nancy par laquelle pouvaient survenir les troupes de Blucher demeurées en arrière. Marche de la Marne à l'Aube par la route de Montierender. Avec Victor, Ney, toute la cavalerie, environ 17 ou 18 mille hommes, il marcha sur Brienne par le chemin de traverse d'Éclaron à Montierender. Les jours précédents il avait gelé; le 28, jour de cette première marche, il pleuvait. On eut une extrême difficulté à franchir ces chemins, qui ne servaient qu'à l'exploitation des bois. Heureusement l'artillerie était bien attelée; d'ailleurs avec le secours des gens du pays, qui prêtaient volontiers leurs bras et leurs chevaux, on arriva, quoique fort tard, à Montierender. En traversant Éclaron on trouva les habitants désolés des ravages que l'ennemi avait déjà exercés chez eux. Après les résolutions modérées qu'ils avaient affichées en entrant en France, les coalisés étaient revenus aux mœurs de la guerre, que la barbarie chez les Russes, une haine aveugle chez les Prussiens, rendaient encore plus cruelles que de coutume. Ils pillaient et ravageaient par goût quand ce n'était pas par besoin. Les paysans consternés avaient adressé leurs plaintes à Napoléon, qui leur accorda quelques secours sur son trésor. Il leur promit en outre de faire reconstruire leur église, qui avait été détruite.

Arrivée de Napoléon devant Brienne. Le lendemain 29 on partit de Montierender pour Brienne. On eut comme la veille beaucoup de peine à s'avancer sur les chemins défoncés par les pluies. Enfin, vers trois ou quatre heures de l'après-midi, Grouchy qui commandait la cavalerie de l'armée, et Lefebvre-Desnoëttes celle de la garde, en débouchant du bois d'Ajou, découvrirent dans une plaine légèrement ondulée la cavalerie du comte Pahlen, appuyée par quelques bataillons légers de Scherbatow. Un peu plus loin on apercevait la petite ville de Brienne, avec son château bâti sur une éminence et entouré de bois. L'Aube coulait au delà. Des troupes nombreuses se montraient le long de l'Aube, et elles paraissaient rebrousser chemin. Voici ce que signifiaient ces divers mouvements.

Il rencontre Blucher, qui s'étant avancé jusqu'à Arcis, se hâte de rétrograder vers Bar-sur-Aube. Blucher parvenu à Bar-sur-Aube, petite ville située sur la rivière de l'Aube fort au-dessus de Brienne, s'était imaginé que Mortier cherchait à passer cette rivière pour se réunir à Napoléon vers la Marne, et il avait résolu de l'en empêcher. En conséquence, il s'était porté sur Brienne, Lesmont et Arcis, dans l'intention de couper les ponts de l'Aube. (Voir la carte no 62.) Mais informé de l'apparition de Napoléon, il s'était hâté de revenir sur ses pas, et en ce moment il traversait, à la tête du corps de Sacken, la ville de Brienne, pour remonter vers Bar-sur-Aube. Afin de couvrir ce mouvement, le comte Pahlen, avec sa cavalerie et quelques bataillons légers du prince Scherbatow, observait la plaine et la lisière des bois par lesquels devait déboucher l'armée française. Le général Olsouvieff gardait les approches de Brienne, que traversait, en rétrogradant sur Bar, le grand parc d'artillerie des Prussiens.

Dès qu'il reconnut les escadrons du comte Pahlen, Lefebvre-Desnoëttes s'élança sur eux avec sa cavalerie légère, et les força de se replier sur les bataillons de Scherbatow formés en carré. La cavalerie russe vint en effet s'abriter derrière ces bataillons, et se placer à droite de la ligne ennemie, en face de notre gauche. Position de Blucher en avant de Brienne. Pendant ce temps, Olsouvieff s'était déployé en avant de la ville, et le corps de Sacken, arrêté dans sa marche rétrograde, était venu prendre position à côté d'Olsouvieff, afin de protéger Brienne, qu'il importait de bien occuper pour que le parc d'artillerie prussien pût défiler en sûreté.

L'infanterie française étant encore engagée dans les bois, Napoléon fut réduit à canonner la ligne russe, que ses cavaliers ne pouvaient entamer, et on se borna ainsi pendant plus de deux heures à un échange de boulets qui ne laissait pas que d'être assez meurtrier. Enfin, Ney et Victor commençant à déboucher, Napoléon ordonna d'attaquer sur-le-champ. Victor avait laissé la division Duhesme à Marmont, et Ney n'avait que deux faibles divisions de la garde; nous disposions ainsi tout au plus de 10 à 11 mille hommes d'infanterie, et de 6 mille de cavalerie. Combat de Brienne livré le 29 janvier. Blucher avait 30 mille hommes au moins. Napoléon n'hésita pas toutefois, car on ne comptait plus les ennemis et au contraire on comptait les heures. Il poussa Ney en deux colonnes directement sur Brienne, tandis qu'il dirigeait par sa droite une brigade du corps de Victor sur le château de Brienne, et qu'il portait vers sa gauche le reste de ce corps, de manière à menacer la route de Brienne à Bar, ce qui devait déterminer la retraite de Blucher.

Ces dispositions eurent tout d'abord le succès désiré. Nous avions bien peu de vieilles troupes; la jeune garde ne comprenait que des conscrits à peine vêtus, et n'ayant jamais tiré un coup de fusil. On les appelait des Marie-Louise, du nom de la régente, sous laquelle ils avaient été levés et organisés. Mais ils étaient placés dans de vieux cadres, et conduits par le maréchal Ney. Ces jeunes gens supportèrent un feu violent sans en être ébranlés, et forcèrent l'infanterie russe à se replier sur Brienne, quoique trois fois plus nombreuse qu'eux. Malheureusement un accident survenu à notre aile gauche ralentit ce succès. Vers cette aile, la faible colonne de Victor, que Napoléon avait dirigée sur la route de Bar afin de menacer la ligne de retraite de Blucher, s'était trouvée en face de la cavalerie russe ramenée tout entière de ce côté, tandis que la nôtre était au côté opposé. Abordée brusquement par plusieurs milliers de cavaliers, l'infanterie de Victor éprouva une sorte de surprise et fut contrainte de rétrograder. Napoléon, qui était au milieu d'elle, courut le plus grand danger, et vit enlever sous ses yeux quelques pièces d'artillerie. Ce mouvement rétrograde de notre gauche arrêta l'essor de Ney. Mais en ce moment la brigade détachée de Victor sur la droite avait tourné Brienne, pénétré à travers le parc du château, assailli et enlevé le château lui-même. Elle avait failli prendre Blucher avec son état-major, et elle captura le fils du chancelier de Hardenberg. De notre côté nous perdîmes le brave contre-amiral Baste, des marins de la garde, qui dans cette journée termina une vie héroïque par une mort glorieuse. La conquête de cette position dominante causa un fort ébranlement parmi les Russes. Ney alors les poussa vivement, entra dans Brienne à leur suite, et emporta la ville à l'instant même où l'artillerie de l'ennemi achevait de la traverser. Blucher, piqué du résultat de cette première rencontre, craignant pour la queue de son parc d'artillerie, voulut faire un dernier effort pour reprendre Brienne et l'occuper au moins pendant quelques heures. Il exécuta en effet vers dix heures du soir une attaque furieuse contre la ville et le château, à la tête de l'infanterie de Sacken. L'attaque sur la ville, favorisée par la nuit, eut un commencement de succès contre nos jeunes troupes surprises de ce retour offensif. Mais un brave officier, le chef de bataillon Enders, qui gardait le château avec un bataillon du 56e, culbuta les assaillants dans la ville, et ceux-ci reçus par nos soldats qui étaient revenus de leur trouble, furent tous tués ou pris. Ce succès ranima notre élan; on poussa l'infanterie de Sacken hors de la ville, et notre artillerie qui était nombreuse, tirant aussi juste que l'obscurité le permettait, couvrit les Russes de mitraille.

Il était onze heures du soir lorsque ce combat fut terminé. La confusion était si grande que Napoléon ne crut pas pouvoir prendre gîte au château. Il coucha dans un village voisin, se trouva un moment entouré de Cosaques en regagnant son bivouac, et fut sur le point d'être enlevé. Berthier, précipité dans la boue, en fut retiré tout meurtri.

Le lendemain matin on vit plus clair dans la position. On sut qu'on avait eu affaire à plus de trente mille hommes, et que Blucher se retirait dans la vaste plaine qui s'étend au delà de Brienne, sur la route de Bar-sur-Aube. On le suivit avec une centaine de bouches à feu, et on le cribla de boulets jusqu'au village de la Rothière où il s'arrêta.

Résultats du combat de Brienne. Ce combat était fort honorable pour nos jeunes soldats, qui se battant dans la proportion d'un contre deux, avaient fini par l'emporter sur les plus vieilles bandes de la coalition, menées par le plus brave de ses généraux. Malheureusement ce n'était pas un contre deux, mais un contre cinq qu'il faudrait bientôt se battre pour tâcher de sauver la France! L'ennemi avait laissé dans nos mains environ 4 mille hommes morts ou blessés. Nous en avions près de 3 mille hors de combat. Mais le champ de bataille étant à nous, les blessés n'étaient pas de notre côté des hommes perdus. L'effet moral importait plus encore que le résultat matériel. Nos soldats, démoralisés lorsque Napoléon les avait rejoints à Châlons, commençaient à recouvrer leur courage en le voyant, en se retrouvant au feu avec lui, et en reprenant sous sa forte impulsion l'habitude de vaincre.

Bien que Napoléon n'eût pas obtenu tous les avantages qu'il avait espérés d'une irruption soudaine au milieu des corps dispersés de la coalition, toutefois il lui avait fait sentir sa présence, il lui avait appris que ce n'était pas sans coup férir qu'elle arriverait à Paris, comme elle s'en était flattée d'après la facilité de ses premiers mouvements, et il s'était posé entre elle et la capitale de manière à lui en barrer le chemin. La position de Brienne était dans cette vue parfaitement choisie.

Configuration des vallées de la Marne, de l'Aube et de la Seine, et combinaisons auxquelles elles peuvent donner lieu. La rivière de l'Aube sur laquelle Napoléon venait de s'arrêter par suite de l'occupation de Brienne, divise en deux, comme nous l'avons dit, l'espace qui s'étend de la Marne à la Seine. (Voir la carte no 62.) Placé sur l'Aube, Napoléon était presque à égale distance de la Marne et de la Seine, pouvant en deux petites marches se porter ou sur l'une ou sur l'autre, afin d'arrêter l'ennemi qui voudrait s'avancer sur Paris par la route de Châlons ou par celle de Troyes. Ayant à Brienne le gros de ses forces, ayant de plus un rassemblement à Châlons et un à Troyes, maître de renforcer alternativement l'un ou l'autre, et résigné dans tous les cas à se battre contre des forces infiniment supérieures, il était certain d'arriver toujours à temps sur celle des deux routes qui serait la plus menacée. Que l'ennemi voulût sortir de cet angle pour porter le théâtre de la guerre au delà de la Marne, ou au delà de la Seine, c'était peu probable. Blucher, en effet, était obligé de rester lié avec les troupes qui opéraient vers la Belgique, comme Schwarzenberg avec celles qui opéraient vers la Suisse, de manière qu'ils avaient chacun un lien, Blucher vers le nord, Schwarzenberg vers l'est. Devant en outre, sous peine des plus grands périls, ne pas trop s'éloigner l'un de l'autre, ils étaient inévitablement contraints de suivre, Blucher la Marne, Schwarzenberg la Seine, à moins qu'ils ne se réunissent pour marcher en une seule colonne sur Paris.

C'est d'après cet état de choses, profondément étudié, que Napoléon arrêta ses dispositions. En ce moment les deux colonnes ennemies semblaient n'en faire qu'une, qui avait Troyes et les bords de la Seine pour direction naturelle. Position que Napoléon occupe à Troyes, Brienne et Châlons. Napoléon s'occupa donc de former vers Troyes son principal rassemblement. Par ce motif il renvoya le maréchal Mortier avec la vieille garde d'Arcis sur Troyes. Il plaça le général Gérard avec la division Dufour, la première de réserve, à Piney, moitié chemin de Brienne à Troyes. On doit se souvenir qu'à Troyes même la seconde division de réserve avait commencé à se former sous le général Hamelinaye, et qu'elle n'était forte encore que de 4 mille hommes. Napoléon ordonna de la compléter le plus tôt possible à 8 mille, et de la renforcer en attendant de toutes les gardes nationales de la Bourgogne. Avec Hamelinaye et Gérard, qui comptaient 12 mille hommes, avec la vieille garde qui en comprenait 15 mille, le maréchal Mortier pouvait disposer de 27 mille hommes. Napoléon espérait lui adjoindre sous peu de jours les 15 mille hommes venant en poste d'Espagne, ce qui devait former une masse d'environ 40 mille hommes, dont 30 des meilleures troupes qui fussent au monde. En se réunissant à Mortier avec les 25 mille qu'il avait sous la main, et il le pouvait en une bonne marche, il aurait 65 mille hommes à opposer à la grande armée de Schwarzenberg, ce qui, dans sa situation, était une force considérable, et, à la manière dont il se battait, presque suffisante pour disputer le terrain. Forces que Napoléon s'efforce de réunir dans ces positions. Il donna en même temps de nouveaux soins à la défense de la Seine et de l'Yonne, et réitéra l'ordre d'envoyer à Pajol, outre la petite réserve de Bordeaux qui arrivait par Orléans, toute la cavalerie disponible à Versailles. Pajol devait avec ces moyens garder Montereau, Sens, Joigny, Auxerre, et pousser ses partis de cavalerie par le canal de Loing jusqu'à la Loire, de façon à surveiller toute tentative de Schwarzenberg en dehors du cercle présumable de ses opérations.

Vers le côté opposé, c'est-à-dire vers la Marne, Napoléon renouvela l'ordre au maréchal Macdonald de se porter à Châlons avec tout ce qu'il ramenait des provinces rhénanes, au duc de Valmy de réunir à la Ferté-sous-Jouarre, à Meaux, à Château-Thierry, les gardes nationales qu'on aurait eu le temps de réunir, de barricader les ponts de ces diverses villes, et d'y amasser les denrées alimentaires du pays. En cet endroit les forces étaient moindres; mais Blucher seul pouvait s'y montrer s'il se séparait de Schwarzenberg, et dans ce cas Napoléon ayant les yeux sur lui comme un chasseur sur sa proie, était prêt à le suivre pour le prendre en queue ou en flanc. En même temps il réitéra ses instances pour qu'on organisât à Paris de nouveaux bataillons, à Versailles de nouveaux escadrons, afin d'ajouter promptement 15 mille hommes aux 25 mille qu'il avait directement sous la main. Ses espérances. S'il en arrivait là, il était à peu près en mesure de tenir tête à tous ses ennemis, car se joignant à Mortier vers Troyes avec 40 mille hommes, il le portait à 80 mille, se joignant vers Châlons à Macdonald, il le portait à 55 mille, et c'était presque assez, soit contre Schwarzenberg, soit contre Blucher. Napoléon s'appliqua aussi à tracer la route militaire de l'armée, depuis Paris jusqu'aux bords de l'Aube, et il décida qu'elle passerait par la Ferté-sous-Jouarre, Sézanne, Arcis et Brienne (voir la carte no 62), direction la plus centrale, et sur laquelle il fit rassembler des ressources de toute espèce. Prévoyant qu'il aurait bien des fois à manœuvrer de l'Aube à la Marne, il prescrivit d'entourer Sézanne de palissades, et d'y former un vaste magasin de denrées et de munitions de guerre. À Brienne même où il était campé, il assit sa position de la manière la mieux adaptée au terrain. Il établit à Dienville sur l'Aube sa droite qui devait se composer de la division Ricard détachée de Marmont, et de Gérard qui en cas d'attaque avait ordre d'accourir de Piney à Dienville. (Voir la carte no 62, et le plan détaillé des environs de Brienne, carte no 63.) Il établit son centre, consistant dans les troupes de Victor, au village de la Rothière, au milieu d'une plaine que traversait la grande route, avec la garde en réserve; il plaça enfin sa gauche, composée du corps de Marmont, à Morvilliers, le long d'un coteau assez élevé en avant du bois d'Ajou. Il enjoignit à chaque chef de corps, à Marmont notamment, de s'entourer d'ouvrages de campagne, pour compenser notre infériorité numérique dans le cas très-probable d'une attaque prochaine. Ainsi campé sur l'Aube, presque à égale distance des deux routes que la coalition devait être tentée de suivre, il attendait deux choses, premièrement que ses moyens achevassent de s'organiser, secondement que l'ennemi commît quelque grosse faute. Cette dernière chance il était loin d'en désespérer, connaissant bien ses adversaires, et il regardait la situation comme fort améliorée depuis le combat de Brienne. Il l'écrivait ainsi à sa femme, à Joseph, à l'archichancelier Cambacérès, aux ducs de Feltre et de Rovigo, pour qu'à Paris on le dît à tout le monde, pour qu'on se rassurât, et qu'on s'occupât avec plus de zèle des diverses créations qu'il avait ordonnées[4].

Questions qui s'agitaient au camp des alliés pendant que Napoléon était à Brienne. Pendant ce temps, de graves questions s'agitaient au camp des coalisés, questions à la fois politiques et militaires. La question politique consistait à savoir si on traiterait avec Napoléon, la question militaire si on s'arrêterait à Langres, ou si on entreprendrait tout de suite la troisième période de la guerre, avant de s'être assuré par quelques pourparlers que la paix était impossible. Naturellement le parti des esprits ardents, à la tête duquel étaient les Prussiens et Alexandre, par les motifs que nous avons rapportés, ne voulait ni traiter ni s'arrêter. Le parti modéré, à la tête duquel étaient les Autrichiens et quelques hommes sages des diverses nations coalisées, voulait le contraire. Arrivée de lord Castlereagh. C'était à lord Castlereagh, arrivé enfin au quartier général, qu'il appartenait de prononcer.

Chacun disposé à complaire au ministre anglais, pour l'attirer à soi. Chacun pour l'attirer lui avait concédé d'avance l'objet principal de ses vœux, c'est-à-dire la création du royaume des Pays-Bas, ce qui procurait à l'Angleterre l'avantage d'ôter Anvers à la France, de placer les embouchures des fleuves sous une main capable de les défendre, et enfin de pouvoir demander à la Hollande en retour de si beaux dons, le cap de Bonne-Espérance, qui est le Gibraltar de la mer des Indes, comme l'île de France en est l'île de Malte. Lord Castlereagh se présente avec trois vœux bien prononcés: la constitution du royaume des Pays-Bas, le mariage de la princesse Charlotte avec le prince d'Orange, et le silence sur le droit maritime. Lord Castlereagh avait à faire à ses alliés une autre confidence dont il éprouvait quelque embarras à parler, c'était un projet de mariage entre la princesse Charlotte, héritière du sceptre d'Angleterre, et l'héritier de la maison d'Orange, projet qui en tout autre temps aurait soulevé les plus grandes oppositions. Cependant Alexandre avait accueilli ces ambitions britanniques avec le sourire qu'il accordait à toutes les passions dont il recherchait l'alliance, et s'était montré prêt à consentir sans exception aux vœux de l'Angleterre. Ce projet exigeait de l'Autriche un sacrifice personnel, celui des Pays-Bas autrichiens, car, dans ce retour universel au passé, les Pays-Bas auraient dû lui revenir. Mais en fait de Pays-Bas, elle aimait mieux ceux d'Italie, c'est-à-dire Venise, et elle avait donné son assentiment aux vues de l'Angleterre, après avoir acquis toutefois la certitude qu'elle serait dédommagée de son sacrifice en Italie. Il était un dernier point sur lequel lord Castlereagh apportait un vœu formel, c'est qu'il ne fût pas question du droit maritime. Le croirait-on? Dans cette réunion où se trouvaient des puissances qui aspiraient à former une marine, on s'occupait à peine du droit maritime, et on le regardait comme affaire particulière regardant tout au plus la France et l'Angleterre, et naturellement devant être réglée au gré de la dernière. La Russie et l'Autriche disposées à condescendre aux vœux du ministre britannique. Ainsi tout avait été concédé à lord Castlereagh, royaume des Pays-Bas, union par mariage entre ce royaume et celui d'Angleterre, et enfin silence de l'Europe civilisée sur la législation des mers.

Lord Castlereagh ayant obtenu ce qu'il souhaite, devient sur-le-champ raisonnable, et se prononce pour la paix avec Napoléon, mais sur la base des frontières de 1790. Ces concessions faites, restait à savoir pour qui se prononcerait lord Castlereagh, entre ceux qui désiraient la paix, et ceux au contraire qui demandaient la guerre à outrance. Une fois rassasié, le puissant Anglais était redevenu parfaitement raisonnable, et, par exemple, sur la question de traiter ou de ne pas traiter avec Napoléon, il avait été à la fois sensé et habile.

Au fond cette question signifiait qu'on ne voulait plus avoir affaire à Napoléon, et qu'on était résolu à le détrôner pour substituer une autre dynastie à la sienne. Or c'était pour lord Castlereagh une difficulté, soit par rapport à l'Angleterre soit par rapport à l'Autriche. On avait longtemps reproché, comme nous l'avons déjà dit, aux ministres anglais, élèves et successeurs de M. Pitt, de soutenir contre la France une guerre de dynastie, et ils avaient pris une telle habitude de s'en défendre devant le Parlement, qu'ils s'en défendaient encore, même quand le peuple anglais lui-même, encouragé par le succès, n'était plus disposé à leur en faire un reproche. Quant à l'Autriche, c'était embarrasser beaucoup l'empereur François que de lui dire brutalement qu'on le menait à Paris pour détrôner sa fille. De plus, si la vacance du trône de France donnait à lord Castlereagh l'espérance d'y voir monter les Bourbons, dont il désirait vivement la restauration, elle lui faisait craindre Bernadotte, vers lequel l'empereur Alexandre paraissait singulièrement porté, depuis les liaisons que l'entrevue d'Abo et la question de Norvége avaient fait naître entre les cours de Russie et de Suède.

Ses motifs pour opiner de la sorte. Par tous ces motifs, lord Castlereagh pensait sagement qu'il fallait ne rien précipiter, et laisser le rétablissement des Bourbons naître de la situation même, sans vouloir substituer l'action des hommes à celle des événements. Il dit aux deux partis qu'on avait publiquement offert à Napoléon de négocier, que refuser maintenant d'envoyer des plénipotentiaires non-seulement à Manheim, lieu indiqué par la France, mais à Châtillon, lieu indiqué par les alliés, ce serait aux yeux de l'Europe se placer dans un état d'inconséquence vraiment embarrassant, qui serait vivement relevé en Angleterre; qu'il fallait donc négocier avec Napoléon, qu'il le fallait absolument pour la dignité de toutes les puissances. À l'empereur Alexandre, pressé d'aller à Paris, aux Prussiens, avides de vengeance, il dit en particulier qu'on ne prenait pas, en agissant de la sorte, de bien grands engagements, car en offrant purement et simplement à Napoléon les frontières de 1790, on était certain de son refus; qu'en tout cas, s'il acceptait, on l'aurait tellement humilié, tellement affaibli, que les uns devraient être vengés, et les autres rassurés; que si au contraire il n'acceptait point, alors on serait dégagé, et que l'Autriche, prononcée elle-même pour le retour aux anciennes frontières de 1790, serait bien obligée de se rendre, et d'abandonner un gendre intraitable, avec lequel aucun accord n'était possible; qu'ainsi, en ne pressant rien, on amènerait peu à peu les choses au point où on les souhaitait, sans s'exposer au reproche d'inconséquence, et sans blesser la cour de Vienne, dont le concours à la présente guerre était indispensable. Complète entente de lord Castlereagh avec le cabinet autrichien. À l'Autriche lord Castlereagh donna une satisfaction entière en appuyant l'opinion de ceux qui voulaient qu'on traitât à Châtillon. Il dit à l'empereur François et à M. de Metternich, que, bien qu'il regardât comme difficile d'avoir avec Napoléon une paix stable, il était d'avis qu'on essayât de traiter avec lui; que relativement aux questions de dynastie qui pourraient s'élever en France, l'Angleterre n'avait aucun parti pris, qu'elle cherchait même à dissuader les Bourbons de se rendre sur le continent; qu'elle s'appliquerait donc de très-bonne foi à conclure la paix, mais que si Napoléon refusait ce qu'on lui offrait, il faudrait bien en finir avec lui, et que dans ce cas sans doute, le trône de France devenant vacant, l'Autriche, guidée par son esprit conservateur, éclairée sur le mérite de Bernadotte, préférerait les Bourbons à cet aventurier faisant payer si cher des services qui valaient si peu. Résolution de traiter avec Napoléon, et de le précipiter du trône s'il n'accepte pas les frontières de 1790. Dans ces termes, lord Castlereagh rencontra un plein assentiment auprès de l'empereur François et de son ministre, qui l'un et l'autre se hâtèrent de répondre que par honneur ils étaient obligés de donner suite à l'offre de traiter avec Napoléon, que par dignité ils le devaient aussi, car l'empereur François après tout était père, mais que si Napoléon ne voulait à aucun prix entendre raison, ils étaient d'avis de rompre définitivement avec lui, quoi qu'il pût en coûter au père de Marie-Louise; que la régence de celle-ci au nom du roi de Rome ne leur paraissait pas une combinaison sérieuse, que Bernadotte leur semblait une fantaisie passagère d'Alexandre, une honte pour tout le monde, et que Napoléon renversé il n'y avait d'acceptables que les Bourbons. L'accord devint ainsi complet entre lord Castlereagh et l'Autriche, qu'il avait du reste pris soin de rassurer entièrement sur ses intérêts matériels. L'Autriche en effet craignait qu'après s'être servi d'elle on ne la jouât, et par exemple que la Russie, pour avoir une meilleure part de la Pologne, n'abandonnât la Saxe à la Prusse, ce qui obligerait de dédommager la maison de Saxe en Italie, combinaison dont il était déjà parlé à cette époque. Elle avait beaucoup d'autres craintes encore sur lesquelles lord Castlereagh la tranquillisa en lui engageant la parole de l'Angleterre pour l'accomplissement de tout ce qu'elle désirait.

Avec un mélange de raison, de finesse, de fermeté, et une sorte de simplicité tout anglaise, lord Castlereagh acquit ainsi rapidement un ascendant considérable sur les alliés, à quoi sa position l'aidait beaucoup au surplus, car arrivant le dernier, les mains pleines de ressources, au milieu de gens divisés d'avis et d'intérêts, il avait tous les moyens de faire pencher la balance du côté qu'il voulait, et ne trouvait dès lors que des adhérents prêts à satisfaire à ses désirs pour l'attirer à eux. Il allait de la sorte avec très-peu d'intrigue, et en agissant très-naturellement, exercer une influence décisive sur les destinées de l'Europe.

À la suite de l'accord survenu entre les coalisés, on décide la réunion du congrès de Châtillon. Les choses étant réglées comme nous venons de le dire, le 29 janvier, jour même où s'était livré le combat de Brienne, on arrêta la résolution d'envoyer des plénipotentiaires à Châtillon. Ces plénipotentiaires furent pour l'Autriche M. de Stadion, pour la Russie M. de Rasoumoffski, pour la Prusse M. de Humboldt, pour l'Angleterre lord Aberdeen. Composition du congrès. On adjoignit à ce dernier lord Cathcart, ambassadeur d'Angleterre en Russie, et sir Charles Stewart, ministre de la même puissance en Prusse. Il fut décidé que lord Castlereagh se rendrait également à Châtillon pour juger par lui-même de la marche des négociations, pour la diriger au besoin, et s'assurer de ses propres yeux si on pouvait en espérer quelque chose. On savait l'Angleterre si intéressée à ne rien concéder au delà des anciennes limites de la France, et à se débarrasser de Napoléon s'il était possible de le faire convenablement, que personne ne la suspectait, et n'était disposé à restreindre son influence au futur congrès. M. de Metternich aurait pu se rendre aussi à Châtillon, mais outre qu'il voulait rester auprès des souverains, il sentait une sorte de gêne à se trouver en présence du négociateur français, et aimait mieux laisser ce rôle pénible à M. de Stadion, qui, vieil ennemi de la France, s'il éprouvait un embarras en la voyant si maltraitée, n'éprouverait que celui de contenir une joie indiscrète.

Conditions qu'on devait offrir à Napoléon. Les conditions qu'on devait offrir, nous pouvons le dire après un demi-siècle, étaient indécentes. Non-seulement on imposait à la France de rentrer dans ses frontières de 1790 (bien que personne n'eût voulu rentrer dans les limites qu'il avait alors), mais on exigeait qu'elle répondît tout de suite à ces propositions, et qu'elle répondît par oui ou par non. De plus, on prétendait lui interdire de se mêler du sort des pays qu'elle allait céder. Ce qu'on ferait de la Pologne, de la Saxe, de la Westphalie, de la Belgique, de l'Italie, comment on traiterait la Bavière, le Wurtemberg, la Suisse, rien de tout cela ne devait la regarder. La France, sans laquelle on n'avait jamais décidé du sort d'un village en Europe, la France ne devait avoir aucun avis sur les dépouilles du monde entier, qui en ce moment étaient les siennes. Certes Napoléon avait abusé de la victoire, mais au milieu de la fumée enivrante de Rivoli, d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland, il n'avait jamais traité ainsi les vaincus, et des vaincus qui étaient écrasés! Or à cette époque la France n'était pas écrasée; ses ennemis s'avançaient chez elle comme en tremblant, et en promettant de la ménager. Sans doute elle avait eu des torts, ou plutôt son gouvernement en avait eu; mais en un jour on les effaçait tous, et si on se rappelle que deux mois auparavant les puissances lui avaient proposé ses frontières naturelles, avec de vives instances pour les lui faire accepter, qu'après un moment d'hésitation elle avait répondu par une acceptation formelle qui en droit liait les auteurs de cette offre, on nous pardonnera de dire que les conditions envoyées à Châtillon étaient indécentes. Aussi, bien que le triomphe de Napoléon fût celui d'un despotisme insupportable, sa victoire était alors le vœu de tous les honnêtes gens que l'esprit de parti n'avait point égarés. C'était lui assurément qui nous avait valu toutes ces humiliations, mais un coupable qui défend le sol, devient le sol lui-même!

M. de Metternich envoie M. de Floret à Châtillon, pour avertir M. de Caulaincourt de ce qui se passe, et faire dire à Napoléon de traiter à tout prix. Tandis qu'on faisait partir les plénipotentiaires pour Châtillon, M. de Metternich eut le soin d'envoyer en avant M. de Floret, sous prétexte d'y préparer le logement des nombreux diplomates du congrès, mais en réalité pour donner à M. de Caulaincourt qui venait d'y arriver, des avis pleins de franchise, et nous dirions de sagesse, s'ils eussent été pour Napoléon compatibles avec sa gloire. M. de Metternich n'avait pas encore répondu à la demande d'armistice que M. de Caulaincourt avait été chargé de lui adresser. Il s'expliquait cette fois sur ce sujet en disant que s'il n'en avait point parlé, c'est qu'une telle proposition n'avait aucune chance d'être accueillie, qu'il en avait gardé le secret et le garderait pour empêcher qu'on n'en abusât; que les alliés voulaient la paix ou rien, la voulaient prompte, et aux conditions qui allaient être communiquées; qu'il ne fallait pas se défier des Anglais, car ils étaient parmi les plus modérés; que leur témoigner confiance, et surtout à lord Aberdeen, serait bien entendu; qu'il fallait saisir comme au vol cette occasion de négocier, que si on ne la saisissait pas, elle ne se représenterait plus; que les alliés se livreraient en cas de refus à des idées de bouleversement auxquels l'Autriche, en les regrettant, ne pourrait pas résister; que l'empereur François en serait désolé pour sa fille, mais qu'il n'en serait pas moins fidèle à ses alliés, auxquels l'unissaient les intérêts de la monarchie autrichienne, et de grandes obligations contractées pendant la dernière guerre; qu'il suppliait son gendre d'y bien penser, et de se résigner aux sacrifices commandés par les circonstances; que lui-même, empereur d'Autriche, avait eu dans ce siècle bien des sacrifices à faire, qu'il les avait faits, et qu'il n'en était pas moins revenu plus tard à la position qui convenait à son empire; qu'il fallait donc savoir se soumettre à la nécessité, pour éviter de plus grands et de plus irréparables malheurs.

Il était défendu à M. de Floret de prendre les devants relativement aux conditions de la paix, et de les laisser même entrevoir. Mais les conseils qu'il était chargé de transmettre suffisaient pour indiquer qu'on n'en était plus aux bases de Francfort.

Après la solution de la question politique, on s'occupe de la question militaire. La question politique étant résolue, restait à résoudre la question militaire. Le prince de Schwarzenberg, qui jouait dans les affaires militaires le rôle que jouait M. de Metternich dans les affaires politiques, se trouvait naturellement à la tête de ceux qui voulaient s'arrêter à Langres, soit pour voir ce que produiraient les négociations, soit pour s'épargner les dangers d'une marche sur Paris. M. de Metternich et le prince de Schwarzenberg voudraient que les armées s'arrêtassent à Langres, pour attendre le résultat des négociations entamées. On allait rencontrer Napoléon, qui se serait autant renforcé en se rapprochant de ses ressources, que les coalisés se seraient affaiblis en s'éloignant des leurs; on devait se préparer à lui livrer une bataille décisive, ce qui avec un général tel que lui, avec des soldats exaspérés comme les siens, était toujours hasardeux, et cette bataille, si on ne la gagnait pas, ferait perdre en un jour le fruit de deux années de succès inespérés. À ces considérations s'en joignaient d'autres puisées dans la difficulté de se procurer des moyens de subsistance. En effet, on était obligé d'appuyer vers la Marne plus que vers la Seine, à cause des troupes laissées autour des places, et en avançant on devait se trouver au milieu de la stérile Champagne, où l'on aurait du vin et pas de pain, tandis qu'on abandonnerait à Napoléon la fertile Bourgogne. C'était un motif de plus pour attendre l'effet des négociations et l'arrivée des renforts, avant de s'engager à fond. Il y avait bien encore quelques arrière-pensées tout autrichiennes dont le prince de Schwarzenberg ne parlait pas, et qui agissaient certainement sur lui; il se disait que l'entrée à Paris, tant désirée par Alexandre, serait sans doute pour ce prince un triomphe, mais n'en pouvait pas être un pour le beau-père de Napoléon; que d'ailleurs rompre davantage l'équilibre de l'Europe en poussant jusqu'à leur dernier terme les succès de la coalition, c'était le rompre au profit de la Russie et nullement au profit de l'Autriche.

Ces raisons, dont quelques-unes ont été depuis condamnées par le résultat, n'en étaient pas moins d'un grand poids. Mais tandis qu'on les discutait, on avait tout à coup reçu la nouvelle que Blucher, quoique obligé de laisser en arrière plus de la moitié de ses troupes autour de Mayence et de Metz, était venu se placer en avant de la grande armée de Schwarzenberg, et se jeter à la rencontre de Napoléon avec la moindre partie de ses forces. Le combat de Brienne met fin à ces discussions militaires, en obligeant le prince de Schwarzenberg à venir au secours de Blucher.Après un tel événement il n'y avait plus à délibérer, et il était indispensable d'aller au secours du téméraire général de l'armée prussienne, sauf à décider ensuite ce qu'on ferait ultérieurement. En effet le 30 janvier, lendemain du combat de Brienne, le prince de Schwarzenberg mit en mouvement tous ses corps sur l'une et l'autre rive de l'Aube. Blucher s'était retiré un peu en arrière de la Rothière, sur les coteaux boisés de Trannes. (Voir les cartes nos 62 et 63.) Le prince de Schwarzenberg rangea derrière lui les corps du général Giulay et du prince de Wurtemberg, qui en poursuivant le maréchal Mortier s'étaient arrêtés à Bar-sur-Aube. Il dirigea sa gauche, composée de toutes les réserves autrichiennes sous le prince de Colloredo, sur Vandœuvres, à la rive gauche de l'Aube, afin de menacer le flanc droit de Napoléon et de contenir le maréchal Mortier. Il porta sa droite, composée des Bavarois, à Éclance, un peu au delà de Trannes, et envoya l'ordre à Wittgenstein, déjà parvenu à Saint-Dizier, de s'avancer en toute hâte jusqu'à Soulaines. Le corps d'York, qui avait été laissé devant Metz, reçut également l'ordre de se rendre à Saint-Dizier. Enfin au centre, où déjà le prince de Wurtemberg et le général Giulay étaient venus appuyer Blucher, il disposa un dernier renfort en y attirant les gardes russe et prussienne.

Forces de Schwarzenberg et de Blucher réunies. C'était là une immense accumulation de forces, car Blucher, après le combat de Brienne, conservait bien 28 mille hommes, en comptant Sacken, Olsouvieff et Pahlen; le général Giulay et le prince de Wurtemberg ne lui amenaient pas moins de 25 mille hommes de secours; on en supposait autant au maréchal de Wrède, autant au prince de Colloredo; on estimait à 30 mille les gardes russe et prussienne, à 18 mille le corps de Wittgenstein, à 15 mille celui du général d'York. Le tout formait par conséquent 170 mille hommes, dont plus de 100 mille concentrés autour de la Rothière. Or on voyait Napoléon en face de soi, ayant une aile sur l'Aube, l'autre sur le coteau boisé d'Ajou, et pour toute défense au centre le village de la Rothière: qu'avait-il de troupes dans cette position? Trente mille hommes, si on en jugeait par le combat du 29 janvier, et peut-être quarante ou quarante-cinq mille, si Mortier qu'on savait à Troyes avait pu le rejoindre. C'était donc le cas ou jamais de se jeter sur lui, avant qu'il fût renforcé, et de l'accabler avec les 170 mille hommes qu'on avait dans un espace de quelques lieues, et dont 100 mille étaient déjà réunis dans la plaine de la Rothière. Ces raisons décisives mirent fin aux discussions des jours précédents, et il fut résolu qu'on livrerait bataille. D'ailleurs entre Chaumont et Bar-sur-Aube on ne pouvait pas vivre, il fallait avancer ou reculer, et reculer ne convenant à personne, la bataille, condition de tout mouvement en avant, était inévitable. Seulement à l'audace de Napoléon, à ses vives allures, on regarda comme possible qu'il prît l'initiative, et on voulut la lui laisser, car on se trouvait sur les plateaux boisés de Trannes et d'Éclance, et on avait tout avantage à l'y attendre.

Le 1er février les coalisés viennent attaquer Napoléon à la Rothière. La journée du 31 janvier se passa dans cette attente. Napoléon étant resté immobile, on se décida, le 1er février, à l'aller chercher dans la plaine de la Rothière. On avait un certain espace à franchir; les corps étaient encore assez éloignés les uns des autres, les chemins étaient argileux et difficiles à parcourir, bien qu'il eût fait froid, et par tous ces motifs la bataille ne pouvait commencer de bonne heure. Le maréchal Blucher fit doubler les attelages de son artillerie, afin de n'être pas retardé, mais cette précaution l'obligea de laisser la moitié de ses canons en arrière. Il employa la matinée à se porter de Trannes à la Rothière. Le plan convenu était le suivant. (Voir le plan de Brienne, carte no 63.)

Fév. 1814. Plan des coalisés. Le maréchal Blucher devait avec Sacken, Olsouvieff, Scherbatow et Pahlen, aborder la Rothière et l'enlever, ce qui paraissait facile pour lui, car il n'avait d'autre obstacle à vaincre qu'un village situé au milieu d'une plaine presque unie, et s'élevant en pente insensible. Pendant ce temps le général Giulay devait se porter sur Dienville, pour enlever le pont de l'Aube où Napoléon appuyait sa droite, tandis que le prince de Wurtemberg, agissant vers le côté opposé, à travers les bois d'Éclance, devait enlever la Giberie et Chaumenil, petits villages qui se reliaient au bois d'Ajou où Napoléon avait sa gauche. Enfin, le maréchal de Wrède devait attaquer cette gauche, formée par le maréchal Marmont. Il fallait pour cela qu'il s'enfonçât dans un ruisseau fangeux et boisé qui passe au pied du village de Morvilliers, qu'il le franchît, enlevât Morvilliers, et traversât ensuite une plaine découverte et creuse bordée par le bois d'Ajou. Derrière les 70 mille hommes qui allaient s'engager de la sorte, les gardes russe et prussienne devaient marcher en réserve, ce qui porterait à cent mille le nombre des combattants. Enfin aux deux extrémités de cette ligne de bataille, Colloredo qui était à la gauche de l'Aube, Wittgenstein et d'York qui traversaient la forêt de Soulaines, devaient, en exécutant un double mouvement circulaire, envelopper Napoléon avec 70 mille hommes répartis sur les deux ailes. Quelle probabilité qu'il s'en tirât, eût-il trente, quarante, et même cinquante mille combattants?

Périlleuse situation de Napoléon, réduit à combattre 170 mille hommes avec 32 mille. Telle était l'opinion que les coalisés se faisaient de la situation de l'armée française. Cette situation était au moins aussi fâcheuse qu'ils la supposaient. Ce n'était pas 50 mille combattants, ce n'était même pas 40 mille que Napoléon pouvait opposer aux 170 mille hommes de la coalition, mais 32 mille au plus. Il avait, il est vrai, une position bien choisie, son génie, et le dévouement de ses soldats! On va voir comment il usa de ces ressources.

Dès le matin il avait remarqué un grand mouvement parmi les troupes de Blucher, et sachant que le prince de Colloredo s'était montré de l'autre côté de l'Aube, vers Vandœuvres, il inclinait à quitter les bords de cette rivière, et à se replier sur Troyes, pour s'y réunir à Mortier et tenir tête à la masse des coalisés qui semblait prendre cette route, lorsqu'au milieu du jour il apprit par quelques transfuges et par les dispositions manifestes de l'ennemi, qu'il allait être attaqué de front à la Rothière. Néanmoins il n'hésite pas à livrer bataille. Dès ce moment il n'était ni de son caractère ni d'un bon calcul de se retirer. Il résolut de faire tête à l'orage, de recevoir chaudement l'attaque qui s'annonçait, sauf à se retirer ensuite dès qu'il aurait assez résisté pour ne paraître ni découragé ni vaincu.

Position prise par Napoléon. Napoléon, comme nous l'avons dit, avait sa droite appuyée sur l'Aube, à Dienville, où se trouvaient sous le général Gérard la division Dufour (première de réserve), et la division Ricard détachée du corps de Marmont. Il avait son centre, formé des troupes du maréchal Victor, à la Rothière, coupant la grande route et s'étendant jusqu'à la Giberie; il avait sa gauche en avant du bois d'Ajou, protégée par le ruisseau et le village de Morvilliers. Cette gauche, composée du corps de Marmont qui était réduit en ce moment à la division de la Grange, n'était pas de plus de 4 mille hommes. Elle possédait, il est vrai, beaucoup de canons que le maréchal Marmont avait adroitement disposés, et de manière à contenir les Bavarois quand ils attaqueraient le ruisseau et le village de Morvilliers. Enfin, avec deux divisions de jeune garde, toute la cavalerie et une nombreuse artillerie, Napoléon se tenait en réserve derrière la Rothière, et un peu sur la gauche, de manière à secourir ou Marmont ou Victor. Il est certain, d'après les appels faits le matin, qu'il ne comptait pas plus de 32 mille hommes.

Bataille de la Rothière, livrée le 1er février 1814. Le feu ne commença pas avant deux heures de l'après-midi. Blucher après avoir franchi avec peine l'espace qui le séparait de nos positions, s'avança sur la Rothière en deux fortes colonnes, l'une composée des troupes de Sacken, l'autre de celles d'Olsouvieff et de Scherbatow. Une vive canonnade s'engagea de part et d'autre, mais comme nous avions beaucoup d'artillerie, ce ne fut pas à l'avantage des Russes que Blucher commandait dans cette journée. Bientôt celui-ci voulut agir plus sérieusement, et il poussa ses masses d'infanterie sur les premières maisons de la Rothière. Premier engagement à la Rothière, à Dienville et à Morvilliers, terminé à l'avantage des Français. C'était la division Duhesme, du corps du maréchal Victor, qui occupait ce village. Nos jeunes soldats, bien embusqués dans les maisons et les jardins, avec des barricades à toutes les issues, répondirent par un feu des plus violents aux tentatives des soldats de Blucher, et parvinrent ainsi à les arrêter. Le maréchal Victor, abattu en sortant de Strasbourg, avait retrouvé toute l'énergie de la jeunesse dans cette grave circonstance, et il était au plus fort du danger, donnant l'exemple à ses soldats qui le suivaient noblement.

Tandis qu'au centre Blucher luttait contre cet obstacle, le général Giulay ayant défilé derrière lui pour se porter sur Dienville, y rencontra notre aile droite établie en avant de ce bourg, et sur les bords de l'Aube. Le général Gérard avait disposé une partie de ses troupes dans l'intérieur du bourg, l'autre dans la plaine, en liaison avec la Rothière, et sous la protection d'un grand nombre de bouches à feu. Le général Giulay, d'abord accueilli comme Blucher par une forte canonnade, ne fut pas plus heureux, et voulut en vain aborder le bourg lui-même. Il perdit beaucoup de monde sans y pénétrer. Afin de se donner plus de chance de succès, en attaquant Dienville par les deux côtés de l'Aube, il porta la brigade Fresnel sur la rive gauche de cette rivière, par le pont d'Unienville situé un peu en amont. Cette brigade, après avoir franchi l'Aube et être arrivée devant Dienville, en trouva le pont barricadé, et essuya la fusillade d'une multitude de tirailleurs embusqués au bord de la rivière. Tout ce qu'elle put faire, fut de prendre position sur le sommet d'un coteau opposé à Dienville, et de tirer par-dessus l'Aube avec son artillerie. La division Dufour, rangée sur l'autre rive, supporta ce feu avec un rare aplomb, et y répondit par un feu non moins meurtrier.

Sur notre droite comme à notre centre les alliés avaient donc rencontré une résistance opiniâtre. À notre gauche, le prince royal de Wurtemberg, après avoir franchi les bois d'Éclance, avait essayé d'enlever le petit hameau de la Giberie, qui flanquait la Rothière, et se liait avec le bois d'Ajou occupé par Marmont. Il s'y trouvait un détachement du maréchal Victor, qui, vaincu par le nombre, fut obligé d'abandonner le hameau. Mais le maréchal Victor se mettant à la tête de l'une de ses brigades, reprit la Giberie, et repoussa fort loin les Wurtembergeois. Enfin, à l'extrémité de ce champ de bataille, où la ligne des alliés se recourbait autour de notre flanc gauche, les Bavarois, après avoir débouché de la forêt de Soulaines, et s'être déployés le long du ruisseau de Morvilliers, avaient été arrêtés par le maréchal Marmont, qui avait parfaitement disposé son artillerie et en faisait un usage des plus redoutables.

Vers quatre heures de l'après-midi, Blucher tente un effort décisif contre la Rothière et la Giberie. Ainsi après deux heures d'une canonnade et d'une fusillade des plus violentes, l'ennemi n'avait gagné de terrain nulle part. Mais il ne pouvait se résigner à être tenu en échec par une armée qui lui paraissait être d'une quarantaine de mille hommes tout au plus, tandis qu'il en avait environ 100 mille en ne comptant pas ses deux ailes extrêmes.

Il tenta donc un effort décisif vers quatre heures de l'après-midi. Blucher, derrière lequel étaient venues se placer les gardes russe et prussienne, marcha l'épée à la main sur la Rothière, tandis que sur la demande pressante du prince de Wurtemberg, l'empereur Alexandre envoyait une brigade de ses gardes pour seconder ce prince dans l'attaque de la Giberie. L'action alors devint terrible. Les colonnes de Sacken entrèrent dans la Rothière, en furent repoussées, puis y pénétrèrent de nouveau, n'ayant affaire qu'à la division Duhesme, qui était au plus de 5 mille hommes. Cette division, conduite par le maréchal Victor en personne, n'abandonna le poste qu'à demi détruite. Pendant ce temps, pour remplir l'espace compris entre la Rothière et la Giberie, la cavalerie de la garde, suivie de son artillerie attelée, se jeta sur la cavalerie de Pahlen et de Wassiltsikoff, et la culbuta sur l'infanterie de Scherbatow. Succès de cette attaque, après une vive résistance de la part des Français. Mais arrêtée par l'infanterie russe, chargée en flanc par un corps de dragons, elle perdit dans cette échauffourée une partie de ses canons, qu'elle n'eut pas le temps de ramener. Le prince de Wurtemberg, soutenu par les gardes russes, pénétra dans la Giberie, et de leur côté les Bavarois, honteux de se voir arrêtés par le petit nombre des soldats de Marmont, franchirent enfin le ruisseau qui leur faisait obstacle, emportèrent le village de Morvilliers, et débouchèrent dans la plaine qui s'étend au pied du bois d'Ajou, afin de se débarrasser de notre artillerie qui leur causait le plus grand dommage.

Napoléon sentant qu'un coup de vigueur est nécessaire pour couvrir la retraite, reprend la Rothière et la Giberie à la tête de la jeune garde. Le moment était critique, et Napoléon, qui n'avait cessé d'ordonner tous les mouvements sous une grêle de projectiles, résolut, quoiqu'il fît déjà nuit, de ne pas laisser tant d'avantages à ses adversaires. Sentant que la retraite n'était possible avec honneur et avec sûreté qu'en intimidant l'ennemi, il lança brusquement les deux divisions de jeune garde, qui étaient sa dernière ressource, sur les deux points principaux. Il dirigea sur la Rothière la division Rothenbourg, sous la conduite du maréchal Oudinot, avec ordre de tout renverser devant elle, et lui-même dirigea sur la gauche la division Meunier, entre Marmont qui s'était replié sur le village de Chaumenil, et Victor qui avait perdu la Giberie. Ces deux jeunes troupes, conduites par Napoléon et Oudinot, marchèrent avec la résolution du désespoir. La division Meunier, placée entre Chaumenil et la Giberie, arrêta net les progrès des Bavarois et des Wurtembergeois. Oudinot, à la tête de l'infanterie de Rothenbourg, se déploya sans fléchir sous un feu épouvantable, fit plier les masses ennemies, et parvint même à leur enlever le village de la Rothière. La bataille terminée à dix heures du soir. La nuit était déjà profonde; on combattit corps à corps avec une sorte de fureur dans l'intérieur du village, et ce ne fut qu'à dix heures du soir, quand l'ennemi ne pouvait plus inquiéter notre retraite, que l'héroïque Oudinot se replia de la Rothière sur Brienne. Notre mouvement rétrograde s'exécuta en bon ordre, couvert par les divisions de la jeune garde et par les dragons de Milhaud, qui, chargeant et chargés tour à tour, occupèrent le terrain, mais en y perdant l'artillerie qu'il était impossible de ramener. Nous en avions une trop grande quantité comparativement à notre infanterie, pour pouvoir la protéger, et après s'en être servi on l'abandonnait, en se contentant de sauver les canonniers et les attelages. Napoléon se retire en bon ordre. Du reste, tandis que le centre composé de la garde, de la cavalerie et des débris de Victor, se retirait sans être entamé, la gauche sous Marmont se dérobait très-heureusement à travers le bois d'Ajou, et la droite, sous Gérard, qui s'était montrée inébranlable à Dienville, se repliait sans échec le long de l'Aube, après avoir tué ou blessé un nombre considérable d'hommes à l'ennemi.

Résultats de la bataille de la Rothière. Ainsi se termina cette terrible journée où la résistance de 32 mille hommes contre 170 mille, dont 100 mille engagés, fut, on peut le dire, un vrai phénomène de guerre. Cette résistance était due à l'habileté et à l'énergie du général Gérard, au bon emploi que le maréchal Marmont avait fait de son artillerie, au dévouement héroïque des maréchaux Oudinot et Victor, et par-dessus tout à la ténacité indomptable de Napoléon. Sans son caractère de fer il aurait été précipité dans l'Aube. Sa tenue était de nature à faire réfléchir l'ennemi, et sauvait pour le moment sa situation. Il avait perdu environ 5 mille hommes en tués ou blessés, et en avait mis hors de combat 8 ou 9 mille aux alliés, grâce à l'avantage de la position et au grand emploi de l'artillerie, différence qui était une satisfaction sans doute, mais un faible succès militaire, car les moindres pertes étaient pour nous bien plus sensibles, que les plus considérables pour la coalition. Notre sacrifice en artillerie fut d'une cinquantaine de bouches à feu, mais presque sans perte d'artilleurs ou de chevaux[5], ce qui prouvait que c'étaient bien plutôt des pièces abandonnées que des pièces conquises par l'ennemi. Napoléon profite de la nuit pour passer l'Aube par le pont de Lesmont, et laisse Marmont sur la hauteur de Perthes pour tromper l'ennemi. Napoléon n'avait livré ce combat si disproportionné que pour couvrir sa retraite: dans la nuit il passa sans confusion le pont de Lesmont, et gagna Troyes en bon ordre. Comme il lui fallait toute la nuit pour défiler, et qu'il pouvait être assailli par l'ennemi à la pointe du jour, il laissa le corps de Marmont, qui ne se composait que de la division Lagrange, sur la droite de l'Aube et sur la hauteur de Perthes, de manière à persuader à Blucher que l'armée française était là tout entière prête à combattre de nouveau. Ce corps ne courait aucun danger bien sérieux, car il avait pour se couvrir la petite rivière de la Voire, étroite mais profonde, dont il possédait les ponts, et derrière laquelle il était assuré de trouver un asile dès qu'il serait trop vivement attaqué.

Le lendemain en effet, l'ennemi, fatigué du combat de la veille, et s'éveillant un peu tard, s'avança d'un côté vers le pont de Lesmont, de l'autre vers la hauteur de Perthes, et demeura dans une sorte de doute en voyant le corps de Marmont en bataille. Tandis qu'il se demandait où était l'armée française, elle achevait de défiler tout près de lui par le pont de Lesmont, et Marmont lui-même, après avoir suffisamment contribué à son illusion, se dérobait en passant la Voire à Rosnay.

Marmont, après avoir occupé assez longtemps l'attention de l'ennemi, se retire derrière la Voire. Cependant Marmont fut suivi sur la Voire par le maréchal de Wrède. Après avoir occupé assez longtemps la hauteur de Perthes, et y avoir fait bonne contenance, il avait traversé le pont de Rosnay sous les yeux des Bavarois, et s'était hâté de le détruire. Mais serré de très-près, il n'avait pu enlever que le tablier du pont, et en avait laissé subsister les pilotis, dont la tête perçait de quelques pieds au-dessus de l'eau. Pendant qu'il mettait en bataille de l'autre côté de la Voire le peu de troupes qui lui restaient, il aperçut au-dessous de Rosnay des détachements ennemis exécutant une tentative de passage. Beau combat de Marmont à Rosnay. Il envoya d'abord de la cavalerie pour s'y opposer, puis ayant reconnu que la cavalerie ne suffisait pas, et qu'une troupe de deux à trois mille hommes avait déjà franchi la rivière, il y accourut lui-même avec quelques centaines d'hommes, car si ce passage n'était pas interrompu, son corps pouvait se trouver coupé de l'Aube et de Napoléon, dès lors rejeté au milieu des corps de Wittgenstein et d'York, c'est-à-dire enveloppé et pris. Sur-le-champ il se précipita l'épée à la main sur le détachement qui avait passé la Voire au moyen de quelques pieux et de quelques planches, l'attaqua brusquement, et le refoula sur la rivière. Sa cavalerie à cet aspect fit une charge à outrance, et en un clin d'œil on sabra ou prit un millier d'hommes. Cet exploit accompli au-dessous de Rosnay, Marmont fut rappelé à Rosnay même par une tentative à peu près semblable. Prévoyant qu'un passage pourrait être essayé par ce pont à moitié détruit, il y avait embusqué un capitaine d'infanterie fort intelligent avec sa compagnie. Celui-ci avait laissé passer un à un sur les appuis du pont privés de tablier, un certain nombre d'hommes, puis les avait fusillés à bout portant. Marmont arriva pour les achever. Ainsi un corps de 3 mille Français environ, c'était en effet ce qui restait à Marmont séparé de la division Ricard, avait arrêté toute une journée un corps de 25 mille Bavarois, et leur avait tué ou enlevé plus de 2 mille hommes. Ce double combat fut un véritable service, car en excitant au plus haut point la confiance de l'armée en elle-même, et en rendant les coalisés infiniment plus circonspects, il contribua beaucoup à ralentir leurs mouvements, ce qui devait nous permettre de multiplier les nôtres, seule ressource qui nous restât dans l'état si réduit de nos forces.

Retraite de Napoléon sur Troyes, où il arrive le 3 février. Napoléon ayant franchi l'Aube sans accident, séjourna le 2 à Piney, et le lendemain 3 février alla s'établir à Troyes. Cette dernière bataille si énergiquement soutenue contre des forces si supérieures, tout en étant un grand acte militaire, nous laissait dans un immense péril. Gravité de la situation. La coalition semblait avoir rassemblé toutes ses forces entre Bar-sur-Aube et Troyes, et si elle persévérait à marcher réunie sur Paris, il était douteux, même en s'y faisant tuer jusqu'au dernier homme, qu'on parvînt à l'arrêter. Après le combat du 29 janvier, et la bataille du 1er février, c'est tout au plus s'il restait à Napoléon 25 ou 26 mille combattants. Mortier, qu'il venait de retrouver à Troyes, en avait 15 mille peut-être, le général Hamelinaye 4 mille, ce qui portait la totalité de nos forces disponibles à 45 mille hommes. Or le prince de Schwarzenberg, avec Wittgenstein et Blucher, en comptait bien 160 mille, en déduisant les pertes des deux derniers combats; et ce n'était pas tout, car Blucher allait être renforcé non-seulement par d'York arrivant de Metz, mais par Langeron prêt à venir de Mayence, par Kleist quittant le blocus d'Erfurt, tous trois devant être remplacés par des troupes levées à la hâte en Allemagne. Disproportion effrayante des forces opposées les unes aux autres. On ne savait donc pas jusqu'où la masse des coalisés serait portée sous quelques jours, et il était possible qu'on se trouvât 40 à 50 mille combattants contre 200 mille, et alors comment se défendre? Les soldats avaient toujours la même confiance en Napoléon, bien qu'il en désertât un certain nombre parmi les jeunes, mais les chefs, qui sur le champ de bataille leur donnaient l'exemple du plus grand dévouement, les chefs ayant assez d'expérience pour découvrir le danger d'une situation presque désespérée, pas assez de génie pour apercevoir les ressources, se livraient hors du feu à un complet découragement. Ils étaient d'une tristesse profonde qu'ils ne prenaient aucun soin de cacher. Cette tristesse gagnait peu à peu les rangs inférieurs, et l'hiver avec ses souffrances et ses privations n'était pas fait pour la dissiper. En Franche-Comté, en Alsace, en Lorraine, les habitants avaient montré un esprit excellent et une véritable fraternité envers l'armée. À Troyes et dans les environs, où l'esprit était moins bon, où déjà les charges de la guerre s'étaient fait cruellement sentir, où il régnait une extrême irritation contre le gouvernement, l'accueil fait à l'armée était moins cordial, et de fâcheuses rixes entre soldats et paysans ajoutaient d'affligeantes couleurs au tableau qu'on avait sous les yeux.

Prodigieuse fermeté de Napoléon. Napoléon, quoique douloureusement affecté, n'était cependant point abattu. Il découvrait encore bien des ressources là où personne n'en soupçonnait, cherchait à les faire apercevoir aux autres, et montrait non pas de la sérénité ou de la gaieté, ce qui eût été une affectation peu séante en de telles circonstances, mais une ténacité, une résolution indomptables, et désespérantes pour ceux qui auraient voulu le voir plus disposé à se soumettre aux événements. Point troublé, point déconcerté, point amolli surtout, supportant les fatigues, les angoisses avec une force bien supérieure à sa santé, toujours au feu de sa personne, l'œil assuré, la voix brusque et vibrante, il portait le fardeau de ses fautes avec une vigueur qui les aurait fait pardonner, si les grandes qualités étaient une excuse suffisante des maux qu'on a causés au monde.

Ressources qui nous restaient. Toutefois la confiance qu'il manifestait, bien qu'en partie simulée, n'était pas sans fondement. S'il ne lui restait que 15 mille hommes, en comptant ce qu'il ramenait de Brienne, la vieille garde de Mortier, et la petite division Hamelinaye, il attendait 15 mille vieux soldats arrivant en poste d'Espagne, et déjà rendus à Orléans. Ce renfort devait élever ses forces matériellement à 60 mille hommes, et moralement à beaucoup plus. Le brave Pajol, qui, avec douze cents chevaux et 5 à 6 mille gardes nationaux, défendait les ponts de la Seine et de l'Yonne qu'il avait barricadés, tels que Nogent-sur-Seine, Bray, Montereau, Sens, Joigny, Auxerre, attendait 4 mille hommes de la réserve de Bordeaux. À Paris il devait y avoir sous peu de jours deux divisions de jeune garde dont l'organisation allait être terminée. Il s'y trouvait en outre vingt-quatre dépôts de régiments qu'on y avait fait refluer, et dans lesquels on pouvait, en y versant des conscrits, former vingt-quatre bataillons de 5 à 600 hommes chacun, ce qui présenterait, en comptant les deux divisions de jeune garde, quatre divisions d'infanterie de vingt et quelques mille hommes. On avait en outre de quoi équiper quelques mille cavaliers à Versailles, et de quoi atteler 80 bouches à feu à Vincennes. C'étaient donc 30 mille soldats de plus qui devaient en huit ou dix jours porter à 90 mille hommes les forces totales de Napoléon. Enfin à Montereau, à Meaux, à Soissons, il accourait de braves gens qui profitaient des cadres de la garde nationale pour venir offrir et utiliser leur dévouement. Tout n'était donc pas perdu, si on savait conserver son sang-froid quelques jours encore. Par malheur deux choses manquaient à Paris, non pas les hommes, nous le répétons, mais l'argent et les fusils. Quant à l'argent, lorsque M. Mollien aux abois ne savait où trouver cent mille francs, un mandat sur le trésorier de la liste civile les faisait sortir des Tuileries. Il était moins aisé de se procurer des armes. Il y avait, comme nous l'avons dit, 6 mille fusils neufs et 30 mille à réparer. On travaillait à remettre en état ces derniers, mais les réparations quotidiennes remplaçaient à peine les distributions, et la réserve des armes propres au service diminuait ainsi à vue d'œil. Les habits se confectionnaient assez vite; les chevaux arrivaient. Correspondance de Napoléon avec son frère, sa femme, ses ministres, pour essayer de les rassurer. Napoléon écrivant sans cesse à Joseph et à Clarke, tâchait de stimuler la paresse de l'un, de suppléer à l'incapacité de l'autre, leur traçait point par point ce qu'ils avaient à faire, donnait tous les jours de ses nouvelles à l'Impératrice et au prince Cambacérès, leur recommandait le courage et le calme, leur affirmait que rien n'était perdu, que l'ennemi n'avait eu aucun avantage décisif, et qu'avec de la constance et de l'énergie on finirait par tout sauver.

Espérance d'une faute de l'ennemi, qui sauverait l'Empire. Tandis qu'il s'efforçait de préparer ses ressources et d'y faire croire, il lui restait une chance heureuse et prochaine, qui était le secret de son génie, et dont il avait comme une sorte de pressentiment. Cette chance, si elle se réalisait, pouvait changer la face des choses, et lui ménager d'importantes victoires. Pour le moment il était menacé d'une immense et fatale bataille, livrée sous les murs de Paris contre des forces quadruples des siennes. C'était en effet la triste vraisemblance, si l'ennemi persistait à marcher en masse. Mais cet ennemi ne se diviserait-il pas? Entre les voies diverses de l'Yonne, de la Seine, de l'Aube, de la Marne, ne serait-il pas amené à se partager, à s'étendre, soit pour vivre, soit pour donner la main aux troupes du nord et de l'est, soit enfin par mille autres motifs? Blucher qui avait des forces sur la Marne et plus loin, car il avait laissé le général Saint-Priest aux frontières de Belgique, ne voudrait-il pas les rappeler à lui, et pour les rallier plus sûrement ne ferait-il pas un pas vers elles? Schwarzenberg qui avait des forces sur la route de Genève et jusque vers Lyon, ne voudrait-il pas tendre un bras vers Dijon? À ces causes ne se joindrait-il pas des motifs moraux de séparation, tels que des jalousies, des antipathies, des désirs d'opérer séparément les uns des autres? Blucher ne voudrait-il point par exemple se porter sur la Marne en laissant Schwarzenberg sur la Seine, afin d'être plus libre d'agir à sa tête? Napoléon le soupçonnait fortement, et dès le second jour de sa retraite sur Troyes il en avait presque conçu la certitude[6]. Napoléon ne dit rien de l'espérance qui le soutient. S'il en était ainsi, son projet était tout arrêté; il laisserait un corps devant Schwarzenberg, puis se dérobant rapidement courrait à Blucher et l'accablerait, pour revenir ensuite sur Schwarzenberg. Toutefois il n'en disait rien, de peur que son secret ne fût divulgué, et ne parvînt à l'ennemi par une indiscrétion d'état-major. Autour de lui la présence d'une masse compacte, quatre fois supérieure au moins à l'armée française, était le nuage qui offusquait tous les yeux et terrifiait tous les cœurs. On se voyait réduit à livrer sous les murs de Paris une bataille générale, avec des forces tellement disproportionnées que la victoire serait impossible, et on aurait voulu à tout prix conjurer ce danger, et le conjurer au moyen de la paix, quelle qu'elle pût être. Efforts de Berthier et de M. de Bassano en faveur de la paix. Arrivé le 3 février à Troyes, Napoléon fut en effet assailli des représentations de Berthier qui avait toujours été sage, et de M. de Bassano qui l'était devenu depuis nos derniers malheurs. Traiter à tout prix à Châtillon était leur ferme sentiment, exprimé de la manière la plus pressante.

Accueil que M. de Caulaincourt reçoit à Châtillon. On le pouvait effectivement, car les plénipotentiaires des puissances coalisées venaient d'arriver à Châtillon, tous fort disposés à signer la paix, mais sur la double base des frontières de 1790, et de notre exclusion des futurs arrangements européens. Accueilli avec politesse et froideur, M. de Caulaincourt avait pu démêler qu'on lui préparait de cruelles propositions, et qu'on était déjà loin des bases de Francfort. M. de Floret, le secrétaire de la légation autrichienne, chargé de donner secrètement des avis bienveillants au négociateur français, sans vouloir s'expliquer catégoriquement, lui avait dit: Sinistres pressentiments de ce citoyen dévoué, et ses instances auprès de Napoléon pour obtenir d'autres instructions. Traitez à tout prix, car cette occasion est comme celle de Prague, comme celle de Francfort, une fois négligée elle ne se représentera plus.—M. de Caulaincourt effrayé de ces avis, et voulant savoir quels sacrifices on allait imposer à la France, n'avait pu obtenir de M. de Floret aucune explication, mais il en avait tiré la certitude qu'il fallait se résigner à de bien autres sacrifices que ceux de Francfort, si on voulait sauver Paris, et avec Paris le trône impérial. Il avait donc écrit à Napoléon, et l'avait supplié de lui accorder des latitudes pour négocier, car des instructions qui lui enjoignaient d'exiger non-seulement l'Escaut mais le Wahal, non-seulement les Alpes mais une partie de l'Italie, non-seulement une influence légitime sur le sort des provinces cédées mais la possession d'une partie d'entre elles pour les frères de Napoléon, étaient un affreux contre-sens avec la situation présente. Il avait demandé des latitudes sans dire lesquelles, et les avait demandées à genoux, non comme un homme qui se prosterne pour sauver sa fortune et sa vie, mais comme un bon citoyen qui s'humilie pour sauver son pays. Se défiant de M. de Bassano qu'il n'aimait point, et dont il n'était point aimé, qu'il considérait à tort comme la cause de l'entêtement de Napoléon, il avait écrit à Berthier, pour le prier d'abord de lui envoyer des informations exactes sur la situation militaire, et pour le conjurer ensuite, lui le noble et fidèle compagnon des dangers de l'Empereur, d'employer toute son influence à le faire céder.

Nouvelles alarmantes venues de tous côtés, et confirmant les conseils de Berthier, de M. de Bassano, et de M. de Caulaincourt. C'est ainsi que Napoléon avait eu à subir non-seulement la lettre de M. de Caulaincourt demandant d'autres instructions, mais les prières les plus vives de Berthier, et de M. de Bassano lui-même qui en ce moment était loin d'exciter son maître à la résistance. Des nouvelles venues de divers côtés aiguillonnaient encore le zèle de tous ceux qui entouraient Napoléon. En effet des corps autrichiens semblaient s'être étendus à notre droite par delà l'Yonne. Quatre à cinq mille Cosaques avaient dépassé Sens, et menaçaient Fontainebleau. À notre gauche vers la Marne, l'aspect des choses n'était pas moins inquiétant. Le maréchal Macdonald qui avait reçu ordre de se replier sur Châlons et de s'y maintenir, en avait été expulsé par l'ennemi, et avait été contraint de se retirer sur Château-Thierry. On le disait même rejeté sur Meaux. Les 11e et 5e corps d'infanterie, les 2e et 3e de cavalerie qu'il amenait avec lui, et que Napoléon évaluait à 12 mille hommes au moins, étaient en réalité réduits à 6 ou 7 mille. Des bandes de fuyards après avoir quitté l'armée, s'étaient répandues entre Meaux et Paris, et y avaient porté l'épouvante. Les Parisiens voyaient l'ennemi arriver sur eux par trois routes, celle d'Auxerre, celle de Troyes, celle de Châlons, et sur une des trois seulement discernaient une force capable de les couvrir, celle que Napoléon commandait en personne, laquelle avait eu, disait-on, l'avantage dans le combat du 29 janvier, mais un désavantage marqué dans la bataille du 1er février. On parlait en outre de mouvements dans la Vendée, et ce pays naguère si tranquille, si reconnaissant envers Napoléon, paraissait prêt à s'agiter. Enfin, à la stupéfaction générale, on annonçait que Murat, le propre beau-frère de l'Empereur, élevé par lui au trône, venait de trahir à la fois l'alliance, la patrie, la parenté, en se portant sur les derrières du prince Eugène. Ce concours de mauvaises nouvelles avait bouleversé toutes les têtes. L'Impératrice épouvantée appelait sans cesse auprès d'elle tantôt Joseph, tantôt l'archichancelier, pour leur confier ses chagrins, et en voyant le péril s'approcher se mourait de peur pour son époux, pour son fils, pour elle-même. On répandait dans Paris que la cour allait se retirer sur la Loire, et tous les jours une foule inquiète venait aux Tuileries, pour s'assurer si les voitures de promenade qui ordinairement transportaient l'Impératrice et le Roi de Rome au bois de Boulogne, n'étaient pas des voitures de voyage destinées à se diriger sur Tours[7].

Les instances dont Napoléon est l'objet, les mauvaises nouvelles dont on l'accable, l'irritent sans l'ébranler. Ces circonstances irritaient Napoléon sans l'ébranler. Où chacun voyait des sujets de crainte, il apercevait plutôt des sujets d'espérance. Il se doutait en effet qu'un corps autrichien s'était approché de lui, et il songeait à se précipiter sur ce corps pour l'accabler. Le danger de Macdonald, la manière dont il était poursuivi, le disposaient à croire que la grande armée des coalisés s'était divisée, et avait jeté une de ses ailes sur la Marne. C'est ce qu'il avait toujours désiré, et toujours espéré. Aussi avait-il porté Marmont vers Arcis-sur-Aube (voir la carte no 62), et lui avait-il enjoint de pousser des reconnaissances sur Sézanne, sur Fère-Champenoise, pour se tenir au courant de ce que faisait l'ennemi, et être toujours en mesure de profiter de la première faute.

Cependant il fallait qu'il répondît aux supplications de Berthier, de M. de Bassano, de M. de Caulaincourt, et surtout aux alarmes de Paris. Des latitudes pour traiter?... demandait-il; qu'entendait-on par ces expressions?... Entendait-on des sacrifices en Hollande, en Allemagne, en Italie, il était prêt à les faire. Le Wahal, il l'abandonnerait, pour revenir à la Meuse et à l'Escaut, mais pourvu qu'il gardât Anvers. Il sacrifierait Cassel, Kehl, quoique ces points fussent de vrais faubourgs de Mayence et de Strasbourg, et démantellerait même Mayence pour rassurer l'Allemagne, mais à condition de conserver le Rhin. En Italie il renoncerait à tout, même à Gênes, pourvu qu'il conservât les Alpes, et, s'il était possible, quelque chose pour le fidèle prince Eugène. Raisons d'honneur qui empêchent Napoléon d'accepter les propositions qu'on lui prépare. Mais consentir à recevoir moins que la France, la véritable France, celle dont la révolution de 1789 avait fixé les limites, c'était se déshonorer sans espérance de se sauver. Au fond, disait-il, on ne voulait plus traiter avec lui; on voulait détruire, lui, sa dynastie, surtout la révolution française, et les propositions de négocier n'étaient qu'un leurre. Si dans la nouvelle offre de traiter on apportait quelque sincérité, c'est que probablement on lui préparait des conditions tellement humiliantes qu'il en serait déshonoré, et que le déshonneur servirait de garantie contre son caractère et son génie. Mais consentir à de telles choses était de sa part impossible! Descendre du trône, mourir même, pour lui qui n'était qu'un soldat, était peu de chose en comparaison du déshonneur. Les Bourbons pouvaient accepter la France de 1790; ils n'en avaient jamais connu d'autre, et c'était celle qu'ils avaient eu la gloire de créer. Mais lui, qui avait reçu de la République la France avec le Rhin et les Alpes, que répondrait-il aux républicains du Directoire, s'ils lui renvoyaient la foudroyante apostrophe qu'il leur avait adressée au 18 brumaire? Rien, et il resterait confondu! On lui demandait donc l'impossible, car on lui demandait son propre déshonneur.—

Oserons-nous le dire, nous qui dans ce long récit n'avons cessé de blâmer la politique de Napoléon, qui avons trouvé inutile, peu sensée, funeste enfin toute ambition qui s'étendait au delà du Rhin et des Alpes, il nous semble que pour cette fois Napoléon voyait plus juste que ses conseillers; mais, comme il arrive toujours, pour avoir eu tort trop longtemps, il n'était plus ni écouté ni cru lorsqu'il avait raison. Ses diplomates désillusionnés trop tard, ses généraux exténués de fatigue, le conjuraient de rester empereur de n'importe quel empire, parce que lui demeurant empereur, ils demeuraient ce qu'ils avaient été. La France était moindre, mais elle restait grande encore, parce qu'elle restait la France, et eux ne perdaient rien de leur élévation individuelle. À leurs yeux le Rhin, les Alpes, constituaient peut-être la grandeur de Napoléon et de la France, mais nullement leur grandeur personnelle: triste raisonnement, que la lassitude rendait excusable chez des militaires épuisés, la crainte chez des diplomates justement alarmés! Sans doute les conquêtes que Napoléon avait faites du Rhin à la Vistule, des Alpes au détroit de Messine, des Pyrénées à Gibraltar, ne valaient pas le sang qu'elles avaient coûté, et n'auraient pas même mérité qu'on fît couler pour elles le sang d'un seul homme. Au contraire pour garder les frontières naturelles de la France on pouvait demander à ses soldats de verser jusqu'à la dernière goutte de leur sang, on pouvait demander à Napoléon de risquer son trône et sa vie, et, selon nous, après tant d'erreurs, après tant de folies, de prodigalités de tout genre, il avait seul raison, quand il disait qu'on exigeait son honneur en exigeant qu'il cédât quelque chose des frontières naturelles de la France, de celles que la République avait conquises, et qu'elle lui avait transmises en dépôt. Mais les uns par affection, les autres par fatigue, certains par le désir de se conserver, lui disaient: Sauvez, Sire, votre trône, et en le sauvant vous aurez tout sauvé.—

Sur les instances réitérées de ceux qui l'entourent, Napoléon envoie carte blanche à M. de Caulaincourt. Les assauts furent rudes et répétés. Enfin, les alarmes croissant d'heure en heure, Napoléon ne voulant pas préciser les sacrifices, comptant sur la fierté de M. de Caulaincourt, sur son patriotisme, lui envoya carte blanche (expression textuelle). Il espérait avec raison, que le connaissant comme il le connaissait, M. de Caulaincourt n'y verrait pas l'autorisation de faire les derniers sacrifices, et que cependant s'il fallait de grandes concessions pour arracher la capitale des mains de l'ennemi, il serait libre, et pourrait la sauver: singulière ruse envers lui-même, envers M. de Caulaincourt, envers l'honneur tel qu'il le comprenait, car dans l'état des choses, il ne concédait rien ou concédait l'abandon des frontières naturelles; singulière ruse, et, nous ajouterons, unique faiblesse de ce grand caractère, qui lui fut arrachée par les instances de ses lieutenants et de ses ministres, et qui du reste, comme on le verra bientôt, ne fut que très-passagère!

Défection de Murat, et mesures ordonnées à l'égard de l'Italie. Cette autorisation expédiée à M. de Caulaincourt, il donna quelques ordres adaptés à la circonstance extrême où il se trouvait. Le silence obstiné qu'il avait gardé envers Murat, avait enfin décidé ce dernier à traiter avec l'Autriche. C'était une défection aussi condamnable que celle de Bernadotte, mais amenée par de moins mauvais sentiments. La légèreté, le besoin insatiable de régner, la peur, une vive jalousie pour le prince Eugène, avaient troublé et entraîné le cœur de Murat. Sa femme, il faut le dire, était plus coupable que lui, car liée envers Napoléon par des devoirs plus étroits, elle avait, tout en affectant auprès du ministre de France la douleur, l'impuissance de rien empêcher, mené la négociation par l'intermédiaire de M. de Metternich[8]. Les conditions de la défection étaient les suivantes. Murat conserverait Naples, et renoncerait à la Sicile dont il serait dédommagé par une province dans la terre ferme d'Italie. Il promettait en retour de marcher avec trente mille hommes contre le prince Eugène. Il avait tenu parole, s'était avancé vers Rome, puis avait envoyé une division sur Florence, une autre sur Bologne, sans dire précisément ce qu'il allait faire, car il lui restait assez de bons sentiments pour rougir de sa conduite, et assez de ruse pour laisser ignorer aux officiers français dont il avait grand besoin, qu'il allait les employer contre la France. Il avait demandé au général Miollis de lui livrer le château Saint-Ange, à la princesse Élisa de lui livrer la citadelle de Livourne, prétendant que ces occupations étaient nécessaires aux desseins de l'Empereur. Le général Miollis et la princesse Élisa avaient refusé.

Ces détails avaient inspiré à Napoléon une irritation facile à concevoir, mais il l'avait dissimulée dans l'intérêt des nombreux Français résidant en Italie. Il avait ordonné au duc d'Otrante de se rendre de nouveau au quartier général de Murat, pour stipuler la reddition des postes fortifiés que demandait le roi de Naples, à condition que les Français seraient protégés dans leurs personnes et leurs propriétés. Mais il avait juré dans son cœur de se venger d'une si noire ingratitude, et il imagina tout de suite de susciter à Murat un embarras qui ne pouvait manquer d'être très-sérieux. Dans son traité avec l'Autriche, Murat, sous l'indication assez vague d'une province dans la terre ferme d'Italie, avait espéré comprendre tout le centre de la Péninsule. Or, lui envoyer le Pape en ce moment, c'était créer à son ambition un obstacle presque insurmontable. Renvoi du Pape à Rome pour créer des obstacles à Murat. Napoléon avait, comme on l'a vu, acheminé Pie VII vers Savone, et sur toute la route le Pontife avait été reçu par les populations avec des témoignages empressés de respect et d'attachement. Napoléon ordonna de le conduire aux avant-postes avec les égards dont on ne s'était jamais écarté, en lui déclarant qu'il était libre de retourner à Rome. Ainsi finissait cet autre drame, si semblable à celui d'Espagne, par le renvoi du prince dont on avait voulu prendre les États en prenant sa personne, et qu'on était trop heureux de délivrer aujourd'hui, dans l'espoir de tirer quelque moyen de salut de la plus triste des rétractations!

Ce qui importait plus que Murat et le Pape, c'était de profiter de l'occasion pour abandonner l'Italie à elle-même, autre rétractation bien tardive, mais bien utile si elle avait été faite à propos! Ordre au prince Eugène d'évacuer l'Italie. Tant que Murat était inactif, le prince Eugène pouvait en se défendant sur l'Adige, se maintenir en Lombardie, malgré quelques descentes des Anglais sur sa droite et ses derrières; mais Murat venant le prendre à revers par la droite du Pô, il n'y avait pas moyen pour lui de résister davantage, et Napoléon lui prescrivit de se retirer en toute hâte sur Turin, Suze, Grenoble et Lyon, pour venir au secours de la France, dont la conservation importait bien autrement que celle de l'Italie.

Occupé ainsi à défaire ce qu'il avait fait, Napoléon donna ses derniers ordres par rapport à Ferdinand VII qui brûlait toujours d'impatience de reconquérir sa liberté. On venait enfin d'avoir des nouvelles du duc de San-Carlos. Sur la réponse peu favorable de la régence espagnole, Napoléon renvoie Ferdinand VII en Espagne, en se fiant à sa parole de l'exécution du traité de Valençay. Il avait rencontré en route la régence d'Espagne, qui, après avoir hésité longtemps à quitter Cadix, s'était décidée à revenir à Madrid, pour siéger là même où depuis trois siècles résidait le gouvernement de l'Espagne. Le duc de San-Carlos avait vu à Aranjuez les membres de la régence et les principaux personnages des cortès. La réponse n'avait été de leur part l'objet ni d'un doute ni d'une hésitation. D'abord aucun d'eux ne voulait se séparer des Anglais avec lesquels ils espéraient bientôt envahir le midi de la France; ensuite ils n'étaient pas pressés de recouvrer Ferdinand VII et de lui remettre un pouvoir qu'ils lui avaient conservé, et dont il était facile de prévoir qu'il ferait bientôt un fâcheux usage. On avait par ce double motif refusé d'adhérer à un traité conclu en état de captivité, et avec des protestations infinies de regret, d'obéissance, de dévouement, on avait déclaré qu'on ne reconnaîtrait la signature du roi que lorsqu'il serait sur le territoire espagnol, en pleine jouissance de sa liberté. On invoquait d'ailleurs pour répondre de la sorte un titre fort spécieux, c'était un article de la Constitution de Cadix, qui disait expressément que toute stipulation du roi souscrite en état de captivité serait nulle. On avait donc renvoyé le duc de San-Carlos à Valençay avec cet article de la constitution, et le malheureux Ferdinand en avait conçu un véritable désespoir.

Il n'y avait plus à hésiter, et mieux valait courir la chance d'être trompé, mais courir aussi la chance de trouver Ferdinand VII fidèle à sa parole, que de le retenir prisonnier, ce qui nous constituait forcément en guerre avec les Espagnols, et nous obligeait de laisser sur l'Adour des troupes dont nous avions le plus pressant besoin sur la Marne et la Seine. Ordre au maréchal Suchet de retirer toutes ses forces de la Catalogne, et de les expédier sur Lyon. En conséquence Napoléon ordonna de délivrer Ferdinand VII avec les autres princes espagnols détenus à Valençay, de les envoyer sur-le-champ auprès du maréchal Suchet, d'exiger d'eux un engagement d'honneur à l'égard de la fidèle exécution du traité de Valençay, et de tâcher ainsi de recouvrer au moins les garnisons de Sagonte, de Mequinenza, de Lérida, de Tortose, de Barcelone, qui repasseraient immédiatement les Pyrénées. Si le maréchal Soult, retenu à Bayonne par la présence des Anglais, ne pouvait être ramené sur Paris, le maréchal Suchet qui n'était pas dans le même cas, qui avait devant lui une armée infiniment moins redoutable, pouvait être ramené sur Lyon. Napoléon lui prescrivit de nouveau d'y acheminer toutes les troupes qui ne seraient pas indispensables en Roussillon, et de se préparer à y marcher lui-même avec le reste de son armée. Si le maréchal Suchet arrivait à Lyon avec 20 mille hommes, le prince Eugène avec 30 mille, le sort de la guerre était évidemment changé, car les coalisés ne demeureraient pas entre Troyes et Paris, lorsque 50 mille vieux soldats remonteraient de Lyon sur Besançon.

Ordres relatifs à la défense de Paris. Ces ordres expédiés pendant les journées des 4, 5, 6, 7 février, journées que Napoléon employait à surveiller les mouvements de l'ennemi, il en donna aussi quelques autres relatifs à la défense de Paris. Alarmes de cette capitale, et questions qu'on y agite. L'alarme allait croissant dans cette capitale à chaque pas rétrograde du maréchal Macdonald sur la Marne, car les fuyards de l'armée et des campagnes répandaient l'épouvante en se retirant. Joseph avait réclamé des instructions au sujet de l'Impératrice, du Roi de Rome, des princesses de la famille impériale, et demandé s'il fallait en cas de danger les garder à Paris. Il n'était pas question assurément d'évacuer Paris; Napoléon avait au contraire ordonné de s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité; mais devait-on, si l'ennemi paraissait, y laisser l'un des princes avec des pouvoirs extraordinaires et l'ordre de résister à outrance, puis envoyer derrière la Loire la famille impériale, l'Impératrice, le Roi de Rome, les ministres, les principaux dignitaires? On discutait tout haut cette question dans les rues de la capitale, ce qui montre à quel point était portée l'agitation des esprits. Louis, ancien roi de Hollande, rentré en France depuis les malheurs de son frère, avait proposé, si on faisait sortir de Paris la cour et le gouvernement, de s'y enfermer et de s'y bien défendre, ce dont il était certainement très-capable. Beaucoup de gens fort sensés étaient d'avis de ne pas faire partir l'Impératrice et le Roi de Rome, car leur départ serait considéré comme une sorte d'abandon de la capitale, qui blesserait et alarmerait les Parisiens, et semblerait y préparer le vide pour le remplir bientôt au moyen des Bourbons. M. de Talleyrand qui voyait clairement s'approcher le règne de ces princes, qui avait reçu bien des assurances secrètes de leurs bonnes dispositions à son égard, qui sans les aimer, sans avoir confiance dans leurs lumières, songeait à retrouver auprès d'eux la faveur perdue auprès de Napoléon, ne voulait cependant pas se compromettre trop tôt et trop irrévocablement avec celui-ci, mettait beaucoup de zèle apparent à seconder Joseph et l'Impératrice, et cherchait à prouver ce zèle en donnant les conseils selon lui les meilleurs. Or à ses yeux faire partir l'Impératrice de Paris, c'était livrer très-imprudemment la place aux Bourbons, qui auraient pour eux le prestige de vingt-quatre ans de malheurs, et le prestige plus grand encore de la paix qu'ils procureraient à la France. Joseph ne voulant rien prendre sur lui en pareille matière, avait instamment prié Napoléon d'exprimer sur tous ces points ses volontés définitives. Quant à l'Impératrice elle n'avait ni avis, ni volonté, et de concert avec Cambacérès, devenu très-pieux, comme on l'a vu, elle faisait dire les prières que, dans la liturgie catholique, on appelle prières des quarante heures.

Dépit de Napoléon en voyant le trouble des hommes qui composent son gouvernement. Napoléon que tous les malheurs de la guerre trouvaient imperturbable, n'éprouvait d'impatience qu'en recevant le courrier de Paris, qui lui apportait plusieurs fois par jour le triste tableau des anxiétés de son gouvernement.—Vous avez peur, écrivait-il aux hommes chargés de sa confiance, et vous communiquez votre peur autour de vous. Conseils énergiques qu'il leur donne à tous. La situation est grave, mais elle n'en est pas où en sont vos alarmes. C'est bien de prier, mais vous priez en gens effarés, et si je suivais votre exemple ici, mes soldats se croiraient perdus. Exécutez autour de Paris les ouvrages que je vous ai prescrits; armez, habillez mes conscrits, faites-les tirer à la cible, expédiez-les-moi dès qu'ils ont acquis les notions indispensables, arrêtez les fuyards, mettez-les dans les corps, réunissez des vivres et des munitions; soyez calmes, ne changez pas d'avis à chaque idée nouvelle qui jaillit de la fermentation des esprits, ayez mes ordres toujours présents, suivez-les et laissez-moi faire. Je sais bien que quelques Cosaques ont paru du côté de Sens, que Macdonald s'est laissé refouler sur la Marne, mais soyez tranquilles, l'ennemi payera cher sa folle témérité. Encore une fois ne vous agitez pas, n'écoutez pas tous les donneurs d'avis, ne parlez pas au premier venant, travaillez, taisez-vous, et laissez-moi faire....—

Tels étaient les sages et énergiques conseils que Napoléon adressait à Cambacérès, au ministre de la guerre et à son frère Joseph. Quant à l'Impératrice il ne lui donnait que des nouvelles de sa santé, quelques détails succincts et rassurants sur l'armée, le tout d'un ton affectueux et ferme, mais il avait une opinion bien arrêtée sur ce qu'il fallait faire d'elle et du Roi de Rome, si l'ennemi venait à se montrer devant Paris. Ordres de défendre Paris à outrance, et d'en faire sortir sa femme et son fils. Il voulait que la capitale fût défendue, car il savait bien que si elle était ouverte à l'ennemi, on y établirait sur-le-champ un gouvernement qui ne serait pas le sien; mais en la disputant énergiquement aux armées alliées, il ne voulait pas qu'on y laissât sa femme et son fils. En les gardant en sa possession, il croyait conserver avec l'Autriche un lien puissant que le respect humain ne permettrait pas de mépriser. Si au contraire ce gage précieux venait à lui échapper, il se disait qu'on ne manquerait pas de s'emparer de Marie-Louise, de profiter de sa faiblesse pour composer une régence qui l'exclurait lui du trône, ou bien d'envoyer elle et le Roi de Rome à Vienne, de les y entourer de soins, comme on fait à l'égard d'une honnête fille compromise dans un mauvais mariage, de le traiter lui en aventurier qui n'était pas digne de la femme qu'on lui avait donnée, et de le reléguer dans quelque prison lointaine. Puis on élèverait son fils à Vienne, comme un prince autrichien!...—Cette perspective, quand elle se présentait à son esprit, le bouleversait profondément, et lui en faisait oublier une autre non moins alarmante, celle de Paris laissé vacant devant les Bourbons qui s'approchaient. Il avait raison sans doute, car il était vrai qu'on lui prendrait son fils et sa femme, qu'on élèverait son fils en prince étranger, qu'on mettrait sa femme dans les bras d'un autre époux, mais il n'était pas moins vrai que Paris resté vide, on en profiterait pour y placer les Bourbons. Ce n'était pas tel ou tel mal, c'étaient tous les maux qui, en punition de ses fautes, allaient fondre à la fois sur sa tête condamnée par la Providence!

Préoccupé surtout du danger de laisser tomber sa femme et son fils dans les mains des Autrichiens, il prescrivit à son frère Joseph, par une lettre du 8 février, de se conformer à ses intentions, telles qu'il les lui avait déjà exprimées en partant, de laisser à Paris son frère Louis avec des pouvoirs étendus, d'y rester lui-même s'il le fallait, de défendre la capitale à outrance, mais d'envoyer sur la Loire l'Impératrice et le Roi de Rome, avec les princesses, les ministres, les grands dignitaires, le trésor de la couronne, de n'en pas croire surtout des ennemis secrets tels que M. de Talleyrand, qu'il n'avait que trop ménagés, de suivre enfin ses instructions et pas d'autres.—Le sort d'Astyanax prisonnier des Grecs, ajoutait-il, m'a toujours paru le plus triste sort du monde: j'aimerais mieux voir mon fils égorgé et précipité dans la Seine, que de le voir aux mains des Autrichiens pour être conduit à Vienne.—

Moyens de défense prescrits pour Paris. Napoléon indiquait ensuite comment il fallait défendre Paris. N'ayant pas songé à élever des ouvrages en maçonnerie de peur d'alarmer les habitants, il s'était contenté de faire préparer des palissades et de l'artillerie. Maintenant que l'alarme était au comble et qu'il n'y avait plus rien à ménager, il prescrivait de renforcer avec des palissades l'enceinte dite de l'octroi, de construire également avec des palissades des tambours en avant des portes, d'établir des redoutes sur les emplacements déjà désignés, de les couvrir d'artillerie, et de placer derrière ces ouvrages improvisés la garde nationale armée de fusils de chasse si les fusils de munition manquaient. Quelle confiance n'eût-il pas éprouvée, quelle liberté de manœuvre n'aurait-il pas acquise, s'il avait eu ces magnifiques murailles qui, grâce à un roi patriote, entourent aujourd'hui la capitale de la France!

Napoléon avait séjourné du 3 au 8 février à Troyes d'abord, puis à Nogent, dans la prévoyance d'une faute de l'ennemi, de laquelle il attendait son salut. Conseil tenu par les coalisés à la suite de la bataille de la Rothière. Bientôt il crut en découvrir les premiers signes. Le lendemain en effet de la bataille de la Rothière, les coalisés avaient assemblé à Brienne un grand conseil pour examiner quel parti on devait tirer de la situation de Napoléon qui leur semblait désespérée. Ce n'était pas à une force de 30 mille hommes qu'on l'avait supposé réduit après la bataille de la Rothière, mais à celle de 40 à 50 mille, s'élevant peut-être avec Mortier à 70 mille, et en cet état, si au-dessus pourtant de la réalité, on le tenait pour perdu, moyennant, se disait-on, qu'on ne commît pas de trop grandes fautes. Après bien des discussions les opérations suivantes avaient été résolues.

Plan d'opérations, consistant à pousser Napoléon sur Paris, en le débordant tantôt sur une aile, tantôt sur l'autre, pour l'accabler ensuite sous les forces réunies de la coalition. Quelle que fût la supériorité qu'on eût sur Napoléon, on craignait toujours de le rencontrer face à face, et de risquer le sort de la guerre en une bataille décisive. On voulait donc manœuvrer, et l'acculer sur Paris, en y amenant successivement toutes les armées de la coalition, pour l'accabler sous une masse écrasante d'ennemis, comme on avait fait à Leipzig. Il y avait sur la droite des alliés des forces laissées au blocus des places. C'étaient, comme nous l'avons dit, le corps d'York resté devant Metz, celui de Langeron devant Mayence, celui de Kleist devant Erfurt. Ces corps remplacés actuellement par d'autres troupes et près d'arriver sur la Marne, comprenaient, celui d'York 18 mille hommes, celui de Langeron 8 mille (la moitié de ce corps était seule disponible), celui de Kleist 10 mille, c'est-à-dire environ 36 mille hommes, sans compter le corps de Saint-Priest, et divers détachements de Bernadotte qui refluaient tous en ce moment vers la Belgique. Il n'était pas possible de laisser les corps d'York, de Langeron, de Kleist, isolés sur la Marne, à portée des coups de Napoléon, et de ne pas les faire concourir au but commun. Il fut convenu que Blucher irait les rallier avec les vingt et quelques mille hommes qui lui restaient, ce qui reporterait à environ 60 mille l'ancienne armée de Silésie, et lui constituerait une situation indépendante. Blucher manœuvrerait à la tête de cette armée sur la Marne, et, en refoulant Macdonald sur Châlons, Meaux et Paris, il se trouverait sur les derrières de Napoléon, qui par là serait obligé de se replier. Alors le prince de Schwarzenberg, qui aurait encore au moins 130 mille hommes après le départ de Blucher, suivrait Napoléon pas à pas dans sa retraite. Si Napoléon revenait sur le prince de Schwarzenberg, Blucher en profiterait pour faire un nouveau pas en avant, et en avançant ainsi les uns le long de la Seine, les autres le long de la Marne, on finirait comme ces rivières elles-mêmes par se rencontrer sous Paris, et par accabler Napoléon sous la masse des forces de l'Europe réunies autour de la capitale de la France. En attendant on était si forts même séparés, que si Napoléon voulait tomber sur l'une des deux armées alliées, on lui tiendrait tête. Blucher avec 60 mille hommes croyait n'en avoir rien à craindre. Le prince de Schwarzenberg, beaucoup moins présomptueux, croyait pouvoir lui résister avec ses 130 mille hommes. D'ailleurs à la distance où l'on était de Paris, la Seine et la Marne étaient assez rapprochées pour que de l'une à l'autre on pût se donner la main, surtout en ayant une nombreuse cavalerie. Il fut convenu en effet que le prince de Wittgenstein se tiendrait sur l'Aube, où il serait lié par les six mille Cosaques du général Sesliavin, d'un côté à Blucher qui devait marcher sur la Marne, et de l'autre au prince de Schwarzenberg qui devait marcher sur la Seine. Avec de telles précautions on ne redoutait aucun malheur, aucun de ces accidents surtout auxquels il fallait s'attendre quand on avait affaire au génie si imprévu de Napoléon. On se contenta donc de ce qu'elles avaient de spécieux, et Blucher qui voyait dans la combinaison adoptée son indépendance, la chance d'arriver le premier à Paris, Schwarzenberg qui s'en promettait la délivrance du plus incommode, du plus impérieux des collaborateurs, y consentirent également.

En exécution de ce plan, Blucher se dirige sur la Marne, pour y recueillir les corps d'York, de Langeron, de Kleist, et se porter sur Paris après avoir passé sur le corps de Macdonald. Par suite de ces dispositions Blucher se porta le 3 de Rosnay sur Saint-Ouen, le 4 de Saint-Ouen sur Fère-Champenoise, et trouvant le corps d'York déjà aux prises avec le maréchal Macdonald près de Châlons, il s'appliqua à déborder ce maréchal, et l'obligea ainsi de se retirer sur Épernay et sur Château-Thierry. Macdonald après sa longue retraite de Cologne à Châlons, n'avait plus que 5 mille fantassins et 2 mille chevaux. Il était à Château-Thierry le 8 février, suivi par le corps d'York le long de la Marne, et menacé en flanc par Blucher, qui suivant la route de Fère-Champenoise et de Montmirail, espérait le devancer à Meaux. (Voir les cartes nos 62 et 63.) Paris était ainsi découvert, et c'était ce danger devenu évident qui jetait ses habitants dans les plus vives alarmes. Mouvement en sens contraire du prince de Schwarzenberg sur la Seine et l'Yonne. Le prince de Schwarzenberg de son côté, après avoir tâtonné devant Napoléon, dont il craignait les moindres mouvements, s'avança lentement sur Troyes, ayant avec son redoutable adversaire des combats d'arrière-garde chaque jour plus rudes. Tout à coup il conçut des doutes et des inquiétudes. Il venait d'apprendre que des troupes françaises se montraient au loin sur sa gauche, c'est-à-dire sur l'Yonne, à Sens, à Joigny, à Auxerre (c'étaient celles de Pajol). Il venait aussi de recueillir divers bruits partis de points plus éloignés. On lui avait mandé qu'une armée française se formait à Lyon sous le maréchal Augereau, et qu'elle prenait l'offensive contre Bubna, que des troupes d'Espagne accouraient en poste, et que leurs têtes de colonnes s'apercevaient déjà près d'Orléans. Il se demanda sur-le-champ si Napoléon ne méditait pas quelque mouvement sur son flanc gauche, par delà la Seine et l'Yonne, et si l'armée de Lyon, les troupes que l'on voyait sur l'Yonne, celles qui arrivaient d'Espagne, n'étaient pas les moyens préparés de ce dangereux mouvement. Grand espace laissé entre Blucher et Schwarzenberg. En proie à ces inquiétudes, il se porta un peu à gauche tandis que Blucher se portait un peu à droite, ce qui devait augmenter sensiblement l'espace qui les séparait. En effet il ramena Wittgenstein de la rive droite de l'Aube à la rive gauche, c'est-à-dire d'Arcis à Troyes; il laissa de Wrède devant Troyes avec les réserves en arrière, il poussa Giulay sur Villeneuve-l'Archevêque, et Colloredo sur Sens, se flattant par ce moyen de s'être garanti de toute entreprise contre son flanc gauche. Quelques Cosaques étaient restés chargés de lier les deux armées, mais l'espace entre elles s'était fort agrandi. Ce général si sage en croyant se préserver d'un danger, s'en préparait, comme on va le voir, un autre bien plus grave, car à la guerre ce n'est pas un danger qu'il faut avoir en vue, mais tous; ce n'est pas un côté de la situation, c'est la situation tout entière qu'il faut embrasser d'un regard vaste, prompt et sûr.

Joie de Napoléon en voyant se réaliser la faute qu'il avait prévue. Le 6, le 7 février, Napoléon à l'affût comme le tigre prêt à saisir sa proie, suivait de l'œil ses adversaires avec une joie croissante, la seule qu'il lui fût encore donné d'éprouver, et il avait longtemps hésité entre deux partis. Tantôt il voulait se jeter sur Colloredo et Giulay aventurés imprudemment entre la Seine et l'Yonne, tantôt sur Blucher courant vers la Marne, mais le 7 il n'hésita plus. L'importance des résultats à obtenir en se plaçant entre Schwarzenberg et Blucher, la nécessité de secourir au plus tôt Macdonald et Paris, le décidèrent à se porter sur la Marne, et il commença son mouvement contre Blucher avec une satisfaction indicible. Pendant ces jours du 4 au 7 février, et sous sa vigoureuse impulsion, il était sorti de Paris quelques bataillons tirés des dépôts. Il avait avec cette ressource un peu recruté les corps de Marmont et de Victor, les divisions des généraux Gérard et Hamelinaye, et, à l'aide de détachements venus de Versailles, il avait ajouté quelques renforts à sa cavalerie. Enfin il avait dirigé sur Provins la première division arrivée d'Espagne. Le 5 il avait fait descendre Marmont d'Arcis sur Nogent, et s'y était porté lui-même de Troyes, en se couvrant de fortes arrière-gardes, afin de cacher sa marche à l'ennemi. Parvenu là il avait commencé sa grande opération. Ses ordres pour acheminer ses corps sur Sézanne. Marmont dont l'esprit était assez actif, avait de son côté imaginé cette même opération, mais d'une manière confuse, car il la regardait déjà comme impossible, lorsque Napoléon sans s'inquiéter de ce qui se passait dans cette tête légère, lui ordonna le 7 de partir de Nogent avec une avant-garde de cavalerie et d'infanterie, et de se porter sur Sézanne, lieu pourvu par ses ordres d'abondantes ressources. (Voir les cartes nos 62 et 63.) Marmont devait, dès qu'il aurait reconnu la route, se faire suivre par tout son corps. Le 8 Napoléon achemina Ney avec une division de la jeune garde et la cavalerie de Lefebvre-Desnoëttes sur cette même route de Sézanne. Il se prépara à partir lui-même le 8 avec Mortier et la vieille garde. Ces trois corps comprenaient environ 30 mille hommes.

Pourtant en se dirigeant sur la Marne il ne fallait pas découvrir Paris du côté de la Seine. Napoléon laissa sur la Seine le maréchal Victor avec le 2e corps, les généraux Gérard, Hamelinaye avec leurs divisions de réserve, et derrière eux, à Provins, le maréchal Oudinot avec la division de jeune garde Rothenbourg, et les troupes tirées de l'armée d'Espagne. Victor était chargé de défendre la Seine de Nogent à Bray, et Oudinot devait venir l'appuyer au premier retentissement du canon. Pajol, avec les bataillons arrivés de Bordeaux, avec les gardes nationales et sa cavalerie, devait veiller sur Montereau et les ponts de l'Yonne jusqu'à Auxerre. Forces laissées sur la Seine de Nogent à Montereau, pour arrêter ou ralentir au moins la marche du prince de Schwarzenberg. Enfin les deux divisions de jeune garde dont l'organisation s'achevait à Paris, avaient ordre de se placer entre Provins et Fontainebleau. Ces troupes réunies ne comprenaient pas moins de 50 mille hommes, et rangées derrière la Seine, dans le contour que cette rivière décrit de Nogent à Fontainebleau, elles devaient donner à Napoléon le temps de revenir, et de faire contre Schwarzenberg ce qu'il aurait fait contre Blucher. Ces plans étaient au moins aussi spécieux que ceux des généraux ennemis. Restait à savoir lesquels répondraient véritablement aux distances, au temps, aux circonstances actuelles de la guerre. Napoléon partit le 9 avec sa vieille garde, pour se transporter de la Seine à la Marne, recommandant à tout le monde un secret absolu sur son absence. Plein d'espérance, il écrivit quelques mots à M. de Caulaincourt pour relever son courage, et pour l'engager à user moins librement de la carte blanche qu'il lui avait donnée, sans pourtant la lui retirer. En effet, s'il réussissait, les conditions de la paix devaient être bien changées. Ainsi en partant il emportait avec lui les destinées de la France et les siennes!

Pendant qu'il était en marche, notre infortuné plénipotentiaire endurait à Châtillon les plus grandes douleurs que puisse ressentir un honnête homme et un bon citoyen, et essuyait des traitements qui lui faisaient monter la rougeur au front.

Ce qui se passe au congrès de Châtillon pendant que Napoléon quitte l'Aube pour la Marne. Les diplomates de la coalition étaient successivement arrivés le 3 et le 4 février à Châtillon, et s'étaient empressés d'échanger des visites avec M. de Caulaincourt, en témoignant pour lui des égards qu'on affectait de n'accorder qu'à sa personne. Il fut convenu que le 5 chacun produirait ses pouvoirs, et que les jours suivants commenceraient les négociations. En attendant, M. de Caulaincourt ayant essayé dans les repas, dans les soirées où l'on se rencontrait, d'obtenir quelques confidences, trouva les membres du congrès polis mais impénétrables. Le seul d'entre eux auquel il aurait pu s'ouvrir, en s'autorisant des communications secrètes de M. de Metternich, M. de Stadion, ministre autrichien, était un ennemi personnel de la France, et le représentant malveillant d'une cour bienveillante. Au-dessous de lui, M. de Floret, moins élevé en grade mais plus amical, parlait peu, soupirait souvent, et laissait entendre qu'on avait eu grand tort de livrer la bataille de la Rothière, car la situation s'en ressentirait beaucoup. Réunion des plénipotentiaires, et isolement dans lequel on tient M. de Caulaincourt. Quant aux conditions elles-mêmes, qu'on ne pouvait pas cependant nous cacher longtemps, M. de Floret n'en disait pas plus que les autres. M. de Rasoumoffski, autrefois l'interprète des passions russes à Vienne, était presque impertinent dans tout ce qui ne se rapportait pas à la personne de M. de Caulaincourt. M. de Humboldt ne manifestait rien, mais on devinait en lui le Prussien, à la vérité très-adouci. Les plus convenables de tous ces ministres étaient les Anglais, surtout lord Aberdeen, modèle rare par sa simplicité, sa gravité douce, du représentant d'un État libre. Lord Castlereagh ne devant pas prendre part aux conférences, mais venant les diriger en maître qui ordonne sans se montrer, avait étonné M. de Caulaincourt par ses assurances pacifiques et par ses protestations de sincérité. Il insistait si fortement et si souvent sur la résolution arrêtée de traiter avec Napoléon, qu'on ne pouvait s'empêcher d'y reconnaître le calcul ordinaire des Anglais de paraître faire une guerre d'intérêt purement national, et non une guerre de dynastie. Aussi répétait-il sans cesse qu'on pouvait être d'accord tout de suite, et qu'il suffisait, si on le voulait, d'une heure d'explication. Mais d'accord sur quelles bases? Là-dessus personne ne consentait à devancer d'un seul jour la déclaration solennelle des conditions de la paix. Elles étaient donc bien dures, se disait M. de Caulaincourt, puisqu'on n'osait pas les produire, et qu'on voulait les promulguer sans doute comme une loi de l'Europe à laquelle il n'y aurait pas de contradiction à opposer! Toutes les fois qu'il cherchait à provoquer quelque confidence de la part de l'un des plénipotentiaires, si par grande exception on l'avait laissé seul avec l'un d'entre eux, celui-ci rompait l'entretien. S'il était avec plusieurs, celui qu'il avait essayé d'aborder élevait la voix, pour qu'on ne pût pas croire à des intelligences secrètes avec la France. Il était évident qu'avant tout on craignait cet être idéal et redoutable qui s'appelait la coalition, et qu'à aucun prix on n'aurait voulu lui donner des ombrages. Dire au représentant de la France, ou entendre de lui quelque chose qui ne fût pas commun à tous les autres, eût semblé une infidélité dont personne n'aurait osé se rendre coupable. Lord Castlereagh, agissant en homme au-dessus du soupçon, avait seul dit et écouté quelques paroles à part, dans ses diverses rencontres avec M. de Caulaincourt, et uniquement pour répéter cette déclaration fastidieuse qu'on souhaitait la paix, qu'elle pouvait être conclue en une heure si on voulait se mettre d'accord. D'accord sur quoi? C'était là l'éternelle question toujours restée sans réponse.

M. de Caulaincourt attendit ainsi quatre mortels jours sans obtenir aucune explication, mais en devinant ce qu'on ne lui disait pas, et ce qui l'avait porté à réclamer itérativement de Napoléon des instructions nouvelles. Échange des pouvoirs le 5 février. On déclare au plénipotentiaire français que quatre cours traiteront pour toutes les autres, et qu'il ne sera pas question du droit maritime. Le 5 février, on échangea les pouvoirs, en déclarant que les représentants des quatre principales puissances, Russie, Prusse, Autriche, Angleterre, traiteraient pour les diverses cours de l'Europe, grandes et petites, avec lesquelles la France était en guerre, manière de procéder plus commode, mais qui révélait le joug commun pesant sur tous les membres de la coalition, et, en même temps, on annonça par la bouche du représentant de l'Angleterre, que la question du droit maritime serait écartée de la négociation, que la Grande-Bretagne entendait ne la soumettre à personne, pas même à ses alliés, parce que c'était une question de droit éternel, ne dépendant pas des résolutions passagères des hommes. On aurait volontiers dit qu'il y avait là un dogme sur lequel il n'était pas permis de transiger.

Ce n'était pas le cas de contredire, car nous avions en ce moment bien autre chose à défendre que le droit maritime. Pourtant M. de Caulaincourt présenta pour l'honneur de la vérité quelques observations qui furent écoutées avec un silence glacial, et auxquelles on ne fit aucune réponse. Soumission forcée de M. de Caulaincourt. M. de Caulaincourt n'insista pas, et on passa outre. Il fut convenu que pendant la tenue de ce congrès on produirait ses propositions par notes, qu'on répondrait également par notes, et que si elles devenaient l'occasion d'observations verbales, un protocole tenu avec exactitude recueillerait ces observations immédiatement, ce qui était une nouvelle précaution pour prévenir les défiances entre confédérés. Après une attente silencieuse de plusieurs jours, le fond des choses est enfin abordé. M. de Caulaincourt n'élevant aucune difficulté sur ces questions de forme, demanda que l'on commençât enfin à entrer dans le fond des choses, et à énoncer les conditions de la paix. On ne voulut ni ce même jour, ni le jour suivant, entamer ce grave sujet, sous prétexte qu'on n'était pas prêt. Enfin le 7, après avoir tant fait attendre M. de Caulaincourt, l'un des plénipotentiaires prenant la parole pour tous, lut d'un ton solennel et péremptoire la déclaration suivante.

Déclaration des conditions faites à la France. La France doit rentrer dans ses limites de 1790, et ne point se mêler du sort des pays cédés. La France devait avant toute autre condition rentrer dans ses limites de 1790, ne plus prétendre à aucune autorité sur les territoires situés au delà de ces limites, et en outre ne point se mêler du partage qu'on allait en faire, de sorte que non-seulement on lui ôterait la Hollande, la Westphalie, l'Italie (chose assez naturelle), mais qu'on ne voulait pas qu'à titre de grande puissance elle eût son avis sur ce que deviendraient ces vastes contrées, et on en agissait ainsi tant pour ce qui était au delà du Rhin et des Alpes, que pour ce qui était en deçà, de manière qu'en abandonnant la Belgique et les provinces rhénanes elle ne saurait même pas ce qu'on en ferait! Enfin il fallait répondre par oui ou par non avant toute espèce de pourparler.

Jamais on n'avait traité des vaincus avec une telle insolence, et vaincus nous ne l'étions pas encore, car à Brienne nous avions été vainqueurs, à la Rothière 32 mille Français avaient pendant une journée entière tenu tête à 170 mille ennemis, et on n'avait pu ni envelopper ces 32 mille Français, ni les écraser, ni leur enlever leurs moyens de retraite!

Silence général après l'énoncé des volontés des puissances. Il y avait chez les assistants un tel sentiment de l'énormité de ces propositions, que personne ne prit sur soi de les commenter, les plus hostiles d'entre eux craignant de les affaiblir par le commentaire, les plus modérés ne voulant pas se charger de les justifier. Un silence profond succéda à cette communication. Ajournement au soir pour entendre M. de Caulaincourt. M. de Caulaincourt, ayant peine à dominer son émotion, déclara qu'il avait diverses observations à présenter, et qu'il demandait qu'on les écoutât. Après quelques hésitations on s'ajourna au soir du même jour, afin d'entendre M. de Caulaincourt.

Observations qui se présentent en foule à l'esprit, à la simple audition des conditions proposées. Les observations sur cette étrange communication s'offraient en foule à l'esprit. D'abord comment les concilier avec les propositions de Francfort, propositions incontestables, puisqu'à la conversation non désavouée de M. de Saint-Aignan avait été jointe une note écrite qui les résumait, puisque M. de Metternich sur la réponse évasive de M. de Bassano avait insisté pour en obtenir l'acceptation explicite? Cette acceptation ayant été envoyée, les auteurs des propositions de Francfort étaient engagés eux-mêmes, et alors comment se pouvait-il qu'ils fissent aujourd'hui des propositions si diamétralement contraires? Ensuite, à considérer les choses du point de vue de l'équilibre européen, comment, après avoir dit à la France en entrant sur son territoire qu'on ne voulait point lui contester la juste grandeur qui lui était acquise, comment la ramener aux frontières de Louis XV, lorsque depuis Louis XV trois des puissances du continent s'étaient partagé la Pologne, lorsque depuis 1790 toutes les puissances avaient fait des acquisitions considérables qui changeaient complétement les anciennes proportions des États? Si pour le repos de l'Europe on devait généralement revenir aux limites de 1790, n'était-il pas juste que chacun restituât ce qu'il avait pris, que l'Autriche ne songeât point à retenir Venise, que la Prusse et l'Autriche ne gardassent pas ce qu'elles avaient dérobé aux petits États allemands et surtout aux princes ecclésiastiques, que la Prusse, l'Autriche et la Russie rendissent la dernière portion qu'elles s'étaient attribuée de la Pologne à l'époque du dernier partage? N'était-il pas juste enfin que l'Angleterre rendît les îles Ioniennes, Malte, le Cap, l'île de France, etc.? Faire rentrer la France seule dans ses anciennes limites, c'était détruire en Europe, au détriment de tous, l'équilibre nécessaire des forces, et si, comme l'avenir l'a prouvé depuis, la France pouvait demeurer grande et bien grande même après la perte de quelques provinces, elle le devrait à l'énergie, à la puissance d'esprit de son peuple, c'est-à-dire à sa grandeur morale, qu'on ne pouvait pas lui ôter comme sa grandeur matérielle! Sans doute il n'était rien qu'on ne pût se permettre au nom de la victoire, et cet argument coupait court à toute discussion, mais dans ce cas il fallait laisser de côté les paroles insidieuses dont on avait fait usage en passant le Rhin, et avouer que la force et non la raison allait servir de règle à la conduite des puissances alliées. La France alors saurait à quoi elle devait s'attendre de la part de ses envahisseurs. Ce n'était pas tout encore. Comment demander en bloc des sacrifices immenses, sans les préciser, sans déterminer le plus et le moins, qui était beaucoup ici, car dans les Pays-Bas, dans les provinces Rhénanes, le long de la Suisse et des Alpes, il restait bien des questions qui, résolues dans un sens ou dans un autre, rendraient le résultat fort différent? Et ces portions cédées de territoire, était-il possible de les abandonner sans savoir à qui on les céderait? Les abandonner par exemple à une petite puissance ou à une grande, remettre un territoire sur la gauche du Rhin à un petit État comme la Hesse, ou à un grand État comme la Prusse, constituait une différence capitale. Ne vouloir s'expliquer sur aucun de ces points, était un procédé inqualifiable, qu'on pouvait à peine se permettre avec un ennemi à qui on aurait mis le pied sur la gorge, et la France, si elle devait malheureusement se trouver un jour sous les pieds de ses ennemis, n'y était pas encore. Enfin si son représentant se résignait à tout ou partie de ces sacrifices, ce ne pouvait être que pour faire cesser immédiatement une guerre cruelle, pour éviter une bataille d'où résulterait peut-être la vie ou la mort, pour couvrir Paris enfin: était-il possible de faire ces sacrifices douloureux, si on n'était pas assuré qu'une parole d'acceptation une fois prononcée, l'ennemi s'arrêterait sur-le-champ?

M. de Caulaincourt essaie de faire entendre quelques observations. Ces observations si naturelles, si peu réfutables, M. de Caulaincourt essaya de les exposer dans la soirée du 7, et le fit avec une indignation contenue. Il était soldat, et il eût mieux aimé se faire tuer avec le dernier des Français en combattant des ennemis si insultants, que se débattre vainement dans une négociation où l'on ne voulait ni écouter, ni répondre; mais il fallait tout souffrir pour saisir au vol l'occasion de la paix, si elle s'offrait, et avec une mesure infinie, à travers laquelle perçait un sentiment amer, il rappela les conditions de Francfort, formellement proposées, formellement acceptées; il objecta au projet de ramener la France à ses anciennes limites, les acquisitions que les diverses puissances avaient déjà faites ou prétendaient faire en Pologne, en Allemagne, en Italie, sur toutes les mers; il demanda surtout ce que deviendraient les provinces enlevées à la France, et enfin quel serait le prix des sacrifices que la France pourrait consentir, et si par exemple la suspension des hostilités en serait la conséquence immédiate?

On refuse presque d'entendre M. de Caulaincourt, et on lui signifie qu'il faut répondre par oui ou par non aux conditions proposées. La première observation, celle qui portait sur les propositions de Francfort, embarrassa visiblement les ministres des puissances alliées. Il n'y avait rien à répliquer en effet, et si les nations reconnaissaient un autre juge que la force, les négociateurs eussent été sur-le-champ condamnés. M. de Rasoumoffski, le Russe arrogant qui représentait l'empereur Alexandre, répondit qu'il ne savait ce dont on voulait parler. M. de Stadion, qui représentait le cabinet autrichien auteur principal et direct des propositions de Francfort, prétendit qu'il n'en était pas dit un mot dans ses instructions. Mais lord Aberdeen, le plus sincère, le plus droit des personnages présents, qui avait assisté aux ouvertures faites à M. de Saint-Aignan, qui avait discuté les termes de la note de Francfort, comment aurait-il pu nier? Aussi se borna-t-il à balbutier quelques paroles qui prouvaient l'embarras de sa probité, et puis tous ces diplomates, opposant aux raisons du ministre français une sorte de clameur générale, s'écrièrent tous ensemble qu'il ne s'agissait pas de pareilles questions, que ce n'était pas des propositions de Francfort qu'on avait à s'occuper, mais de celles de Châtillon, que c'était sur celles-là et non sur d'autres qu'il fallait se prononcer séance tenante, que l'on n'avait pas mission de les discuter, mais de les présenter, et de savoir si elles étaient agréées ou rejetées, et un pan de leur manteau à la main, ils firent entendre que c'était la paix ou la guerre, la guerre jusqu'à ce que mort s'ensuivît, qu'il s'agissait de décider, en répondant sur-le-champ par oui ou par non. M. de Caulaincourt voyant qu'il n'y avait aucun moyen de faire expliquer des hommes qui voulaient un oui ou un non, réclama le renvoi de la conférence, ce qui fut accepté, après quoi chacun se retira.

Profonde douleur de M. de Caulaincourt. M. de Caulaincourt était tour à tour saisi de douleur, ou révolté d'indignation, car dans les propositions qu'on osait lui faire, la forme était aussi outrageante que le fond était désespérant. Certes Napoléon avait abusé de la victoire, mais jamais à ce point. Souvent il avait beaucoup exigé de ses ennemis, mais il ne les avait jamais humiliés, et lorsqu'au lendemain de la journée d'Austerlitz, Alexandre qui allait être fait prisonnier avec son armée, avait demandé grâce par un billet écrit au crayon, Napoléon avait répondu avec une courtoisie qu'on n'imitait pas aujourd'hui. En tout cas Napoléon n'était pas la France, les torts de l'un n'étaient pas les torts de l'autre, et des gens qui mettaient tant d'affectation à séparer Napoléon de la France, auraient dû ne pas punir sur celle-ci les fautes de celui-là. Quoi qu'il en soit, M. de Caulaincourt voyait bien qu'il fallait, si on voulait arrêter les coalisés, prononcer ce mot si cruel d'acceptation pure et simple, et, pour leur fermer l'entrée de Paris, il était prêt à user des pouvoirs illimités dont il était pourvu. M. de Caulaincourt voudrait savoir si en acceptant les conditions proposées, il obtiendrait la suspension immédiate des hostilités. Cet excellent citoyen, dévoué à la France et à la dynastie impériale, avait le tort en ce moment (le premier du reste qu'on pût lui reprocher) de songer au trône de Napoléon plus qu'à sa gloire. Il oubliait trop que périr valait mieux pour Napoléon que d'abandonner les frontières naturelles, que pour lui c'était l'honneur, que pour la France c'était la grandeur vraie, que, quelque abattue qu'elle fût, on ne pourrait pas lui demander pire que ce qu'on exigeait d'elle actuellement, qu'avec les Bourbons elle aurait toujours les frontières de 1790, que dès lors pour Napoléon comme pour elle, il valait autant risquer le tout pour le tout, et ce noble personnage qui avait eu si souvent raison contre son maître, n'avait pas cette fois un sentiment de la situation aussi juste que lui. Il était donc prêt à céder, à une condition toutefois, c'est qu'il serait assuré d'arrêter l'ennemi à l'instant même. Mais céder sur tout ce qu'on demandait sans avoir la certitude de sauver Paris et le trône impérial, était à ses yeux une désolante humiliation sans compensation aucune. Il s'adresse à lord Aberdeen qui le laisse dans le doute. Dans son désespoir, s'adressant au seul de ces plénipotentiaires chez lequel il eût aperçu l'homme sous le diplomate, il chercha à savoir de lui si le cruel sacrifice qu'on exigeait suspendrait au moins les hostilités. Lord Aberdeen auquel il avait eu recours, se défendant beaucoup, suivant la consigne établie, de toute communication privée avec le représentant de la France, lui fit entendre cependant qu'il n'y aurait suspension des hostilités qu'au prix d'une acceptation immédiate et sans réserve, et seulement à partir des ratifications. C'était presque demander qu'on se rendit sans condition, et même sans être certain d'avoir la vie sauve, car dans l'intervalle des ratifications une bataille décisive pouvait être livrée, et le sort de la France résolu par les armes. Ce n'était donc plus la peine de recourir aux précautions de la politique, puisque par ce moyen on n'échappait pas aux décisions de la force. Aussi quoiqu'il eût carte blanche, il n'osa pas formuler l'acceptation qu'on voulait lui arracher, et il écrivit au quartier général pour faire part à Napoléon de ses anxiétés. Mais le lendemain même il reçut du plénipotentiaire russe l'étrange déclaration que les séances du congrès étaient suspendues. Les négociations sont tout à coup suspendues par la volonté de l'empereur Alexandre. L'empereur Alexandre, disait-on, avant de donner suite aux conférences, voulait s'entendre de nouveau avec ses alliés. Cette dernière communication acheva de jeter M. de Caulaincourt dans le désespoir. Il crut y voir que la chute de Napoléon était résolue irrévocablement, et dans sa profonde douleur il écrivit à M. de Metternich, pour lui demander sous le sceau du plus profond secret, si dans le cas où il userait de ses pouvoirs pour accepter les conditions imposées, il obtiendrait la suspension des hostilités. M. de Caulaincourt écrit secrètement à M. de Metternich, pour avoir un éclaircissement, et fait part à Napoléon de ses cruelles anxiétés. C'était peut-être trop laisser voir son désespoir; ce désespoir, il est vrai, était celui d'un honnête homme et d'un excellent citoyen, et l'aveu en était fait au seul des diplomates qui ne voulût pas pousser la victoire à bout, mais il y a des positions où il faut savoir cacher sous un front de fer les sentiments les plus nobles de son âme. M. de Caulaincourt n'eut donc plus qu'à attendre une réponse de M. de Metternich d'un côté, de Napoléon de l'autre.

Pendant ces premières réunions du congrès de Châtillon, Napoléon poursuit la manœuvre commencée contre Blucher. Au point où en étaient les choses il n'y avait que le canon entre la Seine et la Marne, et le silence à Châtillon, qui pussent amener un changement quelconque dans cette horrible situation. Napoléon était en marche, et en partant avait mandé à M. de Caulaincourt de ne pas se presser. Il était à la veille de jouer le tout pour le tout, et il le faisait avec la confiance d'un joueur consommé qui ne doutait presque pas du succès de sa nouvelle combinaison.

Distribution des corps de Blucher sur la route de Châlons à Meaux, par Montmirail. On a vu plus haut quelle était la disposition des armées tandis que Blucher quittait le prince de Schwarzenberg, et que Napoléon le suivant de l'œil se tenait aux aguets à Nogent-sur-Seine. Le général prussien d'York descendait la Marne sur les pas du maréchal Macdonald qui, poussé en queue par celui-ci, et menacé en flanc par Blucher, n'avait d'autre ressource que de se retirer rapidement sur Meaux. Blucher marchant à égale distance de la Marne et de l'Aube, par Fère-Champenoise et Montmirail, avait envoyé Sacken en avant, et suivait avec Olsouvieff, Kleist et Langeron. Le 9 février Macdonald était retiré à Meaux, et l'ennemi était ainsi placé: le général d'York avec 18 mille Prussiens à Château-Thierry sur la Marne, Sacken avec 20 mille Russes sur la route de Montmirail, Olsouvieff avec 6 mille Russes à Champaubert, en arrière enfin à Étoges, Blucher avec 10 mille hommes de Kleist, et 8 mille de Capzewitz, ces derniers formant les restes de Langeron. (Voir les cartes nos 62 et 63.) C'étaient donc 60 mille hommes au moins dispersés de Châlons à la Ferté-sous-Jouarre, partie sur la Marne, partie sur la route qui sépare l'Aube de la Marne. Si Napoléon qui avec son coup d'œil supérieur avait entrevu cet état des choses, tombait à propos au milieu d'une pareille dispersion, il pouvait obtenir les résultats les plus imprévus et les plus vastes.

Marche de Napoléon sur Champaubert, afin de s'emparer de la route de Montmirail. Par une circonstance heureuse, dernière faveur de la fortune, le point de Champaubert par lequel Napoléon en partant de Nogent allait atteindre la route de Montmirail, n'était gardé que par les 6 mille Russes d'Olsouvieff. (Voir le plan détaillé de Montmirail dans la carte no 63.) Il trouvait donc presque dégarni le point par lequel il pouvait s'introduire au milieu des corps ennemis, et c'était le cas de dire qu'il avait rencontré le défaut de la cuirasse. Le 7 février il avait ordonné à Marmont de se porter en avant avec une partie de sa cavalerie et de son infanterie, et de marcher de Nogent sur Sézanne, lui annonçant qu'il allait le suivre en personne. Le 8 il avait acheminé dans la même direction une division de jeune garde et une partie de la cavalerie de la garde, sous le maréchal Ney. Le 9 enfin il était parti lui-même avec la vieille garde sous Mortier, et avait couché à Sézanne. La route de Nogent à Champaubert était un chemin de traverse, mal entretenu comme l'étaient alors tous les chemins secondaires de France, et au delà de Sézanne il devenait presque impraticable pour les gros charrois. À deux lieues de Sézanne on rencontrait, à Saint-Prix, l'extrémité des marais de Saint-Gond, et au milieu de ces marais la petite rivière dite le Petit-Morin, qui longe le pied de terrains élevés sur lesquels passe la chaussée de Montmirail à Meaux. L'artillerie eut dans la journée du 9 la plus grande peine à gagner Sézanne. Marmont effrayé des difficultés de terrain, croit l'opération impossible. On trouva de plus le maréchal Marmont qui d'abord avait fort abondé dans l'idée de se jeter au milieu des corps dispersés de Blucher, et qui après s'être avancé le 7 jusqu'à Chapton, était revenu tout à coup en arrière, disant les marais de Saint-Gond impraticables, les hauteurs couvertes d'ennemis, le plan déjoué, etc... Napoléon persiste, et secondé par les habitants, traverse les marais de Saint-Gond. Napoléon ne s'inquiéta guère du renversement d'idées qui s'était opéré dans la tête du maréchal[9], et ordonna de marcher en masse sur le village de Saint-Prix, que traverse le Petit-Morin, et de surmonter coûte que coûte les difficultés du terrain. Il avait reçu des rapports de divers endroits qui prouvaient qu'il y avait des Russes à Montmirail, qu'il y en avait en arrière à Étoges, et qu'il y avait des Prussiens sur la Marne. Sachant à quels ennemis il avait affaire, il était convaincu qu'ils ne marcheraient pas de manière à présenter partout une masse impénétrable. Ayant avec Marmont, Ney, Mortier, 30 mille hommes de ses meilleures troupes, il était assuré en choisissant bien le point par où il faudrait pénétrer, et en y appuyant fortement, de se trouver bientôt au milieu des corps ennemis. Seulement il fallait franchir un mauvais pas, celui des terrains marécageux qui s'étendent entre Sézanne et Saint-Prix. Les autorités locales appelées, promirent de réunir tous les chevaux du pays. Les paysans, animés des meilleurs sentiments, exaspérés surtout par la présence de l'ennemi, accoururent en foule, et dès le 10 au matin des renforts de bras et de chevaux se trouvèrent préparés entre Sézanne et le Petit-Morin.

Le 10 février au matin, Napoléon franchit tous les obstacles, et atteint Champaubert. Le 10 février à la pointe du jour on se mit en marche. Marmont tenait la tête avec la cavalerie du 1er corps, et avec les divisions Ricard et Lagrange composant le 6e corps d'infanterie. En approchant du Petit-Morin on s'embourba, mais les paysans avec leurs chevaux et leurs bras arrachèrent les canons du milieu des fanges, et on parvint au pont de Saint-Prix. Quelques tirailleurs d'Olsouvieff garnissaient les bords du Petit-Morin; on les dispersa, et on traversa le pont. La cavalerie du 1er corps s'avança au grand trot. Le Petit-Morin franchi on pénètre dans un vallon, au fond duquel est situé le village de Baye, puis en remontant ce vallon on débouche sur une espèce de plateau au milieu duquel est situé Champaubert. Olsouvieff, pourvu d'une nombreuse artillerie, avait placé sur le bord du plateau vingt-quatre bouches à feu tirant sur le vallon dans lequel nous allions nous engager. La cavalerie du 1er corps se lança en avant, reçut les boulets d'Olsouvieff, et fondit sur le village de Baye, suivie de l'infanterie de Ricard. Cavaliers et fantassins entrèrent pêle-mêle dans le village, et gravirent les hauteurs à la suite des Russes. Un peu à gauche se trouvait un autre village, celui de Bannai, que les Russes occupaient en force. La garde y marcha et le fit évacuer.

On put se déployer alors sur le plateau qui présente un terrain assez uni, semé de quelques bouquets de bois, et on aperçut la route de Montmirail dont il fallait s'emparer, laquelle allant de notre droite à notre gauche, de Châlons à Meaux, traversait devant nous le village de Champaubert. Il y avait à peu près une lieue à parcourir pour atteindre ce point important.

Brillant combat de Champaubert, et destruction du corps d'Olsouvieff. On découvrit en ce moment un corps d'infanterie russe d'environ 6 mille hommes, ayant avec lui beaucoup d'artillerie, mais très-peu de cavalerie, et se retirant avec précipitation quoique avec assez d'ordre. Le général Olsouvieff commandant ce corps venait d'apprendre que Napoléon arrivait à la tête de forces considérables; il se sentait dans un péril extrême, et en était fort troublé.

Napoléon était accouru auprès de Marmont dont l'infanterie marchait en avant, flanquée par le 1er corps de cavalerie. L'essentiel était d'atteindre au plus tôt la route de Montmirail, et de passer sur le corps de l'ennemi qui l'occupait. Dans tous les cas la manœuvre était de grande conséquence, car si Blucher s'était déjà porté en avant sur notre gauche dans la direction de Meaux, on le coupait de Châlons et de sa ligne de retraite; s'il était resté en arrière sur notre droite, on le séparait de ceux de ses lieutenants qui l'avaient devancé, et on pénétrait ainsi au sein même de l'armée de Silésie, avec certitude presque entière de la détruire pièce à pièce. Lorsque Napoléon survint Marmont venait de diriger le 1er corps de cavalerie en avant à droite; Napoléon lança dans la même direction le général de Girardin avec les deux escadrons de service auprès de sa personne, pour disperser quelques groupes qui se retiraient sur la route de Châlons. L'ennemi à cette vue, sentant redoubler ses inquiétudes, précipita sa retraite. Marmont avec son infanterie le poussa vivement sur Champaubert, et le général Doumerc avec les cuirassiers le chargea dans la plaine à droite. Mis en complète déroute, les Russes se jetèrent en désordre dans Champaubert. Marmont y entra baïonnette baissée à la tête de l'infanterie de Ricard, tandis que les cuirassiers de Doumerc tournant à droite, coupaient la communication avec Châlons. Olsouvieff expulsé de Champaubert par notre infanterie, et rejeté sur notre gauche par les cuirassiers, était à la fois séparé de Blucher qui était resté en arrière à Étoges, et refoulé sur Montmirail où il n'avait d'autre ressource que de se réfugier vers Sacken, lequel était fort loin et pouvait bien avoir déjà cherché asile derrière la Marne. Dans cet embarras Olsouvieff s'était retiré près d'un étang bordé de bois qu'on appelle le Désert. Ricard débouchant directement de Champaubert, Doumerc se rabattant de droite à gauche, fondirent sur lui. En un instant son infanterie fut rompue, et en partie hachée par les cuirassiers, en partie prise. Quinze cents morts ou blessés, près de trois mille prisonniers, une vingtaine de bouches à feu, le général Olsouvieff avec son état-major, furent les trophées de cette heureuse journée. Depuis l'ouverture de la campagne, c'était la première faveur de la fortune, et elle était grande, bien moins par le résultat même qu'on venait d'obtenir, que par les résultats ultérieurs qu'on pouvait espérer encore. En effet d'après le rapport des prisonniers que Napoléon avait interrogés lui-même, on sut qu'en arrière, c'est-à-dire à Étoges, se trouvait Blucher, en avant vers Montmirail Sacken, plus haut vers la Marne, d'York, que par conséquent on était au milieu des corps de l'armée de Silésie, et que les jours suivants il y aurait bien du butin à recueillir, et peut-être la face des choses à changer.

Aussi Napoléon éprouva-t-il un profond mouvement de joie. Il n'en avait pas ressenti un pareil depuis longtemps. Après avoir douté de tout, lui qui pendant tant d'années n'avait douté de rien, il recommençait à croire à sa fortune, et se tenait presque pour rétabli au faîte des grandeurs. En soupant à Champaubert dans une auberge de village, en compagnie de ses maréchaux, il parla des vicissitudes de la fortune avec cette philosophie riante qu'on retrouve en soi lorsque les mauvais jours font place aux bons, et dans un singulier élan de confiance, il s'écria: Si demain je suis aussi heureux qu'aujourd'hui, dans quinze jours j'aurai ramené l'ennemi sur le Rhin, et du Rhin à la Vistule il n'y a qu'un pas!—Dernière joie qu'il ne faut pas lui envier, que nous partagerions même avec lui, si le dénoûment de ce grand drame était moins connu de la génération présente!

Napoléon, le lendemain, se dirige sur Montmirail, pour battre Sacken qui s'était acheminé vers Meaux. Le lendemain la marche à suivre, douteuse peut-être pour un autre, était certaine pour Napoléon. Tombé comme la foudre au milieu des colonnes ennemies, il pouvait en effet se demander sur laquelle il devait fondre d'abord, sur celle de Blucher à droite, ou sur celle de Sacken à gauche. S'il se dirigeait tout de suite à droite, Blucher avait le moyen de lui échapper en se repliant sur Châlons, tandis qu'en marchant à gauche il était assuré d'atteindre Sacken, qui allait se trouver pris entre Champaubert et Paris, et de plus en accablant Sacken, il attirait à lui Blucher, qui certainement ne laisserait pas écraser ses lieutenants sans essayer de les secourir. Saisissant tous ces aspects de la situation avec sa promptitude de coup d'œil ordinaire, Napoléon dès le matin du 11 se porta à gauche sans aucune hésitation, suivit la route de Montmirail, et laissa sur sa droite, en avant de Champaubert, le maréchal Marmont avec la division Lagrange et le 1er de cavalerie pour contenir Blucher pendant qu'on aurait affaire aux généraux Sacken et d'York. Napoléon emmena avec lui la division Ricard du corps de Marmont, afin d'avoir le plus de forces possible contre Sacken et d'York, qu'il pouvait rencontrer séparés ou réunis.

Il arriva vers dix heures du matin à Montmirail en tête de sa colonne, comptant à peu près 24 mille hommes avec Ney, Mortier, la cavalerie de la garde et la division Ricard. Il traversa Montmirail, et déboucha sur la grande route, où il vint prendre position en face des troupes russes qui accouraient en toute hâte. C'était Sacken revenant sur nous avec sa fougue accoutumée. Ce qui s'était passé parmi les coalisés peignait bien la confusion et la vanité de leurs conseils.

Blucher, ainsi qu'on l'a vu, s'était porté sur la Marne, pour envelopper Macdonald que les généraux d'York et Sacken poursuivaient vivement, l'un sur la rive droite de cette rivière, l'autre sur la rive gauche, après quoi l'armée de Silésie, Macdonald enlevé, devait s'acheminer sur Paris, objet de toutes les convoitises de la coalition. Pendant ce temps Schwarzenberg devait s'y acheminer en descendant la Seine, et, comme nous l'avons dit, il avait appuyé vers l'Yonne, et agrandi ainsi l'espace qui le séparait de Blucher. Craignant que Blucher ne touchât au but avant lui, il lui avait recommandé, sur les vives instances de l'empereur Alexandre, de s'arrêter sous les murs de Paris, et d'attendre pour y entrer les souverains alliés. Tant de présomption et de décousu méritaient bien un châtiment!

Dispositions des généraux alliés pendant les mouvements de Napoléon. Blucher avait reçu ces instructions au moment même où il apprenait l'arrivée de Napoléon à Sézanne, et il ne savait quel parti prendre, car la fougue n'est pas de la clairvoyance, surtout quand il s'agit de choisir entre des résolutions également périlleuses. Le général Gneisenau était d'un avis, le général Muffling d'un autre, et on avait essayé de faire parvenir à Sacken, à travers les colonnes françaises, un ordre qui n'offrait pas de grands moyens de salut, celui de revenir sur Montmirail, ou bien de se réfugier derrière la Marne auprès du général d'York, si le danger était aussi grand qu'on le disait. Si au contraire on s'était effrayé mal à propos, Sacken était autorisé à poursuivre par la Ferté-sous-Jouarre la pointe sur Paris. À la nouvelle de la subite apparition de Napoléon, Sacken au lieu de se retirer derrière la Marne, avait rebroussé chemin pour avoir l'honneur de battre l'empereur des Français, et il avait engagé le général d'York à passer la Marne à Château-Thierry, et à se porter sur la route de Montmirail pour concourir à son triomphe ou pour y assister. Le général d'York n'avait suivi cette invitation qu'avec beaucoup de réserve, et s'était un peu avancé sur Montmirail, mais en ayant toujours ses derrières bien appuyés sur Château-Thierry.

Situation des deux armées à Montmirail. Napoléon ayant débouché par la route de Montmirail vit donc Sacken qui revenait de la Ferté-sous-Jouarre, et aperçut au loin sur sa droite des troupes qui arrivaient des bords de la Marne par la route de Château-Thierry, mais sans paraître très-pressées de prendre part à cette grave affaire. C'étaient celles du général d'York. La première opération à exécuter était de barrer la route à Sacken, et de se défaire de lui, sauf à se rejeter ensuite sur l'autre survenant qu'on apercevait dans la direction de Château-Thierry. On était toujours sur le plateau qu'on avait gravi la veille en occupant Champaubert, et en se portant sur Montmirail en avait à gauche les pentes de ce plateau dont le Petit-Morin baigne le pied. (Voir le plan de Montmirail, carte no 63.) Sur ces pentes, à mi-côte, se trouve le village de Marchais. Napoléon y plaça la division Ricard, pour arrêter Sacken de ce côté, tandis que sur la grande route il avait déployé son artillerie et rangé sa cavalerie en masse. Dans cette attitude, l'infanterie de Ricard défendant à Marchais le bord du plateau, la cavalerie et l'artillerie interceptant la grande route, Napoléon pouvait attendre la jonction de Ney et de Mortier demeurés en arrière.

Bataille de Montmirail livrée le 11 février. Sacken arrivé avec ses 20 mille hommes, voyant la route bien occupée, et s'apercevant qu'il ne serait pas aussi facile qu'il l'avait cru d'abord de passer sur le corps de Napoléon pour rejoindre Blucher, ne songea plus qu'à se faire jour. La grande route paraissait fermée par une masse compacte de cavalerie. À sa droite et à notre gauche il voyait, le long des pentes boisées qui descendent vers le Petit-Morin, une issue possible, et qu'il pouvait s'ouvrir en s'emparant du village de Marchais. Il porta vers ce village une forte colonne d'infanterie, tandis qu'il essayait d'occuper d'autres petits amas de maisons et de fermes, placés également sur le flanc de la grande route, et appelés l'Épine-aux-Bois et la Haute-Épine. Un combat très-vif s'engagea de la sorte au village de Marchais, entre la colonne d'infanterie envoyée par Sacken et la division Ricard. Celle-ci résista vigoureusement, perdit et reprit tour à tour le village, et finit par en demeurer maîtresse, tandis que la masse de notre cavalerie établie sur la route, protégeait notre nombreuse artillerie et en était protégée.

On avait ainsi gagné deux heures de l'après-midi. Les routes étaient affreuses, et la garde avait eu une peine extrême à les parcourir. La première division de la vieille garde, sous Friant, étant enfin rendue sur le terrain, Napoléon fit ses dispositions pour frapper le coup mortel sur l'ennemi. Sacken avait fortement occupé l'Épine-aux-Bois, placée comme le village de Marchais sur le flanc de la grande route, mais un peu plus en avant par rapport à nous. Cette position semblait difficile à emporter sans y perdre beaucoup de monde, mais emportée, tout était décidé, car les troupes ennemies avancées sur notre gauche entre Marchais et le Petit-Morin devaient être prises, et Sacken n'avait d'autre ressource que de les sacrifier, et de s'enfuir avec les débris de son corps vers le général d'York sur la Marne. Napoléon, pour rendre moins meurtrière l'attaque de l'Épine-aux-Bois, feignit de céder du terrain vers Marchais, afin d'y attirer Sacken, et de l'engager ainsi à se dégarnir à l'Épine-aux-Bois. En même temps il mit en mouvement sa cavalerie jusque-là immobile sur la grande route. Ces ordres donnés avec une rigoureuse précision furent exécutés de même.

Au signal de Napoléon, Ricard feint de reculer et d'abandonner Marchais, tandis que Nansouty se porte en avant avec la cavalerie de la garde. À cette vue, Sacken se hâte de profiter de l'avantage qu'il croit avoir obtenu, et, avec une partie de son centre, quitte l'Épine-aux-Bois pour s'emparer de Marchais, ne laissant sur la grande route qu'un détachement, afin de se tenir en communication avec le général d'York. Saisissant l'occasion, Napoléon lance Friant avec la vieille garde sur l'Épine-aux-Bois. Ces vieux soldats, qui avaient au feu le sang-froid du courage éprouvé, s'avancent sans tirer un coup de fusil, franchissent un petit ravin qui les séparait de l'Épine-aux-Bois, et puis s'y précipitent à la baïonnette. En un clin d'œil ils se rendent maîtres de la position, et tuent tout ce qui s'y trouve. Pendant cet acte vigoureux, Nansouty, après s'être porté en avant sur la grande route, se rabat brusquement à gauche contre les troupes de Sacken qui avaient dépassé l'Épine-aux-Bois, les charge à outrance, précipite les unes vers le Petit-Morin, oblige les autres à se replier. Celles-ci, forcées de battre en retraite, laissent dans un grave péril les troupes qui se sont engagées sur notre gauche entre Marchais et le Petit-Morin. Napoléon détache alors Bertrand avec deux bataillons de jeune garde sur le village de Marchais, pour aider Ricard à y rentrer. Ces bataillons, ralliant l'infanterie de Ricard, pénètrent dans Marchais baïonnette baissée, tandis que la cavalerie de la garde, sous le général Guyot, poursuit les fuyards à coups de sabre. Par ces mouvements combinés, tout ce qui s'est aventuré entre la grande route et le Petit-Morin est pris ou tué, sur le flanc même du plateau. En quelques instants on ramasse quatre à cinq mille prisonniers, trente bouches à feu, et nos cavaliers étendent deux à trois mille hommes sur le carreau. Sacken n'a d'autre moyen de salut que de rétrograder en toute hâte, et, à la faveur de la nuit, de repasser de la gauche à la droite de la grande route (gauche et droite par rapport à nous), et de rejoindre le général d'York, qui s'était avancé avec précaution, mais que Napoléon avait contenu vers le village de Fontenelle, en y portant la seconde division de la vieille garde sous le maréchal Mortier.

Résultats de cette bataille, qui était la seconde rencontre avec l'armée de Silésie. Cette journée du 11, dite de Montmirail, était plus brillante encore que la précédente. Sur 20 mille, hommes, Sacken en avait perdu 8 mille en tués, blessés ou prisonniers, et ce beau triomphe ne nous avait pas coûté plus de 7 à 8 cents hommes, car les vieux soldats que Napoléon avait employés cette fois savaient comment s'y prendre pour causer beaucoup de mal à l'ennemi sans en essuyer beaucoup eux-mêmes. Les jours suivants promettaient de plus grands résultats encore, car toute l'armée de Blucher prise en détail allait successivement recevoir le châtiment dû à sa présomption.

Tout indiquait que Sacken, en fuite vers la Marne, était allé rejoindre le général prussien d'York vers Château-Thierry, et que dès lors c'était de ce côté qu'il fallait marcher. Ainsi le troisième des corps composant l'armée de Silésie, celui d'York, devait à son tour se trouver isolément en face de Napoléon. Le lendemain en effet, 12 février, Napoléon se mit en marche avec la seconde division de vieille garde sous Mortier, une de jeune garde sous Ney, et toute la cavalerie, pensant que c'était assez pour culbuter un ennemi en désordre. Il laissa en arrière vers Montmirail la première division de vieille garde sous Friant, une autre de jeune garde sous Curial, afin de secourir au besoin Marmont qui était resté devant Blucher, et d'avoir des forces à portée de la Seine s'il y avait nécessité d'y courir pour arrêter Schwarzenberg. Telle était sa situation, qu'il fallait qu'il fît face partout, et que, lors même qu'il lui importait de se concentrer quelque part pour frapper des coups décisifs, il était obligé d'y regarder avant d'attirer à lui des corps tous nécessaires ailleurs. Son art était de ne faire partout que l'indispensable, de le faire à temps, vite et avec énergie!

Marche de Napoléon sur Château-Thierry. Il partit donc le 12 février, et quitta la route de Montmirail, qui est parallèle à la Marne, pour se diriger perpendiculairement sur la Marne. Il y trouva le général d'York avec environ 18 mille Prussiens et 12 mille Russes restant du corps de Sacken, formés en colonne sur la route de Château-Thierry. La plus grande partie de l'infanterie ennemie était massée derrière un ruisseau près du village des Caquerets. Une compagnie de la garde, envoyée en tirailleurs un peu au-dessous du village, dispersa les tirailleurs ennemis, franchit le ruisseau, et décida les Prussiens, qui voyaient l'obstacle vaincu, à battre en retraite. On traversa le village et on s'avança en plaine, les deux divisions d'infanterie de la garde déployées. Beau combat de Château-Thierry. Napoléon qui avait porté sa cavalerie à sa droite, lui ordonna de se diriger au grand trot sur le flanc de l'infanterie ennemie, afin de la devancer à Château-Thierry. Cet ordre fut immédiatement exécuté. À cette vue le général d'York envoya sa cavalerie pour résister à la nôtre, mais le général Nansouty, avec les escadrons des gardes d'honneur et ceux de la garde, fondit sur la cavalerie prussienne, la culbuta sur Château-Thierry, en sabra une partie, et lui enleva toute son artillerie légère. Rien n'égalait l'ardeur de nos braves cavaliers, excités à la fois par les dangers de la France et par leur dévouement personnel à l'Empereur.

Pendant ce rapide mouvement de notre cavalerie pour devancer le général d'York sur Château-Thierry, on avait réussi à séparer du gros de l'ennemi une arrière-garde de trois bataillons prussiens et de quatre bataillons russes. Le général Letort, commandant les dragons de la garde, jaloux de surpasser s'il se pouvait tout ce que les troupes à cheval avaient fait depuis quelques jours, chargea à fond de train les sept bataillons avec cinq à six cents chevaux, les rompit, tua une grande quantité d'hommes, et ramassa sur le terrain près de trois mille prisonniers avec une nombreuse artillerie. Puis on se jeta en masse, infanterie et cavalerie, sur Château-Thierry. Le prince Guillaume de Prusse s'était porté en avant avec sa division pour arrêter notre poursuite. Il fut culbuté à son tour après une perte de 500 hommes. Grands résultats de ce combat, qui eussent été plus grands si le maréchal Macdonald avait pu remonter la Marne, ainsi qu'il en avait l'ordre. On entra pêle-mêle avec l'ennemi dans Château-Thierry, et on y fit encore beaucoup de prisonniers. Les habitants irrités de la conduite des Prussiens, ivres à la fois de joie et de colère, ne faisaient guère quartier aux soldats d'York surpris isolément; ils les tuaient ou les amenaient à Napoléon. Malheureusement l'ennemi avait détruit le pont de Château-Thierry, et une plus longue poursuite nous était dès lors interdite. Napoléon cependant conservait une espérance. En partant pour exécuter cette suite de mouvements, il avait informé le maréchal Macdonald de ce qu'il allait faire, lui avait prescrit de s'arrêter à Meaux, et, dans quelque état qu'il se trouvât, de rebrousser chemin par la rive droite de la Marne, lui promettant qu'il y recueillerait le plus beau butin imaginable.

Arrivé à Château-Thierry Napoléon attendit donc avec confiance, s'occupant de rétablir le pont de la Marne, et comptant que Macdonald, qui devait se montrer sur l'autre rive, allait ramasser par milliers les prisonniers et les voitures d'artillerie. Mais de toute la journée Macdonald ne parut point. Ce maréchal, qui était habitué à la guerre régulière dans laquelle il excellait, en voulait à Napoléon, à ses généraux, à ses soldats, de ce qu'il avait été ramené des bords du Rhin jusqu'aux portes de Paris avec 6 mille hommes en désordre, s'en prenait à tout le monde au lieu de s'en prendre aux circonstances, et tout préoccupé de l'état de son corps, au lieu de s'en servir comme il était, avait employé son temps à le réorganiser au moyen des ressources qu'on lui avait envoyées à Meaux. Il ne se trouva donc point sur la rive droite de la Marne au moment décisif où Napoléon espérait le voir.

Ce contre-temps, qui restreignait un peu les conséquences de la grande manœuvre de Napoléon, n'empêchait pas qu'elle n'eût déjà produit les plus beaux résultats. Il avait battu, sans perdre plus d'un millier d'hommes, trois des corps de Blucher, et il ne lui en restait plus qu'un à frapper, celui de Blucher lui-même, pour avoir écrasé en détail l'armée de Silésie, l'une des deux qui menaçaient l'Empire, et la plus redoutable, sinon par le nombre au moins par l'énergie. Il lui avait déjà pris 11 à 12 mille hommes, et tué ou blessé 6 à 7 mille. Si Blucher venait se joindre à la suite des battus, il n'y avait plus rien à désirer quant à l'armée de Silésie.

Napoléon emploie trente-six heures à rétablir les ponts de la Marne, et à s'occuper soit de Marmont, soit des corps qu'il a laissés sur la Seine. Napoléon, infatigable comme aux plus beaux jours de sa jeunesse, résolut de ne pas perdre un moment pour tirer de cette série d'opérations tous les avantages qu'il pouvait encore en espérer. Il employa le reste de la journée du 12, et la plus grande partie de celle du 13, à réparer le pont de la Marne, afin d'envoyer Mortier à défaut de Macdonald à la poursuite des corps de Sacken et d'York sur Soissons, et tandis qu'il vaquait à ce soin il avait les yeux fixés sur Montmirail où Marmont avait été placé en observation devant Blucher, et sur la Seine où les maréchaux Victor et Oudinot étaient charges de contenir le prince de Schwarzenberg. Du côté de Montmirail Blucher n'avait pas donné signe de vie, et Marmont était demeuré à Étoges sans essuyer d'attaque. Du côté de la Seine la situation était moins paisible. Le prince de Schwarzenberg, après avoir accordé un peu de repos à ses troupes à Troyes, les avait portées sur la Seine, dont il occupait le contour de Méry à Montereau, et il essayait d'en forcer le passage à Nogent-sur-Seine, à Bray, à Montereau même. Les maréchaux Victor et Oudinot résistaient de leur mieux avec les ressources que Napoléon leur avait laissées, mais demandaient son retour avec instance. Chaque jour il leur avait donné de ses nouvelles et des meilleures, et les avait encouragés à tenir ferme, leur promettant de revenir à leur secours dès qu'il en aurait fini avec Blucher.

Napoléon en apprenant que Blucher marche contre Marmont, revient sur Montmirail. Napoléon avait ainsi passé trente-six heures à Château-Thierry, lorsque dans la nuit du 13 au 14 il reçut de Marmont la nouvelle fort grave mais fort satisfaisante, que Blucher, immobile pendant les journées des 10, 11 et 12, avait enfin repris l'offensive, et marchait sur Montmirail probablement à la tête de forces considérables. Napoléon se mit sur-le-champ en route. Il avait, comme on l'a vu, laissé à Montmirail Friant avec la plus forte division de la vieille garde, Curial avec une division de la jeune, et il avait dirigé sur le même point la division Leval arrivant d'Espagne. Une division de cavalerie tirée de tous les dépôts réunis à Versailles était également arrivée à Montmirail. Il prescrivit à ces diverses troupes de se porter de Montmirail sur Champaubert à l'appui du maréchal Marmont. Il y envoya de Château-Thierry la division d'infanterie de jeune garde du général Musnier, et toute la cavalerie de la garde sous les ordres de Ney. En même temps il expédia vers Soissons Mortier avec la seconde division de la garde, avec les lanciers de Colbert et les gardes d'honneur du général Defrance, lui recommandant de poursuivre à outrance les corps vaincus des généraux d'York et Sacken, puis il partit au galop pour devancer de sa personne les troupes qu'il amenait. Il arriva vers neuf heures du matin à Montmirail, et y trouva toutes choses comme il pouvait les désirer, car il semblait qu'en ces derniers jours de faveur la fortune ne lui refusât rien de ce qui devait rendre ses succès éclatants.

Blucher, après avoir attendu le 11, le 12, des nouvelles de Sacken et d'York, se flattant qu'ils se seraient repliés sains et saufs sur la Marne, avait enfin songé à venir à leur secours en se portant à Montmirail avec les troupes de Capzewitz, le corps prussien de Kleist, et les restes d'Olsouvieff. Ces troupes formaient en tout 18 ou 20 mille hommes. Blucher avait mandé en outre au prince de Schwarzenberg de lui envoyer le détachement de Wittgenstein par la traverse de Sézanne, et se promettait avec ce détachement, avec ce qu'il avait sous la main, d'opérer sur les derrières de Napoléon une assez forte diversion pour achever de dégager Sacken et d'York, qui seraient ainsi en mesure de remonter la Marne et de le rejoindre par Épernay et Châlons. C'était raisonner peu sensément, car il pouvait bien en s'avançant ainsi rencontrer Napoléon victorieux d'Olsouvieff, de Sacken et d'York, revenant avec ses forces réunies pour se jeter sur le général de l'armée de Silésie, et accabler le chef après avoir accablé les lieutenants.

Le 13 au matin Blucher avait quitté Vertus, gravi le plateau sur lequel sont situés Champaubert et Montmirail, et fait reculer Marmont qui, n'ayant que cinq à six mille hommes à lui opposer, s'était retiré successivement sur Champaubert, Fromentières et Vauchamps. C'est de là que Marmont avait le 13 au soir écrit à Napoléon. Le 14, en attendant son arrivée, il avait évacué Vauchamps, et pris position un peu en arrière sur la route de Montmirail.

Combat de Vauchamps, livré le 14 février. Napoléon ayant rejoint Marmont le 14 vers neuf heures du matin, l'offensive fut reprise à l'instant même. Le maréchal Marmont en abandonnant Vauchamps s'était établi sur une hauteur boisée, au sommet de laquelle il avait rangé son artillerie. Blucher marchant avec sa confiance accoutumée envoya la division prussienne Ziethen en avant pour le précéder à Montmirail. À peine sortie de Vauchamps cette division fut accueillie par un violent feu d'artillerie qui lui causa de grandes pertes, et la força à rentrer dans le village. Immédiatement après Marmont dirigea la division Ricard sur Vauchamps, afin d'enlever ce village, et à la faveur des bois environnants essaya de tourner l'ennemi, à gauche par la cavalerie du général Grouchy, à droite par la division d'infanterie Lagrange.

Ces dispositions exécutées avec une extrême vigueur rencontrèrent cependant de grandes difficultés. La division Ricard pénétra dans Vauchamps, y trouva la division Ziethen très-résolue à se défendre, et fut contrainte de se replier. Elle revint à la charge, pénétra une seconde fois dans Vauchamps, et aurait eu de la peine à s'y maintenir sans les mouvements ordonnés sur les deux flancs du village. Grouchy, après avoir fait un détour à travers les bois, déborda Vauchamps par la gauche, tandis que la division d'infanterie Lagrange le débordait par la droite en traversant le bois de Beaumont. Blucher soupçonnant la présence de Napoléon, à la résolution et à l'ensemble des mouvements qui s'opéraient autour de lui, prit le parti de rétrograder. Mais il n'était plus temps de le faire impunément. D'une part l'infanterie de Ricard tentant un dernier effort sur Vauchamps en chassait la division Ziethen, et de l'autre Grouchy débouchant brusquement des bois, menaçait de lui couper la retraite. Cette division formée en carrés essaya d'abord de tenir tête à notre cavalerie, mais chargée à fond par les escadrons de Grouchy, elle fut rompue et obligée en partie de mettre bas les armes. Le reste s'enfuit vers le gros des troupes prussiennes. Nos cavaliers ramassèrent environ 2 mille prisonniers, une douzaine de pièces de canon et plusieurs drapeaux. Un millier d'hommes tués ou blessés étaient demeurés dans Vauchamps et dans les environs.

Mais Napoléon espérait avoir une meilleure part du corps de Blucher. Il ordonna de le poursuivre sans relâche, et dirigea lui-même cette poursuite pendant une moitié du jour. Marmont, ayant en main les divisions d'infanterie Ricard et Lagrange, appuyé en outre par la division d'Espagne Leval, par l'infanterie de la garde, se mit en marche sur la grande route qui de Montmirail conduit par Vauchamps et Champaubert à Châlons. Il avait sur son front l'artillerie de la garde commandée par Drouot, et sur ses ailes la cavalerie de Grouchy d'un côté, la cavalerie de la garde et du général Saint-Germain de l'autre. C'est dans cet ordre qu'il poursuivit Blucher, lequel se retirait en deux masses compactes, celle de Kleist à gauche de la route, celle de Capzewitz à droite, avec son artillerie et ses attelages sur la route même. Le général prussien avait peu de cavalerie pour protéger son infanterie.

Depuis onze heures du matin jusqu'à trois heures de l'après-midi on continua cette poursuite en couvrant l'ennemi de boulets, et souvent de mitraille. On le ramena ainsi sur Janvilliers, Fromentières et Champaubert. (Voir la carte no 63, plan de Montmirail, Champaubert, etc.) Chemin faisant, on s'aperçut que deux de ses bataillons, postés dans un bois, étaient demeurés en arrière. On les enveloppa, et ils furent réduits à se rendre. En même temps, Grouchy voyant que pour avoir tout ou partie des deux masses ennemies qui longeaient les côtés de la route, il fallait les devancer à l'entrée des bois qui entourent Étoges, imagina de se lancer à travers ces bois de toute la vitesse de ses chevaux afin d'y précéder Blucher. Il s'y engagea donc en ordonnant à l'artillerie légère de le rejoindre le plus tôt possible. Tandis qu'il exécutait ce mouvement, on canonnait à chaque pause les deux colonnes de Blucher, et on les avait menées de la sorte jusqu'à la fin du jour, lorsqu'on les vit s'arrêter tout à coup et se hérisser de leurs baïonnettes. Grouchy en effet les avait devancées avec une partie de ses escadrons, et les avait assaillies à gauche, tandis que le général Saint-Germain les abordait à droite avec les cavaliers nouvellement venus de Versailles. Blucher, placé au milieu de son infanterie, fit tout ce qu'il put pour lui communiquer son énergie, et parvint à la ramener en assez bon ordre jusqu'à l'entrée d'Étoges, mais non sans essuyer de grandes pertes. Le général Grouchy, quoique privé de son artillerie qui n'avait pu le suivre, chargea plusieurs fois cette infanterie, et y pénétra le sabre à la main, pendant que le général Saint-Germain en faisait autant de son côté. On coucha ainsi par terre, avec le secours seul de l'arme blanche, quelques centaines d'hommes, et on en prit plus de deux mille, sans compter beaucoup d'artillerie et de drapeaux. En arrivant à la lisière même des bois qui précèdent Étoges, il fallut s'arrêter.

On avait déjà pris, blessé ou tué environ sept mille hommes au maréchal Blucher. Mais Marmont prétendait avoir encore quelques-unes de ses dépouilles. Il se doutait bien que le général prussien voudrait coucher à Étoges, que ses troupes harassées se répandraient confusément autour du village, ou dans la forêt environnante, et qu'en apparaissant brusquement au milieu d'elles pendant la nuit, on pourrait les jeter dans un grand désordre, et surtout les pousser au delà d'Étoges, en bas du plateau sur lequel on combattait depuis plusieurs jours. Destiné, d'après toutes les vraisemblances, à garder de nouveau cette position pendant que Napoléon irait combattre ailleurs, Marmont tenait à s'établir à Étoges même, d'où il pouvait dominer la route de Vertus. Il résolut donc d'essayer sur Blucher une attaque de nuit.

Toutefois il n'avait que peu de forces à sa disposition, ses soldats s'étant déjà dispersés dans les champs pour y chercher à vivre. Il était suivi par la division du général Leval que Ney prétendait avoir sous ses ordres. Après une altercation assez vive entre ce maréchal et lui, il prit un détachement de cette division, et, avec un de ses régiments de marine, il s'enfonça dans les bois à la faveur de l'obscurité, puis fondit brusquement sur Étoges, au moment où l'ennemi épuisé de fatigue commençait à goûter un peu de repos. Cette attaque imprévue eut un succès complet. Prussiens et Russes, assaillis avant d'avoir pu se mettre en défense, furent refoulés hors d'Étoges, et obligés en pleine nuit de s'enfuir vers Bergères et Vertus. On enleva une bonne portion des troupes du général russe Orosoff, et ce général lui-même avec son état-major. Cette dernière partie de la journée coûta encore plus de 2 mille hommes au corps de Blucher, et beaucoup d'artillerie.

Grands résultats du combat de Vauchamps, le quatrième des combats livrés à l'armée de Silésie. La journée du 14, dite de Vauchamps, fit donc perdre à Blucher de 9 à 10 mille hommes en morts, blessés ou prisonniers. Il n'était pas possible de terminer plus dignement cette suite d'admirables opérations. Parti le 9 février de Nogent-sur-Seine, arrivé le 10 à Champaubert, Napoléon y avait pris ou détruit dans cette journée le corps d'Olsouvieff, battu le 11 à Montmirail le corps de Sacken, battu et refoulé le 12 sur Château-Thierry celui d'York, employé le 13 à rétablir le pont de la Marne pour lancer Mortier à la poursuite de l'ennemi, et le 14, rebroussant chemin sur Montmirail, il avait assailli Blucher qui venait maladroitement s'offrir à ses coups, comme pour lui fournir l'occasion d'accabler le dernier des quatre détachements de l'armée de Silésie. Ainsi, presque sans bataille, en quatre combats livrés coup sur coup, Napoléon avait entièrement désorganisé l'armée de Silésie, lui avait enlevé environ 28 mille hommes sur 60 mille, plus une quantité immense d'artillerie et de drapeaux, et avait puni cruellement le plus présomptueux, le plus brave, le plus acharné de ses adversaires. Il y avait de quoi être fier et de son armée et de lui-même, et des derniers éclats de sa miraculeuse étoile, miraculeuse jusque dans le malheur!

Napoléon dirigea tout de suite sur Paris les 18 mille prisonniers qu'il avait faits, afin que la capitale les vît de ses propres yeux, et qu'en regardant ces trophées dignes des guerres d'Italie, elle crût encore au génie et à la fortune de son empereur!

Paris avait successivement appris les triomphes inespérés de Napoléon, et sauf quelques cœurs égarés par l'esprit de parti ou par la haine du despotisme impérial, s'en était réjoui cordialement. L'annonce des colonnes de prisonniers avait excité une vive attente chez les Parisiens, qui espéraient les voir défiler sur le boulevard dans deux ou trois jours. Mais c'est à peine s'ils avaient osé se livrer à la joie, car tandis qu'ils apprenaient que Blucher et ses lieutenants étaient battus à Champaubert, à Montmirail, à Château-Thierry, à Vauchamps, ils recevaient la nouvelle que Schwarzenberg était près de forcer la Seine de Nogent à Montereau, et que les Cosaques de Platow s'étaient montrés dans la forêt de Fontainebleau. Joie et terreur de Paris, qui en se sachant délivré de tout danger sur la Marne, apprend qu'il est menacé de graves dangers sur la Seine. La malheureuse cité, du sein de laquelle la terreur avait fondu pendant vingt ans sur toutes les capitales, était en proie à son tour aux plus cruelles angoisses. La victoire même ne la pouvait garantir de ses terreurs, car un ennemi n'était pas plutôt battu sur la Marne, qu'un autre apparaissait sur la Seine, et que, rassurée du côté de Meaux, elle avait sujet de s'effrayer du côté de Melun et de Fontainebleau. De vives instances étaient donc parties de Paris pour ramener Napoléon sur la Seine. Ce motif lui avait fait abandonner Marmont avant la fin de la journée de Vauchamps, et l'avait forcé de revenir à Montmirail, pour donner de nouveaux ordres et préparer de nouveaux combats.

Événements survenus à la grande armée du prince de Schwarzenberg, pendant que Napoléon était occupé contre Blucher. Voici en effet ce qui s'était passé à la grande armée du prince de Schwarzenberg. Pendant que Napoléon avait quitté l'Aube et la Seine pour se porter sur la Marne, les souverains alliés s'étaient rendus à Troyes, et leur armée les devançant, avait occupé le cours de la Seine de Nogent à Montereau, avait même cherché à s'étendre jusqu'à l'Yonne, afin de se garantir du danger d'être débordée par sa gauche. La prétention de la grande armée de Bohême était de marcher sur Paris par les deux rives de la Seine, par Fontainebleau et Melun, pendant que l'armée de Silésie suivant la Marne y arriverait par Meaux. L'espérance d'y entrer enflammait en ce moment l'imagination d'Alexandre. Alexandre se flattant d'entrer dans Paris, voulait qu'on cessât de traiter avec Napoléon. Tandis que l'empereur François vivait modestement à Troyes, voyant peu de monde, ne fréquentant que M. de Metternich, l'empereur Alexandre livré à une activité fébrile, allait d'un corps d'armée à l'autre, affectant de tout diriger, et recommandant sans cesse à Blucher de l'attendre avant d'entrer à Paris. Le roi de Prusse pour plaire aux patriotes de son état-major, se prêtait à tous les mouvements de son allié, mais avec la gaucherie d'un homme sage, peu fait pour ce rôle vain et agité. C'est dans cet état que les avait trouvés un témoin oculaire digne de foi, le brave et savant général Reynier, qu'on avait échangé contre le général comte de Merveldt (l'un et l'autre avaient été faits prisonniers à Leipzig), et qui, à la suite de cet échange, avait traversé Troyes pour revenir à Paris. Le général Reynier, présenté aux monarques alliés, les avait écoutés, et avait recueilli leurs paroles avec une extrême attention[10]. L'empereur François l'avait conjuré de répéter à son gendre un conseil qu'il lui avait adressé déjà bien des fois, celui de céder à la fortune, d'abandonner ce qu'on exigeait de lui puisqu'il ne pouvait pas le conserver, et de considérer les destinées de l'Autriche dans le moment actuel, pour apprendre que se soumettre aux dures nécessités du présent n'était souvent qu'un moyen de sauver l'avenir. Le roi de Prusse n'avait presque rien dit selon son usage, mais Alexandre avait parlé avec une vivacité singulière. Il avait demandé d'abord au général Reynier quand il croyait être à Paris, et le général ayant répondu qu'il espérait y être le 14 ou le 15 février, Alexandre avait répliqué: Eh bien, Blucher y sera avant vous... Napoléon m'a humilié, je l'humilierai, et je fais si peu la guerre à la France, que s'il était tué je m'arrêterais sur-le-champ.—C'est donc pour les Bourbons que Votre Majesté fait la guerre? avait dit le général Reynier.—Les Bourbons, avait repris Alexandre, je n'y tiens nullement. Choisissez un chef parmi vous, parmi les généraux illustres qui ont tant contribué à la gloire de la France, et nous sommes prêts à l'accepter.—Alexandre descendant alors aux plus étranges confidences, lui avait laissé entrevoir le projet d'imposer Bernadotte à la France, comme Catherine quarante ans auparavant avait imposé Poniatowski à la Pologne. À cette ouverture le général Reynier avait fort déconcerté le czar, en lui exprimant le mépris que les militaires français avaient conçu pour la conduite et les talents du nouveau prince suédois. Alexandre, surpris et mécontent, avait congédié le général Reynier, qui était parti sur-le-champ pour Paris, et était venu offrir son épée à Napoléon, offre bien méritoire dans de pareilles circonstances, car il avait repoussé les propositions les plus flatteuses d'Alexandre, pour rester fidèle à la France malheureuse. Le général Reynier était Suisse de naissance, mais Français par le cœur et les services.

tous les actes de l'empereur Alexandre. C'est par ce motif qu'il avait fait suspendre les séances du congrès, se fondant pour ne plus les reprendre sur ce que M. de Caulaincourt n'avait pas accepté immédiatement les propositions de Châtillon. Résistance de M. de Metternich et de lord Castlereagh. Il montrait à cet égard une résolution opiniâtre, et ne voulait plus qu'on traitât. M. de Metternich, aidé de lord Castlereagh, s'opposait de toutes ses forces à cette volonté du czar. Conditions envoyées à Châtillon, et suspensives cette fois des hostilités. Le ministre autrichien persistant dans sa politique de ne pas pousser trop loin une lutte qui, au delà d'un certain terme, ne profitait qu'à la prépondérance de la Russie, le ministre anglais disposé à s'arrêter si on lui abandonnait Anvers et Gênes, s'étaient servis pour résister à l'empereur Alexandre de la lettre que M. de Caulaincourt avait secrètement adressée à M. de Metternich, et dans laquelle il demandait si en admettant les bases proposées il pourrait au moins obtenir une suspension d'armes. Appuyés sur cette lettre ils avaient dit que la France étant prête à céder aux vœux des alliés, il n'y avait pas de motif de pousser les hostilités plus loin, que c'était courir des chances inutiles pour un objet qui ne pouvait être le but avoué d'aucune des puissances coalisées. L'empereur François en effet ne pouvait dire à l'Europe qu'il faisait la guerre pour détrôner sa fille, et le cabinet britannique, bien que l'opinion fût actuellement très-modifiée en Angleterre, ne pouvait avouer au parlement qu'il faisait la guerre pour rétablir les Bourbons. Si lord Castlereagh, maître aujourd'hui d'ôter à la France Anvers et Gênes, s'était exposé à un revers en dépassant le but, il lui aurait été impossible de se présenter soit à l'une soit à l'autre des deux chambres. Enfin en prolongeant les hostilités, on risquait de mettre la France de la partie, et déjà on voyait les paysans prendre les armes en quelques endroits, intercepter les convois, tuer les hommes isolés, danger qui menaçait de s'accroître, et qui devait singulièrement ajouter à toutes les difficultés de cette lutte acharnée. Comme on avait un besoin indispensable des troupes de l'Autriche et de l'argent de l'Angleterre, et que M. de Metternich ainsi que lord Castlereagh avaient déployé en cette occasion une remarquable fermeté, on avait consenti à reprendre les conférences, et on avait envoyé aux plénipotentiaires, encore réunis à Châtillon, un projet de préliminaires dont l'adoption devait faire cesser les hostilités à l'instant même, mais qui était tellement humiliant dans la forme qu'on le regardait comme l'équivalent d'une entrée dans Paris. C'était la consolation qu'on avait voulu ménager à l'empereur Alexandre. Il s'en était contenté dans l'espérance que Napoléon n'accepterait pas ce nouveau projet, et en attendant il pressait le prince de Schwarzenberg de marcher sur Paris, afin de n'avoir pas le chagrin ou d'y arriver derrière le maréchal Blucher, ou d'être arrêté par la signature de la paix au moment d'y entrer.

Pendant ce temps, le prince de Schwarzenberg s'avance sur la Seine, dont il force le passage à Bray. À la suite de ces résolutions le prince de Schwarzenberg s'était avancé parallèlement à la Seine, de Nogent à Montereau. (Voir la carte no 62.) Il avait dirigé les corps de Wittgenstein et du maréchal de Wrède sur Nogent et Bray, les Wurtembergeois sur Montereau, les troupes de Colloredo et de Giulay sur l'Yonne, ces derniers ayant l'ordre de franchir cette rivière et de se porter sur Fontainebleau. Les réserves russes et prussiennes étaient demeurées sous Barclay de Tolly entre Troyes et Nogent. Wittgenstein et de Wrède s'étant présentés à Nogent et Bray, furent reçus à Nogent par le général Bourmont, que le maréchal Victor y avait laissé avec 1200 hommes seulement. Ce général, après un combat héroïque, les avait repoussés avec perte de 1500 hommes. Mais à Bray ils n'avaient trouvé que des gardes nationales, et ils avaient forcé le passage. Le maréchal Victor, en voyant le passage de la Seine forcé à Bray, n'avait pas osé rester derrière Nogent, et s'était retiré sur Provins et Nangis. Retraite des maréchaux Victor et Oudinot sur la petite rivière d'Yères. Le maréchal Oudinot entraîné dans ce mouvement rétrograde, et n'ayant que la division Rothenbourg pour rétablir les affaires, avait suivi la retraite du maréchal Victor, et l'un et l'autre étaient venus prendre position sur la petite rivière d'Yères, qui traverse la Brie, et va tomber dans la Seine près de Villeneuve-Saint-Georges. Les deux maréchaux rangés derrière cette faible rivière attendaient là que Napoléon vînt à leur secours. Le brave général Pajol n'ayant cessé d'être à cheval malgré des blessures rouvertes, ne pouvait pas tenir à Montereau quand Bray et Nogent étaient abandonnés; il avait recueilli le général Alix, qui venait de défendre Sens avec la plus grande vigueur, et s'était replié de l'Yonne sur le canal de Loing, et du canal de Loing sur Fontainebleau.

Ainsi le 14 février, jour où Napoléon achevait à Vauchamps la défaite de l'armée de Silésie, les troupes de l'armée de Bohême étaient placées, le prince de Wittgenstein à Provins, le maréchal de Wrède à Nangis, les Wurtembergeois à Montereau, le prince de Colloredo dans la forêt de Fontainebleau, le général Giulay à Pont-sur-Yonne, les Cosaques dans les environs d'Orléans, Maurice de Liechtenstein avec les réserves autrichiennes à Sens, enfin Barclay de Tolly avec les gardes russe et prussienne en seconde ligne, entre Nogent et Bray. Quelques nouvelles des revers de Blucher étaient parvenues au quartier général des coalisés, mais on ignorait l'importance de ces revers, et on se flattait de pouvoir arriver jusqu'à Paris par Fontainebleau ou Melun.

En apprenant ce triste état de choses, Napoléon avec sa prodigieuse activité qui n'avait de limites que dans les forces physiques de ses soldats, se reporta tout de suite de Vauchamps sur Montmirail, suivi de la garde jeune et vieille, et de toute la cavalerie. Il laissa au maréchal Marmont le soin qu'il lui avait déjà confié de se tenir entre la Seine et la Marne, depuis Étoges jusqu'à Montmirail, d'y observer les débris de Blucher, et d'y donner la main à Mortier qui avait été envoyé à la poursuite de Sacken et d'York sur Soissons. Puis il fit ses dispositions pour se reporter sur la Seine et tenir tête au prince de Schwarzenberg.

Grave question de conduite que Napoléon avait à résoudre. Une grave question s'offrait en ce moment à l'esprit de Napoléon. Fallait-il aller droit de Montmirail à Nogent par Sézanne (route qu'il avait déjà suivie), pour joindre la Seine par le plus court chemin, et tomber ainsi brusquement dans le flanc du prince de Schwarzenberg; ou bien, suivant le mouvement rétrograde des maréchaux Victor et Oudinot, qu'on devait présumer poussé encore plus loin depuis les dernières nouvelles, fallait-il rétrograder jusqu'aux bords de l'Yères, afin d'y recueillir les deux maréchaux, et, réuni à eux, aborder de front le prince de Schwarzenberg pour le refouler sur la Seine qu'il avait franchie? Devait-il se jeter tout de suite dans le flanc du prince de Schwarzenberg, ou rétrograder jusqu'au bord de l'Yères, pour l'aborder de front avec les maréchaux réunis. Certainement, s'il était toujours possible à la guerre de connaître à temps les projets de l'ennemi, Napoléon aurait su que les corps de l'armée de Bohême étaient dispersés entre Provins, Nangis, Montereau, Fontainebleau, Sens, et alors se jetant au milieu d'eux avec 25 mille hommes, par le chemin de Sézanne à Nogent qui était le plus court, il aurait pris en flanc les corps éparpillés de l'ennemi, rallié par sa droite Victor et Oudinot, culbuté successivement Wittgenstein et de Wrède sur le prince de Wurtemberg, tous trois sur Colloredo, et détruit ou enlevé une partie de ce qui avait traversé la Seine[11]. Mais Napoléon ayant employé cinq jours à combattre l'armée de Silésie, ignorait ce qui s'était passé à l'armée de Bohême, et dans l'ignorance des événements il devait se conduire d'après la plus grande vraisemblance. Or, la plus grande vraisemblance c'était que les maréchaux après avoir beaucoup rétrogradé, auraient rétrogradé encore, qu'ils se seraient tout au plus arrêtés derrière la petite rivière d'Yères, que Schwarzenberg se trouverait en leur présence, les attaquant avec au moins 80 mille hommes, les ayant peut-être déjà battus, et, dans ce cas, en se portant directement sur Nogent ou Provins avec 25 mille hommes seulement, Napoléon s'exposait à rencontrer Schwarzenberg se retournant vers lui avec 80 mille, et lui faisant subir un grave échec, avant qu'il eût rallié les deux maréchaux. Napoléon se décide pour le dernier parti. De plus, toutes les routes de traverse de Montmirail à Nogent, de Montmirail à Provins, étaient détestables, et on pouvait y rester embourbé. Par cette raison qui était forte, et par celle de la prudence, le plus sûr était, au lieu de percer droit sur la Seine, de rétrograder jusque sur l'Yères, comme l'avaient fait les maréchaux eux-mêmes, de les rejoindre par la route pavée de Montmirail à Meaux, de Meaux à Fontenay et Guignes, et de composer par cette réunion une masse de 60 mille hommes, qui suffisait pour ramener le prince de Schwarzenberg sur la Seine. Au lieu de prendre en flanc le généralissime autrichien on l'aborderait ainsi de front, mais il se pouvait qu'au lieu de le trouver formé en une seule masse, on le trouvât dispersé en plusieurs corps, et il ne serait pas impossible alors de le traiter comme on venait de traiter Blucher lui-même.

Ce plan était le seul que le bon sens pût avouer, et Napoléon qui à la guerre alliait toujours la sagesse à l'audace, n'hésita point à l'adopter. Départ de Napoléon pour Meaux, et de Meaux pour Guignes. Il ordonna le soir même à sa garde, jeune et vieille, infanterie et cavalerie, à la division d'Espagne Leval, à la cavalerie du général Saint-Germain, d'exécuter le lendemain 15 une forte marche jusqu'à la Ferté-sous-Jouarre, et de sa personne il partit pour Meaux afin de veiller aux mouvements de ses troupes.

Arrivé dans l'après-midi du 15 à Meaux, il y arrêta ses dernières dispositions. C'est à Meaux que le maréchal Macdonald s'était replié après la retraite qui l'avait tant affligé, et c'est à Meaux qu'il cherchait à réorganiser son corps d'armée. Ce corps, avec les débris qu'il avait ramenés, avec quelques bataillons tirés des dépôts de Paris, avec les gardes nationales qu'on avait pu réunir, fut distribué en trois divisions, et porté à environ 12 mille hommes de toutes armes. Napoléon le fit partir sur-le-champ par la route de Meaux à Fontenay, et l'envoya sur l'Yères, ce petit cours d'eau derrière lequel allaient se concentrer toutes nos forces. Il ordonna aux maréchaux Victor et Oudinot, qui s'y étaient retirés, de continuer à s'y maintenir, et leur annonça son arrivée pour le lendemain 16. La belle cavalerie tirée d'Espagne avait déjà dépassé Paris au nombre de 4 mille cavaliers sans pareils. Napoléon les réunit à Guignes, où il supposait que se livrerait la principale bataille de la campagne. Les deux divisions de jeune garde qu'on organisait à Paris venaient d'en sortir, sous les généraux Charpentier et Boyer, pour se porter sur la rive gauche de la Seine, et intercepter la route de Fontainebleau. Ses dispositions pour reprendre le cours de la Seine. Napoléon aurait pu sans doute les amener sur la droite de la Seine, afin de réunir toutes ses ressources aux environs de Guignes, mais c'était trop que de laisser Paris entièrement découvert sur la rive gauche, les coalisés y ayant dirigé une portion notable de leurs forces. En conséquence il envoya ces deux divisions sur l'Essonne, avec la recommandation de s'y défendre jusqu'à la dernière extrémité, et de tâcher ainsi de couvrir Paris sur la rive gauche de la Seine, tandis qu'il allait essayer de le dégager sur la rive droite par une bataille décisive. Enfin il donna les instructions nécessaires pour avoir seul en sa possession le passage des rivières sur lesquelles il manœuvrait, pour faire préparer des vivres sur les routes, et surtout pour rassembler les charrettes des cultivateurs, afin que les soldats de la garde transportés sur ces charrettes pussent doubler ou tripler les étapes. Arrivée de Napoléon à Guignes le 16. Le lendemain il partit de Meaux, et arriva par Fontenay à Guignes au moment même où les maréchaux Victor et Oudinot, refoulés sur l'Yères, en disputaient les bords aux avant-gardes du prince de Wittgenstein et du maréchal de Wrède. (Voir la carte no 62.) Cet état de choses justifiait la détermination que Napoléon avait prise, car réuni aux deux maréchaux il n'avait plus à craindre Wittgenstein et de Wrède, et allait avoir près de 60 mille hommes à opposer à 50 mille, ce qui lui promettait immédiatement les succès les plus éclatants.

Napoléon, considérant que s'il avait en face une masse imposante de forces, ce ne pouvait être cependant toute l'armée de Schwarzenberg, puisqu'on lui dénonçait la présence de l'ennemi à la fois à Montereau, à Fontainebleau, à Sens, aux environs même d'Orléans, comprit qu'il ne devait avoir devant lui qu'une moitié tout au plus de la grande armée de Bohême, et résolut de prendre l'offensive immédiatement. Sa résolution de prendre l'offensive immédiatement. Bien que sa garde et la division Leval ne fussent point arrivées, il avait avec les trois maréchaux Oudinot, Victor, Macdonald, avec la cavalerie d'Espagne, environ 35 à 36 mille hommes, et c'était bien assez, lui présent, pour en aborder 50 mille. D'ailleurs, en quelques heures, les 25 mille hommes qui le suivaient devaient rejoindre, et il prit ses mesures pour commencer l'action à la pointe du jour.

Le 17 en effet il était à cheval de très-grand matin, dirigeant lui-même les mouvements de ses troupes. Le maréchal Victor ayant formé l'arrière-garde dans la retraite de la Seine sur l'Yères, devint naturellement l'avant-garde. Ce maréchal s'avançait ayant au centre les divisions de réserve Dufour et Hamelinaye qu'il prodiguait volontiers parce qu'elles appartenaient au général Gérard, et sur les ailes les divisions Duhesme et Chataux du 2e corps qui était le sien, et que par ce motif il ménageait davantage. À droite la cavalerie du 5e corps sous le général Milhaud, à gauche la cavalerie d'Espagne sous le général Treilhard, marchaient déployées, et prêtes à exécuter des charges à outrance. À la suite du maréchal Victor venaient les maréchaux Oudinot et Macdonald. En arrière et à une distance de plusieurs lieues, la garde, voyageant sur des charrettes, couvrait la route de Meaux à Guignes.

Combat de Mormant. À peine était-on en marche de Guignes sur Mormant, qu'on aperçut le comte Pahlen, formant l'avant-garde du prince de Wittgenstein avec 2,500 hommes d'infanterie et environ 1,800 chevaux. C'était une belle proie qui s'offrait au début des opérations contre l'armée de Bohême. Le général Gérard, supérieur aux autres et à lui-même dans cette rude campagne, se porta en avant à la tête d'un bataillon du 32e, jeunes soldats jetés dans un vieux cadre jadis célèbre en Italie. Il entra l'épée à la main dans Mormant, et en chassa l'infanterie du comte Pahlen qui s'y était réfugiée dans l'espérance d'être secourue par les Bavarois établis à Nangis. Privée de cet asile, l'infanterie russe fut obligée de traverser à découvert l'espace qui sépare Mormant de Nangis. Drouot débouchant de Mormant avec ses canons la couvrit de mitraille, pendant que sur la gauche le comte de Valmy avec les escadrons récemment arrivés d'Espagne, sur la droite le comte Milhaud avec les dragons qui en étaient arrivés l'année précédente, l'assaillirent à coups de sabre. Les carrés de l'infanterie russe, malgré leur solidité, furent enfoncés et pris en entier avec leur artillerie. Leur cavalerie fut atteinte avant d'avoir pu s'enfuir, et en grande partie enlevée ou détruite. Cette échauffourée coûta aux Russes près de 4 mille hommes tant prisonniers que morts ou blessés, et 11 pièces de canon.

Importance attachée à la reprise des ponts de la Seine, avant que le prince de Schwarzenberg ait pu la repasser. Ce début promettait à l'armée du prince de Schwarzenberg un traitement assez semblable à celui qu'avait essuyé l'armée de Blucher. Pourtant il fallait la poursuivre sans relâche, si on voulait obtenir les résultats qu'on était fondé à espérer, et Napoléon précipita le mouvement de tous ses corps. On s'avança rapidement sur Nangis, refoulant à la fois les troupes russes de Wittgenstein dont on venait d'anéantir l'avant-garde, et les troupes bavaroises qui se repliaient sur leur corps de bataille. Le succès de cette nouvelle série d'opérations tenait essentiellement au passage immédiat de la Seine, car si Napoléon parvenait à la franchir avant que tous les corps ennemis l'eussent repassée, et particulièrement ceux qui s'étaient aventurés sur Fontainebleau, il était presque assuré de prendre en détail la plupart des retardataires. Marche rapide sur Nogent, Bray et Montereau. Il se dirigea donc en toute hâte sur les ponts de Nogent, Bray et Montereau qu'il avait devant lui. (Voir la carte no 62.) Il achemina le maréchal Oudinot par Provins sur Nogent avec une partie de la cavalerie d'Espagne sous le comte de Valmy, et le maréchal Macdonald par Donnemarie sur Bray. Quant à lui, se faisant suivre des troupes du maréchal Victor, il prit à droite, et se porta par Villeneuve sur Montereau. Ne sachant lequel de ces trois ponts serait le plus facile à reconquérir, il dirigeait ses efforts sur les trois à la fois. En marchant hardiment on pouvait bien enlever un ou deux des trois ponts, et alors il était possible de repasser la Seine assez tôt pour couper toute retraite aux corps ennemis qui se seraient trop avancés.

En cheminant sur Villeneuve le maréchal Victor, toujours précédé par les divisions Dufour et Hamelinaye que conduisait le général Gérard, rencontra un peu au delà de Valjouan la division bavaroise Lamotte qui cherchait à s'enfuir, et qui avait peu de cavalerie à opposer à la nôtre. Combat de Villeneuve. Elle était en travers de la grande route, la gauche fortement établie au village de Villeneuve, la droite déployée dans une petite plaine entourée de bois. Le général Gérard, présent de sa personne à tous les engagements, se porta sur Villeneuve avec un bataillon du 86e, l'enleva à la baïonnette, et ôta ainsi à la division Lamotte l'appui de ce village. Dès lors elle fut obligée de se retirer à travers la petite plaine qu'elle avait derrière elle, pour chercher asile dans les bois. C'était pour nos troupes à cheval le moment de charger. Le général Lhéritier, commandant une partie des dragons de Milhaud, se trouvait là, et s'il eût profité de la circonstance c'en était fait de la division Lamotte. Nos soldats, toujours intelligents, appelaient à grands cris la cavalerie, mais soit que le général Lhéritier attendît les ordres du maréchal Victor qui n'arrivaient pas, soit qu'il n'eût point aperçu cette favorable occasion, il resta immobile, et l'infanterie bavaroise put traverser impunément le terrain découvert qu'elle avait à franchir. Heureusement le général Gérard, guidé par un paysan, avait suivi la lisière des bois, et il déboucha soudainement avec son infanterie sur le flanc de la division Lamotte qui se retirait en carrés. Il attaqua ces carrés à la baïonnette, en rompit plusieurs, et fut secondé très à propos par le général Bordessoulle, qui voyant l'immobilité du reste de la cavalerie, fondit sur l'ennemi avec trois cents jeunes cuirassiers arrivant à peine du dépôt de Versailles. Ces braves débutants, avec une ardeur et une férocité assez fréquente chez les jeunes soldats, s'acharnèrent sur les Bavarois rompus, et en percèrent un grand nombre de leurs sabres. On enleva ainsi 1500 hommes à cette division, qu'on aurait pu prendre tout entière. On marcha ensuite sur Salins, où le maréchal Victor s'arrêta pour coucher, bien qu'il eût l'ordre de courir à Montereau. Il aurait voulu que le général Gérard s'y rendît; mais celui-ci avec ses troupes harassées par une longue marche et par deux combats, ne le pouvait guère, et c'était au maréchal Victor dont les deux divisions n'avaient pas combattu, à former pendant la nuit la tête de la colonne. Le maréchal n'en fit rien: il était fatigué, malade, abattu, mécontent de Napoléon, qui lui reprochait d'avoir mal défendu la Seine, souffrant, en un mot physiquement et moralement, bien que toujours prêt à redevenir sur le champ de bataille un officier aussi intelligent que brave. Il coucha donc à Salins à une lieue du pont de Montereau, où nous attendaient les plus grands résultats si notre activité répondait à l'urgence des circonstances.

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