← Retour

Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 20/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

16px
100%

Chagrin que le départ de M. de Las Cases fait éprouver à Napoléon. Napoléon fut très-affecté du départ de M. de Las Cases. C'était de ses compagnons d'exil celui qui avait l'instruction la plus variée, et qui par sa connaissance de l'anglais lui rendait le plus de services, outre qu'il était d'un caractère très-doux quoiqu'un peu susceptible. Sans méconnaître que le désir de dénoncer à l'Europe les traitements infligés aux captifs de Sainte-Hélène était entré pour beaucoup dans son refus de revenir à Longwood, Napoléon ne se dissimulait pas non plus que sa santé, et surtout celle de son fils, avaient contribué à sa détermination, et il voyait clairement que tantôt les ombrages du gouverneur, tantôt le climat, tantôt les devoirs de famille, diminueraient successivement la petite société qui l'avait suivi, et dont la présence peuplait de quelques visages amis son affreuse solitude. Son valet de chambre Marchand, écrivant vite, lisant bien, sage, discret, dévoué à son maître avec une simplicité touchante, et de jour en jour devenant non plus un serviteur mais un ami, Marchand recueillait plus qu'un autre de ces mots qui s'échappent d'une âme souffrante, et qui semblent adressés à Dieu seul.—Si cela continue, disait Napoléon en soupirant, il ne restera bientôt ici que moi et Marchand!—Puis s'adressant à ce dernier, il ajoutait: Tu me feras la lecture, tu écriras sous ma dictée, tu me fermeras les yeux, et tu iras vivre en Europe au sein du bien-être que je t'aurai assuré.—

1817. Le 1er janvier à Sainte-Hélène. Le 1er janvier 1817 fut pour la colonie exilée l'occasion d'une petite fête de famille. Les amis de Napoléon avaient soin de saisir les anniversaires pour venir tous ensemble lui présenter leurs hommages, comme ils faisaient jadis aux Tuileries, et lui prouver que proscrit, chargé de chaînes, il était toujours pour eux l'empereur Napoléon. Ce n'étaient plus comme aux Tuileries les fêtes de l'orgueil, mais celles du cœur, du cœur contrit, humilié, et d'autant plus expansif qu'il était plus malheureux. Madame Bertrand, madame de Montholon, accompagnées de leurs maris, tenant leurs enfants par la main, le général Gourgaud, et après eux Marchand avec les serviteurs qui avaient suivi leur maître à Sainte-Hélène, vinrent ce 1er janvier lui présenter leurs vœux. Quels vœux, hélas! Que sa vie sur ce rocher ne fût pas trop amère, que sa santé ne déclinât pas trop vite, que certaines souffrances physiques dont il commençait à sentir l'atteinte ne fussent pas trop aiguës, car pour le revoir en France rétabli sur le trône, ou seulement libre en Amérique, personne n'osait y songer, et encore moins en parler. Napoléon était plus triste que de coutume, à cause des souvenirs que réveillait cette journée, et aussi à cause du départ de MM. de Las Cases. Il accueillit ses compagnons avec des marques d'attendrissement qui ne lui étaient pas ordinaires, et les remercia de leur dévouement de la manière la plus expressive. Il avait toujours pris beaucoup de plaisir à faire des dons, et des quelques débris de son opulence que Marchand avait sauvés, il avait composé un petit trésor pour témoigner de temps en temps sa gratitude à ceux qui lui rendaient service. Il y puisa pour donner soit aux enfants qu'il aimait, soit à leurs parents, quelques objets qui devaient être pour eux de précieux souvenirs de famille. Après ces épanchements, la journée étant fort belle, il déjeuna avec ses compagnons d'exil sous la tente que l'amiral Malcolm lui avait fait dresser, et qui lui procurait la seule ombre dont il pût jouir à Longwood. On y passa la plus grande partie du jour, et peu à peu la beauté du ciel, les témoignages de ses amis, un doux et cordial entretien, semblèrent dissiper la sombre tristesse qui couvrait le front de Napoléon. On parla de la France, on s'occupa du passé autrefois si éblouissant, on ne dit rien du présent, et pour la première fois cependant on osa dire quelques mots de l'avenir que d'ordinaire on ne cherchait pas à pénétrer, car si profondément qu'on y regardât, on n'y découvrait que la prison! Pourtant une sorte d'espérance commençait à poindre, et cette espérance naissait de la possibilité d'un changement ministériel en Angleterre. À en juger par les journaux il était facile de voir qu'à la suite des emportements de 1815 il s'opérait un retour dans les esprits, que les peuples revenaient aux idées de liberté, et qu'en revenant à ces idées les haines contre la France perdaient de leur violence. Le ministère de lord Castlereagh était vivement attaqué. L'opposition avait demandé compte à lord Bathurst de ses cruautés envers le prisonnier de Sainte-Hélène, et il n'y avait aucune invraisemblance à supposer un prochain changement dans le cabinet britannique. On n'allait certes pas jusqu'à imaginer que Napoléon pourrait devoir un rôle quelconque à un nouveau ministère, mais ce ministère pourrait bien alléger les fers du prisonnier, le transporter dans une autre île, qui sait même? peut-être lui ouvrir la libre Amérique. C'était peu probable, mais l'âme humaine à défaut d'espérances fondées, se repaît de chimères, tant il lui est impossible de ne pas espérer! On rêva donc quelque peu dans cette journée, et on se sépara soulagé.

Année 1817, plus triste que les précédentes. L'année 1817 fut plus triste encore que l'année 1816, et tout présageait qu'il en serait ainsi des autres, car dans cette captivité sans fin présumable, et qui n'avait d'autre perspective que la mort, la tristesse devait aller toujours en croissant. Les promenades à cheval qui étaient indispensables à la santé de Napoléon, avaient complétement cessé. Le cercle de trois à quatre lieues dans lequel il était obligé de se renfermer s'il tenait à être seul, avait fini par lui paraître aussi étroit que le préau d'une prison. Ayant voulu le franchir et s'étant engagé dans les parties inconnues de l'île, il avait plusieurs fois échappé à l'officier chargé de le suivre, et celui-ci ayant fait l'observation que pour être fidèle à ses ordres il serait forcé de se tenir plus près, Napoléon avait renoncé à monter à cheval. Napoléon ne sort plus, et sa santé s'en ressent profondément. Il était resté jusqu'à deux mois sans sortir autrement que pour faire une courte promenade à pied. Précédemment il recevait quelquefois des Anglais ou des Hollandais revenant des Indes en Europe, lesquels demandaient au grand maréchal Bertrand l'honneur de lui être présentés. Sir Hudson Lowe ayant essayé de changer cette manière de procéder, et Napoléon voyant qu'on voulait faire de Longwood un guichet qui ne s'ouvrirait que par la main de son geôlier, ne recevait plus personne. Cette réclusion absolue, surtout depuis le départ de M. de Las Cases, faisant cesser pour lui toute distraction, il était tombé dans une sorte d'inertie morale, qui, jointe à son inertie physique, devait produire sur lui les effets les plus prompts et les plus funestes.

Arrivée des commissaires européens à Sainte-Hélène. À cette époque arrivèrent trois commissaires des puissances alliées, ayant mission de veiller à la garde du prisonnier de Sainte-Hélène de concert avec sir Hudson Lowe. Les puissances avaient en effet signé un traité par lequel approuvant tout ce que l'Angleterre avait fait précédemment, elles lui déléguaient le soin de détenir Napoléon, à condition toutefois que des commissaires nommés par elles pourraient résider à Sainte-Hélène, s'assurer de la présence continue du prisonnier, et veiller tant à sa garde qu'aux traitements qui lui seraient infligés. La Prusse s'en fiant aux Anglais du soin de garder son ancien ennemi, et ne s'intéressant pas assez à lui pour chercher à savoir comment on le traitait, n'avait envoyé personne. La Russie, l'Autriche, la France, avaient expédié chacune un commissaire. Ces commissaires confinés dans une île presque inhabitée, n'avaient qu'un dédommagement en perspective, c'était de voir et d'entretenir quelquefois l'illustre prisonnier. Leurs caractères particuliers et leurs dispositions. L'envoyé français, M. de Montchenu, vieux royaliste, fort passionné mais point méchant, répétait sans cesse que c'étaient les gens d'esprit qui avaient fait l'abominable révolution française, que leur chef Napoléon, plus spirituel, plus scélérat qu'eux tous ensemble, était un démon à garder dans une cage de fer. Il n'avait aucune envie de le fréquenter, mais il désirait se procurer le plus souvent possible la certitude physique de sa présence à Sainte-Hélène. M. de Sturmer, envoyé autrichien, au service du plus curieux des hommes d'État, le prince de Metternich, aurait voulu pouvoir amuser son chef par des détails piquants. Le commissaire russe, M. de Balmain, chargé par Alexandre de veiller à ce qu'on gardât Napoléon sûrement, mais pas trop cruellement, avait bien aussi quelque envie de le voir, mais moins que ses deux collègues, et se moquait assez volontiers des inquiétudes du Français et de la curiosité de l'Autrichien.

L'attente de ces trois commissaires fut singulièrement trompée en arrivant à Sainte-Hélène. Sir Hudson Lowe les ayant annoncés à Longwood comme accrédités en vertu du traité du 2 août 1815, Napoléon refusa péremptoirement de les admettre à ce titre. D'une opiniâtreté invincible dans le malheur comme dans le bonheur, il ne voulait pas s'écarter du principe qu'il avait posé, et d'après lequel il soutenait que s'étant volontairement confié à l'Angleterre, on n'avait pas le droit de le constituer prisonnier. Cause qui les empêche d'être admis auprès de Napoléon. Par ce motif, il avait déclaré que prêt à recevoir ces messieurs avec plaisir s'ils se présentaient comme individus, il ne les recevrait pas introduits auprès de lui en vertu du traité du 2 août. Cette fidélité à son thème était fort regrettable, car outre les distractions qu'il aurait trouvées dans la société de ces commissaires, il aurait pu par leur entremise faire parvenir à Vienne et à Saint-Pétersbourg certains détails de sa captivité, qui probablement auraient ému la pudeur de l'empereur François, et l'excellent cœur d'Alexandre. Sir Hudson Lowe qui en jugeait ainsi, saisit avec empressement la difficulté soulevée par Napoléon, et déclara que les trois commissaires n'entreraient à Longwood qu'en vertu du traité précité. Ce n'était point l'avis des trois commissaires qui auraient bien désiré, n'importe à quel titre, être admis auprès de Napoléon, soit pour s'assurer de sa présence, soit pour jouir d'une société que tout le monde eût enviée. Mais sir Hudson Lowe, craignant l'ingérance de ces commissaires dans les questions relatives à la garde des prisonniers, ne voulut se prêter à aucun accommodement, et ils restèrent à Sainte-Hélène sans pouvoir pénétrer à Longwood. De temps en temps ils montaient à cheval, allaient faire le tour des bâtiments occupés par Napoléon, se plaçaient aux issues où ils espéraient le rencontrer, et étaient réduits ou à l'apercevoir de très-loin, ou à recueillir quelques détails des allants et venants. Leurs communications indirectes avec les prisonniers. Ils s'en procuraient aussi par les compagnons de Napoléon lui-même. Ils avaient connu l'un le grand maréchal Bertrand, l'autre les généraux Montholon et Gourgaud. Ils les recevaient, ou bien allaient à Hutt's-Gate rendre visite à madame Bertrand. Ils s'assuraient ainsi de la présence à Longwood de l'illustre prisonnier, et laissaient échapper des nouvelles qui, fort insignifiantes à leurs yeux, étaient d'un prix infini pour de pauvres captifs relégués dans une île déserte à deux mille lieues de leur patrie. M. de Montholon, le plus adroit des habitants de Longwood, avait l'art de faire parler les commissaires, et de leur arracher parfois quelques détails intéressants. Cherchant à flatter son maître malheureux, à réveiller en lui l'espérance éteinte, il s'attachait à lui persuader tantôt que le commissaire russe allait dénoncer à l'empereur Alexandre les traitements qu'on lui faisait subir, tantôt que le mouvement des esprits en Angleterre se prononçait contre le cabinet Castlereagh, et qu'avec de nouveaux ministres il obtiendrait sinon la liberté de vivre en Amérique, au moins un changement de résidence.

Services que le docteur O'Meara rend à Napoléon. Le hasard avait aussi procuré à Napoléon un moyen de communication avec l'Europe, par l'établissement auprès de lui du docteur O'Meara. Napoléon n'ayant pas de médecin en quittant la France, en avait remarqué un à bord du Bellérophon, qui avait su lui plaire. C'était le docteur O'Meara, homme d'esprit, assez adroit, et moins entêté que ses confrères des pratiques de la médecine anglaise. Napoléon, en fait de médecine, n'avait foi qu'à celle de l'illustre Corvisart, qu'il caractérisait par ces mots: l'expérience chez un homme supérieur, ne voulait en général d'aucun remède, et repoussait absolument ceux des médecins anglais. Il écoutait cependant le docteur O'Meara qu'il avait pris à son service, se moquait de ses prescriptions, mais s'entretenait avec lui tantôt en italien, tantôt en français, de toutes sortes de sujets, puis l'envoyait à James-Town lui chercher des nouvelles. Sir Hudson Lowe avait consenti à ce que le docteur O'Meara, en sa qualité d'Anglais, restât auprès de Napoléon sans subir les mêmes gênes que les autres habitants de Longwood, parce qu'il le jugeait incapable de trahir son gouvernement (ce qui était vrai), et qu'il le croyait tout au plus capable de quelques complaisances sans danger. Se conduisant assez adroitement dans cette position délicate, le docteur O'Meara s'en tirait sans trahir personne, rendait à Napoléon le service fort innocent de lui apporter quelques nouvelles d'Europe, rendait à sir Hudson Lowe le service de constater chaque jour la présence du prisonnier, ce que l'officier résidant à Longwood ne pouvait pas toujours faire, et trouvait encore le moyen de plaire à Londres en transmettant au prince régent des détails sur Napoléon, qui, sans être une infidélité envers celui-ci, offraient à la curiosité du prince un intérêt véritable.

Nouvelles d'Europe. De certains points du plateau de Longwood on découvrait la mer, et dès qu'une voile se montrait, on voulait savoir quel était le navire qui arrivait, d'où il venait, quelles personnes, quelles choses il avait à bord. Tout de suite on dépêchait le docteur O'Meara à James-Town, et il rapportait souvent les journaux, quelquefois même des lettres soustraites à la surveillance de sir Hudson Lowe. Napoléon s'était ainsi procuré des nouvelles qui avaient un instant charmé son malheur. Tantôt il avait appris l'acquittement de Drouot, l'évasion de Lavallette, événements dont il s'était fort réjoui, tantôt la fameuse ordonnance du 5 septembre, qui l'avait confirmé dans la douce espérance que le parti de la violence serait bientôt vaincu dans toute l'Europe. Il avait reçu aussi de sa famille des lettres qui l'avaient vivement ému. Les unes lui disaient que son fils se portait bien et grandissait à vue d'œil, les autres que sa mère, sa sœur Pauline, ses frères, désiraient le joindre à Sainte-Hélène, et mettaient leur fortune à sa disposition. Napoléon fort touché de celles qu'il reçoit de sa famille. Napoléon très-touché de ces offres était résolu à les refuser. Elle lui offre sa présence et sa fortune, qu'il n'accepte pas. Se considérant à Sainte-Hélène comme un condamné à mort, il n'aurait pas plus supporté que sa mère et sa sœur y vinssent, qu'il n'aurait voulu les voir monter sur l'échafaud avec lui. Sachant qu'excepté le cardinal Fesch et sa mère, ses proches avaient à peine de quoi vivre, et ayant de plus 4 à 5 millions secrètement déposés chez M. Laffitte, il n'aurait pas consenti à leur être à charge. D'ailleurs il n'avait même plus besoin de recourir à ce dépôt, car sir Hudson Lowe après l'avoir tourmenté sur les dépenses de sa maison, avait cessé d'y insister. Il fit donc remercier ses proches de leurs offres, en disant qu'en y étant très-sensible il ne les acceptait point.

Visite de quelques Anglais revenant des Indes. Malgré sa réclusion absolue, Napoléon reçut quelques Anglais à l'époque du retour en Europe de la flotte des Indes. Ce moment, comme nous l'avons dit, était celui d'une véritable fête à Sainte-Hélène, car les bâtiments venant de cette destination lointaine prenaient des vivres frais à James-Town, y laissaient ou de l'argent ou des marchandises, et animaient un instant la solitude profonde de ce rocher perdu au milieu de l'Océan. Naturellement la curiosité de voir Napoléon était extrême chez les voyageurs de toute condition, et d'autant plus vive qu'ils avaient plus de culture d'esprit. De grands dignitaires, des magistrats, des savants, passagers sur la flotte des Indes, se mettant au-dessus des mesquines prescriptions de sir Hudson Lowe, s'adressèrent directement au grand maréchal pour obtenir l'honneur d'être présentés à Napoléon. Dans le nombre on compta lord Amherst et plusieurs personnages distingués. Napoléon les admit auprès de lui, se montra plein de calme, de douceur, de bonne grâce, et s'entretint longuement avec eux, tantôt des Indes, tantôt des affaires anglaises elles-mêmes, et toujours avec sa supériorité d'esprit accoutumée. Les plus importants lui demandant ses messages pour l'Europe, il leur répondit avec une noble résignation: Langage que leur tient Napoléon. Je ne vous charge de rien. Rapportez à vos ministres ce que vous avez vu. Je suis ici sur un rocher, qu'on a rendu pour moi plus étroit encore que la nature ne l'avait fait, et sur lequel je ne puis pas même me promener à cheval, après avoir été à cheval toute ma vie. J'habite sous un toit de planches, où je suis tantôt dévoré par la chaleur, tantôt envahi par une humidité pénétrante. Je ne puis en sortir sans être entouré de sbires par un geôlier impitoyable. Je ne puis ni écrire à ma famille, ni recevoir de ses nouvelles sans avoir ce geôlier pour confident. On m'a ôté déjà deux de mes compagnons, et Dieu sait si on me laissera ceux qui me restent! Si on voulait ma mort, il eût été plus noble de me traiter en soldat comme l'illustre Ney. Si ce n'est pas cela qu'on veut, qu'on me donne de l'air et de l'espace. Qu'on ne craigne pas mon évasion. Je sais qu'il n'y a plus dans le monde de place pour moi, et que mon seul avenir est d'expirer dans vos fers. Mais la question est de savoir si, en y demeurant, j'y serai à la torture. Au surplus je ne demande rien; que ceux qui auront vu ma situation, et que leur cœur portera à la faire connaître, le fassent. Je ne les en prie même pas.—

La santé de Napoléon décline rapidement. L'état de Napoléon justifiait assez les tristes pressentiments auxquels il se livrait en parlant de lui-même. Ceux qui le voyaient étaient frappés de la profonde altération de ses traits, et bien qu'il ne fût pas encore à la veille de sa mort, on pouvait aisément augurer qu'elle ne serait pas éloignée. L'aversion qu'il avait conçue pour la promenade à cheval telle qu'on la lui avait permise, l'avait amené à négliger complétement ce genre d'exercice. Malgré la belle saison arrivant vers la fin de 1817 à Sainte-Hélène, il passa presque six mois sans mettre le pied à l'étrier. Le docteur O'Meara lui pronostiquant que cette renonciation aux exercices de toute sa vie lui serait funeste: Tant mieux, répondait-il; la fin viendra plus vite.—Il commençait à éprouver une douleur sourde au côté droit, et Marchand lui disait qu'il aurait besoin d'un peu d'exercice. Oui, disait-il en soupirant, il me serait bon de faire à cheval une course de dix à douze lieues; mais le peut-on sur ce rocher?—Il avait toujours eu le goût des bains prolongés; il se livra plus que jamais à ce penchant, qui lui procurait un soulagement à la douleur dont il souffrait. Il restait plusieurs heures de suite dans un bain chaud, puis se couchait, et s'affaiblissait ainsi à vue d'œil. Son esprit attristé ne perdait ni en force, ni en éclat, mais son corps devenait chaque jour plus débile, et il disait à ceux qui lui donnaient leurs soins et paraissaient affligés de cet affaiblissement: Vous le voyez, ce n'était pas mon corps qui était de fer, c'était mon âme.—

Sir Hudson Lowe lui fait construire une maison nouvelle. Sir Hudson Lowe, en voyant décliner si vite la santé de Napoléon, commença à s'inquiéter, craignant qu'on ne lui attribuât ce déclin rapide. Bien des voix s'étaient élevées en Angleterre contre les traitements infligés au captif de Sainte-Hélène, et il ne voulait pas fournir un fondement à de telles accusations. N'osant lever l'interdiction des promenades à cheval sans surveillance, il pensa qu'un changement de demeure serait un remède efficace, d'autant que les bâtiments de Longwood, construits en terre et en bois, tombaient déjà en ruine. L'abandon de Plantation-House à l'illustre prisonnier aurait répondu à toutes les convenances, mais il entendait le garder pour sa famille, et il prit le parti de bâtir. Lord Bathurst l'y avait autorisé, à condition que le nouvel emplacement ne coûterait pas trop cher à acquérir. Soit que la dépense d'acquisition fût trop grande du côté de Plantation-House, soit que le plateau de Longwood parût toujours plus facile à surveiller, sir Hudson Lowe résolut d'y laisser la nouvelle demeure de Napoléon, et seulement de choisir, en se rapprochant du pic de Diane, un endroit où le vent du sud-est se ferait moins sentir. Il fit part à Napoléon de ce projet, et lui envoya tous les plans pour qu'il pût y introduire les changements qui lui conviendraient. Napoléon répondit que toute habitation dans cette partie de l'île serait funeste à sa santé, que d'ailleurs on mettrait trois ou quatre ans à mener ces constructions à fin, que dans trois ou quatre ans ce serait un tombeau et non pas une maison qu'il lui faudrait; qu'il aurait eu l'incommodité des ouvriers dans son voisinage, sans pouvoir profiter de leur travail, et que si c'était son goût qu'on cherchait à connaître il déclarait qu'il ne désirait nullement une maison nouvelle, et s'accommodait de celle qu'il avait, bien suffisante pour y mourir.

1818. Sir Hudson Lowe ne se laissa point décourager par cette réponse, et entreprit en effet de bâtir, en choisissant l'exposition la mieux abritée possible, dans le district de Longwood, et en élevant un mur de gazon qui épargnât aux yeux et aux oreilles des exilés la vue et le bruit d'un chantier.

Napoléon dicte beaucoup moins, et lit davantage. Le 1er janvier 1818 fut plus triste que les précédents, et beaucoup plus que celui de 1817, quoique ce dernier eût été attristé par le départ de M. de Las Cases. Napoléon travaillait moins, et semblait découragé de dicter le récit de ses campagnes, s'en fiant à la postérité du soin de sa gloire.—À quoi bon, disait-il, tous ces mémoires à consulter, présentés à notre juge à tous, la postérité? Nous sommes des plaideurs qui ennuient leur juge. La postérité est un appréciateur des événements plus fin que nous. Elle saura bien découvrir la vérité sans que nous nous donnions tant de peine pour la lui faire parvenir.—Napoléon dictait moins, mais il lisait davantage. Sa sensibilité au beau, devenue exquise par l'âge et la souffrance, savourait avec délices les chefs-d'œuvre de l'esprit humain. Le soir, parlant un peu moins des événements de sa vie, il parlait de ses lectures, et parfois lisait à ses amis des passages des grands écrivains de tous les temps avec l'accent d'une haute et sûre intelligence.

Son jugement sur les grands écrivains. Il lisait souvent l'Écriture sainte, dont la grandeur frappait son génie; mais Homère avait sa préférence sur tout autre monument de l'antiquité. Il le trouvait grand et vrai, paraissait charmé du contraste qu'offraient les sentiments délicats, nobles, souvent sublimes des personnages de l'Iliade, avec leurs mœurs simples jusqu'à la grossièreté, et faisait la remarque que peu importait le costume jeté sur l'homme, pourvu que cet homme fût l'homme véritable, celui de tous les temps et de tous les pays. Ce qui le charmait encore dans Homère, c'était avec la grandeur la parfaite vérité.—Homère, disait-il, a vu, agi. Virgile, au contraire, est un régent de collége, qui n'a rien vu, ni rien fait.—Cette sévérité à l'égard de Virgile provenait de ce que Napoléon, ne sachant pas assez le latin pour apprécier la délicieuse langue du poëte d'Ausonie, n'était sensible qu'à la vérité et à la majesté des tableaux, moindre chez Virgile que chez Homère.

Parmi les écrivains modernes les auteurs dramatiques avaient sa préférence. Il n'aimait pas les genres incertains, ni le mélange du comique avec le tragique. Il méprisait ce que nous appelons le drame, et disait, que c'était la tragédie des femmes de chambre. Il vantait la grandeur chez Corneille, l'éloquence des sentiments chez Racine, et la profondeur comique chez Molière, prisait peu Voltaire comme auteur dramatique, en l'admirant d'ailleurs beaucoup comme prosateur pour le fond et la forme. Sensible à la grâce mais toujours positif, il lisait avec un plaisir infini madame de Sévigné, en disant cependant qu'après l'avoir lue avec délices il ne lui en restait rien. Il trouvait l'histoire médiocrement écrite en France, excepté les mémoires, et s'en prenait de cette infériorité à l'ignorance des affaires dans laquelle on avait fait vivre les gens de lettres. Il entrait volontiers dans les difficultés de cet art, qu'il avait pratiqué lui-même, et s'écriait à propos de l'histoire de France: Il n'y a pas de milieu, il la faut en deux volumes, ou en cent.—

Ses opinions religieuses. À mesure que l'ennui et l'inaction détruisant sa santé il voyait la mort s'approcher, il s'entretenait plus fréquemment de philosophie et de religion.—Dieu, disait-il, est partout visible dans l'univers, et bien aveugles ou bien faibles sont les yeux qui ne l'aperçoivent pas. Pour moi je le vois dans la nature entière, je me sens sous sa main toute-puissante, et je ne cherche pas à douter de son existence, car je n'en ai pas peur. Je crois qu'il est aussi indulgent qu'il est grand, et je suis convaincu que revenus dans son vaste sein nous y trouverons confirmés tous les pressentiments de la conscience humaine, et que là sera bien ou sera mal, ce que les esprits vraiment éclairés ont déclaré bien ou mal sur la terre. Je mets de côté les erreurs des peuples, qu'on peut reconnaître à ce trait que l'erreur de l'un n'est jamais celle de l'autre; mais ce que les grands esprits de toutes les nations auront déclaré bon ou mauvais, restera tel dans le sein de Dieu. Je n'ai point de doute à cet égard, et malgré mes fautes je m'approche tranquillement de la souveraine Justice. Je suis moins sûr de mon fait lorsque j'entre dans le domaine des religions positives. Là je rencontre à chaque pas la main de l'homme, et souvent elle m'offusque et me choque.... Mais il faut ne pas céder à ce sentiment, dans lequel il entre beaucoup d'orgueil humain. Si, en mettant de côté les traditions nationales dont tous les peuples ont compliqué la religion, on y trouve la notion de Dieu, la notion du bien et du mal fortement professées, c'est l'essentiel. Pour moi j'ai été dans les mosquées, j'y ai vu les hommes agenouillés devant la puissance éternelle, et bien que mes habitudes nationales fussent souvent froissées, pourtant je n'y ai point éprouvé le sentiment du ridicule. La calomnie travestissant mes actes, a dit qu'au Caire j'avais professé l'islamisme, tandis qu'à Paris, devant le Pape, je jouais le catholique. En tout cela il y a quelque chose de vrai, c'est que même dans les mosquées je trouvais du respectable, et que sans y être ému comme dans les églises catholiques où mon enfance a été élevée, j'y voyais l'homme à genoux humiliant sa faiblesse devant la majesté de Dieu. Toute religion qui n'est pas barbare a droit à nos respects, et nous chrétiens nous avons l'avantage d'en avoir une qui est puisée aux sources de la morale la plus pure. S'il faut les respecter toutes, nous avons bien plus de raison de respecter la nôtre, et chacun d'ailleurs doit vivre et mourir dans celle où sa mère lui a enseigné à adorer Dieu. La religion est une partie de la destinée. Elle forme avec le sol, les lois, les mœurs, ce tout sacré qu'on appelle la patrie, et qu'il ne faut jamais déserter. Pour moi, quand à l'époque du Concordat quelques vieux révolutionnaires me parlaient de faire la France protestante, j'étais révolté, comme si on m'avait proposé d'abdiquer ma qualité de Français pour devenir Anglais ou Allemand.—

Comment Napoléon expliquait son fatalisme. Conduit par ces sujets sublimes à s'occuper de certaines questions morales, Napoléon s'entretenait de ce qu'on avait appelé son fatalisme.—Sur ce sujet, disait-il, comme sur tous les autres la calomnie a tracé de mes opinions de vraies caricatures. On a voulu me représenter comme une espèce de musulman stupide, qui voyait tout écrit là-haut, et qui ne se serait détourné ni devant un précipice, ni devant un cheval lancé au galop, par cette idée que notre vie, notre mort, ne dépendent pas de nous, mais d'un destin implacable et impossible à fléchir. S'il en était ainsi l'homme devrait se mettre dans son lit à sa naissance, et n'en plus sortir, attendant que Dieu fît arriver les aliments à sa bouche. L'homme deviendrait stupidement inerte. Ce n'est pas moi, qui pendant le cours des plus longues guerres ai tant déployé d'efforts, hélas! sans y réussir toujours, pour faire prédominer l'intelligence humaine sur le hasard, ce n'est pas moi qui puis penser de la sorte! Ma croyance, et celle de tout être raisonnable, c'est que l'homme est ici-bas chargé de son sort, qu'il a le droit et le devoir de le rendre par son industrie le meilleur possible, et qu'il ne doit renoncer à ses efforts que lorsqu'il ne peut plus rien. Alors seulement il doit cesser de penser et d'agir, se résigner en un mot, et ne plus songer au péril auquel il ne peut parer. À la guerre on a beau faire, le péril est presque partout égal. J'ai vu des hommes quitter une place comme dangereuse, et être frappés juste à celle qu'ils venaient de prendre comme plus sûre. On s'agite donc vainement à la guerre, on perd en s'agitant son sang-froid, son courage, sans éviter le danger, et le mieux évidemment est de se résigner aux chances de son état, de ne pas plus penser aux projectiles qui traversent l'air qu'au vent qui souffle dans vos cheveux. Alors on a tout son courage, tout son sang-froid, tout son esprit, et on recouvre avec le calme la clairvoyance. Voilà mon fatalisme, voilà celui que je prêchais à mes soldats, en y employant les formes qui leur convenaient, en cherchant à leur persuader que leur destin était arrêté là-haut, qu'ils n'y pouvaient rien changer par la lâcheté, que dès lors le mieux était de se donner les honneurs du courage, et au précepte j'ajoutais l'exemple en affichant sur mon front que tous regardaient, une insouciance qui avait fini par être sincère. C'était le fatalisme du soldat, mais certes comme général j'en pratiquais un autre, car j'ai l'orgueil de croire qu'aucun capitaine ne s'est plus servi à la guerre de son esprit et de sa volonté. Vous le voyez, ajoutait Napoléon, je puis rendre compte de toutes mes opinions, car elles sont fondées sur la notion vraie et pratique des choses.—

Départ du général Gourgaud. Napoléon éprouva dans cette année 1818 un chagrin des plus vifs. Nous avons déjà parlé du caractère difficile du général Gourgaud. Sa jalousie, que M. de Las Cases n'attirait plus, s'était portée tout entière sur le général de Montholon, qui en ce moment était le plus souvent appelé pour écrire sous la dictée de Napoléon. D'autres causes avaient ajouté à cette mésintelligence. Les deux familles Montholon et Bertrand contribuaient singulièrement l'une et l'autre à adoucir la captivité de l'auguste prisonnier. Pourtant elles différaient beaucoup de caractère et d'opinion sur tout ce qui occupait la colonie exilée. Il régnait dans la famille Montholon, avec infiniment d'esprit, de douceur, de connaissance du monde, la conviction qu'au lieu d'irriter sir Hudson Lowe en prenant toujours ses intentions en mauvaise part, il fallait au contraire l'adoucir en se montrant plus juste envers lui, et en tirer en un mot le meilleur parti possible pour le bien-être de celui auquel on s'était dévoué. On était généreux, mais morose et irritable dans la famille Bertrand; on vivait à part dans la demeure de Hutt's-Gate, et, en prétextant l'honneur, on était d'avis de résister toujours à la tyrannie du geôlier de Sainte-Hélène. Il résultait de là des divergences fréquentes d'opinion et de conduite entre les deux familles, et ce qui n'eût été qu'un dissentiment ordinaire, le général Gourgaud, en s'y mêlant, en avait fait un dissentiment grave. Les choses furent même poussées à ce point que Napoléon fut forcé d'intervenir entre les généraux Gourgaud et Montholon, pour empêcher un éclat, qui sur la terre d'exil eût été du plus déplorable effet. Napoléon indigné interposa son autorité, et obligea ces deux militaires à renoncer à leur querelle. Il fut surtout sévère pour le général Gourgaud, qui avait les principaux torts, et qui voulut quitter Sainte-Hélène. Napoléon lui donna son congé.—J'aime mieux être seul, lui dit-il, que d'être troublé jusque dans mon malheur par de si folles passions.—Il vit peu le général Gourgaud pendant les dernières semaines que celui-ci passa à Longwood, et toutefois, au moment de son départ, n'oubliant point les preuves de dévouement qu'il en avait reçues, il lui donna de précieuses marques de souvenir. Le général Gourgaud emporta de Sainte-Hélène une première relation de la campagne de 1815 qui lui avait été dictée, et que, de retour en Europe, il publia comme étant son ouvrage. La même relation, remaniée par Napoléon et revêtue de son nom, a été publiée depuis dans la collection de ses œuvres. Il est heureux que l'une et l'autre aient été conservées, car absolument conformes sous les rapports essentiels, elles contribuent cependant par quelques détails omis dans l'une et consignés dans l'autre, à mieux éclaircir les événements de cette campagne mémorable.

Napoléon perd encore l'amiral Malcolm et le docteur O'Meara. Napoléon fit à la même époque des pertes qui lui furent encore plus sensibles. L'amiral Malcolm dont la conduite avait prouvé que sans trahir ses devoirs on pouvait adoucir beaucoup le sort de l'illustre prisonnier, l'amiral Malcolm quitta le commandement des mers du Cap. Son intimité avec Napoléon avait déplu à sir Hudson Lowe, qui craignait que la manière d'être de l'amiral ne fût une condamnation de la sienne.

Il eut pour remplaçant l'amiral Plampin, personnage froid, et peu disposé à fréquenter Longwood. L'amiral Malcolm reçut de Napoléon les adieux d'un ami.

À cette perte s'en joignit une autre, qui, sans affecter autant le cœur de Napoléon, jeta un trouble pénible dans ses habitudes. Il s'était accoutumé non pas à la médecine anglaise, mais au caractère du docteur O'Meara, qui lui procurait des nouvelles, et lui donnait un résumé exact des journaux anglais, ce qui l'intéressait vivement, car la dernière lueur d'espérance restée dans son âme reposait sur un changement de cabinet en Angleterre. Sir Hudson Lowe ayant découvert que le docteur O'Meara était le nouvelliste de Longwood, avait exigé qu'il lui fît connaître ses entretiens avec Napoléon. Le docteur O'Meara s'y était refusé, disant qu'en bon et loyal Anglais, il ferait connaître ce qui aurait trait à un projet d'évasion, mais qu'il avait ses devoirs de médecin, et que, comme tel, il ne trahirait pas son malade, en rapportant les détails qu'il avait dus à sa confiance. Sir Hudson Lowe irrité voulut alors assimiler le docteur O'Meara aux Français attachés au service de Napoléon, et le soumettre à toutes les gênes qui leur étaient imposées, celle notamment d'être suivis dès qu'ils sortaient de l'enceinte de Longwood. Napoléon répondit que son médecin devait être à lui, et que si on exigeait pour le laisser libre, que ce médecin fût dépendant du gouverneur, il ne le conserverait pas. Ce débat fut assez long, et mêlé de plusieurs incidents. Le docteur O'Meara fut tour à tour enlevé, rendu, enlevé de nouveau à Napoléon, et enfin embarqué pour l'Europe avec les formes les plus brutales.

Incrédulité de Napoléon à l'égard de la médecine. Napoléon demeura donc sans médecin, et sous ce rapport n'éprouva pas une grande privation.—Le corps humain, disait-il, est une montre que l'horloger ne peut pas ouvrir pour la réparer. Les médecins y introduisent des instruments bizarrement construits, sans voir ce qu'ils font, et c'est grand miracle s'ils touchent utilement à cette pauvre machine!—Il s'était affermi dans cette prévention, parce que rien de ce qu'on lui avait donné ne lui avait réussi. Il ne trouvait de soulagement que dans l'exercice, ou quelques boissons douces qu'il se prescrivait à lui-même. Il avait cru d'abord avoir une maladie de foie due au climat des tropiques. Il découvre qu'il a une maladie héréditaire de l'estomac. Avec sa sagacité ordinaire il n'avait pas tardé à reconnaître que son mal résidait bien plutôt dans l'estomac, et se rappelant que son père était mort d'une maladie de cet organe, il avait tourné de ce côté ses soupçons. Quelques vomissements qui se produisirent à cette époque le confirmèrent dans son opinion, et il se regardait comme plus médecin que les médecins de Sainte-Hélène. Toutefois, il avait trop de sens pour ne pas accorder à la science accumulée des siècles la confiance qu'elle mérite, et après quelques boutades contre les médecins médiocres, il convenait qu'un homme supérieur et de grande expérience lui serait bon à consulter. Aussi disait-il souvent: Je ne crois pas à la médecine, mais je crois à Corvisart. Puisqu'on ne peut pas me le donner, qu'on me laisse en paix.—

Sir Hudson Lowe voudrait introduire un nouveau médecin auprès de Napoléon, pour n'être pas accusé de l'avoir privé des secours de l'art, et pour avoir un témoin de sa présence. Le bruit s'étant répandu dans l'île que sa santé déclinait sensiblement, sir Hudson Lowe craignit la responsabilité qu'il avait encourue par le renvoi d'O'Meara, et fit offrir un médecin de la marine anglaise, le docteur Baxter, qui était généralement estimé. Mais la confiance de sir Hudson Lowe était pour Napoléon une raison de défiance, et le docteur Baxter fut refusé. Outre que la privation d'un homme de l'art faisait peser sur la tête du gouverneur une responsabilité qui s'accroissait avec l'état maladif de Napoléon, il était privé d'un témoin sûr qui attestât la présence du prisonnier. Cette présence était devenue difficile à constater depuis que Napoléon restait quelquefois jusqu'à huit jours sans sortir, et que l'officier de service, n'osant forcer la porte de sa chambre, attendait vainement pendant des heures entières une occasion de le voir. Sir Hudson Lowe s'était donc créé de grands embarras par le renvoi du docteur O'Meara. Il eut sur ce sujet de longs entretiens avec M. de Montholon.—Que voulez-vous que je fasse? disait sir Hudson Lowe. Si je fléchis, on m'accuse en Europe de céder à un ascendant auquel personne ne résiste; et si je résiste, vous m'accusez de barbarie.—Toutes vos précautions, répondait M. de Montholon, pour empêcher une évasion à laquelle Napoléon ne songe point, sont devenues pour lui des gênes insupportables, et qui sont la cause de la réclusion dans laquelle il s'obstine à vivre. Plus vous ajouterez à vos précautions, plus vous l'obligerez à se renfermer, plus vous nuirez à sa santé, et plus vous prendrez de responsabilité morale dans le présent et l'avenir. Difficulté de constater la présence de Napoléon depuis qu'il ne sortait plus. Maintenant vous voulez savoir à tout prix s'il est à Longwood, et le savoir tous les jours. Il fallait lui laisser O'Meara. Vous vous êtes privé de ce témoin si commode, et il faut dès lors vous en fier à moi, à mon désir de faciliter votre tâche et la nôtre. Moyens employés par M. de Montholon pour satisfaire aux règlements qui exigent la constatation de la présence, sans offenser Napoléon. Si vous tentiez d'y employer la force, vous nous trouveriez tous derrière la porte de Napoléon, et votre sang, le nôtre, expieraient l'outrage que vous voudriez lui faire essuyer. Aussi, je vous en supplie, laissez-nous faire, et comptez sur moi pour ménager à votre officier de garde tous les moyens de voir son prisonnier sans l'offenser.—En effet, dès que Napoléon changeait de place, passait d'une pièce dans une autre, M. de Montholon avertissait l'officier de garde qui accourait pour le voir, et de déplorables conflits étaient ainsi évités par l'adresse d'un serviteur intelligent et fidèle.

1819. Napoléon s'obstinant à ne pas sortir, et à prendre des bains fort longs pour soulager la douleur dont il souffrait au côté droit, s'affaiblit rapidement. Bientôt ses jambes enflèrent, et il éprouva aux extrémités un froid persistant, qu'on avait la plus grande peine à combattre par l'application d'une chaleur extérieure et prolongée. Son pouls avait toujours été fort lent (il avait à peine cinquante-cinq pulsations dans son état ordinaire), ce qui accusait une circulation du sang très-difficile. Le célèbre Corvisart, avec sa rare perspicacité médicale, avait jadis pronostiqué à Napoléon que si jamais il cessait de mener une vie active, il s'en ressentirait gravement, car la circulation déjà lente chez lui le deviendrait davantage, ce qui entraînerait des conséquences fâcheuses, telles que l'enflure aux jambes, le froid aux pieds, etc. Napoléon, en voyant se réaliser ces prophéties d'un grand médecin, n'en témoignait aucun chagrin, et semblait au contraire y voir sa libération prochaine. Pourtant l'instinct de la nature conservant sa force, il essaya, sur les vives instances de MM. de Montholon et Marchand, de quelques promenades à cheval. On lui offrit un petit cheval, agréable à monter; il accepta et s'en servit pour faire quelques courses. On approchait de la fin de 1818, on s'avançait vers la bonne saison dans l'hémisphère austral, et Napoléon trouva dans ces promenades un plaisir qu'il n'avait pas espéré. Le bien suivit le plaisir, et il se sentit revivre. Année 1819. En janvier 1819 il semblait remis; son teint était moins plombé, son œil moins éteint, ses jambes moins enflées. Napoléon éprouve un mieux passager. Marchand, qui l'aimait comme un père, lui en témoigna sa joie.—Mon fils, lui dit Napoléon (c'était le titre qu'il commençait à lui donner), tes témoignages me touchent; mais ne t'abuse pas, c'est un dernier éclair de santé. Ma forte constitution fait un dernier effort, après quoi elle succombera. Je serai délivré, et vous le serez aussi. Tu retourneras en Europe, et s'il dépend de moi tu y seras heureux.—

Une circonstance morale contribua à ce retour passager de santé. Napoléon, dans l'état de langueur d'où il venait de sortir, avait presque abandonné le travail. Il n'avait plus songé à dicter le récit de ses campagnes. On eût dit que sa propre vie l'ennuyait, et qu'il abandonnait à la postérité le soin de sa gloire. Il avait quelques centaines de volumes répandus confusément autour de lui, prenait tantôt l'un, tantôt l'autre, les rejetait tour à tour, et ne pouvait dans son abattement s'intéresser à aucun. Tout à coup des livres historiques relatifs aux grands capitaines de tous les temps tombèrent sous sa main, et il s'en saisit avec avidité. Bien qu'il eût reçu une excellente éducation, il ne savait que d'une manière très-générale l'histoire de Frédéric, de Turenne, de Condé, de Gustave-Adolphe, de César, d'Annibal, d'Alexandre. La vie de ces grands hommes, écrite avec détail, l'attacha puissamment. Ses forces physiques étaient presque revenues, et avec ses forces physiques ses forces intellectuelles. Il était donc capable d'une attention soutenue, et dès cet instant il se sentit pris d'une ardente curiosité pour les actions des capitaines célèbres. Cette étude avait naturellement pour lui une signification qu'elle n'aurait eue pour aucun autre. Il y voyait ce que personne n'aurait pu y découvrir, et il devint curieux de mesurer exactement les pas que ses prédécesseurs avaient faits dans la carrière des armes, pour se rendre compte de ceux qu'il y avait faits lui-même. Bientôt ses vues s'étendirent, et il résolut d'écrire la vie des capitaines illustres, de se constituer leur juge, juge le plus compétent que jamais ils pussent avoir, de composer ainsi une histoire, tout à la fois animée et profondément savante, de l'art militaire, cet art qui avait été sa passion et sa gloire, et qui est avec la politique le plus grand que les hommes puissent exercer. Chose étrange et bien honorable pour le génie de Napoléon, à partir de ce moment il laissa de côté ses propres actions, dont il n'avait raconté qu'une faible partie, s'éprit des actions d'autrui, et se consacra tout entier aux capitaines anciens et modernes. Le premier qui l'avait occupé était Catinat, et il l'avait trouvé, disait-il, surfait par les philosophes. Son admiration pour Turenne et Condé. Mais, passant à Turenne, à Condé, Il faut bien, dit-il, se rendre au mérite.—Turenne notamment lui inspira la plus profonde estime. Puis vinrent Condé, Frédéric et César. Il manquait de livres spéciaux, il en fit demander, et sir Hudson Lowe, informé de ce nouvel état de son esprit, fort satisfait de voir qu'il songeait à tout autre chose qu'à une évasion, chercha dans la bibliothèque de Plantation-House des livres relatifs à l'histoire de l'art militaire. Il en trouva et les envoya à Longwood. Napoléon se mit au travail avec son ardeur accoutumée, et eut bientôt approfondi trois vies, celles de Frédéric, de Turenne et de César. Napoléon veut écrire l'histoire des grands capitaines, et commence par celle de Turenne, du grand Frédéric et de César. Il voulait en outre étudier et écrire celles de Condé, du prince Eugène, de Marlborough, de Gustave-Adolphe, des Nassau dans les temps modernes, celles d'Alexandre et surtout d'Annibal dans l'antiquité. Après ces grandes vies il serait descendu à de moindres, si sa propre vie y avait suffi. Mais il demandait des livres, et surtout Polybe qu'il n'avait pas, ce qui le contrariait beaucoup, car il voulait puiser aux sources mêmes des notions exactes sur Annibal, pour lequel il éprouvait la plus profonde admiration. Ayant les Commentaires de César, qu'on peut se procurer partout, même sur le rocher le plus isolé de l'Océan, il put juger le grand capitaine romain, et dicta sur lui à M. Marchand des pages qui seront immortelles à cause des deux Césars, celui qui est le héros de ces pages, et celui qui en est l'auteur.

L'amélioration de santé qui s'était produite au commencement de 1819 ne se maintient pas. Cependant l'amélioration obtenue au commencement de 1819 ne se soutint pas. Napoléon ressentit de nouvelles et plus violentes douleurs d'estomac, une vive répugnance pour les aliments et une extrême difficulté à les digérer. Il vomissait souvent des matières noirâtres, et une fois même il tomba dans un long évanouissement. Il y avait à bord du vaisseau le Conquérant un médecin distingué, nommé John Stokoe, qu'on se hâta de faire venir sans consulter l'illustre malade, et qui ne déplut point, parce qu'il ne parut pas un envoyé de la police de sir Hudson Lowe. Napoléon lui fit bon accueil, mais en lui montrant son incrédulité accoutumée, surtout à l'égard de la médecine anglaise.—C'est ma fin, dit-il, qui s'approche, et mes boissons calmantes valent mieux que tout ce que vous pourriez m'ordonner.—Le docteur Stokoe reparut quelquefois, mais les motifs qui lui avaient valu la confiance de Napoléon lui firent perdre celle de sir Hudson Lowe, et on ne lui permit guère de fréquenter Longwood. D'ailleurs on avait demandé en Europe un médecin, divers serviteurs, et un ou deux prêtres dont on manquait à Sainte-Hélène, à ce point que l'un des domestiques de Napoléon étant mort, on avait été obligé de recourir à un ministre protestant pour lui rendre les honneurs funèbres. C'était le cardinal Fesch qui était chargé de faire les choix et les envois. Ses anciennes relations avec les cours européennes devaient lui ménager des facilités que n'auraient pu espérer les autres membres de sa famille.

Départ de madame de Montholon. En attendant ces prochaines arrivées, Napoléon fut affligé par un nouveau départ, qui lui fut plus sensible que tous les autres. Madame de Montholon par son esprit aimable avait fort contribué à adoucir sa captivité, mais elle succombait au climat, et les médecins anglais avaient reconnu chez elle une maladie de foie très-avancée. Elle craignait aussi pour ses enfants, et il fallait absolument qu'elle partît. Napoléon voulait que M. de Montholon lui servît de compagnon de voyage, mais celui-ci, voyant l'état de son maître, refusa de se séparer de lui. Madame de Montholon s'embarqua donc seule avec ses enfants, mais Napoléon sentait bien qu'il serait prochainement obligé de renvoyer le mari après la femme, que madame Bertrand, dont les enfants avaient besoin aussi de l'éducation européenne, ne tarderait point à s'éloigner, suivie probablement de son mari. Napoléon s'attend à être bientôt seul. Il comprenait que le dévouement, quelque grand qu'il fût, trouvait dans les devoirs de famille un terme obligé; il n'élevait pas une plainte, et se disait que pour n'être pas seul il faudrait qu'il quittât bientôt la vie. Il voyait en effet venir le moment de la quitter, et le voyait approcher sans crainte et sans chagrin.

À la fin de 1819, il retombe dans l'état le plus inquiétant. Vers la fin de cette année 1819, la maladie ayant repris son cours, lent mais progressif, Napoléon était redevenu sédentaire. L'officier de service avait la plus grande peine à s'assurer de sa présence, et les prescriptions de lord Bathurst qui voulait qu'elle fût constatée chaque jour, n'étaient plus observées. Souvent on restait plusieurs jours sans l'apercevoir, mais le mouvement des domestiques autour de la chambre du malade, leurs soins empressés, leurs inquiétudes visibles, ne pouvant être une comédie arrangée pour cacher une évasion, l'officier de garde se contentait de ce genre de preuves. On aurait dû s'en contenter toujours, car dans l'état où se trouvait Napoléon, on aurait ouvert les portes de sa prison que c'est tout au plus s'il aurait pu les franchir pour aller respirer un air pur. Cependant les ordres réitérés de lord Bathurst embarrassaient sir Hudson Lowe. Il eut recours à un moyen, ingénieux mais peu digne, de communiquer avec son prisonnier. La correspondance avait toujours été adressée au grand maréchal Bertrand: lord Bathurst, pensant que cette manière de procéder laissait trop à Napoléon l'attitude d'un souverain, avait ordonné de lui remettre directement les communications qui lui seraient destinées. Il y avait là un moyen certain de voir Napoléon quand on le voudrait, et sir Hudson Lowe résolut d'en faire l'essai. Napoléon ne se montrant plus, sir Hudson Lowe veut employer la force pour constater sa présence. Il expédia à Longwood un officier à cheval, qui se présenta du reste avec égards, et demanda à remettre un pli à Napoléon Bonaparte. Il fut renvoyé à Marchand qui, connaissant l'usage, et se doutant qu'on voulait le violer, déclara que tout message devait être remis à l'empereur Napoléon par l'intermédiaire du grand maréchal Bertrand. L'officier fut ainsi éconduit, et M. Marchand courut avertir son maître de cette tentative. Sur-le-champ Napoléon ordonna à ses domestiques de refuser absolument sa porte à toute personne qui se présenterait, et prévoyant qu'on irait peut-être jusqu'à la forcer, il prit une résolution à la façon de Charles XII.—Autant, dit-il, mourir ici dans une tragédie pour défendre notre dignité, que sur un lit de malade.—Il fit charger ses pistolets, enjoignit à ses gens d'en faire autant, et il fut décidé que quiconque essayerait de forcer la porte de l'Empereur recevrait une balle dans la tête.

En effet, sir Hudson Lowe vint lui-même accompagné de tout un état-major, fit appeler MM. Marchand et de Montholon, leur parla de ses ordres demeurés sans exécution, et leur déclara que quiconque résisterait serait envoyé au Cap. On lui répondit qu'on ne changerait rien à l'usage établi autour de l'Empereur, et que ce n'était pas dans l'état où il était présentement qu'on commencerait à lui manquer de respect. Sir Hudson Lowe partit rempli de dépit, en annonçant qu'il ferait exécuter par la force les volontés du gouvernement britannique. Un officier bien escorté se présenta effectivement le lendemain, s'adressa aux domestiques, disant qu'il avait un message à remettre à Napoléon Bonaparte, et qu'il fallait qu'on lui ouvrît. On le renvoya à Marchand, qui persista à le renvoyer au grand maréchal. On est à la veille d'une scène de violence, qui est cependant évitée. Ainsi repoussé, il se mit à parcourir la maison, à frapper aux portes, et approcha de celle de l'Empereur. Napoléon était tranquillement occupé à lire, ayant ses pistolets préparés, et tous ses gens étaient debout derrière sa porte, prêts comme lui à terminer leur captivité dans une tragédie, pour défendre leur maître de cette dernière humiliation. L'officier courut de porte en porte, frappa successivement à toutes, puis voyant qu'elles ne s'ouvraient pas, remonta à cheval, et regagna Plantation-House sans avoir pu remplir sa mission.

C'était là une triste et inutile entreprise contre un caractère comme celui du prisonnier de Sainte-Hélène, et bien cruelle en considérant l'état de sa santé. Quant à lui, il était pour ainsi dire ranimé par cette scène étrange, comme s'il avait entendu retentir encore ce bruit du canon, qui avait tant résonné jadis à ses oreilles. Sir Hudson Lowe n'osa pas insister, et se borna à des menaces, desquelles on ne devait plus attendre aucune suite sérieuse après la déconvenue qu'il venait d'essuyer.

Arrivée à Sainte-Hélène d'un jeune médecin, et de deux prêtres envoyés par le cardinal Fesch. À cette époque, c'est-à-dire vers la fin de 1819, arrivèrent à Sainte-Hélène les personnages envoyés par le cardinal Fesch. C'étaient un jeune médecin italien du nom d'Antomarchi, ayant quelque esprit, peu d'expérience et une extrême présomption; un bon vieux prêtre, l'abbé Buonavita, ancien missionnaire au Mexique, et enfin un jeune ecclésiastique, l'abbé Vignale, l'un et l'autre fort honnêtes gens, mais sans instruction et sans esprit. On leur avait adjoint trois ou quatre domestiques propres à remplir les emplois vacants dans la maison de l'Empereur. Ces nouveaux venus avant de se rendre à Longwood perdirent quelques jours, pendant lesquels ils acceptèrent les politesses du gouverneur, ce qui disposa peu favorablement le maître qu'ils venaient servir, et dont l'antipathie contre sir Hudson Lowe avait dégénéré en véritable passion. Napoléon leur pardonna bientôt en écoutant ce qu'ils lui racontèrent de sa famille, particulièrement de sa mère, de sa sœur Pauline, de ses frères Lucien et Joseph. Sa sœur et sa mère renouvelaient avec instance l'offre de se rendre à Sainte-Hélène; Joseph et Lucien faisaient une proposition beaucoup plus acceptable, c'était de se succéder à Longwood, et d'y passer chacun trois ans.—Napoléon n'attacha pas grande importance à ce projet, que sa mort, prochaine selon lui, rendait si vain; mais il en fut touché jusqu'au fond de l'âme.

Accueil que leur fait Napoléon. Il s'entretint de sa santé avec le jeune docteur Antomarchi, se laissa fort examiner par lui, sourit de ses raisonnements, et lui déclara comme à tous ses médecins, qu'il voulait mourir de la maladie, et non des remèdes. Il trouve le médecin et les prêtres insuffisants. Il le chargea d'aller aux hôpitaux de la garnison pour étudier les altérations organiques que le climat développait chez les Européens, lui disant qu'il pourrait y recueillir quelques lumières utiles pour l'accomplissement de sa mission. Il s'entretint ensuite avec les deux prêtres, et les trouva l'un et l'autre aussi naïfs qu'ignorants.—Je reconnais bien à ces choix, s'écria-t-il, mon oncle Fesch. Toujours le même esprit, le même discernement! Ce médecin ne sait rien en croyant beaucoup savoir, et m'envoyer un tel docteur, à moi qui n'écouterais que Corvisart, c'est vraiment perdre sa peine! Quant aux deux prêtres, je me suis entretenu avec eux de sujets religieux (car de quels sujets s'entretenir lorsque la mort est si près?), mais au premier entretien, les voilà hors de combat. Il me fallait un prêtre savant, avec lequel je pusse discourir sur les dogmes du christianisme. Certes il ne m'aurait pas rendu plus croyant en Dieu que je ne le suis, mais il m'aurait édifié peut-être sur quelques points importants de la croyance chrétienne. Il est si doux d'approcher de la tombe avec la foi absolue des catholiques! Mais je n'ai rien de pareil à attendre de mes deux prêtres. Pourtant ils me diront la messe, et ils seront bons au moins à cela!—

Il y avait à Longwood une vaste salle à manger dont Napoléon ne se servait plus, car depuis les brouilles survenues entre ses amis, il déjeunait et dînait seul, pour ne pas les mettre en présence à l'heure de leurs repas. Cependant, depuis le départ de madame de Montholon, il mangeait avec M. de Montholon, dans l'une des deux pièces où s'écoulait sa vie. Napoléon se fait dire la messe tous les dimanches. Il fit convertir la grande salle à manger en chapelle, et voulut qu'on y célébrât la messe tous les dimanches. Il n'obligeait personne à y venir, mais il approuvait ceux qui s'y rendaient (c'était le plus grand nombre), et il trouvait dans cette messe, dite tous les dimanches sur un rocher désert, un charme qui tenait à tous ses souvenirs d'enfance réveillés à la fois. Jamais on ne l'entendit gourmander personne pour avoir manqué à ce devoir religieux, mais il ne souffrait pas le moindre mot inconvenant sur ce sujet. Le jeune Antomarchi s'étant permis quelques propos qui lui déplurent, il le réprima durement, lui disant qu'il admettait, quant à lui, que l'on fût croyant ou qu'on ne le fût pas, et qu'il n'en concluait rien pour ni contre personne; mais que ce qu'il ne souffrait pas, c'était le défaut de respect à l'égard de la religion la plus vénérable du genre humain, et qui pour des Français et des Italiens était leur religion nationale. Ces paroles furent prononcées avec une autorité qui n'admettait pas de réplique, surtout envers un homme auquel on ne répliquait guère, même à Sainte-Hélène. Ses paroles sur la religion, et son utilité morale. Napoléon ajouta, en s'adressant à ceux qui assistaient à ce dialogue: Si les hommes ne vont pas à la messe, savez-vous où ils iront? Chez Cagliostro ou chez mademoiselle Lenormand. Franchement, la messe vaut mieux.—

Par le vaisseau qui avait amené le médecin et les deux prêtres, étaient arrivées plusieurs caisses remplies de livres. Napoléon, tout affaibli qu'il était, voulut qu'elles fussent ouvertes en sa présence. Après avoir fait la revue d'une partie des volumes, il s'écria qu'il devait y avoir autre chose, et qu'à un père on n'envoyait pas seulement des livres. En effet, on avait caché au fond de l'une des caisses un portrait du duc de Reichstadt, que le prince Eugène s'était procuré, et qui avait été peint d'après nature. Napoléon s'en saisit avec transport, le contempla longtemps, et le fit placer dans sa chambre de manière à l'avoir toujours sous les yeux. Il revint au dépouillement des livres, n'y trouva pas l'exemplaire de Polybe, qu'il désirait comme principal historien d'Annibal, et s'en plaignit vivement. Il rencontra plusieurs ouvrages qui avaient trait à l'histoire contemporaine. Il les lut avec avidité, tantôt souriant, tantôt s'irritant, et se mit à les couvrir de notes.

Sur une indication du docteur Antomarchi, Napoléon ne voulant plus monter à cheval, se livre à l'exercice du jardinage. Sa santé donnait chaque jour de plus vives inquiétudes, et de tout ce que lui avait dit le docteur Antomarchi une seule chose avait produit quelque impression sur son esprit, parce qu'elle s'accordait avec ce qu'avaient répété les docteurs O'Meara et Stokoe, et avec ce qu'il avait éprouvé lui-même, c'est que l'exercice lui était indispensable, et que c'était l'unique moyen de guérison. Cette médecine était effectivement la seule à laquelle il eût quelque confiance, mais sa répugnance à sortir suivi d'un officier à cheval était toujours la même. Le docteur Antomarchi lui dit alors que le cheval était un bon exercice, mais qu'il y en avait d'autres, et que bêcher la terre serait tout aussi sain. Ce fut pour Napoléon un véritable trait de lumière, qui lui procura quelques bons moments, les derniers de sa vie.

1820. Sur-le-champ il résolut de se livrer à ce nouvel exercice, et obligea la colonie entière à s'y livrer avec lui. On entrait dans l'année 1820, et le temps était magnifique. Napoléon voulut que tout le monde à Longwood, levé comme lui à quatre heures du matin, prît la bêche et travaillât au jardin. Personne n'était exempt de cette corvée, et tous ses compagnons d'exil, depuis MM. de Montholon, Bertrand, Marchand, jusqu'aux derniers domestiques, même les Chinois, travaillaient sous sa direction. Cette occupation apportant une diversion aux ennuis de l'exil leur plaisait à tous, mais elle leur aurait déplu qu'ils s'y seraient prêtés volontiers, en voyant qu'elle faisait du bien à leur maître, et qu'elle l'amusait. Effectivement en très-peu de jours l'amélioration fut visible, et comme à la fin de l'année précédente, son teint moins livide, ses jambes moins enflées, son dégoût des aliments moins prononcé, ses vomissements moins fréquents, pouvaient faire espérer un rétablissement durable. Depuis longtemps Napoléon avait quitté l'habit militaire, et n'en avait conservé que la culotte blanche et les bas de soie, surmontés d'un habit civil. Il prit alors le costume des planteurs. Vêtu d'une étoffe de l'Inde blanche et légère, la tête couverte d'un chapeau de paille, un bâton à la main, il dirigeait les travaux en véritable officier du génie. Travaux exécutés par Napoléon au jardin de Longwood. Son premier ouvrage consista dans un épaulement en terre gazonnée qu'il opposa au vent du sud-est, et qui fut bientôt assez élevé pour garantir le jardin et la maison de ce vent odieux. Puis il transplanta des arbres, des citronniers, et notamment un chêne, arbre si désiré de lui, et qui seul a survécu de ce jardin cultivé par ses glorieuses mains. L'eau manquait, et il la fit venir d'un réservoir que sir Hudson Lowe avait ordonné de construire au pied du pic de Diane. Cette eau adroitement dirigée dans le jardin de Longwood le couvrit bientôt de verdure, car sous ces climats dévorants, si l'eau se joint au soleil, la végétation pousse à vue d'œil. Napoléon eut en peu de temps des légumes; et il prit plaisir à les faire servir sur sa table. Sir Hudson Lowe averti des nouveaux goûts de l'illustre captif, lui fit offrir des plantes, des instruments, des ouvriers. Napoléon accepta une partie des offres du gouverneur, et au bout de deux mois, grâce aux efforts de toute sa maison, son jardin avait changé de face, et avec le jardin sa santé et son humeur. Il travaillait et faisait travailler dès quatre heures du matin jusqu'à dix ou onze heures, moment où la chaleur devenait incommode. Alors il déjeunait sous une tente avec ses gens assis à deux tables, une pour lui et ses principaux compagnons d'exil, l'autre pour ses domestiques. Après le déjeuner il prenait du repos, en faisait prendre à tous, puis finissait la journée en continuant ses lectures et ses dictées.

Le lendemain il recommençait avec le même zèle, et dans cette animation d'esprit qui ne devait se soutenir que bien peu de temps, il reparaissait gai, aimable, tour à tour spirituel ou profond. Quelquefois, à propos de la végétation ou de quelques insectes, il s'élevait sur Dieu et la création aux plus hautes, aux plus éloquentes considérations. D'autres fois il traduisait en images piquantes et pittoresques des vérités physiques qui se révélaient à lui par la simple observation des faits. Un de ses domestiques chinois en creusant un des canaux d'arrosage avait atteint la racine d'un if, et comme Marchand signalait ce dommage, Napoléon disait à ce dernier: Si tu avais faim, et qu'un repas succulent fût servi derrière toi, tu te retournerais bien pour assouvir ton appétit. Eh bien, cet arbre fera de même. Ses racines, qu'on est forcé d'atteindre ici, se détourneront en arrière, et l'arbre après avoir souffert un moment reprendra sa vigueur.—

Amélioration marquée dans la santé de Napoléon résultant de ce nouvel exercice. En travaillant ainsi de ses mains il avait pu reprendre son travail de tête, car avec ce retour de santé, dû à un retour de vie active, il s'était produit chez lui un réveil d'esprit tout à fait remarquable. Il dictait la vie de César alors, ou bien chargeait de notes saisissantes certains ouvrages contemporains qu'on lui avait envoyés d'Europe. Il reprend ses travaux historiques. Il avait annoté déjà les œuvres de M. de Pradt; en ce moment, commencement de 1820, il s'était mis à annoter l'ouvrage sur les Cent-Jours de M. Fleury de Chaboulon, jeune homme rempli de bonnes intentions, mais parlant souvent de ce qu'il ignorait ou ne comprenait pas. Ses notes sur divers ouvrages relatifs à l'histoire de son temps. Napoléon avait attaché aux pages de cet ouvrage des notes pleines d'indulgence pour l'auteur et de révélations curieuses pour l'histoire. Il s'occupait aussi, et d'une manière toute différente, d'un livre autrement sérieux, celui du général Rogniat, sur les principes de la guerre. Le général Rogniat avait été un officier du génie des plus remarquables; mais un esprit peu juste et malveillant déparait ses qualités militaires. Son ouvrage, outre qu'il était la plupart du temps chimérique, était un acte peu généreux envers le détenu de Sainte-Hélène, qu'il avait servi avec soumission et qu'il dénigrait aujourd'hui sans ménagement. Napoléon ressentit au sujet de ce livre une véritable colère, sans inquiétude du reste pour sa gloire.—Si le grand Frédéric, dit-il, vivait et critiquait mes campagnes, cela pourrait devenir sérieux, et en tout cas j'aurais de quoi lui répondre; mais ces gens-là, ajoutait-il en parlant du général Rogniat et de quelques autres, ne sont pas capables de m'alarmer.—Quoique traitant de la sorte le général Rogniat, il lui fit l'honneur d'une réponse en forme de notes, laquelle vaudra à l'ouvrage ainsi annoté une immortalité qu'il n'aurait certainement pas obtenue sans ce secours. Napoléon dans ces notes a tracé, en un style sans pareil par la clarté, la concision, la vigueur, les principes de son art jusqu'en leurs moindres détails, et il y a joint ce dont il était plein, un précis en quelques pages des campagnes des plus célèbres capitaines. Jamais on ne parla plus grandement et plus simplement de choses plus grandes, car les hommes et les choses dont il s'agissait, c'étaient Alexandre, Annibal, César, Frédéric, Napoléon, et leurs actions ramenées à des principes généraux sur la politique et la guerre. Ajoutons que la médiocrité dénigrante ne fut jamais châtiée plus cruellement et de plus haut.

La maladie de Napoléon reprend son cours. Mais ce fut là le dernier éclair de son génie, et on peut dire de sa vie. Ayant déployé pendant quelques mois une activité singulière, il déclina rapidement avec la belle saison, et sa santé, dans la seconde partie de l'année 1820, fut des plus mauvaises. De nouveau il devint sédentaire, triste, paresseux de corps, paresseux même d'esprit, et n'eut que le temps d'achever les vies de César, de Turenne et de Frédéric. Enfin vers les derniers mois de 1820 la saison, redevenue belle dans cet hémisphère, ne put le ranimer. Il ne faisait plus d'exercice, sentait ses jambes enfler, ses pieds se refroidir, son estomac se soulever à la présence des aliments. De ce moment, il ne douta plus de sa fin prochaine, et, sauf le regret de n'avoir pas achevé tout ce qu'il avait projeté d'écrire, il vit approcher la mort avec une sorte de satisfaction.

Jamais Napoléon n'avait songé à une évasion. Jamais il n'avait songé sérieusement à une évasion. L'île était surveillée de manière à ne pas laisser passer le moindre esquif, et d'ailleurs la garde autour de sa personne était telle, qu'il lui eût été impossible de se dérober pendant plus de quelques heures sans être retrouvé, fût-il caché dans les plus profonds replis de l'île. Il se peut même que l'aversion qu'il éprouvait pour l'officier chargé de le suivre eût pour motif principal l'impossibilité d'échapper ainsi à ses gardiens. Toujours est-il qu'il regardait une évasion comme à peu près impraticable. Une autre raison plus forte encore le portait à n'y pas songer. Contemplant la marche des choses en profond observateur, il s'apercevait tous les jours que, sans oublier sa gloire, le monde s'arrangeait de manière à se passer de lui. Il se considérait par ce motif comme à jamais exclu de la scène. Sa seule espérance eût été d'obtenir un autre séjour. Mais, bien qu'il remarquât un changement dans les esprits en Angleterre, il ne regardait pas le triomphe des whigs comme très-prochain, et ne supposait pas d'ailleurs qu'ils fussent jamais capables de lui rendre la liberté. Il avait reçu de lord et lady Holland de touchants témoignages d'intérêt, car cette noble famille avait pensé qu'on pouvait garder ce grand captif sans le torturer. Elle lui avait envoyé des livres, des fruits, des vins, et ce qui était plus doux pour lui, des assurances de sympathie qui lui prouvaient qu'il n'était pas l'objet de la haine universelle. Mais de ces témoignages individuels à une grande résolution du gouvernement en sa faveur, il y avait loin. Il n'attendait sa délivrance que de la mort. Il était donc sans espérance, et la mort est l'espérance de qui n'en a plus. Quelques écrits à terminer étaient un motif d'accepter une prolongation de vie, mais un faible motif pour la désirer, car que pouvaient ajouter à sa renommée quelques pages de plus? Précieuses pour un très-petit nombre d'hommes capables de les juger, elles n'ajouteraient pas un atome à l'immensité de sa gloire. Il la voit venir avec une sorte de satisfaction. Il voyait donc la mort sans cette horreur qu'elle inspire aux êtres animés, et si, dans certains instants, il se retrouvait encore chez lui quelques-uns de ces appétits obscurs de la vie qui sont un pur effet de l'instinct physique, son âme entière accueillait la mort comme une amie, qui venait de ses mains lui ouvrir l'affreuse prison de Sainte-Hélène. D'ailleurs des circonstances de détail le confirmaient dans cette disposition. M. de Montholon, malgré le départ de sa femme et de ses enfants, restait à Sainte-Hélène sans laisser apercevoir le moindre désir de les suivre, mais ce dévouement ne pouvait être éternel, car il fallait bien que le général finît par songer à sa famille retournée sans lui en Europe. La famille Bertrand, logée à quelque distance de Longwood, toujours assidue mais triste, avait aussi de nombreux enfants à élever, et ne pouvait pas plus longtemps négliger ce devoir. Madame Bertrand en effet avait fait annoncer respectueusement à Napoléon qu'elle quitterait bientôt Sainte-Hélène pour ce motif. Bien que très-éloigné de blâmer une telle détermination, Napoléon en fut vivement affecté. Il comprit que le grand maréchal ne pouvait pas laisser sa femme partir seule pour un aussi long voyage que celui d'Europe, et il l'autorisa à prendre un congé dont la durée devait dépendre des circonstances. Bien que la famille Bertrand, par la distance qui la séparait de Longwood, par la nature de son humeur, apportât moins de douceur à sa vie que la famille Montholon, il appréciait la noble probité du grand maréchal, l'élévation de cœur de sa femme, et il fut très-sensible au chagrin de voir la colonie exilée bientôt réduite à M. Marchand tout seul.—Tu n'as point d'enfants à élever, disait-il à ce dernier, et tu me fermeras les yeux. Tu me feras la lecture, tu écriras encore quelques pages, et puis tu partiras. Mais, je le vois, il est temps que je m'en aille.—

1821. Enfin s'ouvrit cette année 1821, qui devait être pour Napoléon la dernière de sa grande existence. Au commencement de janvier, il éprouva une amélioration de quelques jours, mais qui ne se soutint pas.—C'est un répit d'une semaine ou deux, dit-il, après quoi la maladie reprendra son cours.—Il dicta encore à Marchand quelques pages sur César, et ce furent les dernières. Napoléon apprend la mort de sa sœur Élisa, et y voit le pronostic de la sienne. À peu près à cette époque, on apprit par les journaux la mort de sa sœur Élisa. Il y fut très-sensible. C'était la première personne de sa famille qui mourait depuis qu'il avait l'âge de raison.—Allons, dit-il, elle me montre le chemin; il faut la suivre.—Bientôt les symptômes qui s'étaient déjà produits reparurent avec toute leur force. Napoléon avait le teint livide, le regard toujours puissant, mais les yeux caves, les jambes enflées, les extrémités froides, l'estomac d'une susceptibilité telle qu'il rejetait tous les aliments avec accompagnement de matières noirâtres. En février et mars les symptômes deviennent plus alarmants. Le mois de février s'écoula ainsi sans aucune amélioration, et en amenant au contraire des symptômes plus graves. Ne digérant aucun aliment, l'auguste malade s'affaiblissait chaque jour. Une soif ardente commençait à le tourmenter; son pouls si lent s'animait et devenait fiévreux. Il aurait voulu de l'air et il ne pouvait en supporter l'impression. La lumière le fatiguait; il ne quittait plus les deux petites chambres où étaient tendus ses deux lits de campagne, et se faisait transporter de l'un à l'autre. Il ne dictait plus, mais il se faisait lire Homère et les guerres d'Annibal dans Tite-Live, ne pouvant se les faire lire dans Polybe qu'il n'avait pu se procurer.

Le mois de mars amena un état plus grave encore, et le 17, désirant respirer librement, il se fit mettre en voiture, mais à peine en plein air il faillit s'évanouir, et fut replacé dans le lit où il devait expirer.—Je ne suis plus, dit-il, ce fier Napoléon que le monde a tant vu à cheval. Les monarques qui me persécutent peuvent se rassurer, je leur rendrai bientôt la sécurité....—Les fidèles serviteurs de Napoléon ne le quittaient pas. Marchand et Montholon veillaient jour et nuit à son chevet, et il leur en témoignait une extrême gratitude. Le grand maréchal avait annoncé que ni lui ni sa femme ne partiraient, et Napoléon l'en avait cordialement remercié. Le grand maréchal demandant pour sa femme la permission de le visiter: Je ne suis pas bon à voir, avait-il répondu. Je recevrai madame Bertrand quand je serai mieux. Dites-lui que je la remercie du dévouement qui l'a retenue six années dans ce désert.—

Nouvelles anxiétés de sir Hudson Lowe. Arrivé à cet état désespéré, ne sortant plus, ne voyant que ses amis les plus chers, ne pouvant supporter ni l'air ni la lumière, il était devenu pour ses gardiens absolument invisible. Le malheureux Hudson Lowe en était saisi de terreur, comme si une maladie aussi grave, et le chagrin qui éclatait sur tous les visages à Longwood, avaient pu être une feinte destinée à cacher une évasion. L'officier de service, plein d'égards, n'avait aucun doute, et tâchait de rassurer le gouverneur en lui disant que la maladie était vraie, et qu'il était inutile de tourmenter l'illustre captif pour chercher à le voir. Sir Hudson Lowe ne partageait guère cette sécurité, et trouvait les commissaires aussi inquiets que lui. L'Autriche avait rappelé M. de Sturmer, car elle savait bien qu'il n'y avait pas à craindre que l'Angleterre laissât jamais échapper sa proie, et dès lors la présence d'un envoyé autrichien ne servait qu'à la rendre responsable aux yeux de l'opinion universelle des traitements infligés au gendre de François II. M. de Balmain avait épousé la fille de sir Hudson Lowe, et partageait en général son avis. Quant à M. de Montchenu, le commissaire français, il désirait ardemment acquérir la certitude de la présence du prisonnier, et voulait qu'on prît les moyens nécessaires pour sortir du doute où l'on était. Sous l'empire de ces impressions, sir Hudson Lowe ordonna enfin à l'officier de service de forcer la porte du malade, s'il le fallait, pour s'assurer de sa présence, car il y avait quinze jours qu'on n'avait pu s'en convaincre de ses propres yeux. L'officier de service, se conduisant avec une extrême délicatesse, fit part à MM. Marchand et de Montholon de son embarras, en leur affirmant du reste qu'il n'exécuterait pas l'ordre de forcer la porte de Napoléon, mais les supplia de le tirer de peine en lui fournissant le moyen de l'apercevoir. M. de Montholon qui ne voyait pas toujours, comme le grand maréchal, l'honneur de Napoléon en jeu dans ces tracasseries, s'entendit avec l'officier de service qu'il fit placer à une des fenêtres, puis entr'ouvrit cette fenêtre au moment où on transportait le malade d'un lit à l'autre. L'officier put voir sa noble figure déjà décolorée et amaigrie par la mort, et se hâta d'écrire au gouverneur qu'on ne jouait point à Longwood une affreuse comédie.—

À peine ce malheureux gouverneur était-il délivré d'une crainte qu'il était assailli par une autre, et après avoir appréhendé une évasion, il se reprochait maintenant de laisser mourir son prisonnier sans secours. Il insista donc pour faire adjoindre un médecin de l'île au docteur Antomarchi, ce qui lui procurerait un témoin quotidien de la présence de Napoléon, des nouvelles de sa maladie, et servirait de réponse à ceux qui en Europe l'accuseraient d'avoir privé le glorieux malade des secours de l'art. Le docteur Antomarchi demandait lui-même pour sa responsabilité qu'on lui adjoignît un ou deux médecins. Mais Napoléon s'y refusait, ne voulant pas qu'on le tourmentât pour des essais de guérison au succès desquels il ne croyait point. Pourtant il y avait à Sainte-Hélène un médecin, appartenant au 20e régiment, et jouissant de l'estime générale. Napoléon, cédant aux instances de ses amis, consentit à l'admettre auprès de lui, l'accueillit avec bienveillance, lui répéta ce qu'il avait déjà dit plusieurs fois en parlant de sa santé, que c'était une bataille perdue, feignit d'accepter ses conseils, mais ne les suivit point, voulant, disait-il, mourir en repos.

Napoléon voyant arriver sa fin, songe à son testament. Il était ainsi arrivé aux derniers jours d'avril, n'ayant aucune espérance, n'en cherchant aucune, et regardant sa fin comme très-prochaine. Il résolut alors de faire son testament. Il lui restait environ quatre millions chez M. Laffitte, plus les intérêts de ce capital, et quelques débris d'une somme d'argent confiée au prince Eugène. Sur cette dernière somme il avait pris deux ou trois cent mille francs, par l'intermédiaire de M. de Las Cases, lorsque celui-ci était retourné en Europe. Il avait pu ainsi sauver sa réserve de 350,000 francs en or qu'il avait apportée à Sainte-Hélène. Distribution qu'il fait du peu de bien qui lui restait. Il en fit la distribution entre M. de Montholon, le grand maréchal, Marchand et ses autres serviteurs, pour leur fournir à tous le moyen de retourner en Europe et d'y faire leur premier établissement. Sur les quatre millions environ restant en France, il en laissa deux à M. de Montholon, pour lui assurer un bien-être suffisant, 700 ou 800 mille francs à la famille Bertrand, environ 500 mille à Marchand. Il donna en outre à ce dernier le collier en diamants de la reine Hortense, et il l'adjoignit à MM. de Montholon et Bertrand comme exécuteur testamentaire, en récompense d'un dévouement qui ne s'était pas démenti. Il fit à ses autres serviteurs des legs proportionnés à leur condition, s'étudiant à leur ménager à tous une existence après sa mort. Quoique médiocrement satisfait du docteur Antomarchi, reconnaissant ses soins, il lui légua 100 mille francs, songea aussi à l'abbé Vignale, qui seul était resté des deux prêtres envoyés à Sainte-Hélène, et ne négligea pas même ses domestiques chinois, qui l'avaient bien servi. Ayant pourvu au sort de chacun selon ses moyens, il réunit les objets de quelque valeur, qui pouvaient être pour ceux auxquels il les laisserait de grands souvenirs, et par son testament même en disposa en faveur de son fils, de sa mère, de ses sœurs, de ses frères. Il n'oublia point la généreuse lady Holland, et lui légua une de ses tabatières. À ces legs il ajouta quelques paroles d'attachement pour Marie-Louise. Il ne conservait aucune illusion sur cette princesse, mais il voulait honorer en elle la mère de son fils.

Il consacra plusieurs jours à arrêter ces dispositions, puis à les écrire, et s'interrompit à diverses reprises, vaincu par la fatigue et les souffrances. Enfin il en vint à bout, et, fidèle à son esprit d'ordre, il fit rédiger un procès-verbal de la remise à ses exécuteurs testamentaires de son testament et de tout ce qu'il possédait, afin qu'aucune contestation ne pût s'élever après sa mort. Instructions pour ses funérailles. Il recommanda qu'on observât à ses funérailles les rites du culte catholique, et que sa salle à manger, dans laquelle on lui disait la messe, fût convertie en chapelle ardente. Le docteur Antomarchi, écoutant ces prescriptions adressées à l'abbé Vignale, ne put se défendre d'un sourire. Napoléon trouva que c'était manquer de respect à son autorité, à son génie, à sa mort.—Jeune homme, lui dit-il d'un ton sévère, vous avez peut-être trop d'esprit pour croire en Dieu: je n'en suis pas là.... N'est pas athée qui veut.—Cette leçon sévère, donnée en des termes dignes du grand homme expirant, remplit d'embarras le jeune médecin, qui se confondit en excuses, et fit profession des croyances morales les plus saines.

Ces préparatifs de mort avaient fatigué Napoléon et pour ainsi dire hâté sa fin. Néanmoins il éprouva une sorte de soulagement moral et physique en voyant ses affaires définitivement réglées, et le sort de ses compagnons assuré selon ses moyens. Souriant à la mort avec autant de dignité que de grâce, il dit à Montholon et à Marchand qui ne le quittaient point: Après avoir si bien mis ordre à ses affaires, ce serait vraiment dommage de ne pas mourir.

La fin d'avril était arrivée, et à chaque instant le mal devenait plus menaçant et plus douloureux. Les spasmes, les vomissements, la fièvre, la soif ardente, ne cessaient pas. Napoléon prenait de temps en temps quelques gouttes d'une eau fraîche qu'on avait trouvée au pied du pic de Diane, dans l'exposition où il aurait voulu que sa demeure fût placée, et il en ressentait un peu de bien.— Touchants entretiens de Napoléon. Je désire, dit-il, être enterré sur les bords de la Seine, si c'est jamais possible, ou à Ajaccio dans l'héritage de ma famille, ou enfin si ma captivité doit durer pour mon cadavre, au pied de la fontaine à laquelle j'ai dû quelque soulagement.—On le lui promit avec des larmes, car on ne lui cachait plus un état qu'il voyait si bien.—Vous allez, dit-il à ses amis qui l'entouraient, retourner en Europe. Vous y reviendrez avec le reflet de ma gloire, avec l'honneur d'un noble dévouement. Vous y serez considérés et heureux. Moi je vais rejoindre Kléber, Desaix, Lannes, Masséna, Bessières, Duroc, Ney!.... Ils viendront à ma rencontre... ils ressentiront encore une fois l'ivresse de la gloire humaine... Nous parlerons de ce que nous avons fait, nous nous entretiendrons de notre métier avec Frédéric, Turenne, Condé, César, Annibal... Puis s'arrêtant Napoléon ajouta avec un singulier sourire: À moins que là-haut comme ici-bas on n'ait peur de voir tant de militaires ensemble.—Ce léger badinage mêlé à ce langage solennel émut vivement les assistants. Le 1er mai, l'agonie sembla s'annoncer, et les souffrances devinrent presque continuelles. Le 2, le 3, Napoléon parut consumé par la fièvre, et en proie à des spasmes violents. Dès que la souffrance lui laissait quelque répit, son esprit se réveillait radieux, et il montrait autant de lucidité que de sérénité. Dans l'un de ces intervalles, il dicta sous le titre de première et seconde rêverie, deux notes sur la défense de la France en cas d'invasion. Le 3, le délire commença, et à travers ses paroles entrecoupées on saisit ces mots: Ses dernières paroles. Mon fils... l'armée... Desaix....—On eût dit à une certaine agitation qu'il avait une dernière vision de la bataille de Marengo regagnée par Desaix. Le 4, l'agonie dura sans interruption, et la noble figure du héros parut cruellement tourmentée. Le temps était horrible, car c'était la mauvaise saison de Sainte-Hélène. Des rafales de vent et de pluie déracinèrent quelques-uns des arbres récemment plantés. Sa mort, le 5 mai 1821. Enfin le 5 mai, on ne douta plus que le dernier jour de cette existence extraordinaire ne fût arrivé. Tous les serviteurs de Napoléon agenouillés autour de son lit épiaient les dernières lueurs de la vie. Malheureusement ces dernières lueurs étaient des signes de cruelles souffrances. Les officiers anglais placés à l'extérieur recueillaient avec un intérêt respectueux ce que les domestiques leur apprenaient des progrès de l'agonie. Vers la fin du jour la douleur s'affaissant avec la vie, le refroidissement devenant général, la mort sembla s'emparer de sa glorieuse victime. Ce jour-là le temps était redevenu calme et serein. Vers cinq heures quarante-cinq minutes, juste au moment où le soleil se couchait dans des flots de lumière, et où le canon anglais donnait le signal de la retraite, les nombreux témoins qui observaient le mourant s'aperçurent qu'il ne respirait plus, et s'écrièrent qu'il était mort. Ils couvrirent ses mains de baisers respectueux, et Marchand qui avait emporté à Sainte-Hélène le manteau que le Premier Consul portait à Marengo, en revêtit son corps, en ne laissant à découvert que sa noble tête.

Aux convulsions de l'agonie, toujours si pénibles à voir, avait succédé un calme plein de majesté. Cette figure d'une si rare beauté, revenue à la maigreur de sa jeunesse et revêtue du manteau de Marengo, semblait avoir rendu à ceux qui la contemplaient le général Bonaparte dans toute sa gloire.

Le gouverneur, le commissaire français voulurent repaître leurs yeux de ce spectacle, et montrèrent devant cette mort aussi extraordinaire que la vie qu'elle terminait, le respect qu'ils lui devaient.

Jugement sur la captivité de Sainte-Hélène. Napoléon avait expié, durant les six années qui venaient de s'écouler, la peur qu'il causait au monde, et ceux qui étaient chargés de le détenir avaient cédé à cette peur, avec plus ou moins de cruauté (car la peur est cruelle) selon qu'ils étaient plus ou moins éloignés de la victime. Les officiers de service la voyant de près, ne pouvaient s'empêcher de s'intéresser à elle, et d'alléger ses fers, quand ils en avaient le moyen. Sir Hudson Lowe qui ne la voyait pas directement, était tracassier, quelquefois persécuteur par défiance ou ressentiment, et parfois aussi se laissait attendrir au récit des souffrances de son prisonnier. À deux mille lieues de là, lord Bathurst ne voyant absolument rien des souffrances de la victime, et tout plein des passions de l'Europe, s'était montré impitoyable. Il a laissé ainsi un triste legs à sa patrie, car, si la justice dit qu'on avait le droit de garder Napoléon, elle dit aussi qu'on n'avait ni le droit de le torturer, ni celui de l'humilier.

Autopsie du corps de Napoléon. Conformément aux instructions de Napoléon, son autopsie fut faite, et on dut en conclure qu'un cancer à l'estomac avait été la cause principale de sa mort. Le foie légèrement tuméfié attestait que le climat avait exercé une certaine influence sur son état, mais la moins décisive. Ce qui est incontestable, c'est que le chagrin, le désespoir caché, le défaut d'exercice surtout, avaient précipité la marche de la maladie, et avancé sa fin d'un nombre d'années impossible à déterminer.

L'inspection du corps révéla plusieurs blessures, quelques-unes très-légères, et trois fort distinctes. De ces trois la première était à la tête, la seconde au doigt annulaire de la main gauche, la troisième à la cuisse gauche, celle-ci très-profonde, provenant d'un coup de baïonnette reçu au siége de Toulon. C'est la seule dont l'origine puisse être historiquement assignée. Beauté de ses traits après sa mort. Des mesures prises et de la description exacte du cadavre il résulte que Napoléon avait cinq pieds deux pouces (pieds français), le corps bien proportionné dans toutes ses parties, le pied et la main remarquables par la régularité de leur forme, les épaules larges, la poitrine développée, le cou un peu court, mais portant ferme et droite la tête la plus vaste, la mieux conformée dont la science anatomique ait constaté l'existence, enfin un visage dont la mort avait respecté la beauté, dont les contemporains ont conservé un souvenir ineffaçable, et dont la postérité, en le comparant aux plus célèbres bustes antiques, dira qu'il fut un des plus beaux que Dieu ait donnés pour expression au génie. Sa vie si pleine et qui semble comprendre des siècles n'avait duré que cinquante-deux ans. MM. de Montholon et Marchand l'avaient revêtu de l'uniforme qu'il portait le plus volontiers, celui des chasseurs de la garde, et du petit chapeau qui avait toujours recouvert sa tête puissante. Un seul prêtre et quelques amis prièrent pendant plusieurs jours près de ce corps inanimé: éclatant contraste (conforme à toute cette fin de carrière) d'une profonde solitude autour de l'homme que l'univers avait entouré et adulé! Pourtant, à l'honneur du soldat, il faut dire que les militaires anglais ne cessèrent de défiler autour de son cercueil pendant qu'il resta exposé. Funérailles de Napoléon. Enfin, lorsque le tombeau qui devait le contenir, et qui avait été placé près de la fontaine à laquelle il avait dû un peu de soulagement, fut terminé, ses amis, suivis du gouverneur, de l'état-major de l'île, des soldats de la garnison, des marins de l'escadre, le portèrent au lieu où il devait reposer, jusqu'au jour où, selon ses désirs, il a été transporté sur les bords de la Seine. Les soldats anglais firent entendre à ce corps inanimé les derniers éclats du canon, et ses compagnons d'exil, après s'être agenouillés sur la tombe qui venait de recevoir la plus grande existence humaine depuis César et Charlemagne, se préparèrent à regagner l'Europe. Pour achever la longue suite de leçons qui sortent de cette tombe, ajoutons qu'ils furent accueillis avec un intérêt général, même en Angleterre, et que l'infortuné Hudson Lowe, simple exécuteur des volontés de son gouvernement, fut reçu avec froideur par ses compatriotes, avec ingratitude par les ministres auxquels il avait obéi, et par ses amis eux-mêmes avec une sorte d'embarras. Éternelle justice d'en haut, déjà visible ici-bas! Napoléon avait expié à Sainte-Hélène les tourments causés au monde, et ceux qui avaient été chargés de le punir expiaient le tort de n'avoir pas respecté en lui la gloire et le génie!

Jugement de l'histoire sur Napoléon. Avant de terminer cette histoire, qu'on nous pardonnera d'avoir rendue si longue en considération de l'immensité des événements qu'elle embrasse, il nous reste à prononcer sur le personnage extraordinaire qui la remplit tout entière le jugement de la postérité, autant du moins qu'il appartient à un homme de s'en faire l'interprète, cet homme fût-il aussi juste, aussi éclairé que nous aurions, non pas la prétention, mais le désir de l'être.

Caractère que Napoléon avait reçu de la nature et des événements. Napoléon était né avec un esprit juste, pénétrant, vaste, universel, et surtout prompt, avec un caractère aussi prompt que son esprit. Toujours en toutes choses il allait droit et sans détour au but. S'agissait-il d'un raisonnement, il trouvait à l'instant l'argument péremptoire, d'une bataille à livrer, il découvrait la manœuvre décisive. En lui, concevoir, vouloir, agir, étaient un seul acte indivisible, d'une rapidité incroyable, de manière qu'entre la pensée et l'action, il n'y avait pas un instant perdu pour réfléchir et se résoudre. À un génie ainsi constitué opposer une objection médiocre, une résistance de tiédeur, de faiblesse ou de mauvaise volonté, c'était le faire bondir comme le torrent qui jaillit et vous couvre de son écume, si vous lui opposez un obstacle inattendu. S'il eût embrassé l'une de ces carrières civiles où l'on ne parvient qu'en persuadant les hommes, en les gagnant à soi, peut-être il se fût appliqué à modérer, à ralentir les mouvements de son humeur fougueuse, mais jeté dans la carrière de la force, c'est-à-dire dans celle des armes, y apportant la faculté souveraine de découvrir d'un coup d'œil ce qu'il fallait faire pour vaincre, il arriva d'un premier élan à la domination de l'Italie, d'un second à la domination de la République française, d'un troisième à la domination de l'Europe, et quel miracle alors que cette nature que Dieu avait faite si prompte, que la victoire avait faite plus prompte encore, fût brusque, impétueuse, dominatrice, absolue dans ses volontés! Si hors du champ de bataille il se prêtait quelquefois aux ménagements qu'exigent les affaires civiles, c'était au sein du conseil d'État, et là même il tranchait les questions avec une sagacité, une sûreté de jugement qui étonnaient, subjuguaient ses auditeurs, excepté dans quelques cas très-rares où l'insuffisance de son savoir, quelquefois aussi la passion l'avaient un moment égaré. Tout avait donc concouru, la nature et les événements, pour faire de ce mortel le plus absolu, le plus impétueux des hommes.

Développements successifs de ce caractère. Pourtant en suivant son histoire ce n'est pas tout de suite et tout entière qu'on voit se déployer cette nature si fougueusement dominatrice. Maigre, taciturne, triste même dans sa jeunesse, triste de cette ambition concentrée qui se dévore jusqu'à ce qu'elle éclate au dehors et arrive au but de ses désirs, il prend peu à peu confiance en lui-même, se montre parfois tranchant comme un jeune homme, reste morose néanmoins, puis, lorsque l'admiration commence à se manifester autour de lui, il devient plus ouvert, plus serein, se met à parler, perd sa maigreur expressive, se dilate en un mot. Consul à vie, empereur, vainqueur de Marengo et d'Austerlitz, ne se contenant plus guère, mais toutefois se contenant encore, il semble à l'apogée de son caractère, et n'ayant alors qu'un demi-embonpoint, il rayonne d'une régulière et mâle beauté. Bientôt, voyant les peuples se soumettre, les souverains s'abaisser, il ne compte plus ni avec les hommes ni avec la nature. Il ose tout, entreprend tout, dit tout, devient gai, familier, intempérant de langage, s'épanouit complétement au physique et au moral, acquiert un embonpoint excessif, qui ne diminue en rien sa beauté olympienne, conserve dans un visage élargi un regard de feu, et si de ces hauteurs où on est habitué à le voir, à l'admirer, à le craindre, à le haïr, il descend pour être rieur, familier, presque vulgaire, il y remonte d'un trait après en être descendu un instant, sachant ainsi déposer son ascendant sans le compromettre; et, quand enfin on le croirait moins actif ou moins hardi, parce que son corps semble lui peser ou que la fortune cesse de lui sourire, il s'élance plus impétueux que jamais sur son cheval de bataille, prouvant que pour son âme ardente la matière n'a point de poids, le malheur d'accablement.

Telle fut cette nature extraordinaire, dans ses développements successifs. Maintenant, si on considère Napoléon sous le rapport des qualités morales, il est plus difficile à apprécier, parce qu'il est difficile d'aller découvrir la bonté chez un soldat toujours occupé à joncher la terre de morts, l'amitié chez un homme qui n'eut jamais d'égaux autour de lui, la probité enfin chez un potentat qui était maître des richesses de l'univers. Toutefois, quelque en dehors des règles ordinaires que fût ce mortel, il n'est pas impossible de saisir çà et là certains traits de sa physionomie morale.

Ses qualités morales. La promptitude était son caractère en toutes choses. Il s'emportait, mais revenait avec une facilité merveilleuse, presque honteux de son emportement, en riant même s'il le pouvait sans manquer de maintien, et rappelant, caressant du geste ou de la voix l'officier qu'il avait désolé par un éclat de sa colère. Quelquefois aussi ses colères étaient feintes, et destinées à intimider des subalternes infidèles à leur devoir. Mais sincères, elles n'avaient que la durée d'un éclair, feintes, la durée du besoin. Dès qu'il cessait de commander et d'avoir à contenir ou à exciter les hommes, il devenait doux, simple, équitable, de cette équité d'un grand esprit qui connaît l'humanité, apprécie ses faiblesses, et les lui pardonne parce qu'il les sait inévitables. À Sainte-Hélène, dépouillé de tout prestige, ne pouvant plus rien pour personne, n'ayant sur ses compagnons d'infortune que l'ascendant de son esprit et de son caractère, Napoléon ne cessa de les dominer d'une manière absolue, se les attacha par une bonté inaltérable, à ce point qu'après l'avoir craint la plus grande partie de leur vie, pendant l'autre ils l'aimèrent. Il n'était pas cruel. Sur les champs de bataille il s'était fait une insensibilité, on peut dire effroyable, jusqu'à voir sans émotion la terre couverte de cent mille cadavres, car jamais le génie de la guerre n'avait poussé aussi loin l'effusion du sang humain. Mais cette insensibilité était de profession, si on ose ainsi parler. Souvent en effet, après avoir rempli un champ de bataille de toutes les horreurs de la guerre, Napoléon le parcourait le soir pour faire lui-même ramasser les blessés, ce qui pouvait n'être qu'un calcul, mais, ce qui n'en était pas un, se jetait quelquefois à bas de cheval pour s'assurer si dans un mort apparent ne restait pas un être prêt à revivre. À Wagram apercevant un beau jeune homme, revêtu de l'armure des cuirassiers, étendu par terre, le visage presque couvert d'un caillot de sang, il descendait vivement de cheval, soulevait la tête du blessé, l'appuyait sur son genou, et avec un spiritueux actif réveillant la vie près de s'éteindre: Il en reviendra, disait-il en souriant... c'est autant de sauvé!—Ce ne sont pas là, certes, les mouvements d'une âme impitoyable.

Générosité de Napoléon. Ordonné jusqu'à l'avarice, disputant un centime à des comptables, il distribuait des millions à ses serviteurs, à ses amis, à des malheureux. Découvrait-il qu'un de ses anciens compagnons d'Égypte, savant distingué, était dans la gêne sans le dire, il lui envoyait une somme considérable, en se plaignant du secret gardé à son égard. En 1813, ayant épuisé toutes ses économies, et apprenant qu'une dame de grande naissance, et jadis de grande opulence, manquait presque du nécessaire, il lui envoyait sur sa cassette 24,000 francs de pension (en valant bien 50,000 aujourd'hui), puis informé qu'elle avait quatre-vingts ans, Pauvre femme, ajoutait-il, qu'on lui compte quatre années d'avance!—Ce ne sont pas là, nous le répétons, les traits d'une âme sans bonté.

Ses attachements. Ayant peu d'instants à donner aux affections privées, les écartant même par la distance à laquelle il s'était mis des autres hommes, il s'attachait néanmoins avec le temps, s'attachait fortement, jusqu'à devenir indulgent, presque faible pour ceux qu'il aimait. C'est ainsi qu'à l'égard de ses proches, souvent irrité par leurs prétentions, et se montrant dur alors, il ne pouvait souffrir leur air chagrin, et pour les voir contents faisait quelquefois ce qu'il savait mauvais. Ne ressentant pour l'impératrice Joséphine qu'un goût que le temps avait dissipé, qu'une estime que beaucoup de légèretés avaient diminuée, il conserva pour elle, même après son divorce, une tendresse profonde. Il accorda quelques larmes à Duroc, mais en les cachant comme une faiblesse.

Quant à la probité, on ne sait comment la saisir chez un homme qui à peine arrivé au commandement disposa de richesses immenses. Devenu général en chef de l'armée d'Italie, maître des trésors de cette riche contrée, il mit d'abord son armée dans l'abondance, envoya à l'armée du Rhin de quoi la tirer de la misère, ne prit rien pour lui, tout au plus de quoi acheter une petite maison rue de la Victoire, qu'une année de ses appointements aurait suffi à payer, et s'il fût mort en Égypte aurait laissé une veuve sans fortune. Était-ce fierté d'âme, dédain des jouissances vulgaires, honnêteté enfin? Probablement il y avait de tout à la fois dans cette espèce d'abstinence, qui ne fut pas sans exemple parmi nos généraux, mais qui alors comme toujours n'était pas commune. Il poursuivait l'improbité avec un acharnement inexorable, ce qui pouvait tenir à l'esprit d'ordre qu'il apportait en toutes choses; mais ce qui était mieux, et ce qui approchait de la vraie probité, c'était le goût de la probité elle-même, quand il la rencontrait, c'était un véritable amour des honnêtes gens, poussé jusqu'à se complaire dans leur compagnie, et à le leur témoigner avec une sorte de vivacité.

Ses vertus de métier. Pourtant cet homme que Dieu, après l'avoir fait si grand, avait fait bon aussi, n'avait rien de la vertu, car la vertu consiste à se tracer du devoir une idée absolue, à lui soumettre tous ses penchants, à lui immoler tous ses appétits, moraux ou physiques, et ce ne pouvait être le cas de la nature la moins contenue qui fut jamais. Mais s'il n'eut à aucun degré ce qu'on appelle la vertu, il eut certaines vertus d'état, et celles notamment qui appartiennent au guerrier et au gouvernant. Il était sobre, ne donnait presque rien aux satisfactions des sens, sans être chaste ne fut jamais surpris dans un grossier libertinage, ne passait (hors les repas d'apparat) que peu d'instants à table, couchait sur la dure, avec un corps plutôt débile que fort, supportait sans s'en apercevoir des fatigues auxquelles auraient succombé les soldats les plus vigoureux, devenait capable de tout quand son âme était excitée par la poursuite des grandes choses, faisait mieux que de braver le péril, n'y pensait pas, et sans le rechercher ni l'éviter, se trouvait partout où sa présence était nécessaire pour voir, diriger, commander enfin. Si tel était chez lui le caractère du soldat, celui du général en chef n'était pas moins rare. Jamais on ne supporta les anxiétés d'un immense commandement avec plus de sang-froid, de vigueur, de présence d'esprit. Si quelquefois il était bouillant, colère même, c'est qu'alors tout allait bien, comme disaient les officiers habitués à son humeur. Dès que le danger paraissait sérieux, il devenait calme, doux, encourageant, ne voulant pas ajouter au trouble qui naissait des circonstances celui qui serait résulté de ses emportements, se montrait d'une sérénité parfaite, par habitude de se dominer dans les situations graves, de calculer la portée des périls, de trouver le moyen d'en sortir, et de dompter ainsi la fortune. Né pour les grandes extrémités, et en ayant pris une habitude sans égale, lorsqu'il s'était mis par la faute de son ambition dans des positions affreuses, on le voyait assister, en 1814 par exemple, au suicide de sa propre grandeur avec un incroyable sang-froid, espérant encore quand personne n'espérait plus, parce qu'il découvrait des ressources où personne n'en soupçonnait, et en tout cas s'élevant sur les ailes du génie au-dessus de toutes les situations qui pouvaient lui échoir, avec la résignation d'un esprit qui se rend justice, et accepte le prix mérité de ses fautes.

L'intempérance morale était le trait essentiel du caractère de Napoléon. Tel fut, selon nous, ce mortel si étrange, si divers, si multiple. Si dans les traits principaux de ce caractère on peut en détacher un plus saillant que les autres, c'est évidemment l'intempérance, nous parlons de l'intempérance morale, bien entendu. Prodige de génie et de passion, jeté dans le chaos d'une révolution, il s'y déploie, s'y développe, la domine, se substitue à elle et en prend l'énergie, l'audace, l'incontinence. Succédant à des gens qui ne se sont arrêtés en rien, ni dans la vertu ni dans le crime, ni dans l'héroïsme ni dans la cruauté, entouré d'hommes qui n'ont rien refusé à leurs passions, il ne refuse rien aux siennes. Ils ont voulu faire du monde une république universelle, il en veut faire une monarchie également universelle; ils en ont fait un chaos, il en fait une unité presque tyrannique; ils ont tout dérangé, il veut tout arranger; ils ont voulu braver les souverains, il les détrône; ils ont tué sur l'échafaud, il tue sur les champs de bataille, mais en cachant le sang sous la gloire; il immole plus d'hommes que jamais n'en ont immolé les conquérants asiatiques, et sur les terres restreintes d'Europe, couvertes de populations résistantes, il parcourt plus d'espace que les Tamerlan, les Gengiskan n'en ont parcouru dans les vides de l'Asie.

Il en résulte que Napoléon ne dut pas être un politique. L'intempérance est donc le trait essentiel de sa carrière. De là il résulte que ce profond capitaine, ce sage législateur, cet administrateur consommé, fut le politique nous dirions le plus fou, si Alexandre n'avait pas existé. Si la politique n'était qu'esprit, certes rien ne lui eût manqué pour surpasser les hommes d'État les plus raffinés. Mais la politique est caractère encore plus qu'esprit, et c'est par là que Napoléon pèche. Ah! lorsque jeune encore, n'ayant pas soumis le monde, il est obligé et résigné à compter avec les obstacles, il se montre aussi rusé, aussi fin, aussi patient qu'aucun autre! Descendant en 1796 en Italie avec une faible armée, ayant à s'attacher les populations, il protége les prêtres, ménage les princes, quoi qu'en puissent dire les républicains de Paris. Transporté en Orient, ayant à craindre l'antipathie musulmane, il cherche à s'attirer les scheiks arabes, leur fait espérer sa conversion, quoi qu'en puissent dire les dévots de Paris, et réussit ainsi à se les attacher complétement. Plus tard appliqué à une œuvre bien différente, celle du Concordat, il s'applique, par un prodigieux mélange d'adresse et d'énergie, à vaincre les préjugés de Rome, et ce qui les vaut bien, les préjugés des philosophes. Tout ce qu'il lui fallut en cette occasion de finesse, d'art, de constance, de force, nous l'avons exposé ailleurs, et de manière à prouver que rien ne lui manqua en fait de génie politique. Mais il n'était pas le maître alors, il se contenait! Devenu tout-puissant il ne se contint plus, et du politique il ne lui resta que la moindre partie, l'esprit: le caractère avait disparu.

Difficulté de la vraie politique dans les révolutions. Pourtant, ajoutons pour son excuse, que si la politique est quelque part hors de saison, c'est dans une révolution. Qui dit politique, dit respect et lent développement du passé; qui dit révolution au contraire, dit rupture complète et brusque avec le passé. La vraie politique en effet c'est l'œuvre des générations, se transmettant un dessein, marchant à son accomplissement avec suite, patience, modestie s'il le faut, ne faisant vers le but qu'un pas, deux au plus dans un siècle, et jamais n'aspirant à y arriver d'un bond: c'est l'œuvre d'Henri IV projetant, après avoir contenu les partis, d'abaisser les maisons d'Espagne et d'Autriche unies par le sang et l'ambition, transmettant ce grand dessein à Richelieu, qui le transmet à Mazarin, qui le transmet à Louis XIV, lequel le poursuit, jusqu'à ce qu'en plaçant à tout risque son petit-fils sur le trône d'Espagne, il sépare à jamais l'Espagne de l'Autriche: c'est en Prusse l'œuvre du grand électeur commençant l'importance militaire de sa nation, suivi d'abord de l'électeur Frédéric III qui prend la couronne, puis de Frédéric-Guillaume 1er qui pour soutenir le nouveau titre de sa famille s'applique à créer une armée et un trésor, enfin de Frédéric le Grand qui, le moment de la crise venu, ajoutant l'audace à la longueur des desseins, fonde après un duel de vingt ans avec l'Europe la grandeur de la Prusse, et fait d'un petit électorat l'une des plus importantes monarchies du continent.

Il ne faut donc pas s'étonner si Napoléon, despote et révolutionnaire à la fois, ne fut point un politique, car s'il se montra un moment politique admirable en réconciliant la France avec l'Église, avec l'Europe, avec elle-même, bientôt en s'emportant contre l'Angleterre, en rompant la paix d'Amiens, en projetant la monarchie universelle après Austerlitz, en entreprenant la guerre d'Espagne qu'il alla essayer de terminer à Moscou, en refusant la paix de Prague, il fut pis qu'un mauvais politique, il présenta au monde le triste spectacle du génie descendu à l'état d'un pauvre insensé. Mais, il faut le reconnaître, ce n'était pas lui seul, c'était la Révolution française qui délirait en lui, en son vaste génie.

Et cependant ce mauvais politique fut un sage législateur, un administrateur accompli, et l'un des plus grands capitaines qui aient paru sur la terre. C'est que, sous ces divers rapports, le tourbillon révolutionnaire, au lieu d'être un obstacle, fut au contraire une occasion et un moyen. Il faut donc pour achever notre tâche, l'envisager sous les divers rapports du législateur, de l'administrateur, du capitaine.

Génie organisateur de Napoléon. La véritable école où Napoléon se forma comme organisateur fut celle de la guerre, et il n'y en a pas une meilleure, plus forte et plus pratique. Pour le vrai capitaine, bien calculer ses mouvements généraux, puis une fois arrivé sur le terrain bien combattre, n'est qu'une moitié de son art. Préparer ses ressources, c'est-à-dire recruter, instruire, vêtir, armer ses soldats au milieu des mouvements incessants et toujours si brusques de la guerre, est l'autre moitié, et toutes deux si importantes qu'on ne saurait dire laquelle des deux l'est davantage. La guerre fut son école. En un mot, organiser et combattre, voilà les deux parties de leur art pour les vrais hommes de guerre. Pour les autres, et c'est malheureusement le grand nombre, recevoir de leur gouvernement leurs armées, les employer telles quelles, en se plaignant quelquefois de leur état sans songer à l'améliorer, est tout ce qu'ils savent faire. Il n'en fut point ainsi du jeune Bonaparte.

Franchissant les Apennins avec des soldats braves mais mourant de faim, son premier soin fut de porter sur les richesses de l'Italie une main discrète, probe, économe, d'en empêcher le gaspillage, de les employer à faire vivre son armée dans l'abondance, et à tirer de la misère l'armée du Rhin qui devait concourir à ses desseins. Transporté en Égypte où les ressources négligées abondaient autant qu'en Italie, il sut pourvoir à tous les besoins des soldats, en allégeant le pays qu'il débarrassa des exactions des mameluks et des incursions des Arabes. Ne pouvant recevoir de la mère patrie aucun matériel, il avait en quelques mois fabriqué de la poudre, des fusils, des canons, des draps, tout ce qui lui manquait enfin dans cette contrée lointaine. L'une des calamités de l'Égypte, c'étaient les incursions des Bédouins, fondant à l'improviste sur les terres cultivées, pillant, puis s'enfuyant pour ainsi dire au vol. Un jour voyant passer une caravane, il l'arrêta un moment, fit monter sur un chameau un, deux, trois fantassins avec leurs vivres et leurs cartouches, et cela fait, s'écria: Maintenant nous sommes maîtres du désert.—Le lendemain il créa le régiment des dromadaires, qui portait à toute distance, avec la rapidité des Bédouins eux-mêmes, quelques centaines de fantassins éprouvés, et qui corrigea les tribus arabes de leur goût du pillage, pour tout le temps au moins que les Français passèrent en Égypte. Un coup d'œil jeté sur les choses suffisait ainsi à son génie organisateur pour lui enseigner ce qu'il fallait faire, le faire promptement et sûrement.

Arrivé au gouvernement de la France qu'il trouva dans un vrai chaos, il éprouva bien plus encore qu'en Égypte et en Italie le besoin d'y rétablir l'ordre, le calme et la prospérité.

Napoléon ne pouvait être le législateur politique de la France, mais il fut son législateur civil. La doter d'une constitution politique fut ce qui l'occupa le moins. Les amis de la liberté (et nous sommes du nombre) reprochent à Napoléon de ne l'avoir pas donnée à la France. En partageant leurs sentiments, nous croyons qu'ils se trompent. Sous le rapport politique, en effet, il était impossible que Napoléon devînt un organisateur définitif, car la forme de notre gouvernement devait varier encore bien des fois sous le vent des révolutions, et la France, tantôt inclinant vers le pouvoir quand elle venait de souffrir des agitations de la liberté, tantôt inclinant vers la liberté quand elle venait de souffrir des excès du pouvoir, la France est allée flottant depuis trois quarts de siècle entre le despotisme et l'anarchie, comme un pendule déplorablement agité, sans se fixer, et sans qu'on puisse dire encore dans quelle forme elle s'arrêtera, bien qu'en observant la marche des choses on soit fondé à affirmer que ce ne sera pas celle du despotisme. Il ne pouvait donc, sous le rapport politique, être le législateur de la France, mais il pouvait l'être, et il le fut sous tous les autres.

Au lendemain des désordres de la Révolution, la politique qui naissait des circonstances, c'était non pas la politique de liberté, mais la politique de réparation. Après la banqueroute, les réquisitions, les confiscations, les emprisonnements, les exécutions sanglantes, on voulait de l'ordre dans les finances, du respect pour les personnes et les propriétés, des armées victorieuses, mais non réduites à piller pour vivre, du repos enfin et de la sécurité. Napoléon, animé de l'esprit réparateur, était donc dans la vérité de son rôle et des besoins publics. Mettant la main à toutes choses à la fois avec une activité prodigieuse, il refit d'abord la législation civile et criminelle, et toute l'administration. Part qu'il eut à la confection de nos codes. Quand nous disons qu'il refit la législation, nous n'entendons pas soutenir qu'il inventa le Code civil, par exemple. Prétendre inventer en ce genre, ce serait prétendre inventer la société humaine qui n'est pas d'hier, et qui est aussi ancienne que l'apparition de l'homme sur notre globe. Il existait en France des lois civiles, les unes empruntées au droit romain, telles que celles qui règlent les contrats entre les hommes, et qui ne sauraient varier de siècle en siècle, de pays en pays, et d'autres empruntées aux mœurs nationales, et essentiellement modifiables comme les mœurs, telles que celles qui président à l'organisation de la famille, aux conditions du mariage, aux successions, etc. Les premières n'avaient besoin que d'être reproduites dans un style clair, précis, exempt des ambiguïtés qui enfantent les procès. Les secondes devaient être modifiées suivant les principes de la vraie égalité, qui ne veut pas que les hommes soient tous égaux en biens, en richesses, en honneurs, même quand ils sont inégaux en talents et en vertus, mais qui veut qu'ils soient tous soumis aux mêmes lois, astreints aux mêmes devoirs, punis des mêmes peines, payés des mêmes récompenses, que les enfants d'un même père aient part égale à son héritage, sauf la faculté laissée à ce père de récompenser les plus dignes sans déshériter ceux qu'il a le tort de ne point aimer. Sur ces points comme sur presque tous, la Révolution française avait oscillé d'un extrême à l'autre, suivant les entraînements auxquelles elle était livrée. Il fallait s'arrêter au point juste, entre les tendances rétrogrades et les tendances follement novatrices en fait de mariage, d'héritage, de testament, etc. Napoléon n'avait que l'instruction qu'il est possible de recevoir dans une bonne école militaire; mais il était né au milieu des vérités de 1789, et ces vérités qu'on peut méconnaître avant qu'elles soient révélées, une fois connues deviennent la lumière à la lueur de laquelle on aperçoit toutes choses. Se faisant chaque jour instruire par MM. Portalis, Cambacérès et surtout Tronchet, de la matière qu'on devait traiter le lendemain au Conseil d'État, il y pensait vingt-quatre heures, écoutait ensuite la discussion, puis, avec un souverain bon sens, fixait exactement le point où il fallait s'arrêter entre l'ordre ancien et l'ordre nouveau, et de plus, avec sa puissance d'application, forçait tout le monde à travailler. Il contribua ainsi de deux manières décisives à la confection de nos codes, en déterminant le degré de l'innovation, et en poussant l'œuvre à terme. Plusieurs fois avant lui on avait entrepris cette œuvre, et chaque fois cédant au vent du jour, on s'était livré à des exagérations dont bientôt on avait eu honte et regret, après quoi l'œuvre avait été abandonnée. Napoléon prit ce vaisseau échoué sur la rive, le mit à flot et le poussa au port. Ce navire c'était le Code civil, et personne ne peut nier que ce code ne soit celui du monde civilisé moderne. C'est assurément pour un jeune militaire une belle et pure gloire que d'avoir mérité d'attacher son nom à l'organisation civile de la société moderne, et c'en est une bien belle également pour la France, chez laquelle cette œuvre s'est accomplie! On pourra dire en effet que si l'Angleterre a eu le mérite de donner la meilleure forme politique des États modernes, la France a eu celui de donner par le Code civil la meilleure forme de l'état social, beau et noble partage de gloire entre deux nations les plus civilisées du globe!

Génie administratif de Napoléon. Tandis que Napoléon s'occupait ainsi de la législation civile, il appliquait aussi à l'administration sa main expéditive et créatrice. Trouvant l'administration des provinces dans le même état que les autres parties du gouvernement, il fit comme pour la législation civile la part des notions du passé, des exagérations du présent, et, empruntant le vrai ici et là, il créa l'administration moderne. Le passé nous avait montré des états provinciaux s'administrant eux-mêmes, et jouissant, pour ce qui concernait les intérêts locaux, d'une étendue de pouvoirs presque complète. Pourvu qu'en fait de subsides la part de l'État fût assurée, la royauté laissait les provinces faire ce qu'elles voulaient, soit par un reste de respect pour les anciens traités de réunion, soit parce qu'elle avait ce sentiment confus que, ne donnant aucune liberté au centre, elle en devait laisser beaucoup aux extrémités. La royauté s'adjugeait ainsi tout pouvoir quant aux affaires générales, et abandonnait au pays le règlement des affaires locales. Ce contrat tacite devait tomber devant le grand phénomène de la Révolution française. Il n'était ni juste que la royauté pût tout sur les grandes destinées du pays, ni juste que les provinces pussent tout sur les affaires locales, car les destinées du pays devaient être ramenées à la volonté du pays lui-même, comme les intérêts de province à son inspection. Vrais principes sur lesquels il établit l'administration française. Ces richesses, dont les provinces disposent en ordonnant leurs dépenses, sont une partie de la richesse générale qu'elles ne doivent pas dissiper abusivement; ces règlements locaux que les communes établissent chez elles, touchant à l'industrie, aux marchés, à la nature des impôts, sont une partie de la législation sociale qu'il ne doit pas leur être permis d'établir d'après leurs vues particulières.

Le grand phénomène de l'unité moderne devait consister en ceci, que la royauté renonçant à tout faire seule quant aux affaires générales, les provinces renonceraient de leur côté à tout faire seules quant aux affaires particulières, qu'elles se pénétreraient mutuellement en quelque sorte, et se confondraient dans une puissante unité, dirigée par l'intelligence commune de la nation. Il devait dès lors y avoir au centre de l'État un chef du pouvoir exécutif entouré des principaux citoyens de la France pour les affaires générales, et dans les départements des chefs d'administration entourés des citoyens notables de la localité pour les affaires particulières, mais soumis eux-mêmes pour les affaires du gouvernement à son autorité, pour celles du département à sa surveillance. De là résultèrent le préfet et le conseil de département. Si les circonstances avaient permis au Premier Consul d'être conséquent avec les principes posés, il aurait dû rendre les conseils de département électifs. Mais au lendemain des affreuses convulsions qu'on venait de traverser, entre les furieux de 1793, odieux au pays, et les grands propriétaires revenant de l'émigration, l'élection eût été impossible, ou du moins sujette à de graves inconvénients. Il se la réserva, et choisit des hommes sages, modérés, qui pussent administrer tolérablement. C'était une conséquence de sa dictature, qui devait être passagère et disparaître avec lui. Toutefois le principe était posé, celui d'un chef ou préfet administrant sous le contrôle d'un conseil, destiné à être électif quand nos terribles divisions seraient suffisamment apaisées.

Sa véritable part dans la création de l'administration française. Mais cette surveillance de l'État, pour l'étendue des dépenses, le système des impôts, la nature des règlements, il fallait l'exercer, et on ne pouvait la déléguer sans garantie au pouvoir exécutif, représentant de l'État. Napoléon se servit d'une institution que Sieyès lui avait fournie en l'empruntant à l'ancienne monarchie. Le Conseil royal, entre autres affaires dont il s'occupait jadis, donnait son avis sur celles qui naissaient des relations de l'État avec les provinces. Ces relations étant devenues plus étroites sous le nouveau régime, devaient naturellement revenir au Conseil d'État. Napoléon, sans procéder théoriquement, mais se servant de ce qu'il avait sous la main pour l'accomplissement de ses desseins, fit du Conseil d'État le dépositaire de cette surveillance supérieure, qui constitue essentiellement ce qu'on appelle la centralisation. Voulant que le budget des communes et des départements fût contrôlé par l'État, que leurs règlements fussent ramenés aux principes de 1789, que telle commune ne pût pas rétablir les jurandes, telle autre établir des impôts contraires aux doctrines modernes, que les conflits entre elles eussent un arbitre, il confia ces diverses questions au Conseil d'État, en le présidant lui-même avec une constance et une application infatigables. Sans ce régulateur, notre centralisation serait devenue le plus intolérable des despotismes. Mais conseil de prudence s'il s'agit des dépenses communales, modérateur s'il s'agit de laisser plaider les communes les unes contre les autres, législateur enfin s'il s'agit des règlements municipaux, le Conseil d'État est un régulateur éclairé, ferme, et même indépendant quoique nommé par le Pouvoir exécutif, parce qu'il puise dans ses fonctions un esprit administratif qui prévaut sur l'esprit de servilité, et qui, sous tous les régimes, après une docilité d'un moment au gouvernement nouveau, se relève presque involontairement, et reparaît, comme chez les végétaux vigoureux les branches reprennent leur direction après une gêne momentanée.

C'est en présidant ce conseil assidûment quand il n'était pas à la guerre, et le présidant sept et huit heures de suite, avec une force d'application, une rectitude de bon sens rares, et un respect de l'opinion d'autrui qu'il observait toujours dans les matières spéciales, que, tantôt statuant sur les faits, tantôt imaginant ou modifiant suivant le besoin nos lois administratives, créant ainsi tout à la fois la législation et la jurisprudence, il est devenu le véritable auteur de cette administration, ferme, active, probe, qui fait de notre comptabilité la plus claire que l'on connaisse, de notre puissance la plus disponible qu'il y ait en Europe, et qui, lorsque sous l'influence des révolutions nos gouvernements délirent, seule ne délire pas, conduit sagement, invariablement les affaires courantes du pays, perçoit les impôts, les encaisse avec ordre, les applique exactement aux dépenses, lève les soldats, les instruit, les discipline, pourvoit aux dépenses des villes, des provinces, sans que rien périclite, maintient la France debout quand la tête de cette France chancelle, et donne l'idée d'un bâtiment mû par la puissance de la mécanique moderne, laquelle au milieu de la tempête marcherait encore régulièrement avec un équipage inactif ou troublé.

Ainsi la guerre avait fait de Napoléon un mauvais politique en le rendant irrésistible, mais elle en avait fait en revanche l'un des plus grands organisateurs qui aient paru dans le monde, et là comme en toutes choses il avait été le double produit de la nature et des événements. Il nous reste à le considérer sous le rapport principal pour lui, sous celui du génie militaire, qui lui a valu, non sa gloire la plus pure, mais la plus éclatante.

Napoléon homme de guerre. Pour apprécier sa véritable place parmi les capitaines de tous les temps, il faudrait retracer en quelque sorte l'histoire de cet art puissant, qui crée, élève, défend les empires, et comme l'art de les gouverner repose sur la réunion si rare des qualités de l'esprit et du caractère. Malheureusement cette histoire est à faire. Machiavel, Montesquieu, Frédéric, Napoléon, en ont jeté çà et là quelques traits; mais considérée dans sa suite, rattachée aux progrès des sciences, aux révolutions des empires, à la marche de l'esprit humain, cette histoire est à créer, et par ce motif les places des grands capitaines sont difficiles à déterminer. Précis des révolutions de la grande guerre. Pourtant il y a dans l'histoire de l'art militaire quelques linéaments principaux, qui saisissent l'esprit dès qu'on y jette les yeux, et avec le secours desquels il est permis de tracer la marche générale des choses, et de fixer quelques places principales que la postérité, dans la diversité de ses jugements, n'a guère changées.

Ce qu'on appelle communément la grande guerre n'a pas souvent apparu dans le monde, parce qu'il faut à la fois de grandes nations, de grands événements, et de grands hommes. Ce n'est pas seulement l'importance des bouleversements qui en fait le caractère, car alors on pourrait dire que les conquérants de l'Asie ont pratiqué la grande guerre. Il y faut la science, le génie des combinaisons, ce qui suppose d'énergiques et habiles résistances opposées au vainqueur. Alexandre. Ainsi, bien qu'Alexandre à son époque ait changé la face de l'univers civilisé, la stupidité asiatique dont il eut à triompher fut telle qu'on ose à peine dire qu'il ait pratiqué la grande guerre. La combinaison tant admirée par Montesquieu, et qui avait consisté à ne s'enfoncer en Asie qu'après avoir conquis le littoral de la Syrie, lui était tellement commandée par le défaut de marine, que les moindres officiers de l'armée macédonienne étaient de cet avis, et que ce fut de la part d'Alexandre un acte d'instinct plutôt qu'un trait de génie. Les trois batailles qui lui valurent la conquête de l'Asie furent des actes d'héroïque témérité, toujours décidées par la cavalerie qu'Alexandre commandait en personne, et qui fondant sur des masses confuses de cavaliers aussi lâches qu'ignorants, leur donnait le signal de la fuite, invariablement suivi par l'infanterie persane. Le véritable vainqueur des Perses, ce fut la discipline macédonienne, conduite, il est vrai, à d'immenses distances par l'audace inspirée d'Alexandre.

Ce n'est pas ainsi qu'Annibal et César combattirent. Là ce fut héroïsme contre héroïsme, science contre science, grands hommes contre grands hommes. César toutefois, malgré la vigueur de son caractère et la hardiesse mêlée de prudence de ses entreprises, laissa voir dans ses mouvements une certaine gêne, résultant des habitudes militaires de son temps, et dont Annibal seul parut entièrement dégagé. Les campements dans l'antiquité retiennent l'essor de la grande guerre. En effet les Romains, faisant la guerre dans des pays sauvages, et songeant constamment à se garder contre la fougue aveugle des barbares, campaient avec un art infini, et, arrivés le soir sur un terrain toujours choisi avec un coup d'œil exercé, s'établissaient en quelques heures dans une vraie place forte, construite en palissades, entourée d'un fossé, et presque inexpugnable. Sous le rapport des campements ils n'ont été ni dépassés, ni même égalés, et, comme Napoléon l'a remarqué avec son incomparable sagacité, on n'a pas dû y songer, car devant l'artillerie moderne un camp semblable ne tiendrait pas deux heures. Mais de ce soin à camper tous les soirs, il résultait une timidité de mouvements, une lenteur de résultats singulières, et les batailles qui, en ensanglantant la terre, diminuent cependant l'horreur des guerres qu'elles abrégent, n'étaient possibles que lorsque les deux adversaires le voulaient bien. Si l'un des deux s'y refusait, la guerre pouvait durer indéfiniment, ou bien il fallait la faire aboutir à un siége, en attaquant ou régulièrement ou brusquement le camp ennemi. Opérations de César. Aussi voit-on César, le plus hardi des généraux romains, se mouvoir librement dans les Gaules devant la fougue ignorante des Gaulois, les amener au combat quand il veut, parce que leur aveugle bravoure est facile à tenter, mais en Espagne, en Épire, lorsqu'il a affaire aux Romains eux-mêmes, changer de méthode, s'épuiser sur la Segre en combinaisons ingénieuses pour arracher Afranius de son camp, ne l'y déterminer qu'en l'affamant, puis, lorsqu'il l'a décidé à changer de position, ne finir la campagne qu'en l'affamant encore. En Épire, à Dyrrachium, il s'était rendu par le campement invulnérable pour Pompée, qui, de son côté, s'était rendu invulnérable pour lui. Puis, ne sachant plus comment terminer cette guerre interminable, on le vit s'enfoncer en Macédoine pour y attirer Pompée, qu'il y attira en effet, et là encore, trouvant l'inexpugnabilité du camp romain, il serait resté dans l'impossibilité d'atteindre son adversaire, si, l'impatience d'en finir s'emparant de la noblesse romaine, Pompée n'était descendu dans les plaines de Pharsale, où l'empire du monde fut donné à César par la supériorité des légions des Gaules.

Il y a là sans doute des combinaisons très-habiles, et souvent très-hardies pour amener au combat l'adversaire qui ne veut pas combattre, mais ce n'est pas la grande guerre avec toute la liberté, l'étendue et la justesse de ses mouvements, telle que nous l'avons vue dans notre siècle, décider en quelques jours des luttes qui jadis auraient duré des années. Supériorité d'Annibal dans la grande guerre. Un seul homme dans les temps anciens se présente avec cette liberté, cette sûreté d'allure, c'est Annibal, et aussi, comme vigueur, audace, fécondité, bonheur de combinaisons, peut-on dire qu'il n'a pas d'égal dans l'antiquité. C'était l'opinion de Napoléon, juge suprême en ces matières, et on peut l'adopter après lui.

Barbarie de l'art dans le moyen âge. Pendant le moyen âge l'art militaire n'offre rien qui attire et mérite les regards de la postérité. La politique a sous les yeux d'immenses spectacles où le sang coule à torrents, où le cœur humain déploie ses passions accoutumées, il y a des lâches et des héros, des crimes et des vertus, mais il n'y a ni César ni Annibal. Ce n'est pas seulement la grande guerre qui disparaît, c'est l'art même de la guerre. La barbarie avec son courage aveugle se précipite sur la civilisation romaine décrépite, ayant un savoir que les vertus guerrières n'animent plus, et quand d'innombrables peuplades barbares, se poussant comme les flots de la mer, après avoir détruit l'empire romain, ont inondé le monde civilisé, on trouve çà et là de vaillants hommes comme Clovis, comme les Pepin, commandant la hache d'armes à la main, on trouve même un incomparable chef d'empire, Charlemagne, mais on ne rencontre pas un véritable capitaine. Dans cet âge de la force individuelle, la poésie elle-même, seule histoire de ces temps, prend la forme des choses, et célèbre les paladins guerroyant à cheval pour le Christ contre les Sarrasins guerroyant à cheval pour Mahomet. Grande révolution de l'art militaire due au progrès social. C'est l'âge de la chevalerie, dont le nom seul indique la nature, c'est-à-dire l'homme à cheval, vêtu de fer, combattant l'épée à la main, dans la mesure de son adresse et de sa force physique. Cependant cet état de choses allait changer bientôt par les progrès de la société européenne. Le commerce, l'industrie, en faisant naître dans les villes une population nombreuse, aisée, que le besoin de se défendre devait rendre courageuse, donnèrent naissance au soldat à pied, c'est-à-dire à l'infanterie. Naissance de l'infanterie. Les Suisses en se défendant dans leurs montagnes, les citoyens des villes italiennes et allemandes derrière leurs murailles, ceux des villes hollandaises derrière leurs digues, constituèrent l'arme de l'infanterie, et lui valurent une importance que le temps ne fit qu'accroître. Invention de la poudre. Une grande découverte, due également au progrès de la société européenne, celle des matières explosibles, contribua puissamment au même phénomène. Devant les projectiles lancés par la poudre, la cuirasse devenait non-seulement dérisoire, mais dangereuse. Dès cet instant l'homme devait se présenter à découvert; débarrassé du poids d'un vêtement de fer inutile, et l'intelligence, le courage réfléchi, devaient remplacer la force physique. Création de la fortification moderne. Par le même motif les villes, qui montraient saillantes et menaçantes leurs murailles, changèrent tout à coup de forme et d'aspect. Elles enfoncèrent en terre leurs murailles pour les soustraire au canon; au lieu de tours hautes et rondes, elles s'entourèrent de bastions peu élevés, à face droite et anguleuse, pour que le canon les protégeât dans tout leur profil, et on vit naître la savante fortification moderne.

Cette révolution commencée en Italie, se continua, se perfectionna en Hollande contre Philippe II, et alors se produisirent dans le monde trois grands hommes, les Nassau! Le véritable art de la guerre reparut, mais timide encore, gêné dans ses mouvements, et n'ayant rien des allures de cet art sous Annibal et César. C'est autour des places de la Hollande, couvertes de digues, de bastions savamment disposés, que la guerre s'établit, et resta comme enchaînée. Se porter devant une place, l'investir, se garder par des lignes de contrevallation contre les assiégés, de circonvallation contre les armées de secours, s'y assurer des vivres, tandis que de son côté l'ennemi tâchait de secourir la place en coupant les provisions à l'assiégeant, ou en le détournant de son entreprise, composa toute la science des capitaines. Génie spécial des Nassau, et leur système de guerre. On n'y voyait ni grands mouvements, ni batailles décisives, et au contraire beaucoup de feintes, pour couper des convois ou détourner l'assiégeant de son objet, à ce point que dans la carrière des Nassau, de 1579 à 1648, c'est-à-dire de la proclamation à la reconnaissance de l'indépendance hollandaise, il y eut tout au plus cinq ou six batailles dignes de ce nom, et une centaine de siéges grands ou petits. Durant cette guerre de siéges, qui remplit les deux tiers d'un siècle, les Hollandais à qui la mer restait ouverte, prenaient patience parce qu'ils avaient la sécurité, gagnaient de quoi payer leurs soldats, et par cette patience aidaient, créaient presque la constance si justement vantée des Nassau.

À cette époque, la création de l'infanterie (effet et cause tout à la fois de l'indépendance des nations), commencée par la lutte des Suisses contre les maisons d'Autriche et de Bourgogne, continuée par celle des villes hollandaises contre l'Espagne, recevait un nouveau développement dans la lutte du protestantisme contre le catholicisme. Gustave-Adolphe. Pendant la guerre dite de trente ans, un héros justement populaire, Gustave-Adolphe, donna à l'art militaire moderne la plus forte impulsion après les Nassau. Sa carrière politique et militaire. Roi d'une nation pauvre, mais robuste et brave, ayant à se défendre contre un prétendant, son cousin, roi de Pologne, et roi par conséquent d'une nation à cheval, il cherchait sa force dans l'infanterie, et mettait toute son application, toute son intelligence à la bien organiser. Cette infanterie était alors une espèce de phalange macédonienne, épaisse et profonde, se défendant par des piques d'une extrême longueur, et ayant sur son front, sur ses ailes, quelques hommes armés de mousquets. Ces phalanges étaient peu maniables, et Gustave-Adolphe s'étudia, avec le soin d'un véritable instructeur d'infanterie, à mêler le mieux possible les piquiers et les fusiliers, à faire disparaître l'armure qui était inutile devant le boulet, à donner ainsi plus de mobilité aux armées, à multiplier et à rendre l'artillerie plus légère. Bien qu'il fût loin d'avoir achevé le triomphe de l'infanterie, par cela seul qu'il avait fait faire à cette arme un notable progrès, il vainquit le roi de Pologne, qui n'était fort qu'en cavalerie, le força de renoncer à ses prétentions sur la couronne de Suède, et répondant à l'appel des protestants vaincus par Tilly et Wallenstein, descendit en Allemagne, où le poussaient une foi sincère et l'amour de la gloire. Chose digne de remarque, et qui prouve bien la lenteur des progrès de ce qu'on appelle la grande guerre, ce héros, l'un des mortels les plus vaillants que Dieu ait donnés au monde, se montra dans ses mouvements d'une timidité extrême. Élève des Nassau, il pivota autour des places, ne voulut pas quitter les bords de la Baltique qu'il n'eût conquis toutes les forteresses de l'Oder, et parce que l'électeur de Saxe ne consentit pas à lui prêter Wittenberg afin de passer l'Elbe en sûreté, il laissa Tilly prendre Magdebourg sous ses yeux, et faire de cette ville infortunée une exécution effroyable, qui retentit alors dans l'Europe entière et fit douter un moment du caractère du héros suédois. L'art reste timide encore du temps de Gustave-Adolphe. Cependant appelé à grands cris par les Saxons, ne pouvant résister à leurs instances, ayant d'ailleurs essayé dans plusieurs occasions la valeur de son infanterie, il accepta une première rencontre avec Tilly dans la plaine de Leipzig, gagna une bataille qui mit à ses pieds la maison d'Autriche, et alors, quand Oxenstiern plus hardi que son roi, lui conseillait de marcher sur Vienne pour y terminer la guerre, il alla d'abord triompher à Francfort, perdre ensuite une année au milieu de la Bavière en marches incertaines, passer quelques mois à couvrir Nuremberg contre Wallenstein, le suivre enfin à Lutzen, et presque malgré lui livrer et gagner dans cette plaine célèbre la seconde grande bataille de sa carrière héroïque, où il mourut comme Épaminondas au sein de la victoire. Certes, par la hauteur du courage, la noblesse des sentiments, l'étendue et la justesse de l'esprit, Gustave-Adolphe est un des personnages les plus accomplis de l'humanité, et on se tromperait si on imputait à sa timidité personnelle la timidité et l'incertitude de ses mouvements. Ce n'est pas lui qui était timide, c'était l'art. Condé, Turenne, et Vauban. Mais l'art devait bientôt changer d'allure; une nouvelle révolution allait s'y opérer en trois actes, dont le premier devait s'accomplir en France par Condé, Turenne et Vauban, le second en Prusse par Frédéric, le troisième en France encore, par Napoléon. Ainsi pour l'immortelle gloire de notre patrie, c'était elle qui allait commencer cette révolution, et la finir!

Comme on vient de le voir, l'art de la guerre, réduit à pivoter autour d'une place pour la prendre ou la secourir, était comme un oiseau fixé par un lien à la terre, ne pouvant ni marcher, ni encore moins voler à son but, c'est-à-dire au point décisif de la guerre. Gustave avait été élève des Nassau, et les Français le furent d'abord de Gustave. Beaucoup de nos officiers, notamment le brave Gassion, s'étaient formés à son école, et en rapportèrent les leçons en France, lorsque le génie de Richelieu nous engageant dans la guerre de trente ans, nous succédâmes dans cette lice aux Suédois, que la mort de Gustave avait privés du premier rôle. Naturellement ce fut sur la frontière du Rhin et des Pays-Bas que nos généraux rencontrèrent les généraux de l'Autriche et de l'Espagne, récemment séparées mais toujours alliées. Des siéges à conduire à fin, ou à troubler, composèrent toute la guerre. Condé et Turenne commencent la grande guerre dans les temps modernes, l'un par sa hardiesse à livrer bataille, l'autre par ses hardis mouvements. Vauban prenant des mains des Hollandais l'art des siéges, le porta à un degré de perfection qui n'a point été dépassé, même dans notre siècle. Cependant l'art militaire restait enchaîné autour des places, lorsque tout à coup un jeune prince, doué d'un esprit sagace, impétueux, amoureux de la gloire, que Dieu avait fait aussi confiant qu'Alexandre, et que sa qualité de prince du sang plaçait au-dessus des timidités de la responsabilité ordinaire, entra en lice, et s'ennuyant pour ainsi dire de la guerre méthodique des Nassau, dans laquelle on ne livrait bataille qu'à la dernière extrémité, sortit du cercle où le génie des capitaines semblait enfermé. La première fois qu'il commanda, entouré de conseillers que la cour lui avait donnés pour le contenir, il n'en tint compte, n'écouta que Gassion, aussi hardi que lui, surprit un défilé qui conduisait dans les plaines de Rocroy, déboucha audacieusement en face d'un ennemi brave et expérimenté, l'assaillit sur ses deux ailes, composées de cavalerie suivant la méthode du temps, les mit en déroute, puis se retourna contre l'infanterie restée au centre comme une citadelle qui réparerait ses brèches, l'entama avec du canon, et la détruisit dans cette journée qui fut la dernière de l'infanterie espagnole. Certes ce jour-là Condé ne changea rien à l'art de combattre, qui était encore ce qu'il avait été à Pharsale et à Arbelles; mais en quoi il se montra un vrai novateur, ce fut dans la résolution de livrer bataille, et d'aller tout de suite au but de la guerre, manière de procéder la plus humaine, quoique un moment la plus sanglante.

Condé devint ainsi l'audacieux Condé. Bientôt à Fribourg méprisant les difficultés du terrain, à Nordlingen ne s'inquiétant pas d'avoir une aile battue et son centre entamé, il regagnait une bataille presque perdue à force de persistance dans l'audace. Heureux mélange de hardiesse et de coup d'œil, il devint ainsi le plus grand général de bataille connu jusqu'alors dans les temps modernes. À ses côtés, avant lui, puis sous lui, et bientôt sans lui, se formait un capitaine destiné à être son émule, moins hardi sur le champ de bataille, mais plus hardi dans les marches et la conception générale de ses campagnes: tout le monde a nommé Turenne. Condé, traité en prince du sang, n'était pas chargé sans doute des choses faciles, car il n'y en a pas de faciles à la guerre, mais des plus grandes, et pour lesquelles les ressources étaient prodiguées. Turenne qui avec le temps devint le préféré de la royauté, Turenne fut d'abord chargé, notamment sur le Rhin, des tâches ingrates, celles où il fallait avec des forces insuffisantes tenir tête à un ennemi supérieur, et on le vit exécuter des marches d'une hardiesse incroyable, tantôt lorsqu'en 1646 il descendait le Rhin, qu'il allait passer à Wesel, pour joindre les Suédois et forcer l'électeur de Bavière à la paix; tantôt lorsque, feignant en 1674 de s'endormir de fatigue à la fin d'une campagne, il sortait tout à coup de ses cantonnements, fondait à l'improviste sur les quartiers d'hiver de l'ennemi, le mettait en fuite et le rejetait au delà des frontières. Ainsi on peut dire que Condé avait donné à l'art l'audace des batailles, et Turenne celle des marches. Après ces deux célèbres capitaines, l'art allait s'arrêter, tâtonner encore jusqu'au milieu du dix-huitième siècle, époque où une immense lutte devait lui faire franchir son second pas, et l'amener à ce qu'on peut vraiment appeler la grande guerre.

Composition des armées à la fin du dix-septième siècle. Pour se figurer exactement ce qu'on avait fait, ce qui restait à faire, il faut se rappeler quelles étaient alors la composition des armées, la proportion et l'emploi des différentes armes, et la manière de livrer bataille. On peut voir tout cela décrit avec une remarquable exactitude dans les mémoires de l'un des plus savants généraux de ce temps, l'illustre Montecuculli. Malgré le développement que l'infanterie avait déjà reçu, elle ne comprenait guère plus de la moitié des troupes réunies sur un champ de bataille, tandis que la cavalerie formait l'autre moitié. L'artillerie était peu nombreuse, tout au plus d'une pièce par mille hommes, et très-difficile à mouvoir. Manière de combattre. L'ordre de bataille était ce que nous le voyons dans les historiens du temps d'Annibal et de César (seuls maîtres qu'on étudiât alors), c'est-à-dire que l'infanterie était toujours au centre, la cavalerie sur les ailes, l'artillerie (remplaçant les machines des anciens) sur le front, sans tenir autre compte du terrain, sinon que la cavalerie se serrait, se reployait en arrière, faisait, en un mot comme elle pouvait, si le terrain des ailes n'était pas favorable à son déploiement. L'artillerie commençait par canonner l'ennemi afin de l'ébranler, puis la cavalerie des ailes chargeait celle qui lui était opposée, et, si elle avait l'avantage, se rabattait sur le centre où les troupes de pied étaient aux prises, et abordant en flanc ou à revers l'infanterie de l'ennemi achevait sa défaite. On citerait peu de batailles du temps de Gustave-Adolphe, de Turenne et de Condé, qui se soient passées différemment. Les plus fameuses, celles de Lutzen, de Rocroy et des Dunes, n'offrent pas un autre spectacle. Ce n'est pas ainsi qu'on agit de nos jours. La cavalerie n'est pas sur les ailes, l'infanterie au centre, l'artillerie sur le front. Chaque arme est placée selon le terrain, l'infanterie dans les endroits difficiles, la cavalerie en plaine, l'artillerie partout où elle peut se servir de ses feux avec avantage. L'infanterie représentant aujourd'hui les quatre cinquièmes des combattants, est le fond des armées. Elle a sa portion de cavalerie pour s'éclairer, sa portion d'artillerie pour l'appuyer, plus ou moins selon le terrain, et s'il existe, comme sous l'Empire, une grosse réserve de cavalerie et d'artillerie, c'est dans les mains du général en chef qu'elle se trouve, pour frapper les coups décisifs, s'il sait user de ses ressources avec l'à-propos du génie.

Ce qui avait porté à placer la cavalerie sur les ailes, chez les anciens et chez les modernes, c'était le besoin de couvrir les flancs de l'infanterie qui ne savait pas manœuvrer comme aujourd'hui, et faire front de tous les côtés en se formant en carré. Organisation et armement de l'infanterie. L'infanterie était jusqu'à la fin du dix-septième siècle une vraie phalange macédonienne, une sorte de carré long, présentant à l'ennemi sa face allongée, laquelle était composée de piquiers, entremêlés de quelques mousquetaires. Ces derniers placés ordinairement sur le front, et couverts par la longueur des piques, faisaient feu, puis quand on approchait de l'ennemi couraient le long du bataillon, et venaient se ranger sur ses ailes, laissant aux piquiers le soin d'exécuter la charge ou de la repousser à l'arme blanche. Il est facile de comprendre que si les feux avaient eu alors l'importance qu'ils ont de notre temps, un tel bataillon eût été bientôt détruit. Les boulets entrant dans une masse où seize, quelquefois vingt-quatre hommes étaient rangés les uns derrière les autres, y auraient causé d'affreux ravages. Ce même bataillon, n'ayant des piques que sur son front, était dans l'impossibilité de défendre ses flancs contre une attaque de la cavalerie.

Aussi, pour parer aux inconvénients de cette disposition, n'était-il pas rare de voir, comme à Lutzen, comme à Rocroy, les infanteries autrichienne et espagnole se former en quatre grandes masses qui faisaient face de tous les côtés, et composer de la sorte un seul gros carré de toutes les troupes à pied.

Invention du fusil à baïonnette par Vauban. Aujourd'hui le problème est résolu, et il l'a été grâce à l'invention du fusil à baïonnette, due à notre admirable Vauban, qui par cette invention est le véritable auteur de la tactique moderne. En effet, en attachant au moyen de la baïonnette un fer de lance au bout de l'ancien mousquet, il fit cesser la distinction du piquier et du mousquetaire. Il ne dut plus y avoir dès lors qu'une sorte de fantassin, pouvant à la fois fournir des feux et opposer au cavalier une pointe de fer. On ne tire pas d'abord de cette invention toutes ses conséquences. De cet important changement à la formation moderne de l'infanterie, la conséquence était forcée. Mais ce n'est pas tout de suite que l'on tire les conséquences d'un principe, et surtout ce n'est pas durant la guerre qu'on profite des leçons qu'elle a données. C'est au milieu du silence et des méditations de la paix.

Pendant les dernières guerres de Louis XIV, le fusil à baïonnette ne produisit pas toutes ses conséquences. On tâtonna d'abord, et on se borna à diminuer les rangs de l'infanterie pour présenter moins de prise aux feux de l'ennemi, et fournir soi-même plus de feux en ayant plus de déploiement.

Désir et recherche du nouveau dans le dix-huitième siècle. Mais au milieu du dix-huitième siècle, qui devait être si fécond en révolutions de tout genre, se préparait la révolution de l'art de la guerre. Dans ce siècle de doute, d'examen, de recherches, où un même esprit remuait sourdement toutes les professions, les militaires se mirent aussi en quête de procédés nouveaux. Il y avait une monarchie allemande, presque aussi forte que la Bavière, mais mieux placée qu'elle pour résister à la puissance impériale, parce que située au nord elle était difficile à atteindre, appuyée sur un peuple robuste et brave, ayant marqué dans les guerres du dix-septième siècle et conçu dès lors une vaste ambition, animée de l'esprit protestant et prête à faire à la catholique Autriche une opposition redoutable: cette puissance était la Prusse. Rôle et ambition de la Prusse. Elle avait eu dans le grand électeur un souverain militaire. Elle eut dans son successeur un prince vain, épris du titre de roi, qu'il acheta de l'empereur en lui livrant ses forces. Pourtant ce titre, tout vain qu'il paraissait, était un engagement avec la grandeur, et la Prusse, convertie en royaume, était devenue tout à coup aussi ambitieuse qu'elle était titrée. Succession des quatre princes qui ont fait sa grandeur. Au prince qui s'était fait roi avait succédé un prince maladif, morose, emporté jusqu'à la démence, mais doué de qualités réelles, avare du sang et de l'argent de ses sujets, sentant que la Prusse érigée en royaume devait se préparer à soutenir son rang, et dans cette vue amassant des trésors et formant des soldats, quoique personnellement il n'aimât point la guerre et ne la voulût point entreprendre. Sa passion pour les beaux grenadiers est restée fameuse, et était si connue alors, que ceux qui voulaient acquérir de l'influence sur son esprit lui offraient en cadeau des hommes de haute taille, comme à certains monarques on adresse des chevaux ou des tableaux. Le père du grand Frédéric; ses soins pour l'armée. Ce prince, dont l'esprit obsédé de sombres vapeurs, était impropre à supporter continûment le poids de la couronne, s'en était déchargé sur deux favoris, un pour la politique, M. de Seckendorf, un pour le militaire, le prince d'Anhalt-Dessau, le premier intrigant, habile, le second doué d'un vrai génie pour la guerre. Le prince d'Anhalt-Dessau. Le prince d'Anhalt-Dessau avait fait les dernières campagnes de Louis XIV, s'était distingué à Malplaquet, à la tête de l'infanterie prussienne, et avait acquis la conviction que c'était avec les troupes à pied qu'il fallait décider à l'avenir du sort des empires. Manœuvrant du matin au soir sur l'esplanade de Potsdam avec l'infanterie prussienne, il finit par comprendre toute la portée de l'invention de Vauban, arma cette infanterie de fusils à baïonnette, la disposa sur trois rangs, et arriva presque complétement à l'organisation du bataillon moderne. Il place l'infanterie sur trois rangs. Il ne se borna pas à cette création, il anima l'infanterie prussienne qu'il faisait tous les jours manœuvrer sous ses yeux, d'un esprit aussi énergique que le sien, autre service non moins grand, car dans une armée, si le mécanisme importe beaucoup, le moral n'importe pas moins, et, sans le moral, l'armée la mieux organisée est une habile machine dépourvue de moteur.

Son roi l'approuvait, le secondait, et bien résolu à ne pas faire la guerre lui-même, voulait néanmoins que tout son peuple fût prêt à la faire. Un instinct profond, confus, indéfinissable, le poussait sans qu'il le sût, sans même qu'il se doutât de l'œuvre à laquelle il travaillait, à ce point qu'il ne devina pas dans son fils celui qui emploierait les moyens qu'il préparait si bien.

Ce fils, élevé par des protestants français et bientôt des mains des protestants passant à celles des philosophes, plein de génie et d'impertinence, tenant le passé du monde pour une extravagance tyrannique, regardant les religions comme un préjugé ridicule, ne reconnaissant d'autre autorité que celle de l'esprit, avait pris en dégoût le pédantisme militaire régnant à la cour de Berlin, et par ce motif devint odieux à son père, lequel dans un accès de colère battit à coups de canne celui qui devait être le grand Frédéric. Le grand Frédéric, battu et détenu dans une forteresse pour ne pas assez aimer le militaire, est certainement un de ces spectacles singuliers tels que l'histoire en offre quelquefois! Avénement du grand Frédéric. Mais ce père étrange mourut en 1740, et aussitôt son fils se jeta sur les armes d'Achille qu'il n'avait pas d'abord reconnues pour les siennes. L'empereur Charles VI venait de mourir, laissant pour unique héritière une fille, Marie-Thérèse, que personne ne croyait capable de défendre son héritage. Chacun en convoitait une partie. La Bavière désirait la couronne impériale, la France aspirait à conquérir tout ce que l'Autriche possédait à la gauche du Rhin, l'Espagne avait elle-même des vues sur l'Italie, et le jeune Frédéric songeait à rendre ses États dignes par leur dimension du titre de royaume. Cependant, tandis que tout le monde dévorait des yeux une partie de l'héritage de Marie-Thérèse, personne n'osait y porter la main. À peine monté sur le trône, il se jette sur la Silésie. Frédéric fit comme les gens qui mettent le feu à une maison qu'ils veulent dépouiller: il se jeta sur la Silésie, fut bientôt imité par toute l'Europe, et alluma ainsi l'incendie dont il devait si bien profiter. Ayant reçu de son père un trésor bien fourni et une armée toujours tenue sur le pied de guerre, il entra en Silésie en octobre 1740 (six mois après être monté sur le trône), avait conquis cette province tout entière en décembre, l'Autriche n'ayant presque pas d'armée à lui opposer, et prouvait ainsi la supériorité d'un petit prince qui est prêt sur un grand qui ne l'est pas.

Pourtant il n'y eut qu'un cri en Europe, c'est que le jeune roi de Prusse était un étourdi, et qu'en janvier suivant il expierait sa témérité. Les Autrichiens en effet, ayant réuni leurs forces, débouchèrent de Bohême en Silésie, et Frédéric avait si peu d'expérience qu'il laissa les Autrichiens s'établir sur ses derrières, et le couper de la Prusse. Bataille de Molwitz. Il se retourna, marcha à eux avec l'audace qui inspirait toutes ses actions, et livra bataille, bien qu'il n'eût jamais fait manœuvrer un bataillon, ayant le dos tourné vers l'Autriche, tandis que les Autrichiens l'avaient vers la Prusse. S'il eût été battu, il n'aurait pas revu Berlin; et, chose singulière, dans cette première bataille il n'eut pas d'autre tactique que celle du temps passé. Comment elle fut gagnée. Sa belle infanterie, commandée par le brave maréchal Schwerin, était au centre, sa cavalerie sur les ailes, son artillerie sur le front, comme à Rocroy, aux Dunes, à Lutzen. La cavalerie autrichienne qui était disposée aussi sur les ailes, et fort supérieure en force et en qualité, s'ébranla au galop, et emporta la cavalerie prussienne ( procella equestris), avec le jeune Frédéric, qui n'avait jamais assisté à pareille scène. Mais, tandis que les deux cavaleries, l'une poursuivant l'autre, couraient sur les derrières, la solide infanterie prussienne était restée ferme en ligne. Si les choses s'étaient passées comme du temps de Condé ou d'Alexandre, la cavalerie autrichienne, revenant sur l'infanterie prussienne, l'eût prise sur les deux flancs et bientôt détruite. Il n'en fut point ainsi: le vieux maréchal Schwerin, demeuré inébranlable, se porta en avant, enleva le ruisseau et le moulin de Molwitz, et, quand la cavalerie autrichienne revint victorieuse, elle trouva son infanterie battue et la bataille perdue. Frédéric triompha ainsi par la valeur de son infanterie, qui avait vaincu pendant qu'il était entraîné sur les derrières. Mais, il l'a dit lui-même, la leçon était bonne, et bientôt il devint général. L'Europe cria au miracle, proclama Frédéric un homme de guerre, et plus du tout un étourdi, mais ce qui importait davantage, l'infanterie prussienne venait d'acquérir un ascendant qu'elle conserva jusqu'en 1792, lorsqu'elle rencontra l'infanterie de la Révolution française.

Bonheur avec lequel se termine pour le grand Frédéric la guerre de la succession d'Autriche. Les années suivantes, Frédéric remporta une deuxième, une troisième, une quatrième victoire, et, après diverses alternatives, tandis que la Bavière et la France s'étaient épuisées sans obtenir, l'une la couronne impériale, l'autre la gauche du Rhin, Frédéric seul arrivait au but qu'il s'était proposé, et gagnait la Silésie, juste prix d'une politique profonde, et d'une guerre conduite d'après des principes excellents et nouveaux.

Guerre de sept ans que Frédéric s'attire par sa faute. Pourtant, ce n'est pas en une fois qu'on gagne ou qu'on perd une province telle que la Silésie. La pieuse Marie-Thérèse avait deux motifs pour être implacable, le regret de son patrimoine démembré, et l'orgueil de la maison d'Autriche humilié par un jeune novateur, contempteur de Dieu et de l'Empire. Elle attendait l'occasion de se venger, et ne devait pas l'attendre longtemps. Chez ce Frédéric, si maître de lui en politique et en guerre, il y avait quelque chose qui n'était pas gouverné, c'était l'esprit railleur, et l'Europe lui en fournissait un emploi dont il ne savait pas se défendre. À Paris, une femme élégante et spirituelle, représentant la société polie, gouvernait l'indifférence débauchée de Louis XV. Une femme belle et licencieuse, l'impératrice Élisabeth, gouvernait l'ignorance de la cour de Russie. Frédéric, en les offensant toutes deux par ses propos, et en les faisant ainsi les alliées de Marie-Thérèse, s'attira la terrible guerre de sept ans, où il eut à lutter contre tout le continent, à peine soutenu par l'or de l'Angleterre. C'est dans cette guerre que l'art prit son grand essor.

Changements que Frédéric opère dans la tactique. On a vu Frédéric se battre à Molwitz comme on se battait à Rocroy, à Pharsale, à Arbelles, l'infanterie au centre, la cavalerie sur les ailes. Frappé de la supériorité de la cavalerie autrichienne, il s'appliqua d'abord à procurer à la sienne, dont il avait grand besoin dans les plaines de la Silésie, ce qui lui manquait de qualités militaires, et il parvint à lui donner une solidité que n'avait pas la cavalerie autrichienne. Mais c'est sur l'infanterie prussienne qu'il établit principalement sa puissance. Il y était encouragé par deux motifs, l'excellence même de cette infanterie à laquelle il devait ses premiers succès, et la nature du sol où il était appelé à combattre. La Silésie est une plaine, mais ce n'était pas en Silésie qu'il fallait disputer la Silésie, c'était en Bohême, et surtout dans les montagnes qui séparent les deux provinces. Il sentit ainsi la nécessité de se servir spécialement de l'infanterie, et d'employer l'artillerie, la cavalerie comme auxiliaires indispensables de l'infanterie, plus ou moins importants suivant le sol où l'on combattait. En un mot, il y apprit l'art d'employer les armes selon le terrain.

Batailles de Leuthen et de Rosbach. Ainsi l'homme qui à Molwitz avait mis son infanterie au centre, sa cavalerie sur les ailes, faisait bientôt tout autrement à Leuthen, à Rosbach. À Leuthen, bataille que Napoléon a déclarée le chef-d'œuvre du grand Frédéric, il voit les Autrichiens appuyant leur gauche à une hauteur boisée, celle de Leuthen, et étendant leur droite en plaine. Il profite d'un rideau de coteaux qui le sépare de l'ennemi, fait défiler derrière ce rideau la plus grande partie de son infanterie, la porte sur la gauche des Autrichiens, leur enlève la position de Leuthen, puis, après les avoir dépostés, les accable en plaine des charges de sa cavalerie, et, tandis qu'il était à la veille de périr, rétablit ses affaires en une journée, en prenant ou détruisant la moitié des forces qui lui étaient opposées.

À Rosbach il était campé sur une hauteur d'accès difficile, ayant des marécages à sa droite, des bois à sa gauche. Le prince de Soubise opérant lui-même autrement que dans le dix-septième siècle, songe à tourner les Prussiens, et engage l'armée française, qu'il n'a pas su éclairer, dans les bois qui étaient à la gauche de l'ennemi. Frédéric laisse les Français s'enfoncer dans cette espèce de coupe-gorge, les arrête en leur présentant quelques bataillons de bonne infanterie, puis précipite sur leurs flancs la cavalerie de Seidlitz, et les met dans une déroute que, sans les triomphes de la Révolution et de l'Empire, nous ne pourrions nous rappeler sans rougir.

Frédéric avait donc changé complétement l'art de combattre, en employant, selon le terrain, les diverses armes. L'ordre oblique. Il avait cependant contracté une habitude, car, à la guerre ainsi que dans tous les arts, chaque individu prend le goût d'une manière particulière de procéder, et il adoptait, comme manœuvre favorite, de s'attaquer à une aile de l'ennemi, pour décider la victoire en triomphant de cette aile, d'où naquirent alors les fameuses discussions sur l'ordre oblique, qui ont rempli le dix-huitième siècle.

Non-seulement Frédéric opérait une révolution dans l'emploi des diverses armes, il en changeait les proportions, réduisait la cavalerie à être tout au plus le tiers au lieu de la moitié, et développait l'artillerie, qu'il rendait à la fois plus nombreuse et plus mobile.

Enfin sous le rapport qui exige le plus de supériorité d'esprit, celui de la direction générale des opérations, il accomplissait des changements plus notables encore. On pivotait dans le siècle précédent autour d'une place, pour la prendre ou empêcher qu'elle ne fût prise. Le grand Frédéric après avoir changé l'ordre de bataille, imprime aux mouvements généraux une hardiesse et une étendue toutes nouvelles. Réduit à lutter contre les armées de l'Europe entière, lesquelles débouchaient tantôt de la Bohême, tantôt de la Pologne, tantôt de la Franconie, il se vit obligé de tenir tête à tous ces ennemis à la fois, de négliger le danger qui n'était qu'inquiétant, pour faire face à celui qui était vraiment alarmant, de sacrifier ainsi l'accessoire au principal, de courir d'une armée à l'autre pour les battre alternativement, et se sauver par l'habile ménagement de ses forces. Mais, bien que la guerre soit devenue alors, grâce au progrès de chaque arme et à la situation extraordinaire de Frédéric, plus vive, plus alerte, plus hardie, elle était loin encore de ce que nous l'avons vue dans notre siècle. Frédéric n'était guère sorti de la Silésie et de la Saxe, c'est-à-dire de l'espace compris entre l'Oder et l'Elbe, et n'avait jamais songé à embrasser d'un vaste regard toute la configuration d'un empire, à saisir le point où, en s'y portant audacieusement, on pouvait frapper un coup qui terminât la guerre. Il avait bien pensé à entrer à Dresde, qui était à sa portée, jamais il ne s'était avisé de marcher sur Vienne. Si de Glogau ou de Breslau il courait à Erfurt, c'était parce qu'après avoir combattu un ennemi, on lui en signalait un nouveau qui approchait, et qu'il y courait, comme un vaillant animal traqué par des chiens, se jette tantôt sur celui-ci, tantôt sur celui-là, lorsque après la dent de l'un il a senti la dent de l'autre. En un mot, il avait déjà commencé une grande révolution, il ne l'avait pas terminée. Ainsi par exemple il campait encore, et ne sachant pas, comme Napoléon en 1814, chercher dans un faux mouvement de l'ennemi l'occasion d'une manœuvre décisive, il s'enfermait dans le camp de Buntzelwitz, où il passait plusieurs mois à attendre la fortune, qui vint en effet le sauver d'une ruine certaine, en substituant Pierre III à Élisabeth sur le trône de Russie. Il ne se bornait pas à camper, reste des anciennes coutumes, il couvrait sa frontière avec ce qu'on appelait alors le dégât. Voulant interdire l'accès de la Silésie aux armées autrichiennes, il brûlait les moissons, coupait les arbres, incendiait les fermes, sur un espace large de dix ou quinze lieues, long de trente à quarante, et, au lieu d'opérations savantes, opposait à l'ennemi la famine. Faute d'être assez hardie ou assez habile, la guerre était cruelle. Si donc Frédéric avait changé l'ordre de bataille, qu'il avait subordonné au terrain, s'il avait imprimé aux mouvements généraux une allure qu'on ne leur avait pas encore vue, obligé qu'il était à lutter contre trois puissances à la fois, il n'avait pas poussé la grande guerre à ses derniers développements. Il laissait ce soin à la Révolution française, et à l'homme extraordinaire qui devait porter ses drapeaux aux confins du monde civilisé.

Comment on peut s'expliquer que Frédéric ait pu, à la tête d'une nation de 6 millions d'hommes, tenir tête à la Russie, à l'Autriche et à la France durant sept années. Du reste il avait assez fait, et peu d'hommes dans la marche de l'esprit humain ont franchi un espace plus vaste. Il avait en effet, à force de caractère, de génie, résisté à la France, à l'Autriche, à la Russie, avec une nation qui, même après l'acquisition de la Silésie, n'était pas de plus de 6 à 7 millions d'hommes, vrai prodige qui eût été impossible sans quelques circonstances qu'il faut énumérer brièvement pour rendre ce prodige concevable. D'abord l'Angleterre aida Frédéric de son or, parcimonieusement il est vrai, mais l'aida néanmoins. Au moyen de cet or il se procura des soldats, et comme on se battait Allemands contre Allemands, le soir de ses batailles il convertissait les prisonniers en recrues, ce qui lui permit de suppléer à l'insuffisance de la population prussienne. De plus il occupait une position concentrique entre la Russie, l'Autriche et la France, et en courant rapidement de Breslau à Francfort-sur-l'Oder, de Francfort à Dresde, de Dresde à Erfurt, il pouvait tenir tête à tous ses ennemis, ce que facilitait aussi une circonstance plus décisive encore, c'est que si l'Autriche lui faisait une guerre sérieuse, la Russie et la France, gouvernées par le caprice de cour, ne lui faisaient qu'une guerre de fantaisie. Élisabeth envoyait chaque année une armée russe qui livrait une bataille, la perdait ou la gagnait, et puis se retirait en Pologne. Les Français, occupés contre les Anglais dans les Pays-Bas, et aussi déplorablement administrés que commandés, envoyaient de temps en temps une armée qui, mal accueillie, comme à Rosbach par exemple, ne reparaissait plus. Frédéric n'avait donc affaire véritablement qu'à l'Autriche, ce qui ne rend pas son succès moins étonnant, et ce qui ne l'eût pas sauvé, s'il n'avait été ce que de notre temps on appelle légitime. Deux fois en effet ses ennemis entrèrent dans Berlin, et au lieu de le détrôner, ce qu'ils n'auraient pas manqué de faire s'ils avaient eu un prétendant à lui substituer, s'en allèrent après avoir levé quelques centaines de mille écus de contribution. Ce sont ces circonstances réunies qui, sans le diminuer, expliquent le prodige d'un petit prince luttant seul contre les trois plus grandes puissances de l'Europe, leur tenant tête sept ans, les déconcertant par ses coups imprévus, les fatiguant par sa ténacité, donnant le temps à la fortune de lui envoyer en Russie un changement de règne, et désarmant enfin par son génie et sa constance les trois femmes qu'il avait déchaînées par sa mauvaise langue. Grandeur des actions de Frédéric. Son œuvre n'en est pas moins une des plus mémorables de l'histoire, et mérite de prendre place à côté de celles qu'ont accomplies Alexandre, Annibal, César, Gustave-Adolphe, Napoléon.

C'était à la Révolution française qu'il appartenait d'achever la révolution de l'art militaire, en donnant à l'infanterie son entier développement, et à la guerre une audace extraordinaire. Il appartenait à la Révolution française d'imprimer à l'art de la grande guerre une dernière et décisive impulsion. Le mouvement civilisateur qui avait substitué l'infanterie à la cavalerie, c'est-à-dire les nations elles-mêmes à la noblesse à cheval, devait recevoir en effet de la Révolution française, qui était l'explosion des classes moyennes, son dernier élan. Les Français en 1789 avaient dans le cœur deux sentiments: le chagrin d'avoir vu la France déchoir depuis Louis XIV, ce qu'ils attribuaient aux légèretés de la cour, et l'indignation contre les puissances européennes, qui voulaient les empêcher de réformer leurs institutions en les fondant sur le principe de l'égalité civile. Aussi la nation courut-elle tout entière aux armes. La vieille armée royale, quoique privée par l'émigration d'une notable partie de ses officiers, suffit aux premières rencontres, et sous un général, Dumouriez, qui jusqu'à cinquante ans avait perdu son génie dans de vulgaires intrigues, livra d'heureux combats. Mais elle fondit bientôt au feu de cette terrible guerre, et la Révolution envoya pour la remplacer des flots de population qui devinrent de l'infanterie. Caractère des premières campagnes de la Révolution. Ce n'est pas avec des hommes levés à la hâte que l'on fait des cavaliers, des artilleurs, des sapeurs du génie, mais dans un pays essentiellement militaire, qui a l'orgueil et la tradition des armes, on peut en faire des fantassins. Ces fantassins incorporés dans les demi-brigades à ce qui restait de la vieille armée, lui apportant leur audace, lui prenant son organisation, se jetèrent d'abord sur l'ennemi en adroits tirailleurs, puis le culbutèrent en le chargeant en masse à la baïonnette. Avec le temps ils apprirent à manœuvrer devant les armées les plus manœuvrières de l'Europe, celles qui avaient été formées à l'école de Frédéric et de Daun; avec le temps encore ils fournirent des artilleurs, des cavaliers, des soldats du génie, et acquérant la discipline qu'ils n'avaient pas d'abord, conservant de leur premier élan l'audace et la mobilité, ils composèrent bientôt la première armée du monde.

Il n'était pas possible que ce sentiment puissant de quatre-vingt-neuf, combiné avec nos séculaires traditions militaires, nous donnât des armées sans nous donner aussi des généraux, que notre infanterie devenue manœuvrière comme les armées allemandes les meilleures, et en outre plus vive, plus alerte, plus audacieuse, n'exerçât pas sur ceux qui la commandaient une irrésistible influence, et effectivement elle poussa Pichegru en Hollande, Moreau, Kléber, Hoche, Jourdan au milieu de l'Allemagne. Pichegru, Moreau, Jourdan, Kléber, Hoche. Mais tandis qu'il se formait des généraux capables de bien diriger une armée, il devait s'en former non pas deux, mais un qui serait capable de diriger à la fois toutes les armées d'un vaste empire, car le mouvement moral est comme le mouvement physique, imprimé à plusieurs corps à la fois, il porte chacun d'eux à des distances proportionnées à leur volume et à leur poids. Apparition du jeune Bonaparte. Tandis que Pichegru, Hoche, Moreau, Kléber, Desaix, Masséna, étaient le produit de ce mouvement national, leur maître à tous se révélait à Toulon, et ce maître que l'univers nomme, c'était le jeune Bonaparte, élevé au sein des écoles de l'ancien régime, dans la plus savante des armes, celle de l'artillerie, mais plein de l'esprit nouveau, et à son audace personnelle, la plus grande peut-être qui ait inspiré une âme humaine, joignant l'audace de la Révolution française. Son étude approfondie de la carte. Doué de ce génie universel qui rend les hommes propres à tous les emplois, il avait de plus une disposition qui lui était particulière, c'était l'application à étudier le sol sur la carte, et le penchant à y chercher la solution des phénomènes de la politique comme des problèmes de la guerre. Sans cesse couché sur des cartes, ce que font trop rarement les militaires, et ce qu'ils faisaient encore moins avant lui, il méditait continuellement sur la configuration du sol où la guerre sévissait alors, et à ces profondes méditations joignait les rêves d'un jeune homme, se disant que s'il était le maître il ferait ceci ou cela, pousserait dans tel ou tel sens les armées de la République, ne se doutant nullement que maître il le serait un jour, mais sentant fermenter en lui quelque chose d'indéfinissable, comme on sent quelquefois sourdre sous ses pieds l'eau qui doit bientôt percer la terre et jaillir en source féconde. Livré à ces méditations solitaires, il avait compris que l'Autriche, ayant renoncé aux Pays-Bas, n'était vulnérable qu'en Italie, et que c'était là qu'il fallait porter la guerre pour la rendre décisive. Son arrivée au commandement de l'armée d'Italie. Parlant sans cesse de ces rêves aux directeurs, dont il était le commis, les en fatiguant presque, il est d'abord nommé commandant de Paris, et puis, Schérer s'étant laissé battre, général de l'armée d'Italie. À peine arrivé à Nice, le jeune général aperçoit d'un coup d'œil qu'il n'a pas besoin de forcer les Alpes, et qu'il lui suffit de les tourner, comme il l'a dit avec tant de profondeur. En effet, les Piémontais et les Autrichiens gardaient le col de Montenotte, où les Alpes s'abaissent pour se relever plus loin sous le nom d'Apennins. Il fait une menace sur Gênes afin d'y attirer les Autrichiens, puis en une nuit force le col de Montenotte où les Piémontais restaient seuls de garde, les enfonce, les précipite en deux batailles sur Turin, arrache la paix au roi de Piémont, et fond sur le Pô à la poursuite des Autrichiens, qui voyant qu'ils s'étaient trompés en se laissant attirer sur Gênes, se hâtaient de revenir pour protéger Milan. Il passe le Pô à Plaisance, entre dans Milan, court à Lodi, force l'Adda et s'arrête à l'Adige, où son esprit transcendant lui montre la vraie frontière de l'Italie contre les Allemands. Un génie moins profond aurait couru au midi pour s'emparer de Florence, de Rome, de Naples. Il n'y songe même pas. C'est aux Allemands qu'il faut disputer l'Italie, dit-il au Directoire, c'est contre eux qu'il faut prendre position, et qui va au midi de l'Italie, trouvera au retour Fornoue, comme Charles VIII, ou la Trebbia, comme Macdonald[32]. Il se décide donc à rester au nord, et avec le même génie aperçoit que le Pô a un cours trop long pour être facilement défendu, que l'Isonzo trop avancé est toujours exposé à être tourné par le Tyrol, que l'Adige seul peut être victorieusement défendu, parce qu'à peine sorti des Alpes à Vérone ce cours d'eau tombe dans les marécages à Legnago, et que placé en deçà du Tyrol il ne peut pas être tourné. Son établissement sur l'Adige. Ce qu'il y avait de génie dans cette résolution. Le jeune Bonaparte s'établit alors sur l'Adige, en raisonnant comme il suit: Si les Autrichiens veulent forcer l'Adige par les montagnes, ils passeront nécessairement par le plateau de Rivoli; s'ils veulent le forcer par la plaine, ils se présenteront ou devant Vérone, ou vers les marais, dans les environs de Legnago. Dès lors il faut placer le gros de ses troupes au centre, c'est-à-dire à Vérone, laisser deux détachements de garde, l'un à Rivoli, l'autre vers Legnago, les renforcer alternativement l'un ou l'autre suivant la direction que prendra l'ennemi, et rester imperturbablement dans cette position, en faisant du siége de Mantoue une sorte de passe-temps entre les diverses apparitions des Autrichiens. Grâce à cette profondeur de jugement, avec trente-six mille hommes, à peine augmentés d'une quinzaine de mille pendant le cours de la guerre, le jeune Bonaparte tient tête à toutes les armées autrichiennes, et en dix-huit mois livrant douze batailles, plus de soixante combats, faisant plus de cent mille prisonniers, accable l'Autriche et lui arrache l'abandon définitif de la ligne du Rhin à la France, plus la paix générale.

Certes, on peut parcourir les pages de l'histoire tout entière, et on n'y verra rien de pareil. La conception générale et l'art des combats, tout s'y trouve à un degré de perfection qui ne s'est jamais rencontré. Passer les montagnes à Montenotte en attirant les Autrichiens sur Gênes par une feinte, maître de Milan, au lieu de courir à Rome et à Naples, courir à Vérone, comprendre que l'Italie étant à disputer aux soldats du Nord, c'est au Nord qu'il faut vaincre, laisser le Midi comme un fruit qui tombera de l'arbre quand il sera mûr, choisir entre les diverses lignes défensives celle de l'Adige, parce qu'elle n'est pas démesurément longue comme le Pô, facile à tourner comme l'Isonzo, et s'y tenir invariablement jusqu'à ce qu'on y ait attiré et détruit toutes les forces de l'Autriche, voilà pour la conception. Batailles d'Arcole et de Rivoli. Attendre l'ennemi en avant de Vérone, s'il se présente directement le repousser à la faveur de la bonne position de Caldiero, s'il tourne à droite vers le bas pays aller le combattre dans les marais d'Arcole, où le nombre n'est rien et la valeur est tout, quand il descend sur notre gauche par le Tyrol, le recevoir au plateau de Rivoli, et là maître des deux routes, celle du fond de la vallée que suivent l'artillerie et la cavalerie, celle des montagnes que suit l'infanterie, jeter d'abord l'artillerie et la cavalerie dans l'Adige, puis faire prisonnière l'infanterie dépourvue du secours des autres armes, prendre dix-huit mille hommes avec quinze mille, voilà pour l'art du combat: et faire tout cela à vingt-six ans, joindre ainsi à l'audace de la jeunesse toute la profondeur de l'âge mûr, n'a rien, nous le répétons, de pareil dans l'histoire, pour la grandeur des conceptions unie à la perfection de l'exécution!

Le général Bonaparte avait porté à la perfection l'art des mouvements généraux et des batailles. Tout le reste de la carrière du général Bonaparte est marqué des mêmes traits: discernement transcendant du but où il faut viser dans une campagne, et habileté profonde à profiter du terrain où les circonstances de la guerre vous amènent à combattre, en un mot, égale supériorité dans les mouvements généraux et dans l'art de livrer bataille.

Campagne de 1800, et passage du Saint-Bernard. En 1800, nous étions maîtres de la Suisse que nous occupions jusqu'au Tyrol, ayant à gauche les plaines de la Souabe, à droite celles du Piémont. Les Autrichiens ne s'attendant pas aux hardis mouvements de leur jeune adversaire, s'étaient avancés à gauche jusque vers Huningue, à droite jusqu'à Gênes. Le Premier Consul imagine de fondre des deux côtés de la chaîne des Alpes sur leurs derrières, propose à Moreau de descendre par Constance sur Ulm, tandis qu'il descendra par le Saint-Bernard sur Milan. Moreau hésite à se jeter ainsi en pleine Bavière au milieu des masses ennemies. Marengo. Le Premier Consul laisse Moreau libre d'agir à son gré, passe le Saint-Bernard sans routes frayées, en faisant rouler à travers les précipices ses canons enfermés dans des troncs d'arbres, tombe sur les derrières des Autrichiens surpris, et les force à Marengo de lui livrer en une journée l'Italie entière, qui, deux ans auparavant, lui avait coûté douze batailles et soixante combats, tandis que Moreau, opérant à sa manière méthodique et sage, met six mois à s'approcher de Vienne.

Là encore le point où il faut frapper est choisi avec une telle justesse que, le coup porté, l'ennemi est désarmé sur-le-champ. La bataille décisive, il est vrai, ne présente point la perfection de celle de Rivoli, par exemple. On était en plaine, le terrain offrait peu de circonstances heureuses, et une reconnaissance mal exécutée avait laissé ignorer la présence des Autrichiens. Le Premier Consul fut donc surpris et faillit être battu. Mais au lieu de Grouchy il avait Desaix pour lieutenant, et l'arrivée de celui-ci lui ramena la victoire. Du reste si un accident rendit la bataille chanceuse, l'opération qui le plaça à l'improviste sur les derrières de l'ennemi n'en est pas moins un prodige qui n'a de comparable que le passage d'Annibal, réalisé deux mille ans auparavant.

Campagne de 1805. En 1805, obligé de renoncer à l'expédition d'Angleterre et de se rejeter sur le continent, le jeune Consul devenu empereur, porte en quinze jours ses armées de Flandre en Souabe. Ordinairement nous passions par les défilés de la Forêt-Noire pour gagner les sources du Danube, et selon leur coutume les Autrichiens y accouraient en hâte. Ulm. Il les y retient en présentant des têtes de colonnes dans les principaux de ces défilés, puis il se dérobe tout à coup, longe par sa gauche les Alpes de Souabe, débouche par Nuremberg sur les derrières des Autrichiens qu'il enferme dans Ulm, et oblige une armée entière de soixante mille hommes à mettre bas les armes devant lui, ce qui ne s'était jamais vu dans aucun siècle. Austerlitz. Débarrassé du gros des forces autrichiennes, et apprenant que les Prussiens deviennent menaçants, loin d'hésiter il s'élance sur Vienne, entraîne dans son mouvement ses armées d'Italie que commandait Masséna, les rallie à Vienne même, puis court à Austerlitz, où il trouve les Russes réunis au reste de la puissance autrichienne, arrivé sur les lieux feint d'hésiter, de reculer, tente ainsi la présomption d'Alexandre, qui, guidé par des jeunes gens, veut couper l'armée française de Vienne. Ce faisant, Alexandre dégarnit le plateau de Pratzen, où était son centre. Napoléon y fond comme un aigle, et, coupant en deux l'armée ennemie, en jette une partie dans les lacs, une autre dans un ravin. Il se retourne ensuite vers les Prussiens, qui, au lieu de se joindre à la coalition, sont réduits à s'excuser à genoux d'avoir songé à lui faire la guerre.

Ici encore les mouvements généraux ont à la fois une audace et une justesse sans pareilles; la bataille décisive est une merveille d'adresse et de présence d'esprit, et ce n'est pas miracle que les empires tombent devant de tels prodiges d'art.

Au lieu de la paix sûre, durable, qu'il aurait pu conclure avec l'Europe, le vainqueur d'Austerlitz enivré de ses succès, s'attire la guerre avec la Prusse, soutenue par la Russie. Campagne de 1806 en Prusse. L'armée prussienne se porte derrière la forêt montagneuse de Thuringe pour couvrir les plaines du centre de l'Allemagne. Napoléon l'y laisse, remonte à droite jusque vers Cobourg, débouche sur l'extrémité gauche de la ligne ennemie, aborde les Prussiens de manière à les couper du Nord où les Russes les attendent, les accable à Iéna, à Awerstaedt, et, les débordant sans cesse dans leur retraite, prend jusqu'au dernier d'entre eux à Prenzlow, non loin de Lubeck. Ce jour-là il n'y avait plus de monarchie prussienne; l'œuvre du grand Frédéric était abolie!

Il fallait aller au Nord chercher les Russes, les saisir corps à corps pour les corriger de leur habitude de pousser sans cesse contre nous les puissances allemandes, qu'ils abandonnaient après les avoir compromises.

Campagne de 1807 en Pologne. Napoléon se porte sur la Vistule, et pour la première fois il se met en présence de ces deux grandes difficultés, le climat et la distance, qui devaient plus tard lui devenir si funestes. Son armée a encore toute sa vigueur morale et physique; cependant, à cette distance, il y a des soldats qui se débandent, il y en a que la faim, le froid dégoûtent. Napoléon déploie une force de volonté et un génie d'organisation extraordinaires pour maintenir son armée intacte, lutte sur les plaines glacées d'Eylau avec une énergie indomptable contre l'énergie barbare des Russes, emploie l'hiver à consolider sa position en prenant Dantzig, et le printemps venu, son armée reposée, marche sur le Niémen en descendant le cours de l'Ale. Son calcul, c'est que les Russes seront obligés de se rapprocher du littoral pour vivre, qu'il leur faudra dès lors passer l'Ale devant lui, et il s'avance l'œil fixé sur cet événement, dont il espère tirer un parti décisif. Le 14 juin en effet, anniversaire de Marengo, il trouve les Russes passant l'Ale à Friedland. Friedland. Excepté les grenadiers d'Oudinot, tous ses corps sont en arrière. Accouru de sa personne sur les lieux, il emploie Oudinot à tirailler, et amène le reste de son armée en toute hâte. Une fois qu'il a toutes ses forces sous la main, au lieu de les jeter sur les Russes, il attend que ceux-ci aient passé l'Ale; pour les y engager il replie sa gauche en avançant peu à peu sa droite vers Friedland où sont les ponts des Russes, détruit ensuite ces ponts, et quand il a ainsi ôté à l'ennemi tout moyen de retraite, il reporte en avant sa gauche d'abord refusée, pousse les Russes dans l'Ale, les y refoule comme dans un gouffre, et noie ou prend presque tout entière cette armée, la dernière que l'Europe pût lui opposer.

Certes, nous le répétons, tout est là au même degré de perfection. Prévoir que les Russes essayeront de gagner le littoral afin de rejoindre leurs magasins, et pour cela passeront l'Ale devant l'armée française, les suivre, les surprendre au moment du passage, attendre qu'ils aient presque tous franchi la rivière, leur enlever leurs ponts, et ces ponts enlevés les refouler dans l'Ale, sont de vrais prodiges où la prévoyance la plus profonde dans la conception générale, égale la présence d'esprit dans l'opération définitive, c'est-à-dire dans la bataille.

En Italie, Napoléon avait été le général dépendant, réduit à des moyens bornés; en Autriche, en Prusse, en Pologne, il avait été le général, chef d'État, disposant des ressources d'un vaste empire, donnant à ses opérations toute l'étendue de ses conceptions, et en un jour renversant l'Autriche, en un autre la Prusse, en un troisième la Russie, et tout cela à des distances où l'on n'avait jamais porté la guerre. Il avait été dans le premier cas le modèle du général subordonné, il fut dans le second le modèle du général tout-puissant et conquérant. Ici plus de ces mouvements limités autour d'une place, de ces batailles classiques où la cavalerie était aux ailes, l'infanterie au centre: les mouvements ont les proportions des empires à frapper, et les batailles la physionomie exacte du lieu où elles sont livrées. Les batailles ressemblent, en la surpassant, à celle de Leuthen; et quant aux mouvements, ils ont une bien autre portée que ceux de Frédéric, courant hors d'haleine de Breslau à Francfort-sur-l'Oder, de Francfort-sur-l'Oder à Erfurt, sans jamais frapper le coup décisif qui aurait terminé la guerre. Non pas qu'il ne faille admirer l'activité, la constance, la ténacité de Frédéric, bien digne de son surnom de grand! Il est vrai néanmoins que le général français, ajoutant à l'audace de la Révolution la sienne, étudiant les grands linéaments du sol comme jamais on ne l'avait fait avant lui, était arrivé à une étendue, à une justesse de mouvements telles, que ses coups étaient à la fois sûrs et décisifs, et en quelque sorte sans appel! L'art, on peut le dire, avait atteint ses dernières limites.

Ces succès prodigieux devaient amener les grandes fautes d'Espagne et de Russie. Malheureusement ces succès prodigieux devaient corrompre non le général, chaque jour plus consommé dans son art, mais le politique, lui persuader que tout était possible, le conduire tantôt en Espagne, tantôt en Russie, avec des armées affaiblies par leur renouvellement trop rapide, et à travers des difficultés sans cesse accrues, d'abord par la distance qui n'était pas moindre que celle de Cadix à Moscou, ensuite par le climat qui était tour à tour celui de l'Afrique ou de la Sibérie, ce qui forçait les hommes à passer de quarante degrés de chaleur à trente degrés de froid, différences extrêmes que la vie animale ne saurait supporter. Au milieu de pareilles témérités, le plus grand, le plus parfait des capitaines devait succomber!

Aussi beaucoup de juges de Napoléon qui, sans être jamais assez sévères pour sa politique, le sont beaucoup trop pour ses opérations militaires, lui ont-ils reproché d'être le général des succès, non celui des revers, de savoir envahir, de ne savoir pas défendre, d'être le premier dans la guerre offensive, le dernier dans la guerre défensive, ce qu'ils résument par ce mot, que Napoléon ne sut jamais faire une retraite! C'est là, selon nous, un jugement erroné.

Est-il vrai que Napoléon ne fut que le général des guerres heureuses? Lorsque dans l'enivrement du succès, Napoléon se portait à des distances comme celle de Paris à Moscou, et sous un climat où le froid dépassait trente degrés, il n'y avait plus de retraite possible, et Moreau, qui opéra l'admirable retraite de Bavière en 1800, n'eût certainement pas ramené intacte l'armée française de Moscou à Varsovie. Quand des désastres comme celui de 1812 se produisaient, ce n'était plus une de ces alternatives de la guerre qui vous obligent tantôt à avancer, tantôt à reculer, c'était tout un édifice qui s'écroulait sur la tête de l'audacieux qui avait voulu l'élever jusqu'au ciel. Les armées, poussées au dernier degré d'exaltation pour aller jusqu'à Moscou, se trouvant surprises tout à coup par un climat destructeur, se sentant à des distances immenses, sachant les peuples révoltés sur leurs derrières, tombaient dans un abattement proportionné à leur enthousiasme, et aucune puissance ne pouvait plus les maintenir en ordre. Ce n'était pas une retraite faisable que le chef ne savait pas faire, c'était l'édifice de la monarchie universelle qui s'écroulait sur la tête de son téméraire auteur!

Mais on ne serait pas général si on ne l'était dans l'adversité comme dans la prospérité, car la guerre est une telle suite d'alternatives heureuses ou malheureuses, que celui qui ne saurait pas suffire aux unes comme aux autres, ne pourrait pas commander une armée quinze jours. Sa ténacité, sa vigueur dans les revers. Or, lorsque le général Bonaparte assailli par les Autrichiens en novembre 1796, au milieu des fièvres du Mantouan, n'ayant guère plus de dix mille hommes à mettre en ligne, se jetait dans les marais d'Arcole pour y annuler la puissance du nombre, il faisait preuve d'une fermeté et d'une fertilité d'esprit dans les circonstances difficiles qui certainement n'ont pas beaucoup d'exemples. Lorsqu'en 1809, à l'époque où la série des grandes fautes politiques était commencée, il se trouvait à Essling acculé au Danube, privé de tous ses ponts par une crue extraordinaire du fleuve, et se repliait dans l'île de Lobau avec un sang-froid imperturbable, il ne montrait pas moins de solidité dans les revers. Sans doute la résistance à Essling même fut le prodige de Lannes qui y mourut, de Masséna qui y serait mort si Dieu ne l'avait fait aussi heureux qu'il était tenace; mais la fermeté de Napoléon qui, au milieu de Vienne émue, de tous nos généraux démoralisés, découvrait des ressources où ils n'en voyaient plus, et adoptait le plan ferme et patient au moyen duquel la victoire fut ramenée sous nos drapeaux à Wagram, cette fermeté, tant admirée de Masséna, appartenait bien à Napoléon, et ce moment offrit certainement l'une des extrémités de la guerre les plus grandes et les plus glorieusement traversées, dont l'histoire des nations ait conservé le souvenir.

Campagne de 1814. Enfin, pour donner tout de suite la preuve la plus décisive, la campagne de 1814, où Napoléon avec une poignée d'hommes, les uns usés, les autres n'ayant jamais vu le feu, tint tête à l'Europe entière, non pas en battant en retraite, mais en profitant des faux mouvements de l'ennemi pour le ramener en arrière par des coups terribles, est un bien autre exemple de fécondité de ressources, de présence d'esprit, de fermeté indomptable dans une situation désespérée. Aucune partie de l'homme de guerre n'avait manqué à Napoléon. Sans doute Napoléon ne faisait pas la guerre défensive, comme la plupart des généraux, en se retirant méthodiquement d'une ligne à une autre, défendant bien la première, puis la seconde, puis la troisième, et ne parvenant ainsi qu'à gagner du temps, ce qui n'est pas à dédaigner, mais ce qui ne suffit pas pour terminer heureusement une crise: il faisait la guerre défensive comme l'offensive; il étudiait le terrain, tâchait d'y prévoir la manière d'agir de l'ennemi, de le surprendre en faute et de l'accabler, ce qu'il fit contre Blucher et Schwarzenberg en 1814, et ce qui eût assuré son salut, si tout n'avait été usé autour de lui, hommes et choses.

S'il ne fut pas à proprement parler le général des retraites, parce qu'il pensait comme Frédéric que la meilleure défensive était l'offensive, il se montra dans les guerres malheureuses aussi grand que dans les guerres heureuses. Dans les unes comme dans les autres il conserva le même caractère de vigueur, d'audace, de promptitude à saisir le point où il fallait frapper, et s'il succomba, ce ne fut pas, nous le répétons, le militaire qui succomba en lui, c'est le politique qui avait entrepris l'impossible, en voulant vaincre l'invincible nature des choses.

Dans l'organisation des armées, Napoléon ne fut pas moins remarquable que dans la direction générale des opérations, et dans les batailles.

Progrès qu'il a fait faire à l'organisation des armées. Ainsi avant lui les généraux de la République distribuaient leurs armées en divisions composées de toutes armes, infanterie, artillerie, cavalerie, et se réservaient tout au plus une division non engagée, composée elle-même comme les autres, afin de parer aux coups imprévus. Chacun des lieutenants livrait à lui seul une bataille isolée, et le rôle du général en chef consistait à secourir celui d'entre eux qui en avait besoin. On pouvait éviter ainsi des défaites, gagner même des batailles, mais jamais de ces batailles écrasantes, à la suite desquelles une puissance était réduite à déposer les armes. Avec la personne de Napoléon, l'organisation des corps d'armée devait changer, et changer de manière à laisser dans les mains de celui qui dirigeait tout le moyen de tout décider.

Sa manière de composer sa réserve. En effet, son armée était divisée en corps dont l'infanterie était le fond, avec une portion d'artillerie pour la soutenir, et une portion de cavalerie pour l'éclairer. Mais, indépendamment de l'infanterie de la garde qui était sa réserve habituelle, il s'était ménagé des masses de cavalerie et d'artillerie, qui étaient comme la foudre qu'il gardait pour la lancer au moment décisif. À Eylau l'infanterie russe paraissant inébranlable, il lançait sur elle soixante escadrons de dragons et de cuirassiers, et y ouvrait ainsi une brèche qui ne se refermait plus. À Wagram Bernadotte ayant laissé percer notre ligne, il arrêtait avec cent bouches à feu le centre victorieux de l'archiduc Charles, et rétablissait le combat que Davout terminait en enlevant le plateau de Wagram. C'est pour cela qu'indépendamment de la garde il avait composé deux réserves, l'une de grosse cavalerie, l'autre d'artillerie à grande portée, lesquelles étaient dans sa main la massue d'Hercule. Mais pour la massue il faut la main d'Hercule, et avec un général moindre que Napoléon, cette organisation aurait eu l'inconvénient de priver souvent des lieutenants habiles d'armes spéciales dont ils auraient su tirer parti, pour les concentrer dans les mains d'un chef incapable de s'en servir. Aussi presque tous les généraux de l'armée républicaine du Rhin, habitués à agir chacun de leur côté d'une manière presque indépendante, et à réunir dès lors une portion suffisante de toutes les armes, regrettaient l'ancienne composition, ce qui revient à dire qu'ils regrettaient un état de choses qui leur laissait plus d'importance à la condition de diminuer les résultats d'ensemble.

Mais l'organisation ne consiste pas seulement à bien distribuer les diverses parties d'une armée, elle consiste à la recruter, à la nourrir. Son art pour recruter et tenir ses armées ensemble. Sous ce rapport, l'art que Napoléon déploya pour porter les conscrits de leur village aux bords du Rhin, des bords du Rhin à ceux de l'Elbe, de la Vistule, du Niémen, les réunissant dans des dépôts, les surveillant avec un soin extrême, ne les laissant presque jamais échapper, et les menant ainsi par la main jusqu'au champ de bataille, cet art fut prodigieux. Il consistait dans une mémoire des détails infaillible, dans un discernement profond des négligences ou des infidélités des agents subalternes, dans une attention continuelle à les réprimer, dans une force de volonté infatigable, dans un travail incessant qui remplissait souvent ses nuits, quand le jour avait été passé à cheval. Et malgré tous ces efforts, les routes étaient souvent couvertes de soldats débandés, mais qui n'attestaient qu'une chose, c'est la violence qu'on faisait à la nature, en portant des hommes des bords du Tage à ceux du Volga!

Ses grandes opérations pour dompter la nature. À ces tâches si diverses du général en chef il faut souvent en joindre une autre, c'est celle de dompter les éléments, pour franchir des montagnes neigeuses, des fleuves larges et violents, et parfois la mer elle-même. L'antiquité a légué à l'admiration du monde le passage des Pyrénées et des Alpes par Annibal, et il est certain que les hommes n'ont rien fait de plus grand, peut-être même d'aussi grand. La traversée du Saint-Bernard, le transport de l'armée d'Égypte à travers les flottes anglaises, les préparatifs de l'expédition de Boulogne, enfin le passage du Danube à Wagram, sont de grandes opérations que la postérité n'admirera pas moins. La dernière surtout sera un éternel sujet d'étonnement. Passage du Danube en 1809. La difficulté consistant en cette occasion à aller chercher l'armée autrichienne au delà du Danube pour lui livrer bataille, et à traverser ce large fleuve avec cent cinquante mille hommes en présence de deux cent mille autres, qui nous attendaient pour nous précipiter dans les flots, sans qu'on pût les éviter en se portant au-dessus ou au-dessous de Vienne, car dans le premier cas on se serait trop avancé, et dans le second on eût rétrogradé; cette difficulté fut surmontée d'une manière merveilleuse. En trois heures, 150 mille hommes, 500 bouches à feu, avaient passé devant l'ennemi stupéfait, qui ne songeait à nous combattre que lorsque nous avions pris pied sur la rive gauche, et que nous étions en mesure de lui tenir tête. Le passage du Saint-Bernard, si extraordinaire qu'il soit, est loin d'égaler le passage des Alpes par Annibal; mais le passage du Danube en 1809 égale toutes les opérations tentées pour vaincre la puissance combinée de la nature et des hommes, et restera un phénomène de prévoyance profonde dans le calcul, et d'audace tranquille dans l'exécution.

Influence de Napoléon sur les armées. Enfin on ne dirait pas tout sur le génie militaire de Napoléon, si on n'ajoutait qu'aux qualités les plus diverses de l'intelligence il joignit l'art de dominer les hommes, de leur communiquer ses passions, de les subjuguer comme un grand orateur subjugue ses auditeurs, tantôt de les retenir, tantôt de les lancer, tantôt enfin de les ranimer s'ils étaient ébranlés, et toujours enfin de les tenir en main, comme un habile cavalier tient en main un cheval difficile. Il ne lui manqua donc aucune partie de l'esprit et du caractère nécessaires au véritable capitaine, et on peut soutenir que si Annibal n'avait existé, il n'aurait probablement pas d'égal.

Tableau résumé des progrès de l'art militaire. Ainsi, résumant ce que nous avons dit des progrès de la grande guerre, nous répéterons que deux hommes la portèrent au plus haut degré dans l'antiquité, Annibal et César; que César cependant, restreint par les habitudes du campement, y montra moins de hardiesse de mouvements, de fécondité de combinaisons, d'opiniâtreté dans toutes les fortunes qu'Annibal; qu'au moyen âge Charlemagne, chef d'empire admirable, ne nous donne pas néanmoins l'idée vraie du grand capitaine, parce que l'art était trop grossier de son temps; qu'alors l'homme de guerre fut presque toujours à cheval, et à peine aidé de quelques archers; qu'avec le développement des classes moyennes au sein des villes l'infanterie commença, qu'elle se montra d'abord dans les montagnes de la Suisse, puis dans les villes allemandes, italiennes, hollandaises; que, la poudre ayant renversé les murailles saillantes, les villes enfoncèrent leurs défenses en terre; qu'alors un art subtil, celui de la fortification moderne, prit naissance; qu'autour des villes à prendre ou à secourir, la guerre savante et hardie, la grande guerre, en un mot, reparut dans le monde; que les Nassau en furent les premiers maîtres, qu'ils y déployèrent d'éminentes qualités et une constance demeurée célèbre, que néanmoins enchaînée autour des places, elle resta timide encore; qu'une lutte sanglante s'étant engagée au Nord entre les protestants et les catholiques, laquelle dura trente ans, Gustave-Adolphe, opposant un peuple brave et solide à la cavalerie polonaise, fit faire de nouveaux progrès à l'infanterie; qu'entraîné en Allemagne, il rendit la guerre plus hardie, et la laissa moins que les Nassau, circonscrite autour des places; qu'en France, Condé, heureux mélange d'esprit et d'audace, manifesta le premier le vrai génie des batailles, Turenne, celui des grands mouvements; que cependant l'infanterie partagée en mousquetaires et piquiers n'était pas manœuvrière; que Vauban, en lui donnant le fusil à baïonnette, permit de la placer sur trois rangs; que le prince d'Anhalt-Dessau, chargé de l'éducation de l'armée prussienne, constitua le bataillon moderne qui fournit beaucoup de feux en leur offrant peu de prise; que Frédéric, prenant cet instrument en main et ayant à lutter aux frontières de la Silésie et de la Bohême, changea l'ordre de bataille classique, et le premier adapta les armes au terrain; qu'obligé de tenir tête tantôt aux Autrichiens, tantôt aux Russes, tantôt aux Français, il élargit le cercle des grandes opérations, et fut ainsi dans l'art de la guerre l'auteur de deux progrès considérables; qu'après lui vint la Révolution française, laquelle, n'ayant que des masses populaires à opposer à l'Europe coalisée, résista par le nombre et l'élan aux vieilles armées; que l'infanterie, expression du développement des peuples, prit définitivement sa place dans la tactique moderne, sans que les armes savantes perdissent la leur; qu'enfin un homme extraordinaire, à l'esprit profond et vaste, au caractère audacieux comme la Révolution française dont il sortait, porta l'art de la grande guerre à sa perfection en méditant profondément sur la configuration géographique des pays où il devait opérer, en choisissant toujours bien le point où il fallait se placer pour frapper des coups décisifs, en joignant à l'art des mouvements généraux celui de bien combattre sur chaque terrain, en cherchant toujours ou dans le sol ou dans la situation de l'ennemi l'occasion de ses grandes batailles, en n'hésitant jamais à les livrer, parce qu'elles étaient la conséquence de ses mouvements généraux, en s'y prenant si bien en un mot que chacune d'elles renversait un empire, ce qui amena malheureusement chez lui la plus dangereuse des ivresses, celle de la victoire, le désir de la monarchie universelle, et sa chute, de manière que ce sage législateur, cet habile administrateur, ce grand capitaine, fut à cause même de toutes ses supériorités très-mauvais politique, parce que perdant la raison au sein de la victoire, il alla de triomphe en triomphe finir dans un abîme.

Napoléon comparé aux grands hommes de l'histoire, quant à l'ensemble de leurs qualités et de leurs destinées. Maintenant, si on le compare aux grands hommes, ses émules, non plus sous le rapport spécial de la guerre, mais sous un rapport plus général, celui de l'ensemble des talents et de la destinée, le spectacle devient plus vaste, plus moral, plus instructif. Si, en effet, on s'attache au bruit, à l'importance des événements, à l'émotion produite chez les hommes, à l'influence exercée sur le monde, il faut, pour lui trouver des pareils, aller chercher encore Alexandre, Annibal, César, Charlemagne, Frédéric, et en plaçant sa physionomie à côté de ces puissantes figures, on parvient à s'en faire une idée à la fois plus précise et plus complète.

Alexandre le Grand. Alexandre héritant de l'armée de son père, nourri du savoir des Grecs, passionné pour leurs applaudissements, se jette en Asie, ne trouve à combattre que la faiblesse persane, et marche devant lui jusqu'à ce qu'il rencontre les limites du monde alors connu. Si ses soldats ne l'arrêtaient, il irait jusqu'à l'océan Indien. Obligé de revenir, il n'a qu'un désir, c'est de recommencer ses courses aventureuses. Ce n'est pas à sa patrie qu'il songe, laquelle n'a que faire de tant de conquêtes; c'est à la gloire d'avoir parcouru l'univers en vainqueur. Sa passion c'est sa renommée, reconnue, applaudie à Athènes. Généreux et même bon, il tue son ami Clitus, ses meilleurs lieutenants, Philotas et Parménion, parce que leur langue imprudente a touché à sa gloire. La renommée, voilà son but, but le plus vain entre tous ceux qu'ont poursuivis les grands hommes, et tandis qu'après avoir laissé reposer son armée il va de nouveau courir après ce but unique de ses travaux, enivré des délices de l'Asie, il meurt sur la pourpre et dans le vin. Il a séduit la postérité par sa grâce héroïque, mais il n'y a pas une vie plus inutilement bruyante que la sienne, car il n'a point porté la civilisation grecque au delà de l'Ionie et de la Syrie où elle régnait déjà, et a laissé le monde grec dans l'anarchie, et apte uniquement à recevoir la conquête romaine. Moralement on aimerait mieux être le sage et habile Philopœmen, qui ne fit pas tout ce bruit, mais qui prolongea de quelques jours l'indépendance de la Grèce.

Annibal. À côté de cette vie à la fois si pleine et si vide, voici la vie la plus vaste, la plus sérieuse, la plus énergique qui fut jamais: c'est celle d'Annibal. Ce mortel à qui Dieu dispensa tous les dons de l'intelligence et du caractère, et le plus propre aux grandes choses qu'on eût jamais vu, était sorti d'une famille de vieux capitaines, tous morts les armes à la main pour défendre Carthage. Son âme était une espèce de métal forgé dans le foyer ardent des haines que Rome excitait autour d'elle. À neuf ans il quitte Carthage avec son père, et va où allaient tous les siens, vivre et mourir en combattant contre les Romains. Ses jeux sont la guerre. Enfant, il couche sur les champs de bataille, se fait un corps insensible à la douleur, une âme inaccessible à la crainte, un esprit qui voit clair dans le tumulte des combats comme d'autres dans le plus parfait repos. Son père étant mort, son beau-frère aussi, l'un et l'autre les armes à la main, l'armée carthaginoise le demande pour chef à vingt-deux ans, et l'impose pour ainsi dire au sénat de Carthage, jaloux de la glorieuse famille des Barca. Il prend le commandement de cette armée, la fait à son image, c'est-à-dire pleine à la fois d'audace, de constance, et surtout de haine contre les Romains, la mène à travers l'Europe, inconnue alors comme l'est aujourd'hui le centre de l'Afrique, ose franchir les Pyrénées, puis les Alpes avec quatre-vingt mille hommes dont il perd les deux tiers dans ce trajet extraordinaire, et, dirigé par cette pensée profonde que c'est à Rome même qu'il faut combattre Rome, vient soulever contre elle ses sujets italiens mal soumis. Il fond sur les généraux romains, les force à sortir de leur camp en piquant la bravoure de l'un, la vanité de l'autre, les accable successivement, et triompherait de tous s'il ne rencontrait enfin un adversaire digne de lui, Fabius, qui veut qu'on oppose à ce géant non pas les batailles, où il est invincible, mais la vraie vertu de Rome, la persévérance. Annibal s'apercevant qu'il s'est trompé en comptant sur les Gaulois, bouillants mais inconstants comme tous les barbares, sentant Rome imprenable, va au midi de l'Italie, où se trouvait une riche civilisation, consistant en villes toutes gouvernées à l'image de Rome, c'est-à-dire par des sénats que le peuple jalousait. Il renverse partout le parti aristocratique, quoique aristocrate lui-même, donne le pouvoir au parti démocratique, fait de Capoue le centre de son empire, et ne s'endort point, comme on l'a dit, dans des délices qu'il ne sait pas goûter, mais repose, refait son armée amaigrie, amasse pour elle seule les richesses du pays, et abandonné de sa lâche nation, appelant le monde entier à son aide, étendant la guerre à la Grèce, à l'Asie, il détruit sans cesse les forces envoyées contre lui, se maintient douze ans dans sa conquête, au point de faire considérer aux Romains sa présence en Italie comme un mal sans remède. Mais un jour arrive, où les Romains à leur tour portant la guerre sous les murs de Carthage, il est rappelé, lutte avec une armée détruite contre l'armée romaine reconstituée, et sa fortune déjà ancienne est vaincue par une fortune naissante, celle de Scipion, suivant l'ordinaire succession des choses humaines. Rentré dans sa patrie, il essaye de la réformer pour la rendre capable de recommencer la lutte contre les Romains. Dénoncé par ceux dont il attaquait les abus, il fuit en Orient, essaye d'y réveiller la faiblesse des Antiochus, y est suivi par la haine de Rome, et quand il ne peut plus lutter avale le poison, et meurt le dernier de son héroïque famille, car tous ont succombé comme lui à la même œuvre, œuvre sainte, celle de la résistance à la domination étrangère. En contemplant cet admirable mortel, doué de tous les génies, de tous les courages, on cherche une faiblesse, et on ne sait où la trouver. On cherche une passion personnelle, les plaisirs, le luxe, l'ambition, et on n'en trouve qu'une, la haine des ennemis de son pays. Le Romain Tite-Live l'accuse d'avarice et de cruauté. Annibal amassa en effet des richesses immenses, sans jamais jouir d'aucune, et les employa toutes à payer son armée, laquelle, composée de soldats stipendiés, est la seule armée mercenaire qui ne se soit jamais révoltée, contenue qu'elle était par son génie et par la sage distribution qu'il lui faisait des fruits de la victoire. Il envoya à Carthage, il est vrai, plusieurs boisseaux d'anneaux de chevaliers romains immolés par l'épée carthaginoise, mais on ne cite pas un seul acte de barbarie hors du champ de bataille. Les reproches de l'historien romain sont donc des louanges, et ce que la postérité a dit, ce que les générations les plus reculées répéteront, c'est qu'il offrit le plus noble spectacle que puissent donner les hommes: celui du génie exempt de tout égoïsme, et n'ayant qu'une passion, le patriotisme, dont il est le glorieux martyr.

César. Voici un autre martyr, non du patriotisme, mais de l'ambition, rare mortel, rempli de séduction, mais chargé de vices, et coupable d'affreux attentats contre la constitution de son pays: ce mortel est César, le troisième des hommes prodiges de l'antiquité. Né avec tous les talents, brave, fier, éloquent, élégant, prodigue et toujours simple, mais sans le moindre souci du bien ou du mal, il n'a qu'une pensée, c'est de réussir là où Sylla et Marius ont échoué, c'est-à-dire de devenir le maître de son pays. Alexandre a voulu conquérir le monde connu; Annibal a voulu empêcher la conquête de sa patrie; César, dans cette Rome qui a presque conquis l'univers ne veut conquérir qu'elle-même. Il y emploie tous les arts, même les plus vils, la cruauté exceptée, non par bonté de cœur, mais par profondeur de calcul, et pour ne pas rappeler les proscriptions de Marius et de Sylla aux imaginations épouvantées. Il veut être édile, préteur, pontife, et contracte des dettes immenses pour acheter les suffrages de ses concitoyens. Il corrompt les femmes, les maris, comme il a cherché à corrompre le peuple. À tous les moyens de corruption il veut ajouter les séductions les plus élevées de l'esprit, et devient le plus parfait des orateurs romains. Délice et scandale de Rome, bientôt il n'y peut plus vivre. Il coalise alors l'avare Crassus, le vaniteux Pompée dont il gouverne la faiblesse, et se fait attribuer les Gaules, seule contrée où il reste quelque chose à conquérir dans les limites naturellement assignables à l'empire romain. Il conquiert non pour agrandir sa patrie, qui n'en a guère besoin, mais pour se créer des soldats dévoués, pour acquérir des richesses, et payer ainsi ses dettes et celles de ses avides partisans. Guerroyant l'été, intriguant l'hiver, il mène de ses quartiers de Milan la vanité de Pompée, l'avarice de Crassus, domine dix ans de la sorte les affaires romaines, et enfin lorsque Crassus mort en Asie il n'y a plus personne entre lui et Pompée pour amortir le choc des ambitions, il essaye d'abord de la ruse pour retarder une lutte dont il sent le péril, puis ne pouvant plus l'éviter, franchit le Rubicon, marche contre Pompée dont les légions étaient en Espagne, le pousse d'Italie en Épire, abandonne alors, comme il l'a dit si grandement, un général sans armée pour courir à une armée sans général, va dissoudre en Espagne les légions de Pompée que commandait Afranius, retourne ensuite en Épire, lutte contre Pompée lui-même, et termine à Pharsale la querelle de la suprême puissance. Il lui reste en Afrique, en Espagne, les débris du parti de Pompée à détruire; il les détruit, vient triompher à Rome de tous ses ennemis, et y fonde cette grande chose qu'on appelle l'empire romain, mais se fait assassiner par les républicains pour avoir voulu trop tôt mettre le nom sur la chose. Dans cette vie, tous les moyens sont pervers comme le but, et il faut cependant reconnaître à César un mérite, c'est d'avoir voulu à la république substituer l'empire, non par le sang comme Sylla ou Marius, mais par la corruption qui allait aux mœurs de Rome, et par l'esprit qui allait à son génie; et le trait particulier de ce personnage extraordinaire, grand politique, grand orateur, grand guerrier, grand débauché surtout, et clément enfin sans bonté, sera toujours d'avoir été le mortel le plus complet qui ait paru sur la terre.

Chargement de la publicité...