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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 17/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Napoléon accablé de fatigue avait pris un instant de repos à Nangis avec l'intention de se lever au milieu de la nuit, ainsi qu'il en avait la coutume, pour expédier ses ordres qui devaient être donnés la nuit pour arriver à la pointe du jour à leur destination. Temps perdu à Salins par le maréchal Victor. À une heure il était debout, et il apprenait que le maréchal Victor était resté à Salins. Son irritation fut vive, car tous les rapports reçus dans la soirée annonçaient que l'ennemi en se retirant avait pris ses précautions pour nous disputer les ponts de Nogent et de Bray, ce qui n'était que trop facile. En effet les coteaux qui à Montereau bordent la Seine et la dominent, s'en éloignent à Bray et à Nogent, et ne fournissent dès lors aucune position dominante pour tirer sur les ponts. Au contraire des villages, s'étendant sur les deux rives et bien barricadés, présentaient des postes que l'armée de Bohême, concentrée par son mouvement de retraite, pouvait nous disputer longtemps. Il ne restait donc que le pont de Montereau, et ce pont importait d'autant plus que si on le traversait, il était possible de couper le corps de Colloredo aventuré jusqu'à Fontainebleau, et d'enlever ainsi quinze ou vingt mille hommes à la fois, ce qui eût été un événement capital. Efforts de Napoléon pour regagner le temps perdu. Napoléon enjoignit au maréchal Victor de quitter son lit sur-le-champ, d'arracher ses troupes à leur bivouac, et de courir à Montereau. Il s'apprêta lui-même à s'y rendre. Avant de se mettre en route il prescrivit aux maréchaux Oudinot et Macdonald d'emporter, l'un Nogent, l'autre Bray, s'il était possible, et, dans le cas contraire, de se replier sur lui pour déboucher tous ensemble par Montereau. La garde ayant fait une journée en charrettes était arrivée à Nangis; Napoléon lui ordonna de suivre Victor sur Montereau.

Envoi d'un aide de camp du prince de Schwarzenberg pour offrir un armistice à Napoléon. Il avait eu à prendre dans cette journée une résolution qui attestait l'importance de nos récents succès. À son arrivée dans la soirée à Nangis, un aide de camp du prince de Schwarzenberg, le comte de Parr, était venu à l'improviste demander une suspension d'armes, suspension que M. de Caulaincourt peu de jours auparavant offrait vainement d'acheter au prix des plus cruels sacrifices! Comment se faisait-il que de tant de confiance, d'orgueil, de dureté, on eût passé si vite à tant de sagesse et de modération? Les événements accomplis l'expliquaient suffisamment, et prouvaient tout ce que Napoléon avait gagné dans ces derniers jours. Les souverains réunis à Nogent autour du prince de Schwarzenberg, après avoir eu d'abord de vagues nouvelles de Blucher, avaient su bientôt avec détail l'étendue des revers éprouvés par ce fougueux général, et s'apercevant aux rudes attaques qu'ils venaient d'essuyer eux-mêmes que Napoléon était présent, avaient conçu tout à coup des résolutions plus modestes que celles dans lesquelles ils persistaient la veille encore. L'armée de Bohême était effectivement dans une situation très-grave, car elle s'avançait de front sur une ligne de bataille de plus de vingt lieues, depuis Nogent jusqu'à Fontainebleau, et en quatre colonnes dont une ou deux couraient grand risque d'être enveloppées et détruites, si Napoléon les devançait au passage de la Seine. Motifs qui avaient amené cette résolution inopinée. L'arrêter sur-le-champ était de la plus haute importance, et malgré les propos accoutumés du parti de la guerre à outrance, le prince de Schwarzenberg les dédaignant cette fois, avait imaginé d'envoyer un aide de camp à Napoléon pour lui proposer de s'arrêter où ils se trouvaient, en disant que sans doute c'était dans l'ignorance de ce qui se passait à Châtillon qu'il poussait si vivement les hostilités, que les conférences temporairement suspendues venaient d'être reprises sur des bases admises par M. de Caulaincourt lui-même, et que dans quelques heures on apprendrait probablement la signature des préliminaires de la paix. Il y avait dans une telle assertion ou une supercherie, ou une singulière naïveté. M. de Caulaincourt n'avait pas accepté l'outrageante proposition des coalisés, il s'était borné à demander confidentiellement à M. de Metternich, si l'acceptation sommaire de cette proposition serait au moins suspensive des hostilités, et il l'avait demandé le lendemain de la bataille de la Rothière, dans un moment de désespoir; mais supposer qu'après les combats de Champaubert, de Montmirail, de Château-Thierry, de Vauchamps, de Mormant, de Villeneuve, Napoléon consentirait à faire rentrer la France dans ses anciennes limites, et, ce qui était bien pis, renoncerait à avoir un avis sur le sort qu'on destinait à l'Italie, à l'Allemagne, à la Hollande, à la Pologne, c'était en vérité une présomption bien étrange, et égale au moins à celle que nous avons plus d'une fois reprochée à Napoléon.

Quoi qu'il en soit, c'est ce qu'on avait chargé l'aide de camp du prince de Schwarzenberg d'aller proposer au quartier général français. Il aurait donc fallu que Napoléon s'arrêtât en pleine victoire, pour accepter la dégradation de la France et la sienne!

Napoléon se fait remettre la lettre de l'aide de camp, et diffère la réponse. Aussi apprit-il avec un sourire ironique l'arrivée du messager de la coalition; il ne voulut pas l'admettre en sa présence, mais il consentit à recevoir la lettre du prince de Schwarzenberg, en disant qu'il répondrait plus tard. Et pourtant il ne savait pas à quelle espèce de propositions se rapportait le message qu'on lui adressait! N'ayant pu que très-difficilement communiquer avec M. de Caulaincourt, duquel il était séparé par toute l'armée de Bohême, il n'avait aucune connaissance de ce qui s'était passé à Châtillon; il ignorait que M. de Caulaincourt après avoir reçu les propositions les plus révoltantes, avait écrit confidentiellement à M. de Metternich; il ignorait que ce dernier avait pris comme officielle, et transmis à ses alliés la lettre de M. de Caulaincourt qui n'était que confidentielle, et qu'ainsi, pour le décider à s'arrêter dans ses succès, on lui offrait pour la France non-seulement le retour aux anciennes frontières de 1790, mais la renonciation au rôle de puissance européenne; il ignorait tous ces détails, sans quoi il eût accueilli bien différemment l'envoyé autrichien. Il ne vit dans ce qu'on lui proposait que le désir de suspendre sa marche victorieuse, sans se douter des conditions de paix qui étaient sous-entendues, et, lui eût-on présenté quelque chose de beaucoup plus acceptable, ce n'est pas au moment où il pouvait par un dernier succès changer la face des choses, qu'il aurait remis dans le fourreau son épée victorieuse. Il ajourna donc sa réponse, et continua sa marche. Craignant toutefois que M. de Caulaincourt, dont l'esprit était en proie aux plus cruelles angoisses, dont la société à Châtillon se composait exclusivement d'ennemis qui lui laissaient ignorer nos succès, ne cédât à tant d'obsessions, et n'usât trop largement de ses pleins pouvoirs, il lui écrivit, avant de monter à cheval pour se rendre à Montereau, la lettre suivante:

Il retire à M. de Caulaincourt les pouvoirs illimités qu'il lui avait confiés.

«Nangis, le 18 février.

»Je vous ai donné carte blanche pour sauver Paris et éviter une bataille qui était la dernière espérance de la nation. La bataille a eu lieu; la Providence a béni nos armes. J'ai fait trente à quarante mille prisonniers; j'ai pris 200 pièces de canon, un grand nombre de généraux et détruit plusieurs armées sans presque coup férir. J'ai entamé hier l'armée du prince de Schwarzenberg que j'espère détruire avant qu'elle ait repassé nos frontières. Votre attitude doit être la même; vous devez tout faire pour la paix, mais mon intention est que vous ne signiez rien sans mon ordre, parce que seul je connais ma position. En général je ne désire qu'une paix solide et honorable, et elle ne peut être telle que sur les bases proposées à Francfort. Si les alliés eussent accepté vos propositions le 9 il n'y aurait pas eu de bataille; je n'aurais pas couru les chances de la fortune dans un moment où le moindre insuccès perdait la France, enfin je n'aurais pas connu le secret de leur faiblesse: il est juste qu'en retour j'aie les avantages des chances qui ont tourné pour moi. Je veux la paix, mais ce n'en serait pas une que celle qui imposerait à la France des conditions plus humiliantes que les bases de Francfort. Ma position est certainement plus avantageuse qu'à l'époque où les alliés étaient à Francfort; ils pouvaient me braver, je n'avais obtenu aucun avantage sur eux, et ils étaient loin de mon territoire. Aujourd'hui c'est bien différent. J'ai eu d'immenses avantages sur eux, et des avantages tels qu'une carrière militaire de vingt années et de quelque illustration n'en présente pas de pareils. Je suis prêt à cesser les hostilités et à laisser les ennemis rentrer tranquilles chez eux, s'ils signent des préliminaires basés sur les propositions de Francfort.»—

Si les coalisés se faisaient des illusions, Napoléon, on le voit, s'en faisait de bien grandes également, et au lieu de se borner à repousser ce qui était inacceptable, exigeait ce que, dans les circonstances, il était hors d'état d'obtenir!

Importance de la position de Montereau. Tandis qu'il employait de la sorte les premiers instants de la matinée du 18, le maréchal Victor avait enfin marché sur Montereau, et y était arrivé de très-bonne heure. Le général Pajol, après avoir rallié ses troupes dans le bois de Valence, s'était reporté en avant avec sa cavalerie et quelques bataillons de gardes nationales. Il arrivait à la lisière du bois de Valence au moment même où le maréchal Victor débouchait en face du coteau de Surville, lequel domine la Seine et la petite ville de Montereau. (Voir la carte no 62, et le plan de Montereau carte no 63.) Ce coteau qu'on gravit par une pente assez ménagée en venant soit de Valence soit de Salins, se termine en pente brusque du côté de la Seine. De son sommet on aperçoit à ses pieds la ville de Montereau, les deux rivières qui viennent s'y réunir, et le pont de la Seine, objet de grand prix que les deux armées allaient se disputer avec furie. Si on enlevait promptement le coteau il était possible, en se précipitant sur le pont qui était en pierres, et moins aisé à détruire qu'un pont de bois, de s'en emparer avant que l'ennemi l'eût coupé. Mais il était difficile de brusquer l'attaque du coteau, les Wurtembergeois s'y trouvant en force. C'était le prince royal de Wurtemberg qui l'occupait. Ce prince, que Napoléon avait fort maltraité jadis, que l'empereur Alexandre au contraire comblait de caresses, et auquel il destinait en mariage sa sœur la grande-duchesse Catherine, ce prince spirituel et brave cherchait à se distinguer, et à racheter par des services rendus à la coalition le long dévouement de son père à l'Empire français. De la possession du pont de Montereau dépendait le salut du corps autrichien de Colloredo, aventuré jusqu'à Fontainebleau, et dont la retraite était impossible, si les Français passaient la Seine avant qu'il eût rétrogradé au moins jusqu'à Moret ou Nemours. Aussi, malgré le danger de la position, le prince de Wurtemberg était-il très-résolu à résister, au risque de se faire culbuter du coteau de Surville dans la Seine.

Il avait rangé son infanterie de Villaron à Saint-Martin, en face de la route par laquelle se présentaient les Français, et avait le dos appuyé au coteau de Surville. Il s'était couvert en outre par une nombreuse artillerie.

Brillant combat de Montereau livré le 18 février. Le général Pajol, brave et intelligent comme de coutume, avait essayé de se porter avec sa cavalerie sur le revers de la position des Wurtembergeois, afin d'enlever la grande route qui passe derrière le coteau de Surville, et descend en pente rapide sur Montereau. Mais arrêté par une artillerie meurtrière, il avait dû attendre pour accomplir son projet l'attaque qu'allait tenter l'infanterie du maréchal Victor.

L'une des divisions du maréchal, commandée par son gendre, le général Chataux, officier d'un grand mérite, était arrivée la première, et montrait une extrême impatience de réparer la faute que Napoléon venait de blâmer si sévèrement. Elle se jeta tout de suite sur le coteau de Surville, la droite vers Villaron, la gauche vers Saint-Martin. Les soldats, vivement conduits, essayèrent d'escalader la position couverte de clôtures, y parvinrent d'abord, furent repoussés ensuite, et s'y reprirent à plusieurs fois sans en venir à bout, malgré de prodigieux efforts de courage.

Le général Chataux ne s'épargnait pas, mais son impatience même avait un danger, c'était d'épuiser cette brave division avant qu'elle pût être soutenue, et de verser ainsi en pure perte un sang des plus précieux. Bientôt survint la division Duhesme avec le maréchal lui-même, et celle-ci remplaça la division Chataux, qui se porta plus à droite pour attaquer le coteau par sa pente la moins escarpée. Le brave général Chataux, en marchant à la tête de ses soldats, fut frappé d'une balle sous les yeux mêmes de son beau-père, et tomba mourant dans ses bras. Ce funeste accident nuisit à l'attaque de droite, et la division Duhesme à gauche, abordant la position par son côté le moins accessible, n'était pas près de réussir, quand survint le général Gérard avec les divisions Dufour et Hamelinaye.

Napoléon averti qu'on rencontrait des difficultés, et mécontent du maréchal Victor, avait envoyé au général Gérard l'ordre de prendre le commandement en chef, ce que le général Gérard fit sur-le-champ. Voyant que l'artillerie des Wurtembergeois nous incommodait beaucoup, le général réunit toutes ses batteries, ainsi que celles du 2e corps, et dirigea 60 pièces de canon contre les Wurtembergeois, afin de les ébranler par ce feu violent, avant de les aborder corps à corps. Il leur causa ainsi un tel dommage, que, voulant se débarrasser de ce feu meurtrier, ils essayèrent de se jeter sur nos pièces pour les enlever. Le général Gérard les laissa avancer, puis fondit sur eux à la tête d'un bataillon, et les ramena à la pointe des baïonnettes sur leur position. En cet instant arrivait Napoléon avec la vieille garde, et Pajol après avoir refoulé la cavalerie ennemie menaçait de tourner le coteau de Surville. À cet aspect la fermeté des Wurtembergeois fut ébranlée, et ils songèrent à battre en retraite pour repasser le pont de Montereau. Mais on ne leur en laissa pas le temps, on les aborda en masse, on gravit le coteau, et on les en délogea de vive force. Pajol, prenant le galop à la tête d'un régiment de chasseurs, s'élança sur la grande route qui passe derrière le coteau de Surville en y formant une descente rapide, et assaillit les Wurtembergeois accumulés sur cette descente, pendant que l'artillerie de la garde, braquée sur le coteau lui-même, les criblait de boulets. De leur côté les braves habitants de Montereau, qui n'attendaient que le moment de se ruer sur l'ennemi, se mirent à tirer de leurs fenêtres. Bientôt ce fut une véritable boucherie. Le prince de Wurtemberg faillit être pris, et ne parvint à s'échapper qu'en laissant dans nos mains 3 mille morts ou blessés, et 4 mille prisonniers, avec la plus grande partie de ses canons. L'objet le plus important, le pont, resta aux chasseurs de Pajol qui le traversèrent au galop, pendant qu'une mine éclatait sous eux sans enlever la clef de voûte. Napoléon placé sur le coteau de Surville d'où il dirigeait lui-même son artillerie, ressentit à ce spectacle une joie extrême, et ne la dissimula point. Il espérait en effet les plus grands résultats de ce beau fait d'armes.

Une fois maître de Montereau son premier soin fut de lancer sa cavalerie au-delà pour chercher à connaître la position de l'ennemi, et savoir ce qu'était devenu le corps autrichien de Colloredo. Mais déjà ce corps avait eu le temps de revenir sur l'Yonne, et il formait en ce moment l'arrière-garde du prince de Schwarzenberg. Regret de Napoléon de n'avoir pu enlever le corps de Colloredo par suite du temps perdu dans la nuit du 17 au 18. Il n'était dès lors plus possible de l'atteindre avec des troupes d'ailleurs fatiguées, dont les unes, comme celles du 2e corps et de la réserve de Paris, avaient combattu toute la journée, dont les autres, comme la garde impériale, avaient sans cesse marché depuis soixante-douze heures, faisant double étape pendant le jour et passant la nuit sur des charrettes. Il fallait donc s'arrêter, prendre le temps de faire passer l'armée par le pont reconquis de Montereau, se porter ensuite en masse sur le prince de Schwarzenberg, pour surprendre et détruire ses divers détachements si on les trouvait dispersés, pour leur livrer bataille si on les trouvait concentrés, bataille qu'on livrerait avec l'ascendant de la victoire et avec les 60 mille hommes qu'on avait actuellement sous la main.

Immense changement apporté à la situation dans les huit derniers jours. Bien que le pont de Montereau eût été enlevé douze heures trop tard, Napoléon avait lieu néanmoins d'être content de ces huit dernières journées. En effet tandis qu'une semaine auparavant il rétrogradait de Brienne sur Troyes, sans savoir s'il pourrait défendre Paris, il venait dans ce court espace de temps de mettre en pièces l'armée de Blucher, et en fuite celle de Schwarzenberg, et c'était là un changement de situation qui avait de quoi satisfaire l'orgueil même du vainqueur d'Austerlitz, d'Iéna, de Friedland! Possibilité de se sauver en se défendant de toute illusion. Napoléon pouvait, s'il ne s'exagérait pas la portée politique de ses succès, sortir de cette guerre sinon avec toutes les conditions de Francfort, du moins avec quelques-unes des plus essentielles, et surtout avec des stipulations qui ne ressembleraient en rien aux révoltantes propositions de Châtillon. Cependant, il ne se consolait point de n'avoir pu recueillir tous les fruits de ses belles manœuvres, et il s'en prenait à plusieurs de ses lieutenants qui n'avaient pas fait, dans ces circonstances, tout ce qu'il attendait de leur dévouement. Irritation de Napoléon contre quelques-uns de ses lieutenants. À tort ou à raison il se plaignait du général d'artillerie Digeon, qui avait mal approvisionné l'artillerie la veille et le jour même du combat de Montereau, du général Lhéritier qui n'avait pas chargé les Bavarois au combat de Villeneuve, du général Montbrun qui n'avait pas assez bien défendu le pont de Moret sur le Loing (ce n'était pas le célèbre Montbrun, mort, comme on doit s'en souvenir, à la Moskowa), du maréchal Victor, auquel il reprochait d'avoir fait une mauvaise retraite de Strasbourg à Châlons, d'avoir faiblement défendu la Seine, d'avoir retenu les troupes au combat de Villeneuve, d'avoir dormi à Salins au lieu de marcher à Montereau, de laisser paraître enfin en toute occasion un abattement mêlé de mauvaise humeur qui était d'un fâcheux exemple. Sévérité bientôt réparée à l'égard du maréchal Victor. Aux reproches adressés à ces divers officiers, il y avait bien des réponses à faire: quant au maréchal Victor, quoiqu'il ne méritât pas la colère dont il était l'objet, il faut avouer qu'il se montrait trop découragé, et qu'il ne se retrouvait lui-même que devant l'ennemi, et sous les ordres immédiats de Napoléon. Il faut ajouter que sa famille était de celles qui témoignaient actuellement peu d'empressement pour l'Impératrice. Napoléon le savait, et c'est sous l'impression de ces diverses circonstances, qu'il avait ôté au maréchal son commandement, pour le conférer au général Gérard. Ce coup, joint à la blessure mortelle du général Chataux, avait plongé dans un profond chagrin le malheureux Victor. Il s'était tenu toute la journée au milieu du feu, même après qu'il n'avait plus d'ordres à donner, en dévorant les larmes que lui arrachaient et la mort de son gendre et l'espèce de condamnation dont il était frappé. Il se rendit le soir même au château de Surville, où s'était établi Napoléon qu'il trouva partagé entre la joie d'un beau triomphe obtenu, et le dépit d'un beau triomphe manqué. Napoléon ne se contint pas en le voyant, et oubliant trop la journée de la Rothière, lui reprocha sa conduite pendant les deux derniers mois, mêla à ces reproches militaires quelques reproches politiques, et finit par lui dire que s'il était fatigué ou malade il n'avait qu'à prendre du repos, et à quitter l'armée. Le maréchal, à qui l'ordre de s'éloigner en ce moment paraissait un déshonneur, répondit à l'Empereur qu'il allait s'armer d'un fusil, se ranger dans les bataillons de la vieille garde, et mourir en soldat à côté de ses anciens compagnons d'armes. Napoléon, vivement touché de l'émotion du maréchal, lui tendit la main, et consentit à le garder auprès de lui. Il ne pouvait pas retirer au général Gérard le commandement du 2e corps, qu'il lui avait conféré le matin même, et que ce général avait si bien mérité mais il dédommagea le maréchal d'une autre manière. On venait de faire sortir de Paris deux divisions de jeune garde, les divisions Charpentier et Boyer, qui avaient été postées le long de l'Essonne, pour couvrir la capitale sur la gauche de la Seine. Napoléon en composa un corps de la garde, et mit le maréchal Victor à sa tête. Placer ce maréchal près de l'Empereur et lui ôter ainsi toute responsabilité, c'était à la fois le consoler et lui rendre sa valeur, car dégagé du souci du commandement supérieur il redevenait l'un des meilleurs officiers de l'armée.

Projet de Napoléon de passer immédiatement la Seine et de poursuivre à outrance le prince de Schwarzenberg. Le lendemain 19 Napoléon aurait voulu marcher immédiatement sur Nogent pour continuer à poursuivre le prince de Schwarzenberg, et lui livrer une bataille générale si on pouvait le contraindre à l'accepter, mais la nécessité de faire passer par le seul pont de Montereau toutes les troupes qu'il avait actuellement rassemblées, c'est-à-dire les deux divisions de réserve de Paris, le 2e corps, la garde impériale, la division d'Espagne, et enfin le corps du maréchal Macdonald qui n'avait pu franchi la Seine à Bray, entraîna la perte de toute la journée du 19. Belle combinaison, consistant à passer la Seine à Méry, et à déborder le prince de Schwarzenberg, en remontant rapidement par la rive droite. Tandis que ses corps employaient le temps à défiler par le pont de Montereau, Napoléon prit ses mesures pour se trouver le plus tôt possible en présence de l'ennemi, et même sur ses flancs s'il le pouvait. Les ponts de Bray et de Nogent ayant été détruits, il fit préparer des moyens de passage près de Nogent pour le corps du maréchal Oudinot: quant à celui du maréchal Macdonald, on vient de voir qu'il l'avait amené jusqu'à Montereau même. Le projet de Napoléon était, Montereau franchi, de tourner à gauche, de longer la Seine jusqu'à Méry, pas loin de son confluent avec l'Aube (voir la carte no 62), puis arrivé là, au lieu de suivre le prince de Schwarzenberg sur la route de Troyes, de laisser un seul corps sur ses traces, et avec le gros de ses forces de passer la Seine à Méry, de la remonter par la rive droite tandis que le prince de Schwarzenberg la remonterait par la rive gauche, de profiter de ce qu'on n'aurait plus d'ennemi devant soi pour marcher plus vite, et enfin de repasser la Seine au-dessus de Troyes pour livrer bataille au prince de Schwarzenberg sur sa ligne de retraite et sur sa ligne de communication avec Blucher, deux avantages considérables et de la plus grande conséquence. On voit que cet esprit inépuisable privé d'une combinaison en imaginait aussitôt une autre, non moins praticable et non moins féconde.

Napoléon porta donc le gros de ses forces à gauche vers Nogent; cependant pour n'être pas sans liaison avec l'Yonne, et ne pas surcharger la grande route de Troyes, il dirigea le maréchal Macdonald un peu à droite par Saint-Martin-Bosnay et Pavillon, et le général Gérard un peu plus à droite encore par Trainel et Avon. (Voir la carte no 62.) Il chargea le général Alix, le courageux défenseur de Sens, de réoccuper les bords de l'Yonne avec les gardes nationales et la cavalerie du général Pajol. Ce dernier à la suite de fatigues inouïes, avait vu se rouvrir ses blessures; Napoléon après l'avoir comblé de récompenses l'avait renvoyé à Paris et remplacé par le général Alix. Il fit quelques additions à la vieille garde; il lui donna deux beaux bataillons composés des anciens gendarmes d'Espagne, ce qui portait à dix-huit bataillons la division de vieille garde qu'il avait auprès de lui (l'autre était vers Soissons avec le maréchal Mortier), et il lui adjoignit plusieurs compagnies de jeunes soldats, destinées à sortir des rangs pour tirailler, tandis que les vieux soldats resteraient en ligne comme des murailles. Il réitéra ses recommandations pour que l'on ne cessât pas un instant de former à Paris de nouveaux bataillons de ligne, et à Versailles de nouveaux escadrons. Il prescrivit surtout la formation d'un équipage de pont avec les bateaux qu'on pourrait ramasser sur la Seine, car faute de cet instrument de guerre, le passage des rivières françaises était devenu presque aussi difficile pour nous que celui des rivières étrangères, et un obstacle continuel à toutes nos combinaisons.

Temps forcément perdu à faire passer l'armée par le pont de Montereau. Napoléon employa à ces diverses mesures les journées du 19 et du 20, que ses troupes employaient à passer la Seine à Montereau, et à s'acheminer sur Nogent. Napoléon s'occupe pendant ce temps des troupes qui défendent les diverses frontières. Il avait momentanément établi sa résidence[12] au château de Surville, et il avait grand besoin du temps qui lui était laissé, car ce n'était pas seulement des troupes placées directement sous ses ordres qu'il avait à s'occuper pendant ces deux jours, mais de celles qui défendaient les diverses frontières de France, et qui n'exigeaient pas moins que les autres sa surveillance, et surtout sa forte impulsion. Campagne du général Maison en Belgique. Le général Maison envoyé en Belgique pour y remplacer le général Decaen auquel Napoléon reprochait d'avoir abandonné Willemstadt et Breda, s'était efforcé de faire face aux périls de tout genre dont il était environné. Profitant de l'instant où il avait à sa disposition les divisions de jeunes garde Roguet et Barrois, il avait fondu sur les Anglais du général Graham et sur les Prussiens du général Bulow, et les avait obligés à s'éloigner d'Anvers. Mais bientôt privé de la division Roguet, réduit à la division Barrois et à quelques bataillons organisés à la hâte dans les dépôts de l'ancien 1er corps, disposant tout au plus de 7 à 8 mille hommes de troupes actives, il s'était vu dans l'alternative ou de rester enfermé dans Anvers, ou de se détacher de cette place, pour essayer de couvrir la Belgique. Il avait préféré ce dernier parti, de beaucoup le plus sage, et avait laissé dans Anvers une garnison de 12 mille hommes, avec l'illustre Carnot dont Napoléon avait accepté les services, noblement offerts dans ce moment extrême. Il s'était reporté ensuite sur Bruxelles, puis sur Mons et Lille, jetant çà et là dans les places du Nord les vivres qu'il pouvait ramasser et les conscrits à demi vêtus, à demi armés, qu'il parvenait à tirer de ses dépôts. Tandis que Carnot supportait avec une impassible fermeté un horrible bombardement, qui du reste n'avait point atteint la flotte, objet de toutes les fureurs de l'Angleterre, le général Maison manœuvrant avec une poignée de soldats entre les autres places du nord de la France, avait, autant que le permettaient les circonstances, sauvé notre frontière, et gardé une force toujours active pour se ruer sur les détachements ennemis qui se trouvaient à sa portée.

Napoléon qui dans sa pénible situation était fort difficile à satisfaire, poussait sans cesse le général Maison à ne pas rester attaché a ses places, à prendre par derrière les troupes qui avaient marché par Cologne sur la Champagne, et tourmentait de reproches immérités ce général qui n'avait pas besoin d'être excité, car il s'était montré habile, vigoureux et infatigable dans la défense de cette frontière.

Conduite d'Augereau à Lyon. Napoléon frappait plus juste en adressant des reproches à Augereau, mais là encore, par l'habitude de demander plus pour avoir moins, il était beaucoup trop exigeant. Augereau, vieux, fatigué, dégoûté même, avait cependant retrouvé quelque zèle en présence du danger qui menaçait la France, et en particulier les hommes compromis comme lui dans la révolution. Mais il avait à Lyon trois mille conscrits jetés dans de vieux cadres, et point de magasins, point de vivres, point d'artillerie, point de chevaux. Malheureusement il n'était pas doué de cette activité créatrice avec laquelle on peut tirer d'une grande population toutes les ressources qu'elle contient. Il avait néanmoins tâché de faire nourrir et habiller ses conscrits par la municipalité lyonnaise, amené de Valence quelque artillerie, rappelé de Grenoble la faible division Marchand, et envoyé des aides de camp à Nîmes pour y chercher la division de réserve qui avait été destinée comme celle de Bordeaux à passer du midi au nord. Il était ainsi parvenu dans les premiers jours de février, à réunir outre les quelques mille hommes de Lyon, 3 mille hommes venus de Nîmes, et, ce qui valait beaucoup mieux, 10 mille vieux soldats détachés de l'armée de Catalogne, et avec ces forces il se préparait à entrer en campagne. Mais il avait voulu accorder quelques jours de repos à ses troupes avant d'aller à la rencontre de l'ennemi. Il était toutefois de la plus grande importance qu'il se montrât, car son apparition vers Châlons et Besançon pouvait causer un trouble extrême sur les derrières des armées alliées, et peut-être décider la retraite du prince de Schwarzenberg qui n'était que commencée. Napoléon saisi d'impatience lui adressa la lettre suivante, qui mérite d'être reproduite par l'histoire.

Lettre caractéristique de Napoléon à Augereau.

«Nogent-sur-Seine, 21 février 1814.

«Le ministre de la guerre m'a mis sous les yeux la lettre que vous lui avez écrite le 16. Cette lettre m'a vivement peiné. Quoi! six heures après avoir reçu les premières troupes venant d'Espagne, vous n'étiez pas déjà en campagne! six heures de repos leur suffisaient. J'ai remporté le combat de Nangis avec la brigade de dragons venant d'Espagne, qui de Bayonne n'avait pas encore débridé. Les six bataillons de Nîmes manquent, dites-vous, d'habillement et d'équipement, et sont sans instruction! Quelle pauvre raison me donnez-vous là, Augereau! J'ai détruit 80 mille ennemis avec des bataillons composés de conscrits n'ayant pas de gibernes et étant à peine habillés. Les gardes nationales, dites-vous, sont pitoyables. J'en ai ici 4 mille venant d'Angers et de Bretagne en chapeaux ronds, sans gibernes, mais ayant de bons fusils: j'en ai tiré bon parti.—Il n'y a pas d'argent, continuez-vous. Et d'où espérez-vous tirer de l'argent? Vous ne pourrez en avoir que quand nous aurons arraché nos recettes des mains de l'ennemi. Vous manquez d'attelages: prenez-en partout. Vous n'avez pas de magasins: ceci est par trop ridicule!—Je vous ordonne de partir douze heures après la réception de la présente lettre pour vous mettre en campagne. Si vous êtes toujours l'Augereau de Castiglione, gardez le commandement; si vos soixante ans pèsent sur vous, quittez-le, et remettez-le au plus ancien de vos officiers généraux.—La patrie est menacée et en danger; elle ne peut être sauvée que par l'audace et la bonne volonté, et non par de vaines temporisations. Vous devez avoir un noyau de plus de 6 mille hommes de troupes d'élite; je n'en ai pas tant, et j'ai pourtant détruit trois armées, fait 40 mille prisonniers, pris 200 pièces de canon, et sauvé trois fois la capitale. L'ennemi fuit de tous côtés sur Troyes. Soyez le premier aux balles. Il n'est plus question d'agir comme dans les derniers temps, mais il faut reprendre ses bottes et sa résolution de 93. Quand les Français verront votre panache aux avant-postes, et qu'ils vous verront vous exposer le premier aux coups de fusil, vous en ferez ce que vous voudrez.»

Événements sur le Mincio, bataille de Roverbella, et ordres de Napoléon relativement à l'Italie. Non loin d'Augereau se trouvait l'armée d'Italie, à laquelle Napoléon avait envoyé l'ordre de repasser les Alpes pour descendre sur Lyon; mais il n'avait expédié cet ordre que fort tard, et lorsque le prince Eugène était engagé avec l'armée autrichienne dans les plus rudes combats. Tourné sur sa droite par les détachements autrichiens que la marine anglaise avait débarqués en deçà de l'Adige, le prince Eugène avait été obligé de quitter ce fleuve dont l'armée ne s'était éloignée qu'avec une profonde tristesse. Il était venu s'établir derrière le Mincio, la gauche à Goito, la droite à Mantoue, avec la résolution de s'y faire respecter. En effet voyant les Autrichiens occupés à passer le Mincio sur sa gauche, vers Valeggio, il avait laissé le général Verdier en position avec un tiers de l'armée, avait franchi le fleuve avec les deux autres tiers par les ponts de Goito et de Mantoue, puis portant cette masse en avant par un rapide mouvement de conversion, il avait pris l'armée autrichienne en flanc tandis qu'elle était en marche pour se rendre sur le point du passage, et lui avait tué, blessé ou enlevé de 6 à 7 mille hommes dans les plaines de Roverbella. Il lui avait pris en outre beaucoup d'artillerie. Il nous en avait coûté environ 3 mille hommes. La perte pour nous était relativement fort considérable, mais nos troupes avaient montré la plus grande vigueur, leur jeune général un talent militaire qui commençait à mûrir, et les Autrichiens confus avaient regagné l'Adige en ajournant leurs projets de conquête jusqu'au jour où Murat tiendrait ses promesses.

Telles étaient les nouvelles qu'un aide de camp du prince Eugène, M. de Tascher, venait apporter à Napoléon au moment même du combat de Montereau. C'était une détermination délicate et digne d'être fort méditée que de persister à évacuer l'Italie, après une victoire éclatante sur le Mincio, et après des victoires plus éclatantes encore entre la Seine et la Marne. Lorsque Napoléon avait ordonné cette évacuation, il l'avait fait non-seulement par le besoin de concentrer ses forces, mais dans l'espérance que les troupes qu'il tirerait d'Italie arriveraient sur le Rhône assez tôt pour y être utiles. La situation présente devait provoquer de nouvelles réflexions. Sans doute, si le prince Eugène avait pu ramener à temps sur Lyon les trente mille soldats qui venaient de gagner la bataille de Roverbella, s'il avait pu les joindre à vingt mille soldats du maréchal Suchet, ce qui aurait fait 50 mille hommes de vieilles troupes, et qu'avec une force pareille il fût tombé par Dijon sur les derrières du prince de Schwarzenberg, il est probable qu'aucun des alliés n'aurait repassé le Rhin, et un tel résultat valait assurément tous les sacrifices imaginables. Mais Napoléon, éclairé trop tard sur le projet des coalisés de faire une campagne d'hiver, n'avait expédié au prince Eugène l'ordre de rentrer en France qu'à la fin de janvier, lorsque ce prince était engagé dans les opérations les plus difficiles, et qu'il ne pouvait se retirer qu'après avoir été victorieux. Actuellement si on maintenait l'ordre de rappel, il lui serait impossible d'être à Lyon avant la fin de mars, et à cette époque Napoléon devait avoir vaincu ou succombé. De plus cette retraite était l'abandon volontaire de l'Italie, c'est-à-dire la perte d'un gage qui à Châtillon devait être du plus grand prix. Quoique Napoléon ne se battît plus en ce moment que pour la ligne du Rhin, avoir en ses mains le Mincio et le Pô, et les bien tenir, était un moyen de faciliter la concession du Rhin par voie de compensation. Ayant donc peu de chance de ramener à temps les troupes du prince Eugène, et bien des chances de conserver l'Italie, ce qui était d'une haute importance pour les négociations, il prit le parti, que le résultat rendit à jamais regrettable, de ne pas abandonner la Lombardie. Bien que ses raisons eussent une incontestable valeur, il était évidemment influencé par la confiance que lui avaient inspirée ses derniers succès, et c'était fâcheux, car le plus sûr eût été encore de rappeler les 30 mille hommes du prince Eugène. À la guerre la chaîne des événements s'allonge si aisément, qu'on ne doit jamais renoncer à une sage précaution par la crainte qu'elle ne soit tardive.

Ordre au maréchal Suchet d'évacuer toutes les places de l'Aragon et de la Catalogne. Napoléon eut à s'occuper aussi des armées qui défendaient les Pyrénées, et dont le secours lui aurait été des plus utiles. Le maréchal Suchet n'avait cessé de demander l'autorisation d'évacuer Barcelone, et quelques-unes des places de la Catalogne: quant à celles de la basse Catalogne et du royaume de Valence, telles que Sagonte, Peniscola, Tortose, Mequinenza, Lérida, elles ne pouvaient plus être évacuées en temps opportun. En tirant de Barcelone 7 à 8 mille hommes, et autant de quelques autres petites places, en joignant ces 15 mille hommes aux 15 mille qui lui restaient après le départ de la division acheminée sur Lyon, le maréchal Suchet se serait procuré un corps d'environ 30 mille soldats. Avec une force pareille il pouvait encore décider du sort de la France, si on l'appelait à Lyon de sa personne. Il avait attendu la réponse du ministre de la guerre jusqu'au 11 février, et ne la voyant pas venir il avait regagné la frontière, laissant 8 mille hommes dans la place de Barcelone qu'il n'avait pas osé abandonner sans un ordre formel. Napoléon essaya de réparer cette faute, exclusivement imputable au ministre de la guerre, en donnant au maréchal Suchet l'ordre d'évacuer non-seulement Barcelone, mais tous les postes qu'il occupait encore, et de se créer ainsi un corps d'armée avec lequel il marcherait sur Lyon, en ne laissant dans Perpignan et les places du Roussillon que les garnisons absolument indispensables.

Position prise par le maréchal Soult sur l'Adour. Le maréchal Soult, grâce au système temporisateur de lord Wellington, s'était maintenu, non pas sur la Bidassoa, ni sur la Nive qu'il avait successivement perdues, mais sur l'Adour et le gave d'Oléron. Il avait placé quatre divisions dans Bayonne sous le général Reille, deux sur l'Adour sous le général Foy, et quatre derrière le gave d'Oléron sous son commandement direct. Le général Harispe formait son extrême gauche à Navarreins, il formait lui-même le centre à Peyrehorade, au confluent du gave d'Oléron avec l'Adour; le général Reille formait sa droite à Bayonne. Maître de la navigation de l'Adour, il pouvait approvisionner Bayonne, et pourvoir de vivres et de munitions toutes les parties de son armée. Établi ainsi derrière l'angle de deux rivières, avec environ 40 mille hommes de vieilles troupes (déduction faite des 15 mille expédiés à Napoléon), il contenait son adversaire, qui n'osait ni s'avancer sans les Espagnols de peur de n'être pas assez fort, ni pénétrer en France avec eux, de peur qu'ils ne fissent insurger les paysans français en les pillant. Le général anglais attendait donc pour prendre l'offensive, premièrement que les pluies qui étaient très-abondantes cessassent, secondement que son gouvernement lui envoyât de l'argent pour payer les Espagnols, seul moyen de conserver parmi eux la discipline.

Napoléon se flattant de pouvoir tirer encore quelques ressources de cette brave armée, renouvela au maréchal Soult l'injonction de remplir le vide de ses cadres avec des conscrits, et de se préparer à lui expédier au premier signal une autre division d'une dizaine de mille hommes. Ne voulant pas toutefois découvrir Bordeaux, à cause de l'importance morale et politique de cette ville, il s'était décidé à ne faire cet emprunt au maréchal Soult qu'à la dernière extrémité. Ses succès actuels lui donnaient lieu d'espérer qu'il n'y serait pas réduit.

Napoléon, avant de quitter Montereau, veut répondre à la lettre apportée par l'aide de camp du prince de Schwarzenberg, M. le comte de Parr. Les deux journées passées à Montereau, pendant que les troupes marchaient, avaient été, comme on le voit, fort utilement employées. Avant de partir Napoléon crut devoir répondre à la lettre que l'aide de camp du prince de Schwarzenberg lui avait apportée.

Ce qui s'était passé à Châtillon depuis la rupture des conférences. Il venait enfin d'apprendre ce qui avait eu lieu à Châtillon depuis la reprise des conférences. Le 16 février on avait remis à M. de Caulaincourt une lettre particulière de M. de Metternich, dans laquelle ce ministre l'informant des efforts qu'il avait eu à faire pour surmonter la mauvaise volonté des cours alliées, lui avouait qu'il s'était servi pour y parvenir de sa lettre confidentielle, et lui annonçait qu'à la condition d'accepter formellement les bases de Châtillon, on pourrait tout de suite arrêter le cours des hostilités. M. de Metternich en finissant engageait très-instamment M. de Caulaincourt à saisir cette occasion de conclure la paix, car elle serait, disait-il, la dernière. Reprise de ces conférences, et préliminaires de paix proposés, emportant cessation immédiate des hostilités. Le lendemain 17 les plénipotentiaires s'étaient réunis, avaient déclaré qu'ils reprenaient les conférences, mais uniquement sur l'affirmation positive du plénipotentiaire français qu'il était prêt à se soumettre aux conditions proposées dans la dernière séance. Ils avaient présenté ensuite une série d'articles préliminaires plus insultants encore s'il est possible que le protocole du 9 février. Ces articles portaient que la France rentrerait strictement dans ses anciennes limites, sauf quelques rectifications de frontières, qui n'altéreraient en rien le principe posé; qu'elle ne s'ingérerait aucunement dans le sort des territoires cédés, ni en général dans le règlement du sort des États européens; qu'on se bornait à lui annoncer que l'Allemagne composerait un État fédératif, que la Hollande accrue de la Belgique serait constituée en royaume, que l'Italie serait indépendante de la France, et que l'Autriche y aurait des possessions dont les cours alliées détermineraient plus tard l'étendue; que l'Espagne continentale serait restituée à Ferdinand VII; qu'en retour de ces sacrifices l'Angleterre rendrait la Martinique, et de plus la Guadeloupe si la Suède voulait la rétrocéder, mais qu'elle garderait l'île de France et l'île Bourbon. Quant au Cap, à l'île de Malte, aux îles Ioniennes, il n'en était pas plus parlé que de toutes les possessions abandonnées par la France en Italie, en Allemagne, en Pologne.

Tels furent ces articles qui étaient déjà contenus dans le protocole du 9 février, mais d'une manière moins explicite et moins offensante, et qui étaient proposés cette fois comme condition d'une suspension d'armes, que la France n'avait pas officiellement demandée, et surtout pas promis de payer d'un tel prix.

Réponse modérée de M. de Caulaincourt. M. de Caulaincourt les écouta avec calme, en disant qu'apparemment on ne voulait pas la paix, puisqu'au fond des choses déjà si fâcheux on ajoutait des formes si outrageantes, qu'il recevait du reste communication de ces articles pour en référer à son souverain, et qu'il s'expliquerait à leur sujet lorsqu'il en serait temps. On lui demanda alors un contre-projet. Il répondit qu'il en présenterait un plus tard, et il faut dire, malgré le respect dû à un homme qui se dévouait par pur patriotisme au rôle le plus douloureux, que la crainte de compromettre la paix l'empêcha trop peut-être de manifester son indignation. Les diplomates qui lui étaient opposés crurent en effet que, tout en trouvant ces conditions désolantes, il les accepterait, et que si elles rencontraient des obstacles, ce ne serait que dans le caractère indomptable de Napoléon. Il aurait mieux valu que M. de Caulaincourt se montrât indigné comme Napoléon lui-même aurait pu l'être. Cette conduite aurait pu compromettre non point la paix, toujours assurée à de telles conditions, mais le trône impérial, et il fallait faire comme Napoléon, préférer l'honneur au trône. Ajoutons cependant que si Napoléon pouvait raisonner de la sorte, M. de Caulaincourt son ministre n'y était pas également autorisé, et qu'après la France, le trône de son maître devait avoir le premier rang dans sa sollicitude. Quoi qu'il en soit, M. de Caulaincourt adressa les conseils les plus sages à Napoléon. Il lui dit que ces conditions, il le reconnaissait, n'étaient point acceptables, mais qu'il y aurait moyen de les améliorer; qu'à la vérité on n'obtiendrait jamais les bases de Francfort, à moins de précipiter les coalisés dans le Rhin, mais que si on profitait des victoires actuelles pour transiger, il serait possible, l'Angleterre satisfaite, d'obtenir mieux que les limites de 1790, jamais toutefois ce qu'on entendait par les limites naturelles. Il était possible effectivement en abandonnant l'Espagne, l'Italie, toutes les parties de l'Allemagne, la Hollande, la Belgique, d'obtenir Mayence, Coblentz, Cologne, en un mot d'avoir le Rhin en renonçant à l'Escaut. Et certes une telle paix, il valait la peine de la conclure, sinon pour Napoléon, du moins pour la France. Or avec une victoire encore on aurait pu se l'assurer, et il était sage de la conseiller. M. de Caulaincourt, sans s'expliquer sur ce qu'il faudrait sacrifier des limites naturelles, supplia Napoléon de ne point se montrer absolu, et lui dit avec raison qu'il se trompait s'il croyait que ses victoires l'avaient replacé à la hauteur des bases de Francfort, qu'on pourrait cependant s'en approcher en présentant un contre-projet modéré.

Nouvelle irritation de Napoléon, et vive réponse à M. de Caulaincourt. Quand Napoléon reçut à Montereau ces communications, le rouge lui monta au front, et il écrivit sur-le-champ à M. de Caulaincourt la lettre suivante:

«Je vous considère comme en chartre privée, ne sachant rien de mes affaires et influencé par des impostures. Aussitôt que je serai à Troyes je vous enverrai le contre-projet que vous aurez à donner. Je rends grâce au ciel d'avoir cette note, car il n'y aura pas un Français dont elle ne fasse bouillir le sang d'indignation. C'est pour cela que je veux faire moi-même mon ultimatum... Je suis mécontent que vous n'ayez pas fait connaître dans une note que la France, pour être aussi forte qu'elle l'était en 1789, doit avoir ses limites naturelles en compensation du partage de la Pologne, de la destruction de la république de Venise, de la sécularisation du clergé d'Allemagne, et des grandes acquisitions faites par les Anglais en Asie. Dites que vous attendez les ordres de votre gouvernement, et qu'il est simple qu'on vous les fasse attendre, puisqu'on force vos courriers à faire des détours de soixante-douze heures, et qu'il vous en manque déjà trois. En représailles j'ai déjà ordonné l'arrestation des courriers anglais.

»Je suis si ému de l'infâme projet que vous m'envoyez, que je me crois déjà déshonoré rien que de m'être mis dans le cas qu'on vous le propose. Je vous ferai connaître de Troyes ou de Châtillon mes intentions, mais je crois que j'aurais mieux aimé perdre Paris, que de voir faire de telles propositions au peuple français. Vous parlez toujours des Bourbons, j'aimerais mieux voir les Bourbons en France avec des conditions raisonnables, que de subir les infâmes propositions que vous m'envoyez.

»Surville, près Montereau, 19 février 1814.»

Napoléon ne veut pas, toutefois, rompre les négociations. Cette première émotion passée, Napoléon appréciant les sages conseils de M. de Caulaincourt, consentit à poursuivre la négociation, non plus sur les bases qu'il avait chargé son plénipotentiaire de porter à Manheim, et qui comprenaient le Rhin jusqu'au Wahal, un royaume pour le prince Jérôme en Allemagne, un pour le prince Eugène en Italie, et une partie du Piémont pour la France, mais sur des bases nouvelles qui consistaient à demander les limites pures et simples, c'est-à-dire le Rhin jusqu'à Dusseldorf, au delà de Dusseldorf la Meuse, rien en Italie sauf une indemnité pour le prince Eugène, et enfin la juste influence de la France dans le règlement du sort des États européens. Il ne s'en tint pas à cette communication officielle: sachant qu'il existait plus d'une cause de mésintelligence entre les coalisés, que les Autrichiens notamment étaient fatigués de la guerre et offusqués de la suprématie affectée par les Russes, il imagina de répondre à la démarche qu'on avait faite auprès de lui par une lettre qu'il adresserait lui-même à l'empereur François, et par une autre que le major-général Berthier adresserait au prince de Schwarzenberg. Lettres écrites à l'empereur François et au prince de Schwarzenberg, et remises au comte de Parr. Dans ces deux lettres rédigées avec un grand soin il s'efforça de parler le langage de la politique et de la raison. Il disait qu'on en avait appelé à la victoire, que la victoire avait prononcé, que ses armées étaient aussi bonnes que jamais, et que bientôt elles seraient aussi nombreuses; qu'il avait donc toute confiance dans les suites de cette lutte si elle se prolongeait; que cependant il marchait en ce moment sur Troyes, que la prochaine rencontre aurait lieu entre une armée française et une armée autrichienne, qu'il croyait être vainqueur, et que cette confiance ne devait étonner personne, mais qu'ayant éprouvé les hasards de la guerre, il voulait bien considérer cette supposition comme douteuse, qu'il raisonnerait donc dans une double hypothèse: que s'il était vainqueur la coalition serait anéantie, et qu'on le retrouverait après cette épreuve aussi exigeant que jamais, car il y serait autorisé par ses dangers et ses triomphes; que s'il était vaincu au contraire, l'équilibre de l'Europe serait rompu un peu plus qu'il ne l'était déjà, mais au profit de la Russie et aux dépens de l'Autriche; que celle-ci en serait un peu plus gênée, un peu plus dominée par une orgueilleuse rivale; qu'elle n'avait donc rien à gagner à une bataille qui dans un cas lui ferait perdre tous les fruits de la bataille de Leipzig, et dans l'autre la rendrait plus dépendante qu'elle n'était de la Russie; que ce qu'elle pouvait vouloir, en Italie par exemple, la France le lui concéderait tout de suite, en consentant à repasser les Alpes; qu'ainsi, sans compter les liens du sang qui devaient être quelque chose après tout, l'intérêt vrai de l'Autriche était de conclure la paix, aux conditions qu'elle-même avait offertes à Francfort.

À ces raisonnements mêlés de beaucoup de paroles douces et flatteuses pour l'empereur François, Napoléon en avait ajouté d'autres non moins spécieux dans la lettre destinée au prince de Schwarzenberg, et bien faits pour toucher la mémoire de ce prince, sa prudence militaire, et son orgueil que les généraux russes et prussiens ne cessaient de froisser. Ces lettres furent expédiées l'une et l'autre à titre de réponse à la dernière démarche du prince de Schwarzenberg. Danger de ces lettres. Malheureusement quoique très-habilement raisonnées et écrites, elles ne s'accordaient pas complétement avec la situation morale des puissances alliées, que Napoléon du milieu de son camp ne pouvait pas bien apprécier. Sans doute si l'Autriche eût été moins engagée dans les liens de la coalition, si elle n'avait pas tant craint de rompre cette coalition qui, une fois rompue, la laissait sous la main de fer de Napoléon, si elle n'eût pas tant redouté le caractère de ce dernier, elle aurait pu prêter l'oreille à des considérations qui sous bien des rapports répondaient à l'esprit politique de l'empereur François, à la sagesse de son premier ministre, et à l'amour-propre blessé de son général en chef. Mais ces lettres il était à croire qu'au lieu de les garder pour elle, l'Autriche les montrerait à ses alliés, afin de mettre sa bonne foi à l'abri du soupçon, qu'alors on se ferait de nouvelles protestations de fidélité, et qu'on se serrerait plus étroitement les uns aux autres pour résister à un ennemi qui tour à tour était lion ou renard. Il y avait donc plus à risquer qu'à gagner dans cette tentative auprès de la cour d'Autriche.

Marche de Napoléon sur Troyes. Quoi qu'il en soit, Napoléon après avoir vaqué à ces soins divers, et ses troupes étant parvenues à la hauteur où il les voulait, partit du château de Surville le 21 au matin, passa la Seine à Montereau et la remonta jusqu'à Nogent. Il trouva partout le pays tellement ravagé, que désespérant d'y vivre, il fit demander avec instances des munitions de bouche à Paris. À Nogent même tout était dans un état affreux par suite du dernier combat. Il accorda sur sa cassette des secours aux sœurs de charité qui avaient pansé les blessés sous les balles de l'ennemi, et à ceux des habitants qui avaient le plus souffert.

Le lendemain 22 continuant à remonter la Seine il se dirigea sur Méry, point où le cours de la Seine se détourne, et au lieu de décrire une ligne de l'ouest à l'est, en décrit une du nord-ouest au sud-est, de Méry à Troyes. (Voir la carte no 62.) Il suivait la grande route de Troyes, menant avec lui les troupes du maréchal Oudinot (division de jeune garde Rothenbourg, et division Boyer d'Espagne), la vieille garde, les divisions de jeune garde de Ney et de Victor, la réserve de cavalerie, et enfin la réserve d'artillerie. À droite par des chemins de traverse s'avançaient le maréchal Macdonald avec le 11e corps, et un peu plus à droite le général Gérard avec le 2e corps et la réserve de Paris. Sur l'autre rive de la Seine, aux environs de Sézanne, Grouchy avec sa cavalerie et la division Leval s'apprêtait à rejoindre Napoléon par Nogent, et Marmont avec le 6e corps occupait la contrée d'entre Seine et Marne, pour observer Blucher et se lier avec le maréchal Mortier expédié sur Soissons. Les forces de Napoléon, sans les troupes de Marmont, mais avec celles de Grouchy et de Leval, s'élevaient à environ 70 mille hommes.

Projet de Napoléon de passer la Seine à Méry, pour devancer le prince de Schwarzenberg, et lui livrer bataille en se plaçant sur sa ligne de communication. Napoléon s'attendait toujours à livrer bataille, et il le désirait, car depuis l'ouverture de la campagne il n'avait pas eu 70 mille hommes sous la main, sans compter qu'il suffisait d'une journée pour attirer Marmont à lui. Ainsi que nous l'avons déjà dit, cherchant une combinaison qui pût rendre cette bataille décisive, il avait renoncé à suivre le prince de Schwarzenberg sur la grande route de Troyes, et il avait imaginé de passer la Seine à Méry, de la remonter rapidement par la rive droite en laissant le prince de Schwarzenberg sur la rive gauche, de le devancer à la hauteur de Troyes, et alors de repasser la rivière pour venir lui offrir la bataille entre Troyes et Vandœuvres, après s'être emparé de sa propre ligne de retraite. Si ce plan pouvait s'exécuter, il devait avoir incontestablement d'immenses conséquences.

Le 22 au matin les ordres étant donnés d'après ces vues, notre avant-garde refoula l'arrière-garde du prince de Wittgenstein vers Chatres, et se jeta ensuite sur le pont de Méry qui est très-long, parce qu'il embrasse plusieurs bras de rivière et des terrains marécageux. Ce pont sur pilotis avait été à moitié incendié; néanmoins nos tirailleurs courant sur la tête des pilotis, engagèrent un combat fort vif avec les tirailleurs de l'ennemi, et parvinrent à s'emparer de Méry. Combat de Méry. Mais bientôt un incendie éclatant dans cette ville à laquelle les Russes avaient mis le feu, arrêta nos progrès. La chaleur devint tellement intense qu'il fallut céder la place, non à l'ennemi, mais à l'incendie, et regagner les bords de la Seine. Au même instant des troupes nombreuses se montrèrent en dehors de Méry, et on dut renoncer à passer outre. Subite apparition des Prussiens. Ces troupes qu'on apercevait n'étaient ni les Russes du prince de Wittgenstein, ni les Bavarois du maréchal de Wrède, qu'il aurait été naturel de rencontrer dans cette direction, c'étaient les Prussiens eux-mêmes, que le 15 Mortier poursuivait au delà de la Marne, et qui avaient semblé hors de cause pour quelque temps. En sept jours ils s'étaient donc ralliés, et ils étaient revenus, avec qui? sous la conduite de qui? Voilà ce qu'on avait lieu de se demander, et ce que Napoléon se demanda en effet avec un juste étonnement.

Ce qui était advenu de Blucher depuis ses récentes défaites. Il le sut bientôt par des prisonniers et par des rapports venus des bords de la Marne. Depuis qu'il avait battu en détail les quatre corps de l'armée de Silésie, ces corps avaient cherché à se remettre de leur défaite, et y avaient en partie réussi. Son courage, sa promptitude à les réparer, et son retour sur la Seine. Se sentant vivement poursuivis sur la route de Soissons, les généraux d'York et Sacken s'étaient rejetés à droite, et par Oulchy, Fismes, Reims, avaient regagné Châlons, où Blucher leur avait donné rendez-vous. (Voir la carte no 62.) Réunis aux débris de Kleist et de Langeron, ils formaient un corps de 32 mille hommes. L'orgueil de cette armée était cruellement humilié. Composée de ce qu'il y avait de plus ardent parmi les Russes et les Prussiens, ayant à sa tête l'audacieux Blucher et tous les affiliés du Tugend-Bund, elle ne se consolait pas, après avoir tant raillé la timidité de l'armée de Bohême, d'avoir essuyé de tels revers. Aussi le désir de rentrer en scène était-il des plus vifs dans ses rangs, et elle avait le mérite de vouloir à tout risque réparer son désastre. Une occasion avait paru s'offrir, et elle l'avait saisie avec empressement.

Marmont après la terrible journée de Vauchamps s'était arrêté à Étoges. Une pareille interruption de poursuite de la part des Français indiquait clairement que Napoléon, répétant contre l'armée de Bohême la manœuvre qui lui avait si bien réussi contre l'armée de Silésie, s'était rejeté sur le prince de Schwarzenberg. Cette conjecture prenait le caractère de la certitude, si on songeait que le prince de Schwarzenberg s'étant avancé jusqu'à Fontainebleau et Provins, Napoléon n'avait pas pu souffrir qu'il approchât davantage de Paris sans courir à lui. Il n'y avait dès lors pour l'armée de Silésie qu'un parti à prendre, c'était de se reporter tout de suite de la Marne vers la Seine, où elle trouverait probablement le détachement de Marmont laissé en observation, et sur lequel elle se vengerait des quatre journées cruelles qu'elle venait d'essuyer.

Ces résolutions prises, Blucher n'avait donné à ses troupes que deux jours de repos, et avait envoyé courriers sur courriers au prince de Schwarzenberg pour l'informer de sa nouvelle entreprise. L'arrivée de renforts assez considérables l'avait confirmé dans ses projets. Il n'avait eu jusqu'ici du corps de Kleist et de celui de Langeron qu'une moitié à peu près. Le reste de ces deux corps, successivement remplacés au blocus des places, rejoignait dans le moment même. Le corps de Saint-Priest, dirigé d'abord vers Coblentz, arrivait aussi, et le 18, en se mettant en marche de Châlons sur Arcis, le maréchal Blucher avait reçu en cavalerie et infanterie 15 à 16 mille hommes de renfort, de manière que son armée tombée sous les coups de Napoléon de soixante et quelques mille hommes à 32 mille, était déjà revenue tout à coup à une force d'environ 48 mille combattants, et se trouvait par conséquent en mesure de tenter quelque chose de sérieux, tant il est vrai qu'à la guerre la passion a souvent tous les effets du génie, parce qu'elle supplée à la puissance de l'esprit par celle de la volonté!

Blucher s'était donc mis en route pour Arcis, et ayant appris chemin faisant que le prince de Schwarzenberg replié sur Troyes, l'y attendait pour livrer bataille, il s'était dirigé en droite ligne sur Méry, afin d'arriver plus tôt au rendez-vous, et de pouvoir tomber dans le flanc de l'armée française qu'il supposait à la poursuite de l'armée de Bohême.

La présence de Blucher à Méry oblige Napoléon à rester sur la rive gauche de la Seine, et à marcher directement sur Troyes. Napoléon rencontrant Blucher à Méry sur la rive droite de la Seine ne devait plus songer à s'y jeter lui-même. N'imaginant pas toutefois que le général prussien eût pu reformer sitôt une armée d'une cinquantaine de mille hommes, il s'inquiéta peu de son apparition, et ne désespéra pas de saisir le lendemain ou le surlendemain le prince de Schwarzenberg corps à corps, et de le terrasser. Ses soldats croyaient de nouveau à leur supériorité, lui à sa fortune, et ils marchaient tous avec joie à la grande bataille qui se préparait. Napoléon résolut de se porter le lendemain 23 février sur Troyes.

Mais tandis qu'il recherchait cette bataille, son principal adversaire renonçait à la livrer. Le prince de Schwarzenberg était justement effrayé de se trouver en présence de Napoléon qu'il croyait à la tête de forces considérables, et de risquer en une journée le sort de la coalition. On lui avait fait des rapports exagérés sur le nombre des troupes arrivées d'Espagne, et quant à leur valeur, il l'avait éprouvée au combat de Nangis. Il n'évaluait pas les forces de Napoléon à moins de 80 ou 90 mille hommes, exaltés par la victoire et par une situation extraordinaire. Grand conseil chez les coalisés, pour savoir s'il faut persister dans un projet de suspension d'armes. Séparé de Blucher qu'il ne savait pas si près, il était réduit à 100 mille hommes, par suite des combats qui avaient été livrés et des détachements qu'il avait fallu faire. Ces 100 mille hommes n'étaient pas aussi bien concentrés que les 80 mille attribués à Napoléon, et il ne lui paraissait pas sage, lorsqu'avec 170 mille on avait été tenu en échec à la Rothière par 50 mille (c'était le nombre qu'on supposait faussement à Napoléon dans cette journée), d'en risquer cent contre quatre-vingt. Et puis si on était battu, on était ramené d'un trait sur le Rhin, on perdait en un jour le fruit des deux campagnes de 1812 et de 1813, et on rendait l'oppresseur commun plus exigeant, plus oppressif que jamais! Pour les Russes, pour les Prussiens que la passion dominait, qui avaient beaucoup à gagner au succès s'ils avaient beaucoup à perdre au revers, il pouvait y avoir des motifs de s'exposer ainsi aux plus grands risques, mais pour les Autrichiens qui couraient la chance de perdre en un jour ce qu'ils avaient regagné en un an, ce que Napoléon leur offrait sans combat, et à qui la victoire ne promettait qu'une augmentation de prépondérance chez les Russes, en vérité le profit à tirer d'une lutte prolongée n'en valait pas la peine. La double lettre de Napoléon, tout en ayant l'inconvénient de trop déceler l'intention de diviser ses ennemis, n'avait pas laissé que de les diviser un peu, en provoquant chez les Autrichiens ces réflexions bien naturelles. Une circonstance inquiétante s'ajoutait d'ailleurs à celles que l'on faisait valoir en faveur d'une suspension d'armes. Raisons que fait valoir le parti favorable à l'idée d'un armistice. Tandis qu'on avait reçu la nouvelle positive d'un puissant détachement de l'armée d'Espagne arrivé par Orléans à Paris, le bruit d'un autre détachement plus fort encore, commandé par le maréchal Suchet en personne, et venu de Perpignan à Lyon, était également très-répandu, car à la guerre où les impressions sont extrêmement vives, on grossit les faits, même vrais, au point de les convertir bientôt en mensonges. Le comte de Bubna, placé entre Genève et Lyon, craignait d'avoir 50 à 60 mille hommes sur les bras, demandait des secours immédiats, et annonçait de grands malheurs si on ne déférait pas à ses instances. Que deviendrait-on en effet si une bataille était livrée et perdue en Franche-Comté sur les derrières des armées alliées? Il fallait donc pour prévenir un si fâcheux incident détacher sans retard une vingtaine de mille hommes au profit du comte de Bubna, c'est-à-dire se réduire à 80 mille hommes, et demeurer ainsi en face de Napoléon avec des forces à peine égales aux siennes, ce qui était la plus grave des imprudences. Restait, il est vrai, Blucher dont on ignorait la force présente, mais dont on connaissait le caractère, et dont l'indocilité était telle, que malgré son zèle, on ne pouvait pas se flatter d'avoir à sa disposition les quarante ou cinquante mille hommes qu'il amenait peut-être avec lui.

Par ces raisons qui avaient leur valeur, le sage prince de Schwarzenberg était d'avis d'éviter une bataille générale, de rétrograder sur Brienne, Bar-sur-Aube et Langres, d'y attendre les renforts qui étaient annoncés, d'envoyer en même temps par Dijon une vingtaine de mille hommes au comte de Bubna, et pour se garantir pendant ce temps des attaques de Napoléon, de répondre à sa double lettre en lui proposant un armistice, armistice qui amènerait peut-être la paix, ou, s'il ne l'amenait pas, donnerait le temps d'assurer la victoire.

Raisons du parti de la guerre à outrance. Ces raisons furent débattues le jour même, 22, dans un conseil tenu au quartier général, en présence des trois souverains, des généraux et des ministres de la coalition. Alexandre, naguère si bouillant, n'osait pas devenir tout à coup l'apôtre de la temporisation, mais il montrait moins de hauteur de sentiment et de langage. Le parti ardent quoique privé de Blucher et de son état-major qui étaient à Méry, trouva cependant quelques organes, et il fut dit pour son compte que reculer était une faiblesse dont l'effet moral serait certainement funeste; que dans la position où l'on était placé il fallait vaincre ou périr; que par la réunion à l'armée de Silésie on aurait des forces presque doubles de celles de Napoléon, que dès lors on vaincrait, parce qu'il était indigne de supposer qu'on pût être vaincu en combattant dans la proportion de deux contre un; qu'en tout cas on n'avait pas d'autre parti à prendre, car un mouvement rétrograde ruinerait de fond en comble les affaires de la coalition; que revenir sur Langres c'était se reporter sur une contrée pauvre en elle-même, et appauvrie encore par le récent séjour des armées, qu'on ne pourrait pas y vivre, que la retraite sur Langres entraînerait bientôt la retraite sur Besançon; que rétrograder de la sorte c'était rendre à Napoléon tout son prestige, lui rendre tous ses partisans, et inviter les paysans français, qui déjà tuaient les soldats isolés, à s'insurger en masse et à égorger tout ce qui ne serait pas formé en corps d'armée, qu'en un mot hésiter, reculer, c'était périr.

Qui avait raison en ce moment des temporisateurs ou des impatients, personne ne le pourrait dire avec certitude. En effet si les seconds évaluaient justement les forces respectives, les premiers cédaient à des craintes fondées lorsqu'ils refusaient de jouer le tout pour le tout contre Napoléon, car s'il eût gagné la bataille, et dans la disposition de ses troupes il avait beaucoup de chances de la gagner, la coalition aurait été jetée dans le Rhin. On est donc en droit de soutenir que, quoique ses calculs eussent un certain caractère de timidité, le prince de Schwarzenberg à tout prendre avait plus raison que ses adversaires.

La proposition de l'armistice prévaut. Quoi qu'il en soit le parti de la modération insista, et comme il avait acquis depuis les derniers événements autant d'autorité que Blucher et ses partisans en avaient perdu, comme l'empereur Alexandre appuyait un peu moins le parti de Blucher, le prince de Schwarzenberg fit prévaloir son opinion, et la proposition d'un armistice fut résolue. Cette proposition n'engageait à rien, ni quant aux conditions de la paix, ni quant aux conditions de l'armistice lui-même. Si elle n'était point accueillie, elle aurait au moins occupé Napoléon quelques heures, ralenti sa marche d'une journée peut-être, ce qui était beaucoup; si elle était acceptée au contraire, elle permettrait d'aller se concentrer les uns à Langres, les autres à Châlons, de s'y renforcer considérablement, et enfin, suivant le vœu secret des Autrichiens, de renouer les négociations pacifiques avec plus de chances de succès, car une fois les armes déposées on ne les reprendrait pas aisément. Les partisans de la guerre à outrance consentirent à cette démarche dans l'espoir qu'elle n'aboutirait à aucun résultat, et qu'elle ferait peut-être gagner quelques heures, ce qui aux yeux de tous était incontestablement un avantage. Le prince de Schwarzenberg fit choix du prince Wenceslas de Liechtenstein pour l'envoyer au quartier général français, avec la proposition de désigner des commissaires qui, aux avant-postes des deux armées, conviendraient d'une suspension d'armes.

Envoi du prince de Liechtenstein à Napoléon pour proposer une suspension d'armes. Le 23 Napoléon était en marche de Chatres sur Troyes, lorsqu'aux approches de Troyes le prince Wenceslas de Liechtenstein se présenta pour lui remettre le message du prince de Schwarzenberg. Napoléon, en voyant cette insistance des coalisés pour obtenir un armistice, en conclut beaucoup trop vite qu'ils étaient dans une position difficile, et résolut de paraître les écouter, mais sans s'arrêter, son rôle n'étant pas de les tirer d'embarras. Il était animé par le succès, par le sentiment des grandes choses qu'il venait d'accomplir, par l'espérance de celles qu'il allait accomplir encore, et n'avait actuellement aucune raison de prudence pour se montrer modeste ou circonspect, car au contraire la jactance pouvait être de l'habileté. Il s'y livra donc par disposition du moment et par calcul.

Accueil fait par Napoléon au prince de Liechtenstein. Le prince Wenceslas l'ayant fort complimenté sur les belles opérations qu'il venait d'exécuter, Napoléon l'écouta avec une satisfaction visible, parla beaucoup de celles qu'il préparait, exagéra singulièrement l'étendue de ses forces, se plaignit des outrageantes propositions qu'on lui avait adressées, et, d'un sujet passant à l'autre, demanda s'il était vrai que plusieurs princes de Bourbon se trouvassent déjà au quartier général des alliés. En effet le duc d'Angoulême essayait actuellement de se faire accueillir au quartier général de lord Wellington; le duc de Berry était sur une frégate à Belle-Île, tâchant par sa présence d'agiter les esprits en Vendée; enfin le père de ces deux princes, le comte d'Artois lui-même, muni du titre de lieutenant général du royaume, et représentant Louis XVIII retiré à Hartwel, était venu en Suisse, puis en Franche-Comté, pour obtenir son admission au quartier général des souverains. Toutefois aucun de ces princes n'avait encore réussi dans ses démarches.

Napoléon doit répondre après son entrée dans Troyes. L'envoyé du prince de Schwarzenberg se hâta de désavouer toute participation de l'Autriche à des menées contraires à la dynastie impériale, et affirma, ce qui était vrai, que le comte d'Artois avait été écarté du quartier général. Cette déclaration fit à Napoléon plus de plaisir qu'il n'en témoigna; il dit qu'il allait s'occuper de la proposition qu'on lui adressait, et qu'il répondrait de la ville même de Troyes, dans laquelle il prétendait entrer immédiatement.

Son assurance bonne à montrer aux Prussiens et aux Russes, n'avait pas autant d'à-propos à l'égard des Autrichiens, qui désiraient la paix, et auxquels il fallait la laisser espérer, pour les disposer à la modération dans les vues, et au moins à l'hésitation dans les conseils.

Convention tacite pour l'évacuation de Troyes et la restitution de cette ville aux Français. Arrivé aux portes de Troyes, Napoléon y trouva l'arrière-garde des coalisés décidée à s'y défendre, et menaçant même de brûler la ville si on insistait pour y entrer tout de suite. Une telle menace de la part des Russes avait quelque chose de trop sérieux pour qu'on n'en tînt pas compte. Il fut verbalement convenu que le lendemain 24, les uns sortiraient de Troyes, et que les autres y entreraient sans coup férir, ou du moins sans aucun acte d'agression ou de résistance qui pût mettre la ville en péril. Le lendemain effectivement, les dernières troupes de la coalition sortirent pacifiquement de Troyes, tandis que les nôtres y entrèrent de même, et Napoléon, qui vingt jours auparavant avait traversé cette ville presque en vaincu, l'esprit plein de pressentiments sinistres, ne sachant s'il pourrait défendre Paris, et réduit à ordonner qu'on éloignât de la capitale sa femme, son fils, son gouvernement, son trésor, Napoléon reparaissait maintenant au milieu de Troyes après avoir mis avec une poignée d'hommes les armées de l'Europe en fuite, et il voyait les coalisés, naguère si hautains, lui demander sinon de déposer les armes, du moins de les laisser reposer quelques jours dans le fourreau! Singulier changement de fortune en un mois. Étrange changement de fortune, qui prouve tout ce qu'un homme de caractère et de génie, en sachant persévérer à la guerre, peut quelquefois faire sortir de chances imprévues et heureuses d'une situation en apparence désespérée! Ce changement était-il assez sérieux pour y compter? Ce changement de fortune était-il assez décisif pour qu'on y pût compter? Doute cruel, qu'il appartenait à la prudence seule, unie au génie, de convertir en certitude. Il fallait en effet à l'égard des coalisés joindre à la victoire la plus parfaite mesure, pour abattre la jactance des uns, sans décourager la modération des autres, et saisir, pour ainsi dire au vol, l'occasion d'une transaction bien difficile à opérer entre les propositions de Francfort et celles de Châtillon! Là était le problème à résoudre. Napoléon malheureusement se fiait trop au retour décidé de la fortune pour être sage, et il est vrai qu'en ce moment il était fondé à l'espérer, en ne regardant qu'à l'extérieur des choses. Que ne pouvons-nous l'espérer nous-mêmes, et nous faire illusion au moins un instant dans ce triste récit des temps passés, car en 1814 il s'agissait, non d'un homme, non d'un grand homme, qui est ce qu'il y a de plus intéressant au monde après la patrie, mais de la France, à qui on pouvait sauver encore la moitié de sa grandeur, à qui on pouvait conserver Mayence en sacrifiant Anvers!

FIN DU LIVRE CINQUANTE-DEUXIÈME.

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