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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 17/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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CONCLUSION.

Considérations sur l'ensemble du règne de Napoléon, depuis le 18 brumaire jusqu'à la première abdication, en 1814. En voyant finir si désastreusement ce règne prodigieux, les réflexions se pressent en foule dans l'esprit, suggérées par la grandeur, l'abondance, le caractère étrange des événements! Recueillons-les avant de clore ce récit, pour notre instruction et pour celle des siècles à venir.

Le gouvernement républicain en 1795, ayant cessé d'être sanguinaire sans cesser d'être persécuteur, avait imposé la paix à l'Espagne, à la Prusse, à l'Allemagne du Nord, et restait engagé dans une guerre traînante avec l'Autriche, obstinée avec l'Angleterre, guerre qu'il soutenait pour ainsi dire par habitude, au moyen de soldats admirables, de généraux excellents mais désunis, lorsque apparut tout à coup à l'armée des Alpes un jeune officier d'artillerie, de petite taille, de visage sauvage mais superbe, d'esprit singulier mais frappant, tour à tour taciturne ou prodigue de ses paroles, un moment disgracié par la République, et relégué alors dans les bureaux du Directoire dont il attira l'attention par des opinions justes et profondes sur chaque circonstance de la guerre, ce qui lui valut le commandement de Paris dans la journée du 13 vendémiaire, et bientôt le commandement des troupes d'Italie. Reparaissant au milieu d'elles comme général en chef, il imprima tout à coup aux événements un mouvement extraordinaire, franchit les Alpes dont on n'avait jamais fait que toucher le pied, envahit la Lombardie, y attira toute la guerre, vainquit l'une après l'autre les armées de l'Autriche, lassa sa constance, lui arracha la reconnaissance de nos conquêtes, la força de souscrire à des pertes immenses pour elle-même, donna ainsi la paix au continent, et à ses actes étonnants ajouta un langage entièrement nouveau par son originalité et sa grandeur, langage qu'on peut appeler l'éloquence militaire. Que ce jeune homme extraordinaire, apparaissant comme un météore sur cet horizon troublé et sanglant, n'y attirât pas tous les regards, et ne finît par les charmer, c'était impossible! La France eût-elle été de glace, ce qu'elle ne fut jamais, la France eût été séduite. Elle fut séduite en effet, et le monde avec elle.

Entre les puissances auxquelles la Révolution avait jeté le gant, une seule restait à vaincre, c'était l'Angleterre. Retirée sur son élément, inaccessible pour nous comme nous l'étions pour elle, on eût dit qu'elle ne pouvait être ni vaincue ni victorieuse. Le Directoire cherchant à occuper le conquérant de l'Italie, et le regardant comme le capitaine non-seulement le plus grand du siècle, mais le plus fécond en ressources, le chargea de surmonter la difficulté physique qui nous sépare de notre éternelle rivale. Le jeune Bonaparte, nommé général de l'armée de l'Océan, ne trouvant pas suffisants les apprêts qu'on avait faits pour franchir le Pas-de-Calais, et dominé par sa puissante imagination, voulut attaquer l'Angleterre en Orient. Il fit décider l'expédition d'Égypte, franchit sous les yeux mêmes de Nelson la Méditerranée avec cinq cents voiles, prit Malte en passant, descendit au pied de la colonne de Pompée, vainquit les Mameluks aux Pyramides, les janissaires à Aboukir, et devenu maître de l'Égypte, se livra pendant quelques mois à des rêves merveilleux qui embrassaient à la fois l'Orient et l'Occident. Tout à coup, en apprenant que par sa nature anarchique le Directoire s'était attiré de nouveau la guerre, et que grâce à son incapacité il la faisait mal, le général Bonaparte abandonna l'Égypte, traversa la mer une seconde fois, et, par sa subite apparition, surprit, ravit la France désolée. Il n'avait pas été plus prompt à désirer le pouvoir que la France à le lui offrir, car à le voir diriger la guerre, administrer les provinces conquises, manier en un mot toutes choses, elle avait reconnu en lui un chef d'empire autant qu'un grand capitaine. Devenu Premier Consul, il signa dans l'espace de deux ans la paix du continent à Lunéville, la paix des mers à Amiens, pacifia la Vendée, réconcilia l'Église avec la Révolution française, releva les autels, rétablit le calme en France et en Europe, et fit respirer le monde fatigué de douze ans d'agitations sanglantes. En récompense de tant de prodiges, revêtu en 1802 du pouvoir pour la durée de sa vie, il travaillait au milieu de l'admiration universelle à reconstituer la France et l'Europe!

Qui pouvait empêcher un tel homme de demeurer en repos, et de jouir paisiblement du bonheur qu'il avait procuré aux autres et à lui-même? Quelques esprits pénétrants, en voyant son activité dévorante, éprouvaient une sorte de terreur involontaire, mais la génération de cette époque se livrait à lui en toute confiance, et, en effet, à entendre ce jeune homme, il était difficile de mettre en doute sa profonde sagesse. Il ne ressortait pas des événements de cette terrible Révolution française un seul enseignement qui n'eût profondément pénétré dans son esprit, et n'y eût jeté une abondante lumière. Il ne parlait du régicide et de l'effusion du sang humain qu'avec horreur. Il jugeait extravagantes et odieuses les fureurs des partis, et avait voulu y mettre un terme en pacifiant la Vendée et en rappelant les émigrés. Il trouvait la prétention de la Révolution française, de régler à elle seule les affaires de religion sans tenir aucun compte de l'autorité pontificale, tyrannique pour les consciences, dangereuse pour l'État, et après s'être entendu avec le Pape, il avait rouvert les églises, et assisté à la messe en présence des révolutionnaires courroucés. Il avait horreur du désordre financier, du papier-monnaie, de la banqueroute, et traitait avec mépris ces flatteurs de la populace qui avaient aboli les impôts indirects. En outre, la guerre qui était son art, sa gloire, sa puissance, il s'était attaché à la décrier dans des diatribes éloquentes contre M. Pitt, insérées au Moniteur, et disait qu'il voudrait bien qu'on envoyât M. Pitt et ses adhérents bivouaquer sur des champs de bataille ensanglantés, ou croiser jour et nuit au milieu des tempêtes de l'Océan, pour leur enseigner ce que c'était que la guerre. Enfin, il n'avait pas assez de raillerie pour les inventeurs de la République universelle, qui voulaient soumettre l'Europe à une seule puissance, et prétendaient de plus la constituer sur un type imaginaire tiré de leur cerveau! Qui donc avait quelque chose à enseigner à ce jeune homme que la Révolution française avait si bien instruit? Hélas! il était si sage, si bien pensant, quand il s'agissait de juger les passions des autres, mais quand il s'agirait de résister aux siennes, qu'adviendrait-il?

Pour le moment le jeune Consul n'avait rien à désirer, et ne laissait rien à désirer au monde. Son pouvoir était sans limites, en vertu non-seulement des lois, mais de l'adhésion universelle. Ce pouvoir il l'avait pour la vie, ce qui était bien suffisant pour un mari sans enfants, et il avait la faculté de choisir son successeur, ce qui lui permettait de régler l'avenir selon l'intérêt public, et selon ses propres affections. Quant à la France, elle avait, grâce à la Révolution et à lui, une position qu'elle n'avait jamais eue dans le monde, qu'elle ne devait point avoir, même quand elle commanderait de Cadix à Lubeck. Elle avait pour frontières les Alpes, le Rhin, l'Escaut, c'est-à-dire tout ce qu'elle pouvait souhaiter pour sa sûreté et pour sa puissance, car au delà il n'y avait que des acquisitions contre la nature et contre la vraie politique. Elle avait affranchi l'Italie jusqu'à l'Adige, en ayant soin de donner aux princes autrichiens autrefois apanagés dans ce pays, des dédommagements en Allemagne. Reconnaissant la nécessité de l'autorité pontificale d'après le dogme, sa haute utilité d'après la politique, elle avait rétabli le Pape qui lui devait la sûreté et le respect dont il jouissait, et qui attendait d'elle la restitution complète de ses États. Elle dédaignait sagement l'impuissante colère des Bourbons de Naples. Elle avait réglé l'état de la Suisse avec une raison admirable. Admettant à la fois de grands et de petits cantons, des cantons aristocratiques et des cantons démocratiques, parce qu'il y a des uns et des autres, les forçant à vivre en paix et en égalité, faisant cesser les sujétions de classes, les sujétions de territoire, appliquant en un mot dans les Alpes les principes de 1789, sans violenter la nature toujours invincible, elle avait donné dans l'acte de médiation le modèle de toutes les constitutions futures de la Suisse. C'est en Allemagne surtout que la profonde sagesse de la politique consulaire avait éclaté. Il y avait des princes allemands dépouillés de leurs États par la cession de la rive gauche du Rhin à la France; il y avait des princes autrichiens dépouillés de leur patrimoine par l'affranchissement de l'Italie. Le Premier Consul n'avait pas pensé qu'on pût laisser les uns et les autres sans dédommagement, et l'Allemagne sans organisation. La Révolution française avait déjà posé en France le principe des sécularisations par l'aliénation des biens ecclésiastiques, et c'était l'étendre à l'Allemagne, le lui faire reconnaître, que de s'en servir pour indemniser les princes dépossédés. Avec ce qui restait des États des archevêques de Trèves, de Mayence, de Cologne, avec ceux de quelques autres princes ecclésiastiques, le Premier Consul avait composé une masse d'indemnité, suffisante pour satisfaire toutes les familles princières en souffrance, et pour maintenir en Allemagne un sage équilibre. Après avoir savamment combiné les indemnités et les influences dans la Confédération, après avoir assuré des pensions convenables aux princes ecclésiastiques dépossédés, il avait mûrement arrêté son plan, et n'ayant pas alors la prétention d'écrire les traités avec son épée seule, il avait associé à son œuvre la Prusse par l'intérêt, la Russie par l'amour-propre, amené par ces diverses adhésions celle de l'Autriche, et accompli en faisant adopter le recez de la diète de 1803, un chef-d'œuvre de politique patiente et profonde. Ce recez, en effet, sans nous trop engager dans les affaires allemandes, faisait rentrer en Allemagne l'ordre, le calme, la résignation, et plaçait en nos mains la balance des intérêts germaniques. Il nous préparait surtout l'unique alliance alors désirable et possible, celle de la Prusse. La France était en ce moment si puissante, si redoutée, qu'avec l'alliance d'un seul des États du continent elle était assurée de la soumission des autres, et avec le continent soumis, l'Angleterre devait dévorer en silence son chagrin de voir sa rivale si grande. Or cette alliance on pouvait la trouver alors en Prusse, et seulement chez elle. L'Autriche ayant perdu les Pays-Bas, la Souabe, presque toute l'Italie, et les principautés ecclésiastiques qui formaient sa clientèle en Allemagne, était en Europe la grande victime de la Révolution française, et c'était là un mal inévitable. La politique conseillait de la ménager, de la dédommager même s'il était possible, mais ne permettait pas d'espérer en elle une amie, une alliée. La Russie ne pouvait donner son alliance qu'au prix de concessions funestes en Orient. Il fallait avec elle de la courtoisie sans intimité et presque sans affaires. Restait donc la Prusse, avec laquelle en effet il était aisé de s'entendre. Cette puissance, gorgée de biens d'Église, et ne demandant pas mieux que d'en avoir davantage, était devenue ce qu'en France on appelait un acquéreur de biens nationaux. En la respectant, en la favorisant, sans toutefois pousser l'Autriche à bout, on était certain de l'avoir avec soi. Son monarque prudent et honnête était ravi de la politique du Premier Consul, et recherchait son amitié. L'union avec la Prusse nous assurait dès lors la soumission du continent, et la résignation de la fière Angleterre. Le Premier Consul avait arraché à celle-ci, avec la paix d'Amiens, la reconnaissance de nos conquêtes, et de la plus difficile à lui faire supporter, celle d'Anvers. Il n'y avait plus avec elle qu'une difficulté à vaincre, c'était de nous faire pardonner, à force de ménagements, tant de grandeur acquise en quelques années, et on le pouvait, car les Anglais admiraient le Premier Consul avec toute la vivacité de l'engouement britannique, au moins égal à l'engouement parisien. Une flatterie de lui, en descendant de la hauteur de son génie comme du plus haut des trônes, était assurée de toucher vivement la fière Angleterre. Il était possible qu'on ne lui rendît pas toujours flatterie pour flatterie; mais qu'au faîte de la gloire où il était alors parvenu, quelques orateurs anglais, ou quelques journalistes émigrés essayassent de l'insulter, il pouvait bien n'en pas tenir compte, et laisser au monde, à la nation anglaise elle-même, le soin de le venger!

Restait une puissance, bien considérable jadis, bien déchue à cette époque, l'Espagne, demeurée sous le sceptre des Bourbons, mais tombée dans un tel état de décomposition, et dans cet état tellement prosternée aux pieds du Premier Consul, qu'il n'y avait pour la gouverner de Paris qu'un mot à dire au pauvre Charles IV, ou au misérable Godoy. En laissant même la décomposition s'achever, on devait la voir bientôt demander au Premier Consul, non-seulement une politique, ce qu'elle faisait déjà, mais un gouvernement, un roi peut-être!

Qu'avait-il donc à désirer, pour lui, pour la France, l'heureux mortel qui en était devenu le chef? Rien, que d'être fidèle à cette politique, qui était celle de la force rendue supportable par la modération. Le vainqueur de Rivoli, des Pyramides, de Marengo, auteur aussi du Concordat, des traités de Lunéville et d'Amiens, de l'acte de la médiation suisse, du recez de la diète de 1803, du Code civil, du rappel des émigrés, avait plus de gloires diverses qu'aucun mortel n'en a jamais eu. Si un mérite pouvait manquer au faisceau de tous ses mérites, c'était peut-être de n'avoir pas donné la liberté à la France. Mais alors la peur de la liberté loin d'être un prétexte de la servilité, était un sentiment insurmontable. Pour la génération de 1800, la liberté c'était l'échafaud, le schisme, la guerre de la Vendée, la banqueroute, la confiscation. La seule liberté qu'il fallait alors à la France, c'était la modération d'un grand homme. Mais, hélas! la modération d'un grand homme, doté de tous les pouvoirs, fût-il en outre doté de tous les génies, n'est-elle pas de toutes les chimères révolutionnaires la plus chimérique?

La liberté même lorsqu'elle est hors de saison, n'en fait pas moins faute là où elle n'est point. Cet homme si admirable alors, par cela même qu'il pouvait tout, était au bord d'un abîme. À peine en effet la paix d'Amiens était-elle signée depuis quelques mois, et la joie de la paix un peu refroidie chez les Anglais, qu'il resta sous leurs yeux, éclatante comme une lumière importune, la grandeur de la France, malheureusement trop peu dissimulée dans la personne du Premier Consul. Quelques caresses à M. Fox, en visite à Paris, n'empêchèrent pas que le Premier Consul n'eût l'attitude du maître non-seulement des affaires de la France, mais des affaires de l'Europe. Son langage plein de génie et d'ambition offusquait l'orgueil des Anglais, son activité dévorante inquiétait leur repos. Il expédiait une armée à Saint-Domingue, ce qui était fort permis assurément, mais il envoyait publiquement le colonel Sébastiani en Turquie, le colonel Savary en Égypte, le général Decaen dans l'Inde, chargés de missions d'observation, qui pouvaient difficilement être prises pour des missions scientifiques. C'était plus qu'il n'en fallait pour éveiller les ombrages britanniques. À cette époque des émigrés, obstinément restés en Angleterre malgré la gloire et la clémence du Premier Consul, publiaient contre lui et sa famille des écrits que la réprobation universelle de l'Angleterre eût étouffés un an auparavant, qu'aujourd'hui sa jalousie imprudemment excitée accueillait avec complaisance, que ses lois ne permettaient pas d'interdire. C'était bien le cas du dédain, car quel sommet plus élevé que celui où était placé le Premier Consul, pour regarder de haut en bas les indignités de la calomnie? Hélas! il descendit de ce faîte glorieux pour écouter des pamphlétaires, et se livra à des emportements aussi violents qu'indignes de lui. L'outrager lui, le sage, le victorieux, quel crime irrémissible! Comme si dans tous les temps, dans tous les pays, libres ou non, on n'outrageait pas le génie, la vertu, la bienfaisance! Non, il fallait que des torrents de sang coulassent parce que des pamphlétaires injuriant tous les jours leur gouvernement, avaient insulté un étranger, grand homme sans doute, mais homme après tout, et de plus chef d'une nation rivale!

Dès cet instant le défi fut jeté entre le guerrier en qui s'était résumée la Révolution française, et le peuple anglais dont la jalousie avait été trop peu ménagée. Il suffisait de quelques jours pour que Malte fût évacuée, et, par une fatalité singulière, il fallut que dans ce moment où toutes les passions britanniques étaient excitées, le Premier Consul exerçant en Suisse sa bienfaisante dictature, envoyât une armée à Berne. Un ministère faible, humble serviteur des passions britanniques, y chercha un prétexte de suspendre l'évacuation de Malte. Si le Premier Consul eût pris patience, s'il eût insisté avec fermeté mais douceur, la frivolité du motif n'eût pas permis de différer longtemps l'évacuation solennellement promise de la grande forteresse méditerranéenne. Mais le Premier Consul éprouvant outre le sentiment de l'orgueil offensé, celui de la justice blessée, demanda qu'on exécutât les traités, car il n'était, disait-il, aucune puissance qui pût manquer impunément de parole à la France et à lui. Tout le monde se souvient de la scène tristement héroïque avec lord Whitworth, et de la rupture de la paix d'Amiens. Le Premier Consul jura dès lors de périr ou de punir l'Angleterre. Funeste serment! Les émigrés, nous voulons parler des irréconciliables, ne se bornèrent pas à écrire, ils conspirèrent. Le Premier Consul avec son œil pénétrant découvrant les trames que sa police ne savait pas découvrir, frappa les conspirateurs, et croyant apercevoir parmi eux des princes, ne pouvant pas saisir ceux qui paraissaient les vrais coupables, alla en pleine Allemagne, sans s'inquiéter du droit des gens, arrêter le descendant des Condé! Il le fit fusiller sans pitié, et lui, le sévère improbateur du 21 janvier, égala autant qu'il put le régicide, et sembla éprouver une sorte de satisfaction de le commettre à la face de l'Europe, à son mépris, en la bravant! Le sage Consul était devenu tout à coup un furieux, ayant deux égarements: l'égarement de l'homme blessé qui ne respire que vengeance, l'égarement du victorieux bravant volontiers les ennemis qu'il est sûr de vaincre! Puis pour mieux braver ses adversaires, et satisfaire son ambition en même temps que sa colère, il posa la couronne impériale sur sa tête. L'Europe offensée et intimidée à la fois regarda d'un œil nouveau la France et son chef. Au bruit de la fusillade de Vincennes, la Prusse qui allait nouer avec la France une alliance formelle, recula, garda le silence, et renonça à une intimité qui cessait d'être honorable. L'Autriche, plus calculée, ne manifesta rien, mais profita de l'occasion pour ne plus observer de mesure dans l'exécution du recez de 1803. Le jeune empereur de Russie, Alexandre, honnête et plein d'honneur, osa seul, comme garant de la constitution germanique, demander une explication pour la violation du territoire badois. Napoléon lui répondit par une allusion injurieuse à la mort de Paul Ier. Le czar se tut, blessé au cœur, et avec la résolution de venger son outrage. Ainsi la Prusse glacée, l'Autriche encouragée dans ses excès, la Russie outragée, assistèrent dans ces dispositions aux débuts de notre lutte avec l'Angleterre.

Alors fut préparée l'expédition de Boulogne. Napoléon aurait pu organiser lentement sa marine, diriger des expéditions lointaines contre les colonies anglaises, et laissant tranquille le continent mal disposé mais intimidé, attendre que ses expéditions causassent de sensibles dommages à l'Angleterre, que nos corsaires désolassent son commerce, et qu'elle se fatiguât d'une guerre où nous pouvions peu contre elle, mais où elle ne pouvait rien contre nous, notre trafic étant alors purement continental. Mais ce génie puissant, le plus grand triomphateur de difficultés physiques qui ait peut-être existé, voulut prendre l'Angleterre corps à corps, et fit bien, car s'il était permis à quelqu'un de tenter le passage du détroit de Calais avec une nombreuse armée, c'était à lui sans aucun doute. Il joignait en effet au génie profond des combinaisons le génie foudroyant des batailles; il y joignait surtout le prestige qui fascine les soldats, qui déconcerte l'ennemi, et il pouvait, après avoir opéré le prodige de franchir le détroit, en opérer un second, celui de terminer la guerre d'un seul coup. Ses préparatifs, demeurés sans résultat, seront, pour les militaires et les administrateurs, des monuments immortels de l'esprit de ressource. Mais admirez la conséquence des caractères! Cet homme qui avait la plus grande des difficultés à vaincre, celle de passer la mer avec une armée de cent cinquante mille soldats, qui avait besoin par conséquent de la parfaite immobilité du continent, cet homme audacieux, étant allé prendre à Milan la couronne d'Italie, déclara de sa seule autorité que Gênes serait réunie à l'Empire. Sur-le-champ la coalition européenne fut formée de nouveau. La Russie, blessée au cœur par l'outrage qu'elle avait reçu du Premier Consul, mais offusquée aussi par les prétentions maritimes de l'Angleterre, avait songé à se poser en médiatrice, et n'avait pu se dispenser de demander l'évacuation de Malte. À la nouvelle de l'annexion de Gênes, elle ne demanda plus rien; elle se coalisa avec l'Angleterre et l'Autriche, mit ses armées en mouvement, et se promit d'entraîner la Prusse en passant, la Prusse que la prudence et la modération de son roi retenaient encore. Ainsi dès ce jour le sage pacificateur de 1803 était devenu le provocateur d'une guerre générale, uniquement pour n'avoir pas su maîtriser ses passions!

Mais cet homme était un homme de génie, comme Alexandre ou César, et la fortune pardonne beaucoup et longtemps au génie. Les menaces du continent n'avaient point interrompu les apprêts de sa grande expédition: la faute d'un amiral la fit échouer, et ce fut heureux, car s'il eût été embarqué au moment où l'armée autrichienne passait l'Inn, il eût été bien possible que, tandis qu'il se serait ouvert la route de Londres, l'armée autrichienne se fût ouvert celle de Paris. Quoi qu'il en soit, son expédition ajournée, il s'élança comme un lion qui d'un ennemi bondit sur un autre, courut en quelques jours de Boulogne à Ulm, d'Ulm à Austerlitz, accabla l'Autriche et la Russie, puis vit la Prusse, qui allait se joindre à l'Europe, tomber tremblante à ses pieds, et demander grâce au vainqueur de la coalition!

À partir de ce moment la guerre à l'Angleterre s'était convertie en guerre au continent, et ce n'était certainement pas un malheur, si on savait se conduire politiquement aussi bien que militairement. Les puissances du continent, en prenant les armes pour l'Angleterre, nous fournissaient un champ de bataille qui nous manquait, un champ de bataille où nous trouvions Ulm et Austerlitz au lieu de Trafalgar. Il n'y avait donc pas à se plaindre. Mais après les avoir bien battues et convaincues de l'inanité de leurs efforts, il fallait se comporter à leur égard de manière qu'elles ne fussent pas tentées de recommencer; il fallait punir l'Autriche sans la désespérer, la consoler même de ses grands malheurs, si on pouvait lui procurer un dédommagement; il fallait laisser la Russie à sa confusion, à l'impuissance résultant des distances, sans lui rien demander ni lui rien accorder, et quant à la Prusse enfin, il fallait ne pas trop abuser de ses fautes, ne pas trop se railler de sa médiation manquée; il fallait lui montrer le danger de céder aux passions des coteries, se l'attacher définitivement en lui donnant quelques-unes des dépouilles opimes de la victoire, et puis revenir avec nos forces victorieuses vers l'Angleterre, privée désormais d'alliés, effrayée de son isolement, assaillie de nos corsaires, menacée d'une expédition formidable. La raison dit, et les faits prouvent qu'elle n'eût pas attendu qu'on eût traité avec ses alliés battus, pour traiter elle-même. On aurait eu la paix d'Amiens agrandie.

Après Ulm et Austerlitz, Napoléon se trouvait dans une position unique pour réaliser en Europe cette sage et profonde politique, qui aurait consisté à séparer le continent de l'Angleterre, et à forcer ainsi cette dernière à la paix. L'Autriche, habituée à lutter cinq ans, trois ans au moins contre nous, se voyant en deux mois envahie jusqu'à Vienne, et jusqu'à Brunn, perdant en un jour des armées entières, réduites à poser les armes comme celle de Mack, n'avait plus aucune idée de nous résister, à moins toutefois qu'on ne la poussât au dernier degré du désespoir. Le jeune empereur de Russie qui, à la tête des soldats de Souvarof, avait cru pouvoir jouer un rôle important et n'en avait joué qu'un fort humiliant, était tombé dans un abattement extrême. La Prusse qui, avec les deux cent mille soldats du grand Frédéric, était venue à Vienne pour dicter la loi, et nous trouvait en mesure de la dicter à tout le monde, était à la fois tremblante et presque ridicule. Qu'il eût été facile, séant, habile, d'être généreux envers de tels ennemis!

Sans doute on ne pouvait pas faire une amie de l'Autriche, et nous avons dit pourquoi; mais en renonçant à en faire à cette époque l'alliée de la France, il ne fallait pas ajouter inutilement à ses chagrins, et les convertir en haine implacable. En dédommagement des Pays-Bas, de la Souabe, du Milanais, de la clientèle des États ecclésiastiques qu'elle avait perdus, on lui avait donné les États vénitiens. Les lui retirer était dur. Pourtant comme la guerre ne peut être un jeu qui ne coûte rien à ceux qui la suscitent, on conçoit qu'on lui reprît les États vénitiens, bien que le motif d'affranchir l'Italie ne pût être allégué décemment, depuis que nous avions pris le Piémont, et converti la Lombardie en apanage de la famille Bonaparte. Mais en ôtant Venise à l'Autriche, lui ôter encore Trieste, lui ôter l'Illyrie, comme le fit alors Napoléon, lui enlever tout débouché vers la mer, la réduire ainsi à étouffer au sein de son territoire continental, était une rigueur sans profit véritable pour nous, et qui ne pouvait que la désespérer. Ne pas même s'en tenir là, lui ravir de plus le Tyrol, le Vorarlberg, les restes de la Souabe, pour enrichir la Bavière, le Wurtemberg, Baden, petits et faux alliés qui devaient nous exploiter pour nous trahir, c'était la rendre implacable. À traiter les gens ainsi, il faut les tuer, et quand on ne peut pas les tuer, c'est se préparer des ennemis, qui, à la première occasion, vous égorgent par derrière, et qui en ont le droit.

Ôter à l'Autriche les États vénitiens, seule consolation de toutes ses pertes, était dur, disons-nous, et cependant résultait presque inévitablement de la troisième coalition. La bonne politique eût consisté à lui trouver un dédommagement de cette inévitable rigueur. Il y en avait un facile alors, à la manière dont on traitait le monde, c'était de la pousser à l'orient, et de lui donner les provinces du Danube. Le sort de l'Europe dans ce cas eût été changé, car l'Autriche assise sur le Danube, son véritable siége, eût acquis plus qu'elle n'avait perdu, eût à jamais couvert Constantinople, eût à jamais été brouillée avec la Russie. Le procédé eût été dictatorial sans doute, mais puisqu'on devait un peu plus tard donner ces provinces à la Russie, mieux valait assurément en gratifier l'Autriche dès cette époque. La Russie l'eût trouvé mauvais, mais c'eût été sa punition de cette guerre. Quant aux Turcs, incapables de comprendre le bien qu'on leur faisait, on ne s'en serait guère occupé, et l'Autriche, qui cherchait à se dédommager n'importe où, à tel point qu'elle nous demandait le Hanovre pour les archiducs dépossédés, le Hanovre patrimoine de son amie l'Angleterre, l'Autriche eût certainement accepté les provinces danubiennes.

Loin de songer à l'indemniser, Napoléon ne songea qu'à la dépouiller, à la bafouer, à en faire la victime du temps plus encore que le temps ne l'exigeait. Il lui prit donc sans compensation, et indépendamment des États vénitiens, l'Illyrie, le Tyrol, le Vorarlberg, les restes de la Souabe. En général on punit pour ôter l'envie de recommencer, ici, loin d'en ôter l'envie, on en mettait la passion au cœur de l'Autriche. Quant à la Prusse, Napoléon n'eut qu'un sentiment, celui de se moquer d'elle. Assurément il y avait de quoi! M. d'Haugwitz, arrivant à Vienne au nom de son roi, que le czar avait entraîné à la guerre en y employant une noblesse étourdie, une reine belle et imprudente, M. d'Haugwitz arrivant la veille d'Austerlitz pour dicter la loi, et la recevant à genoux le lendemain, présentait un spectacle comique, comme le monde en offre quelquefois. Mais s'il est permis de rire des choses humaines, souvent risibles en effet, c'est quand on les regarde, ce n'est jamais quand on les dirige. Napoléon eut à la fois tous les caprices de la puissance: en faisant ce qui lui plaisait, il voulait de plus railler: c'était trop, cent fois trop!

L'Autriche en lui demandant le Hanovre pour ses archiducs lui inspira l'idée, qu'il trouva piquante, de faire accepter aux alliés de l'Angleterre les dépouilles de l'Angleterre. Seulement, au lieu de donner le Hanovre à l'Autriche, il en fit don à la Prusse. La géographie pouvait être satisfaite, mais il s'en fallait que la politique le fût. Loin de se moquer de la Prusse il aurait dû au contraire compatir à sa fausse position. Elle avait toujours désiré le Hanovre avec ardeur, mais elle venait par la faute de la cour de s'associer aux passions européennes contre la France, et la forcer en ce moment d'accepter le Hanovre, c'était mettre en conflit dans son cœur profondément troublé, l'avidité et l'honneur, c'était la placer dès lors dans une situation cruelle. Sans doute c'est quelque chose, c'est même beaucoup que de satisfaire l'intérêt des hommes, ce n'est rien si on les humilie, car heureusement il y a dans le cœur humain autant d'orgueil que d'avidité. Enrichir la Prusse et la couvrir de confusion, ce n'était pas en faire une alliée, mais une ingrate, qui serait d'autant plus ingrate qu'elle serait plus honnête. Napoléon offrit le Hanovre à la Prusse l'épée sur la gorge.—Le Hanovre ou la guerre, sembla-t-il dire à M. d'Haugwitz, qui n'hésita pas, et qui préféra le Hanovre. Napoléon ne s'en tint pas là, et il lui fit payer ce don déjà si amer par le sacrifice du marquisat d'Anspach et du duché de Berg, de manière qu'il diminuait le don sans diminuer la honte. C'était de plus une grave imprudence, car c'était rendre la guerre interminable avec l'Angleterre. En effet, il était impossible que le vieux Georges III consentît jamais à céder le patrimoine de sa famille, et les rois anglais avaient alors dans la république monarchique d'Angleterre une influence qu'ils n'ont plus. M. d'Haugwitz, parti de Potsdam pour Schœnbrunn aux grands applaudissements de la cour, parti pour faire la loi à la France, et lui déclarer la guerre au profit de l'Angleterre, revint donc à Berlin après avoir reçu la loi, et en rapportant la plus belle des dépouilles britanniques. Quelle ne devait pas être l'agitation d'un roi honnête, d'une nation fière, d'une cour vaine et passionnée!

Ainsi Napoléon au lieu de tirer de son incomparable victoire d'Austerlitz la paix continentale et la paix maritime, double paix qu'il lui était facile de s'assurer en décourageant pour jamais ou en désintéressant les alliés de l'Angleterre, avait désolé les uns, humilié les autres, et laissé à tous une guerre désespérée comme seule ressource. Il avait même créé à la paix un obstacle invincible par le don du Hanovre à la Prusse.

Tout était donc faute dans les arrangements de Vienne en 1806, mais Napoléon ne se borna pas même à ces fautes déjà si graves. Revenu à Paris, une ivresse d'ambition, inconnue dans les temps modernes, envahit sa tête. Il songea dès lors à un empire immense, appuyé sur des royaumes vassaux, lequel dominerait l'Europe et s'appellerait d'un nom consacré par les Romains et par Charlemagne, Empire d'Occident. Napoléon avait déjà préparé deux royaumes vassaux, dans la république Cisalpine convertie en royaume d'Italie, et dans l'État de Naples ôté aux Bourbons pour le donner à son frère Joseph. Il y ajouta la Hollande convertie de république en monarchie, et attribuée à Louis Bonaparte. Mais ce n'était pas tout encore. L'Empire d'Occident pour être complet devait embrasser l'Allemagne. Napoléon s'y était créé pour alliés les princes de Bavière, de Wurtemberg, de Baden. Il leur abandonna les dépouilles de l'Autriche, de la Prusse, des princes ecclésiastiques non sécularisés, leur livra la noblesse immédiate, les fit rois, et leur demanda pour ses frères, ses enfants adoptifs et ses lieutenants, des princesses qu'ils livrèrent avec empressement. À ce même moment l'Allemagne qui n'était pas remise encore des bouleversements que le système des sécularisations y avait produits, chez laquelle restaient une foule de questions pendantes, tomba dans un état de désordre extraordinaire. Les princes souverains, demeurés électeurs ou devenus rois, pillaient les biens de la noblesse et de l'Église, ne payaient pas les pensions des princes ecclésiastiques dépossédés, et tous les opprimés, dans leur désespoir, invoquaient, non l'Autriche vaincue ou la Prusse frappée de ridicule, mais le maître unique des existences, c'est-à-dire Napoléon. De ce recours universel à lui, naquit l'idée d'une nouvelle confédération germanique, qui porterait le titre de Confédération du Rhin, et serait placée sous le protectorat de Napoléon. Elle se composa de la Bavière, du Wurtemberg, de Baden, de Nassau, et de tous les princes du midi de l'Allemagne. Ainsi l'Empereur d'Occident, médiateur de la Suisse, protecteur de la Confédération du Rhin, suzerain des royaumes de Naples, d'Italie, de Hollande, n'avait plus que l'Espagne à joindre à ces États vassaux, et il serait alors plus puissant que Charlemagne. Voilà jusqu'où était montée la fumée de l'orgueil dans le vaste cerveau de Napoléon.

En présence d'une pareille dislocation, François II ne pouvant conserver le titre d'Empereur d'Allemagne, abdiqua ce titre pour ne plus s'appeler qu'Empereur d'Autriche. C'était, après toutes ses pertes de territoire, la plus humiliante des dégradations à subir. La Prusse, chassée elle aussi de la vieille Confédération germanique, avait pour ressource de rattacher autour d'elle les princes du nord de l'Allemagne, et de se faire ainsi le chef d'une petite Allemagne réduite au tiers. Elle en demanda la permission qu'on lui accorda froidement, avec la secrète pensée de décourager ceux qui seraient tentés de se confédérer avec elle. C'étaient donc griefs sur griefs, et pour l'Autriche qu'il eût fallu punir sans la pousser au désespoir, et pour la Prusse qu'il eût fallu chercher à s'attacher en servant ses intérêts, et en ménageant son honneur. Enfin, c'était la plus illusoire de toutes les politiques que d'entrer à ce point dans les affaires germaniques. En effet dans le cours du moyen âge l'Allemagne, ne pouvant arriver à l'unité, s'était arrêtée à l'état fédératif. Tout en réservant leur indépendance, les États qui la composent s'étaient confédérés, pour se défendre contre leurs puissants voisins, et naturellement contre le plus puissant de tous, contre la France. À cela la France avait répondu par une politique tout aussi naturelle et tout aussi légitime. Profitant des jalousies allemandes, elle avait appuyé les petits princes contre les grands, et la Prusse contre l'Autriche. Mais de cette politique traditionnelle et légitime, aller jusqu'à créer une Confédération germanique qui ne serait pas germanique mais française, qui nous chargerait de toutes les affaires des Allemands, nous exposerait à toutes leurs haines, nous donnerait des alliés du jour destinés à être des traîtres du lendemain, était de la folie d'ambition, et rien de plus. Dans tout pays qui a une politique traditionnelle, il existe un but assigné par cette politique, et vers lequel on marche plus ou moins vite selon les temps. Faire à chaque époque un pas vers ce but, c'est marcher comme la nature des choses. En faire plus d'un est imprudent; les vouloir faire tous à la fois c'est se condamner certainement à manquer le but en le dépassant. Par le recez de 1803, Napoléon avait approché autant que possible du but de notre politique traditionnelle en Allemagne. Par la Confédération du Rhin, il l'avait désastreusement dépassé. Il était ainsi dans le droit international ce que les Jacobins avaient été dans le droit social. Ils avaient voulu refaire la société, il voulait refaire l'Europe. Ils y avaient employé la guillotine; il y employait le canon. Le moyen était infiniment moins odieux, et entouré d'ailleurs du prestige de la gloire. Il n'était guère plus sensé.

Tels étaient les fruits de la grande victoire d'Austerlitz. Malgré ces erreurs la victoire subsistait, éclatante, écrasante. La Russie profondément abattue, l'Angleterre effrayée de son isolement, souhaitaient la paix, et rien n'était plus facile que de la conclure avec ces deux puissances. Napoléon en laissa passer l'occasion, et mit ainsi le comble à ses fautes.

Au sujet des bouches du Cattaro que les Autrichiens avaient perfidement livrées aux Russes, au lieu de nous les remettre, le czar avait envoyé M. d'Oubril à Paris. L'Autriche, la Prusse, ayant directement traité leurs affaires avec la France, le czar renonçait à se mêler de ce qui les concernait. Mais il y avait deux familles souveraines dont la Russie s'était constituée la patronne, celle de Savoie et celle des Bourbons de Naples. La Russie aurait voulu la Sardaigne pour l'une, et la Sicile pour l'autre. À cette condition elle était prête à sanctionner tout ce que Napoléon avait fait. L'Angleterre avait passé des mains de M. Pitt aux mains de M. Fox. Le moment était des plus favorables pour conclure la paix maritime. M. Fox avait accrédité à Paris les lords Yarmouth et Lauderdale. L'Angleterre entendait garder Malte et le Cap, et moyennant cette concession elle nous laissait bouleverser l'Europe comme nous l'avions bouleversée, seulement elle aurait bien voulu aussi qu'on accordât la Sicile aux Bourbons de Naples, et la Sardaigne à la maison de Savoie. Ainsi le continent de l'Italie eût appartenu aux Bonaparte, auxquels il eût fourni des apanages, et les deux grandes îles italiennes, la Sardaigne et la Sicile, seraient devenues l'indemnité des vieilles familles dépossédées. À ce prix le grand Empire d'Occident tel qu'on l'avait constitué, eût été accepté par la Russie et surtout par l'Angleterre. C'était bien le cas de traiter sur de semblables bases, mais l'orgueil, et une faute d'habileté (genre de faute que Napoléon commettait rarement) empêchèrent ce prodigieux résultat.

Napoléon ne voulait traiter que séparément avec la Russie et l'Angleterre, pour mieux leur faire la loi. Elles s'y prêtèrent à un certain degré, par désir d'avoir la paix. M. d'Oubril négocia d'un côté, les lords Yarmouth et Lauderdale négocièrent de l'autre, mais en s'entendant secrètement. Napoléon, en effrayant M. d'Oubril, lui arracha la signature d'un traité séparé, qui, au lieu de la Sicile, attribuait aux Bourbons de Naples les Baléares qu'il se proposait d'obtenir de l'Espagne moyennant échange. Cette signature alarma l'Angleterre, et c'était le moment ou jamais de terminer avec elle, pendant qu'elle était effrayée de son isolement. Napoléon crut habile d'attendre les ratifications russes, se flattant de faire alors de l'Angleterre ce qu'il voudrait. Mais pendant qu'il attendait, M. Fox mourut; l'Angleterre obtint que les ratifications russes ne fussent pas données, et la paix fut ainsi manquée. Le calcul raffiné est permis, mais à la condition de réussir. Quand il échoue, il vaut à ceux qui se sont trompés le titre de renards pris au piége.

Cependant la paix n'était pas encore absolument impossible. En ce moment la fermentation prussienne, que Napoléon avait produite, était parvenue au comble. Placée entre l'honneur et le Hanovre, la Prusse était horriblement agitée, et en voulait cruellement à celui qui la mettait dans cette alternative. De plus il lui arriva coup sur coup deux nouvelles qui la poussèrent au désespoir. D'une part elle crut découvrir que la France décourageait secrètement les princes allemands du Nord de se confédérer avec elle, ce qui était vrai dans une certaine mesure, et ce que l'électeur de Hesse lui exagéra jusqu'à la calomnie; d'autre part elle apprit que pour avoir la paix maritime, Napoléon était prêt à rendre le Hanovre à la maison royale d'Angleterre. Il ne l'avait pas dit, mais laissé entendre, et en effet son intention était de s'adresser à la Prusse, de lui restituer Anspach et Berg, et de lui reprendre le Hanovre, en lui déclarant franchement que la paix du monde était à ce prix. Mais il avait eu le tort de différer cette franche ouverture. La Prusse se considéra comme jouée, bafouée, traitée en puissance de troisième ordre, et passa de l'agitation à la fureur. Napoléon la laissa dire et faire, ne crut pas de sa dignité de lui donner des explications qui auraient pu être parfaitement satisfaisantes, et comme elle montrait son épée, lui montra la sienne. Il était importuné d'entendre parler sans cesse des soldats du grand Frédéric qu'il n'avait pas vaincus, et la guerre de Prusse s'ensuivit. Naturellement l'Angleterre et la Russie furent de la partie, et la paix générale sur terre et sur mer que Napoléon aurait pu obtenir avec la reconnaissance de son titre impérial et de son immense empire, fut ajournée jusqu'à de nouveaux prodiges.

Le génie de Napoléon et la valeur de son armée étaient à leur apogée. En un mois il n'y eut plus ni armée ni monarchie prussiennes, et à l'aspect de la mer du Nord ses soldats s'écrièrent spontanément: Vive l'Empereur d'Occident[28]! Leur enthousiasme avait deviné son ambition. Il en conçut une joie profonde, sans avouer du reste la passion secrète qu'il nourrissait pour ce beau titre. Les Russes s'étaient avancés au secours des Prussiens. Napoléon courut à eux, les rejeta au delà de la Vistule, et trouvant sur son chemin la Pologne, songea à la relever, sans se demander si on peut ressusciter les États plus facilement que les individus. Il était animé contre les Russes, et ne songeait qu'à leur causer les plus grands déplaisirs et les plus grands dommages. Il livra à Czarnowo, à Pultusk, de sanglantes batailles, fit à Eylau une première expérience de ce climat du Nord et de ce désespoir des peuples, devant lesquels il devait succomber plus tard, et, pendant un hiver passé sur la neige, opéra des prodiges d'habileté et d'énergie. Enfin le printemps venu, il livra et gagna la bataille de Friedland, la plus belle peut-être de tous les siècles par la promptitude et la profondeur des combinaisons, par la grandeur des conséquences. Alexandre tomba à ses pieds comme avaient fait François II et Frédéric-Guillaume, et le grand conquérant des temps modernes s'arrêta, car il avait senti à cette distance la terre manquer sous ses pas. Seul aux extrémités du continent, entouré d'États détruits, éprouvant pourtant le besoin de s'appuyer sur un allié quel qu'il fût, Napoléon imagina de s'appuyer sur son jeune ennemi vaincu. En effet l'alliance autrichienne, toujours impossible à cette époque, l'était devenue davantage depuis les rigueurs qui avaient suivi Austerlitz; l'alliance prussienne avait été manquée, et il ne restait plus que l'alliance russe. Mobile par défaut de principes arrêtés, en présence d'un prince mobile par nature, Napoléon passa brusquement d'une politique à l'autre, en entraînant son jeune émule à sa suite. Il conçut alors le système de deux grands empires, un d'Occident qui serait le sien, un d'Orient qui serait celui d'Alexandre, le sien bien entendu devant dominer l'autre, lesquels décideraient de tout dans le monde. Il eut une entrevue sur le radeau de Tilsit avec le czar, le releva de sa chute, le flatta, l'enivra, et sortit de ce célèbre radeau avec l'alliance russe. Pourtant il eût fallu s'expliquer, et l'alliance devant reposer sur des complaisances réciproques, déterminer l'étendue de ces complaisances. Napoléon était pressé, Alexandre séduit, on s'embrassa, on se promit tout, mais on ne s'expliqua sur rien. Alexandre laissa voir le dessein de prendre la Finlande, à quoi Napoléon consentit, ayant de nombreuses raisons d'en vouloir à la Suède. De plus Alexandre laissa percer tous les désirs d'un jeune homme à l'égard de l'Orient. Au mot de Constantinople Napoléon bondit, puis se contint, et permit à son nouvel allié tous les rêves qu'il lui plut de concevoir. C'est sur de telles bases que dut reposer l'union des deux empires. On signa le traité de Tilsit. Napoléon enleva à la Prusse une moitié de ses États, et lui rendit l'autre moitié à la prière d'Alexandre. D'une partie des États prussiens et de quelques sacrifices demandés à Alexandre, Napoléon composa le grand-duché de Varsovie, fantôme agitateur pour les Polonais, alarmant pour les anciens copartageants, lequel fut donné au roi de Saxe. Avec le surplus des dépouilles prussiennes, et avec l'électorat de Hesse, Napoléon composa le royaume de Westphalie, destiné à son frère Jérôme. La Saxe, agrandie du grand-duché, et le nouveau royaume de Westphalie, durent faire partie de la Confédération du Rhin, qui s'étendit ainsi jusqu'à la Vistule. On ne pouvait certes accumuler plus de contre-sens. Une Allemagne sous un empereur français, comprenant un royaume français, celui de Westphalie, un duché français, celui de Berg (conféré à Murat), comprenant la Saxe agrandie sans l'avoir voulu, et la Pologne à moitié restaurée, ne comprenant ni la Prusse à demi détruite, ni l'Autriche que l'extension promise à la Russie sur le Danube achevait de désoler; aux deux extrémités de cette Allemagne si peu allemande deux empereurs, l'un de Russie, l'autre de France, se promettant une amitié inviolable pourvu que chacun des deux laissât faire à l'autre ce qui lui plairait, et se gardant bien de s'expliquer de peur de n'être pas d'accord, l'un notamment rêvant d'aller à Constantinople où son allié ne voulait pas le laisser aller, l'autre ayant commencé une Pologne que son allié ne voulait pas lui laisser achever; enfin, en dehors de ce chaos, l'Angleterre se promenant autour des deux empires alliés avec cent vaisseaux et deux cents frégates, l'Angleterre implacable, résolue de hâter la ruine de cet extravagant édifice, tel fut le système dit de Tilsit, imaginé au lendemain de l'immortelle victoire de Friedland. Quel fruit politique d'un si beau triomphe militaire!

Assurément, si au milieu du torrent qui l'entraînait, Napoléon avait été capable de s'arrêter et de réfléchir, il aurait pu après Friedland, encore mieux qu'après Austerlitz, revenir d'un seul coup à la belle politique du Consulat, complétée, consolidée, et n'ayant qu'un inconvénient, celui d'être trop agrandie. Le continent, qu'on pouvait regarder déjà comme vaincu à Austerlitz, l'était définitivement et sans appel après Friedland. L'armée du grand Frédéric, toujours citée pour piquer l'orgueil du vainqueur de Marengo et d'Austerlitz, n'était plus. Les distances qui protégeaient la Russie, comme le détroit de Calais protégeait l'Angleterre, avaient été surmontées. Il ne restait nulle part une résistance imaginable sur le continent. De la hauteur de sa toute-puissance Napoléon pouvait relever la Prusse comme si elle n'avait pas été vaincue, en lui rendant la totalité de ses États moins le Hanovre consacré à payer la paix maritime. À ce prix il eût conquis tous les cœurs prussiens, même celui de la reine, même celui de Blucher, et la Prusse eût été dès lors une solide alliée, car, après la leçon d'Iéna, après l'acte de générosité qui l'aurait suivie, il n'y avait pas une suggestion anglaise, russe ou autrichienne, qui pût pénétrer dans ses oreilles ou dans son cœur. Napoléon, dans cette hypothèse, n'aurait rien demandé à Alexandre, si ce n'est de souffrir pour punition de sa défaite que les provinces danubiennes passassent à l'Autriche. Celle-ci, dédommagée, eût été à demi calmée. Enfin, s'il avait voulu pousser la sagesse au comble, Napoléon aurait pu reconstituer l'Allemagne, en la confédérant autour de la Prusse et de l'Autriche, habilement balancées l'une par l'autre, et, à défaut de ce grand effort de raison, il aurait pu, en conservant la ridicule Confédération du Rhin, ne pas faire de nouvelles victimes parmi les princes allemands, pardonner par exemple à l'électeur de Hesse, et permettre à la Prusse de confédérer l'Allemagne du Nord autour d'elle. À cette condition Napoléon eût été le vrai maître du continent, et l'Angleterre, définitivement isolée, lui eût demandé la paix à tout prix. Mais, nous le reconnaissons, c'est là un rêve! On ne s'arrête pas au milieu de tels entraînements! Napoléon emporté au gré des événements et de ses passions, renversant un État après l'autre, prenant, rejetant successivement les alliances, alla jusqu'au bord du Niémen ramasser l'alliance russe dans les boues de la Pologne, et revint la tête ivre d'orgueil, d'ambition, de gloire, laissant derrière lui la Prusse, l'Allemagne, l'Autriche désespérées, et croyant leur imposer par l'alliance de la Russie à laquelle il préparait une Pologne, et à laquelle il ne voulait donner ni Constantinople, ni même Bucharest et Yassy! Si on nous demande comment, avec un si grand génie guerrier et même politique, on arrive à commettre de telles erreurs, nous demanderons comment avec tant de talents et de sentiments généreux, la Révolution française en arriva aux folies sanguinaires de 1793, et nous dirons que c'est en mettant la raison de côté pour se livrer aux passions. Seulement il y aura pour Napoléon une excuse de moins, car un homme devrait être plus facile à contenir que la multitude. Malheureusement, l'exemple le prouve, un homme entraîné par l'orgueil, l'ambition, le sentiment de la victoire, ne sait guère plus se dominer que la multitude elle-même.

Au retour de Tilsit on joua une comédie dont on était convenu. La Russie, la Prusse et l'Autriche contraintes, s'unirent à la France pour déclarer à l'Angleterre que si elle n'écoutait pas la voix de ses anciens alliés, et refusait la paix, on lui ferait une guerre générale et acharnée, et surtout une guerre commerciale par la clôture des ports du continent. Et certainement, si on lui avait adressé une telle déclaration au nom de la Prusse rétablie par la générosité de Napoléon, de l'Autriche consolée par sa politique, et de la Russie dégoûtée par des défaites répétées de guerroyer pour autrui, l'Angleterre se serait rendue. Mais elle se rit d'une déclaration arrachée aux uns par la force, aux autres par une combinaison éphémère, et brava fièrement les menaces de cette prétendue coalition européenne. Toutefois le blocus continental commença. L'Angleterre avait frappé le continent d'interdit; Napoléon à son tour frappa la mer d'interdit, en fermant tous les ports européens, soit à l'Angleterre, soit à ceux qui se seraient soumis à ses lois maritimes. De tout ce qu'il avait imaginé dans cette campagne, c'était ce qu'il y avait de plus sérieux et de plus efficace. Cet interdit maintenu quelques années, l'Angleterre aurait été probablement amenée à céder. Malheureusement le blocus continental devait ajouter à l'exaspération des peuples obligés de se plier aux exigences de notre politique, et Napoléon allait lui-même préparer à l'Angleterre un immense dédommagement en lui livrant les colonies espagnoles.

L'une des causes qui avaient précipité la résolution de Napoléon à Tilsit, c'était l'Espagne. Le trône de Philippe V était resté aux Bourbons. Il était naturel que dans l'élan de son ambition, Napoléon songeât à se l'approprier. C'était le plus beau des trônes après celui de France à faire entrer dans les mains des Bonaparte, et le complément le plus indiqué de l'empire d'Occident. Ce grand empire, suzerain de Naples, de l'Italie, de la Suisse, de l'Allemagne, de la Hollande, devenant encore suzerain de l'Espagne, n'avait plus rien à désirer que la soumission des peuples à ce gigantesque édifice. Mais le prétexte pour une telle annexion n'était pas facile à trouver. Au nombre des bassesses qui déshonoraient alors la famille d'Espagne, on pouvait compter sa docilité envers Napoléon. Le bon Charles IV avait pour le héros du siècle une admiration, un dévouement sans bornes. La nation elle-même, enthousiaste du Premier Consul devenu empereur, semblait demander ses conseils pour les suivre. Comment à de telles gens répondre par la guerre? De plus il y avait en Espagne un peuple ardent, fier, neuf, et capable d'une résistance imprévue, qui pourrait bien n'être pas aisée à dompter. Sous l'impuissance apparente de la cour d'Espagne se cachaient donc des difficultés graves. Peut-être en sachant attendre, on eût trouve la solution dans la corruption même de la cour d'Aranjuez. Un roi honnête, mais d'une faiblesse, d'une incapacité extrêmes, et telles qu'on les voit seulement à l'extinction des races, une reine impudique, un favori effronté déshonorant son maître, un mauvais fils voulant profiter de ces désordres pour hâter l'ouverture de la succession, et une nation indignée prête à tout pour se délivrer de ce spectacle odieux, offraient des chances à un voisin ambitieux et tout-puissant. Il était possible que la cour d'Espagne s'abîmât dans sa propre corruption, et demandât un roi à Napoléon. Déjà on lui avait demandé une reine pour être l'épouse de Ferdinand, et ce moyen moins direct de rattacher l'Espagne au grand Empire avait été mis à sa disposition. Mais Napoléon ne voulait rien d'indirect ni de différé. Il voulait tout entière et tout de suite la couronne d'Espagne. Il imagina une série de moyens qui aboutirent à une révolte universelle.

Il avait déjà envahi le Portugal sous prétexte de le fermer à l'Angleterre, et la famille de Bragance avait fui au Brésil. Ce fut pour lui un trait de lumière. Il imagina en accumulant les troupes sur la route de Lisbonne, avec tendance à prendre la route de Madrid, d'effrayer les Bourbons, de les faire fuir, et puis de les arrêter à Cadix. Grâce à cette machination la cour d'Espagne allait s'enfuir, et le complot réussir, quand le peuple espagnol indigné courut à Aranjuez, empêcha le départ, faillit égorger Godoy, et proclama Ferdinand VII qui accepta la couronne arrachée à son père. Napoléon dans cet acte dénaturé trouvant un nouveau thème, en place de celui que le peuple d'Aranjuez venait de lui enlever, attira le père et le fils à Bayonne, et les mit aux prises. Le père leva sa canne pour battre son fils devant Napoléon, qui poussa des cris d'indignation, prétendit qu'on lui avait manqué de respect, fit abdiquer le père pour incapacité, le fils pour indignité, et en présence de l'Europe révoltée de ce spectacle, de l'Espagne confondue et furieuse, osa mettre la couronne de Philippe V sur la tête de son frère Joseph, et transporta celle de Naples sur la tête faible et ambitieuse du pauvre Murat. Ainsi commença cette fatale guerre d'Espagne, qui consuma pendant six ans entiers les plus belles armées de la France, et prépara aux Anglais un champ de bataille inexpugnable.

Cette dernière faute commise, les conséquences se précipitèrent. Napoléon avait cru que quatre-vingt mille conscrits avec quelques officiers tirés des dépôts suffiraient pour mettre à la raison les Espagnols. Mais sous un tel climat, en présence d'une insurrection populaire qu'on ne pouvait pas vaincre avec des masses habilement maniées, et qu'on ne pouvait soumettre qu'avec des combats opiniâtres et quotidiens, ce n'étaient pas des conscrits qu'il aurait fallu. Baylen fut la première punition d'une grave erreur militaire et d'un coupable attentat politique. Ce premier acte de résistance au grand Empire émut l'Europe, et rendit l'espérance à des cœurs que la haine dévorait. Napoléon frappé du mouvement qui s'était manifesté dans les esprits depuis Séville jusqu'à Kœnigsberg, appela son allié Alexandre à Erfurt pour s'entendre avec lui, et fut obligé alors de sortir du vague de ses promesses magnifiques. Il en sortit en accordant les provinces danubiennes. C'était trop, mille fois trop, car c'était mettre les Russes aux portes de Constantinople. Alexandre, qui avait rêvé Constantinople, feignit d'être satisfait, parce qu'il voulait achever la conquête de la Finlande, et qu'il trouvait bon de prendre au moins les bords du Danube en attendant mieux. Napoléon et lui se quittèrent en s'embrassant, en se promettant de devenir beaux-frères, mais à moitié désenchantés de leur menteuse alliance. Rassuré par l'entrevue d'Erfurt, Napoléon mena en Espagne ses meilleures armées, celles devant lesquelles le continent avait succombé. C'était le moment attendu par l'Autriche et par tous les ressentiments allemands. Alors eut lieu une nouvelle levée de boucliers européenne, celle de 1809. Napoléon, après avoir chassé devant lui, mais non dompté les Espagnols qui fuyaient sans cesse, allait détruire l'armée anglaise de Moore qui ne savait pas fuir aussi vite, quand l'Autriche en passant l'Inn le rappela au nord. Il quitta Valladolid à franc étrier, en promettant que dans trois mois il n'y aurait plus d'Autriche, vola comme l'éclair à Paris, de Paris à Ratisbonne, et avec un tiers de vieux soldats restés sur le Danube, et deux tiers de conscrits levés à la hâte, opéra des prodiges à Ratisbonne, entra encore en vainqueur à Vienne, et contint toutes les insurrections allemandes prêtes à éclater.

Pourtant à la manière dont la victoire fut disputée à Essling d'abord, à Wagram ensuite, au frémissement de l'Allemagne et de l'Europe, Napoléon sentit quelques lueurs de vérité pénétrer dans son âme. Il comprit que le monde avait besoin de repos, et que s'il ne lui en donnait pas, il s'exposerait à un soulèvement général des peuples. Il prit donc certaines résolutions qui étaient le résultat de cette sagesse passagère. Il projeta de retirer ses troupes de l'Allemagne (des territoires du moins qui ne lui appartenaient pas), afin de diminuer l'exaspération générale; il résolut de terminer, en y mettant de la suite, les affaires d'Espagne qui offraient à l'Angleterre un prétexte et un moyen de perpétuer la guerre; il s'occupa de contraindre cette puissance à céder par l'interdiction absolue du commerce, et systématisa dans cette vue le blocus continental. Enfin il songea à se remarier, comme si en s'assurant des héritiers il avait assuré l'héritage, comme si la félicité impériale avait dû être la félicité des peuples!

Pourtant, si ces résolutions prises sous une sage inspiration eussent été sérieusement exécutées, il est possible que l'ordre de choses exorbitant que Napoléon prétendait établir, eût acquis de la consistance, peut-être même de la durée, du moins en tout ce qui ne contrariait pas invinciblement les sentiments et les intérêts des peuples. S'il eût réellement évacué l'Allemagne, employé en Espagne des moyens proportionnés à la difficulté de l'œuvre, et persévéré sans violence dans le blocus continental, il aurait probablement obtenu la paix maritime, ce qui eût fait cesser les principales souffrances des populations européennes, supprimé une grave cause de collision avec les États soumis au blocus continental, et enfin s'il eût couronné le tout d'un mariage qui eût été une véritable alliance, il aurait vraisemblablement consolidé un état de choses excessif, et l'eût perpétué dans ce qu'il n'avait pas d'absolument impossible. Mais le caractère, les habitudes prises conduisirent bientôt Napoléon à des résultats diamétralement contraires à ses velléités passagèrement pacifiques. Ainsi, en évacuant quelques parties de l'Allemagne, il accumula ses troupes de Brême à Hambourg, de Hambourg à Dantzig, sous le prétexte du blocus continental. Il fit mieux: pour plus de simplicité, il réunit à l'Empire la Hollande, Brême, Hambourg, Lubeck, et le duché d'Oldenbourg qui appartenait à la famille impériale russe. En même temps il réunit la Toscane et Rome à l'Empire. Le Pape lui avait résisté, il le fit enlever, conduire à Savone, puis à Fontainebleau, où il le détint respectueusement. Il fit exécuter depuis Séville jusqu'à Dantzig des saisies de marchandises, qui sans ajouter beaucoup à l'efficacité du blocus continental, ajoutèrent cruellement à l'irritation des peuples contre ce système. Tandis qu'il était si rigoureux dans l'exécution du blocus, surtout à l'égard de ceux que le blocus n'intéressait point, il y commettait lui-même les plus étranges infractions en permettant au commerce français de trafiquer avec l'Angleterre au moyen des licences, ce qui donnait au système un aspect intolérable, car la France semblait ne pas vouloir endurer les peines d'un régime imaginé pour elle seule. Quant à l'Espagne, dont il importait tant de terminer la guerre, Napoléon, s'abusant sur la difficulté, eut le tort ou de n'y pas envoyer des forces plus considérables, ou de n'y pas aller lui-même, car sa présence eût au moins permis de faire concourir les forces existantes à un résultat décisif. La guerre d'Espagne s'éternisa, aux dépens de l'armée française qui s'y épuisait, à la plus grande gloire des Anglais qui paraissaient seuls tenir le grand Empire en échec. Enfin, le mariage de Napoléon, qui aurait pu être comme un signal de paix, comme une espérance de repos pour l'Europe épuisée, au lieu de procurer une solide alliance, fut au contraire une occasion de rompre l'alliance russe, sur laquelle on avait fait reposer toute la politique impériale depuis Tilsit. C'était une princesse russe que Napoléon devait épouser, d'après ce qu'on s'était promis à Erfurt. Mais Alexandre qui, en se jetant dans notre alliance, s'y était jeté tout seul, car sa cour, sa nation, moins mobiles et moins rusées que lui, ne voyaient pas que s'il était inconséquent, il gagnait à son inconséquence la Finlande et la Bessarabie, Alexandre, pour disposer de sa sœur, avait besoin de quelques ménagements envers sa mère, et dès lors de quelques délais. Napoléon ne souffrant pas qu'on le fît attendre, abandonna brusquement cette négociation à peine commencée, et sans prendre la peine de se dégager, épousa une princesse autrichienne. L'Autriche s'était hâtée de la lui offrir, moins pour former des liens avec la France, que pour rompre les liens de la France avec la Russie, et il l'avait acceptée, parce qu'on lui avait fait attendre la princesse russe, parce que la princesse autrichienne était de plus noble extraction, parce qu'elle lui procurait un mariage comme les Bourbons en contractaient jadis. À partir de ce jour l'alliance avec la Russie, alliance fausse, mensongère, mais spécieuse, et par cela momentanément utile, était brisée. Napoléon était seul dans le monde avec son orgueil et son armée, armée admirable mais éparpillée de Cadix à Kowno.

Ainsi le résultat de ses vues pacifiques à la suite de Wagram était celui-ci: Réunion à l'Empire de la Hollande, des villes anséatiques, du duché d'Oldenbourg, de la Toscane, de Rome; captivité du Pape; rigueurs intolérables et infractions inexplicables dans l'exécution du blocus continental; prolongation indéfinie de la guerre d'Espagne; rupture de l'alliance russe, sans avoir acquis l'alliance de la cour d'Autriche, avec laquelle on avait contracté un mariage de vanité!

Telle était la situation de Napoléon en 1811, après douze années d'un règne absolu, soit comme Premier Consul, soit comme Empereur. Il fallait une solution. Se lassant de la chercher dans la Péninsule, depuis que Masséna avait été arrêté devant les lignes de Torrès-Védras, Napoléon s'occupa de la trouver ailleurs. L'Autriche, la Prusse, profondément soumises en apparence, le cœur ulcéré mais la tête basse, ne proféraient pas une parole qui ne fût une parole de déférence, et faisaient entendre tout au plus une prière si elles avaient quelque intérêt trop souffrant à défendre. La Russie, un peu moins humble, osait seule discuter avec le maître du continent, mais du ton le plus doux. On voyait qu'elle n'avait pas cessé de compter sur son éloignement géographique, bien qu'à Friedland elle eût senti qu'à la distance de la Seine au Niémen les coups de Napoléon étaient encore bien rudes. Elle se plaignait modérément de ce qu'on avait dépouillé son parent le duc d'Oldenbourg. Elle demandait que par une convention secrète on la rassurât sur l'avenir réservé au grand-duché de Varsovie, que Napoléon avait agrandi après Wagram, et qui n'était rien, ou devait être la Pologne. Enfin, elle résistait à la nouvelle forme donnée au blocus continental. Elle disait que chacun devait être libre d'établir chez soi les lois commerciales qu'il jugeait les meilleures; qu'elle avait promis de fermer les rivages russes au commerce britannique, et qu'elle tenait parole; qu'il entrait sans doute quelques bâtiments anglais sous le pavillon américain, mais qu'ils étaient infiniment peu nombreux, et qu'elle ne pouvait l'empêcher sans révolter ses peuples. Tout cela, on s'en souvient, était dit avec une modération infinie, et appuyé de raisonnements très-solides. Quant à l'outrage fait à la princesse russe, la Russie se taisait, mais de manière à prouver qu'elle l'avait vivement senti.

Ces objections indignèrent Napoléon. Lui avoir résisté, même sans bruit, même sans que le monde en sût rien, c'était à ses yeux avoir donné le signal de la révolte. De ce que quelqu'un, quelque part, opposait une objection à ses volontés arbitraires, il se tenait pour bravé. À la colère de l'orgueil se joignit chez lui un calcul. Achever la guerre d'Espagne en Espagne semblant difficile, et surtout long, les effets du blocus continental se faisant attendre, l'expédition de Boulogne étant depuis longtemps abandonnée, il crut qu'il fallait aller tout terminer sur les bords de la Dwina et du Dniéper. Il se figura que lorsque de Cadix à Moscou il n'y aurait plus une ombre de résistance, et que la Russie serait réduite à l'état de la Prusse ou de l'Autriche, il aurait résolu la question européenne, que l'Angleterre à bout de constance se rendrait, que l'Empire français s'étendant de Rome à Amsterdam, d'Amsterdam à Lubeck, serait fondé, avec les royaumes d'Espagne, de Naples, d'Italie, de Westphalie, pour royaumes vassaux! Ainsi colère d'orgueil, calcul de finir au Nord ce qui ne finissait pas au Midi, telles furent les véritables et seules causes de la guerre de Russie.

Cette funeste entreprise fut tentée avec des moyens formidables, et commença à Dresde par un spectacle inouï de puissance d'un côté, de dépendance de l'autre, donné par Napoléon et les souverains du continent pendant un mois tout entier. Ceux-ci, plus ulcérés et plus humbles que jamais, se présentèrent devant leur maître l'humilité sur le front, la haine dans le cœur. Bien que Napoléon, loin d'avoir perdu de ses facultés comme capitaine, possédât au contraire ce que la plus grande expérience pouvait ajouter au plus grand génie, cependant l'art de la guerre lui-même avait perdu quelque chose sous l'influence de l'immensité et de la précipitation des entreprises. Dans tous les arts en effet, il arrive souvent qu'on fait mal en faisant trop. Les conceptions étaient plus vastes sans doute, l'exécution était moins parfaite. Dans la guerre de Russie notamment, le luxe introduit parmi nos généraux, les précautions imaginées contre un climat inconnu et redouté, avaient chargé l'armée d'équipages, embarrassants même à de faibles distances, accablants à des distances considérables. De plus le désir de pousser au nombre, l'habitude de tout terminer par un habile maniement des masses, avaient fait négliger la qualité des troupes. Un seul corps était resté modèle, celui du maréchal Davout, et deux cent mille hommes comme les siens eussent gagné la cause que perdirent les six cent mille transportés au delà du Niémen. Mais, singulier exemple des progrès de la bassesse sous le despotisme! on en voulait presque au maréchal Davout d'être demeuré si sévère, si correct dans la tenue de ses troupes, au milieu de la corruption générale. Ainsi l'art, parvenu à sa perfection théorique dans les conceptions de Napoléon, s'était quelque peu corrompu dans la pratique. La campagne de 1812 présenta l'image d'une expédition à la manière de Xerxès. Huit jours s'étaient à peine écoulés depuis le passage du Niémen, que deux cent mille hommes avaient déjà quitté les drapeaux, et donnaient le spectacle déplorable et contagieux d'une dissolution d'armée. Peut-être en s'arrêtant Napoléon aurait-il resserré ses rangs, consolidé sa base d'opération, et réussi à porter un coup mortel au colosse russe. Mais en présence de l'Europe attentive, sourdement et profondément haineuse, désirant notre ruine, il fallait un de ces prodiges sous lesquels Napoléon l'avait accoutumée à fléchir, comme Austerlitz, Iéna, Friedland. Napoléon courut après ce prodige jusqu'aux bords de la Moskowa, y trouva un prodige en effet dans la journée du 7 septembre 1812, mais un prodige de carnage, et rien de décisif, alla chercher du décisif jusqu'à Moscou même, y trouva du merveilleux, puis un sacrifice patriotique effroyable, l'incendie de Moscou, et resta ainsi tout un mois hésitant, incertain à l'extrémité du monde civilisé. Jamais assurément il ne montra plus de ténacité, d'esprit de combinaison, que dans les vingt et quelques jours passés et perdus à Moscou. Mais la constance épuisée de ses lieutenants manqua aux combinaisons par lesquelles il voulait sortir de l'abîme où il s'était jeté. Il fallut revenir. Le climat, la distance, agissant à la fois sur une armée accablée des fardeaux qu'elle portait avec elle, et qui comptait dans ses rangs trop d'étrangers, trop de jeunes gens, cette armée tomba en dissolution au milieu de l'immensité glacée de la Russie. Au début de la retraite Napoléon eut quelques jours de stupéfaction qui donnèrent à son caractère une apparence de défaillance, mais ce furent quelques jours perdus à contempler, à reconnaître son prodigieux changement de fortune. À la Bérézina son caractère reparut tout entier, et il ne faillit plus même à Waterloo. Ceux qui accusent ici le génie militaire de Napoléon commettent une erreur de jugement. Ce n'est pas au génie militaire de Napoléon qu'il faut s'en prendre, mais à cette volonté délirante, impatiente de tous les obstacles, qui des hommes voulant s'étendre à la nature, trouva dans la nature la résistance qu'elle ne trouvait plus dans les hommes, et succomba sous les éléments déchaînés. Ce n'est donc pas le militaire qui eut tort et fut puni par le résultat, c'est le despote à la façon des despotes d'Asie. Avec moins d'esprit qu'il n'en avait, et dans un autre siècle, Napoléon aurait peut-être comme Xerxès fait fouetter la mer pour lui avoir désobéi. Pourtant on vit bien quelque chose qui rappelait cette extravagance, car pendant plusieurs mois ce fut un déchaînement inouï de ses écrivains contre le climat de la Russie, seule cause, affirmaient-ils, de tous nos malheurs. Ainsi la forme des choses change, mais la folie humaine persiste!

Napoléon désertant son armée, disent ses détracteurs, la quittant sans pitié, dira l'impartiale histoire, afin d'aller en préparer une autre, traversa l'Allemagne en secret, l'Allemagne plus stupéfaite que lui, et ayant besoin elle aussi de se reconnaître pour croire à son changement de fortune. Il eut le temps d'échapper et de ressaisir à Paris les rênes de l'Empire. La France consternée lui fournit avec un empressement où il n'entrait aucune indulgence pour ses erreurs, de quoi venger et relever nos armes. Il employa ces dernières ressources avec un génie militaire éprouvé et agrandi par le malheur. L'Allemagne soulevée avait tendu les mains à la Russie, et à l'union de l'Europe contre nous il ne manquait que l'Autriche. De la conduite qu'on tiendrait envers cette puissance allait dépendre le salut ou la ruine de la France. L'Autriche prit tout à coup une attitude aussi honorable qu'habile, à laquelle on n'avait pas même droit de s'attendre, et qu'on dut uniquement au ministre négociateur du mariage de Marie-Louise, lequel cherchait à ménager convenablement la transition de l'alliance à la guerre. Entre les peuples de l'Europe voulant que tous les opprimés s'unissent contre le commun oppresseur, et la France invoquant les liens du sang, l'Autriche se posa hardiment et franchement en arbitre. Elle demandait certes bien peu de chose, elle demandait qu'on renonçât à cette Allemagne française qualifiée de Confédération du Rhin, qu'on rendît à l'Allemagne ses ports indispensables, Lubeck, Hambourg, Brême, qu'on lui rendît à elle-même Trieste, qu'enfin on renonçât à cette fausse Pologne appelée grand-duché de Varsovie. À ce prix elle nous laissait la Westphalie, la Lombardie et Naples à titre de royaumes vassaux, la Hollande, le Piémont, la Toscane, les États romains constitués en départements français, et ne parlait pas de l'Espagne. Elle nous concédait donc deux fois plus que nous ne devions désirer, et deux fois plus que le fils de Napoléon n'aurait pu garder. Napoléon ne voulant pas croire que l'Autriche osât sérieusement se constituer arbitre entre lui et l'Europe, se flattant, depuis que la guerre s'était rapprochée du Rhin, de la soutenir victorieusement, se hâta pendant qu'on négociait de gagner deux batailles, celles de Lutzen et de Bautzen, où, sans cavalerie et avec une infanterie composée d'enfants, il battit les meilleures troupes de l'Europe; puis traitant l'Autriche en subalterne, ne tenant aucun compte de ses avis, même de ses prières, convaincu qu'il referait sa grandeur sans elle, malgré elle, il rompit l'armistice de Dresde, et recommença cette funeste lutte avec l'Europe entière, qu'il ouvrit par une des plus belles victoires de son règne, celle de Dresde, lutte dont il serait peut-être sorti victorieux s'il se fût borné à défendre la ligne de l'Elbe de Kœnigstein à Magdebourg. Mais dans la téméraire espérance de refaire d'un seul coup et tout entière son ancienne grandeur, il voulut étendre sa gauche jusqu'à Berlin, sa droite jusqu'aux environs de Breslau, afin d'intercepter les secours qu'on aurait pu envoyer de Prague à Berlin, et tandis que de sa personne il restait victorieux sur l'Elbe, il fut vaincu dans la personne de ses lieutenants, tant sur la route de Breslau que sur celle de Berlin, fut alors obligé de se concentrer, se concentra trop tard, perdit la ligne de l'Elbe, essaya de la reconquérir à Leipzig, et là, dans la plus grande action guerrière des siècles, lutta trois jours consécutifs sans perdre son champ de bataille. Mais réduit à battre en retraite, il fut atteint par un accident funeste, l'explosion du pont de Leipzig, accident fortuit en apparence, en réalité inévitable, car il résultait des proportions exorbitantes que Napoléon avait données à toutes choses. Il y perdit une partie de son armée, et ce déplorable accident lui valut, de la Saale au Rhin, une seconde retraite, moins longue mais presque aussi triste que celle de Russie. Le typhus acheva sur le Rhin cette armée que la France lui avait fournie pour réparer le désastre de 1812.

Une fois sur le Rhin, l'Autriche persistant dans sa prudence, fit offrir à Napoléon la paix aux conditions du traité de Lunéville, c'est-à-dire la France avec ses frontières naturelles. Il ne la refusa point, mais il exprima son acceptation avec une ambiguïté de langage qui tenait à la fois à l'orgueil et à la crainte de s'affaiblir par trop d'empressement à traiter: nouvelle faute qui, cette fois, était la suite presque inévitable des fautes antérieures. Mais l'Europe, qui avait tremblé à l'idée d'envahir la France, apprit bientôt en approchant combien Napoléon s'était aliéné les esprits; elle profita dès lors de l'ambiguïté de l'acceptation pour retirer ses offres, et marcha droit sur Paris. Napoléon, qui croyait avoir le temps de réunir des forces suffisantes, et se regardait comme invincible en deçà du Rhin, n'eut que les tristes restes de Leipzig pour tenir tête à l'Europe, c'est-à-dire 60 à 70 mille hommes, les uns épuisés, les autres enfants, contre 300 mille soldats aguerris. En ce moment on lui proposa encore la paix, mais avec la France de 1790. Ayant pour la première fois raison contre ses conseillers, au lieu du fol orgueil d'un conquérant asiatique déployant le noble orgueil du citoyen, comprenant que la France de 1790 serait mieux placée dans les mains des Bourbons que dans les siennes, il refusa les conditions de Châtillon, et n'ayant que des débris lutta jusqu'au dernier jour avec une énergie indomptable.

L'histoire, on peut le dire, ne présente pas deux fois le spectacle extraordinaire qu'il offrit pendant ces deux mois de février et mars 1814. En effet ses lieutenants assaillis par toutes les frontières se retirent en désordre, et arrivent à Châlons consternés. Il accourt, seul, sans autre renfort que lui-même, les rassure, les ranime, rend la confiance à ses soldats démoralisés, se précipite au-devant de l'invasion à Brienne, à la Rothière, s'y bat dans la proportion d'un contre quatre, et même contre cinq, étonne l'ennemi par la violence de ses coups, parvient ainsi à l'arrêter, profite alors de quelques jours de répit, conquis à la pointe de l'épée, pour munir de forces indispensables la Marne, l'Aube, la Seine, l'Yonne, conserve au centre une force suffisante pour courir au point le plus menacé, et là, comme le tigre à l'affût, attend une chance qu'il a entrevue dans les profondeurs de son génie, c'est que l'ennemi se divise entre les rivières qui coulent vers Paris. Cette prévision se trouvant justifiée, il court à Blucher séparé de Schwarzenberg, l'accable en quatre jours, revient ensuite sur Schwarzenberg séparé de Blucher, le met en fuite, le ramène des portes de Paris à celles de Troyes, voit alors l'ennemi lui offrir une dernière fois la paix, c'est-à-dire la couronne, refuse l'offre parce qu'elle ne comprend pas les limites naturelles, court de nouveau sur Blucher, l'enferme entre la Marne et l'Aisne, va le détruire pour jamais, et relever miraculeusement sa fortune, quand Soissons ouvre ses portes! Nullement troublé par ce changement soudain de fortune, il lutte à Craonne, à Laon, avec une ténacité indomptable, est près de ressaisir la victoire que Marmont lui fait perdre par une faute, se retire à demi vaincu sans être ébranlé, ne désespère pas encore, bien que la manœuvre de courir de Blucher à Schwarzenberg ne soit plus possible, parce qu'elle est trop prévue, parce qu'il n'a pas vaincu Blucher, parce qu'enfin on est trop près les uns des autres! Toujours inépuisable en ressources, il imagine alors de se porter sur les places pour y rallier les garnisons et s'établir sur les derrières de l'ennemi avec cent mille hommes. Avant d'exécuter cette marche audacieuse, il donne à Arcis-sur-Aube un coup dans le flanc de Schwarzenberg afin de l'attirer à lui, court ensuite vers Nancy, lorsque l'ennemi se décidant à marcher sur Paris, parvient à en forcer les portes. Napoléon y revient en toute hâte, trouve l'ennemi dispersé sur les deux rives de la Seine, s'apprête à l'accabler, quand ses lieutenants lui arrachent son épée, le punissant ainsi trop tard d'en avoir abusé, et lui, l'homme des guerres heureuses, termine sa carrière après avoir déployé toutes les ressources du caractère et du génie dans une guerre désespérée, où il ajoute à l'éclat, à l'audace, à la fécondité de ses premières campagnes, une qualité qu'il lui restait à déployer, et qu'il déploie jusqu'au prodige, la constance inébranlable dans le malheur!

Telle fut la carrière de Napoléon de son commencement à sa fin. Nous l'avons résumée en quelques pages pour la mieux faire saisir; résumons ce résumé pour en tirer les leçons profondes qu'il contient.

Au milieu de la France épuisée de sang, révoltée du spectacle auquel elle avait assisté pendant dix années, le général Bonaparte s'empara de la dictature au 18 brumaire, et ce ne fut là, quoi qu'on en dise, ni une faute ni un attentat. La dictature n'était pas alors une invention de la servilité, mais une nécessité sociale. La liberté, pour qu'elle soit possible, exige que, gouvernements, partis, individus, se laissent tout dire avec une patience inaltérable. C'est à peine s'ils en sont capables lorsque n'ayant rien de sérieux à se reprocher, ils n'ont à s'adresser que des calomnies. Mais lorsque les hommes du temps pouvaient justement s'accuser d'avoir tué, spolié, trahi, pactisé avec l'ennemi extérieur, les imaginer en face les uns des autres, discutant paisiblement les affaires publiques, est une pure illusion. Ce n'est donc pas d'avoir pris la dictature qu'il faut demander compte au général Bonaparte, mais d'en avoir usé comme il le fit de 1800 à 1814.

Lorsqu'en présence des affreux désordres d'une longue révolution, son génie, sensé autant qu'il était grand, s'appliquait à réparer les fautes d'autrui, il ne laissa rien à désirer. Il avait trouvé les Français acharnés les uns contre les autres, et il pacifia la Vendée, rappela les émigrés, leur rendit même une partie de leurs biens. Il avait trouvé le schisme établi et troublant toutes les âmes: il n'eut pas la prétention de le faire cesser avec son épée, il s'adressa respectueusement au chef spirituel de l'univers catholique qu'il avait rétabli sur son trône, le remplit de sa raison, l'amena à reconnaître les légitimes résultats de la Révolution française, obtint de lui notamment la consécration de la vente des biens d'Église, la déposition de l'ancien clergé et l'institution d'un clergé orthodoxe et nouveau, l'absolution des prêtres assermentés ou sortis des ordres, et, après une négociation de près d'une année, chef-d'œuvre d'adresse autant que de patience, composa de tous les rapports de l'État avec l'Église une admirable constitution, la seule de nos constitutions qui ait duré, le Concordat. La Révolution avait commencé nos lois civiles sous l'inspiration des passions les plus folles; il les reprit et les acheva sous l'inspiration du bon sens et de l'expérience des siècles. Il rétablit les impôts nécessaires, abolis par les complaisants de la multitude, organisa une comptabilité infaillible, créa une administration active, forte et probe. Au dehors fier, résolu, mais contenu, il sut se servir de la force en y joignant la persuasion. En Suisse, il opéra une seconde pacification de la Vendée, au moyen de l'acte de médiation, qui en changeant de nom, est resté la constitution définitive de la Suisse. Il reconstitua l'Allemagne bouleversée par la guerre en indemnisant les princes dépossédés avec les biens d'Église, et en rétablissant entre les confédérés un juste équilibre. Tenant ainsi d'une main équitable et ferme la balance des intérêts allemands, et la faisant légèrement pencher vers la Prusse sans révolter l'Autriche, il prépara l'alliance prussienne, seule possible alors, et en même temps suffisante. Après avoir ainsi au dedans comme au dehors opéré le bien praticable et désirable, admiré du monde, adoré de la France, il ne lui restait qu'à s'endormir au sein de cette gloire si pure, et à permettre au monde fatigué de s'endormir avec lui.

Vain rêve! cet homme qui avait si bien jugé, si bien réprimé les passions d'autrui, ne sut pas se contenir dès qu'on eut blessé les siennes. Des émigrés réfugiés à Londres l'insultèrent: l'Angleterre les laissa dire parce que d'après ses lois elle ne pouvait les en empêcher, et de plus elle les écouta parce qu'ils flattaient sa jalousie. Quel miracle qu'il en fût ainsi, et quelle raison de s'en étonner, de s'en irriter surtout! Mais ce héros, ce sage, que le monde admirait, ne se possédait déjà plus. Il demanda vengeance, et ne l'obtenant pas au gré de sa colère, il outragea l'ambassadeur de la Grande-Bretagne. Tandis qu'il n'aurait fallu que patienter quelques jours pour que l'Angleterre évacuât Malte, il rompit la paix d'Amiens, et mit ainsi Malte pour jamais dans les mains britanniques. Les émigrés qui l'avaient injurié conspirèrent contre sa vie, ayant malheureusement des princes pour confidents ou pour complices. Dans l'impuissance d'atteindre les uns et les autres, il alla sur le territoire neutre saisir un prince qui peut-être n'ignorait pas ces complots, mais qui n'y avait point trempé, et il le fit fusiller impitoyablement. L'Europe révoltée de cette violation de territoire réclama; il insulta l'Europe. Hélas! dans son âme bouleversée les passions avaient vaincu la raison, et les révolutions de cette âme puissante devenant celles du monde, la politique forte et contenue du Consulat fit place à la politique aveugle et désordonnée de l'Empire. Ce fut la première des grandes fautes du Premier Consul, et la plus décisive, car elle devint la source de toutes les autres.

Aux prises avec la Grande-Bretagne, le Premier Consul voulut la saisir corps à corps en traversant le détroit. Mais pour passer la mer avec sécurité il aurait fallu apaiser le continent, et il prit Gênes! Alors le continent éclata, et la guerre de maritime devint continentale, ce qui n'était pas à regretter, car on lui fournit ainsi l'occasion de battre l'Angleterre dans la personne de ses alliés, et de résoudre la question sur terre au lieu de la résoudre sur mer. Après avoir écrasé l'Autriche à Ulm et à Austerlitz, il renvoya chez elle la Russie battue et confuse, et couvrit de ridicule la Prusse accourue pour lui faire la loi. C'était le cas de revenir à la raison, et de se replacer dans la paix de Lunéville et d'Amiens consolidée et agrandie. En ne faisant subir à l'Autriche que les pertes inévitables, en la dédommageant même au besoin; en consolant la Prusse de l'embarras de sa position par des égards, par des dons qui ne la couvrissent pas de honte, en ne demandant rien à la Russie que de se tenir hors d'une querelle qui lui était étrangère, Napoléon aurait isolé l'Angleterre, l'aurait contrainte de traiter aux conditions qu'il voulait, et il serait rentré dans la politique consulaire avec son titre impérial universellement reconnu, avec quelques acquisitions de plus, inutiles sans doute, mais brillantes. Malheureusement au lieu de faire de ses triomphes d'Ulm et d'Austerlitz ce qu'ils étaient, ce qu'ils devaient être, le moyen de vaincre l'Angleterre par terre, il y chercha l'occasion de la monarchie universelle. Ce fut la seconde de ses grandes fautes et celle qui définitivement devait l'engager dans la voie de la politique follement conquérante. Alors on le vit coup sur coup prendre Naples pour son frère Joseph, la Lombardie pour son fils adoptif Eugène, la Hollande pour son frère Louis, destinés tous les trois à devenir rois vassaux du grand empire d'Occident, briser l'Allemagne qu'il avait reconstituée et qui était l'un de ses plus glorieux ouvrages, créer une Allemagne française sous le titre de Confédération du Rhin, une Allemagne dont la Prusse et l'Autriche étaient exclues, mettre la couronne des Césars sur sa tête, humilier la Prusse par le don du Hanovre! et cependant, il était si puissant à cette époque, qu'il n'avait pas encore rendu la paix impossible par ces excès, tant on la désirait avec lui pour ainsi dire à tout prix. La Russie lui avait envoyé M. d'Oubril, l'Angleterre lord Lauderdale, et elles ne demandaient d'autre satisfaction, après tant d'entreprises exorbitantes, que la Sicile pour la maison de Bourbon, la Sardaigne pour la maison de Savoie. Napoléon voulant traiter séparément avec l'une et avec l'autre, pour les mieux plier à ses volontés, manqua la paix avec toutes deux, la paix qui eût été la consécration de tout ce qu'il avait osé, refusa une simple explication à la Prusse, au sujet de la restitution du Hanovre à Georges III, et se retrouva rejeté dès lors dans la guerre universelle. Mais il avait les premiers soldats du monde, et il était le premier capitaine des temps modernes, peut-être même de tous les temps. On le vit en quelques mois anéantir l'armée prussienne à Iéna, et achever la destruction de l'armée russe à Friedland. À partir de ce jour, l'envie n'avait plus une seule piqûre à faire à son orgueil: elle ne pouvait plus lui opposer ni l'armée du grand Frédéric, évanouie en une journée, ni les distances qui devaient rendre la Russie invincible. C'était le cas, bien plus encore qu'après Austerlitz, de rentrer dans la vraie politique, de se servir de sa puissance sur le continent pour priver à jamais l'Angleterre d'alliés, en gratifiant par exemple l'Autriche des provinces danubiennes, en faisant de ce don à l'Autriche la seule punition de la Russie, en relevant la Prusse abattue, en lui rendant tout ce qu'elle avait perdu par son imprudence, en la comblant ainsi de surprise, de joie, de reconnaissance; et certes avec l'Autriche consolée, avec la Prusse à jamais rattachée à la France, avec la Russie deux fois punie de son intervention imprudente, l'Angleterre isolée pour toujours eût rendu les armes, et l'Empire gigantesque déjà imaginé par Napoléon eût été consacré. Mais la cause qui l'avait fait sortir de la politique modérée de 1803, qui l'avait empêché d'y rentrer après Austerlitz, subsistait, et enivré d'orgueil, cherchant à systématiser ses fautes pour les excuser à ses propres yeux, supprimant de sa pensée, comme s'ils n'existaient pas, la plupart des États de l'Europe, il ne voulut plus voir que deux grands Empires, celui d'Occident et celui d'Orient, s'appuyant l'un sur l'autre, et, forts de cet appui, se permettant tous les excès de pouvoir sur le monde esclave. Ce fut la troisième des grandes fautes de Napoléon, car cette alliance russe, unique fondement désormais de sa politique, ne pouvait être qu'un mensonge ou un attentat contre l'Europe, un mensonge s'il voulait tout se permettre de son côté sans rien permettre à la Russie, un attentat contre l'Europe s'il ouvrait à son alliée la route de Constantinople. Hélas! emporté par le torrent de la conquête, il allait si vite, et réfléchissait si peu, qu'il ne s'était pas dit jusqu'où il laisserait la Russie s'avancer sur la route de Constantinople, et ce qu'il ferait de ce grand-duché de Varsovie, qui n'était rien s'il n'était la Pologne! Ce qu'il s'était dit, c'est qu'avec la complaisance de la Russie il résoudrait la question d'Espagne, et c'était désormais sa pensée dominante. L'Espagne restée aux Bourbons manquait seule à son vaste Empire, et il était pressé d'en faire l'un des royaumes vassaux de l'Occident. L'Espagne soumise, honteuse de son état, lui demandant une politique, un gouvernement, une épouse, eût peut-être été amenée à lui demander un roi, à condition qu'il sût attendre. Mais il était devenu incapable de patience comme de modération, et il avait imaginé de faire fuir les Bourbons d'Aranjuez, pour les arrêter à Cadix. Le peuple espagnol s'étant opposé à leur fuite, il les avait attirés à Bayonne, avait précipité le père et le fils l'un sur l'autre, s'était autorisé de leurs divisions pour déclarer l'un incapable, l'autre indigne, et avait terminé cette sombre comédie par une usurpation qui révolta l'Europe, souleva l'Espagne, et fit de celle-ci une immense Vendée, au sein de laquelle un peuple neuf comme les Espagnols, un peuple opiniâtre comme les Anglais, nous suscitèrent une guerre sans fin! Cette faute fut la quatrième du règne impérial, et la plus grande assurément après celle d'être sorti de la politique modérée de 1803, car elle entraîna la ruine de l'armée française, seul appui de la dynastie des Bonaparte, depuis que Napoléon avait fait de son règne le règne de la force.

Baylen, nom funeste, Baylen fut la première punition de l'attentat de Bayonne. À l'aspect de paysans révoltés tenant tête à nos soldats et les forçant à capituler, on vit l'Europe abattue reprendre courage, et l'Autriche impatiente donner en 1809 le signal de la révolte générale. Napoléon privé de ses meilleurs soldats employés en Espagne, courut sur l'Autriche avec des conscrits, accomplit des prodiges à Ratisbonne, s'exposa à un grand danger à Essling par excès de précipitation, opéra de nouveaux prodiges à Wagram, et fit tomber ainsi cette première révolte européenne dont l'Autriche avait prématurément donné le signal.

Pourtant la terre avait tremblé sous les pieds de Napoléon, et quelques lumières avaient pénétré dans sa tête enivrée. Il avait senti le besoin d'apaiser l'Europe, et avait formé le projet d'évacuer l'Allemagne, d'appliquer le blocus continental avec persévérance, de terminer la guerre d'Espagne en s'occupant exclusivement de cette guerre, de réduire par ce double moyen l'Angleterre à la paix, de se reposer alors, de laisser reposer le monde, et de se marier pour donner un héritier à la monarchie universelle.

Avec ces vues pacifiques, Napoléon, en quinze mois, avait réuni à l'Empire, la Hollande, Brême, Hambourg, Lubeck, Oldenbourg, la Toscane, Rome, avait fait enlever le Pape, défendu aux commerçants du continent de communiquer avec les Anglais, tout en accordant aux commerçants français la faculté d'aller à Londres et d'en revenir au moyen des licences, épousé enfin une archiduchesse autrichienne, sans daigner se dégager avec la sœur d'Alexandre, parce qu'on la lui avait fait attendre, et terminé ainsi ce mensonge de l'alliance russe, qui avait valu à la Russie la Finlande, la Bessarabie, et à nous la faculté de nous perdre en Espagne!

Néanmoins le continent, quoique plein de haine, se soumettait sous l'impression de la bataille de Wagram. La Russie seule avait présenté quelques observations sur le territoire d'Oldenbourg enlevé à un prince de sa famille, sur la manière d'entendre le blocus continental, sur le grand-duché de Varsovie successivement augmenté jusqu'à devenir bientôt une Pologne. Là-dessus Napoléon trouvant trop longue la guerre d'Espagne, trop long le blocus continental, voulut s'enfoncer en Russie, s'imaginant que lorsqu'il aurait puni à cette distance une puissance qui avait osé élever la voix, il aurait terminé la terrible lutte entreprise avec le monde civilisé. Ce fut la cinquième de ses grandes fautes, et nous ne saurions dire à quel degré elle est plus ou moins grande que les précédentes, car on est embarrassé de prononcer entre elles, et de décider quelle est la plus grave, d'avoir rompu hors de propos la paix d'Amiens, d'avoir rêvé la monarchie universelle après Austerlitz, d'avoir après Friedland fondé sa politique sur l'alliance inexpliquée de la Russie, de s'être engagé en Espagne, ou d'être allé se précipiter sur la route de Moscou. Quoi qu'il en soit, il se fit suivre de six cent mille soldats, et entreprit cette fois de lutter contre les hommes et contre la nature. Mais la nature se défend mieux que les hommes, et elle résista en opposant tour à tour au vainqueur des Alpes la distance, les chaleurs, le froid, la disette. Et pourtant elle-même aurait pu être vaincue avec le temps! Mais du temps, Napoléon n'en avait pas. Le monde sourdement conjuré ne lui en laissait point, et il fallait qu'il fût vainqueur en une campagne. Il succomba alors dans une catastrophe qui sera la plus tragique des siècles.

La France désolée lui donna généreusement de quoi refaire sa grandeur et la nôtre, et il était près de la refaire après Lutzen et Bautzen, au delà même de ce qui était désirable, lorsque le fol espoir de la refaire tout entière et d'un seul coup lui fit commettre la sixième de ses grandes fautes, et la dernière parce qu'elle consomma sa ruine, celle de refuser les conditions de Prague, et d'étendre le rayon de ses opérations de Dresde à Berlin, tandis qu'en concentrant ses forces derrière l'Elbe il aurait pu se rendre inexpugnable. Contraint d'abandonner l'Allemagne, il reçut une dernière offre, celle de la frontière du Rhin, à quoi il eut le tort de faire une réponse ambiguë, par crainte de se montrer trop pressé de traiter, et tandis qu'il perdait un mois à s'expliquer, l'Europe usant de ce mois pour s'éclairer sur la situation de la France, retira son offre, et passa le Rhin. Napoléon alors employant à résister à des conditions humiliantes les talents, le caractère qu'il avait employés à se perdre, finit en grand homme un règne commencé en grand homme, mais vicié à son milieu par une ambition à la façon des conquérants d'Asie, règne étrange duquel on peut dire qu'il n'y a rien de plus parfait que le début, de plus extravagant que le milieu, de plus héroïque que la fin.

Ainsi cet homme grand et fatal, après avoir atteint la perfection pendant le Consulat, sort de la politique forte et modérée de 1803 à la première blessure faite à son orgueil, veut se jeter sur l'Angleterre, en est détourné par le continent qu'il a lui-même provoqué, le châtie cruellement, pourrait alors par un effort de générosité et de sagesse rentrer dans la vraie politique, une première fois à Austerlitz, une seconde fois à Friedland, mais tout-puissant sur le monde, profondément faible sur lui-même, il se lance dans le champ des chimères, rêve un vaste empire d'Occident qui doit embrasser l'Europe civilisée depuis la Pologne jusqu'à l'Espagne, pour s'aider à réaliser son rêve, flatte le rêve russe, reçoit cependant à Essling, à Wagram, un premier avertissement de l'Europe exaspérée, songe à en profiter, pourrait, avec de la modération, de la patience, consolider peut-être son chimérique empire, mais, incapable de patience autant que de modération, veut précipiter ce résultat, court en Russie, ne précipite que sa propre fin; pourrait, après Lutzen et Bautzen, sauver de sa grandeur plus qu'il n'est désirable d'en sauver, et pour n'avoir pas accepté à Prague cette transaction avec la fortune, tombe pour ne plus se relever! Tel est le règne en quelques mots.

Si, pour trouver le vrai sens de ce spectacle extraordinaire, nous reculons d'un pas en arrière, comme on fait devant un objet trop grand pour être jugé de près, si nous remontons à la Révolution française elle-même, alors tout s'explique, et nous voyons que c'est une des phases de cette immense révolution, phase tragique et prodigieuse comme les autres, et nous le reconnaissons à ce caractère essentiel du règne impérial: l'intempérance. De 1789 à 1800, nous assistons au premier emportement de la Révolution française; de 1800 à 1814, nous assistons à sa réaction sur elle-même, réaction dont l'Empire est la souveraine expression, et dans l'un comme dans l'autre le délire des passions est le trait essentiel. La Révolution française se lance dans le champ des réformes sociales avec le cœur plein de sentiments généreux, avec l'esprit plein d'idées grandes et fécondes, elle rencontre des obstacles, s'en étonne, s'en irrite, comme si le char de l'humanité en roulant sur cette terre ne devait pas y trouver de frottement, s'emporte, devient ivre et furieuse, verse en abondance le sang humain sur l'échafaud, révolte le monde, est elle-même révoltée de ses propres excès, et de ce sentiment naît un homme, grand comme elle, comme elle voulant le bien, le voulant ardemment, précipitamment, par tous les moyens, et le bien alors c'est de la faire reculer elle-même, de lui infliger démentis sur démentis, leçons sur leçons. Ah! quand il ne faut que donner des leçons à la Révolution française, Napoléon les lui donne admirables! Il condamne le régicide, la guerre civile, le schisme, la captivité du Pape, la république universelle, la fureur de la guerre, et rappelle les émigrés, remet le Pape à Rome, conclut le Concordat, accorde à l'Europe la paix de Lunéville et d'Amiens. Mais le monde n'est qu'obstacles, dans quelque sens qu'on marche, en avant ou en arrière. Au premier tort de ses adversaires, digne fils de sa mère, intempérant comme elle, n'admettant ni une résistance ni un délai, le sage Consul s'emporte, commet le régicide à Vincennes, rouvre le schisme, détient le Pape à Fontainebleau, retombe dans la guerre, cette fois générale et continue, à la république universelle substitue la monarchie universelle, et, phénomène de passion inouï, de même que la Révolution dont il n'est que le continuateur, le représentant, ou le fils, comme on voudra l'appeler, laisse après lui d'immenses calamités, de grands principes et une gloire éblouissante. Les calamités et la gloire sont pour la France, les principes pour le monde entier!

Si, après l'étonnement, l'admiration, l'effroi, qu'on éprouve devant ce spectacle, on veut en tirer une leçon profonde, une leçon à ne jamais oublier, il faut se dire, que, fût-on la plus belle, la plus généreuse des révolutions, fût-on le plus grand des hommes, se contenir est le premier devoir. Leçon banale, dira-t-on! oui, banale dans son énoncé, mais toujours neuve, à voir comment en profitent les générations en se succédant; leçon qu'il faut répéter sans cesse, et qui est, à elle seule, le résumé de la sagesse privée ou publique. En effet, l'élan ne manque jamais ni aux individus ni aux nations, surtout aux grandes nations et aux grands individus. Ce qui leur manque, c'est la retenue, la raison, le gouvernement d'eux-mêmes. Pour les hommes, privés ou publics, ordinaires ou extraordinaires, pour les nations, pour les révolutions surtout, qui ne sont le plus souvent qu'un élan irréfléchi vers le bien, se contenir est le secret pour être honnête, pour être habile, pour être heureux, pour réussir en un mot. Si on ne sait se contenir, c'est-à-dire se gouverner, on perd la cause que dans l'excès de son amour on a voulu faire triompher par la violence ou la précipitation! Ayons toujours trois exemples mémorables sous les yeux: la Convention a perdu la liberté, Napoléon la grandeur française, la maison de Bourbon la légitimité, c'est-à-dire ce qu'ils étaient spécialement chargés de faire triompher! Mais nous disons trop quand nous disons perdu, car les nobles choses ne sont jamais perdues en ce monde, elles ne sont que compromises.

Après avoir jugé le règne de Napoléon, il resterait à juger l'homme lui-même, comme militaire, politique, administrateur, législateur, penseur, écrivain, et à lui assigner sa place dans cette glorieuse famille où l'on compte Alexandre, Annibal, César, Charlemagne, Frédéric le Grand. Mais pour que le jugement fût complet, il faudrait que la carrière de l'homme fût terminée. Or elle ne l'est pas à l'île d'Elbe. La Providence réservait encore à Napoléon deux épreuves: elle devait le remettre en présence des puissances de l'Europe occupées à se partager nos dépouilles, et troublées dans ce partage par son retour de l'île d'Elbe; elle devait surtout le placer un moment en présence de la liberté renaissante. C'est le spectacle donné en 1815, pendant la période dite des Cent Jours, spectacle triste et tragique, qui nous reste à retracer. Après quoi nous pourrons juger l'homme tout entier, et après avoir jugé l'homme impartialement, notre tâche sera finie, et nous laisserons la postérité juger notre jugement lui-même, si elle daigne s'en occuper pour le réviser ou le confirmer.

FIN DU LIVRE CINQUANTE-TROISIÈME ET DU TOME DIX-SEPTIÈME.

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