Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 17/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Le plan qu'il continuait de préférer à tout autre, était de se rapprocher de ses places pour en recueillir les garnisons, et pour s'établir sur les communications des généraux ennemis. Il était fort encouragé à suivre ce plan par l'arrivée à Reims du général Janssens avec 5 à 6 mille hommes, tirés des places des Ardennes, lesquels, réunis en un corps bien compacte, avaient traversé heureusement les provinces envahies. Motifs de persévérer dans le grand projet de marcher sur les places. Napoléon avait déjà, comme on l'a vu, ordonné au général Maison de prendre à Lille, à Valenciennes, à Mons, dans les forteresses enfin de la Belgique, tout ce qui ne serait pas indispensable pour en garder les murailles pendant quelques jours, d'en former une petite armée, et de le joindre à ce qui viendrait d'Anvers. Il avait prescrit à Carnot, qui tenait toujours les Anglais en échec devant Anvers, de n'y conserver que les gens de marine, les bataillons les plus récemment organisés, et d'envoyer les meilleurs au nombre d'environ six mille hommes au général Maison. Il avait encore prescrit au général Merle de sortir de Maëstricht et des places de la Meuse, aux généraux Durutte et Morand de sortir de Metz et de Mayence (ordres qui étaient parvenus et allaient s'exécuter), et il comptait ainsi tirer des places, depuis Anvers jusqu'à Mayence, environ 50 mille hommes. Il n'avait pas besoin d'aller à Mayence ou Metz pour recueillir ces divers détachements; un simple mouvement sur la haute Marne par Châlons, Vitry, Joinville, mouvement qui ne l'éloignait pas beaucoup du cercle de ses opérations, lui permettait de rallier ce renfort, qui, joint à ce qu'il avait entre la Seine et la Marne, porterait son armée à cent vingt mille hommes, et le placerait en outre sur les derrières de ses adversaires, manière la plus sûre de les attirer loin de Paris. Objection à ce projet tirée de l'état de Paris. À cette grande conception il y avait néanmoins deux objections: le défaut d'ouvrages défensifs autour de Paris, et la situation morale de cette vaste cité. Napoléon, comme nous l'avons dit, par crainte d'alarmer la population, avait différé jusqu'au dernier moment d'élever les ouvrages nécessaires. Autour de la capitale de la France, où s'élèvent aujourd'hui onze ou douze lieues de murailles et seize citadelles, il n'y avait pas même des redoutes en terre. Quelques batteries palissadées en avant des portes étaient les seuls travaux qu'on y eût exécutés. Douze mille hommes de gardes nationales, choisis parmi les citoyens les plus paisibles et les moins agissants, et quinze ou vingt mille hommes des dépôts avec une nombreuse artillerie, en composaient la garnison. Toutefois c'eût été assez avec un chef énergique pour en écarter l'ennemi pendant quelques jours, surtout si on avait pu donner des fusils au peuple des faubourgs. Mais l'état moral de la capitale était encore la plus grande des difficultés de la défense. La population, partagée entre l'aversion pour l'étranger et l'aversion pour un despotisme, qui, après vingt ans de victoires, avait amené l'Europe armée sous ses murs, était prête à se donner au premier occupant, et un parti de mécontents habiles pouvait dès que l'ennemi paraîtrait se faire l'instrument actif d'une révolution déjà opérée dans les esprits. C'était là pour l'Empire une immense faiblesse, plus dangereuse encore que celle qui naissait de notre état militaire presque détruit. Prince légitime, c'est-à-dire issu d'une ancienne dynastie, ou prince sage ayant conservé la confiance du pays, Napoléon aurait pu avoir l'ennemi dans Paris, comme Frédéric le Grand l'avait eu dans Berlin, et n'en éprouver qu'un échec réparable. Pour lui, au contraire, l'entrée des étrangers dans sa capitale, facilitée par le défaut d'ouvrages défensifs, était non pas un revers militaire, mais l'occasion presque assurée d'une révolution.
Malgré cette objection, Napoléon est contraint par la nécessité de persévérer dans son plan. C'étaient là de graves objections sans doute contre tout plan qui consistait à s'éloigner de Paris, mais le système de se battre alternativement contre Blucher et Schwarzenberg dans l'angle formé par la Seine et la Marne, étant devenu presque impraticable, premièrement parce qu'il était trop prévu, secondement parce que Napoléon étant acculé au fond de l'angle, les deux masses ennemies en se rapprochant allaient n'en plus faire qu'une, il fallait absolument qu'il changeât de tactique, et il n'y en avait pas une meilleure que celle qui, en lui donnant cinquante mille hommes de plus, l'établissait sur les derrières de l'ennemi. N'ayant pas le choix, Napoléon cherchait à se persuader que le danger politique n'était pas grand, qu'on n'oserait pas secouer le joug de son autorité, et que les Parisiens d'ailleurs, ayant ses frères à leur tête, sauraient se défendre. Il ne se figurait pas alors, parce qu'il ne l'avait pas éprouvé, ce que deviennent l'incertitude et la faiblesse des volontés lorsqu'un gouvernement est moralement ébranlé, et que les esprits l'abandonnent! Soit donc par nécessité, soit par un reste d'illusion, il adopta le plan, si profondément conçu sous le rapport militaire, de marcher sur les places, lequel pour réussir exigeait seulement que Paris tînt cinq ou six jours.
Toutefois, avant de s'engager dans cette audacieuse manœuvre, Napoléon avait voulu donner quelques jours de repos à ses troupes, prescrire certaines dispositions indispensables, et voir s'il ne pourrait pas, avant de s'éloigner, tomber encore une fois sur les derrières de l'une des deux armées envahissantes, celle de Bohême, par exemple, qui ayant pris position à Nogent lui prêtait déjà le flanc. C'est à quoi il avait employé les quatre jours passés à Reims, du 14 au 17 mars. Il avait laissé le général Charpentier à Soissons avec quelques débris suffisants pour défendre la place; il avait réorganisé, en les fondant ensemble, les quatre divisions de jeune garde composant les corps de Victor et de Ney; il avait ordonné qu'on lui envoyât de Paris, sous la conduite de Lefebvre-Desnoëttes, environ 3 à 4 mille hommes d'infanterie de jeunes garde, 2 mille cavaliers montés du même corps, le faible reste des troupes polonaises, une nouvelle division de réserve formée avec les gardes nationaux qu'on versait dans les dépôts de ligne, et enfin un immense parc d'artillerie. Cette adjonction devait lui procurer environ 12 mille hommes. Il en avait déjà reçu à peu près 6 mille des places des Ardennes sous le général Janssens, et avec ces divers renforts il lui était possible de reporter son armée à 60 mille hommes. S'il y joignait les corps de Macdonald, d'Oudinot et de Gérard, il devait avoir environ 85 mille combattants, et 135 mille, si sa marche vers les places avait tous les résultats qu'il en attendait.
Mouvement de Napoléon sur Épernay, afin de bien s'assurer des vrais desseins de l'ennemi. Le repos accordé à ses troupes lui ayant paru suffisant, et ses dispositions étant terminées, il résolut de partir de Reims le 17 au matin, et de se rendre à Épernay, pour mieux juger de ce qu'il convenait de faire dans les circonstances actuelles. Paris était doublement alarmé par la nouvelle approche du prince de Schwarzenberg qui avait envoyé des avant-gardes jusqu'à Provins, et par les événements survenus à l'armée d'Espagne entre Bayonne et Bordeaux. Placé au bord de la Marne, à Épernay, Napoléon verrait s'il fallait se jeter tout de suite sur les derrières du prince de Schwarzenberg, pour l'arrêter dans sa marche vers la capitale, ou s'il fallait persister dans le projet de se porter sur les places. Ses dispositions étaient dès la veille conçues dans cette double vue, car tout en acheminant la masse de ses forces sur Épernay, il avait envoyé Ney avec l'infanterie de la jeune garde à Châlons. S'il se portait sur les places il n'avait qu'à diriger tous ses corps vers Châlons à la suite de Ney, ou bien au contraire à les replier vers Fère-Champenoise, s'il se jetait sur le prince de Schwarzenberg. Ney expédié en avant n'aurait pas pour se rendre à Fère-Champenoise plus de chemin à faire en y allant de Châlons que d'Épernay.
Parti le 17 au matin de Reims, il fut rendu le soir à Épernay. Il avait laissé Mortier à Reims, pour seconder Marmont dans la défense de Berry-au-Bac, et leur avait donné mission à l'un et à l'autre de contenir Blucher pendant quelques jours, en disputant successivement les passages de l'Aisne et de la Marne. Arrivé à Épernay, il y apprit que le prince de Schwarzenberg s'était fort avancé au delà de la Seine. Ce dernier était même si engagé dans la direction de Paris, que tomber sur ses derrières semblait un coup de main assuré, de grande conséquence comme celui de Montmirail, et politiquement nécessaire à cause de l'extrême consternation des esprits dans la capitale. La situation aggravée par la nouvelle des événements de Bordeaux. En effet on y appelait Napoléon à grands cris, car on ne pouvait voir approcher les baïonnettes étrangères sans invoquer aussitôt le secours de son bras. Les événements de Bayonne et de Bordeaux avaient ajouté à la désolation des Parisiens. Ces événements, fort graves, comme on va le voir, avaient inspiré aux ennemis du gouvernement une exaltation d'espérance qu'il fallait faire tomber sur-le-champ. Napoléon par tous ces motifs prit sans hésiter le chemin de Fère-Champenoise, afin de se rendre de la Marne sur la Seine. Le 18 au matin toute l'armée fut mise en mouvement dans cette direction.
Court aperçu des événements qui s'étaient passés entre l'Adour et la Garonne pendant que Napoléon combattait entre la Seine et la Marne. Avant de le suivre dans cette nouvelle série d'opérations, il faut retracer brièvement les événements qui venaient de se passer sur les frontières d'Espagne, et qui avaient si fortement ému les esprits. Le maréchal Soult avait continué d'occuper l'Adour par sa droite, et le gave d'Oléron par son centre et sa gauche, tant que lord Wellington n'avait pas été résolu à se porter en avant. Mais le général anglais ayant reçu les ressources nécessaires pour nourrir les Espagnols, avait pris l'offensive avec huit divisions anglaises, deux divisions portugaises, et quatre espagnoles. Il avait chargé deux divisions anglaises et deux espagnoles de bloquer Bayonne, puis avec le reste (soixante mille hommes environ) il avait marché contre le maréchal Soult, qui lui avait cédé le gave d'Oléron, et était venu prendre position sur le gave de Pau, aux environs d'Orthez.
État des esprits dans le midi de la France. Le maréchal Soult, après avoir laissé une division entière à Bayonne (indépendamment de la garnison), après avoir envoyé à Napoléon deux divisions d'infanterie et plusieurs brigades de cavalerie, conservait encore six divisions d'infanterie, et une de cavalerie, formant en tout 40 mille hommes de troupes excellentes. Si ce n'était pas assez pour vaincre, surtout en face des troupes anglaises, c'était assez pour disputer le terrain pied à pied, et pour couvrir Bordeaux. Bordeaux était en ce moment la capitale du Midi. Il y régnait, outre un mécontentement particulier aux villes maritimes privées de commerce depuis vingt ans, un esprit religieux et royaliste général dans les provinces méridionales, et ainsi tous les sentiments les plus contraires au régime impérial y fermentaient. Effervescence du parti royaliste. Le duc d'Angoulême, fils du comte d'Artois et neveu de Louis XVIII, accouru sur la frontière d'Espagne, n'avait pas été reçu par lord Wellington, grâce au soin que mettaient les Anglais à écarter de cette guerre toute apparence d'une question de dynastie. Mais il se tenait sur les derrières du quartier général, et sa présence causait dans le pays une agitation extraordinaire, ce qui ne s'était pas vu en Franche-Comté et en Lorraine, où l'arrivée du comte d'Artois n'avait produit aucune sensation. De nombreux émissaires royalistes avaient déjà paru à Bordeaux, et il suffisait d'un mouvement de l'ennemi pour y déterminer une explosion.
C'est là ce qui avait décidé Napoléon à laisser une portion si importante de ses troupes entre Bayonne et Bordeaux, et ce qui devait motiver de la part de son lieutenant les plus énergiques efforts pour arrêter l'armée anglaise. Aussi Napoléon avait-il recommandé plusieurs fois au maréchal Soult de déployer la plus grande vigueur, de faire comme il faisait lui-même, c'est-à-dire d'être le premier et le dernier au feu, car lorsqu'on avait à demander aux troupes un dévouement illimité, le vrai moyen de l'obtenir c'était de leur en donner soi-même l'exemple.
Retraite du maréchal Soult sur le gave de Pau. Le 26 février, le maréchal Soult avait pris position un peu en arrière d'Orthez, sur les hauteurs qui bordent le gave de Pau, ayant à sa droite le général Reille, au centre le comte d'Erlon, à gauche enfin, à Orthez même, le général Clausel, chacun avec deux divisions. Ce dernier couvrait la route de Sault de Navailles. La cavalerie surveillait les bords du gave. Chaque aile était rangée sur deux lignes, la seconde prête à appuyer la première.
Bataille d'Orthez. Le 27 février au matin, lord Wellington avait passé le gave, et attaqué avec cinq divisions anglaises la droite des Français confiée au général Reille, tandis qu'à l'extrémité opposée le général Hill avec une division anglaise, avec les Portugais et les Espagnols, abordait le général Clausel à Orthez. La lutte avait été longue et acharnée, et le général Reille à droite comme le général Clausel à gauche, avaient dignement soutenu l'honneur de nos armes. Le général Clausel était resté inébranlable à Orthez, et le général Reille, obligé de rétrograder sur une seconde position, avait néanmoins la certitude de se soutenir, si par un vigoureux emploi des deuxièmes lignes, on recommençait le combat contre un ennemi visiblement épuisé. On pouvait, il est vrai, se trouver vaincu après ce nouvel effort, n'ayant pour réserve, en dehors des six divisions engagées, que la brigade du général Paris qui était composée d'un reliquat de tous les corps. Il pouvait se faire aussi qu'on fût vainqueur, et alors les conséquences eussent été considérables. Ce sont là de ces questions que le caractère seul peut résoudre, car l'esprit s'y perd. Retraite de l'armée française. Le maréchal Soult considérant que cette armée était la dernière qui restât au midi de l'Empire, avait jugé plus sage de se retirer, et avait opéré sa retraite sur Sault de Navailles, après avoir tué ou blessé environ six mille hommes à lord Wellington, et en avoir laissé trois ou quatre mille sur le champ de bataille. Les troupes avaient conservé en se retirant un ordre admirable, et inspiré un véritable respect à l'ennemi.
Le maréchal Soult croyant attirer l'ennemi à lui, se porte sur Toulouse et découvre ainsi Bordeaux. Mais on venait d'abandonner un terrain bien précieux, et à la suite d'une journée qui sans être une bataille perdue devait en avoir bientôt toute l'apparence, parce que l'ennemi serait autorisé à l'appeler ainsi en avançant, et parce que les populations malveillantes du Midi ne la qualifieraient pas autrement. Après cette bataille d'Orthez il ne restait plus de point où l'on pût s'arrêter jusqu'à la Garonne. Bordeaux allait donc se trouver découvert, et le grand intérêt politique auquel Napoléon avait sacrifié quarante mille hommes, qui sur la Seine eussent sauvé l'Empire, allait être compromis. Il n'y avait qu'une ressource, c'était que le maréchal Soult prît sa ligne d'opération sur Bordeaux, et en fît le but de sa retraite. On était condamné dans ce cas à livrer bataille encore une fois, au risque d'être battu, et puis, battu ou non, il fallait se replier sur Bordeaux, établir un vaste camp retranché autour de cette ville, et s'y défendre comme le général Carnot à Anvers. Il est vrai que Bordeaux n'avait pas les murs d'Anvers, mais il avait mieux, il avait une belle armée, qui, en s'appuyant sur cette ville, devait y être inexpugnable. N'y tînt-elle que quinze à vingt jours, c'était assez pour donner à Napoléon le temps de décider du destin de la guerre entre Paris et Langres.
Le maréchal Soult craignant les rencontres avec l'armée anglaise, qui avaient été presque toujours malheureuses (grâce, il faut le dire, à nos généraux et non point à nos soldats), avait imaginé de manœuvrer, et au lieu de couvrir directement Bordeaux, de remonter vers Toulouse, croyant que les Anglais n'oseraient pas s'acheminer sur Bordeaux tant qu'il serait sur leurs flancs et leurs derrières. Ce genre de calcul, convenable à Napoléon dont on avait peur, n'était pas aussi fondé de la part de ses lieutenants, qu'on ne redoutait pas à beaucoup près autant que lui. Entrée des Anglais dans Bordeaux le 12 mars, et proclamation des Bourbons dans cette ville. L'événement le prouva bientôt. En effet, lord Wellington, qui en attirant à lui une partie des troupes laissées autour de Bayonne, disposait de plus de 70 mille hommes, pouvait en détacher 10 ou 12 mille vers Bordeaux, ce qui suffisait pour soulever cette ville, et en garder 60 mille pour suivre le maréchal Soult sur Toulouse. C'est ce qu'il ne manqua pas de faire. Tandis que le maréchal Soult prenait le chemin de Tarbes, lord Wellington détacha de Mont-de-Marsan le maréchal Béresford avec une colonne de troupes anglaises et portugaises, et celui-ci trouvant Bordeaux sans défense y entra le 12 mars. Le général et le préfet, qui avaient tout au plus 1200 hommes, se retirèrent sur la Dordogne, et les royalistes de Bordeaux, secondés par les commerçants impatients d'obtenir l'ouverture des mers, demandèrent à grands cris le rétablissement des Bourbons. Le duc d'Angoulême accourut alors, et on proclama la restauration de l'ancienne dynastie en face des Anglais qui ne faisaient rien, n'empêchaient rien, se contentant de répéter que les questions de gouvernement intérieur leur étaient étrangères, qu'ils n'étaient chargés que d'une seule mission, celle d'assurer l'existence de leurs troupes et de garantir la sûreté des populations qui se confieraient à leur loyauté. Le maire de Bordeaux, le comte Lynch, se mettant à la tête du mouvement, fit une proclamation dans laquelle il annonçait le rétablissement des Bourbons, et semblait dire que c'était pour rendre à la France ses princes légitimes que les puissances alliées avaient pris les armes. Déclaration de lord Wellington que les alliés ne font pas une guerre de dynastie. Lord Wellington, fidèle à ses instructions comme à une consigne militaire, écrivit au duc d'Angoulême pour réclamer contre la proclamation du maire de Bordeaux, et pour déclarer que le renversement d'une dynastie, le rétablissement d'une autre, n'étaient nullement le but des puissances alliées, et qu'il serait obligé de s'en expliquer lui-même devant le public, si on ne revenait pas sur l'assertion qu'on s'était permise.
C'était pousser le scrupule des apparences un peu loin, lorsqu'au fond on ne voulait que ce qu'avait annoncé le maire de Bordeaux. Quoi qu'il en soit, il n'en était pas moins vrai que l'ennemi, profitant d'une fausse manœuvre du maréchal Soult, était entré dans Bordeaux laissé ouvert, et y avait fourni aux royalistes l'occasion facile de proclamer la restauration des Bourbons dans le midi de la France. L'exemple était d'une extrême gravité, et pouvait susciter des imitateurs. Il semble même, pour nous qui raisonnons cinquante ans après l'événement, qu'il aurait dû servir d'avertissement à Napoléon, et le fixer irrévocablement autour de Paris. Napoléon pour attirer l'ennemi à lui en s'éloignant de Paris, s'apprête à frapper un coup vigoureux dans le flanc de l'armée de Bohême. Mais outre que Napoléon ne savait pas au juste à quel point il s'était aliéné les cœurs par son système de guerre continue, il était dominé par l'impossibilité de disputer plus longtemps Paris sous Paris, et par la nécessité d'aller chercher à la frontière ses dernières ressources. Au surplus avant même d'exécuter ce mouvement, il avait résolu, comme on vient de le voir, de porter un coup violent dans le flanc du prince de Schwarzenberg, afin de l'attirer à lui, ou de le retarder au moins dans sa marche sur la capitale. C'était le motif de la direction qu'il avait donnée à ses troupes vers Fère-Champenoise. Il y était arrivé le 18 au soir, et, chemin faisant, la cavalerie de la garde ayant rencontré les Cosaques de Kaisarow, les avait taillés en pièces, et rejetés sur la Seine. On avait bivouaqué à Fère-Champenoise et dans la campagne environnante.
Course de Napoléon sur Plancy à la tête de toute sa cavalerie. Le lendemain 19 Napoléon, après avoir délibéré s'il marcherait sur Arcis ou sur Plancy (voir la carte no 62), se dirigea vers ce dernier point, parce que tous les rapports lui représentant le prince de Schwarzenberg comme déjà parvenu à Provins, il croyait en se portant plus près de Provins, avoir plus de chance de tomber au milieu des colonnes très-peu concentrées de l'armée de Bohême.
Toutefois, en raisonnant ainsi, Napoléon n'était pas complétement informé des derniers mouvements de l'ennemi. Encouragé par les événements de Craonne et de Laon, le prince de Schwarzenberg avait d'abord poussé une avant-garde jusqu'à Provins, sans être bien décidé à tenter quelque chose de décisif, car, outre sa prudence ordinaire, il avait pour le retenir un accès de goutte. État des choses dans l'armée de Bohême. Mais aussitôt qu'il avait appris le combat de Reims, il avait redouté quelque nouvelle entreprise de Napoléon, et il s'était empressé de revenir à Nogent. De plus, l'empereur Alexandre, inquiet d'apprendre qu'il se trouvait des troupes françaises à Châlons (on a vu que le corps de Ney s'était dirigé sur cette ville), avait craint que Napoléon se rabattant de Châlons sur Arcis, ne les prît tous à revers, et de Troyes il était allé en toute hâte porter ses craintes au prince de Schwarzenberg, dont le quartier général était entre Nogent et Méry. Le généralissime autrichien, ordinairement moins hardi dans ses projets que l'empereur Alexandre, était cependant moins facile à troubler, et sans être aussi convaincu du péril que le monarque russe, il avait dans la journée du 18 rappelé sur Troyes ses corps trop dispersés, avec l'intention de les concentrer à Bar-sur-Aube, afin de ne pas rester exposé à un mouvement de flanc de son redoutable adversaire.
Cette armée s'était repliée entre Arcis et Troyes. Ainsi le 19, tandis que Napoléon à la tête de sa cavalerie s'avançait au galop sur Plancy, le maréchal de Wrède qui avait été laissé à la garde de l'Aube et de la Seine, entre Arcis, Plancy et Anglure, était en retraite sur Arcis. (Voir la carte no 62.) Le corps de Wittgenstein (devenu corps de Rajeffsky), ceux du prince de Wurtemberg et du général Giulay, se repliaient vers Troyes, et les réserves sous Barclay de Tolly se concentraient entre Brienne et Troyes.
Napoléon s'apercevant qu'il a donné trop à droite, revient vers Arcis-sur-Aube. Napoléon en débouchant par Plancy avait donc donné un peu trop à droite, c'est-à-dire un peu trop vers Paris, et en fut bientôt convaincu en voyant la marche rétrograde des diverses colonnes de l'armée de Bohême. Néanmoins sachant par expérience qu'en se jetant hardiment au milieu de troupes en retraite, on a plus de chances d'y faire de bonnes prises que d'y rencontrer une forte résistance, il passa sans hésiter le pont de Plancy avec la cavalerie de sa garde, et après avoir traversé l'Aube se porta sur la Seine. Il laissa le général Sébastiani avec les divisions Colbert et Exelmans sur sa gauche, pour s'éclairer du côté d'Arcis, et, avec la vieille garde à cheval de Letort, il courut droit au pont de Méry sur la Seine. (Voir la carte no 62.) Méry étant occupé par l'ennemi, Letort franchit la Seine à un gué au-dessous, et tomba au milieu de l'arrière-garde du prince de Wurtemberg. Il sabra quelques centaines d'hommes, et opéra une capture d'une grande valeur, celle d'un équipage de pont appartenant à l'armée de Bohême. Si un mois auparavant Napoléon avait eu cet instrument de guerre, il se serait peut-être débarrassé de tous ses ennemis. On venait de lui en envoyer un de Paris, mais si lourd qu'il était impossible de s'en servir. Il fut donc enchanté d'en acquérir un bien construit, léger et facile à transporter. Après cette hardie reconnaissance il laissa vers Méry Letort occupé à courir après la queue des colonnes ennemies, repassa la Seine de sa personne, et vint coucher à Plancy sur l'Aube.
La journée avait parfaitement éclairci la situation. Le prince de Schwarzenberg se retirait en toute hâte, par la seule crainte d'avoir l'armée française sur son flanc droit; que serait-ce lorsqu'il la croirait sur ses derrières? Napoléon résolut donc de profiter de ce que Paris était dégagé, de ce que le prince de Schwarzenberg montrait si peu de fermeté, pour revenir à son projet de se porter sur les places, d'en recueillir les garnisons, et de prendre ainsi position avec des forces presque doublées sur les derrières de l'ennemi. Il devait paraître bien présumable que le prince de Schwarzenberg, déjà en retraite aujourd'hui, s'y mettrait bien davantage quand Napoléon serait à Vitry, à Saint-Dizier, à Toul, à Nancy, et que de son côté Blucher n'avancerait pas lorsque Schwarzenberg rétrograderait[19].
Il donne Arcis pour point de réunion à ses troupes avant de se porter sur la Lorraine. En conséquence, Napoléon fit les dispositions suivantes. Il ordonna aux maréchaux Oudinot et Macdonald, au général Gérard, maintenant débarrassés de la présence de l'ennemi, de remonter vers lui par Provins, Villenauxe, Anglure, Plancy, et de le rejoindre à Arcis par la rive droite de l'Aube. Ney, acheminé sur Arcis par la même rive, devait y parvenir dans la journée avec la jeune garde, et Friant avec la vieille. Napoléon résolut de s'y rendre lui-même le lendemain matin 20, avec la cavalerie de la garde, en remontant l'Aube par la rive gauche. Après avoir rallié autour d'Arcis, Ney, Friant, Oudinot, Macdonald, Gérard, et recueilli chemin faisant quelques dépouilles de l'ennemi, après avoir reçu les convois partis de Paris sous Lefebvre-Desnoëttes, il devait tirer droit de l'Aube sur la Marne, et se porter à Vitry, Saint-Dizier, peut-être même à Bar-le-Duc. Les maréchaux Mortier et Marmont laissés à Reims et à Berry-au-Bac, pouvaient le rejoindre facilement par Châlons, et Napoléon leur en expédia l'ordre. Tout fut ainsi réglé de manière à se diriger avec 70 mille hommes sur les places. Après ces dispositions, Napoléon écrivit à Paris ce qu'il allait faire, recommanda fort le sang-froid à tout le monde, et se montra rempli de confiance. Cette confiance était en partie affectée, mais en grande partie sincère, car il sentait le mérite de ses combinaisons, et ne doutait guère de leur succès.
Napoléon en se portant sur Arcis par la rive gauche de l'Aube, trouve devant lui toute l'armée de Bohême.
Le lendemain, 20 mars, jour qui devait être plus d'une fois mémorable dans sa vie, il quitta Plancy pour remonter l'Aube par la rive gauche avec une portion de sa cavalerie. Letort en avait laissé une autre portion autour de Méry, afin de ramasser des bagages et des prisonniers. Le général Sébastiani, avec les divisions Colbert et Exelmans, avait pris les devants et s'était porté sur Arcis. Dans son extrême confiance, Napoléon n'avait pas daigné repasser l'Aube pour cheminer à couvert, et il avait marché sur Arcis par la route qu'il avait tracée aux divers détachements de sa cavalerie.
Situation de Napoléon surpris sur la gauche de l'Aube avec 20 mille hommes contre 90 mille. Parvenu vers le milieu du jour à Arcis (Arcis-sur-Aube), il y trouva le général Sébastiani, fort soucieux de ce qu'il avait vu en route. Le maréchal Ney qui venait de s'y rendre avec son infanterie par la rive droite de l'Aube, paraissait non moins soucieux que le général Sébastiani. L'un et l'autre, après avoir repoussé les avant-postes bavarois, croyaient avoir aperçu entre l'Aube et la Seine, c'est-à-dire entre Arcis et Troyes, toute l'armée de Bohême. Or, s'il en était ainsi, on n'avait pas de temps à perdre pour abandonner Arcis, qui est sur la rive gauche de l'Aube, et pour passer sur la rive droite, afin de mettre cette rivière entre soi et l'ennemi. Tandis que par la réunion de troupes ordonnée sur Arcis on devait y avoir bientôt 70 mille hommes, quand Oudinot, Macdonald, Gérard et Lefebvre seraient arrivés, et 85 mille à Vitry, quand Mortier et Marmont auraient rejoint, on n'en avait pas dans le moment plus de 20 mille. En effet on avait 5 mille hommes de cavalerie de la garde; Ney amenait 9 à 10 mille hommes d'infanterie de la jeune garde, et Friant 5 à 6 mille de la vieille. Ce n'était pas de quoi tenir tête aux 90 mille combattants du prince de Schwarzenberg concentrés entre Arcis et Troyes.
Napoléon se décide néanmoins à tenir tête à l'ennemi. Napoléon qui avait vu à Méry les colonnes de Schwarzenberg en retraite, ne pouvait pas imaginer que ce prince songeât à faire halte entre Troyes et Arcis pour y risquer une bataille. Une reconnaissance fort légèrement exécutée sur la route de Troyes par un jeune officier, le confirmait dans sa persuasion, et il fit établir l'infanterie de Ney en avant d'Arcis, un peu sur la gauche, au Grand-Torcy; il envoya en même temps chercher sur l'autre rive de l'Aube sa vieille garde qui était près d'arriver, ainsi que Lefebvre-Desnoëttes dont on annonçait l'approche. Ce dernier lui amenait 6 mille hommes environ. Dans cette attitude il résolut d'attendre les événements, qui ne pouvaient manquer de s'éclaircir avant très-peu d'heures. Bientôt en effet ils acquirent la plus effrayante clarté.
Le prince de Schwarzenberg, bien qu'il fût peu téméraire, avait néanmoins la fermeté d'un vieux soldat, et après avoir replié ses principaux corps de Nogent sur Troyes, ne pouvait pas avec 90 mille hommes reculer davantage devant les 30 ou 40 mille qu'il supposait à Napoléon. D'ailleurs il était fatigué des propos des Prussiens, de leurs forfanteries continuelles, et il voulait leur prouver qu'il était aussi capable qu'eux d'affronter la rencontre du terrible Empereur des Français. Il résolut donc de faire face à droite, et de se porter sur Arcis, pour accepter la bataille si on la lui offrait, pour empêcher en tout cas les Français de se jeter sur Troyes, et d'y opérer de nouvelles captures. Dans cette vue il ordonna aux Bavarois de s'approcher d'Arcis par sa droite; il porta les corps de Rajeffsky, de Wurtemberg, de Giulay directement sur Arcis, et lia ces deux masses par les gardes et réserves. Vers deux heures il se trouva en face d'Arcis.
Bataille d'Arcis-sur-Aube livrée le 20 mars. Le général Sébastiani, piqué de certaines paroles de Napoléon qui n'avait pas pris ses craintes au sérieux, s'était lancé avec quelques escadrons sur la route de Troyes, pour mieux voir ce qu'il croyait du reste avoir bien vu une première fois. Au delà d'Arcis, dans la direction de Troyes, le sol fortement ondulé peut dans ses plis cacher des quantités considérables de troupes. Irruption subite de la cavalerie ennemie. Bientôt le général Sébastiani, ayant franchi les premières ondulations du terrain, découvrit la cavalerie bavaroise et la cavalerie autrichienne s'avançant en masse, et il revint à toute bride dire à Napoléon ce qui en était. On se hâta de faire monter à cheval les divisions Colbert et Exelmans pour les opposer à l'ennemi. Le général Kaisarow à la tête de plusieurs milliers de chevaux chargea la division Colbert qui en comptait à peine 7 à 800, et la rejeta sur la division Exelmans, qui, entraînée elle-même par le choc, fut obligée de céder. Tous ensemble, poursuivis et poursuivants, arrivèrent pêle-mêle sur Arcis. Ney était à gauche au Grand-Torcy avec l'infanterie de la jeune garde. Entre le Grand-Torcy et Arcis il y avait tout au plus trois ou quatre bataillons, au nombre desquels s'en trouvait un, polonais de nation, et commandé par le chef de bataillon Skrzynecki, le même qui, en 1830, a si noblement et si habilement défendu comme général en chef la Pologne expirante. Napoléon obligé de se réfugier dans un carré d'infanterie. Ce bataillon n'eut que le temps de se former en carré pour recueillir Napoléon, et le soustraire au torrent de la cavalerie ennemie. Les Polonais, fiers du précieux dépôt confié à leurs baïonnettes, tinrent ferme sous une pluie d'obus, et sous les assauts répétés d'innombrables escadrons. Mais Napoléon ne profita pas longtemps de l'asile qu'il avait trouvé au milieu d'eux. Le premier choc de cette cavalerie amorti, il sortit du carré, se transporta vers Arcis, au risque d'être enlevé, arrêta, rallia ses cavaliers en fuite, et les lança lui-même sur l'ennemi. Élan qu'il communique aux troupes. Nos escadrons, électrisés par sa présence, chargèrent avec la plus grande vigueur, et parvinrent à contenir, sans pouvoir la repousser toutefois, la masse trop supérieure des cavaliers bavarois et autrichiens. Il rallie sa cavalerie et la ramène à l'ennemi. Pendant ce temps Ney, établi dans le Grand-Torcy, s'apprêtait à résister à tous les efforts de l'armée de Bohême. L'essentiel était de tenir jusqu'à ce que la vieille garde, dont on apercevait les têtes de colonne sur l'autre rive de l'Aube, eût passé cette rivière et occupé Arcis. Lorsque les six mille vieux soldats composant cette troupe d'élite seraient en avant d'Arcis, et se lieraient aux dix mille jeunes soldats de Ney qui défendaient le Grand-Torcy, on pouvait être tranquille. Mais il fallait qu'ils arrivassent.
En attendant Ney soutenait à Torcy des assauts furieux. Le corps du maréchal de Wrède était entré en ligne, et par sa droite composée des Autrichiens, attaquait le Grand-Torcy, tandis que par sa gauche composée des Bavarois, il cherchait à séparer ce village de la petite ville d'Arcis. Toutes les réserves russes, prussiennes, autrichiennes, comprenant les gardes, les grenadiers, les cuirassiers, marchaient à l'appui de cette attaque. Nous avions donc en face de nous plus de quarante mille hommes d'infanterie, sans compter des flots de cavalerie.
Défense héroïque de Ney au Grand-Torcy avec l'infanterie de la jeune garde. Ney défendit le Grand-Torcy avec son énergie accoutumée. Établi dans les maisons et derrière les rues barricadées du village, il arrêta par un feu épouvantable les masses de l'infanterie autrichienne. Vaincu un moment par le nombre, il fut rejeté hors du Grand-Torcy, mais se mettant à la tête de quelques bataillons, et faisant à la baïonnette une charge désespérée, il rentra dans le village, et parvint à s'y maintenir. Au même instant, Napoléon courant sans cesse d'Arcis à Torcy, pour encourager les troupes par sa présence, faillit voir sa prodigieuse destinée terminée d'un seul coup. Un obus tombe devant les rangs d'un jeune bataillon, peu habitué encore à ce genre de spectacle, et les hommes les plus rapprochés du projectile fumant reculent d'un pas. Napoléon pousse son cheval sur l'obus pour leur enseigner le mépris du danger. L'obus éclate, le couvre de feu et de fumée, et il sort sain et sauf du nuage enflammé. Son cheval seul est blessé. Il se jette sur un autre au milieu des cris d'enthousiasme de ses jeunes soldats.
Arrivée de la vieille garde. Grâce à ces actes d'une héroïque témérité nous conservons notre position. Enfin la vieille garde traverse le pont d'Arcis sous la conduite de l'intrépide Friant. Napoléon la range lui-même en avant d'Arcis, et envoie deux de ses vieux bataillons à l'appui de Ney. Le secours arrive à propos, car en ce moment la garde russe, entrée en ligne, venait renforcer le maréchal de Wrède. Une dernière attaque, encore plus violente que les précédentes, est essayée contre le Grand-Torcy. Ney la soutient avec une fermeté imperturbable, et la repousse victorieusement.
Tandis que ce renfort de vieille infanterie est survenu si à propos, Lefebvre-Desnoëttes, parti de Paris pour rejoindre l'armée, débouche par le pont d'Arcis à la tête de deux mille chevaux avec lesquels il avait devancé son infanterie. Le général Sébastiani, disposant alors de quatre mille chevaux, se déploie dans la plaine d'Arcis, laquelle s'élève légèrement vers l'ennemi. Il s'apprête à prendre une revanche. Ses escadrons bien lancés culbutent ceux de Kaisarow, les renversent sur ceux de Frimont, et se vengent de l'échauffourée du matin. Mais bientôt on voit apparaître la cavalerie bavaroise, la grosse cavalerie russe, et la prudence conseille de se retirer sur Arcis. L'ennemi est contenu jusqu'à la fin du jour, et l'avantage reste aux 20 mille Français qui ont tenu tête à 60 mille ennemis. On gagne ainsi la fin du jour, Ney se maintenant au Grand-Torcy, la vieille garde à Arcis, la cavalerie entre deux, et on échappe au désastre qu'avec moins d'énergie nous aurions certainement essuyé. Effectivement nous avions combattu d'abord avec 14 mille hommes contre 40 mille, puis avec 20 contre 60, et enfin avec 22 ou 23 contre 90, car sur notre droite les corps de Giulay, de Wurtemberg, de Rajeffski, avaient débouché de Nozay, et commençaient à prendre part au combat lorsque la nuit était venue séparer les deux armées.
Brillant avantage de la cavalerie de la garde. Au loin sur notre droite s'était passé un épisode qui aurait pu avoir des suites fâcheuses, sans la rare vaillance de la cavalerie de la garde. On se souvient que les chasseurs et les grenadiers à cheval avaient été laissés au delà du pont de Méry, sur la gauche de la Seine, avec les captures qu'ils avaient opérées la veille, et notamment avec l'équipage de pont qu'ils avaient pris. Partis le matin de Méry avec cet équipage de pont, ils avaient essayé de rejoindre l'armée en marchant directement de Méry sur Arcis par Premier-Fait. (Voir la carte no 62.) Ils étaient tombés naturellement au milieu de toute la cavalerie des corps, de Rajeffski, de Giulay et de Wurtemberg, réunis sous le commandement du prince de Wurtemberg. Assaillis par une force cinq ou six fois plus considérable qu'eux, ils ne s'étaient sauvés qu'en déployant la plus rare valeur, et en se battant pendant plusieurs heures le sabre à la main. Rejoints enfin par des escadrons du dépôt de Versailles, qui avaient fait route par Méry, ils s'étaient repliés sur Méry même, sans avoir perdu plus d'une centaine de cavaliers, et sans avoir surtout laissé échapper leur équipage de pont. Le lendemain ils gagnèrent Plancy, passèrent l'Aube, et vinrent se réunir à l'armée par la rive droite de cette rivière, avec les corps d'Oudinot, de Macdonald, de Gérard, qui étaient en marche de Provins sur Arcis.
Résultats de la bataille d'Arcis-sur-Aube. Telle fut la bataille d'Arcis-sur-Aube, la dernière que Napoléon livra en personne dans cette campagne, et où l'armée ainsi que lui firent des prodiges d'énergie. Il se regardait comme victorieux, et le croyait sincèrement, car c'était un miracle que 20 mille hommes eussent résisté à une masse qui s'était successivement élevée de 40 à 90 mille. Il était fier de lui-même et de ses soldats, et voyait dans cette possibilité de combattre à forces si inégales, des garanties de succès pour la suite de la guerre. Sa confiance était devenue telle qu'il voulut le lendemain même tenir tête à toute l'armée du prince de Schwarzenberg. Cependant il ne pouvait être rejoint dans la journée que par le corps d'Oudinot, et en y ajoutant ce que Lefebvre-Desnoëttes avait amené, il aurait atteint tout au plus une force de 32 mille hommes. Il n'était donc pas prudent de braver le choc de 90 mille combattants, surtout en ayant une rivière à dos. Sur les instances de ses maréchaux, Napoléon se décide enfin à repasser l'Aube. Aussi finit-il par céder aux conseils de la raison et de ses maréchaux qui insistaient pour qu'il mit l'Aube entre lui et l'ennemi. Après avoir tenu ses troupes déployées en avant d'Arcis, pendant qu'on préparait un deuxième pont, il les fit replier soudainement à travers les rues de cette petite ville, franchit les deux ponts, et laissa le prince de Schwarzenberg fort surpris et fort déçu de voir lui échapper une proie qui semblait assurée. Les ponts de l'Aube furent rompus, et le maréchal Oudinot vint border la rive droite avec son corps, appuyé d'une nombreuse artillerie. L'ennemi ne pouvant se résoudre à laisser l'armée française s'en aller saine et sauve, voulut tenter le passage de la rivière, et demeura pendant cette tentative exposé à un feu meurtrier. Il perdit encore dans cette journée du 21 plus d'un millier d'hommes sans aucun résultat, car partout où il se présenta pour essayer de franchir l'Aube, les troupes d'Oudinot bien postées l'accueillirent par un feu nourri de mousqueterie et de mitraille. Ce n'est pas trop de dire que ces deux jours coûtèrent à l'armée de Bohême 8 à 9 mille hommes, tandis que nous n'en perdîmes pas plus de 3 mille, grâce à notre petit nombre et à l'avantage de nous battre à couvert dans des positions défensives.
Au milieu de ces perpétuelles aventures de guerre, Napoléon trouvant l'armée toujours héroïque et dévouée quoique souvent mécontente, comptant sur son génie, croyant plus que jamais aux ressources de son art, était loin de désespérer de sa cause, et toutefois il ne se faisait pas complétement illusion sur sa situation politique. Bien qu'il ne voulût pas s'avouer à quel point il s'était aliéné la nation par ses guerres continuelles et par son gouvernement arbitraire, il n'avait garde cependant de s'aveugler sur l'état moral de la France. Sur le terrain même d'Arcis, et au milieu du feu, s'entretenant familièrement avec le général Sébastiani, Corse comme lui, et doué d'un grand sens politique, Eh bien, général, lui demanda-t-il, que dites-vous de ce que vous voyez?—Je dis, répondit le général, que Votre Majesté a sans doute d'autres ressources que nous ne connaissons pas.—Celles que vous avez sous les yeux, reprit Napoléon, et pas d'autres.—Mais alors, comment Votre Majesté ne songe-t-elle pas à soulever la nation?—Chimères, répliqua Napoléon, chimères, empruntées aux souvenirs de l'Espagne et de la Révolution française! Soulever la nation dans un pays où la Révolution a détruit les nobles et les prêtres, et où j'ai moi-même détruit la Révolution!...—
Le général resta stupéfait, admirant ce sang-froid et cette profondeur d'esprit, et se demandant comment tant de génie ne servait pas à empêcher tant de fautes.
Marche sur la Lorraine définitivement résolue. Le moment était venu pourtant de prendre une résolution définitive. Entre Arcis et Châlons, l'Aube et la Marne ne sont guère qu'à onze ou douze lieues de distance l'une de l'autre. (Voir la carte no 62.) Blucher, auquel on avait opposé Marmont et Mortier pour le contenir, pouvait être ralenti, mais non arrêté par ces deux maréchaux. Les armées de Bohême et de Silésie ne devaient pas tarder à se réunir, et on allait être alors étouffé dans leurs bras. Napoléon avec ce qu'il avait de forces, ne pouvant plus les battre séparément, à moins de circonstances extrêmement heureuses que la fortune ne lui ménageait plus guère, pouvait encore moins les battre réunies. Poursuivre son idée de se rapprocher des places, pour s'y procurer un renfort de cinquante mille hommes, et pour attirer l'ennemi loin de Paris, était définitivement la seule ressource qui lui restât, ressource qui, hasardeuse avec lui, eût été mortelle avec un autre.
Départ d'Arcis-sur-Aube le 21 mars. Il résolut donc de partir le 21 mars pour Vitry sur la Marne. En passant par Sommepuis il ne lui fallait pas plus de deux jours pour franchir la distance d'Arcis à Vitry. (Voir la carte no 62.) De Vitry il lui était facile de se porter à Bar-le-Duc, et sans qu'il fît un pas de plus, les garnisons de Metz, de Mayence, de Luxembourg, de Thionville, de Verdun, de Strasbourg, avaient la possibilité de le joindre au nombre de trente et quelques mille hommes. Si Napoléon se portait jusqu'à Metz, ce qui n'exigeait que trois journées, il pouvait, en pivotant autour de cette place, faire insurger la Lorraine, l'Alsace, la Franche-Comté, et recevoir des Pays-Bas quinze mille hommes encore. Il devait donc se trouver à Metz à la tête de 120 mille combattants, au milieu de provinces soulevées contre l'ennemi, et si le maréchal Suchet, envoyé pour remplacer Augereau, recueillant tout ce qui était sur son chemin, remontait sur Besançon avec 40 mille hommes, les destinées devaient certainement être changées.
Ordres envoyés à Paris au moment où Napoléon s'en éloigne. Napoléon manda à Paris ses dernières résolutions, prescrivit qu'on lui expédiât en matériel d'artillerie, en bataillons de la jeune garde, en bataillons tirés des dépôts, tout ce qui ne serait pas indispensable à la défense de la capitale; recommanda de nouveau de ne pas se troubler si l'ennemi approchait, ce qui, selon lui, ne pouvait être qu'une apparition de deux ou trois jours, car les alliés le suivraient dès qu'ils le sauraient sur leurs communications. Il renouvela aux maréchaux Marmont et Mortier l'ordre de le joindre sur la Marne par Châlons, et se mit ensuite en route pour Vitry. Précédemment il n'avait jamais quitté la Seine sans laisser de Nogent à Montereau des corps respectables. Ce n'était plus le cas cette fois, puisqu'il était obligé d'exécuter en masse la diversion projetée sur les derrières de l'ennemi, et que c'était sur cette diversion seule qu'il comptait désormais pour sauver Paris. Vingt mille hommes laissés entre Nogent et Paris n'eussent pas arrêté le prince de Schwarzenberg, et eussent manqué à Napoléon dans les opérations qu'il méditait. Toutefois, croyant utile de garder les ponts de la Seine, et possible d'y arrêter l'ennemi quelques heures, ce qui dans certains cas n'était pas indifférent, il laissa le général Souham avec un mélange de gardes nationales et de bataillons organisés à la hâte, pour disputer Nogent, Bray, Montereau. Le général Alix qui, avec des forces de cette composition, avait si bien défendu Sens, et qui s'y trouvait encore, fut placé sous les ordres du général Souham.
Marche sur Sommepuis. Le trajet d'Arcis à Sommepuis s'opéra sans difficulté. À peine rencontra-t-on quelques bandes de Cosaques qui voltigeaient entre l'Aube et la Marne, et pillaient le pays tout ruiné qu'il était. Les corps d'Oudinot, de Macdonald, de Gérard, qui avaient marché de Provins sur Arcis, en côtoyant l'Aube, défendirent successivement la rivière au pont d'Arcis, et défilèrent ainsi en vue de l'ennemi sans en recevoir aucun dommage.
Arrivée à Vitry le 22. Le 21 au soir Napoléon, avec une partie de l'armée, coucha à Sommepuis. (Voir la carte no 62.) Le lendemain, 22, il marcha sur Vitry avec une avant-garde. Vitry avait été mis en état de défense par l'armée de Silésie, et cinq à six mille Prussiens et Russes, protégés par des ouvrages de campagne, l'occupaient. Napoléon, ne voulant pas risquer une affaire meurtrière pour un poste qui n'avait pas d'importance, fit chercher un gué entre Vitry et Saint-Dizier. On en découvrit un à Frignicourt, et il y passa avec sa cavalerie et les divisions de jeune garde du maréchal Ney. Il laissa un détachement pour garder ce gué, et il vint coucher au château du Plessis près Orconte. Il lança sur Saint-Dizier la cavalerie légère du général Piré, qui réussit à y entrer, et y enleva deux bataillons prussiens.
Séjour à Saint-Dizier. Le lendemain 23, Napoléon jugea convenable de s'arrêter à Saint-Dizier pour y attendre la queue de ses colonnes, car Oudinot, Macdonald, Gérard étaient en arrière, et il voulait également rallier Marmont et Mortier, qui avaient ordre de venir à lui par Châlons. Il fallait attendre aussi la division de gardes nationales du général Pacthod qui avait bien servi avec Oudinot et Macdonald, et qu'on avait laissée à Sézanne pour escorter un dernier convoi de troupes et de matériel. Toutefois, ayant des doutes sur la possibilité de recueillir ce dernier rassemblement, Napoléon ordonna au ministre de la guerre de veiller à sa sûreté, et de le rappeler même à Paris, si on ne croyait pas qu'il lui fût possible de percer jusqu'à Vitry à travers les masses ennemies.
Confiance de Napoléon dans sa manœuvre, et persuasion où il est d'avoir attiré l'ennemi à sa suite. Sans perdre un instant Napoléon poussa sa cavalerie légère sur Bar-le-Duc, afin qu'elle s'emparât du pont de Saint-Mihiel sur la Meuse, de celui de Pont-à-Mousson sur la Moselle, et il expédia de nouveau à toutes les garnisons l'ordre de le rejoindre. Il s'apprêtait à leur épargner la moitié du chemin, en marchant encore une journée ou deux à leur rencontre, et il allait ainsi voir ses forces augmenter d'heure en heure. Sans les maréchaux Mortier et Marmont, sans le convoi de Sézanne dont il n'avait reçu qu'une partie, et en défalquant les pertes d'Arcis ainsi que les troupes laissées à la garde des ponts de la Seine, il avait environ 55 mille hommes. Il devait en avoir 70 mille avec ces deux maréchaux, 80 avec le dépôt de Sézanne, et arriver successivement à 100 mille et au delà, si les garnisons parvenaient à se réunir à lui. Aussi tout en appréciant la gravité de sa situation restait-il confiant dans le succès de ses habiles manœuvres, et le 23 mars, écrivant au ministre de la guerre une lettre qui respirait un sang-froid imperturbable, il lui exposait sa marche, ses motifs pour ne pas tenter l'attaque de Vitry, le projet de s'approcher de Metz, et de tirer de cette place et des autres un renfort considérable; la certitude de causer un grand trouble à l'ennemi en se portant sur ses communications; le découragement de la plupart des coalisés qui n'avaient jamais eu d'avantages sérieux sur les troupes françaises, qui tout récemment avaient essuyé des pertes énormes à Arcis-sur-Aube, et étaient presque au regret de s'être avancés si loin; l'espérance par conséquent d'amener sous peu des événements nouveaux et importants; l'utilité de veiller sur le rassemblement de Sézanne, de l'augmenter même si les circonstances le permettaient; la possibilité de recourir à la conscription de 1815, car en Champagne, en Lorraine les paysans se levaient en masse, et l'urgence de faire promptement usage de cette ressource; l'importance pour les maréchaux Marmont et Mortier qui s'étaient repliés sur Château-Thierry de se reporter en avant pour rejoindre l'armée; la confiance enfin malgré toutes les angoisses de la situation de sauver bientôt la France et lui-même de cette crise formidable. Personne n'eût soupçonné en lisant cette lettre, qui devait être la dernière adressée au ministre de la guerre, que Napoléon approchait de la plus grande des catastrophes.
Arrivée de M. de Caulaincourt au quartier général, après la dissolution du congrès de Châtillon. Dans ce moment arriva au quartier général de l'Empereur M. de Caulaincourt, qui venait de quitter le congrès de Châtillon. Ce noble serviteur du prince et du pays, avait, comme on l'a vu, remis un contre-projet, afin d'obtempérer aux sommations réitérées des plénipotentiaires alliés, et avait tâché d'en rendre la lecture supportable à ses auditeurs, tout en s'éloignant le moins possible des instructions de Napoléon. Les plénipotentiaires des puissances, après avoir écouté le texte du contre-projet français avec un silence glacial, et avoir pris les ordres de leurs souverains, avaient lu le 18 mars une note solennelle, dans laquelle ils déclaraient que la France ayant exactement reproduit toutes les conditions déjà reconnues inacceptables par l'Europe, les conférences étaient définitivement rompues, et que la guerre serait poursuivie à outrance, jusqu'à ce que la France admît purement et simplement les préliminaires du 17 février. À cette déclaration M. de Metternich avait joint une lettre particulière pour M. de Caulaincourt, dans laquelle il le suppliait encore une fois d'y bien penser avant de quitter le lieu du congrès, car, disait-il, la France de Louis XIV, accrue des conquêtes de Louis XV, valait bien qu'on y attachât quelque prix, et méritait qu'on ne la jouât pas plus longtemps à ce jeu si dangereux et si incertain des batailles. Quelque tenté que fut le plénipotentiaire français de suivre un semblable conseil, il n'avait pas osé outre-passer ses instructions au point où il l'aurait fallu pour retenir à Châtillon les membres du congrès. Il se sépara donc des plénipotentiaires le lendemain 19, et le 20 toutes les légations partirent de Châtillon pour regagner les quartiers généraux des armées belligérantes.
Chagrin de M. de Caulaincourt; pénible impression que sa présence produit dans l'armée. M. de Caulaincourt eut quelque peine à rejoindre Napoléon, qu'il trouva à Saint-Dizier. Le retour de la légation française produisit sur l'armée une impression pénible, car il ôtait toute confiance dans les négociations, et n'en laissait plus que dans un duel à mort avec la coalition. Or, si les journées de Montmirail, de Champaubert, de Montereau avaient élevé les cœurs au niveau de celui de Napoléon, celles de Craonne, de Laon, d'Arcis-sur-Aube les avaient fait promptement redescendre de cette hauteur, et la manœuvre aventureuse qu'on essayait loin de Paris, manœuvre dont peu de gens étaient capables d'apprécier le mérite, étonnait, inquiétait des esprits déjà fortement ébranlés. La noble et sévère figure de M. de Caulaincourt, plus triste encore que de coutume, n'était pas propre à dérider les visages au quartier général. Napoléon accueillit son ministre amicalement, en homme qui n'éprouvait pas d'humeur parce qu'il n'éprouvait pas de trouble. Ce retour lui avait cependant causé une certaine impression, mais passagère, et il la domina bientôt. Il était à table, soupant avec Berthier, lorsque M. de Caulaincourt arriva.— Napoléon ne manifeste aucun regret de la dissolution du congrès. Vous avez bien fait de revenir, lui dit-il, car, je ne vous le cacherai pas, si vous aviez accepté l'ultimatum des alliés, je vous aurais désavoué. Mieux vaut pour vous et pour moi avoir évité un pareil éclat. Au fond ces gens-là ne sont pas de bonne foi. Si vous aviez cédé, bientôt ils auraient demandé davantage. Ils répandent partout qu'ils en veulent à moi et non à la France. Mensonges que tout cela! Son langage résolu et chaleureux. Ils s'en prennent à moi parce qu'ils savent que seul je puis sauver la France (ce qui était vrai alors, car celui qui l'avait perdue pouvait seul la sauver); mais au fond, c'est à la France et à sa grandeur qu'ils en veulent. L'Angleterre convoite la Belgique pour la maison d'Orange; la Prusse convoite la Meuse pour elle-même; l'Autriche désirerait nous ôter l'Alsace et la Lorraine pour en trafiquer avec la Bavière et les princes allemands. On veut nous détruire, ou nous amoindrir jusqu'à nous réduire à rien. Eh bien, mon cher Caulaincourt, il vaut mieux mourir que d'être amoindris de la sorte. Nous sommes assez vieux soldats pour ne pas craindre la mort. On ne dira pas cette fois que c'est pour mon ambition que je combats, car il me serait aisé de sauver le trône; mais le trône avec la France humiliée, je n'en veux point. Voyez ces braves paysans comme ils s'insurgent déjà, et tuent des Cosaques de toutes parts! Ils nous donnent l'exemple, suivons-le. Croiriez-vous que ces misérables du Conseil de régence voulaient accepter l'infâme traité qu'on vous a proposé? Ah! je leur ai prescrit de se taire et de se tenir tranquilles. Ces pauvres paysans valent bien mieux que ces gens de Paris. Vous allez assister, mon cher Caulaincourt, à de belles choses. Je vais marcher sur les places, et rallier trente ou quarante mille hommes d'ici à quelques jours. L'ennemi me suit évidemment. On ne peut pas expliquer autrement la masse de cavalerie qui nous entoure. La brusque apparition que j'ai faite sur ses derrières a ramené Schwarzenberg, et en apprenant que je menace ses communications il n'osera pas se risquer sur Paris. Je vais avoir bientôt cent mille hommes dans la main, je fondrai sur le plus rapproché de moi, Blucher ou Schwarzenberg n'importe, je l'écraserai, et les paysans de la Bourgogne l'achèveront. La coalition est aussi près de sa perte que moi de la mienne, mon cher Caulaincourt, et si je triomphe nous déchirerons ces abominables traités. Si je me trompe, eh bien, nous mourrons! nous ferons comme tant de nos vieux compagnons d'armes font tous les jours, mais nous mourrons après avoir sauvé notre honneur.—
Invincible tristesse de M. de Caulaincourt, et profond abattement de Berthier. M. de Caulaincourt, qui autant que personne était capable de comprendre cet héroïque langage, se rappelait trop de fautes commises, trop de refus hors de propos et que l'honneur ne commandait point, pour n'être pas mécontent, et froidement improbateur. Berthier, devant qui se tenaient ces discours, était consterné. Il était frappé comme Napoléon du tumulte qui se faisait autour de l'armée, doutait comme lui que ce fût là un simple détachement, mais se demandait d'autre part comment 200 mille coalisés, presque victorieux, pouvaient se laisser détourner de Paris, cette grande proie qu'ils avaient sous la main, pour suivre une poignée d'hommes hasardée sur leurs derrières. Il doutait, et, en une si grave circonstance, le doute était une angoisse douloureuse, car si l'ennemi ne suivait pas, il pouvait en quelques jours être dans Paris. Ce sentiment était général. Contenu devant Napoléon, il éclatait ailleurs en très-mauvais propos. Quant à Napoléon lui-même, sans exclure le doute, il répétait toujours à M. de Caulaincourt: Vous avez bien fait de revenir, je vous aurais désavoué. Vous êtes venu à temps pour assister à de grandes choses.—
La véritable question était de savoir si l'ennemi, au lieu de suivre Napoléon, ne se jetterait pas sur Paris pour y opérer une révolution politique. Toute cette énergie, admirable comme don de Dieu, mais déplorable quand on songe que, si mal employée, elle nous avait conduits au bord d'un abîme, ne se communiquait guère, et chacun s'attendait d'un moment à l'autre à un affreux dénoûment. Ce dénoûment approchait en effet, et l'heure fatale, hélas! était venue. Les combinaisons militaires de Napoléon étaient assurément bien profondes, mais si sa situation militaire pouvait se rétablir à force de génie, il n'y avait pas de génie qui pût rétablir sa situation politique. Paris plein de terreur, plein de dégoût d'un tel régime, régime glorieux mais sanglant, ordonné mais despotique, Paris pouvait au premier contact d'un ennemi qui se présentait en libérateur, échapper à la main de Napoléon, et devenir le théâtre d'une révolution! Or, il suffisait que les coalisés soupçonnassent cette triste vérité, pour que négligeant les considérations de prudence, ils songeassent à tenter sur Paris non pas une opération militaire, mais une opération politique, et alors les plans de Napoléon devaient être déjoués, et son trône, que sa puissante main avait relevé deux ou trois fois depuis un mois, devait enfin s'écrouler. On va voir combien les coalisés étaient près de deviner la redoutable vérité, qui faisait toute notre faiblesse devant les envahisseurs de notre patrie.
Incertitude du prince de Schwarzenberg dans le premier moment, et ses doutes sur les projets de Napoléon. Le prince de Schwarzenberg n'avait pas trop compris le mouvement de l'armée française sur Arcis, et il faut avouer qu'à moins d'être dans le secret, il eût été difficile de le comprendre. Sa première supposition, et la plus naturelle, avait été que Napoléon venait lui livrer bataille, et ce prince s'était décidé à l'accepter à Arcis-sur-Aube, comme Blucher à Craonne et à Laon. Prévoyant une lutte sanglante de plusieurs jours, il était loin de s'en croire quitte le soir du 21. Il prend une position d'attente entre Ramerupt et Dampierre. Le 22, en voyant Napoléon s'éloigner, il avait cherché à deviner quels pouvaient être ses projets, avait passé l'Aube à sa suite, et était venu prendre position entre Ramerupt et Dampierre, derrière un gros ruisseau qu'on appelle le Puits, la gauche à l'Aube, le front couvert par le Puits, la droite dans la direction de Vitry. (Voir la carte no 62.) Il attendait là les nouvelles attaques de son adversaire, craignant toujours de sa part quelque manœuvre extraordinaire.
Mais Napoléon, ainsi qu'on vient de le voir, ne songeait guère à l'attaquer, et lui préparait effectivement une manœuvre bien extraordinaire, en se portant de l'Aube à la Marne, dans la direction de Metz. Bientôt le prince de Schwarzenberg s'aperçoit de la marche de Napoléon sur Vitry, et comprend qu'il veut se porter sur les communications des alliés. Le lendemain 23, pendant que Napoléon s'arrêtait à Saint-Dizier pour que les corps formant sa queue eussent le temps de le joindre par le gué de Frignicourt, la cavalerie légère du prince de Schwarzenberg qui suivait ces corps à la piste, s'était aperçue de la marche de l'armée française, et avait reconnu clairement qu'elle se dirigeait sur Vitry. L'intention de Napoléon ne laissait dès lors plus de doute, et il voulait évidemment manœuvrer sur les communications des alliés. Que faire en présence d'une situation si nouvelle? Fallait-il suivre Napoléon vers la Lorraine, ou bien tendre la main à Blucher qui ne pouvait être éloigné, et, uni à ce dernier, marcher sur Paris, à la tête de deux cent mille hommes? La question était grave, l'une des plus graves que les chefs d'empire et les chefs d'armée aient jamais eu à résoudre.
Les règles de la guerre conseillent de suivre Napoléon, celles de la politique de se porter sur Paris. À se conduire militairement, dans le sens le plus étroit du mot, il ne fallait pas livrer ses communications, il fallait au contraire veiller sur elles avec d'autant plus de soin qu'on avait affaire à un ennemi plus redoutable et plus audacieux. Puisqu'il les menaçait en ce moment, on devait le suivre, le suivre en compagnie de Blucher, et en finir avec lui avant d'aller recueillir à Paris le prix de la guerre. Sans doute il y avait quelques avantages à marcher sur Paris, et notamment celui d'abréger la lutte; pourtant si on était arrêté devant cette capitale par une résistance non-seulement militaire, mais populaire, et s'il arrivait qu'on fût retenu quelques jours sous ses murs, on pouvait, pendant qu'on serait occupé à se battre contre la tête barricadée des faubourgs, être assailli en queue par Napoléon revenu avec une armée de cent mille hommes, et se trouver dans une position des plus périlleuses.
Ces raisons étaient du plus grand poids, et auraient même été décisives, si la situation eût été ordinaire, et si on avait été exposé à rencontrer devant Paris la résistance que l'importance de cette ville, le patriotisme et le courage de son peuple, devaient faire craindre. Mais la situation était telle qu'il n'y avait rien de plus douteux que cette résistance. Bien qu'on n'eût reçu qu'une seule communication de l'intérieur, celle qu'avait apportée M. de Vitrolles, et que jusqu'ici aucune manifestation n'eût démontré la vérité de cette communication, qu'au contraire les paysans commençassent à prendre les armes dans les provinces envahies, on avait pu reconnaître à plus d'un symptôme que si M. de Vitrolles exagérait les choses en peignant la France comme désirant ardemment les Bourbons, il avait raison toutefois quand il soutenait qu'elle ne voulait plus de la guerre, de la conscription, des préfets impériaux, et que dès qu'on lui fournirait l'occasion de faire éclater ses véritables sentiments, elle se prononcerait contre un gouvernement qui, après avoir porté la guerre jusqu'à Moscou, l'avait ramenée aujourd'hui jusqu'aux portes de Paris. Conseils du comte Pozzo di Borgo, et ses instances pour qu'on marche sur Paris. Il y avait un personnage beaucoup plus écouté que M. de Vitrolles, c'était le comte Pozzo di Borgo, revenu de Londres, lequel, ayant acquis sur les alliés une influence proportionnée à son esprit, ne se lassait pas de leur répéter qu'il fallait marcher sur Paris.—Le but de la guerre, disait-il, est à Paris. Profondes raisons qu'il en donne. Tant que vous songez à livrer des batailles, vous courez la chance d'être battus, parce que Napoléon les livrera toujours mieux que vous, et que son armée, même mécontente, mais soutenue par le sentiment de l'honneur, se fera tuer à côté de lui jusqu'au dernier homme. Tout ruiné qu'est son pouvoir militaire, il est grand, très-grand encore, et, son génie aidant, plus grand que le vôtre. Mais son pouvoir politique est détruit. Les temps sont changés. Le despotisme militaire accueilli comme un bienfait au lendemain de la révolution, mais condamné depuis par le résultat, est perdu dans les esprits. Si vous donnez naissance à une manifestation, elle sera prompte, générale, irrésistible, et Napoléon écarté, les Bourbons que la France a oubliés, aux lumières desquels elle n'a pas confiance, les Bourbons deviendront tout à coup possibles, de possibles nécessaires. C'est politiquement, ce n'est pas militairement qu'il faut chercher à finir la guerre, et pour cela, dès qu'il se fera entre les armées belligérantes une ouverture quelconque, à travers laquelle vous puissiez passer, hâtez-vous d'en profiter, allez toucher Paris du doigt, du doigt seulement, et le colosse sera renversé. Vous aurez brisé son épée que vous ne pouvez pas lui arracher.—Telle est la substance des discours que le comte Pozzo adressait sans cesse à l'empereur Alexandre, et au surplus il travaillait sur une âme facile à persuader. Outre l'esprit très-remarquable d'Alexandre, le comte Pozzo avait pour le seconder toutes les passions de ce prince. Se venger, non de l'incendie de Moscou auquel il ne songeait plus guère, mais des humiliations que Napoléon lui avait infligées, entrer dans Paris, dans la capitale de la civilisation, y détrôner un despote, y tendre aux Français une main généreuse, s'en faire applaudir, était chez lui un rêve enivrant. Ce rêve l'occupait tellement, que pour le réaliser il était capable d'une audace qui n'était ni dans son cœur ni dans son esprit.
L'opinion de marcher sur Paris avait successivement gagné tous les esprits dans le sein de la coalition. Du reste l'opinion que professait le comte Pozzo di Borgo avait envahi peu à peu toutes les têtes. Née d'abord parmi les Prussiens, chez qui elle avait été engendrée par la haine, elle avait fini par pénétrer chez les Russes, et même chez les Autrichiens. On comprenait très-bien chez ces derniers que frapper politiquement Napoléon était la manière la plus sûre et la plus prompte de le détruire. L'empereur François et M. de Metternich, quoique regrettant en lui, non pas un gendre, mais un chef plus capable qu'aucun autre de gouverner la France, avaient reconnu, depuis la rupture du congrès de Châtillon, qu'il fallait enfin prendre un parti décisif même contre sa personne. Ils avaient longtemps répugné à pousser les choses à la dernière extrémité, mais le Rhin franchi, ayant admis le principe des limites de 1790, ce qui rendait vacants les anciens Pays-Bas qu'on devait leur payer avec l'Italie, connaissant trop bien Napoléon pour croire qu'il se soumettrait jamais à une telle réduction de territoire, ils en étaient venus par avidité aux mêmes conclusions que les Prussiens par haine, les Russes par vanité. Aller chercher à Paris la solution politique qui contiendrait en même temps la solution militaire, leur semblait désormais nécessaire. Le prince de Schwarzenberg, esprit timide mais sûr, en était venu à penser à cet égard comme M. de Metternich, et comme l'empereur François, car en ce moment l'Autriche présentait le phénomène singulier, d'un empereur, d'un premier ministre, et d'un généralissime, identiques dans leurs sentiments, et ne faisant qu'un homme, étranger à l'amour comme à la haine, et conduit uniquement par de profonds calculs. La jonction opérée entre Blucher et Schwarzenberg est une nouvelle raison de marcher sur Paris. Dans cette disposition le prince de Schwarzenberg, voyant la route de Paris ouverte, inclinait pour la première fois à la prendre, de manière que l'unanimité était presque acquise à la résolution de marcher sur la capitale de la France, bien que plusieurs officiers fort éclairés opposassent encore à cette marche téméraire l'autorité des règles, qui enseignent qu'il ne faut ni abandonner le soin de ses communications, ni manquer le but par trop d'impatience d'y atteindre. Toutefois un événement extrêmement favorable à l'opinion la plus hardie s'était passé dans la journée. La cavalerie de Wintzingerode, formant l'avant-garde de Blucher, venait de se rencontrer près de la Marne avec celle du comte Pahlen, appartenant au prince de Schwarzenberg. On s'était félicité, réjoui de cette jonction, qui du reste aurait dû s'opérer plus tôt, car la bataille de Laon s'étant livrée les 9 et 10 mars, il était étrange que Blucher n'eût pas suivi Napoléon ou les maréchaux chargés de le remplacer sur l'Aisne, et que le 23 il fût encore à tâtonner entre l'Aisne et la Marne. Mais Blucher avait agi comme les généraux qui ont plus de résolution de caractère que d'esprit. Il avait essayé de prendre Reims, puis Soissons, avait longtemps attendu quelques mille hommes du corps de Bulow restés en arrière, enfin s'était décidé à pousser devant lui les maréchaux Mortier et Marmont, et avait rejoint la Marne par Châlons. Quoi qu'il en soit, il arrivait avec cent mille hommes, et on en avait ainsi deux cent mille pour marcher sur Paris. Une telle force faisait tomber bien des objections tirées des règles de la guerre étroitement entendues.
L'arrestation d'un courrier porteur de lettres de l'Impératrice et du duc de Rovigo, achève de décider les chefs de la coalition. Dans cet état des choses, le prince de Schwarzenberg se trouvant au château de Dampierre avec l'empereur Alexandre pour y passer la nuit, on apporta tout à coup des dépêches prises sur un courrier de Paris, que la cavalerie légère des alliés avait arrêté. Il y avait dans le château de Dampierre le prince Wolkonski, exerçant auprès d'Alexandre les fonctions de chef de son état-major, et M. le comte de Nesselrode, exerçant celles de chef de sa chancellerie. On fit appeler ce dernier, qui ayant longtemps vécu à Paris pouvait mieux qu'un autre saisir le vrai sens des dépêches interceptées, et on le chargea d'en prendre connaissance. Elles étaient en effet d'une importance extrême. Elles consistaient en lettres de l'Impératrice et du duc de Rovigo à l'Empereur. Les unes et les autres exprimaient sur l'état intérieur de Paris les plus vives inquiétudes. Celles de l'Impératrice, empreintes d'une sorte de terreur, n'avaient pas sans doute une grande signification, car elles pouvaient bien n'être que l'expression de la faiblesse d'une femme. Mais celles du duc de Rovigo avaient une tout autre valeur, car ministre de la police et homme de guerre, fort habitué aux positions difficiles, il ne pouvait être suspect de timidité, et il déclarait que Paris comptait dans son sein des complices de l'étranger fort influents, et qu'à l'apparition d'une armée coalisée il était probable qu'ils suivraient l'exemple des Bordelais. Cette révélation était dans le moment d'une immense gravité; elle achevait d'éclairer la situation politique, et faisait cesser toutes les incertitudes qu'on aurait pu conserver sur la conduite à tenir. La marche sur Paris est résolue. Après cet aveu involontaire échappé au gouvernement de l'Empereur, à sa femme, à son ministre de la police, on ne pouvait plus douter que son trône ne fût près de tomber en ruine, et que toucher à Paris ne fût le moyen assuré de le faire écrouler. On courut éveiller l'empereur Alexandre et le prince de Schwarzenberg, on leur communiqua les pièces interceptées, et pour l'un comme pour l'autre la démonstration fut complète. Marcher sur Paris parut la résolution à laquelle il fallait s'arrêter tout de suite, et qu'on devait mettre à exécution dès le lever du soleil. Les trois souverains n'étaient pas actuellement réunis. Alexandre, le plus actif des trois, voulant toujours être partout, et particulièrement auprès des généraux, se trouvait auprès du généralissime. Le plus modeste, le plus sage, celui qui se donnait le moins de mouvement, et qui, n'étant pas militaire, prétendait ne devoir causer aux militaires aucun embarras par sa présence, l'empereur François, résidait actuellement assez loin, c'est-à-dire à Bar-sur-Aube. Le roi de Prusse, formant entre les deux une sorte de terme moyen, plus réservé que l'un, plus actif que l'autre, avait pris gîte dans les environs. Il fut convenu qu'on irait le chercher immédiatement, qu'on mettrait l'armée en mouvement dès le matin pour se rapprocher de la Marne, où l'on devait rencontrer Blucher, et que là réunis tous ensemble, après une délibération dont le résultat ne pouvait devenir douteux par la présence des Prussiens, on prendrait la route de Paris. Rendez-vous général donné dans les environs de Sommepuis. Le prince de Schwarzenberg se chargea de mander à son maître le parti qu'on adoptait, et l'engagea, en lui écrivant, à ne pas songer à rejoindre la colonne d'invasion, car il pourrait bien, au milieu du croisement des armées belligérantes, tomber dans les mains de son gendre, ce qui serait une grave complication dans les circonstances actuelles. Il existait à travers la Bourgogne une ligne de communication, pour ainsi dire autrichienne, puisqu'on avait envoyé de Troyes à Dijon des secours au comte de Bubna. L'empereur François rejeté sur Dijon n'assiste pas au rendez-vous. Le prince de Schwarzenberg conseilla donc à l'empereur François et à M. de Metternich de se diriger sur Dijon, car outre qu'il était sage de ne pas se faire prendre, il était convenable aussi que l'empereur François n'assistât point au détrônement de son gendre, et surtout de sa fille. Ces dispositions arrêtées, on quitta Dampierre le 24 au matin pour se rendre à Sommepuis.
Il ne fallait pas beaucoup de temps pour y arriver, ce point étant à une distance de trois lieues à peine. L'empereur Alexandre, le prince de Schwarzenberg, le chef d'état-major Wolkonski, le comte de Nesselrode, partis tous ensemble du château de Dampierre, rencontrèrent à Sommepuis le roi de Prusse, Blucher et son état-major. Conseil en pleins champs où la marche sur Paris est arrêtée et combinée. On prétend que la résolution fatale qui devait conduire les armées de l'Europe au milieu de Paris, fut prise sur un petit tertre, situé dans les environs de Sommepuis, et que là s'établit la délibération dont le résultat était certain d'avance, puisqu'à tous les sentiments qui avaient parlé dans le château de Dampierre étaient venues s'ajouter les passions prussiennes. On fut à peu près unanime. Les réponses en effet s'offraient en foule aux objections qu'élevaient les militaires méthodiques, qui ne sortaient pas des règles de la guerre servilement comprises. Napoléon allait se placer sur les communications des armées alliées, mais on allait aussi se placer sur les siennes. Le mal qu'il allait causer en saisissant les magasins des alliés, leurs hôpitaux, leurs arrière-gardes, leurs convois de matériel, on le lui rendrait au double, au triple, en capturant tout ce qui devait se trouver entre Paris et l'armée française, sur la route de Nancy. Il prendrait beaucoup, on prendrait davantage. Et puis où irait-on, les uns et les autres? Napoléon à Metz, à Strasbourg, où sa présence ne déciderait rien, et les alliés à Paris, où ils avaient la certitude d'opérer une révolution, et d'arracher à Napoléon le pouvoir qui le rendait si redoutable. Le suivre c'était obéir à ses vues, car c'était évidemment ce qu'il avait voulu, en exécutant ce mouvement si étrange, si imprévu vers la Lorraine. C'était se laisser détourner du but essentiel, et s'exposer à une nouvelle série de hasards militaires, car on le trouverait renforcé par l'adjonction de ses garnisons, on recommencerait avec des armées épuisées contre des armées récemment recrutées le jeu redoutable des batailles, où il fallait convenir que Napoléon était le plus fort, on serait entraîné à des longueurs, à des complications interminables, et très-probablement on finirait par tomber dans quelque piége qu'il aurait eu l'art de tendre, qu'on n'aurait pas eu l'art d'éviter, et dans lequel on succomberait. Aller à Paris, frapper Napoléon au cœur, était bien plus court, plus sûr même en paraissant plus hasardeux; et en tout cas, supposé qu'on ne pût point entrer dans la capitale de la France, il restait une ligne de retraite assurée, c'était la route de Paris à Lille, la route de Belgique, où l'on rencontrerait le prince de Suède arrivant avec cent mille Hollandais, Anglais, Hanovriens et Suédois.
Il n'y avait rien de concluant à opposer à ces raisons. Tout le monde y céda, et déjoua ainsi les calculs de Napoléon, car tout le monde consulta les considérations politiques, tandis que lui, méprisant la politique dont il n'écoutait guère les avis, n'avait tenu compte que des considérations militaires. Comme de coutume, ayant militairement raison, il avait politiquement tort, et à se tromper toujours ainsi, il était inévitable qu'il finît par périr!
Il fut donc immédiatement résolu qu'on arrêterait tous les corps d'armée sur le lieu où ils se trouvaient, et qu'on leur ordonnerait de commencer le lendemain matin leur marche sur Paris. Le général Wintzingerode est charge d'observer Napoléon avec dix mille chevaux et quelques bataillons d'infanterie légère. Toutefois, on ne pouvait pas laisser Napoléon sans aucun surveillant à sa suite, soit pour le harceler, soit pour l'observer, et pour être averti de ce qu'il ferait dans le cas où, sa détermination changeant, il reviendrait sur Paris. On chargea le général Wintzingerode de s'attacher à ses pas avec dix mille chevaux, quelques mille hommes d'infanterie légère, et une nombreuse artillerie attelée. C'était tout ce qu'il fallait pour lui causer çà et là quelques dommages, mais surtout pour être informé de ses résolutions aussitôt qu'elles seraient formées. On aurait voulu en s'acheminant vers Paris avoir un émissaire qui précédât l'armée alliée, et qui entrât en rapport avec MM. de Talleyrand et de Dalberg, sur lesquels on comptait pour opérer une révolution. Il y en avait un de fort indiqué, c'était M. de Vitrolles, envoyé par ces chefs des mécontents, et en le renvoyant on n'eût fait que répondre à une ouverture venant de leur part. Mais on n'avait plus M. de Vitrolles. Fidèles, il faut le reconnaître, aux engagements pris à Châtillon, les souverains alliés n'avaient pas voulu entendre M. de Vitrolles avant la dissolution du congrès. Se considérant comme libres depuis, ils avaient consenti à le recevoir et à l'entretenir, et lui avaient manifesté le désir qu'il retournât à Paris. Admission de M. de Vitrolles auprès des souverains alliés, et son renvoi auprès du comte d'Artois en Lorraine. Mais celui-ci, pressé de voir les Bourbons qu'il aimait, et qui allaient devenir les maîtres de la France, avait préféré se rendre en Lorraine, où l'on supposait le comte d'Artois déjà arrivé, que de retourner à Paris, exposé à tomber dans les mains du duc de Rovigo. Il insista donc pour qu'on lui permît de se mettre à la recherche de M. le comte d'Artois. Il y avait, en effet, bien des choses utiles à faire auprès de ce prince, car il était urgent, le jour même où l'on pénétrerait dans ce Paris si redoutable, si redouté, de s'y présenter non en conquérants, mais en libérateurs, d'avoir pour cela un gouvernement tout prêt, dans les bras duquel la France pourrait se jeter, et, bien que les Bourbons ne fussent pas l'objet d'une préférence décidée de la part des puissances coalisées, le retour de ces princes résultait si naturellement de la force des choses, que s'entendre avec eux était de la plus grande importance. Les souverains alliés consentirent donc au départ de M. de Vitrolles pour la Lorraine, et il fut convenu qu'après avoir vu le comte d'Artois, il reviendrait au quartier général sous Paris. Il avait été chargé de dire au comte d'Artois qu'il fallait, en remettant le pied sur le sol de la France, dépouiller bien des préjugés, oublier bien des choses et bien des hommes, et se diriger par le conseil de MM. de Dalberg, de Talleyrand, et autres personnages pareils.
M. de Vitrolles étant ainsi parti avant les événements d'Arcis-sur-Aube, on n'avait en marchant sur Paris aucun moyen préparé de communiquer avec l'intérieur, mais une fois les portes de cette capitale ouvertes par le canon, on présumait que les relations seraient faciles à établir. Marche sur Paris commencée le 25 mars. Le lendemain, 25 mars, jour de funeste mémoire, les masses de la coalition, désormais réunies, se mirent en mouvement, l'armée de Blucher par la droite, l'armée de Schwarzenberg par la gauche, l'une et l'autre se dirigeant sur Fère-Champenoise, route de Paris entre la Marne et la Seine.
Corps dispersés que les armées alliées allaient rencontrer sur leur chemin. Dans cette direction il était impossible qu'on ne rencontrât pas beaucoup de corps, malheureusement désunis, qui avaient ordre et désir de rejoindre Napoléon. Les principaux étaient les corps des maréchaux Mortier et Marmont, laissés en observation devant Blucher, et le grand convoi de renforts et de matériel envoyé sur Sézanne pour y recevoir l'escorte du général Pacthod. Voici jusqu'au 25 mars au matin ce qui était advenu des uns et des autres.
Opérations des maréchaux Marmont et Mortier depuis que Napoléon les avait laissés sur l'Aisne. Napoléon, en quittant Reims, avait laissé le maréchal Mortier à Reims même pour y servir d'appui au maréchal Marmont qui défendait le pont de l'Aisne à Berry-au-Bac, tandis que le général Charpentier avec quelques débris défendait à Soissons le deuxième pont de l'Aisne. Lorsque Blucher, après avoir perdu six ou sept jours en vaines délibérations à Laon, voulut marcher sur l'Aisne, il trouva le pont de Berry-au-Bac trop bien gardé pour essayer de l'emporter de vive force. Il envoya un fort détachement à quelques lieues au-dessus, à Neufchâtel, où le passage était facile, tandis qu'il faisait un simulacre de passage au-dessous, à Pontavert. Dès que le détachement qui avait franchi l'Aisne à Neufchâtel fut descendu à la hauteur de Berry-au-Bac, Blucher s'avança le 18 sur ce dernier pont pour l'attaquer. Mais le maréchal Marmont l'avait miné, et une affreuse explosion le fit voler dans les airs sous les yeux de l'armée prussienne. Marmont se retira alors par Roucy sur Fismes. Ce fut une faute et une cause de grands malheurs.
Faute de Marmont, qui se retire sur Fismes au lieu de se retirer sur Reims, et entraîne Mortier dans cette direction. Ce qu'il y aurait eu de plus naturel pour le maréchal Marmont, c'eût été de se retirer sur sa réserve, c'est-à-dire sur le maréchal Mortier qui était à Reims. Il est vrai que Napoléon avait donné la double instruction de couvrir Paris et de se tenir en communication avec lui. Mais si Fismes était sur la route de Paris, Reims y était aussi, et on avait l'avantage en s'y rendant de réunir ses forces et de rester en communication immédiate avec Napoléon. Il fallait donc se rendre à Reims et non à Fismes, car en marchant vers Fismes on s'exposait presque certainement à être coupé de Napoléon, ce qui était contraire à une moitié de ses ordres, et pouvait amener, comme on va le voir, de funestes conséquences.
Le maréchal Marmont, probablement influencé par la vue des corps ennemis qui avaient passé l'Aisne à Neufchâtel, et qui étaient dirigés contre sa droite, se porta instinctivement à gauche, et c'est par ce motif tout machinal qu'il se replia sur Fismes. Arrivé en cet endroit, il se sentit isolé, et appela à lui le maréchal Mortier. Le mouvement des maréchaux les expose à être coupés de Napoléon. Celui-ci, modeste, nullement jaloux, sachant que le maréchal Marmont avait plus d'esprit que lui et oubliant qu'il n'avait pas autant de bon sens, se fit un devoir de déférer aux avis de son collègue, partit le 19 de Reims, et vint le joindre à Fismes, ce qui prouve que les deux maréchaux auraient pu se rendre d'abord à Reims, sans être pour cela coupés de la route de Paris. Ils avaient environ 15 mille hommes à eux deux.
Ils restèrent en position sur une hauteur dite de Saint-Martin jusqu'au lendemain 20 mars au soir, tant l'ennemi était peu insistant, et tant il eût été possible dans ces premiers jours de manœuvrer comme on aurait voulu entre Paris et Napoléon. Les deux maréchaux essayent de rejoindre Napoléon par Château-Thierry. Le 20 au soir on reçut des dépêches de Napoléon, écrites de Plancy au moment où il partait pour Arcis, qui blâmaient le mouvement sur Fismes, comme séparant les maréchaux de lui, et prescrivaient de le rejoindre par la route jugée la plus courte et la plus sûre. Revenir sur Reims n'était plus possible, car l'ennemi avait profité de notre retraite pour l'occuper. De Fismes à Épernay, ce qui eût été la route la plus directe pour se réunir à Napoléon, il n'y avait pas de chemins propres à l'artillerie. (Voir la carte no 62.) Il fallait donc descendre sur Château-Thierry pour y passer la Marne, puis remonter entre la Marne et la Seine par la route de Montmirail, en perdant deux jours, et en s'exposant à beaucoup de rencontres fâcheuses. Comme il n'y avait pas de choix, les deux maréchaux partirent le soir même du 20, et arrivèrent le 21 à Château-Thierry. Ils y rétablirent le passage de la Marne, et le lendemain 22 ils se portèrent sur Champaubert par deux voies différentes, afin de ne pas s'embarrasser l'un l'autre en suivant le même chemin. Ils y arrivèrent dans la soirée. Ils s'approchent de l'armée ennemie pour voir s'ils ne trouveront pas une issue qui leur permette de rejoindre Napoléon. Le 23, ils se rendirent à Bergères, et commencèrent à découvrir les partis ennemis. Alors ils ne purent plus marcher qu'en tâtonnant. Ils apprirent là que Napoléon avait eu à Arcis une affaire sanglante, qu'il avait repassé l'Aube, et s'était reporté sur la Marne, aux environs de Vitry. Le chercher dans cette direction, et tâcher d'arriver jusqu'à lui, était le devoir des maréchaux, quelque grand que fût le péril. En conséquence ils résolurent de s'avancer jusqu'à Soudé-Sainte-Croix, à une demi-marche de Vitry. S'ils trouvaient une issue à travers les colonnes de l'armée coalisée, leur intention était de s'y jeter aveuglément afin de rejoindre Napoléon. S'ils n'y pouvaient réussir, et si cette armée restait interposée en masse compacte entre Napoléon et eux, leur projet était de suivre ses mouvements avec précaution, et de se replier pour couvrir Paris si elle se dirigeait sur cette capitale. Il n'y avait en effet que cette conduite à tenir, une fois la faute commise de s'être retiré sur Fismes au lieu de se retirer sur Reims.
Les maréchaux ne pouvant percer la masse de la grande armée ennemie, et s'apercevant qu'elle prend la route de Paris, se replient pour couvrir cette capitale. Le lendemain 24 mars, les deux maréchaux se rendirent à Soudé-Sainte-Croix; mais le maréchal Mortier, voulant savoir ce qui se passait du côté de Châlons, imagina de prendre la traverse de Vatry qui devait nécessairement allonger sa route. Le soir Marmont, arrivé à Soudé-Sainte-Croix, se trouva seul au rendez-vous, et en fut fort inquiet. Une ligne immense de feux se développait devant lui, et l'horizon en paraissait embrasé. Il choisit trois de ses officiers parlant à la fois allemand et polonais, et les envoya en reconnaissance. L'un de ces trois officiers, Polonais d'origine, aussi brave qu'intelligent, pénétra dans les bivouacs ennemis, et y apprit tout ce qu'il voulait savoir. Il revint aussitôt faire son rapport au maréchal Marmont. Suivant ce rapport, on avait devant soi toutes les armées de la coalition, deux cent mille hommes à peu près, et on était par cette masse énorme séparé de Napoléon parti pour Saint-Dizier. Il n'était guère possible de parvenir à travers un pareil obstacle jusqu'à l'armée impériale. Marmont dépêcha un officier à Mortier pour l'inviter à le rejoindre au plus vite, et l'engager à prendre en arrière une position qui les mît à l'abri du dangereux voisinage dont on venait de faire la découverte.
Le jour suivant, 25 mars, Mortier se transporta auprès de Marmont pour avoir un entretien avec lui. Il avait perdu du temps à exécuter le trajet par la traverse de Vatry, et y avait recueilli les mêmes informations que son collègue. En présence de cette conformité de renseignements, tous deux furent d'avis de rétrograder sur Fère-Champenoise. Les colonnes de l'ennemi paraissant se diriger sur eux, rendaient d'ailleurs ce mouvement inévitable. Marmont s'apprêta donc à se retirer sur Sommesous, en priant instamment son collègue de se diriger sur ce point.
Telles avaient été jusqu'au 25 mars au matin, moment où les armées alliées s'ébranlaient pour marcher sur Paris, les opérations des maréchaux Marmont et Mortier. Troupes du général Compans et du général Pacthod errant à l'aventure comme celles des deux maréchaux. Deux autres corps, ceux du général Pacthod et du général Compans, allaient se trouver dans une situation à peu près semblable. Le général Pacthod avait été laissé à Sézanne avec sa division de gardes nationales, pour escorter les renforts destinés à l'armée. Il avait successivement recueilli divers bataillons, les uns de ligne, les autres de jeune garde venus de Paris sous le général Compans, et une immense artillerie, le tout comprenant environ une dizaine de mille hommes, sur lesquels Napoléon avait compté pour le renforcer, et qu'il avait plusieurs fois recommandés à la surveillance du ministre de la guerre. Ce ministre ne s'en était guère occupé, et ces bataillons erraient à l'aventure, attendant des instructions qu'on ne leur envoyait point. Le général Pacthod informé par diverses reconnaissances qu'il était près de Marmont et de Mortier, avait écrit à ce dernier qui n'avait su quoi lui prescrire, et, ne recevant pas de réponse, il s'était acheminé de Sézanne sur Fère-Champenoise, dans la direction de l'Aube à la Marne, ce qui devait le faire tomber en travers de la ligne suivie par les deux maréchaux, et lui fournir le moyen de se réunir à eux. Dans cette même matinée du 25 il avait déjà traversé cette ligne, et il était près d'un endroit appelé Villeseneux. (Voir la carte no 62.) Le général Compans avait suivi de très-loin le général Pacthod.
Voilà quelle était la position des divers corps français lorsque le 25 au matin, les armées coalisées, abandonnant à Wintzingerode la poursuite de Napoléon, prirent le chemin de Paris. Blucher s'avançait à droite s'appuyant à la Marne, Schwarzenberg à gauche, s'appuyant à l'Aube. Près de vingt mille hommes de cavalerie précédaient les deux colonnes. L'infanterie suivait à une demi-heure de distance.
Funeste journée de Fère-Champenoise, le 25 mars 1814. Dès que le maréchal Marmont vit l'orage se diriger de son côté, il comprit que l'ennemi délaissait Napoléon pour se porter sur Paris, et il rebroussa chemin vers Sommesous, route de Fère-Champenoise. Le maréchal, excellent manœuvrier, rétrograda en bon ordre, abritant sa cavalerie, trop peu nombreuse, derrière ses carrés d'infanterie. À chaque position tenable il s'arrêtait, couvrait de mitraille l'ennemi trop pressant, puis se remettait en marche, protégeant toujours son artillerie et sa cavalerie avec ses carrés dont la solidité ne se démentait point.
À Sommesous, il éprouva une nouvelle contrariété. Mortier, quoiqu'en se hâtant, n'avait pu arriver encore au rendez-vous, et il fallut l'y attendre, afin de prévenir une séparation. Réunis, les deux maréchaux comptaient tout au plus 15 mille hommes: que seraient-ils devenus s'ils avaient été séparés?
Marmont attendit donc de pied ferme l'arrivée de son collègue, mais il lui fallut essuyer bien des charges de cavalerie, et, ce qui était fâcheux, perdre bien des moments précieux, pendant lesquels les colonnes ennemies avaient le loisir d'avancer et de devenir plus menaçantes. Enfin Mortier parut, et on se mit en route pour Fère-Champenoise.
Marmont et Mortier se défendent vaillamment entre Vassimont et Connantray contre les flots de la cavalerie ennemie. À peine avait-on franchi quelques mille mètres que l'on fut assailli par une masse effrayante de troupes à cheval, appuyée par de l'infanterie. Les deux maréchaux se réfugièrent dans une position qui leur permettait de résister un certain temps. Deux ravins assez rapprochés et courant, parallèlement, l'un vers Vassimont, l'autre vers Connantray, laissaient entre eux un espace ouvert de peu d'étendue, et assez facile à défendre. Les maréchaux vinrent se placer entre les deux ravins, barrant l'espace qui les séparait, ayant leur gauche au ravin de Vassimont, leur droite à celui de Connantray, et couvrant ainsi la route de Fère-Champenoise. (Voir la carte no 62.) Ils tinrent autant qu'ils purent dans cette position en face de la cavalerie et de l'artillerie ennemies. La cavalerie française restée en plaine s'y défendit vaillamment, mais fut enfin refoulée par celle de Pahlen, et forcée de se replier derrière notre infanterie.
Sur ces entrefaites, le temps qui était mauvais, étant devenu pire, et une grêle abondante, chassée dans les yeux de nos artilleurs, leur ôtant presque la vue des objets, les gardes russes à cheval s'élancèrent sur les cuirassiers de Bordessoulle qui étaient à notre gauche, un peu en avant de Mortier, et les refoulèrent sur notre infanterie. La jeune garde ayant formé ses carrés en toute hâte, mais privée de ses feux par la pluie, ne put arrêter l'ennemi, et deux carrés de la brigade Jamin furent enfoncés. Au même instant un spectacle inquiétant vint troubler l'esprit des troupes restées jusque-là inébranlables malgré leur jeunesse. Ils sont obligés de battre en retraite après avoir perdu trois mille hommes et une partie de leurs canons. Ce n'était pas tout que de disputer pendant une heure ou deux le terrain qui s'étendait entre les ravins de Vassimont et de Connantray, il fallait bien finir par se replier, et défiler alors à travers le village même de Connantray où nous avions appuyé notre droite, et où passait la grande route de Fère-Champenoise. Or tandis que le gros de la cavalerie ennemie nous chargeait de front, une partie de cette cavalerie ayant franchi le ravin de Connantray à notre droite, galopait sur nos derrières vers Fère-Champenoise. Des menaces pour nos derrières se joignant ainsi à des attaques réitérées sur notre front, on fit volte-face un peu trop vite, et on se retira sur Fère-Champenoise avec une certaine confusion. Le corps de Marmont parvint à traverser Connantray sans perdre autre chose que quelques canons, mais Mortier eut de la peine à se tirer d'embarras, et il aurait été accablé si un secours inespéré ne fût survenu tout à coup.
Parmi les troupes des généraux Pacthod et Compans il y avait des régiments de cavalerie organisés à la hâte dans le dépôt de Versailles. L'un de ces régiments ayant suivi le mouvement du général Pacthod, parut à l'improviste entre Vassimont et Connantray, chargea la cavalerie ennemie, dégagea notre infanterie, et sauva le corps du maréchal Mortier. Ce dernier en fut quitte comme Marmont en sacrifiant une partie de son artillerie qui ne put franchir le ravin de Connantray pour gagner Fère-Champenoise.
Cette échauffourée, où le mauvais temps se faisant l'allié d'un ennemi dix fois plus nombreux que nous, avait paralysé la résistance de nos soldats, nous coûta environ trois mille hommes et beaucoup d'artillerie. C'était une perte cruelle, soit en elle-même, soit relativement à la faiblesse numérique des deux maréchaux, et ce n'était pas la dernière qu'ils dussent éprouver.
Les deux maréchaux passent la nuit près de Sézanne. Il était impossible de séjourner à Fère-Champenoise, et on ne pouvait s'arrêter qu'à la nuit. Il fallut donc se mettre en marche sur Sézanne. Mais on n'était pas sûr d'y arriver, pressé qu'on était par des flots d'ennemis. Heureusement que pour se rendre à Sézanne, on côtoyait les hauteurs sur lesquelles passe la grande route de Châlons à Montmirail, et où l'on avait livré un mois auparavant de si beaux combats. L'un des monticules appartenant à ces hauteurs, et formant une sorte de promontoire avancé dans la plaine, se trouvait tout près, et à droite. On alla y prendre position pour la nuit, et s'y mettre à l'abri des attaques incessantes de la cavalerie des alliés. Mais tandis qu'on y marchait, une affreuse canonnade retentissait à droite en arrière. Les maréchaux en furent très-soucieux, et Mortier alors se rappela le brave et infortuné Pacthod, qui lui avait demandé des instructions qu'il n'avait pu lui donner.
Le général Pacthod, moins heureux, est entouré avec les gardes nationales qu'il commande par toute l'armée ennemie. Le général Pacthod en effet, cherchant à rejoindre les maréchaux, s'était porté au delà de Fère-Champenoise, et, pour les retrouver, s'était avancé jusqu'à Villeseneux. Ayant appris là leur mouvement rétrograde, il revenait, poursuivi par la cavalerie de Wassiltsikoff, et se dirigeait sur Fère-Champenoise au moment même où Mortier en sortait. Le général Pacthod, qui ne se flattait plus d'y arriver, avait pris le parti de se retirer vers Pierre-Morains et Bannes, dans l'espérance de trouver un asile près des marais de Saint-Gond. Il marchait avec trois mille gardes nationaux formés en cinq carrés, et avait été contraint de se réfugier dans un fond couronné de tous côtés par les troupes ennemies. Ces troupes ne se reconnaissant pas d'abord, car elles appartenaient celles-ci à Blucher, celles-là au prince de Schwarzenberg, avaient tiré les unes sur les autres. Bientôt revenues de leur erreur, elles avaient croisé leurs feux sur les malheureux carrés du général Pacthod. Héroïsme des gardes nationales. Les deux derniers de ces carrés, chargés de faire l'arrière-garde depuis Villeseneux, n'avaient cessé de montrer une contenance héroïque, quoique composés de gardes nationaux qui pour la plupart n'avaient jamais fait la guerre. Une partie se laisse sabrer sans se rendre, le reste ne se rend qu'aux souverains alliés eux-mêmes. Entourés et accablés de mitraille, ils avaient tenu ferme jusqu'à ce que démolis par l'artillerie, et enfoncés enfin par la cavalerie, ils fussent sabrés presque jusqu'au dernier homme. Les trois autres, poussés vers le marais de Saint-Gond, finirent par se confondre en une seule masse, se refusant toujours sous des flots de mitraille à mettre bas les armes. Chaque décharge d'artillerie y produisait d'affreux ravages.
L'empereur Alexandre et le roi de Prusse, accourus sur les lieux, furent touchés de tant d'héroïsme. Alexandre envoya un de ses officiers les sommer en son nom, et alors ce qui en restait se rendit à lui. Ce prince ne put s'empêcher de concevoir des inquiétudes en voyant de simples gardes nationaux se défendre avec cette énergie, et il en témoigna son étonnement et son admiration quelques jours plus tard. Noble et triste épisode de ces guerres aussi folles que sanglantes!
Cette cruelle journée de Fère-Champenoise, que les coalisés ont décorée du nom de bataille, et qui ne fut que la rencontre fortuite de deux cent mille hommes avec quelques corps égarés qui se battirent dans la proportion d'un contre dix, nous coûta environ six mille morts, blessés ou prisonniers, sans compter une artillerie très-nombreuse. La division Compans réussit à se sauver sur Meaux. Le corps du général Compans, ayant de bonne heure pris le parti de rétrograder, avait marché sur Coulommiers, et il put devancer sain et sauf les masses ennemies sur la route de Meaux.
Marche des maréchaux sur la Ferté-Gaucher. Le lendemain 26 mars, les deux maréchaux, comptant à peu près 12 mille hommes à eux deux, se dirigèrent sur la Ferté-Gaucher, pour gagner la Marne entre Lagny et Meaux, et venir défendre Paris, car la Marne, comme on sait, se jetant dans la Seine à Charenton, c'est-à-dire au-dessus de Paris, protége cette capitale contre l'ennemi arrivant du nord-est. (Voir la carte no 62.) Ils traversèrent Sézanne de bonne heure, n'y trouvèrent que quelques Cosaques qu'ils dispersèrent, et continuèrent leur chemin par Mœurs et Esternay. Le maréchal Mortier formait la tête, le maréchal Marmont la queue de la colonne.
Ils y trouvent l'ennemi. Dans la seconde moitié du jour, les postes avancés de notre cavalerie signalèrent l'ennemi à la Ferté-Gaucher, ce qui causa une extrême surprise et une sorte d'épouvante. Le général Compans ayant pu y passer quelques heures auparavant, et l'ennemi qui nous poursuivait étant derrière nous, on ne comprenait pas comment on était ainsi devancé. Pourtant la chose était fort naturelle, quoiqu'elle parût ne pas l'être. Blucher, en se portant sur Châlons pour s'y joindre à l'armée de Bohême, avait laissé Bulow devant Soissons, et lancé Kleist et d'York sur les traces des deux maréchaux. Kleist et d'York les avaient suivis sur Château-Thierry, et de Château-Thierry s'étaient jetés directement sur la Ferté-Gaucher, pour leur couper la route de Paris.
Leurs vains efforts pour se faire jour. Mortier et Marmont délibérèrent sur le terrain même, et convinrent, le premier de forcer le passage à la Ferté-Gaucher, pendant que le second contiendrait l'ennemi acharné à les poursuivre, en défendant la position de Moutils à outrance. En effet la division de vieille garde Christiani attaqua vigoureusement la Ferté-Gaucher, mais ne put déloger l'ennemi bien posté sur les bords du Grand-Morin. De son côté le maréchal Marmont se défendit vaillamment au défilé de Moutils. On remplit ainsi la journée, mais le cœur dévoré de soucis, et sans savoir comment on sortirait de ce coupe-gorge, car on avait les troupes alliées devant et derrière soi. Ils se dérobent par une marche de nuit, et gagnent Provins. Vers la nuit cependant on imagina de se rabattre à gauche, en marchant à travers champs, et d'essayer de gagner Provins par la traverse de Courtacon. (Voir la carte no 62.) La chose s'exécuta comme elle avait été résolue. Profitant de l'obscurité, on se jeta dans la campagne à gauche, et on parvint à gagner Provins, après d'affreuses angoisses, et sans avoir essuyé d'autre perte que celle de quelques caissons. Heureusement on avait sauvé les hommes et les canons, et à peine en avait-il coûté quelques voitures pour sortir de cette conjoncture effrayante. Seulement la route de l'armée était changée, et il ne restait d'autre moyen d'arriver à Paris que de suivre le chemin qui borde la droite de la Seine, de Melun à Charenton. Dès lors l'ennemi, libre de se porter sur la Marne, et de la passer partout où il voudrait, n'avait d'autre obstacle à craindre dans l'accomplissement de ses desseins que la faible division du général Compans, qui s'était retirée sur Meaux. Il fallait donc se hâter pour être rendu à temps sous les murs de Paris, pour s'y joindre au général Compans s'il avait pu se sauver, pour se réunir en un mot à tout ce qu'il y avait de bons citoyens, et défendre avec eux la capitale de notre pays contre l'Europe avide de vengeance.
Les maréchaux, comprenant qu'il n'y avait pas d'autre conduite à tenir, donnèrent aux troupes un repos qui leur était indispensable, car elles n'avaient cessé depuis trois jours de marcher même la nuit, et partirent le soir du 27 pour s'approcher de Paris, le maréchal Marmont par la route de Melun, le maréchal Mortier par celle de Mormant, afin de ne pas s'embarrasser en suivant le même chemin.
Arrivée des maréchaux Marmont et Mortier, le 29 mars au soir, sous les murs de Paris. Le lendemain 28, ils vinrent coucher à la même hauteur, l'un à Melun, l'autre à Mormant. Le 29, ils se réunirent, et passèrent la Marne au point où elle se jette dans la Seine, c'est-à-dire au pont de Charenton. Les deux maréchaux allèrent prendre les ordres de Joseph et de la Régente relativement à la défense de la capitale.
Le général Compans y arrive de son côté par la route de Meaux. De son côté, le général Compans, recueillant sur son chemin les troupes en retraite, celles du général Vincent qui avaient occupé Château-Thierry, celles du général Charpentier qui avaient occupé Soissons, et qui revenaient les unes et les autres poussées par les masses de la coalition, fit halte à Meaux, en détruisit les ponts, en noya les poudres, et se replia par Claye et Bondy sur Paris.
Les deux armées de Silésie et de Bohême, parvenues au bord de la Marne, avaient à prendre leurs dispositions pour se présenter devant Paris. Cette grande capitale, connue du monde entier, est, comme on sait, située au-dessous du confluent de la Marne avec la Seine (voir la carte no 62), et c'est sa partie la plus considérable, la plus peuplée, qui s'offre à l'ennemi venant du nord-est. Elle n'avait d'autre protection, à l'époque dont nous racontons l'histoire, que les hauteurs de Romainville, de Saint-Chaumont et de Montmartre. Il fallait donc que les alliés franchissent la Marne en masse pour venir forcer nos dernières défenses, et venger vingt années d'humiliations. Ils passèrent cette rivière au-dessus et au-dessous de Meaux, et se distribuèrent comme il suit dans leur marche sur Paris.
Dispositions des généraux ennemis pour l'attaque de Paris. D'abord ils mirent de garde à Meaux les corps de Sacken et de Wrède pour y couvrir leurs derrières contre une attaque inopinée, précaution toute naturelle quand on avait laissé Napoléon à Saint-Dizier. Blucher, avec les corps de Kleist et d'York confondus en un seul, avec le corps de Woronzoff (précédemment Wintzingerode) avec celui de Langeron, comprenant 90 mille hommes à eux quatre, dut se porter plus à droite et gagner la route de Soissons, pour s'acheminer par le Bourget sur Saint-Denis et Montmartre. (Voir la carte no 62.) On avait confié au corps de Bulow le soin de s'emparer de Soissons. Le prince de Schwarzenberg, avec le corps de Rajeffsky (précédemment Wittgenstein) et les réserves, s'élevant en tout à 50 mille hommes, dut venir par la route de Meaux, Claye et Bondy sur Pantin, la Villette et les hauteurs de Romainville. Le prince royal de Wurtemberg, avec son corps et celui de Giulay, forts de 30 mille hommes environ, dut venir par Chelles, Nogent-sur-Marne et Vincennes, sur Montreuil et Charonne. Les trois colonnes avaient ordre de se trouver le 29 au soir devant Paris, afin d'être en mesure d'attaquer le 30. Elles se mirent en effet en marche pour arriver au jour convenu sous les murs de la grande capitale, vieil objet de leur haine et de leur ambition.
Agitation et douleur de la population de Paris. On devine, sans qu'il soit nécessaire de le dire, les émotions dont la population parisienne était agitée. Enfin, il n'y avait plus à en douter, les armées réunies de la coalition avaient pris la résolution de marcher sur Paris. Napoléon, soit nécessité, soit combinaison qu'on ne savait comment expliquer, était en ce moment éloigné de sa capitale, et se trouvait dans l'impossibilité de la protéger. Spectacle que présentait en ce moment la capitale. À l'exception de quelques hommes aveuglés par l'esprit de parti, la masse des habitants était saisie de douleur, et elle aurait souhaité un défenseur quel qu'il fût. Le désir d'être débarrassé du gouvernement de Napoléon n'était rien auprès de la crainte d'un assaut, et des horreurs qui pouvaient s'ensuivre. La garde nationale, tirée exclusivement de la classe moyenne, et réduite à douze mille hommes, n'avait pas trois mille fusils. Une partie avait des piques qui la rendaient ridicule. Le peuple, quoique ennemi de la conscription et des droits réunis, frémissait à la vue de l'étranger, et aurait volontiers pris les armes, si on avait pu lui en donner, et si on avait voulu les lui confier. Il errait, oisif, inquiet, mécontent, dans les faubourgs et sur les boulevards. Aux barrières se pressait une foule de campagnards poussant devant eux leur bétail, et emportant sur des charrettes ce qu'ils avaient pu sauver de leur modeste mobilier. On n'avait pas même songé à les dispenser de l'octroi, et quelques-uns étaient obligés de vendre à vil prix une portion de ce qu'ils apportaient pour acheter le droit d'abriter le reste dans la capitale. Les malheureux aussitôt entrés allaient encombrer les boulevards et les places publiques, et, après s'être fait avec leurs charrettes et leur bétail une espèce de campement, couraient çà et là, demandant des nouvelles, les colportant, les exagérant, et gémissant au bruit du canon qui annonçait le ravage de leurs propriétés. Au-dessus de ce peuple si divers, si confus, si troublé, flottait dans une sorte de désolation le plus étrange gouvernement du monde. État du gouvernement en l'absence de Napoléon. L'Impératrice Régente vivement alarmée pour elle-même et pour son fils, craignant à la fois les soldats de son père et le peuple au milieu duquel elle était venue régner, ne trouvant plus auprès de Cambacérès, frappé de stupeur, les directions qu'elle était habituée à en recevoir, se défiant à tort de Joseph, doux et affectueux pour elle, mais signalé à ses yeux comme un jaloux de l'Empereur, ne sachant dès lors où chercher un conseil, un appui, avait été jetée par le bruit du canon dans un état de trouble extrême. Joseph, que le canon n'effrayait point, mais qui, à la vue des trônes de sa famille tombant les uns après les autres, commençait à désespérer de celui de France, Joseph, qui sous les coups d'éperon de l'Empereur, s'était un moment mêlé de l'organisation des troupes mais sans y rien entendre, n'avait ni le savoir, ni l'activité, ni l'autorité nécessaires pour s'emparer fortement des éléments de résistance existant encore dans Paris. Le ministre de la guerre, Clarke, duc de Feltre, laborieux mais incapable, faible, très-près d'être infidèle, prenant le contre-pied de tous les avis du duc de Rovigo qu'il détestait, était à peine en état d'exécuter la moitié des ordres de l'Empereur, lesquels du reste se rapportaient exclusivement à l'armée active. Le duc de Rovigo, intelligent, brave, mais décrié comme l'instrument d'une tyrannie perdue, n'était écouté de personne. Les autres ministres, hommes purement spéciaux, ne sortaient pas du cercle de leurs fonctions, et se bornaient dans les circonstances présentes à partager la consternation générale. Enfin le seul homme capable, non pas de créer des ressources, car jamais il ne s'était occupé d'administration, mais de donner de bons avis en fait de conduite, M. de Talleyrand, souriait des embarras de tous ces personnages, se moquait d'eux, et leur payait en mépris la défiance qu'il leur inspirait. Tel était l'assemblage confus de princes et de ministres qui en ce moment était chargé du salut de la France! Ainsi se retrouvaient partout les tristes conséquences de la politique de conquête: des ouvrages magnifiques, des armes, des soldats à Dantzig, à Hambourg, à Flessingue, à Palma-Nova, à Venise, à Alexandrie, et à Paris rien, rien! ni une redoute, ni un soldat, ni un fusil, pas même un gouvernement, et pour toute ressource, pour diriger l'énergie du plus brave peuple de l'univers, une femme éplorée, et des frères, non pas sans courage mais sans autorité, parce que tout dans l'État avait été réduit à un homme, et que cet homme absent, la pensée, la volonté, l'action semblaient s'évanouir au sein de la France paralysée!
Lorsque le 28 mars on connut la prochaine arrivée des maréchaux, et qu'on ne put conserver aucun doute sur l'approche de l'ennemi, Joseph, qui était dépositaire des instructions de Napoléon, soit écrites, soit verbales, relativement à ce qu'il faudrait faire de l'Impératrice et du Roi de Rome en cas d'une attaque contre Paris, Joseph en fit part à l'Impératrice, à l'archichancelier Cambacérès, au ministre Clarke, et il n'entra dans la pensée d'aucun d'eux de désobéir, bien qu'il s'élevât dans l'esprit de Joseph et de Cambacérès beaucoup d'objections contre la mesure prescrite. L'Impératrice, quant à elle, était prête à partir, à rester, selon ce qu'on lui dirait des volontés de son époux. Il fut convenu qu'on assemblerait sur-le-champ le Conseil de régence, pour lui soumettre la question, et provoquer de sa part une résolution conforme aux intentions de Napoléon, expressément et itérativement exprimées.
Convocation du Conseil de régence, et discussion dans ce Conseil pour savoir s'il faut faire sortir de Paris Marie-Louise et le Roi de Rome. Le Conseil fut réuni dans la soirée du 28 mars sous la présidence de l'Impératrice. Il se composait de Joseph, des grands dignitaires Cambacérès, Lebrun, Talleyrand, des ministres, et des présidents du Sénat, du Corps législatif, du Conseil d'État.
Exposé de l'état des choses par le ministre de la guerre. À peine était-on rassemblé aux Tuileries qu'avec la permission de la Régente le ministre de la guerre prit la parole, et exposa la situation en termes tristes et étudiés. Il dit qu'on avait pour unique ressource les corps fort réduits des maréchaux Mortier et Marmont, quelques troupes rentrées sous le général Compans, quelques bataillons péniblement tirés des dépôts, une garde nationale de douze mille hommes dont une partie seulement avait des fusils, un peuple disposé à se battre mais désarmé, quelques palissades aux portes de la ville sans aucun ouvrage défensif sur les hauteurs, en un mot vingt-cinq mille hommes environ, dénués des secours de l'art, obligés de tenir tête à deux cent mille soldats aguerris et pourvus d'un immense matériel. Il accompagna cet exposé des expressions du dévouement le plus absolu à la famille impériale, et conclut au départ immédiat de l'Impératrice et du Roi de Rome qu'il fallait, selon lui, envoyer tout de suite sur la Loire, hors des atteintes de l'ennemi.
Opinion de M. Boulay de la Meurthe, des ducs de Rovigo, de Massa et de Cadore. M. Boulay (de la Meurthe), impatient d'émettre son avis en écoutant le ministre de la guerre, s'éleva vivement contre une pareille proposition, et en développa avec véhémence les inconvénients faciles à saisir au premier aperçu. Il dit que ce serait à la fois abandonner et désespérer la capitale, qui voyait une sorte d'égide dans la fille et le petit-fils de l'empereur d'Autriche, qu'en paraissant ne songer qu'à son propre salut, ce serait inviter chacun à suivre cet exemple; que dès lors on pouvait regarder la défense de Paris comme impossible, ses portes comme ouvertes d'avance à l'ennemi, et que par ce départ du gouvernement on aurait créé soi-même le vide qu'un parti hostile, soutenu par l'étranger, remplirait en proclamant les Bourbons, ainsi qu'on venait de le voir à Bordeaux. M. Boulay (de la Meurthe), après avoir développé ces idées, proposa de faire jouer à Marie-Louise le rôle de son illustre aïeule Marie-Thérèse, de la conduire à l'hôtel de ville avec son fils dans ses bras, et de faire appel au peuple de Paris, qui fournirait au besoin cent mille soldats pour la défendre.
La presque unanimité semble se prononcer pour que Marie-Louise et son fils restent à Paris. Cet avis, auquel il n'y aurait pas eu d'objection à opposer, si on avait eu cent mille fusils à donner au peuple de Paris, et si le gouvernement impérial avait voulu les lui confier, cet avis fut approuvé par la majorité, notamment par le ministre de la police, duc de Rovigo, et par le vieux duc de Massa, qui, malgré son âge et le délabrement de sa santé, soutint avec éloquence et presque avec jeunesse l'opinion contraire au départ. Le sage et froid duc de Cadore trouva lui-même une sorte de chaleur pour appuyer l'avis de rester à Paris et de s'y défendre énergiquement. Au milieu de cette sorte d'unanimité, Joseph paraissant approuver ceux qui combattaient la proposition de quitter Paris, se taisait pourtant, comme paralysé par une puissance inconnue. Le prince Cambacérès, courbé sous le poids de ses chagrins, se taisait également. L'Impératrice, vivement agitée, demandait du regard un conseil à tous les assistants.
Opinion de M. de Talleyrand. M. de Talleyrand, avec l'autorité attachée à son nom, prit à son tour la parole, et exprima une opinion vraiment surprenante pour ceux qui auraient connu ses relations secrètes. Avec cette gravité lente, gracieuse et dédaigneuse à la fois, qui caractérisait sa manière de parler, il émit un avis profondément politique, tel qu'il aurait pu l'émettre s'il avait été entièrement dévoué aux Bonaparte. Il s'étendit peu sur l'enthousiasme qu'on pourrait provoquer en allant à l'hôtel de ville avec l'Impératrice et le Roi de Rome, car son esprit n'ajoutait guère foi à ce genre de ressources, mais il insista sur le danger de laisser Paris vacant. Évacuer la capitale c'était, selon lui, la livrer aux entreprises qu'un parti ennemi ne manquerait pas d'y tenter à la première apparition des armées coalisées. Ce parti ennemi que chacun connaissait, était celui des Bourbons. La coalition dont il avait toute la faveur approchait. Abandonner Paris, en faire partir Marie-Louise, c'était débarrasser la coalition de toutes les difficultés qu'elle pouvait rencontrer pour opérer une révolution. Sens de cette opinion, et effet qu'elle produit. Telle fut, non dans les termes, mais quant au sens, l'opinion exprimée par M. de Talleyrand, et il était singulier d'entendre l'homme qui devait être le principal auteur de la prochaine révolution la décrire si parfaitement à l'avance.
Les gens sans finesse, et qui justement parce qu'ils n'en ont pas en supposent partout, crurent dans le moment, et répétèrent que M. de Talleyrand avait soutenu cet avis pour qu'on en suivît un autre. Ils commettaient là une erreur puérile. M. de Talleyrand, consulté à l'improviste, avait obéi à son bon sens, et conseillé ce qu'il y avait de mieux. De plus, le projet de départ le contrariait. Rester à Paris après avoir conseillé d'en sortir, c'était se mettre gravement en faute; partir, c'était courir les aventures à la suite du gouvernement qui s'en allait, et s'éloigner du gouvernement qui arrivait. Enfin, le conseil de rester avait une couleur de dévouement qui pouvait être utile, si Napoléon, qu'on ne croirait réellement perdu qu'en le sachant mort, venait à triompher. Après avoir ainsi obéi à la nature de son esprit et à ses convenances, M. de Talleyrand se tut, ôtant à tous les assistants le courage d'émettre un avis politique après le sien. La majorité des voix se prononce contre le départ. On recueillit les voix, et un premier recensement des votes parut assurer une majorité considérable à ceux qui désapprouvaient le départ de l'Impératrice et du Roi de Rome.
Discours du ministre Clarke en sens contraire. Ce résultat était à peine annoncé qu'une anxiété singulière éclata sur le visage du ministre Clarke, et surtout sur celui du prince Joseph, qui cependant avait encouragé visiblement l'opinion en faveur de laquelle la majorité venait de se prononcer. Alors, comme s'il eût cédé à une nécessité impérieuse, le ministre de la guerre se leva, et prononça un discours développé pour conseiller de nouveau le départ de l'Impératrice et du Roi de Rome. Il en donna des raisons qui, sans être bonnes, étaient les moins mauvaises qu'on pût alléguer. Tout n'était pas dans Paris, disait-il, tout n'y devait pas être, et Paris pris, il fallait défendre à outrance le reste de la France, et le disputer opiniâtrement à l'ennemi. Il fallait, avec l'Impératrice, avec le Roi de Rome, se rendre dans les provinces qui n'étaient pas envahies, y appeler les bons Français à sa suite, et se faire tuer avec eux pour la défense du sol et du trône. Or, cette lutte prolongée n'était pas possible, si, en laissant l'Impératrice et son fils dans la capitale, on les exposait à tomber dans les mains des souverains coalisés. On rendrait ainsi à l'empereur d'Autriche le gage précieux qu'on tenait de lui, et si quelque part on voulait lever l'étendard de la résistance, on n'aurait aucune des personnes augustes autour desquelles il serait possible de rassembler les sujets dévoués à l'Empire. Or, cette probabilité de voir l'ennemi pénétrer dans Paris était plus grande qu'on ne l'imaginait, car il y avait très-peu de chances, avec les ressources restées dans la capitale, de résister aux deux cent mille hommes qui marchaient sur elle.
Le ministre de la guerre avait pris tant de peine par pure obéissance. Au fond il n'avait d'avis sur rien. Les arguments qu'il avait fait valoir, et qu'il avait puisés dans le souvenir historique des résistances désespérées, ces arguments, vrais à Vienne sous Marie-Thérèse, à Berlin sous le grand Frédéric, faux à Paris sous un soldat vaincu, ne touchèrent personne, car sans s'en rendre compte, et sans oser le dire, chacun sentait qu'avec un gouvernement d'origine révolutionnaire, dont la faveur était perdue, et auquel il y avait un remplaçant tout préparé, quitter la capitale c'était donner ouverture à une révolution. La majorité persiste. Chacun donc persista, et les avis ayant été recueillis de nouveau, on vit la presque unanimité se prononcer pour que Marie-Louise et le Roi de Rome restassent dans Paris.
Joseph, obligé de s'expliquer, fait connaître deux lettres le l'Empereur qui prescrivent, en cas de danger, de faire sortir de Paris sa femme et son fils. Alors Joseph sortit de son silence obstiné, et ce qui semblait inexplicable dans son attitude s'expliqua. Il lut deux lettres de l'Empereur, l'une datée de Troyes après la bataille de la Rothière, l'autre de Reims après les batailles de Craonne et de Laon, dans lesquelles Napoléon disait qu'à aucun prix il ne fallait laisser tomber son fils et sa femme dans les mains des alliés. Nous avons fait connaître le motif qui avait inspiré Napoléon en écrivant ces deux lettres. C'était, indépendamment de l'affection très-réelle qu'il avait pour sa femme et son fils, le désir de conserver dans ses mains un gage précieux; c'était de plus la crainte que Marie-Louise ne devînt l'instrument docile de tout ce qu'on voudrait tenter contre lui, notamment en créant une régence qui serait son exclusion du trône. Après l'inquiétante bataille de la Rothière, il avait pensé ainsi, et il avait pensé encore de même après les douteuses batailles de Craonne et de Laon. Ces deux lettres furent pour le Conseil de régence un coup accablant. Au premier moment, ceux dont l'opinion était vaincue, s'écrièrent qu'on avait eu bien tort de les assembler pour leur demander un avis, s'il y avait un ordre de Napoléon, ordre absolu, n'admettant pas de discussion. Mais bientôt la réflexion succédant à la première impression, ils examinèrent les lettres citées, et contestèrent l'usage qu'on en faisait. La première avait été écrite dans d'autres circonstances, après la bataille de la Rothière, lorsqu'il paraissait n'y avoir aucune chance de résister à l'ennemi. Depuis, d'éclatants succès, mêlés il est vrai d'événements moins heureux, avaient prolongé la guerre, et en avaient rendu le résultat incertain. Les circonstances étaient donc différentes, et Napoléon ne donnerait peut-être pas aujourd'hui les mêmes ordres.
Consternation du Conseil de régence. À cette interprétation la seconde lettre, écrite de Reims le 16 mars, lendemain de l'heureux combat de Reims, et au moment où commençait la marche vers les places fortes, répondait péremptoirement. Il fallut donc se rendre, et consentir au départ pour le lendemain matin 29. Il fut convenu toutefois que Joseph et les ministres resteraient afin de diriger la défense de Paris, et qu'ils ne partiraient que lorsqu'on ne pourrait plus disputer cette ville à l'ennemi. L'archichancelier Cambacérès, peu propre au tumulte des armes, et d'ailleurs conseiller indispensable de la Régente, dut seul accompagner Marie-Louise. On se sépara consterné, et dans un état d'agitation qui n'était pas ordinaire sous ce gouvernement jusque-là si obéi et si paisible. On s'accusait en effet les uns les autres, et on s'imputait la ruine prochaine de l'Empire. Violentes altercations. Quelques membres des plus ardents reprochèrent au duc de Rovigo de n'avoir pas recours aux moyens qui avaient sauvé la France en quatre-vingt-douze, et par exemple de ne pas chercher à soulever le peuple; à quoi il répliqua qu'il était bien de cet avis, mais que pour armer le peuple il lui faudrait deux choses qu'il n'avait pas, des armes d'abord, et ensuite la permission de recourir à un tel moyen. Singulier entretien de M. de Talleyrand avec le duc de Rovigo. En descendant l'escalier des Tuileries, M. de Talleyrand, qui marchait comme il parlait, c'est-à-dire lentement, dit au duc de Rovigo, en s'appuyant sur la canne dont il s'aidait habituellement: Eh bien, voilà donc comment devait finir ce règne glorieux!... Terminer sa carrière comme un aventurier, au lieu de la terminer paisiblement sur le plus grand des trônes, et après avoir donné son nom à son siècle... quelle fin!... L'Empereur serait bien à plaindre, s'il n'avait pas mérité son sort en s'entourant de pareilles incapacités!...—Le duc de Rovigo, qui lui aussi avait senti sa faveur décroître, et ne faisait pas grand cas de ceux qui l'avaient remplacé dans la confiance de l'Empereur, baissa la tête, ne répondit rien, parut même approuver les paroles M. de Talleyrand. Celui-ci alors, avec un regard qui était une provocation à un peu plus de confiance, ajouta: Pourtant il ne peut convenir à tout le monde de se laisser écraser sous de telles ruines, et c'est le cas d'y songer!...—Puis, trouvant le duc de Rovigo silencieux, car quoique mécontent ce serviteur était fidèle, il termina l'entretien par ces simples mots: Nous verrons.—Il se jeta ensuite dans sa voiture, craignant presque d'en avoir trop dit.
Après cette séance, dont les suites furent si graves, Joseph, le prince Cambacérès, Clarke, en accompagnant l'Impératrice dans ses appartements, se communiquèrent ce qu'ils pensaient, et s'avouèrent entre eux que le parti adopté par obéissance à Napoléon avait de bien grands inconvénients.—Mais dites-moi, reprit alors Marie-Louise, ce que je dois faire, et je le ferai. Vous êtes mes vrais conseillers, et c'est à vous à m'apprendre comment je dois interpréter les volontés de mon époux.—Le prince Cambacérès dont la sagesse était désormais sans force, Joseph qui craignait la responsabilité, n'osèrent conseiller la désobéissance aux lettres de Napoléon. Cependant on décida qu'avant de s'y conformer, on s'assurerait bien si le péril était aussi réel qu'on l'avait cru, et si dès lors il était déjà temps de faire application d'ordres jugés si dangereux. Il fut donc résolu que Joseph et Clarke feraient le lendemain matin une reconnaissance militaire autour de Paris, et que l'Impératrice ne partirait qu'après un dernier avis de leur part.
Départ de l'Impératrice et du Roi de Rome le 29 mars. Le lendemain 29, la place du Carrousel se remplit des voitures de la Cour. On y avait chargé, outre le bagage de la famille impériale, les papiers les plus précieux de Napoléon, les restes de son trésor particulier qui s'élevaient à environ 18 millions, la plus grande partie en or, et enfin les diamants de la Couronne. Une foule inquiète et mécontente était accourue, car Marie-Louise paraissait à beaucoup d'esprits une garantie contre la barbarie des étrangers. On ne pillerait pas, se disait-on, on ne brûlerait pas, on n'écraserait pas sous les bombes, la ville qui renfermait la fille et le petit-fils de l'empereur d'Autriche.—Le départ de Marie-Louise semblait une désertion, une sorte de trahison. Chagrin et blâme de la population. Toutefois la foule restait inactive et muette. Quelques officiers de la garde nationale ayant réussi à pénétrer dans le palais, car dans le malheur l'étiquette tombe devant l'émotion publique, firent effort auprès de Marie-Louise pour l'empêcher de partir, en lui disant qu'ils étaient prêts à la défendre elle et son fils jusqu'à la dernière extrémité. Elle répondit tout en larmes qu'elle était une femme, qu'elle n'avait aucune autorité, qu'elle devait obéir à l'Empereur, et les remercia beaucoup de leur dévouement sans pouvoir ni le refuser ni l'accepter. L'infortunée (elle était sincèrement attachée alors à la cause de son fils et de son époux), l'infortunée allait, venait dans ses appartements, attendant Joseph qui n'arrivait pas, ne sachant que dire, que résoudre, et pleurant. Enfin des messages réitérés de Clarke annonçant que la cavalerie légère de l'ennemi inondait déjà les environs de la capitale, elle partit vers midi, dévorée de chagrin, emmenant son fils qui trépignait de dépit, et demandait où on le menait.—Où on le menait, malheureux enfant!... À Vienne, où il devait mourir, sans père, presque sans mère, sans patrie, réduit à ignorer son origine glorieuse!... malheureux enfant, né de la prodigieuse aventure qui avait uni un soldat à la fille des Césars, et dont la destinée, après nos revers, est ce qu'il y a de plus digne de pitié dans ces événements extraordinaires!
Insuffisance des moyens pour une défense régulière. Le long cortége de cette cour consternée, triste exemple des vicissitudes humaines, fait pour effrayer tout ce qui est heureux, s'écoula vers Rambouillet, au milieu de la foule mécontente, mais silencieuse, et prévoyant en ce moment l'avenir comme s'il lui eût été dévoilé tout entier. Douze cents soldats de la vieille garde escortaient la Cour fugitive. Cette funeste journée du 29, veille d'une journée plus funeste encore, fut consacrée à quelques préparatifs de défense. Joseph avait employé la matinée à exécuter en compagnie de plusieurs officiers une reconnaissance des environs de Paris, ce qui avait retardé ses réponses à l'Impératrice, et il en avait rapporté la conviction qu'avec les moyens dont on disposait, on ne défendrait pas la capitale vingt-quatre heures. Il est certain qu'avec les forces amenées par les deux maréchaux, avec les dépôts existant dans Paris, on ne pouvait guère opposer plus de 22 ou 23 mille soldats à l'ennemi qui en comptait près de 200 mille. La garde nationale comprenait bien 12 mille hommes que le sentiment du devoir, l'horreur de l'étranger, auraient convertis en soldats dévoués, mais il y en avait tout au plus 3 ou 4 mille qui eussent des armes. Parmi le peuple on aurait trouvé des bras vigoureux, et dans ce danger commun très-dociles, mais on n'avait pas de fusils à leur donner. Quant aux ouvrages défensifs, nous avons dit qu'ils se bornaient à quelques redoutes mal armées, et à quelques tambours en avant des portes, construits en palissades et sans fossés. Napoléon cependant avait envoyé des ordres, malheureusement très-généraux, tels qu'il lui était possible de les envoyer de loin, et au milieu des mouvements si multipliés de l'armée active. D'ailleurs, comme il s'agissait d'une résistance irrégulière, soutenue en se servant de tout ce qu'on avait sous la main, rien ne pouvait être prévu ni prescrit d'avance. Il eût fallu que Napoléon fût présent, avec sa volonté, son activité, son esprit inventif, son indomptable énergie, pour tirer parti des ressources qu'offrait Paris, et l'excellent mais irrésolu Joseph, l'incapable et douteux duc de Feltre, n'étaient guère propres à le suppléer en pareille circonstance. Ils n'étaient frappés que d'une chose, c'est qu'ils avaient 20 ou 25 mille hommes de troupes régulières, et que l'ennemi en avait 200 mille. Ressources de tout genre pour une défense irrégulière. Certainement l'idée d'une bataille dans ces conditions devait n'inspirer que du désespoir, mais c'était la plus inepte des conceptions que de prétendre livrer bataille sous les murs de Paris, car la bataille perdue, et il était impossible qu'elle ne le fût pas, tout était perdu, la bataille, Paris, le gouvernement et la France. Il fallait défendre Paris comme le général Bourmont quelques jours auparavant avait défendu Nogent, comme le général Alix avait défendu Sens, comme les Espagnols avaient défendu leurs villes, comme le peuple parisien lui-même a trop souvent défendu Paris contre ses gouvernements, avec ses faubourgs barricadés, avec sa population derrière les barricades, sauf à réserver l'armée de ligne pour la jeter sur les points où l'ennemi aurait pénétré. Or pour une résistance de ce genre, les ressources étaient loin de manquer. L'armée, avec ce qu'on allait adjoindre aux corps des maréchaux Marmont et Mortier, pouvait bien être portée à 24 ou 25 mille hommes. Il y avait 12 mille gardes nationaux, auxquels on aurait pu livrer 5 ou 6 mille fusils ordinairement disponibles sur les 30 ou 40 mille qu'on travaillait à réparer, et que Clarke s'obstinait à conserver pour les troupes actives, ce qui aurait élevé à 8 ou 9 mille le nombre des gardes nationaux qui auraient été régulièrement armés. Le peuple de Paris aurait fourni à cette époque 50 à 60 mille volontaires qu'il eût été facile d'armer avec des fusils de chasse dont la capitale a toujours abondé, que le zèle des habitants eût offerts, et qu'en tout cas on eût trouvé les moyens de prendre administrativement. Vincennes contenait 200 bouches à feu de tout calibre et des munitions immenses. On aurait pu en couvrir les hauteurs de Paris, et assurément personne n'eût refusé ses chevaux pour les y transporter. En barricadant les rues des faubourgs et de la ville, en plaçant la population derrière ces barricades, en couvrant d'artillerie certaines positions choisies, en disposant l'armée sur les points où un succès de l'ennemi était à craindre, ou bien en la jetant des hauteurs dans le flanc des colonnes d'attaque, comme la configuration des lieux le permettait, il était possible certainement d'interdire à l'ennemi l'entrée de Paris, au moins pour quelques jours. Les lieux eux-mêmes, bien étudiés, eussent offert des ressources dont on aurait pu se servir très-utilement.
Configuration des lieux autour de la capitale, et parti qu'on pouvait en tirer. Tout le monde connaît ou pour l'avoir habitée, ou pour l'avoir visitée, la grande capitale qu'il s'agissait de défendre. L'ennemi arrivant par la rive droite de la Seine, rencontrait forcément le demi-cercle de hauteurs qui entoure Paris, de Vincennes à Passy, et qui renferme sa partie la plus populeuse et la plus riche. Du confluent de la Marne et de la Seine, près de Charenton, jusqu'à Passy et Auteuil (voir la carte no 62), une chaîne de hauteurs plus ou moins élevées, tantôt élargies en plateau comme à Romainville, tantôt saillantes comme à Montmartre, enceignent Paris, et offraient de précieux moyens de résistance, même avant qu'un Roi patriote eût couvert ces positions de fortifications invincibles. Au sud et à l'est de ce demi-cercle (en restant toujours sur la rive droite de la Seine), se trouvent Vincennes, sa forêt, son château, et les escarpements de Charonne, de Ménilmontant, de Montreuil. La colonne ennemie qui se présente de ce côté est presque sans communication avec celle qui se présente au nord-est, c'est-à-dire dans la plaine Saint-Denis, à moins qu'elle n'ait eu d'avance la précaution de s'emparer du plateau de Romainville. Si cette précaution n'a pas été prise, une force défensive, bien établie sur le plateau de Romainville, peut tomber dans le flanc de la colonne ennemie qui arrive par Vincennes, ou dans le flanc de celle qui traversant la plaine Saint-Denis veut attaquer les barrières de la Villette, de Saint-Denis, de Montmartre. Cette dernière colonne venant par le nord-est à travers la plaine Saint-Denis, rencontre forcément la butte Saint-Chaumont, les hauteurs de Montmartre, de l'Étoile et de Passy, et si elle appuie trop vers l'Étoile, elle s'expose à être acculée sur le bois de Boulogne, et jetée dans la Seine, grâce au retour que cette rivière fait sur elle-même de Saint-Cloud à Saint-Denis.
Les hauteurs de l'Étoile, de Montmartre, de Saint-Chaumont, de Romainville, étant couvertes de fortes redoutes et de beaucoup d'artillerie, la ville étant barricadée et défendue par la population, l'armée étant distribuée entre les barrières les plus menacées, mais réservée surtout pour occuper le plateau de Romainville, une résistance non pas invincible assurément, mais prolongée quelques jours au moins, pouvait être opposée à la coalition, et donner à Napoléon le temps de manœuvrer sur ses derrières, temps sur lequel il avait compté, n'imaginant pas que la défense de Paris se réduisit à une journée, c'est-à-dire au nombre d'heures que 25 mille hommes mettraient à se battre en rase campagne contre 200 mille.
Mais on n'avait songé ni à faire ces études de terrain, ni à se servir de la population de Paris, parce que Napoléon étant absent, personne ne savait ni penser, ni agir. À peine restait-il à ceux qui le remplaçaient le courage du soldat, qui, dans notre pays, fait rarement défaut. Joseph et Clarke n'avaient rien fait pour tirer parti des ressources que présentait Paris. Au-dessous de Joseph, au-dessous de Clarke, qui auraient dû commander et ne commandaient pas, le général Hulin était chef de la place de Paris, et le maréchal Moncey chef de la garde nationale. Chacun des deux s'occupait, sans aucun concert avec l'autre, de ce qui le concernait spécialement. Le général Hulin, brave homme, très-dévoué, mais habitué depuis longtemps à sommeiller dans Paris, s'était hâté d'envoyer quelques pièces de canon sur Montmartre et sur la butte Saint-Chaumont. N'ayant pas l'autorité nécessaire pour employer les chevaux des particuliers à transporter l'artillerie de Vincennes, il avait pu à peine traîner sur les hauteurs quelques bouches à feu, dressées sur des plates-formes inachevées, et pourvues de munitions insuffisantes ou n'allant pas au calibre des canons. Le maréchal Moncey, toujours disposé à remplir son devoir, après avoir vainement réclamé des fusils pour la garde nationale, avait obtenu au dernier moment les trois mille fusils disponibles, les lui avait fait distribuer, puis avait rangé les six mille gardes nationaux qu'il était parvenu à armer, les uns derrière les palissades élevées aux barrières, les autres en réserve afin de les envoyer sur les points les plus menacés.
Quant aux maréchaux Marmont et Mortier, le ministre Clarke s'était borné à leur assigner comme terrain de combat le pourtour de Paris, sans examiner s'il était raisonnable ou non de livrer une bataille en avant de la capitale. Il avait confié la droite de ce pourtour à Marmont, qui devait défendre ainsi le sud et l'est des hauteurs, c'est-à-dire l'avenue de Vincennes, les barrières du Trône et de Charonne, le plateau de Romainville, plus une partie du revers nord de ce plateau, jusqu'aux Prés Saint-Gervais. Il avait confié la gauche à Mortier, qui devait défendre le terrain depuis le canal de l'Ourcq jusqu'à la Seine, c'est-à-dire la plaine Saint-Denis.
Distribution des troupes sur le pourtour de Paris. Ces deux maréchaux, après tous les combats qu'ils avaient soutenus pendant leur retraite, ne ramenaient pas en tout plus de douze mille hommes. On leur adjoignit le général Compans qui s'était sauvé par miracle, et qui avait avec lui la division de jeune garde récemment organisée à Paris, et la division Ledru des Essarts tirée des dépôts. Il avait environ 6 mille baïonnettes. On le plaça sous les ordres du maréchal Marmont. Le général Ornano, commandant les dépôts de la garde, en avait tiré encore une division de quatre mille jeunes gens, n'ayant jamais vu le feu, et arrivés à Paris depuis quelques jours seulement. Elle était commandée par le général Michel, et fut mise sous les ordres du maréchal Mortier. Grâce à ce dernier secours les forces actives des deux maréchaux s'élevaient à 22 mille hommes. En arrière d'eux, 6 mille gardes nationaux, quelques centaines de vétérans et de jeunes gens des Écoles attachés au service de l'artillerie, portaient à environ 28 ou 29 mille les défenseurs de la capitale, et ces braves gens, comme on vient de le voir, avaient pour les protéger quelques pièces de canon sur les hauteurs de Montmartre, de Saint-Chaumont, de Charonne, et quelques palissades en avant des barrières.
Les maréchaux, arrivés dans la soirée du 29, eurent tout juste le temps de voir le ministre de la guerre, et de s'entretenir un instant avec lui, pendant que leurs troupes prenaient un repos indispensable. La confusion était si grande, que quoique l'administration des subsistances eût réuni des vivres en suffisante quantité, les soldats eurent à peine de quoi se nourrir. Ils vécurent uniquement de la bonne volonté des habitants. Les deux maréchaux les laissèrent reposer quelques heures, pour les porter ensuite sur le terrain où ils devaient combattre.
Plan d'attaque de Paris par les coalisés. Les souverains alliés étaient le 29 au soir au château de Bondy, et, abordant Paris par le nord-est, ils avaient résolu de l'attaquer par la rive droite de la Seine, car aucun ennemi, à moins d'y être contraint par des circonstances extraordinaires, n'aurait voulu joindre aux difficultés naturelles de l'attaque celle d'une opération exécutée au delà de la Seine, avec charge de repasser cette rivière en cas d'insuccès. Ayant donc à opérer sur la rive droite de la Seine, les généraux de la coalition combinèrent leurs efforts conformément à la nature des lieux. Ils se décidèrent à trois attaques simultanées: une à l'est, exécutée par Barclay de Tolly, avec le corps de Rajeffsky et toutes les réserves (50 mille hommes environ), ayant spécialement pour but d'enlever, par Rosny et Pantin, le plateau de Romainville; une au sud, pour seconder la précédente, exécutée par le prince royal de Wurtemberg, avec son corps et celui de Giulay (à peu près 30 mille hommes), et devant aboutir à travers le bois de Vincennes aux barrières de Charonne et du Trône; enfin, une troisième, au nord, dans la plaine Saint-Denis, exécutée par Blucher à la tête de 90 mille hommes, et particulièrement dirigée contre les hauteurs de Montmartre, de Clichy, de l'Étoile. De ces trois colonnes, la plus avancée dans sa marche était celle de Barclay de Tolly. Celle de Blucher, venue par la route de Meaux, et ayant à gagner la chaussée de Soissons, était, le 29 au soir, moins rapprochée du but que les deux autres. Le prince de Wurtemberg qui avait eu à longer la Marne, et l'avait passée tard, était également en arrière. Il fut convenu que les uns et les autres entreraient en action le plus tôt qu'ils pourraient.
Dispositions faites par les maréchaux Mortier et Marmont. De notre côté les maréchaux Marmont et Mortier, étant arrivés à une heure fort avancée de la soirée, et ayant couché entre Charenton, Vincennes, Charonne, durent venir par le sud occuper les hauteurs. Marmont avec ses troupes gravit les escarpements de Charonne et de Montreuil, pour aller s'établir sur le plateau de Romainville et sur le revers nord de ce plateau jusqu'aux Prés Saint-Gervais. (Voir le plan de Paris dans la carte no 62.) Mortier avait encore plus de chemin à parcourir. Montant par le boulevard extérieur de Charonne à Belleville, ayant ensuite à descendre sur Pantin, la Villette et la Chapelle, il devait enfin gagner la plaine Saint-Denis, pour s'établir la droite au canal de l'Ourcq, la gauche à Clignancourt, au pied même des hauteurs de Montmartre. Il lui fallait donc pour être en ligne beaucoup plus de temps qu'à Marmont. Heureusement il devait avoir affaire à Blucher, qui était lui-même en retard, et il avait ainsi la certitude de n'être pas devancé par l'ennemi.
Marmont s'empare du plateau de Romainville, et s'y établit. Marmont se fiant trop légèrement au rapport d'un officier, n'avait pas cru que le plateau de Romainville fût occupé, et par ce motif ne s'était guère pressé d'y arriver. Lorsqu'il s'y présenta les troupes de Rajeffsky en avaient déjà pris possession. Avec 1200 hommes de la division Lagrange il se jeta sur les avant-postes ennemis, les chassa du plateau, et les refoula sur Pantin et Noisy. Au même instant la division Ledru des Essarts se logea dans le bois de Romainville, qui couvre le flanc des hauteurs du côté de la plaine Saint-Denis. Marmont distribua ensuite ses troupes de la manière suivante. Il avait à sa disposition l'une des dernières divisions tirées des dépôts de Paris, sous le duc de Padoue, ses anciennes divisions Lagrange et Ricard, le rassemblement du général Compans qu'on lui avait adjoint la veille, et enfin quelque cavalerie sous les généraux Chastel et Bordessoulle. Il laissa sa cavalerie entre Charonne et Vincennes, avec mission de défendre le pied des hauteurs du côté sud, et de couvrir la barrière du Trône; il plaça le duc de Padoue à sa droite, sur le bord extrême du plateau de Romainville, dans les plus hautes maisons de Bagnolet et de Montreuil, qui sont bâties en amphithéâtre sur le revers méridional, ayant besoin de soleil pour leurs arbres fruitiers. Il rangea sur le plateau même et au centre la division Lagrange, adossée aux maisons de Belleville, la division Ricard à gauche dans le bois de Romainville, enfin, sur le penchant nord, la division Ledru des Essarts, du corps de Compans, et au pied dans la plaine, aux Prés Saint-Gervais, la division Boyer de Rebeval. La division Michel, qui attendait le maréchal Mortier pour se ranger sous ses ordres, gardait en son absence la Grande et la Petite-Villette.
Bataille de Paris, livrée le 30 mars 1814. La fusillade et la canonnade avaient de bonne heure réveillé Paris, qui du reste n'avait guère dormi, et Joseph, accompagné du ministre de la guerre, du ministre de la police, des directeurs du génie et de l'artillerie, avait établi son quartier général au sommet de la butte Montmartre.
Barclay de Tolly reprend une partie du plateau de Romainville avec le secours des divisions de grenadiers. Barclay de Tolly, convaincu que lorsque le prince royal de Wurtemberg au sud, Blucher au nord, seraient entrés en ligne, le combat tournerait bientôt à l'avantage des alliés, ne voulut cependant pas laisser aux défenseurs de Paris le premier succès de la journée. Il résolut en conséquence de reprendre le plateau de Romainville, et il y employa une partie de ses réserves. Ces réserves se composaient des gardes à pied et à cheval, et des grenadiers réunis. Le général Paskewitch dut, avec une brigade de la 2e division des grenadiers, gravir le plateau par Rosny; il dut aussi l'attaquer par le sud, en s'y portant par Montreuil avec la seconde brigade de cette 2e division, et avec la cavalerie du comte Pahlen. La 1re division des grenadiers fut confiée au prince Eugène de Wurtemberg, pour assaillir Pantin et les Prés Saint-Gervais dans la plaine au nord.
Cette attaque, conduite avec vigueur, eut un commencement de succès. Le général Mezenzoff, qui avait été repoussé le matin, renforcé par les grenadiers, remonta sur le plateau malgré la division Lagrange, et parvint à l'occuper. À droite, la 2e brigade des grenadiers, après avoir tourné le plateau par Montreuil et Bagnolet, obligea la division du duc de Padoue, en la débordant, à rétrograder. Nous perdîmes donc du terrain, bien que nos soldats résistassent avec une bravoure désespérée soit au nombre, soit à la qualité des troupes qui étaient les plus aguerries de la coalition.
Marmont se soutient sur le plateau de Romainville. Cependant, tout en perdant du terrain, nous contenions l'ennemi. En effet les cuirassiers russes, amenés sur le plateau, essayèrent de charger notre infanterie, furent couverts de mitraille, et arrêtés par nos baïonnettes. À mesure qu'on se retirait de Romainville sur Belleville, le plateau se resserrant, nos troupes avaient l'avantage de se concentrer. À droite nous trouvions l'appui des maisons de Bagnolet, à gauche celui du bois de Romainville, et nos soldats, se dispersant en tirailleurs, faisaient essuyer aux assaillants des pertes nombreuses. Notre artillerie, favorisée par le terrain, parce que le plateau s'élevait en rétrogradant vers Belleville, vomissait la mitraille sur les grenadiers russes, et à chaque instant renversait parmi eux des lignes entières. Pendant ce temps les jeunes soldats de Ledru des Essarts avaient reconquis arbre par arbre le bois de Romainville, et débordé ainsi les troupes russes qui avaient occupé la largeur du plateau. Au pied même du plateau, vers le côté nord, le général Compans était resté maître de Pantin avec le secours de la division Boyer de Rebeval, et des Prés Saint-Gervais avec le secours de la division Michel. Il avait même rejeté au delà des deux villages le prince de Wurtemberg qui avait tenté de s'en emparer à la tête de la 1re division de grenadiers.
Mortier qui était en arrière à cause des distances, s'établit enfin dans la plaine Saint-Denis. Le maréchal Mortier s'établissant enfin dans la plaine Saint-Denis, avait placé les divisions Curial et Charpentier de jeune garde à la Villette, la division Christiani de vieille garde à la Chapelle, et sa cavalerie au pied même de Montmartre.
La canonnade et la fusillade se continuent sans résultat marqué pendant les premières heures du jour. Il était dix heures du matin, et si nous avions eu, indépendamment des troupes qui couvraient le pourtour de Paris, une colonne de dix mille soldats aguerris pour prendre l'offensive, nous aurions pu en ce moment infliger un grave échec aux alliés. Mais loin d'être en mesure de prendre l'offensive, nous avions à peine de quoi défendre nos positions. Dans cet état de choses, le prince de Schwarzenberg attendant ses deux ailes qui étaient en retard, et nos deux maréchaux étant réduits à la défensive, on se bornait de part et d'autre à canonner et à tirailler, avec grande supériorité du reste de notre côté, grâce au zèle des troupes et à l'avantage du terrain.
Joseph, qui était placé sur les hauteurs de Montmartre, reconnaissant l'impossibilité d'une résistance prolongée, quitte Paris suivi des ministres, et laisse aux maréchaux les pouvoirs nécessaires pour traiter avec l'ennemi. À cette heure Joseph tenait conseil sur la butte Montmartre, où il était allé s'établir. Plusieurs officiers envoyés auprès des maréchaux lui avaient apporté de leur part, avec la promesse de se faire tuer eux et leurs soldats jusqu'au dernier homme, de tristes pressentiments pour les suites de la journée, et à peu près la certitude d'être obligés de rendre la capitale. Ces nouvelles agitaient fort Joseph, qui redoutait non pas le danger, mais les humiliations, et qui ne voulait à aucun prix devenir prisonnier de la coalition. Or les progrès de l'attaque lui faisaient craindre d'être en quelques heures au pouvoir de l'ennemi. On voyait du haut de Montmartre les masses noires et profondes de Blucher traverser la plaine Saint-Denis, et des officiers venus des environs de Vincennes affirmaient qu'à l'est et au sud on apercevait une nouvelle armée qui tournait Paris, et cherchait à y pénétrer par les barrières de Charonne et du Trône. Ainsi ce qu'on recueillait par les yeux, ce qu'on recueillait par la bouche des allants et venants, tout annonçait une catastrophe imminente. Joseph en délibéra avec les ministres qui l'avaient accompagné, avec les directeurs du génie et de l'artillerie, et tout le monde fut d'avis que sous quelques heures il faudrait rendre Paris. En effet la défense étant réduite à une bataille livrée en plaine dans la proportion d'un contre dix, le résultat ne pouvait être douteux, quelque braves que fussent nos soldats et nos généraux. En présence d'une telle certitude, Joseph résolut de s'éloigner. Des reconnaissances lui ayant appris qu'on découvrait déjà les Cosaques sur le chemin de la Révolte et à la lisière du bois de Boulogne, il se hâta de partir, en ordonnant aux ministres de le suivre, ainsi qu'on en était convenu, lorsque le moment suprême serait arrivé. Pour toute instruction il autorisa les deux maréchaux, quand ils ne pourraient plus se défendre, à stipuler un arrangement qui garantît la sûreté de Paris, et procurât à ses habitants le meilleur traitement possible.
Tous les corps de l'ennemi étant arrivés en ligne, la bataille devient générale et sanglante. Sur ces entrefaites, l'attaque de l'ennemi avait fait des progrès inévitables. Au nord, c'est-à-dire dans la plaine Saint-Denis, le maréchal Blucher avait franchi enfin la distance qui le séparait de nos positions. Le général Langeron avait repoussé d'Aubervilliers et de Saint-Denis nos faibles avant-postes, et envoyé sa cavalerie et son infanterie légères par le chemin de la Révolte jusqu'à la lisière du bois de Boulogne. Le gros de son infanterie se dirigeait vers le pied de Montmartre, tandis que le corps du général d'York prenant à gauche (gauche des alliés) se portait sur la Chapelle par la route de Saint-Denis, et que les corps de Kleist et de Woronzoff, prenant plus à gauche encore, marchaient sur la Villette. Le prince de Schwarzenberg, voyant Blucher en ligne, lui demanda un renfort pour aider le prince Eugène de Wurtemberg à enlever Pantin, les Prés Saint-Gervais, tous les villages, en un mot, situés au pied du plateau de Romainville. La division prussienne Kotzler, les gardes prussienne et badoise furent alors envoyées au secours du corps de Rajeffsky, et passèrent le canal de l'Ourcq, près de la ferme du Rouvray, pour participer à une nouvelle attaque.
Tandis que ces mouvements s'exécutaient au nord, le prince royal de Wurtemberg au sud avait franchi également la distance qui le séparait du point d'attaque, et apporté son concours aux troupes alliées. Après avoir traversé le pont de Neuilly-sur-Marne, et y avoir laissé le corps de Giulay pour garder ses derrières, il avait marché sur deux colonnes, l'une longeant les bords de la Marne, l'autre traversant par le chemin le plus court la forêt de Vincennes. La première avait enlevé le pont de Saint-Maur, contourné la forêt, et assailli Charenton par la rive droite. Les gardes nationales des environs, qui avec l'École d'Alfort défendaient le pont de Charenton, se trouvant prises à revers, avaient été forcées, malgré une vaillante résistance, d'abandonner le poste, et de se jeter à travers la campagne sur la gauche de la Seine. Cette colonne ennemie ayant atteint son but, qui était d'occuper tous les ponts de la Marne pour empêcher aucun corps auxiliaire de venir troubler l'attaque de Paris, s'était mise à tirailler avec la garde nationale devant la barrière de Bercy. La seconde colonne du prince de Wurtemberg avait traversé en ligne droite le bois de Vincennes, et prêté assistance au comte Pahlen, ainsi qu'aux troupes de Rajeffsky et de Paskewitch qui attaquaient Montreuil, Bagnolet, Charonne.
Attaque repoussée du prince Eugène de Wurtemberg sur les Prés Saint-Gervais. Toutes les forces alliées se trouvant portées en ligne, l'action recommença avec plus de violence. Au nord la division du prince Eugène de Wurtemberg, secondée par les grenadiers russes déjà venus à son secours, et par les troupes prussiennes récemment arrivées, se jeta sur Pantin et les Prés Saint-Gervais, mais fut chaudement reçue par les divisions de jeune garde Boyer de Rebeval et Michel, que commandait le général Compans. Un moment les coalisés réussirent à s'emparer des deux villages, mais nos jeunes soldats s'adossant alors au pied des hauteurs où ils rencontraient l'appui d'une artillerie bien postée, reprirent courage, et rentrèrent dans les villages, où le carnage devint épouvantable. De ce côté, l'ennemi ne réussit donc point, quelque vigoureuse que fût son attaque.
Progrès de l'ennemi sur le plateau de Romainville. Sur le plateau de Romainville, la défense fut non pas moins énergique, mais moins heureuse. Les troupes des généraux Helfreich et Mezenzoff, soutenues par les grenadiers de Paskewitch, quoique d'abord repoussées, avaient fini par gagner du terrain. Ayant réussi notamment à s'emparer de Montreuil et de Bagnolet, elles s'étaient établies sur le versant sud du plateau, et bien secondées par les troupes du comte Pahlen et du prince royal de Wurtemberg qui opéraient entre Vincennes et Charonne, elles avaient conquis les premières maisons de Ménilmontant. La division de réserve du duc de Padoue qui formait la droite de Marmont, se trouvant débordée, avait été forcée de se replier, et de découvrir les divisions Lagrange et Ricard qui occupaient le milieu du plateau. Sur la gauche de Marmont, la division Ledru des Essarts, vivement poussée d'arbre en arbre dans le bois de Romainville, voyait également le bois lui échapper peu à peu.
Tentative de Marmont sur le centre de l'ennemi. Se sentant ainsi pressé sur ses deux flancs, Marmont imagina de tenter un effort au centre contre la masse ennemie qui s'avançait bien serrée, couverte sur son front par une artillerie nombreuse, appuyée sur ses ailes par de forts détachements de grosse cavalerie. Le maréchal se mit lui-même à la tête de quatre bataillons formés en colonne d'attaque, et fondit sur les grenadiers russes qui marchaient en première ligne. Douze pièces de canon chargées à mitraille tirèrent de fort près sur nos soldats, qui soutinrent ce feu avec une fermeté héroïque, et continuèrent de se porter en avant. Mais au même instant ils furent abordés de front par les grenadiers russes, et pris en flanc par les chevaliers-gardes que conduisait Miloradowitch. Accablés par le nombre, les quatre bataillons de Marmont furent obligés de plier, après s'être battus corps à corps avec une véritable fureur. Ce maréchal est obligé de se replier sur Belleville. Le maréchal les ramena sur Belleville, et il allait succomber sous la masse des assaillants de toutes armes, quand un brave officier nommé Ghesseler, embusqué sur la droite, dans un petit parc dit des Bruyères, dont il ne reste plus aujourd'hui que le souvenir, s'élança à la tête de deux cents hommes dans le flanc de la colonne ennemie, et parvint en dégageant le maréchal à lui faciliter la retraite sur Belleville. Dans le même moment le bois de Romainville fut définitivement abandonné, et le plateau étant évacué de toutes parts, la défense se trouva reportée, au centre sur Belleville, à droite (revers sud), vers Ménilmontant que la division de Padoue était venue occuper, à gauche enfin (revers nord), à la côte de Beauregard, où la division Ledru des Essarts avait trouvé un asile. Au pied de celle-ci, les divisions Boyer et Michel luttaient opiniâtrement. Elles avaient perdu Pantin, mais elles défendaient les Prés Saint-Gervais avec la dernière obstination.
Partout le combat était acharné, et les hommes tombaient par milliers, notamment parmi les coalisés qui recevaient de tous côtés un feu plongeant. Dans la plaine Saint-Denis, Kleist et Woronzoff avaient attaqué la Villette, défendue par la division Curial; York attaquait la Chapelle, défendue par la division Christiani, sous les yeux du maréchal Mortier. En avant de Clignancourt, les escadrons de Blucher étaient aux prises avec la cavalerie du général Belliard, et avaient rarement l'avantage.
Ainsi de la plaine Saint-Denis à la barrière du Trône, le combat continuait avec des chances diverses. Notre ligne avait reculé, mais les alliés avaient déjà perdu dix mille hommes, et nous cinq à six mille seulement. Nos soldats épuisés étaient soutenus par cette idée que Paris était derrière eux, et vingt-quatre mille hommes luttaient sans trop de désavantage contre cent soixante-dix mille. Un moment on annonça l'arrivée de Napoléon (c'était la subite apparition du général Dejean qui avait occasionné ce faux bruit), et le cri de Vive l'Empereur! propagé par une espèce de commotion électrique, retentit dans nos rangs. Nos troupes, ranimées par l'espérance, se jetèrent avec fureur sur l'ennemi. De part et d'autre on combattait avec une sorte de rage, car pour les uns il s'agissait d'atteindre d'un seul coup le but de la guerre, et pour les autres d'arracher leur patrie à un désastre.
Belle conduite de l'École polytechnique sur l'avenue de Vincennes. En ce moment se passait à Vincennes un fait à jamais glorieux pour la jeunesse française. En avant de la barrière du Trône se trouvait une batterie servie par des vétérans et par les élèves de l'École polytechnique, que Marmont, exclusivement occupé de ce qui se passait sur le plateau de Romainville, avait presque laissée sans appui. Cette batterie s'étant engagée trop avant sur l'avenue de Vincennes, afin de tirer contre la cavalerie de Pahlen, fut tournée par quelques escadrons qui passant par Saint-Mandé vinrent la prendre à revers. Les braves élèves de l'École, sabrés sur leurs pièces, résistèrent vaillamment, et furent heureusement secourus par la garde nationale postée à la barrière du Trône, et par un détachement de dragons. Ces derniers s'élançant sur les pièces parvinrent à les reprendre. On ramena la batterie sur les hauteurs de Charonne, et là, aidés d'une foule d'hommes du peuple armés de fusils de chasse, nos braves jeunes gens continuèrent à faire un feu meurtrier.
Belleville reste le point culminant de la défense. La clef de toute la position était à Belleville: tant que ce point culminant de la chaîne des hauteurs n'était pas emporté, la masse ennemie qui combattait au nord, devant la Villette, la Chapelle et Montmartre, celle qui combattait au sud, entre Vincennes et Charonne, ne pouvaient pas faire de progrès sérieux. La ligne courbe des alliés était comme arrêtée vers son milieu, à un point fixe qui était Belleville. Belleville en effet domine le plateau de Romainville lui-même. Des clôtures nombreuses, jointes à l'avantage de la position, y rendaient la résistance plus facile. Marmont, établi en cet endroit avec les débris des divisions Lagrange, Ricard, Padoue, Ledru des Essarts, disposant en outre d'une nombreuse artillerie de campagne, y tenait ferme contre une multitude d'assaillants, et il avait fait répondre au message de Joseph qui autorisait les maréchaux à traiter, que jusqu'ici il n'était pas encore réduit à se rendre. L'officier du maréchal, porteur de cette réponse, avait trouvé Joseph parti, et il était revenu sans avoir pu remplir sa mission.
Le prince de Schwarzenberg ordonne deux attaques, une au nord, une au sud, par le boulevard extérieur, afin de couper Belleville de l'enceinte de Paris. Cependant l'heure fatale approchait. Le prince de Schwarzenberg ne voulant pas finir la journée sans avoir enlevé le point décisif, avait ordonné d'y diriger deux colonnes d'attaque, une au sud, qui passant entre Ménilmontant et le cimetière du Père Lachaise, s'emparerait du boulevard extérieur, et séparerait ainsi Belleville de l'enceinte de Paris; une au nord, qui serait chargée d'emporter à tout prix les Prés Saint-Gervais, la Petite-Villette, la butte Saint-Chaumont, et viendrait par le nord donner la main à la colonne qui aurait passé par le sud.
Vaincre ou périr était dans ce moment la loi des coalisés, et il leur fallait forcer tous les obstacles sans aucune perte de temps, car à chaque instant Napoléon pouvait survenir, et s'il les eût trouvés repoussés de Paris, il les aurait cruellement punis d'avoir osé s'y montrer. Malgré un usage habile et meurtrier de la grosse artillerie, fait par le commandant Paixhans, la double attaque finit par réussir. Vers trois heures de l'après-midi l'action recommença violemment. Le chef de bataillon d'artillerie Paixhans, qui prouva dans cette journée ce qu'on aurait pu faire avec de la grosse artillerie bien postée, avait placé huit pièces de gros calibre au-dessus de Charonne, sur les pentes de Ménilmontant, quatre sur le revers nord de Belleville, et huit sur la butte Saint-Chaumont. Il était près de ses pièces chargées à mitraille, avec ses canonniers les uns vétérans, les autres jeunes gens des Écoles, et attendait que l'ennemi, maître de la plaine, essayât d'aborder les hauteurs. En effet les grenadiers russes s'avancent les uns au sud du plateau par Charonne, les autres sur le plateau même en face de Belleville, les autres enfin au nord, à travers les Prés Saint-Gervais. Tout à coup ils sont couverts de mitraille; des lignes entières sont renversées. Pourtant ils soutiennent le feu avec constance, gravissent au sud les pentes de Ménilmontant, et viennent par le boulevard extérieur prendre Belleville à revers, Belleville où le maréchal Marmont se défend avec acharnement. L'autre division de grenadiers, qui avec les Prussiens et les Badois attaquait Pantin, les Prés Saint-Gervais, la Petite-Villette, et les avait arrachés aux divisions Boyer et Michel presque détruites, gravit la butte Saint-Chaumont sous le feu plongeant des batteries du commandant Paixhans, emporte la butte qui faute de troupes n'était pas défendue par de l'infanterie, et se joint à la colonne qui arrive du revers sud par Charonne et Ménilmontant. Les ennemis, ayant gagné le boulevard extérieur par ses deux pentes nord et sud, se trouvent ainsi entre Belleville et la barrière de ce nom, qu'ils sont près d'enlever.
Marmont, coupé de Paris, y rentre l'épée à la main à la tête de quelques hommes qui lui restent. À cette nouvelle le maréchal Marmont, qui n'avait pas cessé de se maintenir à Belleville, se voyant coupé de l'enceinte de Paris, réunit ce qui lui reste d'hommes, et ayant à ses côtés les généraux Pelleport et Meynadier, le colonel Fabvier, fond l'épée à la main sur les grenadiers russes qui commençaient à pénétrer dans la grande rue du faubourg du Temple. Il les repousse, ferme la barrière sur eux, et rétablit la défense au mur d'octroi.