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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 17/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Cette longue agonie devait finir. Les commissaires des puissances étaient arrivés, et Napoléon les avait parfaitement accueillis, excepté le commissaire prussien, qui lui rappelait deux souvenirs pénibles: ses anciens torts envers la Prusse, et la conduite odieuse de l'armée prussienne envers nos provinces ravagées. Il l'avait traité avec politesse et froideur. Tout étant prêt dès le 18, Napoléon, mieux informé de ce qui s'était passé à Rambouillet entre sa femme et son beau-père, comprit que cette entrevue de laquelle il avait espéré quelque chose, moins pour lui que pour Marie-Louise et le Roi de Rome, n'aboutirait qu'à le priver de leur présence, et que ces êtres chéris, considérés non comme une famille, mais comme une partie des grandeurs du trône, lui seraient probablement enlevés avec le trône lui-même. Départ de Napoléon. Il en conçut un mouvement d'irritation fort vif, et un instant fut prêt à briser le traité du 11 avril, et à se précipiter dans de nouvelles aventures. Revenu bientôt à la raison et à la résignation, il se montra résolu à partir. Mais les ordres pour le gouverneur de l'île d'Elbe n'étant pas assez explicites, M. de Caulaincourt courut de nouveau à Paris pour les faire préciser. Enfin le 20 au matin, plus rien ne manquant, Napoléon se décida à quitter Fontainebleau. Le bataillon de sa garde destiné à le suivre à l'île d'Elbe était déjà en route. La garde elle-même était campée à Fontainebleau. Il voulut lui adresser ses adieux. Il la fit ranger en cercle autour de lui, dans la cour du château, puis, en présence de ses vieux soldats profondément émus, il prononça les paroles suivantes: Ses adieux à sa garde. «Soldats, vous mes vieux compagnons d'armes, que j'ai toujours trouvés sur le chemin de l'honneur, il faut enfin nous quitter. J'aurais pu rester plus longtemps au milieu de vous, mais il aurait fallu prolonger une lutte cruelle, ajouter peut-être la guerre civile à la guerre étrangère, et je n'ai pu me résoudre à déchirer plus longtemps le sein de la France. Jouissez du repos que vous avez si justement acquis, et soyez heureux. Quant à moi, ne me plaignez pas. Il me reste une mission, et c'est pour la remplir que je consens à vivre, c'est de raconter à la postérité les grandes choses que nous avons faites ensemble. Je voudrais vous serrer tous dans mes bras, mais laissez-moi embrasser ce drapeau qui vous représente....—Alors attirant à lui le général Petit, qui portait le drapeau de la vieille garde, et qui était le modèle accompli de l'héroïsme modeste, il pressa sur sa poitrine le drapeau et le général, au milieu des cris et des larmes des assistants, puis il se jeta dans le fond de sa voiture, les yeux humides, et ayant attendri les commissaires eux-mêmes chargés de l'accompagner.

Voyage de Napoléon. Son voyage se fit d'abord lentement. Le général Drouot ouvrait la marche dans une voiture. Napoléon suivait, ayant dans la sienne le général Bertrand; les commissaires des puissances venaient ensuite. Pendant les premiers relais, des détachements à cheval de la garde accompagnèrent le cortége. Plus loin, les détachements manquant on marcha sans escorte. Accueil qu'il reçoit dans la Bourgogne et le Bourbonnais. Dans la partie de la France qu'on traversait, et jusqu'au milieu du Bourbonnais, Napoléon fut accueilli par les acclamations du peuple, qui tout en maudissant la conscription et les droits réunis voyait en lui le héros malheureux et le vaillant défenseur du sol national. Tandis que la foule entourait sa voiture en criant: Vive l'Empereur! elle faisait entendre autour de celle des commissaires le cri: À bas les étrangers! Plusieurs fois Napoléon s'excusa auprès d'eux de manifestations qu'il ne dépendait pas de lui d'empêcher, mais qui prouvaient cependant qu'il n'était pas dans toute la France aussi impopulaire qu'on avait voulu le dire. En général il s'entretenait librement et doucement avec les fonctionnaires qu'il rencontrait sur la route, recevait leurs adieux, et leur faisait les siens, avec une parfaite tranquillité d'esprit.

Bientôt le voyage devint plus pénible. Aux environs de Moulins les cris de Vive l'Empereur! cessèrent, et ceux de Vive le Roi! Vivent les Bourbons! se firent entendre. Entre Moulins et Lyon, le peuple ne montra que de la curiosité, sans y ajouter aucun témoignage significatif. À Lyon Napoléon avait toujours compté beaucoup de partisans, sensibles à ce qu'il avait fait pour leur ville et pour leur industrie; néanmoins il y avait aussi une portion de la population qui professait des sentiments entièrement contraires. Afin d'éviter toute manifestation on traversa Lyon pendant la nuit. Accueil à Lyon. Pourtant quelques cris de Vive l'Empereur! accueillirent le cortége impérial. Mais ce furent les derniers. En traversant Valence Napoléon rencontra le maréchal Augereau qui venait de publier une proclamation indigne, rédigée, dit-on, par le duc d'Otrante, et se terminant par ces mots: Rencontre avec Augereau. «Soldats, vous êtes déliés de vos serments; vous l'êtes par la nation en qui réside la souveraineté; vous l'êtes encore, s'il était nécessaire, par l'abdication même d'un homme, qui, après avoir immolé des millions de victimes à sa cruelle ambition, n'a pas su mourir en soldat.» Le pauvre Augereau l'avait su encore moins, et ne s'était pas exposé à mourir sur la Saône et le Rhône, où il avait contribué par sa faiblesse et son ineptie à ruiner les affaires de la France. Napoléon qui ne connaissait pas sa proclamation, mais qui connaissait sa triste campagne, ne lui fit cependant aucun reproche, l'accueillit avec une familiarité indulgente, et l'embrassa même en le quittant. En avançant vers le Midi les cris de Vive le Roi! se multiplièrent, et bientôt s'y ajoutèrent ceux-ci: À bas le tyran! À mort le tyran!—À Orange notamment, ces cris furent proférés avec violence. À Avignon, la population ameutée demandait avec emportement qu'on lui livrât le Corse pour le mettre en pièces et le précipiter dans le Rhône. Tandis qu'on traitait de la sorte le génie, coupable mais glorieux, dans lequel s'étaient longtemps personnifiées la prospérité et la grandeur de la France, on criait: Vivent les alliés! autour de la voiture des commissaires. Du reste cette faveur pour l'étranger était heureuse en ce moment, car sans la popularité dont jouissaient les représentants des puissances, Napoléon égorgé eût devancé dans les eaux du Rhône l'infortuné maréchal Brune. Il fallut en effet tous les efforts des commissaires, des autorités, de la gendarmerie, pour empêcher un horrible forfait. Scènes épouvantables à Orgon. À Orgon, on annonçait un nombreux rassemblement de peuple, et des scènes plus violentes encore. Ces populations ardentes, exaspérées par la conscription, par les droits réunis, et par une longue privation de tout commerce, étaient royalistes en 1814, comme elles avaient été terroristes en 1793, et n'avaient besoin que d'une occasion pour se montrer aussi sanguinaires. Napoléon obligé de revêtir un uniforme étranger. Les commissaires, chargés d'une immense responsabilité, ne virent d'autre moyen d'échapper au péril que de faire prendre à Napoléon un déguisement, et on l'obligea de revêtir un uniforme étranger, afin qu'il parût être un des officiers composant le cortége. Cette humiliation, la plus douloureuse qu'il eût encore subie, avait été, on s'en souvient, présente à son esprit lorsqu'il avait avalé le poison préparé par le docteur Yvan; et pourtant toute douloureuse qu'elle était, on put bientôt reconnaître à quel point elle était nécessaire. Lorsqu'on eut atteint la petite ville d'Orgon, le peuple armé d'une potence, se présenta en demandant le tyran, et se jeta sur la voiture impériale pour l'ouvrir de force. Elle ne contenait que le général Bertrand, qui peut-être eût payé de sa vie la fureur excitée contre son maître, si M. de Schouvaloff se jetant à bas de sa voiture, et comme tous les Russes parlant très-bien le français, n'eût cherché à réveiller chez ces furieux les sentiments que devait inspirer un vaincu, un prisonnier. Au surplus son uniforme russe servit M. de Schouvaloff plus que son langage, et il parvint à calmer les plus emportés. Pendant ce temps les voitures échappèrent au péril. Aux relais suivants les scènes de violence allèrent en diminuant, et elles cessèrent tout à fait en approchant de la mer.

Sa douleur. Durant ces cruelles épreuves, Napoléon immobile, silencieux, affectant le plus souvent le mépris, ne put cependant demeurer toujours insensible aux cris répétés de la haine publique, et une fois enfin il fondit en larmes. Il se remit promptement, et tâcha de reprendre une hautaine impassibilité, sans pouvoir toutefois s'empêcher de sentir, à travers la bassesse de ces démonstrations, cette tardive mais infaillible justice des choses, qui serait odieuse à contempler si on ne la considérait que dans les vils instruments qu'elle emploie, mais qui paraît bientôt, si on élève la vue jusqu'à elle, aussi profonde que terriblement rémunératrice. Il ne reste aux grands esprits qui l'ont provoquée par leurs fautes, qu'un honneur, une consolation, c'est de la reconnaître, de la comprendre, et de se résigner à ses arrêts. Après avoir fait couler, non par méchanceté de cœur, mais par excès d'ambition, plus de sang que n'en versèrent les conquérants d'Asie, Napoléon sentait bien, sans le dire, qu'il s'était exposé à ces violentes manifestations de la multitude. Hélas! elle a souvent traîné dans une boue sanglante des sages, des héros vertueux, qui n'avaient mérité que ses hommages, et il faut bien avouer que si elle n'avait jamais été plus basse qu'en cette occasion, il lui était souvent arrivé d'être plus injuste!

Mai 1814. Arrivée de Napoléon à l'île d'Elbe. Ce supplice fut terrible, mais heureusement court. Napoléon trouva au golfe de Saint-Raphaël une frégate anglaise, l'Undaunted, que le colonel Campbell (commissaire pour l'Angleterre) avait fait préparer. Il s'embarqua le 28 avril pour l'île d'Elbe, et jeta l'ancre le 3 mai dans la rade de Porto-Ferrajo. Joie des habitants de cette île. Le lendemain 4 il débarqua au milieu des cris de joie d'une population qui était fière d'avoir pour souverain ce monarque tombé du plus grand des trônes, apportant, disait-on, d'immenses trésors, et devant combler l'île de bienfaits. Pour le dédommager des hommages de l'univers, il avait ainsi les applaudissements de quelques mille insulaires vivant de la pêche ou du travail des mines! Vaine et cruelle comédie des choses humaines! Napoléon, empereur du grand Empire qui s'était étendu de Rome à Lubeck, Napoléon était aujourd'hui le monarque applaudi de l'île d'Elbe!

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