Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 20/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
HISTOIRE
DU CONSULAT
ET
DE L'EMPIRE.
LIVRE SOIXANTIÈME.
WATERLOO.
Forces que Napoléon avait réunies pour l'ouverture de la campagne de 1815. — Les places occupées, Paris et Lyon pourvus de garnisons suffisantes, la Vendée contenue, il lui restait 124 mille hommes présents au drapeau pour prendre l'offensive sur la frontière du Nord. — En attendant un mois Napoléon aurait eu cent mille hommes de plus. — Néanmoins il se décide en faveur de l'offensive immédiate, d'abord pour ne pas laisser dévaster par l'ennemi les provinces de France les plus belles et les plus dévouées, et ensuite parce que la colonne envahissante de l'Est étant en retard sur celle du Nord, il a l'espérance en se hâtant de pouvoir les combattre l'une après l'autre. — Combinaison qu'il imagine pour concentrer soudainement son armée, et la jeter entre les Anglais et les Prussiens avant qu'ils puissent soupçonner son apparition. — Le 15 juin à trois heures du matin, Napoléon entre en action, enlève Charleroy, culbute les Prussiens, et prend position entre les deux armées ennemies. — Les Prussiens ayant leur base sur Liége, les Anglais sur Bruxelles, ne peuvent se réunir que sur la grande chaussée de Namur à Bruxelles, passant par Sombreffe et les Quatre-Bras. — Napoléon prend donc le parti de se porter sur Sombreffe avec sa droite et son centre, pour livrer bataille aux Prussiens, tandis que Ney avec la gauche contiendra les Anglais aux Quatre-Bras. — Combat de Gilly sur la route de Fleurus. — Hésitations de Ney aux Quatre-Bras. — Malgré ces hésitations tout se passe dans l'après-midi du 15 au gré de Napoléon, et il est placé entre les deux armées ennemies de manière à pouvoir le lendemain combattre les Prussiens avant que les Anglais viennent à leur secours. — Dispositions pour la journée du 16. — Napoléon est obligé de différer la bataille contre les Prussiens jusqu'à l'après-midi, afin de donner à ses troupes le temps d'arriver en ligne. — Ordre à Ney d'enlever les Quatre-Bras à tout prix, et de diriger ensuite une colonne sur les derrières de l'armée prussienne. — Vers le milieu du jour Napoléon et son armée débouchent en avant de Fleurus. — Empressement de Blucher à accepter la bataille, et position qu'il vient occuper en avant de Sombreffe, derrière les villages de Saint-Amand et de Ligny. — Bataille de Ligny, livrée le 16, de trois à neuf heures du soir. — Violente résistance des Prussiens à Saint-Amand et à Ligny. — Ordre réitéré à Ney d'occuper les Quatre-Bras, et de détacher un corps sur les derrières de Saint-Amand. — Napoléon voyant ses ordres inexécutés, imagine une nouvelle manœuvre, et avec sa garde coupe la ligne prussienne au-dessus de Ligny. — Résultat décisif de cette belle manœuvre. — L'armée prussienne est rejetée au delà de Sombreffe après des pertes immenses, et Napoléon demeure maître de la grande chaussée de Namur à Bruxelles par les Quatre-Bras. — Pendant qu'on se bat à Ligny, Ney, craignant d'avoir à combattre l'armée britannique tout entière, laisse passer le moment propice, n'entre en action que lorsque les Anglais sont en trop grand nombre, parvient seulement à les contenir, et d'Erlon de son côté, attiré tantôt à Ligny, tantôt aux Quatre-Bras, perd la journée en allées et venues, ce qui le rend inutile à tout le monde. — Malgré ces incidents le plan de Napoléon a réussi, car il a pu combattre les Prussiens séparés des Anglais, et il est en mesure le lendemain de combattre les Anglais séparés des Prussiens. — Dispositions pour la journée du 17. — Napoléon voulant surveiller les Prussiens, compléter leur défaite, et surtout les tenir à distance pendant qu'il aura affaire aux Anglais, détache son aile droite sous le maréchal Grouchy, en lui recommandant expressément de toujours communiquer avec lui. — Il compose cette aile droite des corps de Vandamme et de Gérard fatigués par la bataille de Ligny, et avec son centre, composé du corps de Lobau, de la garde et de la réserve de cavalerie, il se porte vers les Quatre-Bras, pour rallier Ney et aborder les Anglais. — Ces dispositions l'occupent une partie de la matinée du 17, et il part ensuite pour rejoindre ses troupes qui ont pris les devants. — Surprise qu'il éprouve en trouvant Ney, qui devait former la tête de colonne, immobile derrière les Quatre-Bras. — Ney, croyant encore avoir l'armée anglaise tout entière devant lui, attendait l'arrivée de Napoléon pour se mettre en mouvement. — Ce retard retient longtemps l'armée au passage des Quatre-Bras. — Orage subit qui convertit la contrée en un vaste marécage. — Profonde détresse des troupes. — Combat d'arrière-garde à Genappe. — Napoléon poursuit l'armée anglaise, qui s'arrête sur le plateau de Mont-Saint-Jean, en avant de la forêt de Soignes. — Description de la contrée. — Desseins du duc de Wellington. — Son intention est de s'établir sur le plateau de Mont-Saint-Jean, et d'y attendre les Prussiens pour livrer avec eux une bataille décisive. — Blucher quoique mécontent des Anglais pour la journée du 16, leur fait dire qu'il sera sur leur gauche le 18 au matin, en avant de la forêt de Soignes. — Longue reconnaissance exécutée par Napoléon le 17 au soir sous une grêle de boulets. — Sa vive satisfaction en acquérant la conviction que les Anglais sont décidés à combattre. — Sa confiance dans le résultat. — Ordre à Grouchy de se rapprocher et d'envoyer un détachement pour prendre à revers la gauche des Anglais. — Mouvements de Grouchy pendant cette journée du 17. — Il court inutilement après les Prussiens sur la route de Namur, et ne s'aperçoit que vers la fin du jour de leur marche sur Wavre. — Il achemine alors sur Gembloux son infanterie qui n'a fait que deux lieues et demie dans la journée. — Pourtant on est si près les uns des autres, que Grouchy peut encore, en partant à quatre heures du matin le 18, se trouver sur la trace des Prussiens, et les prévenir dans toutes les directions. — Il écrit le 17 au soir à Napoléon qu'il est sur leur piste, et qu'il mettra tous ses soins à les tenir séparés des Anglais. — Napoléon se lève plusieurs fois dans la nuit pour observer l'ennemi. — Les feux de bivouac des Anglais ne laissent aucun doute sur leur résolution de livrer bataille. — La pluie n'ayant cessé que vers six heures du matin, Drouot, au nom de l'artillerie, déclare qu'il sera impossible de manœuvrer avant dix ou onze heures du matin. — Napoléon se décide à différer la bataille jusqu'à ce moment. — Son plan pour cette journée. — Il veut culbuter la gauche des Anglais sur leur centre, et leur enlever la chaussée de Bruxelles, qui est la seule issue praticable à travers la forêt de Soignes. — Distribution de ses forces. — Aspect des deux armées. — Napoléon après avoir sommeillé quelques instants prend place sur un tertre en avant de la ferme de la Belle-Alliance. — Avant de donner le signal du combat, il expédie un nouvel officier à Grouchy pour lui faire part de la situation, et lui ordonner de venir se placer sur sa droite. — À onze heures et demie le feu commence. — Grande batterie sur le front de l'armée française, tirant à outrance sur la ligne anglaise. — À peine le feu est-il commencé qu'on aperçoit une ombre dans le lointain à droite. — Cavalerie légère envoyée en reconnaissance. — Attaque de notre gauche commandée par le général Reille contre le bois et le château de Goumont. — Le bois et le verger sont enlevés, malgré l'opiniâtreté de l'ennemi; mais le château résiste. — Fâcheuse obstination à enlever ce poste. — La cavalerie légère vient annoncer que ce sont des troupes qu'on a vues dans le lointain à droite, et que ces troupes sont prussiennes. — Nouvel officier envoyé à Grouchy. — Le comte de Lobau est chargé de contenir les Prussiens. — Attaque au centre sur la route de Bruxelles afin d'enlever la Haye-Sainte, et à droite afin d'expulser la gauche des Anglais du plateau de Mont-Saint-Jean. — Ney dirige cette double attaque. — Nos soldats enlèvent le verger de la Haye-Sainte, mais sans pouvoir s'emparer des bâtiments de ferme. — Attaque du corps de d'Erlon contre la gauche des Anglais. — Élan des troupes. — La position est d'abord emportée, et on est près de déboucher sur le plateau, lorsque nos colonnes d'infanterie sont assaillies par une charge furieuse des dragons écossais, et mises en désordre pour n'avoir pas été disposées de manière à résister à la cavalerie. — Napoléon lance sur les dragons écossais une brigade de cuirassiers. — Horrible carnage des dragons écossais. — Quoique réparé, l'échec de d'Erlon laisse la tâche à recommencer. — En ce moment, la présence des Prussiens se fait sentir, et Lobau traverse le champ de bataille pour aller leur tenir tête. — Napoléon suspend l'action contre les Anglais, ordonne à Ney d'enlever la Haye-Sainte pour s'assurer un point d'appui au centre, et de s'en tenir là jusqu'à ce qu'on ait apprécié la portée de l'attaque des Prussiens. — Le comte de Lobau repousse les premières divisions de Bulow. — Ney attaque la Haye-Sainte et s'en empare. — La cavalerie anglaise voulant se jeter sur lui, il la repousse, et la suit sur le plateau. — Il aperçoit alors l'artillerie des Anglais qui semble abandonnée, et croit le moment venu de porter un coup décisif. — Il demande des forces, et Napoléon lui confie une division de cuirassiers pour qu'il puisse se lier à Reille autour du château de Goumont. — Ney se saisit des cuirassiers, fond sur les Anglais, et renverse leur première ligne. — Toute la réserve de cavalerie et toute la cavalerie de la garde, entraînées par lui, suivent son mouvement sans ordre de l'Empereur. — Combat de cavalerie extraordinaire. — Ney accomplit des prodiges, et fait demander de l'infanterie à Napoléon pour achever la défaite de l'armée britannique. — Engagé dans un combat acharné contre les Prussiens, Napoléon ne peut pas donner de l'infanterie à Ney, car il ne lui reste que celle de la garde. — Il fait dire à Ney de se maintenir sur le plateau le plus longtemps possible, lui promettant de venir terminer la bataille contre les Anglais, s'il parvient à la finir avec les Prussiens. — Napoléon à la tête de la garde livre un combat formidable aux Prussiens. — Bulow est culbuté avec grande perte. — Ce résultat à peine obtenu Napoléon ramène la garde de la droite au centre, et la dispose en colonnes d'attaque pour terminer la bataille contre les Anglais. — Premier engagement de quatre bataillons de la garde contre l'infanterie britannique. — Héroïsme de ces bataillons. — Pendant que Napoléon va les soutenir avec six autres bataillons, il est soudainement pris en flanc par le corps prussien de Ziethen, arrivé le dernier en ligne. — Affreuse confusion. — Le duc de Wellington prend alors l'offensive, et notre armée épuisée, assaillie en tête, en flanc, en queue, n'ayant aucun corps pour la rallier, saisie par la nuit, ne voyant plus Napoléon, se trouve pendant quelques heures dans un état de véritable débandade. — Retraite désordonnée sur Charleroy. — Opérations de Grouchy pendant cette funeste journée. — Au bruit du canon de Waterloo, tous ses généraux lui demandent de se porter au feu. — Il ne comprend pas ce conseil et refuse de s'y rendre. — Combien il lui eût été facile de sauver l'armée. — À la fin du jour il est éclairé, et conçoit d'amers regrets. — Caractère de cette dernière campagne, et cause véritable des revers de l'armée française.
Juin 1815. Forces que Napoléon était parvenu à réunir pour l'ouverture de la campagne de 1815. Malgré l'activité que Napoléon avait déployée dans les deux mois et demi écoulés du 25 mars au 12 juin, les résultats n'avaient répondu ni à ses efforts, ni à son attente, ni à ses besoins. Il avait compté d'abord sur 150 mille hommes pour se jeter par la frontière du Nord sur les Anglais et les Prussiens, puis sur 130 mille après les événements de la Vendée, et enfin il n'était arrivé à réunir que 124 mille combattants pour tenter la fortune une dernière fois. Quiconque par l'étude ou la pratique a pu connaître les difficultés du gouvernement, jugera ce résultat surprenant. Ainsi qu'on l'a vu au volume précédent, Napoléon lorsqu'il était rentré en possession de l'autorité suprême au 20 mars, avait trouvé un effectif réel de 180 mille hommes, desquels en retranchant les non-valeurs (c'est-à-dire les gendarmes, vétérans, états-majors, punitionnaires, etc., montant alors à 32 mille), il restait 148 mille hommes, desquels en retranchant encore les dépôts et en faisant les répartitions indispensables entre les diverses parties du territoire, il eût été impossible de tirer une force active de 30 mille soldats pour la concentrer sur un point quelconque de nos frontières. Telle est la vérité, et elle n'aura rien d'étonnant pour ceux qui ont tenu dans les mains les rênes d'un grand État.
Afin de sortir au plus vite de cette impuissance, Napoléon avait rappelé 50 mille soldats en congé de semestre, ce qui avait porté l'effectif total de 180 mille hommes à 230 mille, et immédiatement après les anciens militaires, qui n'avaient donné que 70 mille recrues, au lieu de 90 mille qu'on s'était flatté d'obtenir, parce qu'un grand nombre de ces anciens militaires étaient entrés dans les gardes nationales mobilisées. Cette dernière mesure avait porté l'effectif général le 12 juin non pas à 300 mille hommes, mais à 288 mille, parce qu'à cette date 12 mille anciens militaires sur 70 mille étaient encore en route pour rejoindre. Restait la conscription de 1815 qui devait donner 112 mille hommes, dont 46 mille appelables sur-le-champ, et 66 mille lorsque la loi concernant cette levée serait rendue, ainsi que nous l'avons expliqué déjà. Les ménagements à garder en fait de conscription étaient cause qu'aucun individu n'avait encore été demandé à cette classe. Les gardes nationales mobilisées, qui avaient répondu avec beaucoup de zèle à l'appel de l'État, avaient déjà fourni 170 mille hommes, dont 138 mille rendus au 12 juin, et 32 mille prêts à se ranger sous les drapeaux. De ces 138 mille gardes nationaux arrivés, 50 mille formés en divisions actives composaient la principale partie des corps de Rapp sur le Rhin, de Lecourbe aux environs de Béfort, de Suchet sur les Alpes. Les 88 mille restants tenaient garnison dans les places. Pour le moment l'armée de ligne, la seule vraiment active, se réduisait à 288 mille hommes, et à 256 mille en déduisant les non-valeurs dont il vient d'être parlé, telles que gendarmes, vétérans, etc.... Elle était ainsi répartie: 66 mille hommes formaient le dépôt des régiments, 20 mille constituaient le fond du corps de Rapp, 12 mille celui du corps de Suchet, 4 mille celui du corps de Lecourbe. (On vient de voir que le surplus de ces corps se composait de gardes nationales mobilisées.) Quatre mille hommes étaient en réserve à Avignon, 7 à 8 mille à Antibes sous le maréchal Brune, 4 mille à Bordeaux sous le général Clausel; environ 17 à 18 mille occupaient la Vendée. La France avait 124 mille hommes présents au drapeau, pour ouvrir les hostilités sur la frontière du Nord. Restaient 124 mille combattants, destinés à opérer par la frontière du Nord sous les ordres directs de Napoléon, mais ces derniers tous valides, tous présents dans le rang, et n'ayant à subir aucune des réductions qu'il faut admettre dans les évaluations d'armée lorsqu'on veut savoir la vérité rigoureuse.
Chaque jour qui s'écoulait devait augmenter ces forces. Nous ajouterons que chaque jour écoulé devait augmenter ces forces, qu'il allait arriver 12 mille anciens militaires actuellement en marche, 46 mille conscrits de la classe de 1815, 30 à 40 mille gardes nationaux mobilisés, c'est-à-dire environ cent mille hommes, qui auraient permis de tirer des dépôts 40 ou 50 mille recrues pour l'armée de ligne, et d'ajouter 30 mille hommes aux divisions actives des gardes nationales mobilisées. Un mois aurait suffi pour un tel résultat, et si on en suppose deux, c'est une nouvelle augmentation de cent mille hommes qu'on aurait obtenue, et l'armée active aurait pu être de 400 mille combattants, les gardes nationales mobilisées de 200 mille. Ces troupes étaient pourvues du matériel nécessaire. L'armée de ligne avait reçu des fusils neufs, les divisions actives de gardes nationaux des fusils réparés. Les gardes nationaux en garnison dans les places avaient été obligés de se contenter de fusils vieux, qu'on devait réparer successivement. Le matériel d'artillerie surabondait; les attelages seuls laissaient à désirer. État satisfaisant du matériel. Napoléon avait trouvé 2 mille chevaux de trait au 20 mars; il en avait retiré 6 mille de chez les paysans, et levé 10 mille, dont une partie était déjà rendue aux corps. L'armée du Nord possédait 350 bouches à feu bien attelées, ce qui suffisait, puisque c'était près de trois pièces par mille hommes. La cavalerie comptait déjà 40 mille chevaux, et on espérait en porter le nombre à 50 mille. Elle était superbe, car les chevaux étaient bons, et les hommes avaient tous servi. L'habillement était presque complet. Dans l'armée de ligne pourtant, quelques hommes n'avaient que la veste et la capote. Les gardes nationaux se plaignaient de n'avoir pas encore reçu l'uniforme adopté pour eux, c'est-à-dire la blouse bleue et le collet de couleur, ce qui les exposait à être traités par l'ennemi comme paysans révoltés, non comme soldats réguliers. Les préfets, fort pressés dans ces premiers moments, et manquant souvent des fonds nécessaires, n'avaient pas eu les moyens de pourvoir à cet objet, et c'était chez les gardes nationaux mobiles une cause de mécontentement, parce que c'était pour eux une cause de danger, ce qui n'empêchait pas du reste qu'ils ne fussent animés du meilleur esprit.
Ainsi en deux mois et demi, Napoléon avait tiré la France d'un état complet d'impuissance, car tandis qu'au 20 mars elle n'aurait pu réunir sur aucun point une force de quelque importance, elle avait le 12 juin sur la frontière du Nord 124 mille hommes pourvus de tout, et capables si la fortune ne les trahissait pas, de changer la face des choses. Nécessité de placer des noyaux d'armées sur le Rhin, le Jura et les Alpes. Elle avait sur le Rhin, sur le Jura, sur les Alpes, des noyaux d'armées tels qu'en se joignant à eux, Napoléon pouvait en faire sur-le-champ des corps imposants, et très-présentables à l'ennemi. Les places étaient fortement occupées, et chacun des mois suivants devait augmenter d'une centaine de mille la masse des défenseurs du sol. Quelques juges sévères ont demandé pourquoi une quarantaine de mille hommes étaient répartis entre les corps de Rapp, de Lecourbe, de Suchet, où ils ne formaient pas des armées véritables, tandis que joints à Napoléon ils auraient décidé la victoire. Ces critiques sont dénuées de fondement. On ne pouvait laisser le Rhin, le Jura, les Alpes sans défense: il y fallait au moins des corps qui, renforcés promptement si le danger devenait sérieux de leur côté, fussent capables d'arrêter l'invasion. Napoléon les avait composés en grande partie de gardes nationaux mobilisés; mais ceux-ci avaient besoin d'un soutien, et 20 mille soldats de ligne ajoutés au corps de Rapp, 4 mille à celui de Lecourbe, 12 mille à celui de Suchet, devaient leur procurer une plus grande consistance, et leur fournir d'ailleurs les armes spéciales, artillerie, cavalerie, génie, que les gardes nationales mobilisées ne contenaient point. Rapp avait ainsi 40 à 45 mille hommes, Lecourbe 12 à 15 mille, Suchet 30 à 32 mille, et si Napoléon après avoir triomphé des Prussiens et des Anglais se reportait vers le Rhin pour tenir tête aux Autrichiens et aux Russes qui arrivaient par la frontière de l'Est, il devait trouver un fond d'armée qu'il porterait à 120 mille combattants en amenant seulement 70 à 80 mille hommes avec lui. Assurément il ne pouvait faire moins pour le Rhin, le Jura, les Alpes; mais en faisant cela il avait fait l'indispensable, et il s'était réservé en même temps des ressources suffisantes pour frapper au Nord un coup décisif. Lui seul parmi les généraux anciens et modernes a entendu au même degré la distribution des forces, de manière à pourvoir à tout en ne faisant partout que l'indispensable, et en se réservant au point essentiel des moyens décisifs. Nos malheurs de 1815 n'infirment en rien cette vérité.
La situation que nous venons d'exposer prouve combien eût été folle la pensée de courir au Rhin le lendemain du 20 mars, pour profiter de l'élan imprimé aux esprits par le merveilleux retour de l'île d'Elbe. En prenant ce parti on eût rencontré des forces triples ou quadruples de celles qu'on aurait amenées; on aurait, en se portant si loin, rendu beaucoup plus difficile et presque impossible la reconstitution de nos régiments, et enfin Napoléon eût révolté contre lui les hommes qui voulaient épuiser tous les moyens de conserver la paix, et qui n'étaient disposés à lui pardonner la guerre que si elle était absolument inévitable. Si donc la résolution d'attendre que nos forces fussent tirées de la nullité où elles étaient au 20 mars, et que les dispositions hostiles de l'Europe fussent devenues évidentes, si cette résolution était d'une sagesse incontestable, il s'élevait néanmoins une question fort grave, celle de savoir si après avoir attendu jusqu'au milieu de juin, il ne valait pas mieux différer jusqu'au milieu de juillet ou d'août, afin d'atteindre le moment où nos forces seraient complétement organisées.
Fallait-il prendre l'offensive, ou attendre l'ennemi sous Paris, en lui opposant des forces qui eussent été doublées si Napoléon s'était ménagé un mois de plus? En effet, Blucher et Wellington ayant pris le parti de rester immobiles à la tête de la colonne du Nord, jusqu'à ce que la colonne de l'Est sous le prince de Schwarzenberg fût en mesure d'agir, il devait s'écouler encore un mois avant les premières hostilités, et un mois devait être de très-grande conséquence pour le développement de nos forces. Ainsi les anciens militaires, les conscrits de 1815, les gardes nationaux mobilisés, auraient achevé de rejoindre, ce qui nous aurait procuré cent mille hommes de plus, lesquels auraient presque tous profité à l'armée active, et au lieu de 124 mille combattants, Napoléon aurait pu en avoir 200 mille sous la main. Si on suppose que, persistant dans ce plan d'expectative, il eût comme en 1814 laissé l'ennemi s'avancer au sein de nos provinces, les deux grandes armées ennemies n'auraient pu être avant le 1er août, l'une à Langres, l'autre à Laon. Les dépôts en se repliant auraient versé un plus grand nombre d'hommes dans les régiments; Rapp en évacuant l'Alsace aurait rejoint Napoléon, qui se serait trouvé ainsi à la tête de 250 mille combattants recevant ses ordres directs. Pendant ce temps, Paris se serait rempli de marins, de fédérés, de dépôts, et eût peut-être compté cent mille défenseurs. Lyon, entouré de solides ouvrages, se serait rempli aussi des marins de Toulon, des gardes nationaux mobilisés du Dauphiné, de la Franche-Comté, de l'Auvergne: Suchet, rejoint par Lecourbe, aurait été en avant de Lyon avec cinquante mille hommes, et alors, tandis que Suchet appuyé sur Lyon eût couvert le Midi, Napoléon manœuvrant avec 250 mille soldats, et ayant derrière lui Paris bien défendu, aurait couvert le Nord, et on ne peut guère douter du résultat de la campagne, les envahisseurs fussent-ils 500 mille, comme on prétendait qu'ils seraient, dont 100 mille toutefois devaient être forcément retenus sur les derrières. Or, quand on se rappelle ce que fit Napoléon en 1814 avec 70 mille hommes dans sa main, Paris n'ayant pour le protéger ni un canon, ni un homme, ni un général, Lyon étant livré à l'ineptie d'Augereau, on ne peut, nous le répétons, s'empêcher de regretter amèrement que le système de la défensive ne l'emportât pas alors dans son esprit sur celui de l'offensive. Pourtant ce plan défensif, tout avantageux qu'il paraissait, avait aussi ses inconvénients graves. Inconvénients attachés au système de la défensive. Il fallait d'abord abandonner sans coup férir les plus belles provinces de France, les plus riches, les plus dévouées, celles de l'Est et du Nord; il fallait livrer à l'ennemi leurs ressources qui étaient immenses, et les livrer elles-mêmes à une seconde invasion quand elles avaient tant souffert de la première, quand elles venaient de fournir presque en entier les 170 mille gardes nationaux mobilisés, qu'on aurait menés dans l'intérieur en laissant exposés à l'ennemi leurs biens, leurs femmes et leurs enfants. Il fallait donc, outre un immense sacrifice, commettre une cruauté, une ingratitude, et de plus une espèce de faiblesse en présence de la France dévorée d'anxiété, et autorisée à croire que puisqu'il agissait ainsi le gouvernement était réduit au dernier état de détresse. Le parti libéral et révolutionnaire devait en être contristé et abattu, et le parti royaliste plus audacieux que jamais. Les esprits déjà fort agités à Paris et dans les Chambres devaient se troubler, s'aigrir, se diviser davantage. Ainsi livrer à l'ennemi l'Alsace, la Franche-Comté, la Lorraine, la Bourgogne, la Champagne, après leur avoir pris leurs bras les plus valides, afficher un état de détresse désolant, exalter ses ennemis, décourager ses amis, laisser le pays deux mois dans une anxiété cruelle, y être soi-même, abandonner les Chambres à toutes les divagations de la crainte, c'étaient là des inconvénients de la plus extrême gravité, et même sans l'ardeur naturelle au caractère de Napoléon, on comprend que s'il y avait un autre plan il le préférât!
Il y en avait un en effet sur lequel il n'avait cessé de méditer avec la force de pensée qui lui était propre, et sur la valeur duquel il n'avait aucun doute. Les deux colonnes d'invasion se trouvaient à cent lieues l'une de l'autre, et de plus la seconde, celle de l'Est, ne pouvait être prête à agir qu'au milieu de juillet, c'est-à-dire un mois après celle du Nord, de manière qu'elles étaient, par la distance et par le temps, dans l'impuissance de se soutenir. Lord Wellington et Blucher campaient le long de notre frontière du Nord, derrière Charleroy, et eux-mêmes, quoique fort rapprochés, n'étaient pas tellement unis qu'on ne pût pénétrer entre eux pour accomplir de grands desseins. L'un avait sa base à Bruxelles, l'autre à Liége. Avantages du système de l'offensive. Ils avaient bien cherché à se relier par des postes nombreux, répandus sur la gauche et sur la droite de la Sambre qui les séparait, mais ils l'avaient fait à la manière des esprits de second ordre, qui entrevoient plutôt qu'ils ne voient les choses; et de Paris, avec son coup d'œil que la nature avait fait si prompt, que l'expérience avait fait si sûr, Napoléon avait clairement discerné le point par où il pourrait s'introduire dans leurs cantonnements trop faiblement unis, s'interposer entre eux, battre les Prussiens d'abord, les refouler sur la Meuse, puis battre les Anglais après les Prussiens, les acculer à la mer, et du premier coup produire en Europe un ébranlement qui exercerait une forte influence, à Londres sur les divisions du parlement britannique, à Vienne sur les appréhensions du cabinet autrichien. Ce premier coup frappé sur la colonne du Nord, il pouvait revenir sur la colonne de l'Est, et s'il avait employé à combattre et à vaincre ce mois qui allait lui procurer cent mille hommes de plus, il devait avoir plus nombreux et mieux disposés ces cent mille hommes, il devait en se jetant avec eux sur le prince de Schwarzenberg, le ramener probablement au Rhin, et s'il n'était pas trop exigeant obtenir la paix de la politique européenne déconcertée. Supposez que Napoléon se fît illusion, que cette hardie offensive n'eût pas tout le succès qu'il en espérait, rien ne l'empêchait de revenir de l'offensive à la défensive, c'est-à-dire à la dispute pied à pied du sol national qu'il avait si admirablement soutenue en 1814, et après avoir épuisé les chances du premier plan, de revenir au second sans que la situation fût compromise. L'Alsace, la Franche-Comté, la Lorraine, la Bourgogne, la Champagne, n'auraient plus à se plaindre s'il ne les abandonnait qu'après les avoir disputées, et dans ce système qui le faisait passer par l'offensive avant d'en venir à la défensive, il n'aurait pas négligé une seule chance heureuse pour le pays et pour lui-même.
À ce plan il n'y avait qu'une objection, mais elle était grave. En allant tenter la fortune si hardiment au milieu des Anglais et des Prussiens, on pouvait rencontrer une grande défaite, et alors tout cet édifice de ressources si laborieusement préparé était exposé à s'écrouler soudainement avec le gouvernement lui-même. C'est pour ce motif que Napoléon avait craint la réunion des Chambres opérée si tôt, car un revers pouvait les jeter dans une sorte de délire. Mais c'était chose faite, et il fallait raffermir les Chambres, le pays, tout le monde, en tâchant d'obtenir le plus tôt possible un succès décisif. Napoléon voyait avec sa pénétration supérieure, la possibilité d'obtenir ce succès décisif, et il en avait l'impatience propre aux capitaines inspirés. Le génie de la politique consiste le plus souvent à savoir attendre, celui de la guerre à voir vite le côté où l'on peut frapper, et à frapper sur-le-champ. Aussi tandis que les plus grands politiques ont été patients, les plus grands capitaines ont été prompts. Chaque génie a ses inconvénients, et il faut admettre qu'il se comporte à sa façon. Raisons qui décident Napoléon en faveur de l'offensive. Ainsi par des raisons de situation et de caractère, Napoléon résolut de se jeter d'abord sur les Anglais et les Prussiens avec les 124 mille hommes qu'il avait actuellement sous la main, pour se reporter ensuite avec les renforts qui lui arriveraient, sur les Russes et les Autrichiens. Ce plan conçu de bonne heure, il l'avait préparé avec une profondeur incroyable de calcul, et les débuts en furent, comme on va le voir, singulièrement heureux.
Rapide concentration de l'armée. Tandis que les Prussiens s'appuyaient sur Liége et les Anglais sur Bruxelles, se reliant par des postes sur les deux rives de la Sambre, Napoléon avait ses 124 mille hommes étendus en une longue ligne de cantonnements de Lille à Metz, avec leur arrière-garde à Paris. Il fallait les concentrer rapidement, c'est-à-dire les réunir sur deux ou trois lieues de terrain, sans tirer l'ennemi de son incurie, ou du moins sans lui donner plus qu'un demi-éveil, lequel ne provoque que des demi-mesures. Le premier corps sous d'Erlon était à Lille, le second sous Reille à Valenciennes, le troisième sous Vandamme à Mézières, le quatrième sous Gérard à Metz, le sixième sous Lobau à Paris, de manière qu'entre celui de d'Erlon à gauche, et celui de Gérard à droite, il y avait cent lieues, et de la tête à la queue, de la frontière à Paris, soixante. Le mouvement de concentration n'était donc pas facile à opérer. Voici comment Napoléon s'y prit pour en assurer le succès.
Le mouvement de Paris à la frontière, qui devait s'opérer par Soissons, Laon et Maubeuge, ne pouvait pas être très-indicateur des desseins de Napoléon, car c'était la route par laquelle tout passait depuis un mois. D'ailleurs une forte partie des masses ennemies étant à la frontière du Nord, il était naturel que des troupes marchassent de ce côté, comme il y en avait aussi qui marchaient vers Metz, Strasbourg et Lyon. Il aurait fallu pour découvrir la vérité calculer combien il en passait sur chacune de ces routes, mais l'ennemi n'est jamais ni assez bien informé, ni assez vigilant pour se livrer à de semblables calculs, ni assez pénétrant pour en tirer de justes conclusions, à moins qu'il n'ait à sa tête un génie supérieur. Napoléon avait donc fait partir successivement les divisions du comte de Lobau et celles de la garde avec tout le matériel d'artillerie, sans autre crainte que d'apprendre aux généraux alliés qu'on préparait une armée au Nord, ce qui n'avait rien de bien étonnant, puisque là se trouvait le gros des Anglais et des Prussiens. Le mouvement dangereux pour les indices qu'il fournirait était celui de gauche à droite, de Lille à Maubeuge, et celui de droite à gauche, de Metz à Maubeuge, car il pouvait révéler le projet de se concentrer vers Maubeuge, et dès lors de marcher sur Charleroy. Le corps de Gérard étant le plus éloigné, devait se mettre en mouvement le premier; mais heureusement il y avait peu d'ennemis devant Metz, dès lors peu de surveillance, peu de communications à craindre. Napoléon ordonna au général Gérard de partir le 7 juin en grand secret, de fermer les portes de Metz, de veiller à ce que personne ne sortît de la place, et de s'acheminer sur Philippeville sans qu'aucun officier de son corps sût où il se rendait. Personne, excepté le ministre de la guerre, ne connaissait le plan de campagne, et le général Gérard lui-même, malgré la confiance qu'il méritait, ne savait qu'une chose, c'est qu'il se dirigeait sur Philippeville. Le général d'Erlon, le plus éloigné du centre après le général Gérard, avait ordre de se mettre en mouvement le 9, c'est-à-dire deux jours après le corps de Gérard, et de se porter de Lille sur Valenciennes, également en grand secret. Le général Reille devait partir de Valenciennes le 11 juin, quand d'Erlon en approcherait, et marcher vers Maubeuge, où Vandamme, qui était à Mézières, n'avait qu'un pas à faire pour se rendre. Moyen imaginé par Napoléon pour dérober à l'ennemi son mouvement de concentration. Cependant les mouvements de Lille à Valenciennes, de Valenciennes à Maubeuge, pouvaient devenir significatifs. Napoléon imagina un moyen ingénieux de tromper le duc de Wellington, auquel il supposait beaucoup plus de pénétration qu'au maréchal Blucher. Il avait parfaitement entrevu que le général britannique, venant de la mer, s'appuyant à la mer, devait mettre infiniment de soin à empêcher qu'on ne le coupât de cette base d'opération. Il ordonna donc qu'on fît sortir de Lille, de Dunkerque et des places voisines les gardes nationales mobilisées, et qu'on repliât les avant-postes ennemis avec un appareil militaire qui pût faire craindre une opération sérieuse. Ce mouvement fut prescrit de manière à le rendre très-apparent, et surtout visiblement dirigé vers les côtes, afin que s'il arrivait des nouvelles des corps partis de Metz et de Mézières, on pût croire que la tendance générale de nos troupes était de se porter vers Lille, Gand et Anvers. D'ailleurs ces indices de notre marche, en supposant l'ennemi plus vigilant, mieux servi qu'il ne l'était, ne parviendraient au quartier général de Bruxelles que deux, trois, quatre jours après qu'ils auraient été recueillis, de plus ils seraient contradictoires, ils devaient dès lors agiter l'ennemi sans l'éclairer, et ne pouvaient amener de détermination que lorsque notre concentration serait complétement opérée. Tous nos corps étaient ainsi en mouvement lorsque Napoléon quitta Paris le 12 juin.
Départ de Napoléon le 12 juin au matin. Parti du palais de l'Élysée à trois heures et demie du matin, il s'arrêta quelques instants à Soissons, où il inspecta les ouvrages destinés à mettre cette place à l'abri d'un coup de main, donna suivant sa coutume une foule d'ordres, et alla finir sa journée à Laon. Son passage à Laon et Avesnes. Le lendemain 13, il examina la position où s'était livrée la sanglante bataille de l'année précédente, prescrivit ce qui était à faire pour s'en assurer la possession dans le cas d'une retraite forcée, et le soir du même jour alla coucher à Avesnes. Son arrivée à Beaumont. Après avoir vérifié l'état des magasins de cette place, après avoir recueilli le dire de ses espions, qui lui annonçaient que tout était tranquille chez l'ennemi, il vint prendre gîte à Beaumont le 14 au soir, au milieu d'une vaste forêt qui bordait la frontière. Les nouvelles de tous nos corps d'armée étaient excellentes. La marche de Gérard s'était accomplie à travers la Lorraine et les Ardennes sans qu'aucun avis en fût parvenu aux Prussiens. De Lille, de Valenciennes s'étaient échappés quelques indices, mais la forte démonstration en avant de Lille portait à croire que les Français avaient des vues sur Gand, et probablement sur Anvers. Succès du stratagème de Napoléon. Napoléon avait donc tous ses corps autour de lui, à une distance de cinq à six lieues les uns des autres, masqués par une épaisse forêt, et sans que l'ennemi en sût rien, à en juger du moins par son immobilité. Voici comment étaient placés tous ces corps le 14 au soir.
Emplacement de nos corps d'armée le 14 juin au soir. Sur la gauche, le comte d'Erlon se trouvait à Solre-sur-Sambre avec le 1er corps comprenant environ 20 mille fantassins, et sur la même ligne le général Reille campait à Leers-Fosteau avec le 2e corps fort de 23 mille. Ces deux généraux étaient destinés à former la gauche de l'armée, qui devait ainsi s'élever à 43 ou 44 mille hommes d'infanterie. À droite, mais à une distance double parce qu'il arrivait de Metz, le général Gérard était venu coucher à Philippeville avec le 4e corps, dont l'effectif était de 15 à 16 mille combattants. Il devait devenir plus tard la droite de l'armée après avoir reçu diverses adjonctions. Au centre enfin, c'est-à-dire à Beaumont même, et dans un rayon d'une lieue, se trouvaient Vandamme avec le 3e corps, venu de Mézières et comptant 17 mille hommes, le comte de Lobau avec le 6e corps, formé à Paris et réduit à 10 mille hommes depuis les détachements envoyés en Vendée, enfin la garde forte de 13 mille fantassins, de 5 mille cavaliers, de 2 mille artilleurs, ce qui constituait un effectif total d'environ 20 mille combattants. Comme dans toutes ses campagnes, Napoléon ne laissant à chaque corps d'armée que ce qu'il lui fallait de cavalerie pour s'éclairer, avait réuni le gros de cette arme en quatre corps spéciaux, comprenant la cavalerie légère sous Pajol, les dragons sous Exelmans, les cuirassiers sous les généraux Kellermann et Milhaud, et composant à eux quatre une superbe réserve de 13 mille cavaliers aguerris, qu'il entendait garder sous sa main pour en user selon les circonstances. N'ayant pour la diriger ni Murat, ni Bessières, ni Montbrun, ni Lasalle, frappés les uns par la fortune, les autres par la mort, il avait choisi Grouchy devenu récemment maréchal, bon officier de cavalerie, plus capable d'exécuter un mouvement que de le concevoir, plus propre en un mot à obéir qu'à commander. Il faut ajouter à ces troupes 4 à 5 mille soldats des parcs et des équipages, complétant l'effectif général et tous réunis en ce moment autour de Beaumont. Jamais opération plus difficile n'avait été exécutée plus heureusement, car 124 mille hommes et 350 bouches à feu étaient concentrés à la lisière d'une forêt dont la seule épaisseur les séparait de l'ennemi, et sans que cet ennemi en eût connaissance.
Dispositions morales de l'armée. La disposition morale des troupes, sous le rapport du dévouement et de l'ardeur à combattre, surpassait tout ce qu'on avait jamais vu. Il n'y avait pas un homme qui n'eût servi. Les plus novices avaient fait les campagnes de 1814 et de 1813. Les deux tiers étaient de vieux soldats, revenus des garnisons lointaines, ou des prisons de Russie et d'Angleterre. Auteurs de la révolution du 20 mars, ils en avaient le fanatisme[1]. Son enthousiasme pour Napoléon, et sa défiance envers ses chefs. Dès qu'ils voyaient Napoléon, ils criaient Vive l'Empereur! avec une sorte de furie militaire et patriotique. Les officiers, tirés de la demi-solde, partageaient les sentiments des soldats. Malheureusement les cadres avaient été remaniés plusieurs fois, d'abord sous les Bourbons, puis sous Napoléon, et il s'y trouvait une masse d'officiers, nouveaux dans le régiment quoique vieux dans l'armée, qui n'étaient pas assez connus des hommes qu'ils devaient commander. C'était l'une des causes de la défiance générale qui régnait à l'égard des chefs. L'opinion vulgaire dans les rangs de l'armée, c'était que non-seulement les maréchaux, mais les généraux, et beaucoup d'officiers au-dessous de ce grade, s'étaient accommodés des Bourbons, que Napoléon les avait surpris désagréablement en revenant de l'île d'Elbe, que dès lors leur dévouement dans la lutte qui se préparait serait au moins douteux. Cette opinion vraie sous quelques rapports, était fausse en ceci que les officiers de grade élevé, quoique ayant vu avec regret le retour de Napoléon, étaient pour la plupart incapables de le trahir, du moins avant que la fortune l'eût trahi elle-même. Il leur en coûtait de se dévouer de nouveau à sa cause, mais ils sentaient qu'il y allait de leur gloire, de celle de la France, et ils étaient prêts à se battre avec la plus grande énergie, sans compter que plusieurs d'entre eux, ayant contribué à la révolution du 20 mars, étaient prêts à se battre non pas seulement avec courage mais avec passion. Néanmoins la confiance des soldats, fanatique en Napoléon, était nulle envers les chefs. L'idée que quelques-uns communiquaient avec Gand était générale. Tous ceux qui ne parlaient pas aussi vivement que les soldats, devenaient suspects à l'instant même. Les bivouacs étaient devenus de vrais clubs, où soldats et officiers s'entretenaient de politique, et discutaient leurs généraux, comme dans les partis on discute les chefs politiques. Ce n'était pas l'ardeur de combattre, mais la subordination, l'union, le calme, qui devaient en souffrir. En un mot, héroïque et toute de flamme, cette armée manquait de cohésion; mais Napoléon formait son lien, et dès qu'elle le voyait, elle retrouvait en lui son unité. Sa résolution de vaincre ou de mourir. Elle frémissait de contentement à l'idée de rencontrer l'ennemi le lendemain même, de venger sur lui les années 1813 et 1814, et jamais, on peut le dire, victime plus noble, plus touchante, ne courut avec plus d'empressement s'immoler sur un autel qui pour elle était celui de la patrie.
Position des armées prussienne et anglaise. Napoléon était résolu à la satisfaire, et à la mener la nuit même au milieu des bivouacs des Anglais et des Prussiens. Comme il l'avait prévu, les deux généraux alliés, tout en se disant qu'il fallait être bien serrés l'un à l'autre, avaient cependant négligé le point de soudure entre leurs cantonnements, et n'avaient pas pris les précautions nécessaires pour empêcher qu'on y pénétrât. Le duc de Wellington, tout occupé de couvrir le royaume des Pays-Bas, Blucher de barrer la route des provinces rhénanes, s'étaient placés conformément à l'idée qui les dominait. Composition et distribution de l'armée prussienne de Liége à Charleroy. La Sambre, coulant de nous à eux, et se réunissant à la Meuse près de Namur, séparait leurs cantonnements. Blucher, avec quatre corps d'armée d'environ trente mille hommes chacun, formant ainsi un total de 120 mille combattants, occupait les bords de la Sambre et de la Meuse. (Voir la carte no 61.) Bulow avec le 4e corps était à Liége, Thielmann avec le 3e entre Dinant et Namur, Pirch avec le 2e à Namur même. Ziethen avec le 1er corps, placé tout à fait à notre frontière, avait à Charleroy deux de ses divisions, et tenait ses avant-postes au delà de la Sambre, le long de la forêt de Beaumont qui nous cachait à sa vue. Ses deux autres divisions étaient en arrière de Charleroy, communiquait par des patrouilles avec l'armée anglaise chargée de couvrir le royaume des Pays-Bas. Configuration générale des lieux. De Namur partait une belle chaussée pavée, se rendant des provinces rhénanes en Belgique, et conduisant à Bruxelles par Sombreffe, les Quatre-Bras, Genappe, Mont-Saint-Jean, Waterloo. (Voir la carte no 65.) Elle formait par conséquent la communication la plus importante pour les alliés, puisque c'était sur un point quelconque de son développement que Prussiens et Anglais devaient se réunir pour venir au secours les uns des autres. Aussi s'étaient-ils promis d'y accourir s'ils étaient menacés par cette frontière, car de Charleroy on n'avait que cinq ou six lieues à faire pour atteindre cette grande chaussée de Namur à Bruxelles. Prenait-on à gauche en sortant de Charleroy, on la joignait aux Quatre-Bras, et on était sur la route de Bruxelles: prenait-on à droite, on la joignait à Sombreffe, et on était sur la direction de Namur et de Liége. C'est par ce motif que les Prussiens avaient deux des divisions de Ziethen à Charleroy, les autres à Fleurus et à Sombreffe.
Composition, force, et emplacement de l'armée anglaise. Le duc de Wellington disposait de cent mille hommes, Anglais, Hanovriens, Hollando-Belges, Brunswickois, sujets de Nassau. Les Anglais étaient de vieux soldats, éprouvés par vingt ans de guerre, et justement enorgueillis de leurs succès en Espagne. Ce qu'il y avait de meilleur dans l'armée britannique après les Anglais c'était la légion allemande, composée des débris de l'ancienne armée hanovrienne, recrutée avec des Allemands et fort aguerrie. Les Hollando-Belges, les Hanovriens proprement dits, les Brunswickois, le corps de Nassau, avaient été levés en 1813 et 1814, à la suite du soulèvement européen contre nous, les uns organisés en troupes de ligne, les autres en milices volontaires. Les troupes de ligne avaient plus de consistance que les milices, mais les unes et les autres étaient animées de passions vives contre la France, confiantes dans le chef qui les commandait, et habilement mêlées aux troupes anglaises de manière à participer à leur solidité. Dans cette masse les Anglais comptaient pour 38 mille hommes, les soldats de la légion allemande pour 7 à 8 mille, les Hanovriens pour 15 mille, les Hollando-Belges pour 25 mille, les Brunswickois pour 6 mille, les sujets de Nassau, naturellement fort attachés à la maison de Nassau-Orange, pour 7 mille.
Résolution des généraux ennemis d'attendre l'arrivée de la grande colonne de l'Est. Le duc de Wellington, ainsi qu'on l'a vu au précédent volume, s'était attaché à persuader à Blucher qu'il fallait attendre que la seconde colonne d'invasion, composée des Russes, des Autrichiens, des Bavarois, des Wurtembergeois, etc., laquelle arrivait par l'Est, fût parvenue à la même distance de Paris que la colonne qui entrait par le Nord, avant d'agir offensivement. Afin de tuer le temps et de satisfaire l'ardeur des Prussiens, le duc de Wellington avait consenti à entreprendre quelques siéges, et des parcs d'artillerie avaient été préparés dans cette intention. Mais en attendant on n'avait pris que de médiocres précautions pour se garantir contre une brusque apparition des Français. Le duc de Wellington, dont la perspicacité était ici en défaut, n'avait songé qu'à se préserver d'une attaque le long de la mer, ce qui pourtant n'était guère à craindre, car Napoléon l'eût-il coupé d'Anvers, ne l'eût certainement pas coupé d'Amsterdam, et ne lui eût dès lors pas enlevé sa base d'opération, tandis qu'il avait grand intérêt à le séparer de Blucher, et à se jeter entre les Anglais et les Prussiens pour les battre les uns après les autres. De ce dernier danger, de beaucoup le plus réel, le duc de Wellington et Blucher n'avaient rien entrevu. Précautions prises pour le cas de la subite apparition des Français vers Charleroy. Seulement, instruits par les leçons de Napoléon à se tenir bien serrés les uns aux autres, ils s'étaient promis de se réunir sur la chaussée de Namur à Bruxelles en cas d'attaque vers Charleroy, et d'y accourir le plus vite possible, les uns de Bruxelles, les autres de Namur et de Liége. Le duc de Wellington avait fait trois parts de son armée: l'une formant sa droite sous le brave et excellent général Hill, s'étendait d'Oudenarde à Ath; l'autre sous le brillant prince d'Orange, d'Ath à Nivelles, pas loin de Charleroy et de la Sambre (voir la carte no 65); la troisième était en réserve à Bruxelles. Le duc de Wellington par cette distribution avait voulu se mettre en mesure de se concentrer, ou sur sa droite en cas d'attaque vers la mer, ou sur sa gauche en cas qu'il fallût se porter au secours des Prussiens. Mais même dans cette double intention, ses corps étaient trop dispersés, car il fallait au moins deux ou trois jours pour qu'ils fussent réunis sur leur droite ou sur leur gauche. Quoi qu'il en soit, en cas d'une attaque vers Charleroy, contre les Anglais ou les Prussiens, le point de ralliement avait été fixé sur la chaussée de Namur à Bruxelles, et c'est pour garantir cette chaussée que le corps prussien de Ziethen avait été distribué comme nous venons de le dire, deux divisions à Charleroy sur la Sambre, deux autres en arrière entre Fleurus et Sombreffe.
Le moment de l'approche des Français complétement ignoré. Le 14 juin au soir on ne soupçonnait rien ou presque rien aux quartiers généraux de Bruxelles et de Namur des desseins des Français: on savait seulement qu'il y avait du mouvement sur la frontière, sans soupçonner le but et la gravité de ce mouvement. C'était donc une grande et merveilleuse opération que d'avoir rassemblé ainsi à quatre ou cinq lieues de l'ennemi une armée de 124 mille hommes, venant de distances telles que Lille, Metz et Paris, sans que les deux généraux anglais et prussien s'en doutassent, et l'histoire de la guerre ne présente pas que nous sachions un phénomène de ce genre. Plan de Napoléon, et son ordre de mouvement pour la nuit du 14 au 15. Napoléon n'était pas homme à perdre le fruit de ce premier succès, en ne se hâtant pas assez d'en profiter. Il résolut d'entrer en action dans la nuit même du 14 au 15, de se porter brusquement sur Charleroy, d'enlever par surprise cette place probablement mal gardée, d'y franchir la Sambre, et de tomber tout à coup sur la chaussée de Namur à Bruxelles, certain que si rapprochés que fussent les Prussiens et les Anglais, il les trouverait faiblement reliés à leur point de jonction, et parviendrait à s'établir entre eux avec la masse de ses forces. Il avait prescrit les plus minutieuses précautions pour que dans les bivouacs on se rendît aussi peu apparent que possible, qu'on se couvrît des bois, des mouvements de terrain assez fréquents sur cette frontière, qu'on cachât ses feux, et qu'on ne laissât passer ni un voyageur, ni un paysan, afin de retarder le plus qu'il se pourrait la nouvelle positive de notre approche. Quant à la nouvelle vague elle était certainement répandue, et celle-là, comme l'expérience le prouve, provoque rarement de la part d'un ennemi menacé des déterminations suffisantes.
Napoléon donna le 14 au soir les ordres qui suivent. À trois heures du matin toutes nos têtes de colonnes devaient être en marche de manière à se trouver vers neuf ou dix heures sur la Sambre. À gauche, le général Reille avec le 2e corps devait se porter de Leers-Fosteau à Marchiennes, s'emparer du pont de Marchiennes situé à une demi-lieue au-dessus de Charleroy, y passer la Sambre, et se mettre en mesure d'exécuter les instructions ultérieures du quartier général. Le comte d'Erlon avec le 1er corps, partant de deux lieues en arrière de Solre-sur-Sambre, devait deux heures après le général Reille entrer à Marchiennes, et y prendre position derrière lui. Au centre, le général Vandamme partant des environs de Beaumont avec le 3e corps, avait l'ordre formel de se trouver entre neuf et dix heures du matin devant Charleroy. Avec lui devait marcher le général Rogniat, suivi des troupes du génie et des marins de la garde, afin d'enlever le pont et la porte de Charleroy. Le général Pajol était chargé d'escorter Rogniat avec la cavalerie légère de la réserve. Napoléon se proposait de l'accompagner à la tête de quatre escadrons de la garde, pour tout voir et tout diriger par lui-même. Il était prescrit au comte de Lobau de partir avec le 6e corps une heure après le général Vandamme, afin de laisser à celui-ci le temps de défiler à travers les bois. La garde devait s'ébranler une heure après le comte de Lobau. Défense était faite aux bagages de suivre les corps, et il ne leur était permis de se mettre en marche qu'après que toutes les troupes auraient défilé. À droite enfin le général Gérard, qui n'était encore qu'à Philippeville, devait en partir à trois heures du matin, tomber brusquement sur le Châtelet, à deux lieues au-dessous de Charleroy, y passer la Sambre, s'établir sur la rive gauche, et attendre là les ordres du quartier général. Ainsi, entre neuf et dix heures du matin, 124 mille hommes allaient fondre sur tous les points de la Sambre, tant au-dessus qu'au-dessous de Charleroy, et il était difficile qu'ainsi concentrés sur un espace de deux lieues, ils ne parvinssent pas à percer la ligne ennemie quelque forte qu'elle pût être. (Voir la carte no 65.)
L'armée s'ébranle tout entière le 15 à trois heures du matin, à l'exception du corps de Vandamme. Le 15 juin à trois heures du matin, l'armée s'ébranla tout entière, Vandamme excepté, qui cependant aurait dû être en mouvement le premier. On n'était ni plus énergique, ni plus habile que le général Vandamme, ni surtout plus dévoué à la cause sinon de l'Empire, du moins de la Révolution française. Il était prêt à bien servir, mais il ne s'était pas corrigé de ses défauts, qui étaient la violence et le goût extrême du bien-être. On l'avait forcé de quitter Beaumont pour céder la place au corps de Lobau, à la garde impériale et à l'Empereur. Après avoir manifesté beaucoup d'humeur il était allé s'établir sur la droite, et s'était logé de sa personne dans une maison de campagne assez difficile à découvrir. Le maréchal Soult qui possédait la plupart des qualités d'un chef d'état-major, sauf la netteté d'esprit et l'expérience de ce service, n'avait pas, comme Berthier, doublé et triplé l'expédition des ordres afin d'être assuré de leur transmission. L'unique officier envoyé à Vandamme le chercha longtemps, se cassa la jambe en le cherchant, et ne put remettre à un autre le message dont il était porteur. Cause du retard de ce corps. Vandamme ne sut donc rien, et resta paisiblement endormi dans ses bivouacs. Le général Rogniat étant parvenu à le joindre, lui témoigna son étonnement de le trouver immobile, et le prévint qu'il fallait se porter immédiatement sur Charleroy. Vandamme assez mécontent du ton du général Rogniat, lui répondit durement qu'on ne lui avait adressé aucune instruction du quartier général, et que ce n'était pas d'un subalterne qu'il avait à recevoir des ordres. Toutefois malgré cette réponse, Vandamme se mit en devoir de marcher. Mais il fallait du temps pour éveiller, réunir, et mettre en mouvement 17 mille hommes, et ce ne fut qu'entre cinq et six heures du matin que le 3e corps put s'acheminer vers Charleroy. Ayant à défiler par de petits chemins, à travers des bois épais, des villages étroits et longs, Vandamme ne pouvait avancer bien rapidement, et son retard de trois heures ralentit d'autant le corps de Lobau et la garde qui devaient suivre la même route. Heureusement le général Rogniat n'attendit point l'infanterie, et se trouvant assez fort avec la cavalerie légère de Pajol, il s'élança sans hésiter sur Charleroy. Napoléon, impatienté de rencontrer tant de troupes attardées sur cette route, prit les devants avec les quatre escadrons de la garde qui l'accompagnaient, et courut vers Charleroy de toute la vitesse de ses chevaux.
Malgré le retard de Vandamme, Charleroy est enlevé. Pendant ce temps Pajol battant la campagne avec ses escadrons, refoula les avant-postes prussiens après leur avoir fait deux à trois cents prisonniers. Rogniat qui le suivait avec quelques compagnies du génie et les marins de la garde, se jeta brusquement sur le pont de Charleroy, s'en saisit avant que l'ennemi pût le détruire, fit sauter avec des pétards les portes de la ville, y pénétra, et fraya ainsi la route à Pajol. Celui-ci traversa Charleroy au galop, et se mit à la poursuite des Prussiens qui se repliaient en toute hâte.
Retraite des Prussiens vers les Quatre-Bras et Fleurus. À quelques centaines de toises de Charleroy la route se bifurquait. Par la gauche elle allait joindre aux Quatre-Bras, par la droite elle allait joindre à Sombreffe, la grande chaussée de Namur à Bruxelles, ont nous avons déjà parlé. (Voir la carte no 65.) Les Prussiens, voulant conserver cette chaussée par laquelle Blucher et Wellington pouvaient se réunir, firent leur retraite sur les deux embranchements qui venaient y aboutir, celui de Bruxelles et celui de Namur, mais en plus grand nombre sur ce dernier. Pajol lança le colonel Clary avec le 1er de hussards sur la route de Bruxelles, et avec le reste de sa cavalerie se dirigea sur la route de Namur, suivi de près par les dragons d'Exelmans.
Mouvement des corps de Reille, d'Erlon et Gérard. Tandis que ces événements se passaient sur la route de Beaumont à Charleroy, le général Reille avec le 2e corps, parti de Leers-Fosteau à trois heures du matin, avait rencontré les Prussiens à l'entrée du bois de Montigny-le-Tilleul, les avait culbutés, et leur avait fait trois à quatre cents prisonniers. Il s'était immédiatement porté sur Marchiennes, en avait surpris le pont, et avait franchi la Sambre vers onze heures du matin. Il s'était ensuite avancé jusqu'à Jumel et Gosselies, dans la direction de Bruxelles, et s'y était arrêté pour laisser respirer ses troupes, et y attendre les ordres du quartier général. Le comte d'Erlon partant de plus loin avec le 1er corps, n'avait pas encore atteint la Sambre. Sur la droite, le général Gérard ayant été retenu par l'une de ses divisions, n'avait quitté Philippeville qu'assez tard, et soit par cette raison, soit par celle de la distance à parcourir, ne devait arriver au pont du Châtelet avec le 4e corps que fort avant dans la journée. Mais ces divers retards étaient sans importance, la Sambre étant franchie sur deux points, Marchiennes et Charleroy, et Napoléon pouvant en quelques heures porter 60 mille hommes entre les Anglais et les Prussiens, de manière à rendre leur réunion impossible.
Arrivée de Napoléon à Charleroy; dispositions qu'il ordonne pour s'interposer entre les Anglais et les Prussiens. Napoléon suivant de près les généraux Rogniat et Pajol, avait traversé Charleroy entre onze heures et midi, ne s'y était point arrêté, et avait rejoint au plus vite sa cavalerie légère. Il s'était porté au point où la route de Charleroy se bifurquant, jette un embranchement sur Bruxelles, un autre sur Namur. Craignant que le colonel Clary ne fût pas suffisant avec son régiment de hussards pour tenir tête aux postes ennemis qui avaient pris la direction de Bruxelles, il prescrivit au général Lefebvre-Desnoëttes, commandant la cavalerie légère de la garde, d'appuyer le colonel Clary avec sa division, forte de 2,500 cavaliers, et au général Duhesme, commandant l'infanterie de la jeune garde, d'en détacher un régiment dès qu'elle arriverait, afin d'appuyer Clary et Lefebvre-Desnoëttes. Il expédia en même temps l'ordre à sa gauche, composée des généraux Reille et d'Erlon, de hâter le pas, et de gagner Gosselies, pour accumuler ainsi de grandes forces dans la direction de Bruxelles, par laquelle devaient se présenter les Anglais. Le général Reille, comme on vient de le voir, ayant passé la Sambre à Marchiennes, était en marche sur Jumel et Gosselies, et pouvait déjà réunir sur ce point si essentiel 23 mille hommes d'infanterie.
Ces précautions prises sur la route de Bruxelles, Napoléon se transporta sur la route de Namur où il devait avoir affaire aux Prussiens, et où l'on pouvait les supposer déjà très-nombreux, leur quartier général étant à Namur, c'est-à-dire à sept ou huit lieues, tandis que le quartier général anglais, établi à Bruxelles, se trouvait à quatorze.
Des deux divisions du corps prussien de Ziethen qui occupaient Charleroy, l'une, la division Steinmetz, s'était retirée sur la route de Bruxelles, l'autre, la division Pirch II[2], sur la route de Namur passant par Fleurus et Sombreffe. Celle-ci s'était arrêtée au village de Gilly, qu'on rencontre à une lieue de Charleroy sur le chemin de Fleurus. Pajol l'avait suivie avec la cavalerie légère, Exelmans avec les dragons, et Grouchy lui-même commandant en chef la réserve de cavalerie, était venu prendre le commandement des troupes réunies à cette avant-garde. Le corps de Ziethen s'arrête à Gilly pour couvrir la route de Namur par Fleurus. Le général Ziethen avait ordre en cas d'attaque de disputer le terrain, de manière à ralentir notre marche, mais non pas de manière à s'engager sérieusement. Voyant six mille chevaux à sa poursuite, il avait évacué le village de Gilly, et s'était établi derrière un gros ruisseau qui venant de l'abbaye de Soleilmont va tomber dans la Sambre près du Châtelet. Placé sous ses ordres, le général Pirch II avait barré le pont de ce ruisseau, disposé deux bataillons en arrière du pont, et plusieurs autres à gauche et à droite de la route, dans les bois de Trichehève et de Soleilmont. Il résolut d'attendre les Français dans cette position, qui lui permettait de leur opposer une assez longue résistance. De son côté le maréchal Grouchy quoique ayant sous la main les deux divisions Pajol et Exelmans, crut devoir s'arrêter, car des troupes à cheval ne suffisaient pas pour forcer l'obstacle qu'il avait devant lui, et il se serait exposé à perdre beaucoup d'hommes sans obtenir aucun résultat.
Le plan de Napoléon est en voie de pleine réussite. C'est dans cette situation que Napoléon trouva les choses en arrivant à Gilly. Il prit bientôt son parti avec cette sûreté de jugement qui ne l'abandonnait jamais à la guerre. On avait devant soi une chaîne de coteaux boisés, dont le ruisseau de Soleilmont baignait le pied. Au revers s'étendait la plaine de Fleurus, déjà célèbre par la bataille qu'y avaient livrée les généraux Jourdan et Kléber, et dans laquelle une rencontre avec les Prussiens était très-vraisemblable, puisque la grande chaussée de Namur à Bruxelles la traversait tout entière. Napoléon, qui désirait fort cette rencontre afin de battre les Prussiens avant les Anglais, voulait s'assurer l'entrée de la plaine de Fleurus, mais ne songeait nullement à occuper la plaine elle-même, car il en aurait éloigné les Prussiens, ce qui aurait fait échouer ses desseins. Jusqu'ici en effet tout se passait comme il l'avait prévu et souhaité. D'après ce plan, Napoléon devait d'abord se jeter sur les Prussiens, en barrant la route des Quatre-Bras, par laquelle les Anglais pouvaient se présenter. Il avait pensé que les Anglais et les Prussiens, quelque intérêt qu'ils eussent à se tenir fortement unis, laisseraient entre eux un espace moins fortement occupé, sur lequel en appuyant avec toute la force de son armée concentrée il pourrait pénétrer victorieusement. Ce calcul profond se trouvait vérifié. La Sambre, si heureusement enlevée à l'ennemi, laissait apercevoir le vide qui séparait les Anglais des Prussiens. Il était aisé de reconnaître qu'on avait les Anglais sur sa gauche dans la direction de Bruxelles, leurs avant-postes à cinq ou six lieues, leur corps de bataille à douze ou quatorze, et les Prussiens sur sa droite, dans la direction de Namur, leurs avant-postes à une ou deux lieues, leur corps de bataille à cinq ou six. Le but qu'on avait en cherchant à se placer entre eux étant de les rencontrer séparément, il fallait faire deux choses, se jeter tout de suite sur l'une des deux armées, et pendant qu'on se battrait avec elle, opposer à la marche de l'autre un obstacle qui ne lui permît pas de venir au secours de l'armée attaquée. Ces deux objets étaient de toute évidence: mais sur laquelle des deux armées fallait-il se jeter d'abord? Évidemment encore sur l'armée prussienne, premièrement parce qu'elle était la plus rapprochée, et secondement parce que si nous l'avions laissée sur notre droite, elle se serait portée sur nos derrières, et nous aurait pris à revers, pendant que nous aurions été occupés à lutter avec les Anglais. De plus, par l'humeur entreprenante de son chef, il était probable qu'elle serait impatiente de combattre, et profiterait de la proximité pour se mesurer avec nous, tandis que les Anglais à cause de la distance, à cause de leur lenteur naturelle, nous laisseraient le temps d'accabler leurs alliés avant de les secourir. Mais de cette nécessité de choisir les Prussiens pour nos premiers adversaires, il résultait forcément qu'au lieu de les empêcher d'arriver dans la plaine de Fleurus, il fallait plutôt leur en faciliter les moyens, car autrement ils auraient exécuté un grand mouvement rétrograde, et seraient allés par Wavre rejoindre les Anglais derrière Bruxelles. Or si les deux armées alliées allaient opérer leur jonction au delà de Bruxelles, le plan de Napoléon se trouvait déjoué, et sa position devenait des plus dangereuses, car il ne pouvait trop s'enfoncer en Belgique, ayant bientôt à revenir sur ses pas pour faire face à la colonne envahissante de l'Est, et il ne pouvait combattre 220 mille hommes avec 120 qu'à la condition de les combattre séparément. S'il les trouvait réunis, il était contraint de repasser la frontière après un plan de campagne manqué, et l'ascendant de sa supériorité manœuvrière perdu. Il ne fallait donc pas pousser plus loin que Fleurus dans la direction de Namur, tandis qu'au contraire dans la direction de Bruxelles il était indispensable d'occuper la position qui empêcherait les Anglais d'arriver sur le champ de bataille où nous combattrions les Prussiens.
Les Prussiens s'arrêtent un peu au delà de Gilly, derrière le ruisseau de Soleilmont. Le corps de Ziethen s'étant établi, comme nous venons de le dire, derrière le pont de Soleilmont et dans les bois à gauche et à droite de la route, il fallait nécessairement le déloger pour être maîtres du débouché de la plaine de Fleurus, et ne pas faire un pas au delà. Napoléon ordonne de les déloger, et se porte un instant sur la route des Quatre-Bras, pour prescrire les précautions nécessaires de ce côté. Napoléon ordonna donc à Grouchy de forcer le ruisseau dès qu'il aurait de l'infanterie, de fouiller ensuite les bois, et de pousser ses reconnaissances seulement jusqu'à Fleurus. Ces ordres donnés, il rebroussa chemin au galop pour veiller de nouveau à ce qui pouvait survenir du côté de Bruxelles. Il fit dire à Vandamme qui n'avait pu atteindre Charleroy qu'à midi, et avait mis deux heures à traverser les rues étroites de cette ville, de se hâter, d'abord pour laisser le passage libre à Lobau et à la garde, et ensuite pour aller appuyer Grouchy. On était au 15 juin: la chaleur était étouffante, les troupes avaient déjà fait les unes cinq lieues, les autres six ou sept; mais leur ardeur n'était pas diminuée, et elles marchaient avec empressement dans toutes les directions qui leur étaient indiquées. Après avoir pressé la marche de Vandamme, Napoléon dépassant le point où la route de Charleroy se bifurque, se porta un peu en avant sur l'embranchement de Bruxelles. Importance capitale du point des Quatre-Bras. Cet embranchement, avons-nous dit, rencontrait aux Quatre-Bras la grande chaussée de Namur à Bruxelles, formant la communication entre les deux armées alliées. La possession des Quatre-Bras était donc de la plus extrême importance, car c'était tout à la fois le point par lequel l'armée anglaise pouvait se relier aux Prussiens, et celui par lequel elle pouvait opérer sa propre concentration. On a vu en effet que le duc de Wellington ayant établi sa réserve à Bruxelles, avait rangé en avant et en un demi-cercle le gros de son armée, qu'ainsi le général Hill s'étendait d'Oudenarde à Ath, le prince d'Orange d'Ath à Nivelles. Nivelles était par conséquent le point par lequel les Anglais pouvaient réunir leur droite à leur gauche: en outre, de Nivelles même une route pavée les conduisait par un trajet fort court aux Quatre-Bras, où ils devaient trouver leur réserve arrivant de Bruxelles, de façon que les Quatre-Bras, ainsi nommés à cause des routes qui s'y croisent, étaient à la fois le point de ralliement des Anglais avec les Prussiens, et celui des Anglais entre eux. Aucun point de ce vaste théâtre d'opérations n'avait donc une égale importance. Or le prix qu'il avait pour les alliés il l'avait naturellement pour nous, et Napoléon devait tenir comme à la condition essentielle de son plan de campagne que les Quatre-Bras fussent invinciblement occupés, pour que les Anglais ne pussent, à moins de détours longs et difficiles, ni se réunir entre eux, ni se réunir aux Prussiens. C'est par ce motif que Napoléon, à peine Charleroy enlevé, avait lancé dans la direction des Quatre-Bras, d'abord le colonel Clary avec un régiment de hussards, puis Lefebvre-Desnoëttes avec la cavalerie légère de la garde, puis un des régiments d'infanterie de la jeune garde, et enfin les corps de Reille et d'Erlon, forts de plus de 40 mille hommes d'infanterie et de 3 mille chevaux, tout cela pour contenir les Anglais, pendant qu'il combattrait les Prussiens avec quatre-vingt mille hommes. Tandis qu'il était de sa personne un peu en avant du point de bifurcation, pressant tant qu'il pouvait la marche des troupes, il aperçut le maréchal Ney qui arrivait en toute hâte suivi d'un seul aide de camp, le colonel Heymès. Napoléon, comme on doit s'en souvenir, lui avait donné après le 20 mars une mission sur la frontière, pour diminuer l'embarras de sa position en l'éloignant de Paris, et cette mission terminée l'avait laissé dans ses terres, d'où le maréchal n'était revenu que pour la cérémonie du Champ de Mai. Napoléon même, comme on doit encore s'en souvenir, lui en avait témoigné quelque humeur le jour de la cérémonie. Tenant cependant à se servir de la grande énergie du maréchal, il lui avait fait dire en quittant Paris de venir le joindre au plus vite s'il voulait assister à la première bataille. Napoléon rencontre Ney, qui arrivait de Paris, et lui donne le commandement de sa gauche, en lui prescrivant d'occuper les Quatre-Bras. Ney averti si tard n'avait eu que le temps de prendre avec lui son aide de camp Heymès, et était parti pour Maubeuge sans équipage de guerre. N'ayant pas même de chevaux, il avait été réduit à emprunter ceux du maréchal Mortier, resté malade à Maubeuge. Il arrivait donc ne sachant rien de l'état des choses, ne connaissant ni le rôle qui lui était réservé, ni les troupes qu'il allait commander, livré à cette agitation fébrile qui suit le mécontentement de soi et des autres, n'ayant pas dès lors tout le calme d'esprit désirable dans les situations difficiles, bien que sa prodigieuse énergie n'eût jamais été plus grande qu'en ce moment. Napoléon, après avoir souhaité la bienvenue au maréchal, lui dit qu'il lui confiait la gauche de l'armée, composée du 2e et du 1er corps (généraux Reille et d'Erlon), des divisions de cavalerie attachées à ces corps, de la cavalerie légère de la garde qu'il lui prêtait pour la journée, avec recommandation de la ménager, le tout comprenant au moins 45 mille hommes de toutes armes. Napoléon ajouta qu'il fallait avec ces forces, transportées actuellement au delà de la Sambre, et rendues en partie à Gosselies, pousser vivement l'ennemi l'épée dans les reins, et s'établir aux Quatre-Bras, clef de toute la position.—Connaissez-vous les Quatre-Bras? dit Napoléon au maréchal.—Comment, répondit Ney, ne les connaîtrais-je pas? j'ai fait la guerre ici dans ma jeunesse, et je me souviens que c'est le nœud de tous les chemins.—Partez donc, lui répliqua Napoléon, et emparez-vous de ce poste, par lequel les Anglais peuvent se rejoindre aux Prussiens. Éclairez-vous par un détachement vers Fleurus[3].—Ney partit plein d'ardeur, et en apparence disposé à ne pas perdre de temps. Il était environ quatre heures et demie.
Napoléon se reporte vers Gilly, et ordonne l'attaque immédiate du poste occupé par les Prussiens. Napoléon, après avoir expédié le maréchal Ney sur les Quatre-Bras, se reporta vers Gilly, où il avait laissé Grouchy, Pajol, Exelmans, attendant l'infanterie de Vandamme pour attaquer l'arrière-garde des Prussiens. Il n'avait, comme nous l'avons dit, d'autre intérêt de ce côté que d'occuper le débouché de la plaine de Fleurus, afin de pouvoir y livrer bataille aux Prussiens le lendemain, et il se serait bien gardé de les pousser au delà, car en leur ôtant le jour même la grande chaussée de Namur à Bruxelles, il les eût forcés d'aller chercher derrière Bruxelles le point de ralliement avec les Anglais, ce qui aurait ruiné tous ses desseins. Il n'avait donc aucune autre intention que celle de passer le ruisseau de Soleilmont, et d'occuper le revers des coteaux boisés qui enceignent la plaine de Fleurus. Vandamme était enfin arrivé avec son infanterie, et il était venu se ranger derrière la cavalerie de Grouchy. Mais ni lui, ni Grouchy, ni Pajol, ni Exelmans, ne voulaient attaquer avant que Napoléon fût présent. Ils étaient disposés à croire que l'armée prussienne se trouvait tout entière derrière le ruisseau de Soleilmont. Effectivement on aurait pu le supposer à en juger d'après les simples apparences. Le général Pirch II, renforcé par quelques bataillons de la division Jagow, avait rempli de troupes les bois à droite et à gauche de la route, barré le pont, et derrière le pont rangé plusieurs bataillons en colonnes serrées. Dans l'impossibilité de voir à travers l'épaisseur des bois et au delà de la chaîne des coteaux, on avait le champ libre pour toutes les suppositions, et l'imagination, qui joue un grand rôle à la guerre, pouvait se figurer l'armée prussienne réunie tout entière derrière ce rideau. Mais la puissante raison de Napoléon, plus puissante encore que son imagination, lui montrait dans tout ce qu'il avait sous les yeux un ennemi surpris, qui n'avait pas eu le temps de concentrer ses forces. Le lendemain il en devait être autrement, mais pour le moment Napoléon était convaincu de n'avoir qu'une ou deux divisions devant lui, et il regardait comme l'affaire d'un coup de main de les déloger du poste qu'elles occupaient. Il ordonna donc d'attaquer immédiatement les Prussiens et de leur enlever la position qu'ils montraient l'intention de défendre.
Combat dit de Gilly, livré au bord du ruisseau de Soleilmont. Le ruisseau qui nous séparait d'eux venant de l'abbaye de Soleilmont qu'on apercevait à notre gauche, passait devant nous sous un très-petit pont, et allait vers notre droite se perdre dans la Sambre, près du Châtelet. Le maréchal Grouchy dirigea vers la droite les dragons d'Exelmans, et leur ordonna de franchir le ruisseau à gué, afin de tourner la position de l'ennemi. En même temps trois colonnes d'infanterie, une de jeune garde, et deux du corps de Vandamme, s'ébranlèrent pour enlever le pont. Les Prussiens menacés d'une double attaque de front et de flanc, se hâtèrent de battre en retraite, leurs instructions portant qu'il fallait ralentir les Français en évitant tout engagement sérieux avec eux. On franchit donc le ruisseau presque sans difficulté, mais Napoléon vit alors avec dépit l'infanterie prussienne prête à lui échapper. Dans son impatience de l'atteindre, il jeta sur elle les quatre escadrons de la garde actuellement de service auprès de lui. Défaite des Prussiens, et mort du général français Letort. Le général Letort s'élança sur les Prussiens à la tête de ces quatre escadrons, les joignit au moment où ils se formaient en carrés dans une éclaircie du bois, enfonça l'un de ces carrés, le sabra presque en entier, et se jeta sur un second qu'il rompit également. Courant sur un troisième, il tomba malheureusement sous les balles ennemies. Les Prussiens laissèrent dans nos mains quelques centaines de morts et de blessés, plus trois ou quatre cents prisonniers, mais nous payâmes cher cet avantage par la perte du général Letort. C'était l'un de nos officiers de cavalerie les plus intelligents, les plus braves et les plus entraînants. Napoléon lui accorda de justes regrets, et lui a consacré à Sainte-Hélène quelques lignes faites pour l'immortaliser.
Les dragons d'Exelmans achevant le détour qu'ils étaient chargés d'exécuter sur notre droite, menèrent battant les Prussiens de Pirch et de Jagow, et ne s'arrêtèrent qu'à la lisière des bois. Une avant-garde s'avança seulement jusqu'à Fleurus[4].
Ce résultat obtenu, Napoléon rentra à Charleroy pour avoir des nouvelles de ce qui se passait à son aile gauche et sur ses derrières. Il n'avait pas entendu le canon de Ney, et il en était surpris. Il sut bientôt le motif de cette inaction.
Événements aux Quatre-Bras. Ney en le quittant avait rencontré aux environs de Gosselies le général Reille avec les quatre divisions du 2e corps, lesquelles après avoir passé la Sambre à Marchiennes, n'avaient cessé de marcher dans la direction des Quatre-Bras. Ces quatre divisions comptant plus de 20 mille hommes d'infanterie, et s'étendant sur un espace d'une lieue, étaient précédées par la cavalerie légère de Piré attachée au 2e corps, et par celle de Lefebvre-Desnoëttes détachée de la garde impériale. Ces deux divisions de cavalerie comprenaient ensemble 4,500 chevaux. Ney avait donc en ce moment plus de vingt-cinq mille hommes sous la main. À leur aspect la division de Steinmetz, craignant d'être coupée de l'armée prussienne si elle persistait à couvrir la route de Bruxelles, regagna par un détour la route de Namur, et découvrit ainsi les Quatre-Bras. Forces dont Ney disposait aux Quatre-Bras le 15 au soir. Ney à qui Napoléon avait recommandé de s'éclairer vers Fleurus, détacha la division Girard pour observer la division Steinmetz, et ensuite prenant la division Bachelu d'environ 4,500 hommes d'infanterie, avec les 4,500 chevaux de Piré et de Lefebvre-Desnoëttes, se porta en avant à la tête de ces 9 mille hommes. Laissant derrière lui les divisions d'infanterie Foy et Jérôme fortes d'environ 12 mille hommes, et de plus les 20 mille hommes de d'Erlon, il n'avait certes rien à craindre. De Gosselies aux Quatre-Bras il y a environ trois lieues métriques, qu'on peut franchir en moins de deux heures et demie si on a quelque hâte d'arriver. Les soldats de Reille avaient déjà fait, il est vrai, sept lieues métriques, mais partis à trois heures du matin ils avaient eu quatorze heures pour exécuter ce trajet, et s'étaient reposés plus d'une fois. Ils pouvaient par conséquent ajouter trois lieues aux fatigues de la journée, sans qu'il y eût abus de leurs forces. Ney avait donc le moyen de tenir la parole donnée à Napoléon, et de s'emparer des Quatre-Bras, mais tout à coup, pendant qu'il était en marche, il entendit le canon de Vandamme, qui retentissait le long du ruisseau de Soleilmont vers six heures, et conçut de vives inquiétudes. Il craignit que Napoléon n'eût sur les bras toute l'armée prussienne, et si Napoléon l'avait sur les bras, il devait l'avoir à dos. Il commença donc à hésiter, et à délibérer sans agir.
Ney en entendant le canon de Vandamme, craint d'avoir l'armée prussienne à dos, tandis qu'il a sur son front tout ou partie de l'armée anglaise, et il s'arrête à Frasnes. Aux inquiétudes que lui inspira le canon qu'il venait d'entendre, vinrent bientôt s'en ajouter d'autres. En approchant de Frasnes qui n'est pas loin des Quatre-Bras, il aperçut une masse d'infanterie qu'il supposa anglaise, bien qu'elle n'en portât pas l'uniforme, mais qu'il jugea telle parce qu'elle venait du côté des Anglais. Il raisonna comme raisonnaient tout à l'heure à Gilly Vandamme, Grouchy, Pajol, Exelmans, qui croyaient avoir affaire à l'armée prussienne tout entière, et il se dit qu'il pourrait bien avoir devant lui l'avant-garde de lord Wellington, laquelle disparaissant comme un rideau subitement replié, découvrirait bientôt l'armée anglaise elle-même. Ney, malgré sa bravoure, devenu très-hésitant, comme la plupart de nos généraux, fut atteint de la double crainte de ce qu'il pouvait avoir sur son front et sur ses derrières. Il s'arrêta devant la route ouverte des Quatre-Bras, c'est-à-dire devant la fortune de la France, qui était là, et qu'il eût, en étendant la main, infailliblement saisie!
Qu'avait-il en ce moment devant lui? Exactement ce qu'il voyait, et rien de plus. En effet le duc de Wellington resté à Bruxelles, et n'ayant recueilli le matin que des avis vagues, n'avait encore rien ordonné. Mais le prince de Saxe-Weimar, appartenant à la division Perponcher, l'une de celles qui composaient le corps du prince d'Orange, avait suppléé aux instructions qu'il n'avait pas reçues, et par une inspiration de simple bon sens s'était porté de Nivelles aux Quatre-Bras, avec quatre mille soldats de Nassau. Déplorable erreur de Ney, et nullité des forces qu'il avait devant lui. Le maréchal Ney s'était donc arrêté devant quatre mille hommes d'infanterie médiocre, tandis qu'il en avait 4,500 d'infanterie excellente, sans compter 4,500 de cavalerie, de la première qualité. Assurément s'il avait fait un pas de plus, il eût balayé le détachement ennemi en un clin d'œil.
À la vérité Ney pouvait craindre d'avoir affaire à plus de quatre mille hommes, mais il allait en réunir vingt mille par l'arrivée des autres divisions du général Reille, et il fallait bien mal calculer pour croire que l'armée anglaise, surprise à dix ou onze heures du matin, eût déjà reçu de Bruxelles des ordres de concentration, et, si elle les avait reçus, les eût déjà exécutés. En tout cas avec 4,500 chevaux, comment ne pas s'assurer de ce qu'on avait devant soi? Une charge de cavalerie, dût-elle être ramenée, aurait suffi pour éclaircir le mystère. Ney, qui le lendemain et le surlendemain fut encore une fois le plus héroïque des hommes, n'était plus cet audacieux général qui à Iéna, à Eylau, nous avait engagés dans des batailles sanglantes pour s'être trop témérairement avancé. Il n'est pas rare, hélas! qu'on devienne timide pour avoir été jadis trop hardi. Ney ne poussa donc pas au delà de Frasnes, situé à une lieue des Quatre-Bras, y laissa la division Bachelu avec la cavalerie Piré et Lefebvre-Desnoëttes, et revint à Charleroy pour y faire connaître à l'Empereur ce qui s'était passé.
Napoléon qui était monté à cheval à trois heures du matin et n'en était descendu qu'à neuf heures du soir, qui par conséquent y était resté dix-huit heures (bien que cet exercice lui fût rendu pénible par une indisposition dont il souffrait en ce moment), avait enfin pris quelques minutes de repos, et jeté sur un lit, écoutait des rapports, expédiait des ordres. Debout de nouveau à minuit, il reçut Ney qui vint lui raconter ce qu'il avait fait, et lui exposer les motifs de ses hésitations. Napoléon s'emportait quelquefois, quand tout allait bien, mais il était d'une douceur parfaite dans les situations délicates et graves, ne voulant pas lui-même agiter les hommes que les circonstances agitaient déjà suffisamment. Il n'adressa donc pas de reproches au maréchal, bien que l'inexécution des ordres qu'il lui avait donnés fût infiniment regrettable[5]. Jusqu'ici d'ailleurs, tout était facile à réparer, et dans son ensemble la journée avait suffisamment réussi. Napoléon amenant de cent lieues de distance les 124 mille hommes qui composaient son armée, était parvenu à surprendre les Prussiens et les Anglais, et à prendre position entre eux de manière à les forcer de combattre séparément. Ce résultat était incontestable, car il avait sur sa droite, et tout près de lui, les Prussiens dans la direction de Namur, et sur sa gauche, mais beaucoup plus loin, les Anglais dans la direction de Bruxelles. Il était donc assuré, après que ses troupes auraient eu la nuit pour se reposer, d'avoir le lendemain une rencontre avec les Prussiens, bien avant que les Anglais pussent venir à leur aide, et de combattre ainsi chaque armée l'une après l'autre. Il eût mieux valu sans doute que Ney eût déjà occupé les Quatre-Bras, pour mettre les Anglais dans l'impossibilité absolue de secourir les Prussiens, mais ce qui ne s'était pas fait le soir du 15, pouvait se faire le matin du 16, pendant que Napoléon serait aux prises avec les Prussiens, et s'achever même assez tôt pour que Ney pût l'aider de quelques détachements, surtout Napoléon et Ney devant être adossés l'un à l'autre pendant qu'ils combattraient chacun de son côté. On peut par conséquent affirmer que tout avait réussi, puisque malgré les hésitations de Ney, nous étions en masse entre les Prussiens et les Anglais, les Prussiens surpris dans un état de demi-concentration, les Anglais dans un état de dispersion complète. En tout cas s'il manquait quelque chose à la journée, c'était la faute de Ney, car de cinq à huit heures il aurait eu le temps d'occuper les Quatre-Bras avec les 20 mille hommes de Reille que les 20 mille de d'Erlon allaient appuyer. Napoléon passe une partie de la nuit avec le maréchal Ney, et ne lui adresse pas de reproches pour une faute aisément réparable, car il était temps encore le lendemain matin 16 d'occuper les Quatre-Bras. Du reste Napoléon content du résultat total, sans chercher des torts où il n'y avait pas grand intérêt à en trouver, traita le maréchal amicalement, le renvoya à Gosselies vers deux heures du matin, s'appliquant toujours à lui faire sentir l'importance des Quatre-Bras, et lui promettant des ordres précis dès qu'il aurait reçu et comparé les rapports de ses lieutenants. Il se jeta ensuite sur un lit pour prendre deux ou trois heures de repos, pendant que ses troupes en prenaient sept ou huit qui leur étaient indispensables après le trajet qu'elles avaient exécuté dans la journée, et avant les combats qu'elles allaient livrer le lendemain.
Distribution de l'armée française dans les deux directions de Fleurus et des Quatre-Bras. En ce moment l'armée française était répartie ainsi qu'il suit (voir la carte no 65): sur la droite Grouchy avec la cavalerie légère de Pajol et les dragons d'Exelmans, passait la nuit dans les bois de Lambusart, ayant une simple avant-garde à Fleurus; Vandamme bivouaquait un peu en arrière, mais en avant de Gilly, après avoir exécuté un trajet de sept à huit lieues par une forte chaleur. À l'extrême droite Gérard avec le 4e corps s'était emparé du pont du Châtelet, mais n'y était arrivé que fort tard, ayant eu à attendre l'une de ses divisions à Philippeville, et de Philippeville au Châtelet ayant eu à franchir une distance de sept lieues. Il se trouvait sur la Sambre, moitié de son corps au delà, moitié en deçà.
La garde à cheval, le corps de Lobau, la réserve de cavalerie, le grand parc, n'avaient pas encore passé la Sambre le 15 au soir. Au centre la garde à pied avait traversé la Sambre, mais la garde à cheval, la grosse cavalerie de la réserve, le 6e corps (celui du comte de Lobau), la réserve d'artillerie, le grand parc, les bagages, n'avaient point eu le temps de traverser les ponts de Charleroy encombrés d'hommes, de chevaux et de canons. C'était beaucoup néanmoins qu'ils eussent déjà fait les uns six lieues, les autres sept, malgré la chaleur, avec un immense matériel, et à travers d'étroits défilés. Il leur suffisait au surplus de deux ou trois heures le lendemain pour avoir franchi la Sambre. À gauche, sur la route de Bruxelles, le maréchal Ney avait à Frasnes la division d'infanterie Bachelu, la cavalerie de Piré et de Lefebvre-Desnoëttes, en arrière, de Mellet à Gosselies, le reste du 2e corps, dont une division, celle de Girard, avait été portée à Wagnelée, et enfin entre Gosselies et Marchiennes, le comte d'Erlon avec le 1er corps tout entier. Ce dernier s'étant mis au repos de bonne heure, pouvait entrer en action le lendemain de grand matin. Dans cette position Napoléon ayant à droite Grouchy, Pajol, Exelmans, Vandamme, Gérard, qui comptaient environ 38 mille hommes, à gauche, Ney, Reille, d'Erlon, Lefebvre-Desnoëttes, qui en comptaient 45 mille, au centre la garde, Lobau, la grosse cavalerie, la réserve d'artillerie, les parcs, s'élevant à environ 40 mille et n'ayant besoin que de deux ou trois heures pour avoir franchi la Sambre, pouvait dès le matin se jeter sur les Prussiens ou sur les Anglais, séparés les uns des autres par la position qu'il avait prise, et choisir en pleine liberté, selon les circonstances, l'adversaire auquel il voudrait s'attaquer dans la journée.
Le général de Bourmont quitte l'armée le matin du 15. Un événement fâcheux s'était passé au corps du général Gérard. Le général de Bourmont avec son aide de camp le colonel Clouet, avait pris une résolution fatale pour le reste de sa vie, celle de quitter l'armée le 15 au matin, au moment où toutes nos colonnes s'ébranlaient. Énergique à la guerre, doux, sensé dans la vie civile, estimé dans l'armée impériale où il avait servi d'une manière brillante, désiré des royalistes, ses anciens amis, auxquels il eût apporté un beau nom militaire, et tandis qu'il était ainsi attiré par l'un et l'autre parti, voyant les fautes de tous deux, les jugeant, les condamnant, mais ayant de la peine à se décider entre eux, le général de Bourmont avait d'abord refusé de prendre du service, bien que ses goûts l'y portassent, et que la modicité de sa fortune lui en fît une nécessité. Ayant enfin cédé au désir naturel de reprendre sa carrière, et ayant obtenu, grâce au général Gérard, un commandement conforme à son grade, il l'avait bientôt regretté en apprenant que la Vendée s'insurgeait, et qu'on y sévissait avec rigueur contre ses parents et ses amis. Assailli des reproches des royalistes, il avait pris tout à coup la résolution de quitter l'armée pour se rendre à Gand. Le soir du 14 il fit dire au général Hulot, le plus ancien de ses commandants de brigade, qu'il s'absenterait le lendemain sans ajouter pourquoi, lui transmit les instructions du général en chef pour qu'il eût à s'y conformer, adressa au général Gérard son ami, son garant, une lettre d'excuse, puis franchit les avant-postes ennemis en déclarant qu'il allait rejoindre le roi Louis XVIII. Fâcheux effet produit par cet événement. Ce bruit répandu tout de suite dans le 4e corps, y produisit une exaspération extraordinaire, et loin d'y abattre les troupes, ne fit que les exalter davantage. Seulement, elle y devint une nouvelle cause de défiance envers les chefs, qui presque tous devenaient suspects dès qu'ils n'étaient pas anciennement connus et aimés des soldats. Le général de Bourmont parti le matin du 15, n'arriva au quartier général prussien que vers le milieu du jour, lorsque notre entrée à Charleroy avait déjà révélé au maréchal Blucher tout ce qu'il avait intérêt à savoir. C'était donc de la part du général de Bourmont une grande faute pour lui-même, sans utilité et sans honneur pour son parti, qui devait triompher par d'autres moyens et par des causes plus générales.
Les chefs alliés n'avaient pas employé le temps aussi bien que Napoléon. Le maréchal Blucher n'avait recueilli dans la journée du 14, pendant que nous nous réunissions à Beaumont, que des avis vagues de notre approche. Emploi de la journée du 15 par les généraux ennemis. Pourtant dans la soirée, ces avis avaient pris un peu plus de consistance, et il avait ordonné à Bulow (4e corps) établi à Liége, à Thielmann (3e corps) établi entre Dinant et Namur, de se transporter à Namur même. Il avait prescrit à Pirch Ier (2e corps) de se porter à Sombreffe, et à Ziethen (1er corps) de se concentrer entre Charleroy et Fleurus. Le 15 Ziethen expulsé de Charleroy le matin, du pont de Soleilmont l'après-midi, s'était replié sur Fleurus. Pirch Ier était venu occuper à Sombreffe la grande chaussée menant de Namur à Bruxelles. Thielmann accourait au même point; Bulow averti tard quittait Liége pour s'approcher de Namur. Mouvements du maréchal Blucher. L'intention du fougueux Blucher était d'accepter la bataille dès le lendemain 16, entre Fleurus et Sombreffe, sans attendre l'armée britannique, mais avec l'espérance d'en voir arriver une bonne partie aux Quatre-Bras.
Du côté des Anglais, soit effet du caractère, soit effet des distances, l'activité avait été moindre. Le duc de Wellington, toujours soucieux de ses communications avec la mer, avait résolu de ne pas se laisser abuser par de fausses démonstrations, et d'attendre pour s'émouvoir que les attaques fussent bien déterminées dans un sens ou dans un autre, ce qui l'exposait à se tromper lui-même de peur d'être trompé par Napoléon. Mouvements du duc de Wellington. Quoique ayant recueilli plus d'un avis de l'approche des Français, avis malheureusement partis de chez nous, il n'avait opéré aucun mouvement, attendant toujours que la clarté fût plus grande. Il aurait pu cependant former ses divisions, pour n'avoir plus qu'un ordre de marche à transmettre, lorsqu'il serait fixé sur la direction à leur indiquer; mais commandant à des soldats qui pardonnaient plus aisément de les faire tuer que de les fatiguer, il n'avait encore rien prescrit. Dans la journée du 15, le général prussien Ziethen lui ayant enfin mandé notre apparition positive, il avait ordonné la réunion de ses troupes autour des trois quartiers principaux de l'armée anglaise, d'Ath pour sa droite, de Braine-le-Comte pour sa gauche, de Bruxelles enfin pour sa réserve. Il n'en était pas moins allé assister à une fête que la duchesse de Richemont donnait à Bruxelles. Le soir, au milieu de cette fête qui réunissait les chefs de l'armée anglaise avec tous les diplomates accrédités auprès de la cour de Gand, il reçut l'avis détaillé de notre entrée à Charleroy et de notre marche au delà de la Sambre. Il quitta immédiatement, mais sans trouble, cette fête de la coalition, et alla expédier ses ordres.
Il prescrivit à sa réserve de se mettre tout de suite en marche de Bruxelles vers les Quatre-Bras (voir la carte no 65). Il enjoignit au général Hill et au prince d'Orange de se porter, par un mouvement de droite à gauche, le premier d'Ath vers Braine-le-Comte, le second de Braine-le-Comte vers Nivelles, et à ce dernier surtout de diriger sur les Quatre-Bras tout ce qu'il aurait de disponible. Il se prépara lui-même à partir dans la nuit pour être au point du jour entre les Quatre-Bras et Sombreffe, afin de voir le maréchal Blucher, et de concerter ses efforts avec ceux de l'armée prussienne.
Pendant que le général anglais donnait ces instructions un peu tardives, ses lieutenants, éclairés sans doute par le danger, prenaient des dispositions meilleures, et surtout plus promptes que les siennes. Le chef d'état-major du prince d'Orange, apprenant notre apparition devant Charleroy, réunissait dans l'après-midi du 15 la division Perponcher, dont une brigade, celle du prince de Saxe-Weimar, se portait spontanément aux Quatre-Bras. Ce même chef d'état-major concentrait aux environs de Nivelles la division Chassé et la cavalerie de Collaert, de telle sorte qu'en arrivant à son quartier général, le prince d'Orange allait trouver, grâce à la prévoyance d'un subordonné, les mesures les plus urgentes déjà prescrites, et en partie exécutées.
Positions des armées anglaise et prussienne le soir du 15. Ainsi dans la soirée de cette journée du 15 l'armée anglaise s'ébranlait sur tous les points, mais sans avoir encore une division entière aux Quatre-Bras, tandis que l'armée prussienne, plus rapprochée et plus tôt avertie, pouvait réunir la moitié de son effectif dans la plaine de Fleurus, et était en mesure d'en présenter les trois quarts au moins dans la matinée du lendemain 16.
Napoléon qui ne s'était couché qu'à deux heures après minuit, était debout à cinq heures du matin. Atteint dans ce moment d'une indisposition assez incommode, il n'en avait pas moins passé dix-huit heures à cheval dans la journée du 15, et il allait en passer encore autant dans la journée du 16, preuve assez frappante que son activité n'était point diminuée[6]. Son opinion sur la conduite à tenir dans cette journée était faite même avant de recevoir les rapports de ses lieutenants. Le quartier général anglais se trouvant à quatorze lieues sur la gauche, et le quartier général prussien à huit lieues sur la droite, les corps de l'armée prussienne étant en outre concentrés, tandis que ceux de l'armée anglaise étaient disséminés de l'Escaut à la Sambre, il était certain qu'il rencontrerait dans la journée les Prussiens réunis dans la plaine de Fleurus, et qu'il ne pourrait avoir affaire aux Anglais que le lendemain au plus tôt. Tourner à droite pour livrer bataille aux Prussiens, et placer à gauche un fort détachement pour arrêter les premiers arrivés de l'armée anglaise, était évidemment ce que commandait la situation bien comprise. Mais quoique équivalentes à une certitude, ces conjectures ne devaient pas être absolument déterminantes, et il fallait attendre les rapports des avant-postes avant de donner des ordres définitifs. Si l'armée tout entière avait franchi la Sambre la veille, et qu'il eût été possible d'agir immédiatement, sans doute il eût mieux valu prendre son parti sur-le-champ, et sans perdre de temps marcher dans les deux directions indiquées, en proportionnant les forces sur chaque direction au danger prévu. Mais il restait à faire passer vingt-cinq mille hommes au moins, dont dix mille de cavalerie, plus le grand parc d'artillerie, par le pont de Charleroy et par les rues étroites de la ville. Il ne fallait pas moins de trois heures pour une telle opération, et pendant qu'elle s'accomplissait, et que les troupes déjà portées au delà de la Sambre se reposaient des fatigues de la veille, Napoléon prenait le temps de recueillir les rapports de la cavalerie légère, ce qui était fort important, placé qu'il était entre deux armées ennemies, et ce qui était difficile, les généraux un peu effarés croyant toujours avoir sur les bras les Anglais et les Prussiens réunis. D'ailleurs le 16 juin on devait avoir au moins dix-sept heures de jour, et un retard de trois heures ne pouvait être de grande considération.
Opinion que Napoléon se fait des projets de l'ennemi. Napoléon après s'être porté sur plusieurs points, et avoir entendu lui-même les rapports des espions et de la cavalerie légère, se confirma dans ses conjectures de la veille. Il ne devait y avoir aux Quatre-Bras que les troupes anglaises ramassées dans les environs, tandis qu'entre Fleurus et Sombreffe l'armée prussienne devait se trouver aux trois quarts réunie. Un rapport de Grouchy, daté de six heures, annonçait que l'armée prussienne se déployait tout entière en face de Fleurus. Il fallait donc aller à elle par deux raisons capitales, c'est qu'elle était la seule à portée, et qu'ensuite on l'aurait laissée sur notre flanc et nos derrières si on eût marché en avant sans la combattre. Napoléon, après avoir examiné de nouveau ses cartes, donna ses ordres vers sept heures du matin, et les donna verbalement au major général, pour qu'il les transmît par écrit aux divers chefs de corps. Il commença par la droite dont la concentration pressait davantage, et prescrivit de porter le corps de Vandamme et celui de Gérard (3e et 4e corps) en avant de Fleurus. Vandamme ayant bivouaqué aux environs de Gilly, avait deux lieues et demie à faire, et Gérard qui avait campé au Châtelet, en avait trois. En supposant qu'il n'y eût pas de retard dans l'expédition des ordres, ces troupes ne pouvaient guère être rendues sur le terrain avant onze heures du matin. C'était suffisant puisqu'on avait jusqu'à neuf heures du soir pour livrer bataille. Napoléon prescrivit en outre d'acheminer la garde qui avait campé autour de Charleroy, dans la direction de Fleurus. Il y ajouta la division de cuirassiers de Milhaud, qui était de plus de trois mille cavaliers superbes. On va voir à quel usage il destinait les cuirassiers de Valmy.
Plan de Napoléon pour la journée du 16. Ces troupes, comprenant la cavalerie légère de Pajol, les dragons d'Exelmans, les corps d'infanterie de Vandamme et de Gérard, la garde, les cuirassiers de Milhaud, et enfin la division Girard, détachée la veille du corps de Reille pour s'éclairer vers Fleurus, ne comprenaient pas moins de 63 à 64 mille soldats de la meilleure qualité. C'était assez pour tenir tête aux Prussiens, qui, en supposant qu'ils eussent réuni les trois quarts de leur armée, ne pouvaient présenter plus de 90 mille hommes dans la plaine de Fleurus. Il restait encore les dix mille hommes du comte de Lobau (6e corps), troupe également excellente, qui en portant les forces de notre droite à 74 mille combattants[7], devaient assurer à Napoléon les moyens de ne pas craindre les Prussiens. C'était dans une bien autre infériorité numérique qu'il s'était battu contre eux en 1814. Il veut avec sa droite et son centre livrer bataille aux Prussiens, pendant que Ney avec la gauche contiendra les Anglais aux Quatre-Bras. Pourtant, bien qu'il fût persuadé que les Anglais ne pouvaient pas être encore réunis, ne voulant pas dans un moment aussi décisif courir la chance de se tromper, il prit le parti de laisser pour quelques heures à l'embranchement des deux routes de Fleurus et des Quatre-Bras, le comte de Lobau, se fiant à la sagacité de celui-ci du soin de se porter là où le danger lui paraîtrait le plus sérieux. La situation devant s'éclaircir dans trois ou quatre heures, le comte de Lobau aurait le temps d'accourir là où serait la principale masse des ennemis.
Instructions précises adressées au maréchal Ney. Quant à la route de Bruxelles et à l'importante position des Quatre-Bras, Napoléon ordonna au maréchal Ney de s'y porter immédiatement avec les corps des généraux Reille et d'Erlon, avec la cavalerie attachée à ces corps, avec les cuirassiers du comte de Valmy. Napoléon confiait ces beaux cuirassiers au maréchal afin de pouvoir lui retirer la cavalerie légère de la garde, qu'il lui avait prêtée la veille en lui recommandant de la ménager. Pourtant il lui permit de la garder dans une position intermédiaire, si elle était déjà trop avancée pour qu'elle pût rétrograder facilement, et il voulut que les cuirassiers de Valmy fussent laissés à la chaussée dite des Romains, vieille route qui traversait le pays de gauche à droite (voir la carte no 65), afin qu'on pût les ramener vers Fleurus si par hasard on avait besoin d'eux. Les troupes confiées à Ney formaient un total d'environ 45 mille hommes. Relativement à leur emploi dans la journée, voici quelles furent les instructions de Napoléon. Ney devait s'établir fortement aux Quatre-Bras, de manière à en interdire l'accès aux Anglais, quelque effort qu'ils fissent pour s'en emparer; il devait même avoir une division un peu au delà, c'est-à-dire à Genappe, et se tenir prêt à former la tête de notre colonne sur Bruxelles, soit que les Prussiens eussent évité notre rencontre pour se réunir aux Anglais derrière cette ville, soit qu'ils eussent été battus et rejetés sur Liége. Napoléon débarrassé d'eux, se proposait en effet de se rabattre vivement sur Ney pour l'appuyer dans la marche sur Bruxelles. À ces instructions si bien calculées pour tous les cas, Napoléon ajouta une prescription éventuelle, qui était, on le verra, d'une profonde prévoyance. Il voulait que Ney qui allait avoir 45 mille Français, et qui n'aurait pas à beaucoup près autant d'Anglais à combattre s'il se hâtait d'occuper les Quatre-Bras, fît un détachement sur Marbais, petit village situé sur la chaussée de Namur à Bruxelles. Cet ordre était fort exécutable, car Napoléon et Ney dans la lutte qu'ils allaient soutenir, le premier à Fleurus, le second aux Quatre-Bras, devaient se trouver adossés (voir la carte no 65), et celui des deux qui aurait fini le premier, serait facilement en mesure de détacher au profit de l'autre un nombre quelconque de combattants, qui pourrait être d'un grand secours, et prendre par exemple l'ennemi à revers. La direction de Marbais, sur la chaussée de Namur à Bruxelles, assez près de Sombreffe, était parfaitement choisie pour une fin pareille.
Heure de l'expédition des ordres. Ces dispositions arrêtées vers sept heures du matin, durent être traduites par le maréchal Soult en style d'état-major, et expédiées immédiatement à tous les chefs de corps.
Malheureusement le nouveau major général, fort novice dans l'exercice de ses délicates fonctions, n'avait pas la promptitude de rédaction de Berthier, et ne savait pas comme lui, saisir, rendre, préciser en quelques mots la vraie pensée de Napoléon. Ces ordres donnés vers sept heures, étaient à peine rédigés et expédiés entre huit et neuf. Cette perte de temps, quoique regrettable, n'avait cependant rien de très-fâcheux, les troupes achevant dans l'intervalle de franchir la Sambre, et la journée, quoi qu'il arrivât, ne pouvant être consacrée qu'à une bataille contre les Prussiens, qu'on avait bien le temps de livrer dans la seconde moitié du jour[8]. Lettre au maréchal Ney confirmant les ordres déjà expédiés. Napoléon qui n'avait aucun motif de hâter ses mouvements personnels, puisqu'il exécutait à cheval le trajet que ses troupes exécutaient à pied, voulut avant de partir pour Fleurus écrire lui-même au maréchal Ney une lettre détaillée, dans laquelle il lui exposerait ses intentions avec la netteté et la précision qui lui étaient propres.—Il disait au maréchal que ses officiers courant plus vite que ceux du major général, il lui expédiait par l'un d'eux ses instructions définitives. Il lui annonçait qu'il allait partir pour Fleurus où les Prussiens paraissaient se déployer, afin de leur livrer bataille s'ils résistaient, ou de marcher sur Bruxelles s'ils battaient en retraite. Il lui recommandait d'occuper fortement les Quatre-Bras, en plaçant une division en avant des Quatre-Bras, et une autre sur la droite au village de Marbais, celle-ci par conséquent en position de se rabattre sur Sombreffe. Il lui prescrivait de nouveau de ne pas trop engager la cavalerie légère de la garde, et de tenir les cuirassiers de Valmy un peu en arrière, de manière qu'ils pussent se rabattre eux aussi sur Fleurus, en cas qu'on eût besoin de leur concours. Il répétait que les Prussiens battus ou repliés, il reviendrait sans perte de temps vers la droite, pour appuyer Ney dans le mouvement de l'armée sur Bruxelles. Enfin il lui exposait son plan pour le reste de la campagne.—Il voulait, disait-il, avoir deux ailes, l'une sous le maréchal Ney, composée des corps de Reille et d'Erlon, avec une portion de la cavalerie, l'autre sous Grouchy, composée des corps de Vandamme et Gérard, également avec un contingent de cavalerie, et se proposait avec la garde, Lobau, la réserve de cavalerie, comprenant environ 40 mille hommes, de se porter tantôt à l'une, tantôt à l'autre de ces deux ailes, et de les élever ainsi alternativement à la force et au rôle d'armée principale.
Ces doubles instructions furent confiées au comte de Flahault, aide de camp de l'Empereur, officier de confiance, connaissant bien la langue anglaise et les Anglais, et pouvant être fort utile au maréchal Ney. Le comte de Flahault devait en passant à Gosselies et sur les divers points de la route des Quatre-Bras, communiquer aux chefs de corps les intentions de l'Empereur, pour qu'ils s'y conformassent immédiatement, même avant l'arrivée des ordres du major général. M. de Flahault partit environ à neuf heures[9].
Position des divers corps d'armée à dix heures du matin. Ces divers ordres expédiés à droite dans la direction de Fleurus, à gauche dans celle des Quatre-Bras, parvinrent à leur destination, les uns à neuf, les autres à dix heures. En ce moment les troupes étaient de toute part en marche. Vandamme s'était avancé de Gilly sur Fleurus, et s'était rangé en avant de cette petite ville, couvert par la cavalerie légère de Pajol et par les dragons d'Exelmans. Le général Gérard avait passé la Sambre au Châtelet, et par un mouvement à gauche s'était acheminé sur Fleurus. La garde forte de 18 mille hommes de toutes armes (nous ne comprenons dans ce chiffre que les combattants, les autres étaient au parc), avait dépassé Gilly, et s'approchait de Fleurus. La journée était belle, mais chaude. Déjà on voyait les Prussiens se déployer en avant de Sombreffe, derrière les coteaux de Saint-Amand et de Ligny, avec l'intention évidente de livrer bataille.
À Charleroy même le comte de Lobau avait franchi la Sambre, et la grosse cavalerie après lui. Celle-ci divisée en deux corps avait pris deux directions différentes. Les cuirassiers de Milhaud étaient allés joindre Vandamme, Gérard et la garde du côté de Fleurus. Les cuirassiers de Valmy s'étaient dirigés à gauche, vers Gosselies et les Quatre-Bras. Sur cette route des Quatre-Bras, d'Erlon avec le 1er corps, parvenu tard la veille à Marchiennes, laissait reposer ses troupes, en attendant les ordres de son chef, le maréchal Ney. Si le service d'état-major eût été fait comme du temps de Berthier, communication directe lui eût été donnée des instructions destinées à Ney, afin qu'il pût sans perte de temps concourir à leur exécution, en se mettant tout de suite en marche. Le général Reille rendu la veille à Gosselies, avec la totalité du 2e corps, y avait passé la nuit. Il avait à Gosselies même les divisions Foy et Jérôme, un peu à droite la division Girard envoyée à Wagnelée, et enfin très-près des Quatre-Bras, c'est-à-dire à Frasnes, la division Bachelu, avec laquelle Ney avait la veille tenu en respect le prince de Saxe-Weimar. Là étaient encore la division de cavalerie Piré et la cavalerie légère de Lefebvre-Desnoëttes. Ney après avoir passé la nuit à Gosselies avec le général Reille, l'avait quitté pour se transporter à Frasnes, afin d'observer les mouvements des Anglais, et lui avait laissé le soin d'ouvrir les dépêches du quartier général pour communiquer à tous les chefs de corps les ordres impériaux, et en rendre ainsi l'exécution immédiate. Il s'était ensuite approché des Quatre-Bras, où il avait reçu de ce qui s'y passait une impression extrêmement vive.
Arrivée sur les lieux du prince d'Orange et du duc de Wellington. En ce moment le prince d'Orange et le duc de Wellington étaient arrivés en personne aux Quatre-Bras. Ils y avaient été précédés par le général Perponcher, commandant la division la plus voisine qui se composait des brigades Saxe-Weimar et Bylandt. La brigade Saxe-Weimar était, comme nous l'avons dit, spontanément accourue dès la veille, et la brigade Bylandt était en marche pour se joindre à elle. Celle-ci ne devait pas être aux Quatre-Bras avant deux heures de l'après-midi. Les divisions anglaises, venant les unes d'Ath et de Nivelles, les autres de Bruxelles, ne pouvaient arriver que successivement, à trois, à quatre et à cinq heures. Rôle assigné au prince d'Orange. Néanmoins le prince d'Orange avait promis au duc de Wellington de faire tous ses efforts pour conserver les Quatre-Bras, et de sacrifier lui et ses soldats à l'accomplissement de ce devoir essentiel. Le duc de Wellington comptant sur ce brave lieutenant, s'était ensuite transporté sur la grande chaussée de Bruxelles à Namur, afin de se concerter avec le maréchal Blucher. Entrevue du duc de Wellington et du maréchal Blucher; promesse d'unir leurs efforts pour arrêter Napoléon. Il avait trouvé celui-ci déployant son armée en avant de Sombreffe, et résolu à livrer bataille, qu'il fût ou ne fût pas soutenu. Le duc de Wellington aurait voulu le voir moins prompt à s'engager, pourtant il avait promis de lui apporter un secours efficace vers la fin du jour, en occupant les Quatre-Bras, et en tâchant de s'établir sur la droite de l'armée prussienne. Ces accords faits, le duc de Wellington était revenu sur la route de Bruxelles pour accélérer lui-même la marche de ses troupes.
Telles étaient les dispositions des généraux ennemis sur les diverses parties de ce vaste champ de bataille. Hésitations et inquiétudes des généraux français. Les généraux français, aussi vaillants que jadis, mais moins confiants, regardaient avec une sorte d'appréhension ce qui se passait autour d'eux. Ney plein d'ardeur, mais privé de sang-froid, craignait fort d'avoir sur les bras l'armée anglaise tout entière, et auprès de lui il ne manquait pas de généraux qui affirmaient qu'on allait avoir affaire à cent mille Anglais, tandis qu'on ne pourrait leur opposer que quelques milliers de Français. L'attitude presque offensive du prince d'Orange ne laissait pas de le lui faire croire, et tantôt il voulait se ruer sur ce prince avec les quatre mille chevaux dont il disposait, tantôt il écoutait ce qu'on lui rapportait des forces de l'ennemi, cachées, disait-on, derrière les bois, et de l'imprudence qu'il y aurait à les attaquer avant d'avoir réuni les quarante-cinq mille hommes que Napoléon lui avait promis.
Même chose se passait vers la droite. Le général Girard, l'un des plus braves officiers de l'armée, et des plus dévoués, avait été dirigé avec sa division sur Wagnelée, pour s'éclairer vers Fleurus, et, par ordre de l'Empereur, il y était resté afin de servir de lien entre les deux portions de l'armée française. Du point où il était, il apercevait très-distinctement les Prussiens, et les voyait se déployer en avant de Sombreffe. Ney et Reille croient avoir les Anglais devant eux et les Prussiens derrière. Aussi en avait-il fait rapport à son chef direct, le général Reille, en lui affirmant que l'Empereur allait bientôt avoir sur les bras l'armée prussienne entre Sombreffe et Fleurus. Ce rapport adressé à Gosselies, avait produit sur le général Reille une vive impression. Ce général, dont la conduite avait été si belle à Vittoria, avait malheureusement conservé de cette journée un souvenir ineffaçable, et il était de ceux qui se défiaient trop de la fortune pour agir avec décision et à propos. En ce moment, avoir les Anglais devant soi, et les Prussiens à dos, lui semblait une position des plus dangereuses, à laquelle il était bien possible qu'ils fussent exposés par la témérité accoutumée de Napoléon. Il était tout plein de ces pensées, lorsque passa le général de Flahault, se rendant auprès du maréchal Ney. Le général de Flahault lui communiqua les ordres impériaux, et comme le maréchal Ney avait laissé en partant la recommandation d'exécuter ces ordres dès qu'ils arriveraient, le général Reille aurait dû acheminer sur-le-champ vers Frasnes son corps tout entier. Ce corps y aurait été au plus tard à midi, c'est-à-dire bien à temps pour culbuter les quelques bataillons du prince d'Orange. Le général Reille, par suite des craintes qu'il a conçues, prend sur lui de ralentir la marche de son corps vers les Quatre-Bras. Loin de là, profitant de son crédit auprès du maréchal Ney, le général Reille prit sur lui de réunir son corps en avant de Gosselies, mais de l'y retenir jusqu'à ce que de nouveaux rapports du général Girard eussent révélé plus clairement les mouvements des Prussiens. Il est toujours très-hasardeux de substituer ses vues à celle du général en chef, mais sous un général en chef tel que Napoléon, dont la vaste prévoyance embrassait tout, prendre sur soi de modifier ses ordres, ou d'en différer l'exécution, était une conduite bien téméraire, et qui pouvait avoir, comme on le verra bientôt, les plus graves conséquences. Il en fait part à Ney. Le général Reille informa le maréchal Ney du parti qu'il venait de prendre, et se hâta d'envoyer au comte d'Erlon placé en arrière, les ordres du quartier général, pour qu'il se mît en marche, et vînt se joindre au 2e corps, sur la route des Quatre-Bras. Ney communique ses inquiétudes à Napoléon. Ney, que les craintes de ses lieutenants, jointes à ses propres appréhensions, faisaient hésiter, dépêcha un officier de lanciers à Charleroy, pour dire à Napoléon qu'il craignait d'avoir sur son front l'armée anglaise, sur son flanc droit l'armée prussienne, et qu'il l'en informait, ne sachant pas s'il devait s'engager avec aussi peu de forces qu'il en avait en ce moment.
Napoléon lui répond pour le rassurer, et lui enjoint d'attaquer sur-le-champ les Quatre-Bras. Napoléon allait quitter Charleroy pour se rendre à Fleurus, lorsqu'il reçut l'officier expédié par Ney. Il éprouva un véritable dépit en voyant Ney, ordinairement si résolu, retomber dans ses hésitations de la journée précédente, et lui fit répondre à l'instant que Blucher était la veille encore à Namur, qu'il ne pouvait par conséquent être aujourd'hui aux Quatre-Bras, qu'il ne devait y avoir là que quelques troupes anglaises venues de Bruxelles, et certainement peu nombreuses, qu'il fallait donc se hâter de réunir l'infanterie de Reille et de d'Erlon, la grosse cavalerie de Valmy, et de culbuter tout ce qu'on avait devant soi. Napoléon laissa au major général le soin de rédiger cet ordre, qui cette fois fut rédigé de la manière la plus nette et la plus précise. Napoléon partit aussitôt après pour Fleurus.
Ces ordres donnés, Napoléon se transporte à Fleurus où il arrive vers midi. Il y arriva vers midi. Les troupes venaient à peine de le précéder, et elles se déployaient dans la plaine de Fleurus. À gauche de la grande route de Charleroy à Namur se trouvait le corps de Vandamme, composé des divisions d'infanterie Lefol, Berthezène et Habert, avec la cavalerie légère du général Domon. Plus à gauche encore la division Girard appartenant au corps de Reille, était restée dans la position intermédiaire de Wagnelée par ordre de Napoléon. (Voir la carte no 65.) À droite se déployait sous Gérard le 4e corps, comprenant les divisions Vichery, Pecheux, Hulot, et la cavalerie de Maurin. Plus à droite et en avant on voyait la cavalerie légère de Pajol avec les dragons d'Exelmans, et en arrière les cuirassiers de Milhaud. Enfin en seconde ligne et en réserve, s'était rangée la garde tout entière, infanterie et cavalerie, avec une superbe artillerie. Déploiement de l'armée française en avant de Fleurus. Ces belles troupes présentaient environ 64 mille hommes de toutes armes, conformément au compte que nous avons donné plus haut. À trois lieues en arrière, le comte de Lobau, demeuré avec 10 mille hommes au point de bifurcation, attendait le signal de se porter sur la route de Fleurus ou sur celle des Quatre-Bras. Le temps, comme nous l'avons déjà dit, était magnifique, mais la chaleur étouffante. Exaltation des soldats, et désir d'une bataille décisive. Les troupes en proie à une singulière exaltation désiraient ardemment une bataille décisive, laquelle ne pouvait se faire attendre, à en juger par ce qu'on avait sous les yeux. L'arrivée du 4e corps avait appris à toute l'armée la défection du général de Bourmont. Cette nouvelle avait excité une colère inouïe. On qualifiait cette défection de trahison abominable, et on ne manquait pas d'ajouter que beaucoup d'autres officiers étaient prêts à en faire autant. Défiance à l'égard des chefs, et irritation contre leur mollesse. La défiance contre ceux qui avaient servi la Restauration, ou qui ne partageaient pas assez complétement l'exaltation générale, était parvenue au comble. Un soldat, sortant des rangs pour aller droit à Napoléon, lui dit: Sire, défiez-vous de Soult, il vous trahit.—Tiens-toi en repos, repartit Napoléon, je te réponds de lui.—Soit, répliqua le soldat, et il rentra dans les rangs sans paraître convaincu. Ce soupçon d'ailleurs fort injuste, car le major général faisait en ce moment de son mieux, prouve l'état moral de l'armée, dévouée jusqu'au fanatisme, mais dépourvue de tout sang-froid. Le général Gérard, accouru près de Napoléon, éprouva d'abord quelque embarras pour lui parler du général de Bourmont, dont il s'était fait le garant. Napoléon, sans témoigner aucune humeur, lui dit en lui tirant l'oreille: «Vous le voyez, mon cher Gérard, les bleus sont toujours bleus, les blancs sont toujours blancs[10].—
Marche et déploiement de l'armée prussienne. Les Prussiens se déployant devant nous, se montraient d'instant en instant plus nombreux. La plaine accidentée de Fleurus, dans laquelle allait se livrer l'une des plus terribles batailles du siècle, présentait l'aspect le plus imposant.
La grande chaussée de Namur à Bruxelles, dont nous avons déjà parlé plusieurs fois, et sur laquelle viennent aboutir les deux embranchements de la route de Charleroy, l'un aux Quatre-Bras, l'autre à Sombreffe, courait de notre droite à notre gauche sur une arête de terrain assez élevée, formant partage entre les eaux qui se rendent vers la Sambre et celles qui se jettent dans la Dyle. L'armée prussienne s'y portait en masse. À mesure qu'elle parvenait à la hauteur de Sombreffe, elle faisait demi-tour à gauche, et s'établissant vis-à-vis de Fleurus, venait se joindre aux divisions qui avaient quitté la veille Charleroy. Le terrain qu'elle occupait sur le flanc de la route et en face de nous était extrêmement favorable à la défensive.
Description du champ de bataille de Ligny. Le ruisseau de Ligny sorti d'un pli de terrain le long de la chaussée de Namur à Bruxelles, assez près de Wagnelée, là même où la division Girard était en position, coulait de notre gauche à notre droite, presque parallèlement à la chaussée, et après plusieurs contours sinueux traversait trois villages appelés Saint-Amand-le-Hameau, Saint-Amand-la-Haye, le grand Saint-Amand. (Voir le plan particulier du champ de bataille de Ligny, dans la carte no 65.) Arrivé au grand Saint-Amand ce ruisseau se détournait brusquement, et au lieu de suivre parallèlement la chaussée de Namur à Bruxelles, coulait presque perpendiculairement à elle, passait à travers le village de Ligny, continuait jusque près de Sombreffe, puis se redressant pour reprendre sa première direction, allait, en longeant des coteaux assez saillants, tomber dans un affluent de la Sambre. La route de Charleroy par laquelle nous arrivions, le franchissait sur un petit pont, et ensuite allait joindre la chaussée de Namur à Bruxelles à un endroit dit le Point-du-Jour, tout près de Sombreffe. Ce ruisseau de Ligny peu profond mais fangeux, bordé de saules et de hauts peupliers, était un champ de bataille tout indiqué pour un ennemi qui prétendait nous empêcher d'occuper l'importante chaussée de Namur à Bruxelles. Au delà de son lit et des villages qu'il traversait, le terrain s'élevait en talus jusque sur le flanc de la chaussée que les Prussiens voulaient défendre, et présentait un amphithéâtre chargé de quatre-vingt mille hommes. Vers le sommet de ce talus on distinguait le moulin de Bry, et derrière le moulin, dans un pli de terrain, le village de Bry lui-même, dont on n'apercevait que le clocher.
Distribution de l'armée prussienne sur ce champ de bataille. Les Prussiens s'étaient distribués de la manière suivante sur ce champ de bataille. Les deux divisions Steinmetz et Henkel, appartenant au corps de Ziethen, repoussé la veille de Charleroy, occupaient la première les trois villages de Saint-Amand, la seconde celui de Ligny. Elles avaient quelques bataillons dans les villages, et le reste était disposé en masses serrées sur le talus en arrière. Les divisions Pirch II et Jagow servaient de réserve, la première aux troupes défendant Saint-Amand, la seconde à celles qui défendaient Ligny. Il y avait là environ 30 mille hommes. Le corps de Pirch Ier, le deuxième de l'armée prussienne, placé sur la grande chaussée de Namur, à l'endroit dit les Trois-Burettes, formait avec ses quatre divisions, Tippelskirchen, Brauze, Kraft, Langen, une seconde ligne d'environ 30 mille hommes, prête à appuyer la première. Plan du maréchal Blucher pour cette journée. Le 3e corps prussien, celui de Thielmann, arrivait dans le moment de Namur, et Blucher l'avait placé à son extrême gauche, en avant du Point-du-Jour, à l'endroit même où la route de Charleroy joint la chaussée de Namur. Il voulait ainsi défendre sa communication avec Namur et Liége, par laquelle devaient lui arriver le corps de Bulow et tout son matériel. La précaution était sage, mais allait paralyser la meilleure partie de son armée. Son plan consistait, d'abord à bien protéger le point où la route de Charleroy coupait la grande chaussée de Namur à Bruxelles, c'est-à-dire le Point-du-Jour et Sombreffe, puis à défendre vigoureusement Ligny et les trois Saint-Amand, et enfin comme la présomption ne manquait jamais à son énergie, à percer au delà de Saint-Amand, à refouler Napoléon sur Charleroy, et à le jeter même dans la Sambre, les Anglais et la fortune aidant. Mais il se berçait d'une vaine illusion, et cette campagne de 1815, qui devait si bien finir pour lui, ne devait pas si bien commencer, et au moins dans cette journée du 16, la victoire devait encore une fois adoucir nos revers!
Bien que le terrain de Saint-Amand à Ligny disposé en amphithéâtre, dût être assez visible pour nous, cependant l'épaisse rangée d'arbres qui bordait le ruisseau gênait fort notre vue, et nous pouvions tout au plus distinguer à travers quelques percées les masses accumulées de l'armée prussienne. Napoléon monte dans un moulin pour observer le champ de bataille. Au milieu de la plaine de Fleurus et un peu sur notre droite, s'élevait un moulin, dont le propriétaire effrayé pour son bien, était accouru afin d'y veiller. Le bonnet à la main, et tout ému de se trouver en face de Napoléon, il le fit monter par des échelles tremblantes jusqu'au toit de son moulin, d'où l'on pouvait examiner à l'aise le champ de bataille choisi par l'ennemi. Du haut de cet observatoire Napoléon aperçut très-distinctement les trente mille hommes de Ziethen rangés partie dans les villages de Saint-Amand et de Ligny, partie sur le talus en arrière, et au-dessus, sur la grande chaussée de Namur à Bruxelles, le corps de Pirch Ier, égal en nombre à celui de Ziethen, enfin les troupes de Thielmann qui venant de Namur commençaient à garnir les coteaux situés vis-à-vis de notre extrême droite. Il évalua cette armée à environ 90 mille hommes, et il ne se trompait guère, puisqu'elle était en réalité de 88 mille, par suite des légères pertes de la veille. Napoléon comprit aussitôt qu'il avait sous les yeux l'armée prussienne à peine réunie, et n'ayant pas pu se joindre encore aux Anglais, puisqu'elle ne faisait que d'arriver bien qu'elle eût été avertie la première de notre apparition, tandis que les Anglais, avertis douze heures plus tard, et ayant une distance double au moins à franchir, ne pouvaient évidemment pas être encore au rendez-vous. Son plan d'attaque. Il forma donc le projet de l'attaquer immédiatement en s'y prenant de la manière suivante. Il résolut à son extrême droite, le long des coteaux que borde le ruisseau de Ligny en s'approchant de la Sambre, de se borner à des démonstrations apparentes mais peu sérieuses, afin de retenir sur ce point une partie des forces de Blucher en l'inquiétant pour ses communications avec Namur, puis avec sa droite elle-même composée de l'infanterie de Gérard, d'attaquer vigoureusement Ligny, d'attaquer tout aussi vigoureusement avec sa gauche, composée de Vandamme et de la division Girard, les trois Saint-Amand, et de tenir enfin la garde en réserve, pour la porter là où la résistance paraîtrait le plus difficile à vaincre. Mais pour assurer de plus grandes conséquences à cette bataille, qui ne serait pas très-avantageuse si elle se réduisait à une position vaillamment emportée, il imagina d'y faire contribuer les troupes de Ney d'une façon qui devait être décisive. Si nous avons bien retracé la configuration du pays, le lecteur doit comprendre que l'ensemble du champ de bataille présentait un triangle allongé, dont le sommet était à Charleroy, et dont les deux côtés venaient tomber sur la grande chaussée de Namur à Bruxelles, l'un aux Quatre-Bras, l'autre à Sombreffe (Sombreffe et le Point-du-Jour sont à peu près équivalents. Voir la carte no 65). Napoléon et Ney, en faisant face le premier aux Prussiens, le second aux Anglais, étaient rangés chacun sur un côté du triangle, et étaient pour ainsi dire adossés l'un à l'autre, à la distance de trois lieues environ. Ordre à Ney de se rabattre sur les Prussiens. Il était donc facile à Ney qui ne pouvait pas encore avoir beaucoup de monde à combattre, de détacher 12 ou 15 mille hommes sur les 45 mille dont il disposait, lesquels faisant volte-face devaient prendre à revers la position de Ligny et de Saint-Amand, et envelopper la plus grande partie de l'armée prussienne. Si cette manœuvre était exécutée à temps, Marengo, Austerlitz, Friedland, n'auraient pas procuré de plus vastes résultats que la bataille qui se préparait, et certes nous avions grand besoin qu'il en fût ainsi!
Les routes ne manquaient pas pour opérer la manœuvre projetée, car outre beaucoup de bons chemins de traverse aboutissant de Frasnes à Saint-Amand, il était facile en rétrogradant quelque peu sur la route des Quatre-Bras, de gagner l'ancienne chaussée dite des Romains, laquelle coupe le triangle que nous venons de décrire, et passe près de Saint-Amand pour aller rejoindre la chaussée de Namur à Bruxelles.
Napoléon, descendu du moulin d'où il avait si bien jugé la situation, donna sur-le-champ les ordres d'attaque. Inquiétudes des généraux français du côté de Fleurus comme du côté des Quatre-Bras. Les chefs de corps rangés autour de lui étaient comme la veille fort préoccupés de ce qu'ils avaient sous les yeux. Tandis que Ney aux Quatre-Bras croyait avoir toute l'armée anglaise devant lui, eux s'imaginaient avoir à combattre les Anglais et les Prussiens réunis. Pourtant l'armée anglaise ne pouvait être à la fois aux Quatre-Bras et à Saint-Amand. Néanmoins le raisonnement de nos généraux, pour des gens qui n'avaient pas l'ensemble des choses présent à l'esprit, était spécieux. Suivant eux, Blucher déjà établi sur la grande chaussée de Namur à Bruxelles, devait s'être relié aux Anglais qui allaient unir leurs forces aux siennes, car s'il en était autrement sa droite à Saint-Amand se trouverait sans soutien, et exposée au plus grave péril. N'admettant pas une telle faute, ils croyaient que Blucher devait avoir l'appui de l'armée anglaise soit derrière lui, soit sur sa droite. Napoléon les rassure. Napoléon leur répondit que Blucher, brave mais irréfléchi, n'y regardait pas de si près, qu'il s'avançait même avant de pouvoir être appuyé par les Anglais, dans l'espérance de se relier à eux, que probablement il le payerait cher, l'arrivée en ce moment de l'armée anglaise sur le prolongement de Saint-Amand étant absolument impossible. Il leur ordonna d'aller occuper sur-le-champ leur position d'attaque, sauf à attendre un dernier signal pour ouvrir le feu. Il dit au général Gérard qu'il affectionnait particulièrement, que si la fortune le secondait un peu dans cette journée, il comptait sur des résultats qui décideraient du sort de la guerre. Ses lieutenants partirent pour prendre la position qu'il leur avait assignée.
D'après ses ordres, Vandamme avec ses trois divisions prenant à gauche de la route de Charleroy par laquelle nous étions arrivés, vint se déployer devant Saint-Amand, ayant à son extrême gauche la division Girard qu'il commandait pour la journée, et un peu au delà la cavalerie du général Domon. Gérard avec le 4e corps, suivant droit devant lui la grande route, s'avança l'espace d'une demi-lieue, puis pivotant sur sa gauche la droite en avant, vint se ranger devant le village de Ligny, de manière à former un angle presque droit avec Vandamme. Grouchy, avec la cavalerie légère de Pajol et les dragons d'Exelmans, poursuivit au grand trot les tirailleurs ennemis jusqu'au pied des coteaux que baigne le ruisseau de Ligny en coulant vers la Sambre. Enfin la garde tout entière s'établit en avant de Fleurus, entre Vandamme et Gérard, formée en colonnes serrées. Elle avait sur son front la réserve d'artillerie, sur l'un de ses flancs sa propre cavalerie, et sur l'autre les superbes cuirassiers de Milhaud.
Napoléon, après avoir longtemps attendu le canon de Ney, finit par donner le signal du combat. Cette masse de 64 mille hommes, rangée ainsi en bataille, demeura immobile pendant plus d'une heure, dans l'attente du canon de Ney. Napoléon aurait voulu qu'avant de commencer dans la plaine de Fleurus, l'action fût préalablement engagée aux Quatre-Bras, afin que Ney eût le temps de se rabattre sur les Prussiens. Nouvel ordre à Ney de hâter son attaque. À deux heures il lui avait expédié un message pour lui annoncer qu'on allait attaquer l'armée prussienne établie en avant de Sombreffe, qu'il devait lui de son côté refouler tout ce qui était aux Quatre-Bras, et ensuite exécuter un mouvement en arrière, afin de prendre les Prussiens à revers. Un détachement de 12 à 15 mille hommes, facile à opérer vu le peu d'ennemis réunis aux Quatre-Bras, devait produire d'immenses résultats.
À deux heures et demie Vandamme commence l'action. Cet ordre expédié, et après avoir différé encore jusqu'à deux heures et demie, non sans étonnement et sans humeur, Napoléon donna le signal de l'attaque. La réponse à ce signal ne se fit pas attendre.
Attaque de la division Lefol sur Saint-Amand. Vandamme lança sur le grand Saint-Amand la division Lefol qui formait sa droite. Au moment de commencer le feu, le général Lefol rangea sa division en carré, et lui adressa une harangue chaleureuse, à laquelle elle répondit par des cris passionnés de Vive l'Empereur! La distribuant ensuite en plusieurs colonnes il la mena droit à l'ennemi. En approchant du grand Saint-Amand le terrain allait en pente: des haies, des clôtures, des vergers, précédaient le village lui-même construit en grosse maçonnerie. Au delà se trouvait le lit du ruisseau, marqué par une bordure d'arbres très-épaisse, à travers laquelle quelques éclaircies laissaient apercevoir les réserves prussiennes pourvues d'une nombreuse artillerie. Prise du grand Saint-Amand. À peine nos soldats se furent-ils mis en mouvement que la mitraille partant des abords du village, et les boulets lancés par les batteries au-dessus, firent dans leurs rangs de cruels ravages. Un seul boulet emporta huit hommes dans une de nos colonnes. L'enthousiasme était trop grand pour que nos soldats en fussent ébranlés. Ils se précipitèrent en avant presque sans tirer, et pénétrant dans les jardins, les vergers, ils en chassèrent les Prussiens à coups de baïonnette, après avoir du reste rencontré une vive résistance. Ils entrèrent ensuite dans le village, malgré les obstacles dont on avait obstrué les rues, malgré le feu des fenêtres, et contraignirent l'ennemi à repasser le ruisseau. Impossibilité de déboucher au delà. Enhardis par ce succès qui n'avait pas laissé de leur coûter cher, ils voulurent poursuivre les fuyards, mais au delà du ruisseau ils aperçurent soudainement les six bataillons de réserve de la division Steinmetz, qui firent pleuvoir sur eux les balles et la mitraille, et ils furent ramenés non par la violence du feu, mais par l'impossibilité de triompher des masses d'infanterie rangées en amphithéâtre sur le talus que surmontait le moulin de Bry.
La division Steinmetz essaye en vain de reprendre Saint-Amand. Le général Steinmetz voulut à son tour reconquérir le village perdu, et ajoutant de nouveaux bataillons à ceux qui venaient d'être repoussés du grand Saint-Amand, il s'efforça d'y rentrer. Mais nos soldats, s'ils ne pouvaient dépasser le village conquis, n'étaient pas gens à s'en laisser expulser. Ils attendirent les Prussiens de pied ferme, puis les accueillirent par un feu à bout portant, et les obligèrent de se replier sur leurs réserves. Alors le général Steinmetz revint à la charge avec sa division toute entière, en dirigeant quelques bataillons sur sa droite pour essayer de tourner le grand Saint-Amand.
Vandamme qui suivait attentivement les phases de ce combat, envoya une brigade de la division Berthezène pour faire face aux troupes chargées de tourner le grand Saint-Amand, et dirigea la division Girard sur les deux villages au-dessus, Saint-Amand-la-Haye et Saint-Amand-le-Hameau. La division Girard s'empare de Saint-Amand-la-Haye. Tandis que la division Lefol faisait tomber sous ses balles ceux qui essayaient de franchir le ruisseau, la brigade Berthezène contint tout ce qui tenta de tourner le grand Saint-Amand, et le brave général Girard, partageant l'ardeur de ses soldats, s'avança sur la Haye, ayant la brigade de Villiers à droite, la brigade Piat à gauche. Il pénétra dans la Haye malgré un feu épouvantable, et parvint à s'y établir. Nous demeurâmes ainsi maîtres des trois Saint-Amand, sans néanmoins pouvoir déboucher au delà, en présence des masses de l'armée prussienne, car derrière la division Steinmetz se trouvaient les restes du corps de Ziethen et tout le corps de Pirch Ier, c'est-à-dire une cinquantaine de mille hommes.
Attaque du général Gérard contre le village de Ligny. L'action avait commencé un peu plus tard, mais non moins vivement, du côté de Ligny. Le général Gérard, après avoir exécuté le long du ruisseau de Ligny une reconnaissance dans laquelle il faillit être enlevé, comprit que devant la cavalerie prussienne et le corps de Thielmann accumulés au Point-du-Jour, il fallait de grandes précautions pour son flanc droit et ses derrières. Il se pouvait en effet que pendant qu'il se porterait sur Ligny par un mouvement de conversion, l'infanterie de Thielmann descendant du Point-du-Jour le prît en flanc, et que la cavalerie prussienne passant le ruisseau de Ligny sur tous les points courût sur ses derrières. En présence de ce double danger il rangea en bataille, de Tongrinelle à Balâtre, la division de Bourmont, que commandait maintenant le général Hulot, et lui ordonna de défendre opiniâtrement les bords du ruisseau de Ligny. Cette division placée ainsi en potence sur sa droite, appuyée en outre par la cavalerie du 4e corps sous les ordres du général Maurin, et par les nombreux escadrons de Pajol et d'Exelmans, devait le garantir contre une attaque de flanc et contre des courses sur ses derrières. Ces précautions prises, le général Gérard s'avança sur le village de Ligny avec les divisions Vichery et Pecheux, décrivant, comme nous l'avons dit, un angle presque droit avec la ligne de bataille du général Vandamme.
Il disposa ses troupes en trois colonnes afin d'aborder successivement le village de Ligny, qui s'étendait sur les deux rives du ruisseau. Il fallait pour y arriver franchir une petite plaine, et puis enlever des vergers et des clôtures précédant le village lui-même. En approchant les trois colonnes de Gérard furent assaillies par un tel feu, que malgré leur énergie elles furent contraintes de rétrograder. Le général Gérard fit alors avancer une nombreuse artillerie, et cribla le village de Ligny de tant de boulets et d'obus, qu'il en rendit le séjour impossible aux bataillons détachés des divisions Henkel et Jagow. Profitant de leur ébranlement il lança ses trois colonnes, et les dirigeant lui-même sous un feu violent, il emporta d'abord les vergers, puis les maisons, et parvint jusqu'à la grande rue du village, parallèle au ruisseau de Ligny. Combat furieux dans l'intérieur du village de Ligny. Alors il s'engagea une suite de combats furieux qui avaient, au dire d'un témoin oculaire, la férocité des guerres civiles, car la haine connue des Prussiens contre nous avait provoqué chez nos soldats une sorte de rage, et on ne leur faisait pas de quartier, pas plus qu'ils n'en faisaient aux Français. Le général Gérard ayant lui-même amené sa réserve, poussa la conquête de la grande rue jusqu'à la ligne du ruisseau, et pénétra même au delà, mais un brusque retour de la division Jagow l'obligea de rétrograder. Tandis que la grande rue longeait le village parallèlement au ruisseau, une autre rue formant croix avec elle, et traversant le ruisseau sur un petit pont, passait devant l'église qui était construite sur une plate-forme élevée. Les bataillons de Jagow qui avaient repris l'offensive, débouchant par cette rue transversale, fondirent jusqu'à la place de l'église, et nous ramenèrent presque à l'extrémité du village. Les Français restent maîtres de la moitié du village. Mais Gérard l'épée à la main, reportant ses soldats en avant, demeura maître de la grande rue. À droite il plaça une artillerie nombreuse sur la plate-forme de l'église, laquelle couvrait de mitraille les Prussiens dès qu'ils essayaient de revenir par la rue transversale, et il établit à gauche, dans un vieux château à demi ruiné (lequel n'existe plus aujourd'hui), une garnison pourvue d'une bonne artillerie. Il parvint ainsi à se soutenir dans l'intérieur de Ligny, grâce à des prodiges d'énergie et de dévouement personnel. Mais là comme à Saint-Amand le caractère de la bataille restait le même: nous avions conquis les villages qui nous séparaient des Prussiens, sans pouvoir aller au delà en présence de leurs réserves rangées en amphithéâtre jusqu'au moulin de Bry.
Nécessité d'amener un détachement des troupes de Ney sur les derrières de l'armée prussienne. Cette situation justifiait la savante manœuvre imaginée par Napoléon, car une attaque à revers contre la ligne des Prussiens, de Saint-Amand à Ligny, pouvait seule mettre fin à leur résistance; et elle devait faire mieux encore, elle devait en les plaçant entre deux feux nous livrer une moitié de leur armée.
Napoléon en renouvelle l'ordre formel au maréchal Ney. Napoléon, impatient de voir exécuter cette manœuvre, expédia un nouvel ordre à Ney, dont le canon commençait à gronder, mais qui, d'après toutes les vraisemblances, ne pouvait pas être tellement occupé avec les Anglais qu'il fût dans l'impossibilité de détacher dix ou douze mille hommes sur les derrières de Blucher. Daté de trois heures un quart, rédigé par le maréchal Soult, et confié à M. de Forbin-Janson, cet ordre disait au maréchal Ney: «Monsieur le maréchal, l'engagement que je vous avais annoncé est ici très-prononcé. L'Empereur me charge de vous dire que vous devez manœuvrer sur-le-champ de manière à envelopper la droite de l'ennemi, et tomber à bras raccourcis sur ses derrières. L'armée prussienne est perdue si vous agissez vigoureusement: le sort de la France est entre vos mains.»
Tandis que M. de Forbin-Janson portait en toute hâte cet ordre aux Quatre-Bras, la bataille continuait avec une égale fureur, sans que les Prussiens parvinssent à nous enlever le cours du ruisseau de Ligny, mais sans que nous pussions le franchir nous-mêmes. Le vieux général Friant qui commandait les grenadiers à pied de la garde, et dont une vie entière passée au feu avait exercé le coup d'œil, s'avança vers Napoléon et lui dit en lui montrant les villages: Sire, nous ne viendrons jamais à bout de ces gens-là, si vous ne les prenez à revers, au moyen de l'un des corps dont vous disposez.—Sois tranquille, lui répondit Napoléon; j'ai ordonné ce mouvement trois fois, et je vais l'ordonner une quatrième.—Il savait en effet que le corps de d'Erlon, mis en marche le dernier, devait avoir dépassé tout au plus Gosselies, et qu'un officier dépêché au galop le trouverait assez près de nous pour qu'il fût facile de le ramener sur Saint-Amand. Il envoya La Bédoyère avec un billet écrit au crayon, contenant l'ordre formel à d'Erlon de rebrousser chemin s'il était trop avancé, ou s'il était seulement à hauteur, de se rabattre immédiatement par la vieille chaussée romaine sur les derrières du moulin de Bry. Cet ordre, dont l'exécution ne paraissait pas douteuse, devait assurer un résultat égal aux plus grands triomphes du temps passé. Mais la fortune le voudrait-elle?
Nouveaux et violents efforts de Blucher pour reprendre Ligny et les trois Saint-Amand. Pendant ce temps Blucher, dont l'énergie et le patriotisme ne se décourageaient point, avait lancé sur Ligny tout ce qui restait des divisions Henkel et Jagow. Ces bataillons frais se jetant dans le village avaient un moment atteint la grande rue, et le général Gérard redoublant d'art et de courage, employant jusqu'à ses dernières réserves, tenant toujours à droite sur la plate-forme de l'église, à gauche dans le vieux château, ne s'était pas laissé arracher sa conquête, mais faisait dire à Napoléon qu'il était à bout de ressources, et qu'il fallait indispensablement venir à son secours. Quatre mille cadavres jonchaient déjà le village de Ligny.
Du côté de Saint-Amand, Blucher avait également tenté un effort violent, en portant en ligne le corps de Pirch Ier, pour soutenir celui de Ziethen, c'est-à-dire en engageant les 60 mille hommes qui se trouvaient entre Bry et Saint-Amand. Il avait envoyé la division Pirch II au secours de celle de Steinmetz, avec ordre de reprendre à tout prix Saint-Amand-la-Haye, et dirigé la division Tippelskirchen sur Saint-Amand-le-Hameau avec des instructions tout aussi énergiques. Il avait joint à cette masse d'infanterie la cavalerie entière des 2e et 1er corps, sous le général de Jurgas, dans l'intention de tourner la gauche de Vandamme. En même temps il avait fait avancer les trois autres divisions du 2e corps, celles de Brauze, Krafft, Langen, afin de remplacer sur les hauteurs de Bry les troupes qui allaient s'engager, et prescrit au général Thielmann de se diriger sur Sombreffe, sans trop dégarnir le Point-du-Jour, par où devait déboucher Bulow (4e corps). Il lui avait même recommandé d'inquiéter les Français pour leur droite en exécutant une démonstration sur la route de Charleroy.
En conséquence de ces dispositions, Blucher, marchant lui-même à la tête de ses soldats, tenta sur les trois Saint-Amand une attaque des plus vigoureuses. La division Pirch II se précipita sur Saint-Amand-la-Haye avec la plus grande impétuosité, et parvint à y pénétrer. Le général Girard[11] repoussé, y rentra avec sa brigade de gauche, celle du général Piat, et réussit à s'y maintenir. Blucher à la tête des bataillons ralliés de Pirch II, reparut une seconde fois dans les avenues de ce village couvert de morts; mais Girard, par un dernier effort, repoussa de nouveau l'énergique vieillard qui prodiguait pour sa patrie un courage inépuisable. Efforts héroïques de la division Girard dans Saint-Amand-la-Haye. Girard qui avait annoncé qu'il ne survivrait pas aux désastres de la France si elle devait être encore vaincue, fut frappé mortellement dans cette lutte désespérée. Ses deux généraux de brigade, de Villiers et Piat, furent mis hors de combat. Chaque colonel commandant alors où il était, le brave Tiburce Sébastiani, colonel du 11e léger, réussit par des prodiges de valeur et de présence d'esprit à se maintenir dans Saint-Amand-la-Haye. Sur 4,500 hommes, la division Girard en avait déjà perdu un tiers, outre ses trois généraux.
Plus à gauche, c'est-à-dire vers Saint-Amand-le-Hameau, la division Habert, envoyée par Vandamme au secours de Girard, arrêta très-heureusement la cavalerie de Jurgas et l'infanterie de la division Tippelskirchen. Cachant dans les blés qui étaient mûrs et très-élevés une nuée de tirailleurs, le général Habert attendit sans se montrer l'infanterie et la cavalerie prussiennes, et les laissa s'avancer jusqu'à demi-portée de fusil. Alors ordonnant tout à coup un feu de mousqueterie bien dirigé, il causa une telle surprise à l'ennemi, qu'il l'obligea de se replier en désordre. Grâce à ces efforts combinés, nous restâmes maîtres des trois Saint-Amand, sans réussir néanmoins à dépasser le cours sinueux du ruisseau de Ligny. À l'extrémité opposée du champ de bataille, c'est-à-dire à notre droite, l'infanterie de Thielmann ayant descendu du Point-du-Jour par la route de Charleroy, une charge vigoureuse des dragons d'Exelmans la ramena au fatal ruisseau, et la division Hulot, répandue en tirailleurs, l'y contint par un feu continuel. Horrible effusion de sang résultant de la prolongation de la bataille. Arrêtés ainsi à la ligne tortueuse de ce ruisseau de Ligny, nous usions l'ennemi et il nous usait, ce qui était plus fâcheux pour nous que pour lui, car il nous aurait fallu une victoire prompte et complète pour venir à bout des deux armées que nous avions sur les bras. Napoléon établit des batteries qui, prenant les Prussiens en écharpe, leur causent de grandes pertes. Mais Napoléon, toujours à cheval et en observation, avait soudainement imaginé un moyen de rendre la prolongation du combat beaucoup plus meurtrière pour les Prussiens que pour les Français. Nous avons dit que le ruisseau sur lequel étaient situés les villages disputés changeant brusquement de direction au sortir du grand Saint-Amand, il en résultait que le village de Ligny formait presque un angle droit avec celui de Saint-Amand. Napoléon en se portant vers Ligny, c'est-à-dire sur le côté de l'angle, découvrit une éclaircie dans la rangée d'arbres qui bordait le ruisseau, et à travers laquelle on apercevait les corps de Ziethen et de Pirch Ier disposés les uns derrière les autres jusqu'au moulin de Bry. Il fit amener sur-le-champ quelques batteries de la garde qui prenant ces masses en écharpe, y causèrent bientôt d'affreux ravages. Chaque décharge emportait des centaines d'hommes, renversait les canonniers et les chevaux, et faisait voler en éclats les affûts des canons. Contemplant ce spectacle avec l'horrible sang-froid que la guerre développe chez les hommes les moins sanguinaires, Napoléon dit à Friant, qui ne le quittait pas: Tu le vois, le temps qu'ils nous font perdre leur coûtera plus cher qu'à nous.—Pourtant tuer, tuer des hommes par milliers ne suffisait pas: il était tard, et il fallait en finir avec l'armée prussienne, pour être en mesure le lendemain de courir à l'armée anglaise. Le comte d'Erlon n'arrivant pas, Napoléon imagine de déboucher avec la garde au-dessus de Ligny, et de couper en deux l'armée prussienne. Le général Friant se désolant de ce que le mouvement ordonné sur les derrières de l'armée prussienne ne s'exécutait pas, Tiens-toi tranquille, lui répéta Napoléon; il n'y a pas qu'une manière de gagner une bataille; et avec sa fertilité d'esprit il imagina sur-le-champ une autre combinaison pour terminer promptement cette lutte affreuse.
L'effet de son artillerie tirant d'écharpe sur les masses prussiennes lui suggéra tout à coup l'idée de se porter plus haut encore sur leur flanc, de dépasser Ligny, d'en franchir le ruisseau avec toute la garde, et de prendre ainsi à revers les soixante mille hommes qui attaquaient les trois Saint-Amand. Si ce mouvement réussissait, et exécuté avec la garde on ne pouvait guère en douter, l'armée prussienne était coupée en deux; Ziethen et Pirch étaient séparés de Thielmann et de Bulow, et bien que le résultat ne fût pas aussi grand qu'il aurait pu l'être si un détachement de Ney eût paru sur les derrières de Blucher, il était grand néanmoins, très-grand encore, et même suffisant pour nous débarrasser des Prussiens pendant le reste de la campagne.
Napoléon allait exécuter cette manœuvre, lorsqu'un cri d'alarme est poussé du côté de Vandamme. Cette combinaison imaginée, Napoléon prescrivit à Friant de former la garde en colonnes d'attaque, de s'élever jusqu'à la hauteur de Ligny, et de passer derrière ce village, pour aller franchir au-dessus le sinistre ruisseau qui était déjà rempli de tant de sang.
Ces ordres commençaient à s'exécuter, lorsque l'attention de Napoléon fut brusquement attirée du côté de Vandamme. Blucher en effet tentant un nouvel effort, avait ramené en arrière les divisions épuisées de Ziethen, et porté en avant celles de Pirch Ier, pour livrer encore un assaut aux trois Saint-Amand. Vandamme avait épuisé ses réserves, et demandait instamment du secours. Il n'était plus possible de le lui faire attendre dans l'espérance d'un mouvement sur les derrières de l'ennemi, qui bien qu'ordonné plusieurs fois ne s'exécutait pas. Napoléon lui envoya sans différer une partie de la jeune garde sous le général Duhesme, et fit continuer la marche de la vieille garde et de la grosse cavalerie dans la direction de Ligny. À la vue de la garde qui s'ébranlait pour les secourir, les troupes de Vandamme à gauche, celles de Gérard à droite, poussèrent des cris de joie. Les acclamations de Vive l'Empereur! furent réciproquement échangées. Le comte de Lobau que la violence de la canonnade avait décidé à se rapprocher de Fleurus, vint prendre la place de la garde impériale et former la réserve.
Il était temps que le secours de la jeune garde arrivât à Vandamme, car la division Habert placée à Saint-Amand-le-Hameau pour soutenir la division Girard à moitié détruite, voyant de nouvelles masses prussiennes s'avancer contre elle, et apercevant d'autres colonnes prêtes à la prendre à revers, commençait à céder du terrain. On a cru voir des troupes ennemies sur la gauche et les derrières de Vandamme. Vandamme accouru sur les lieux, et moins effrayé des masses qu'il avait devant lui que de celles qui se montraient sur ses derrières, n'avait pu se défendre d'un trouble subit. Kulm avec toutes ses horreurs s'était présenté soudainement à son esprit, et il en avait frémi. Effectivement il avait aperçu des colonnes profondes portant un habit assez semblable à l'habit prussien, qui semblaient manœuvrer de manière à l'envelopper. Un officier envoyé en reconnaissance croit que ce sont des troupes prussiennes. Ne voulant pas comme en Bohême être pris entre deux feux, il chargea un officier d'aller reconnaître la troupe qui s'avançait ainsi sur les derrières de la division Habert. Cet officier, n'ayant pas observé d'assez près l'ennemi supposé, revint bientôt au galop, persuadé qu'il avait vu une colonne prussienne, et l'affirmant à Vandamme. Celui-ci alors reploya la division Habert, et la plaça en potence sur sa gauche, de manière à la soustraire aux ennemis trop réels qui la menaçaient par devant, et aux ennemis imaginaires qui la menaçaient par derrière. En même temps il dépêcha officiers sur officiers à Napoléon, pour lui faire part de ce nouvel incident.
Quoiqu'il ne puisse ajouter foi à un tel rapport, Napoléon suspend la manœuvre qu'il venait d'ordonner, et envoie la jeune garde au secours de Vandamme. Napoléon fut singulièrement surpris de ce qu'on lui mandait. Il ne pouvait se rendre compte d'un événement aussi singulier, car pour qu'une colonne anglaise ou prussienne eût réussi à se glisser entre l'armée française qui combattait aux Quatre-Bras et celle qui combattait à Saint-Amand, il aurait fallu que les divers corps de cavalerie placés à la droite de Ney, à la gauche de Vandamme, eussent passé la journée immobiles et les yeux fermés. Il aurait fallu surtout que le corps de d'Erlon, resté en arrière de Ney, n'eût rien aperçu, et ces diverses suppositions étaient également inadmissibles. Mais toutes les conjectures ne valaient pas un rapport bien fait et recueilli sur les lieux mêmes. Napoléon envoya plusieurs aides de camp au galop pour s'assurer par leurs propres yeux de ce qui se passait véritablement entre Fleurus et les Quatre-Bras, et avoir l'explication de cette apparition inattendue sur son flanc gauche de troupes réputées prussiennes. En attendant, il suspendit le mouvement de sa vieille garde vers Ligny, car ce n'était pas le cas de se démunir de ses réserves, si un corps considérable était parvenu à se porter sur ses derrières. Mais il laissa la jeune garde s'avancer au soutien des divisions Habert et Girard épuisées, et fit continuer l'horrible canonnade qui prenant en flanc les masses prussiennes produisait tant de ravage parmi elles.
Pendant ce temps Blucher, que rien n'arrêtait, avait de nouveau lancé sur Saint-Amand-le-Hameau et sur Saint-Amand-la-Haye, les bataillons ralliés de Ziethen et de Pirch II. La jeune garde porte secours à Vandamme, et on se rassure au sujet du corps ennemi aperçu sur nos derrières. Attaquée pour la cinquième fois, la ligne de Vandamme était en retraite, lorsque la jeune garde, conduite par Duhesme, chargeant tête baissée sur le Hameau et la Haye, refoula les Prussiens, et reprit une dernière fois la ligne du ruisseau de Ligny. Au moment où elle rétablissait le combat, les aides de camp envoyés en reconnaissance revinrent, et dissipèrent l'erreur fâcheuse qu'un officier dépourvu de sang-froid avait fait naître dans l'esprit de Vandamme. Ce prétendu corps ennemi est celui de d'Erlon, duquel on doit concevoir les plus grandes espérances. Ce prétendu corps prussien qu'on avait cru apercevoir n'était que le corps de d'Erlon lui-même, qui d'après les ordres réitérés de Napoléon se dirigeait sur le moulin de Bry, et par conséquent venait prendre à revers la position de l'ennemi. Il n'y avait donc plus rien à craindre de ce côté, il n'y avait même que de légitimes espérances à concevoir, si les ordres déjà donnés tant de fois finissaient par recevoir leur exécution. Napoléon les renouvela, et néanmoins il se hâta de reprendre la grande manœuvre interrompue par la fausse nouvelle actuellement éclaircie. Chaque instant qui s'écoulait en augmentait l'à-propos, car Blucher accumulant ses forces vers les trois Saint-Amand, laissait un vide entre lui et Thielmann, et un coup vigoureux frappé au-dessus de Ligny, dans la direction de Sombreffe, devait séparer les corps de Ziethen et de Pirch Ier de ceux de Thielmann et de Bulow, les jeter dans un grand désordre, et les rendre prisonniers de d'Erlon, si ce dernier achevait son mouvement. La manœuvre était dans tous les cas fort opportune, car elle portait le coup décisif si longtemps attendu, le rendait désastreux pour l'armée prussienne si d'Erlon était vers Bry, et s'il n'y était pas, ne terminait pas moins la bataille à notre avantage, en faisant tomber la résistance opiniâtre que nous rencontrions au delà du ruisseau de Ligny.
Napoléon reprend sa manœuvre interrompue. Napoléon ordonne donc à la vieille garde de reprendre son mouvement suspendu, et de défiler derrière Ligny jusqu'à l'extrémité de ce malheureux village. Il n'était pas homme à jeter ses bataillons d'élite dans Ligny même, où ils seraient allés se briser peut-être contre un monceau de ruines et de cadavres; il les porte un peu au delà, dans un endroit où l'on n'avait à franchir que le ruisseau et la rangée d'arbres qui en formait la bordure. Dirigeant lui-même ses sapeurs, il fait abattre les arbres et les haies, de manière à livrer passage à une compagnie déployée. Sur la gauche il place trois bataillons de la division Pecheux, qui débouchant du village de Ligny en même temps que la garde débouchera du ravin, doivent favoriser le mouvement de celle-ci. Il dispose ensuite six bataillons de grenadiers en colonnes serrées, et quatre de chasseurs pour les appuyer. Une sorte de silence d'attente règne chez ces admirables troupes, fières de l'honneur qui leur est réservé de terminer la bataille. Il débouche avec la garde et la grosse cavalerie au-dessus de Ligny, et jette l'armée prussienne dans un affreux désordre. En ce moment, le soleil se couchant derrière le moulin de Bry, éclaire de ses derniers rayons la cime des arbres, et Napoléon donne enfin le signal impatiemment attendu. La colonne des six bataillons de grenadiers se précipite alors dans le fond du ravin, traverse le ruisseau, et gravit la berge opposée, pendant que les trois bataillons de la division Pecheux débouchent de Ligny. L'obstacle franchi, les grenadiers s'arrêtent pour reformer leurs rangs, et aborder la hauteur où se trouvaient les restes des divisions Krafft et Langen soutenus par toute la cavalerie prussienne. Pendant qu'ils rectifient leur alignement, l'ennemi fait pleuvoir sur eux les balles et la mitraille; mais ils supportent ce feu sans en être ébranlés. La cavalerie prussienne les prenant à leur costume pour des bataillons de garde nationale mobilisée, s'avance et essaye de parlementer pour les engager à se rendre. L'un de ces bataillons se formant aussitôt en carré, couvre la terre de cavaliers ennemis. Les autres formés en colonnes d'attaque marchent baïonnette baissée, et culbutent tout ce qui veut leur tenir tête. La cavalerie prussienne revient à la charge, mais au même instant les cuirassiers de Milhaud fondent sur elle au galop. Une sanglante mêlée s'engage; mais elle se termine bientôt à notre avantage, et l'armée prussienne, coupée en deux, est obligée de rétrograder en toute hâte.
Danger que court personnellement Blucher, foulé aux pieds de notre cavalerie. En ce moment Blucher après avoir tenté sur les trois Saint-Amand un dernier et inutile effort, était accouru pour rallier les troupes restées autour du moulin de Bry. Arrivé trop tard, et rencontré par nos cuirassiers, il avait été renversé, et foulé à leurs pieds. Cet héroïque vieillard, demeuré à terre avec un aide de camp qui s'était gardé de donner aucun signe qui pût le faire reconnaître, entendait le galop de nos cavaliers sabrant ses escadrons, et terminant la défaite de son armée. Pourtant d'Erlon ne paraît pas, et l'armée prussienne peut se retirer sans essuyer les pertes dont elle était menacée. Pendant ce temps Vandamme débouchait enfin de Saint-Amand, Gérard de Ligny, et à droite le général Hulot avec la division Bourmont, perçant par la route de Charleroy à Namur, ouvrait cette route à la cavalerie de Pajol et d'Exelmans. Il était plus de huit heures du soir, l'obscurité commençait à envelopper cet horrible champ de bataille, et de la droite à la gauche la victoire était complète. Pourtant l'armée prussienne qui se retirait devant la garde impériale victorieuse, ne paraissait point harcelée sur ses derrières: d'Erlon tant appelé par les ordres de Napoléon, tant attendu, ne se montrait point, et on ne pouvait plus compter sur d'autres résultats que ceux qu'on avait sous les yeux. L'armée prussienne partout en retraite, nous livrait le champ de bataille, c'est-à-dire la grande chaussée de Namur à Bruxelles, ligne de communication des Anglais et des Prussiens, et laissait en outre le terrain couvert de 18 mille morts ou blessés. Nous avions à elle quelques bouches à feu et quelques prisonniers. Résultats de la victoire de Ligny. Ce n'étaient pas là, il est vrai, toutes les pertes qu'elle avait essuyées. Beaucoup d'hommes, ébranlés par cette lutte acharnée, s'en allaient à la débandade. Une douzaine de mille avaient ainsi quitté le drapeau, et cette journée privait l'armée prussienne de trente mille combattants sur 120 mille. L'armée prussienne est affaiblie de trente mille combattants, et nous sommes maîtres de la grande chaussée de Namur à Bruxelles, qui est la ligne de communication des Anglais avec les Prussiens. Qu'étaient-ce néanmoins que ces résultats auprès des trente ou quarante mille prisonniers qu'on aurait pu faire si d'Erlon avait paru, ce qui eût rendu complète la ruine de l'armée prussienne, et livré sans appui l'armée anglaise à nos coups? Napoléon était trop expérimenté pour s'étonner des accidents qui à la guerre viennent souvent déjouer les plus savantes combinaisons, pourtant il avait peine à s'expliquer une telle inexécution de ses ordres, et en cherchait la cause sans la découvrir. Napoléon ne pouvant s'expliquer l'inexécution des ordres donnés à Ney, s'arrête et couche sur le champ de bataille de Ligny. D'après ses calculs l'armée anglaise n'avait pu se trouver tout entière aux Quatre-Bras dans la journée, et il ne comprenait pas comment le maréchal Ney n'avait pu lui envoyer un détachement, comment surtout d'Erlon rencontré si près de Fleurus, n'était point arrivé. Dans le doute, il s'était arrêté sur ce champ de bataille qu'enveloppait déjà une profonde obscurité, et avait permis à ses soldats harassés de fatigue, ayant fait huit ou dix lieues la veille, quatre ou cinq le matin, et s'étant battus en outre toute la journée, de bivouaquer sur le terrain où avait fini la bataille. Il avait seulement fait avancer le comte de Lobau (6e corps), devenu sa seule réserve, et l'avait établi autour du moulin de Bry. L'envoyer à la poursuite des Prussiens, si on avait été informé de ce qui se passait aux Quatre-Bras, eût été possible; mais n'ayant reçu aucun officier de Ney, n'ayant que cette réserve de troupes fraîches (la garde tout entière avait donné), Napoléon pensa qu'il fallait la conserver autour de lui, car, en cas d'un retour offensif de l'ennemi, c'était le seul corps qu'on pût lui opposer. Toutefois il en détacha une division, celle de Teste, et la confia à l'intelligent et alerte Pajol, pour suivre les Prussiens à la piste, et précipiter leur retraite. Il garda le reste afin de couvrir ses bivouacs.
Hésitations de Ney aux Quatre-Bras dès le commencement du jour. Ce qu'il ne savait pas encore, et ce qu'il entrevoyait au surplus, peut facilement se conclure des dispositions du maréchal Ney. On se rappelle que dès le matin le maréchal était hésitant en présence des quatre mille hommes du prince de Saxe-Weimar, qu'il prenait sinon pour l'armée anglaise, au moins pour une portion considérable de cette armée, surtout en voyant des officiers de haut grade exécuter une reconnaissance qui semblait le préliminaire d'une grande bataille. La résolution singulière du général Reille retardant de sa propre autorité le mouvement du 2e corps, avait ajouté aux perplexités du maréchal, et il avait passé la matinée dans le doute, tantôt voulant attaquer, tantôt craignant de s'exposer à une échauffourée. C'est sous l'influence de ces diverses impressions qu'il avait envoyé à Napoléon un officier de lanciers, pour lui dire qu'il croyait avoir sur les bras des forces très-supérieures aux siennes, à quoi Napoléon avait répondu vivement que ce qu'on voyait aux Quatre-Bras ne pouvait être considérable, que c'était tout au plus ce qui avait eu le temps d'accourir de Bruxelles, que Blucher ayant son quartier général à Namur n'avait rien pu envoyer sur les Quatre-Bras, que par conséquent il fallait attaquer avec les corps de Reille et de d'Erlon, avec la cavalerie de Valmy, et détruire le peu qu'on avait devant soi. Assurément si Napoléon avait été au milieu même de l'état-major ennemi, il n'aurait pu voir plus juste, ni ordonner plus à propos. Ney ayant reçu, indépendamment de la lettre apportée par M. de Flahault, l'ordre formel d'attaquer expédié du quartier général, y était tout disposé, mais par malheur le 2e corps n'était point arrivé à midi. Le général Reille en différant l'envoi du 2e corps, contribue à augmenter les hésitations de Ney. Le général Reille continuait de le retenir en avant de Gosselies, toujours fortement ému de l'apparition des Prussiens, que lui avait signalée le général Girard. Ney aurait pu sans doute avec la division Bachelu seule, et la cavalerie de Lefebvre-Desnoëttes et de Piré, s'élevant ensemble à 9 mille hommes, culbuter le prince de Saxe-Weimar qui n'avait reçu à midi que 2 mille hommes de renfort, ce qui lui en faisait six mille en tout. Le prince d'Orange accouru précipitamment n'avait amené que sa personne, et Ney avec 4,500 hommes d'infanterie, avec 4,500 de cavalerie de la meilleure qualité, lui aurait certainement passé sur le corps. On comprend néanmoins qu'apercevant un brillant état-major, pouvant craindre d'avoir devant lui toute une armée, il n'osât pas se hasarder à commencer l'action avec les forces dont il disposait. Cependant pressé par les dépêches réitérées de l'Empereur, il perdit patience, et envoya enfin aux généraux Reille et d'Erlon l'ordre d'avancer en toute hâte. Si le général Reille, après avoir pris connaissance du message du général de Flahault, eût marché avec les deux divisions Foy et Jérôme, il eût porté les forces de Ney à 22 mille hommes au moins, à près de 26 mille avec les cuirassiers de Valmy, et aurait pu être aux Quatre-Bras à midi. C'était plus qu'il n'en fallait pour tout culbuter, soit à midi, soit à une heure. Le général Reille arrivé de sa personne sur le terrain, engage encore Ney à différer. Malheureusement le général Reille n'en avait rien fait, et il s'était borné, sur les vives instances de son chef, à venir de sa personne aux Quatre-Bras, où il était arrivé vers deux heures. Ney alors lui avait témoigné le désir d'attaquer ce qu'il avait devant lui, disant que c'était peu de chose, et qu'on en viendrait facilement à bout. Le général Reille plein de ses souvenirs d'Espagne, comme Vandamme de ceux de Kulm, loin d'exciter l'ardeur de Ney, s'était appliqué plutôt à la calmer, lui répondant que ce n'était pas ainsi qu'on devait en agir avec les Anglais, qu'avoir affaire à eux était chose sérieuse, et qu'il ne fallait engager le combat que lorsque les troupes seraient réunies; que maintenant on voyait peu de monde, mais que derrière les bois se trouvait probablement l'armée anglaise, qui apparaîtrait tout entière dès qu'on en viendrait aux mains, qu'il ne fallait donc se présenter à elle qu'avec toutes les forces dont on pouvait disposer. En principe le conseil était bon; dans la circonstance il était funeste, puisqu'il n'y avait actuellement aux Quatre-Bras que la division Perponcher, arrivée aux trois quarts vers midi, tout entière à deux heures, et ne se composant que de huit mille hommes dans sa totalité. Ney se résigna donc à attendre les divisions Foy et Jérôme, car si le général Reille était présent de sa personne, ses divisions mises trop tard en mouvement n'étaient point encore en ligne. Pourtant le canon de Saint-Amand et de Ligny grondait fortement; il était près de trois heures, et Ney[12] n'y tenant plus prit le parti d'attaquer, dans l'espérance que le bruit du canon hâterait le pas des troupes en marche. Vers trois heures Ney se décide enfin à attaquer. Il avait depuis la veille la division Bachelu; celle du général Foy venait de rejoindre, ce qui lui assurait près de 10 mille hommes d'infanterie. Il avait outre la cavalerie des généraux Pire et Lefebvre-Desnoëttes, celle de Valmy composée de 3,500 cuirassiers, ce qui faisait un total de près de 8 mille hommes de cavalerie. Il est vrai qu'on lui avait recommandé de ménager Lefebvre-Desnoëttes, et de tenir Valmy un peu en arrière; mais ce n'étaient point là des ordres, c'étaient de simples recommandations que la nécessité du moment rendait complètement nulles. Il se décida donc à engager l'action[13]. La division Jérôme commençait à se montrer, et quant au corps de d'Erlon on le savait en route, et on comptait sur le bruit du canon pour stimuler son zèle et accélérer son arrivée.
Description du champ de bataille des Quatre-Bras. Voici quel était le champ de bataille sur lequel allait s'engager cette lutte tardive, mais héroïque. Ney occupait la grande route de Charleroy à Bruxelles, passant par Frasnes et les Quatre-Bras. Il était actuellement un peu en avant de Frasnes, au bord d'un bassin assez étendu, ayant en face les Quatre-Bras, composés d'une auberge et de quelques maisons. Devant lui il voyait la route de Charleroy à Bruxelles, traversant le milieu du bassin, puis se relevant vers les Quatre-Bras, où elle se rencontrait d'un côté avec la route de Nivelles, de l'autre avec la chaussée de Namur. À gauche il avait les coteaux de Bossu couverts de bois, derrière lesquels circulait sans être aperçue la route de Nivelles, au centre la ferme de Gimioncourt située sur la route même, à droite divers ravins bordés d'arbres et aboutissant vers la Dyle, enfin à l'extrémité de l'horizon la chaussée de Namur à Bruxelles, d'où partaient les éclats continuels du canon de Ligny. (Voir la carte no 65.)
Forces des Anglais au début de l'action. Les dispositions de l'ennemi en avant des Quatre-Bras pouvaient s'apercevoir distinctement, mais celles qui se faisaient sur le revers des Quatre-Bras nous étaient dérobées, ce qui laissait Ney dans le doute sur les forces qu'il aurait à combattre. Pour le moment le prince d'Orange ayant sous la main les neuf bataillons de la division Perponcher, en avait placé quatre à notre gauche dans le bois de Bossu, deux au centre à la ferme de Gimioncourt, un sur la route pour appuyer son artillerie, et deux en réserve en avant des Quatre-Bras.
Première attaque de Ney. Ney résolut d'enlever ce qu'il y avait devant lui, ne sachant pas au juste ce qu'il y avait derrière, mais comptant sur l'arrivée de la division Jérôme qu'on apercevait, et sur le corps de d'Erlon qui ne pouvait tarder à paraître. Notre cavalerie culbute les premiers bataillons de l'ennemi. Il porta la division Bachelu à droite de la grande route, la division Foy sur la grande route elle-même, la cavalerie Piré à droite et à gauche. Nos tirailleurs eurent bientôt repoussé ceux de l'ennemi, et la cavalerie de Piré, chargeant au galop l'un des bataillons hollandais qui était posté en avant de la ferme de Gimioncourt, nettoya le terrain. Sur la chaussée notre artillerie, supérieure en qualité, en nombre, surtout en position, à celle de l'ennemi, démonta plusieurs de ses pièces, et causa des ravages dans les rangs de son infanterie. Incommodé par son feu, le brillant prince d'Orange eut la hardiesse de la vouloir enlever. Il tâcha de communiquer son courage au bataillon qui couvrait sa propre artillerie, et de le porter au pas de charge sur nos canons. Tandis qu'il le conduisait en agitant son chapeau, le général Piré lança un de ses régiments qui, prenant le bataillon en flanc, le culbuta, renversa le prince, et faillit le faire prisonnier.
Le général Foy s'empare de la ferme de Gimioncourt. Ce fut alors le tour de notre infanterie. La division Foy suivant la grande route attaqua par la brigade Gautier la ferme de Gimioncourt. Cette brigade, que le général Foy menait lui-même, enleva la ferme, et dépassa le ravin sur lequel elle était située. La brigade Jamin, la seconde de la division Foy, prenant à gauche, s'avança vers le bois de Bossu, et obligea les bataillons de Saxe-Weimar à s'y enfermer. Le prince d'Orange se trouvait dans une situation critique, car les deux bataillons qu'il avait en réserve en avant des Quatre-Bras étaient incapables d'arrêter les divisions Foy et Bachelu victorieuses. Si en ce moment Ney plus confiant se fût jeté sur les Quatre-Bras, ce poste décisif eût certainement été emporté, et les divisions anglaises, les unes venant de Nivelles, les autres de Bruxelles, ne pouvant se rejoindre, auraient été contraintes de faire un long détour en arrière pour combiner leurs efforts, ce qui eût laissé à Ney le temps de s'établir aux Quatre-Bras et de s'y rendre invincible. En ce moment, Ney en brusquant l'action, eût enlevé les Quatre-Bras. Mais toujours incertain de ce qu'il avait devant lui, n'osant se servir ni des cuirassiers de Valmy, ni de la cavalerie de Lefebvre-Desnoëttes, Ney voulut attendre la division Jérôme qui était la plus nombreuse du 2e corps, avant de pousser plus loin ses succès. Elle parut enfin vers trois heures et demie, mais à ce même instant le prince d'Orange recevait un puissant renfort. Il attend la division Jérôme. Lorsque cette division est arrivée, les Anglais ne sont pas moins de vingt mille, ce qui les met en égalité de forces avec nous. La division Picton, de huit bataillons anglais et écossais, et de quatre bataillons hanovriens, arrivait de Bruxelles, et lui amenait près de 8 mille combattants; une partie de la cavalerie de Collaert, forte de 1,100 chevaux, débouchait par la route de Nivelles; peu après les troupes de Brunswick, parties de Vilvorde, survenaient également, et le duc de Wellington, de retour de ses diverses reconnaissances, paraissait lui-même pour prendre la direction du combat. Les troupes de Brunswick, celles du moins qui étaient rendues sur le terrain, apportaient aux Quatre-Bras un nouveau renfort de 3 mille fantassins et d'un millier de chevaux. Le duc de Wellington, avec les divisions Perponcher, Picton et Brunswick, avait déjà 20 mille hommes sous la main, et était donc à peu près égal en force au maréchal Ney, même après l'arrivée de la division Jérôme[14].
Tandis que ces choses se passaient du côté de l'armée britannique, la division Jérôme parvenue sur le bord du bassin où nous combattions, apportait à Ney le secours de 7,500 fantassins excellents. Il avait ainsi à peu près 19 mille hommes en ligne. Il aurait pu à la rigueur disposer des 3,500 cuirassiers de Valmy, car la dernière dépêche impériale expédiée au moment où Napoléon quittait Charleroy, en lui disant de prendre les corps de Reille, de d'Erlon, de Valmy, et de balayer ce qu'il avait devant lui, l'autorisait évidemment à user du dernier. Mais il avait laissé Valmy en arrière, et n'osait se servir de Desnoëttes. Vive reprise du combat.Il prescrivit de nouveau à d'Erlon de hâter le pas, et avec la division Jérôme il reprit le combat dans l'intention de le rendre décisif. Il ordonna à la division Bachelu, formant sa droite, de prendre pour point de départ la ferme de Gimioncourt, et de s'avancer, si elle pouvait, jusqu'à la grande chaussée de Namur. Il réunit sur la grande route les deux brigades Gautier et Jamin de la division Foy, appuyées sur leurs flancs par la cavalerie Piré, et leur enjoignit de marcher droit aux Quatre-Bras. À gauche, le long du bois de Bossu, il remplaça la brigade Jamin par la belle et nombreuse division Jérôme, qui avait le général Guilleminot pour commandant en second. Dispositions de Ney. Ney porta ainsi toute sa ligne en avant de droite à gauche, ce qui n'était pas la meilleure des dispositions, car il allait rencontrer sur ses ailes de redoutables obstacles, tandis que s'il se fût tenu à de simples démonstrations d'un côté vers la ferme de Gimioncourt, de l'autre vers le bois de Bossu, et qu'il eût concentré ses forces sur la grande route, il aurait probablement enlevé les Quatre-Bras, et coupé la ligne des Anglais, dont les deux parties rejetées l'une sur le bois de Bossu, l'autre sur la chaussée de Namur, auraient été dans l'impossibilité de se rejoindre. En effet, le duc de Wellington avait accumulé ses principales forces sur ses ailes. À sa gauche, vis-à-vis de notre droite, il avait placé le long de la chaussée de Namur six des huit bataillons anglais de Picton, et les quatre bataillons hanovriens en seconde ligne. Des deux autres bataillons de Picton, il en avait mis un à l'embranchement du petit chemin de Sart-Dame-Avelines avec la grande chaussée de Namur, et un seulement aux Quatre-Bras. À sa droite, il avait replié soit dans l'intérieur du bois de Bossu, soit dans les Quatre-Bras même, les troupes fatiguées de Perponcher, et placé en avant celles de Brunswick, ainsi que la cavalerie de Collaert. Le centre, c'est-à-dire les Quatre-Bras, constituant la partie la plus importante, était donc très-peu gardé.
Ney saisi d'un trouble fébrile, ne fit aucune de ces remarques, et marcha à l'ennemi en tenant toute sa ligne à la même hauteur, sa droite vers la chaussée de Namur, son centre vers les Quatre-Bras, sa gauche vers le bois de Bossu. Au moment où ce mouvement s'exécutait, le prince d'Orange qui voyait s'avancer la division Foy, voulut l'arrêter en jetant sur elle la cavalerie Collaert composée des hussards hollandais et des dragons belges. Il lança d'abord sur notre infanterie les hussards hollandais, en tenant en réserve les dragons belges. Mais à peine avait-il lancé les hussards, que le 6e chasseurs conduit par le colonel de Faudoas se précipita sur eux, les culbuta sur l'infanterie placée derrière, et sabra même les canonniers d'une batterie. Les dragons belges ayant voulu soutenir les hussards hollandais furent culbutés à leur tour par nos chasseurs, et rejetés sur un bataillon anglais qui, les prenant pour ennemis, tira sur eux et compléta ainsi leur déroute.
Après cet incident notre ligne entra tout entière en action sous la protection d'une nombreuse artillerie. Violent engagement de la division Bachelu contre la division anglaise Picton. À droite la division Bachelu, composée de quatre régiments d'infanterie, s'avança déployée au delà de la ferme de Gimioncourt que nous avions conquise. Elle avait à franchir plusieurs ravins bordés de haies, qu'elle fit abattre par ses sapeurs, et marcha résolûment sans essuyer de grandes pertes, secondée qu'elle était par le feu de nos canons. Après le premier ravin s'en trouvait un deuxième qu'elle franchit également. Mais à cette distance notre artillerie, dont les coups auraient porté sur elle, cessa de l'appuyer. Elle gravissait néanmoins le bord du deuxième ravin pour s'emparer d'un plateau couvert de blés mûrs, lorsque tout à coup elle essuie à l'improviste un feu terrible. C'était celui des six bataillons anglais de Picton, qui étaient cachés dans ces blés hauts de trois à quatre pieds, et qui attendaient pour tirer que nous fussions à bonne portée. Sous ce feu exécuté de près et avec une extrême justesse, nos soldats tombent en grand nombre. Picton avec beaucoup de présence d'esprit, ordonne alors une charge à la baïonnette. Notre infanterie poussée vivement sur un terrain en pente, ne peut soutenir le choc, descend pêle-mêle dans le fond du ravin, et se retire sur le bord opposé. Mais là un heureux hasard vient lui fournir soudainement le moyen de se rallier. La division Bachelu menace la grande chaussée de Namur à Bruxelles. Des quatre régiments d'infanterie composant la division Bachelu, trois seulement s'étaient portés en avant. Le quatrième à gauche, qui était le 108e de ligne, commandé par un officier aussi ferme qu'intelligent, le colonel Higonet, avait été retenu par une haie trop épaisse, et il était encore occupé à la couper, lorsqu'il aperçoit nos trois régiments en retraite. Sur-le-champ il fait face à droite, et déploie ses bataillons en leur recommandant d'attendre son signal pour tirer. Dès que nos soldats en retraite ont dépassé la pointe de ses fusils, il ordonne le feu sur les Anglais animés à la poursuite, et couvre la terre de leurs morts. Puis il se précipite sur eux à la baïonnette et en fait un épouvantable carnage. À cette vue, les soldats du 72e, placés immédiatement à la droite du 108e, se rallient les premiers; les autres suivent cet exemple, et les Anglais sont ramenés au point d'où ils étaient partis. La division Foy qui avait aperçu ce mouvement, le soutient en s'avançant sur la chaussée, et contribue à refouler la gauche anglaise en arrière. Le terrain est couvert d'autant d'habits rouges que d'habits bleus. Cependant, pour forcer la gauche anglaise, il faudrait de nouveau braver le feu plongeant des six bataillons de Picton, et des quatre bataillons hanovriens qui les soutiennent. Bachelu reconnaissant la difficulté, prend la résolution fort bien entendue de porter son effort tout à fait à droite, vers la ferme dite de Piraumont, adossée à la chaussée de Namur.
Attaque de la division Jérôme sur le bois de Bossu. Sur la grande route le général Foy s'avance lentement avec ses deux brigades, n'osant tenter encore un coup de vigueur contre les Quatre-Bras à la vue de ce qui vient de se passer à notre droite, à la vue surtout des obstacles que notre gauche rencontre le long du bois de Bossu. La brave division Jérôme dirigée contre ce bois s'obstine à y pénétrer, mais les troupes de Brunswick et de Bylandt, profitant de l'avantage des lieux, réussissent à s'y maintenir. Appuyée néanmoins par le mouvement de la division Foy sur la grande route, elle va se rendre maîtresse du bois si violemment disputé, et déboucher au delà sur la route de Nivelles, lorsque le duc de Brunswick essaye contre elle une charge de cavalerie. Il se précipite avec ses uhlans sur notre infanterie, qui l'arrête par ses feux, et il est bientôt culbuté, mis en fuite par les chasseurs et les lanciers de Piré. Ce brave prince tombe mortellement frappé d'une balle. Combat de nos lanciers et de nos chasseurs contre la cavalerie de Brunswick. Nos lanciers et nos chasseurs une fois lancés sur la route poursuivent les uhlans de Brunswick jusque sur l'infanterie de Picton, qui se hâte de former ses carrés. Malgré ces carrés nos lanciers, conduits par le colonel Galbois, enfoncent le 42e dont ils font un horrible carnage. Ils pénètrent aussi dans le 44e, dont ils ne peuvent toutefois achever la ruine, repoussés par le feu de ses soldats ralliés. Nos chasseurs jaloux d'imiter nos lanciers, se précipitent sur le 92e qu'ils ne parviennent point à rompre, mais poussant jusqu'aux Quatre-Bras, ils arrivent en sabrant les fuyards jusqu'à la grande chaussée de Namur, et un instant sont près d'enlever le duc de Wellington lui-même. Ne pouvant toutefois se soutenir aussi loin, lanciers et chasseurs sont obligés de battre en retraite pour se reformer derrière notre infanterie.
L'action se soutient avec des alternatives diverses, lorsque vers six heures les Anglais reçoivent dix mille hommes de renfort. Il est six heures, et nous approchons du but, car à gauche la division Jérôme est sur le point de déboucher au delà du bois de Bossu; au centre la division Foy, appuyée par notre artillerie, gravit la pente qui aboutit aux Quatre-Bras; à droite enfin Bachelu est près d'atteindre la grande chaussée de Namur par la ferme de Piraumont. Il faudrait au centre un coup décisif, pour assurer la victoire en enlevant les Quatre-Bras. Les moments pressent, car les renforts affluent de toutes parts autour du duc de Wellington. Il lui est arrivé successivement le contingent de Nassau du général Von Kruse[15], fort de trois mille hommes, et la division Alten, composée d'une brigade anglaise et d'une brigade allemande, comptant environ six mille combattants. Le général anglais va donc réunir près de 30 mille hommes, contre le général français qui n'en a que 19 mille réduits déjà de trois mille par les ravages du feu. Ney apprend en ce moment que le corps de d'Erlon a été retenu par Napoléon. Ney, n'apercevant point les renforts qui parviennent à son adversaire, sentant cependant la résistance s'accroître, se désole de ne pouvoir la surmonter, et tandis qu'il compte pour la vaincre sur l'arrivée de d'Erlon, il reçoit tout à coup une nouvelle qui le plonge dans un vrai désespoir. Le chef d'état-major de d'Erlon, le général Delcambre, accouru au galop, vient lui apprendre que sur un ordre impérial écrit au crayon et porté par La Bédoyère, le corps de d'Erlon qu'il avait itérativement mandé aux Quatre-Bras, a dû rebrousser chemin, pour se diriger sur le canon de Ligny. Son désespoir. À cette nouvelle, Ney s'écrie qu'agir ainsi c'est le mettre dans une position affreuse, que dans l'espérance et même la certitude du concours de d'Erlon, il s'est engagé contre l'armée anglaise, qu'il l'a tout entière sur les bras, et qu'il va être détruit si on lui manque de parole. Il enjoint à d'Erlon d'accourir sans tenir compte des ordres impériaux. Au milieu de cette agitation, sans réfléchir trop à ce qu'il fait, il use de l'autorité qu'on lui a donnée sur d'Erlon, et envoie à celui-ci par le chef d'état-major Delcambre l'ordre formel de revenir aux Quatre-Bras.
À l'instant même où il donne cet ordre irréfléchi, Ney reçoit la lettre écrite à trois heures un quart de Fleurus, et apportée par M. de Forbin-Janson, dans laquelle Napoléon lui prescrit de se rabattre sur les hauteurs de Bry, lui disant pour l'exciter que s'il exécute ce mouvement, l'armée prussienne sera anéantie, que par conséquent le salut de la France est dans ses mains. Si le maréchal avait eu son sang-froid, il aurait fait une réflexion fort simple, c'est qu'en ce moment l'action principale n'était pas aux Quatre-Bras, mais à Ligny, que l'armée prussienne détruite, l'armée anglaise le serait infailliblement le lendemain, qu'il fallait donc obtempérer à la volonté de Napoléon, y obtempérer sur-le-champ, renoncer dès lors à emporter les Quatre-Bras, s'y borner à la défensive, qui était possible, comme il le prouva une heure après, et envoyer tout de suite à d'Erlon l'ordre de se diriger sur Fleurus. En une demi-heure un officier au galop pouvait transmettre cet ordre, et une heure après, c'est-à-dire à sept heures et demie, d'Erlon se serait trouvé sur le revers du moulin de Bry, en mesure de mettre l'armée prussienne entre deux feux. Mais cette réflexion si simple, Ney ne la fait point. Préoccupé uniquement de ce qu'il a sous ses yeux, la seule chose qu'il considère, c'est qu'il faut d'abord se hâter de vaincre là où il est, pour se rabattre ensuite sur Napoléon. Ney tente avec les cuirassiers de Valmy un coup de désespoir contre les Quatre-Bras. Il ne songe donc qu'à surmonter en furieux l'obstacle qui l'arrête. Il a vu les prodiges effectués dans le cours de la journée par notre cavalerie. Se rattachant à l'espérance de tout emporter avec elle, il appelle le comte de Valmy, dont il avait fait approcher une brigade, et lui répétant les paroles de l'Empereur, Général, lui dit-il, le sort de la France est entre vos mains. Il faut faire un grand effort contre le centre des Anglais, et enfoncer la masse d'infanterie que vous avez devant vous. La France est sauvée, si vous réussissez. Partez, et je vous ferai appuyer par la cavalerie de Piré.—Le général Kellermann, qui aimait à contredire, oppose plus d'une objection à ce qu'on lui ordonne; il cède néanmoins aux instances convulsives du maréchal, et se prépare à exécuter l'attaque désespérée qu'on attend de son courage.
À tenter ce que demandait le maréchal Ney, il fallait le faire avec les quatre brigades réunies du comte de Valmy, formant 3,500 cuirassiers et dragons; il fallait y employer Lefebvre-Desnoëttes lui-même avec la cavalerie légère de la garde, et après avoir tout renversé sous les pieds de nos chevaux, compléter ce mouvement avec une masse d'infanterie qui pût prendre possession définitive du terrain qu'on aurait conquis. Au lieu de laisser la belle division Jérôme, forte de près de huit mille combattants, s'épuiser contre un bois, où l'énergie des hommes allait expirer devant des obstacles physiques, il aurait fallu ne laisser qu'une brigade d'infanterie pour entretenir le combat de ce côté, et avec les quatre mille hommes restants de la division Jérôme, avec les cinq mille de la division Foy, avec les cuirassiers et les dragons de Valmy, les lanciers, les chasseurs de Piré et de Lefebvre-Desnoëttes, c'est-à-dire avec neuf mille cavaliers et neuf mille hommes d'infanterie, enfoncer le centre des Anglais comme Masséna en 1805 enfonça le centre des Autrichiens à Caldiero. Mais plein à la fois d'ardeur et de trouble, Ney ne songe qu'à des coups de désespoir! Malheureusement pour réussir le désespoir même ne saurait se passer de calcul. Tandis qu'il manque aux prescriptions les plus essentielles de Napoléon en appelant d'Erlon à lui, Ney s'attache à l'ordre qui n'avait plus de sens de laisser Kellermann à l'embranchement de la vieille chaussée romaine, à l'ordre plus insignifiant encore de ménager Lefebvre-Desnoëttes, et il se borne à lancer une brigade de Valmy, en laissant s'épuiser la division Jérôme dans le bois de Bossu.
Cependant quelque peu raisonnable que soit la pressante invitation qu'il a reçue, le comte de Valmy après avoir donné à ses chevaux le temps de souffler, se prépare à charger avec la plus grande vigueur. Prodiges de nos cuirassiers, qui enfoncent plusieurs bataillons anglais. Piré s'apprête à l'appuyer à la tête de ses chasseurs et de ses lanciers. Le comte de Valmy suivant la grande route gravit au trot la pente qui aboutit aux Quatre-Bras, puis tournant brusquement à gauche dans la direction du bois de Bossu, il s'élance avec sa brigade composée du 8e et du 11e de cuirassiers sur l'infanterie anglaise du général major Halkett. Les balles pleuvent sur les cuirasses et les casques de nos cavaliers sans les ébranler. Le 8e fond sur le 69e régiment, l'enfonce, tue à coups de pointe une partie de ses hommes, et lui prend son drapeau enlevé par le cuirassier Lami. Ce régiment anglais se réfugie dans le bois. Kellermann après avoir rallié ses escadrons se jette sur le 30e qu'il ne peut enfoncer, mais culbute et sabre le 33e, après lui deux bataillons de Brunswick, et arrive ainsi aux Quatre-Bras. Pendant ce temps, Piré donne à droite sur l'infanterie de Picton. Celle-ci formée sur plusieurs lignes résiste par des feux violents et bien dirigés à toutes les charges de notre cavalerie légère. Mais le 6e de lanciers, qui en cette journée se signala par ses exploits, gagne sous la conduite de son colonel Galbois la chaussée de Namur, et détruit un bataillon hanovrien sur les derrières de Picton. Le duc de Wellington n'a que le temps de se jeter sur un cheval et de s'enfuir.
Faute d'appui, nos cuirassiers sont ramenés. Notre cavalerie se maintient ainsi sur le plateau des Quatre-Bras dont elle a réussi à s'emparer. Si quelque infanterie venait en ce moment l'appuyer, si la division Foy, si une partie de la division Jérôme venaient occuper le terrain qu'elle a conquis, et surtout si les trois autres brigades du comte de Valmy étaient envoyées à son secours, son triomphe serait assuré. Malheureusement, lancée par un acte de désespoir au milieu d'une nuée d'ennemis, elle reste sans appui, et tout à coup elle se sent assaillie par des feux terribles. L'infanterie anglaise réfugiée dans les maisons des Quatre-Bras, fait pleuvoir sur nos cuirassiers une grêle de balles. Surpris par ce feu, ne se voyant point soutenus, ils rétrogradent d'abord avec lenteur, bientôt avec la précipitation d'une panique. Le comte de Valmy veut en vain les retenir sur la pente du plateau qu'ils ont naguère gravi victorieusement: la déclivité et l'entraînement de la retraite précipitent leur course. Leur général démonté, privé de son chapeau, n'a d'autre ressource, pour n'être pas abandonné sur le terrain, que de s'attacher à la bride de deux cuirassiers, et il revient ainsi suspendu à deux chevaux au galop. À ce spectacle Ney accourt, et fait barrer la route par Lefebvre-Desnoëttes, qui rallie en les retenant nos deux régiments de cuirassiers fuyant après avoir opéré des prodiges.
Ney prend le parti de se réduire à la défensive, et se maintient à Frasnes avec une fermeté héroïque. Ney qui dans cette circonstance déploie l'héroïsme incomparable dont la nature l'avait doué, rallie ses troupes, et conserve avec fermeté sa ligne de bataille. Sur la grande route il maintient la division Foy à la hauteur où elle s'est portée, tandis qu'à droite la division Bachelu est près de déboucher par la ferme de Piraumont sur la grande chaussée de Namur; puis il court à la division Jérôme à gauche pour enlever le bois de Bossu, qui n'aurait pas dû être le but de ses efforts. Mais la résistance s'accroît de minute en minute. Au lieu des troupes qui disputaient le bois de Bossu sans essayer d'en sortir, on voit tout à coup apparaître des bataillons superbes qui font mine de nous déborder. En effet le duc de Wellington, qui avait déjà plus de 30 mille hommes, venait de recevoir les gardes anglaises du général Cooke, le reste du corps de Brunswick, de nouveaux escadrons de cavalerie, et comptait maintenant 40 mille hommes contre Ney, à qui il en restait à peine 16 mille. En cet instant, Ney, redevenu ce qu'il fut toujours, un lion, se précipite avec la division Jérôme sur les bataillons qui débouchent du bois, et les arrête. Retrouvant dans le péril, quand ce péril est devenu physique, toute sa présence d'esprit, il reconnaît qu'à s'obstiner il y aurait risque d'un désastre. Il se décide enfin à passer de l'offensive à la défensive, ce qu'il aurait dû faire plus tôt, dès qu'il n'avait pas profité de la matinée pour culbuter les Anglais. En conséquence de cette sage résolution, il replie lentement sa ligne entière de la droite à la gauche, se tenant à cheval au milieu de ses soldats, et les rassurant par sa noble contenance. En remontant sur le bord du bassin d'où il était parti, l'avantage du terrain se retrouve de son côté. Les Anglais ont à leur tour à gravir une pente sous un feu plongeant des plus meurtriers. Ney fait pleuvoir sur eux les balles et la mitraille, et tantôt les arrêtant par des charges à la baïonnette, tantôt par des décharges à bout portant, met deux heures à revenir sur le bord du bassin qui s'étend de Frasnes aux Quatre-Bras.
Tandis qu'au milieu des boulets qui tombent autour de lui, il est l'objet de la crainte de l'ennemi et de l'admiration de ses soldats, il sent vivement l'amertume de cette situation, et s'écrie avec une noble et déchirante douleur: Ces boulets, je les voudrais tous avoir dans le ventre!—Hélas, ce qu'il avait sous les yeux était une victoire auprès de ce qu'il devait voir dans deux jours!
Il était neuf heures: la nuit enveloppait ces plaines funèbres, de Sombreffe aux Quatre-Bras, des Quatre-Bras à Charleroy, et dans ce triangle de quelques lieues plus de quarante mille cadavres couvraient déjà la terre. Aux Quatre-Bras, Ney avait mis hors de combat près de six mille ennemis, soit par le feu, soit par le sabre de ses cavaliers, et avait perdu environ quatre mille hommes. À Ligny, comme nous l'avons dit, onze ou douze mille Français, dix-huit mille Prussiens jonchaient la terre, sans compter la foule des hommes débandés. Ainsi 40 mille braves gens venaient d'être de nouveau sacrifiés aux formidables passions du siècle!
Tristes péripéties qui paralysent le corps de d'Erlon. On se demande sans doute ce qu'était devenu pendant cette journée le comte d'Erlon, qu'on n'avait vu figurer ni à Ligny pour y compléter la victoire, ni aux Quatre-Bras pour culbuter les Anglais sur la route de Bruxelles. La réponse est triste: il avait toujours marché, pour n'arriver nulle part, malgré une ardeur sans pareille, rendue stérile par la fatalité qui planait en ce moment sur nos affaires!
Le matin il avait attendu à Gosselies des ordres qui ne lui étaient arrivés qu'à onze heures, par la communication que le général Reille lui avait donnée du message de M. de Flahault. À l'instant même il s'était mis en marche sur Frasnes, et conformément aux instructions reçues, il avait dirigé sa division de droite, celle du général Durutte, vers Marbais. En se voyant sur les derrières des Prussiens les soldats de cette division avaient battu des mains, et applaudi à la prévoyance de Napoléon qui les plaçait si bien. Mais à peine avaient-ils fait une lieue dans cette direction, que les officiers de Ney, partis à l'instant où ce maréchal se décidait à attaquer les Anglais, étaient venus appeler le corps entier aux Quatre-Bras. La division Durutte avait donc été comme les autres ramenée vers Frasnes, au milieu des murmures des soldats désolés d'être détournés de la voie où ils apercevaient de si beaux résultats à recueillir. Tout à coup vers trois heures et demie le général La Bédoyère arrivant avec un billet de l'Empereur, avait réitéré l'injonction de marcher sur Bry. À ce nouveau contre-ordre nouvelle joie des soldats, qui s'applaudissaient d'être remis sur la voie d'un grand triomphe. D'Erlon obéissant à l'ordre apporté par La Bédoyère avait alors envoyé, comme on l'a vu, son chef d'état-major Delcambre à Ney, pour lui faire part de l'incident qui l'éloignait des Quatre-Bras. Ce général avait rempli sa mission auprès de Ney, qui l'avait renvoyé porter à d'Erlon l'ordre formel et absolu de rebrousser chemin vers les Quatre-Bras. Le général Delcambre était donc venu entre cinq et six heures arrêter une dernière fois le 1er corps dans sa marche sur Bry, pour l'amener aux Quatre-Bras. D'autres officiers suivant le général Delcambre, étaient venus dire au comte d'Erlon, que sur la foi de son concours Ney s'était engagé dans un combat inégal contre les Anglais, que s'il n'était pas secouru il allait succomber, qu'alors tous les plans de Napoléon seraient renversés, et qu'en n'accourant pas aux Quatre-Bras, le comte d'Erlon prenait sur sa tête la plus grave responsabilité. Ces assertions étaient exagérées, et le résultat de la journée prouvait bien qu'en se réduisant à la défensive entre Frasnes et les Quatre-Bras, on ne s'exposait qu'au danger d'une journée indécise, laquelle indécise aux Quatre-Bras serait immensément fructueuse à Ligny. Mais d'Erlon ne connaissait pas le véritable état des choses sur les deux champs de bataille. Du côté de Ligny on ne lui parlait que de compléter un triomphe: du côté des Quatre-Bras il s'agissait, lui disait-on, de prévenir un désastre. Ney, son chef immédiat, le sommait au nom de la hiérarchie, au nom d'une nécessité pressante, de venir à lui, et il était naturel qu'il penchât du côté de ce dernier. Par le fait il eut tort, comme on le verra mieux tout à l'heure; mais il céda de très-bonne foi, et sous l'inspiration de la meilleure volonté, au visage effaré de ceux qui arrivaient des Quatre-Bras. Ainsi, pour la seconde fois depuis le matin, il abandonna la route de Bry pour celle de Frasnes. Cependant tandis qu'il se décidait à prendre ce parti, il tint conseil avec le général Durutte, officier très-distingué, commandant sa première division qui était la plus avancée sur la route de Bry, et à la suite de ce conseil il eut recours à un terme moyen. La journée s'écoule sans que le corps de d'Erlon ait pu être utile ni à Napoléon ni à Ney. D'une part, Ney semblait avoir un besoin urgent de secours; d'autre part, une force quelconque paraissant sur les derrières des Prussiens pouvait décider la victoire du côté de Ligny: en outre, laisser vide l'espace compris entre Fleurus et Frasnes, présentait de grands inconvénients, car c'était ouvrir à l'ennemi une issue qui lui permettrait de pénétrer entre les deux armées françaises. Enfin on était, quant à la valeur des ordres, entre le chef immédiat qui était Ney, et Napoléon qui était le chef des chefs. Après avoir pesé ces considérations diverses, d'Erlon prit la résolution de marcher avec trois divisions aux Quatre-Bras, et de laisser la division Durutte seule sur la route de Bry. Mais en s'arrêtant à ce parti il recommanda au général Durutte d'être prudent, et il le lui fit recommander plus fortement encore en apprenant en route que les choses allaient mal du côté de Ney. D'Erlon était ainsi parti pour les Quatre-Bras au grand regret de ses soldats, et le général Durutte avait marché sur Bry en tâtonnant, ce qui avait fourni autour de lui l'occasion de dire qu'il était de mauvaise volonté, qu'il trahissait même, supposition fort injuste, car ce général était aussi zélé que sage, et ne cédait qu'à des ordres supérieurs. Il arriva vers neuf ou dix heures à Bry, où il précipita la retraite des Prussiens sans faire un prisonnier, et d'Erlon de son côté arriva à Frasnes sur les derrières de Ney, quand le canon avait cessé de retentir, et qu'il ne pouvait plus lui être d'aucune utilité.
Appréciation de la journée du 16 dans son ensemble. Telle fut la sanglante journée du 16 juin 1815, la seconde de cette campagne, consistant en deux batailles, l'une gagnée à Ligny, l'autre indécise aux Quatre-Bras. On l'apprécierait mal si on la jugeait sous l'impression des événements des Quatre-Bras, et des faux mouvements qui rendirent inutile partout le corps de d'Erlon. Le principal résultat obtenu par la victoire de Ligny, c'est que les Prussiens étaient décidément séparés des Anglais. D'abord en réalité, notre plan de campagne, si profondément conçu, avait réussi. Napoléon avait occupé victorieusement la grande chaussée de Namur à Bruxelles, non pas, il est vrai, sur deux points, mais sur un seul, celui de Sombreffe, et c'était suffisant pour l'objet qu'il avait en vue. Sans doute le duc de Wellington avait conservé sur cette chaussée le point des Quatre-Bras: mais si ce point, nécessaire pour le ralliement de l'armée anglaise, lui était resté, il n'en était pas moins séparé de son allié Blucher, qu'il ne pouvait rejoindre que fort en arrière. Les Anglais étaient donc condamnés ou à combattre sans les Prussiens, ou à faire un long détour pour les retrouver. Ce premier résultat, le seul véritablement essentiel, était donc obtenu. Secondement celle des deux armées alliées que Napoléon se proposait de rencontrer d'abord, était battue et bien battue, puisqu'en morts, blessés ou débandés, elle avait perdu le quart de son effectif, et qu'elle était réduite de 120 mille hommes à 90 mille. Sans doute elle aurait pu être frappée de manière à ne pouvoir plus reparaître de la campagne, ce qui eût changé la face des événements, car l'armée anglaise obligée de livrer bataille le lendemain sans être secourue, aurait été détruite à son tour. Seulement les Prussiens n'étaient pas aussi maltraités qu'ils auraient pu l'être. Ce résultat décisif était manqué, et c'était un malheur; mais enfin on était entre les deux armées alliées, en mesure de les rencontrer l'une après l'autre, et on avait déjà battu celle qu'il fallait battre la première. La partie essentielle du plan était par conséquent réalisée. Maintenant, si l'immense résultat auquel on avait failli atteindre, et qui eût changé le sort de la France, avait été manqué, à qui faut-il s'en prendre? L'histoire doit le rechercher, car si elle est un exposé de faits, elle doit être aussi un jugement. Voici donc à notre avis ce qu'il faut conclure des événements très-simplement interprétés.
Y eut-il du temps perdu dans cette journée du 16? Le principal reproche adressé aux opérations de cette journée, c'est le temps perdu dans la matinée du 16. Ce reproche, comme on a pu le voir, n'est nullement fondé pour ce qui se passa du côté de Ligny, bien qu'il le soit tout à fait pour ce qui se passa aux Quatre-Bras. On a raisonné sur ce sujet comme si l'armée de Napoléon eût été tout entière dans sa main le matin du 16, et qu'il ne lui restât qu'à la mettre en mouvement dès la pointe du jour. Or il n'en était point ainsi. Environ 25 mille hommes avaient bivouaqué pendant la nuit à la droite de la Sambre, et avaient dû défiler le matin par le pont de Charleroy et par les rues étroites de cette ville avec un matériel considérable. Au Châtelet également les troupes du général Gérard n'avaient pas toutes franchi la Sambre, et étaient harassées de fatigue. Par suite de cette double circonstance il ne fallait pas moins de trois heures pour que les divers corps de l'armée française fussent, non pas en ligne, mais en mesure de s'avancer vers la ligne de bataille où ils devaient combattre. De plus, bien que Napoléon n'eût presque aucun doute sur la distribution des forces ennemies, cependant dans une situation aussi grave que la sienne (il se trouvait entre deux armées, dont chacune égalait presque l'armée française), il était naturel de ne vouloir agir qu'à coup sûr, et d'employer à se renseigner le temps que les troupes emploieraient à marcher. Or le maréchal Grouchy, qui aurait dû être en reconnaissance dès quatre heures du matin, a lui-même avoué qu'il n'avait connu et mandé qu'à six heures le déploiement des Prussiens en avant de Sombreffe. Cet avis ne put arriver à Charleroy que bien après sept heures, et tous les ordres étaient donnés avant huit, et partis de huit à neuf. Berthier par sa promptitude à rendre la pensée de Napoléon, aurait peut-être gagné une demi-heure: mais certainement quand il s'agissait de telles déterminations, on ne saurait dire qu'il y eût là du temps perdu. Les troupes qui cheminaient à pied ayant besoin de plusieurs heures pour se transporter à Fleurus, tandis que Napoléon voyageant à cheval devait y arriver en une heure, celui-ci pouvait bien prolonger son séjour à Charleroy pour recueillir divers renseignements dont il avait besoin, et pour expédier une multitude d'ordres indispensables. Il n'y eut aucun temps perdu du côté de Napoléon. Lors donc qu'on se demande ce que faisait Napoléon à Charleroy jusqu'à dix ou onze heures du matin, il faut tenir compte de tous ces détails, avant d'accuser d'inactivité un homme qui, ne se portant pas bien en ce moment, était resté dix-huit heures à cheval le 15, n'avait pris pendant la nuit que trois heures de sommeil, puis s'était levé à la pointe du jour pour commencer la sanglante et terrible journée du 16 finie seulement à onze heures du soir, et dans laquelle il était encore resté dix-huit heures à cheval. Enfin il y a une dernière considération plus concluante que toutes les autres, c'est que du côté de Fleurus l'entrée en action ne pressait pas comme du côté des Quatre-Bras, car si aux Quatre-Bras il fallait se hâter de barrer le chemin aux Anglais, en avant de Fleurus au contraire il fallait laisser déboucher les Prussiens afin d'avoir occasion de les combattre sur ce point le plus avantageux pour nous. Sans doute il ne fallait pas livrer la bataille trop tard, si on voulait avoir le temps de la rendre décisive, mais il n'importait guère de la livrer l'après-midi ou le matin. Le jour d'ailleurs commençant avant quatre heures, et finissant après neuf, on avait du loisir pour se battre, et on n'avait pas à regretter les instants consacrés pendant la matinée à se renseigner et à faire marcher les troupes.
À Ligny même le temps ne fut pas moins bien employé. Napoléon rendu à Fleurus avant midi, et trouvant tous les généraux hésitants, n'hésita pas, et résolut de livrer bataille. Mais les troupes n'étaient pas encore arrivées, celles de droite notamment (4e corps), et Napoléon dut patienter. À deux heures il était en mesure, mais ayant conçu la belle combinaison de rabattre sur lui une partie des troupes de Ney afin de prendre les Prussiens à revers, il voulut laisser à ce maréchal un peu d'avance, et attendre son canon. Impatient de l'attendre inutilement, il lui dépêcha ordre sur ordre, et donna enfin le signal du combat vers deux heures et demie. Même alors, le temps qui restait aurait suffi pour tirer de la victoire tout le parti désirable, si à cinq heures et demie une fausse alarme conçue par Vandamme n'eût fait perdre des instants précieux, et différer jusqu'à près de sept heures la charge décisive que devait exécuter la garde impériale. Exécutée à cinq heures et demie cette charge aurait laissé le moyen de poursuivre et d'accabler les Prussiens. On eut néanmoins le temps de les battre complétement, puisqu'en morts, blessés ou fuyards, on leur fit perdre le tiers des troupes engagées.
Il y eut au contraire de grandes pertes de temps aux Quatre-Bras. Vers les Quatre-Bras on ne saurait prétendre que la journée eût été aussi bien employée. Si à Ligny le temps n'importait pas, du moins dans une certaine mesure, aux Quatre-Bras au contraire chaque minute perdue était un malheur. De ce côté, en effet, outre l'immense intérêt de posséder le plus tôt possible le point de jonction entre les Anglais et les Prussiens, il y avait cet intérêt non moins grand d'attaquer les Anglais avant qu'ils fussent en force. Or le 15 au soir ils n'étaient que quatre mille, tous soldats de Nassau. Jusqu'au lendemain 16 à midi, ils n'étaient pas davantage. Ce ne fut que de midi à deux heures qu'ils parvinrent à être sept mille, et ils ne comptèrent pas un homme de plus jusqu'à trois heures et demie. Or Ney avait neuf mille combattants le 15 au soir, il les avait encore à onze heures le lendemain 16, et à ce moment il aurait pu en avoir 20 mille. Quant aux ordres verbaux qu'il avait reçus dans l'après-midi du 15, il faudrait admettre les plus fortes invraisemblances pour supposer qu'ils ne portassent pas l'indication des Quatre-Bras; mais en tout cas le 16 au matin des ordres écrits, remis à dix heures et demie par M. de Flahault, et réitérés plusieurs fois dans la matinée, contenaient l'indication formelle des Quatre-Bras, et l'injonction de les enlever à tout prix. Or de dix heures et demie du matin à trois heures et demie de l'après-midi il restait cinq heures, pendant lesquelles on aurait pu accabler avec vingt mille hommes la division Perponcher qui n'en comptait que 7 mille.
À la vérité Ney, vers onze heures, c'est-à-dire après la remise des ordres écrits de Napoléon, n'avait plus hésité, et avait fini par vouloir fortement l'attaque des Quatre-Bras; mais le général Reille ayant pris sur lui de retenir les troupes par suite d'un rapport mal interprété du général Girard, Ney fut obligé de les attendre près de trois heures. Ainsi à partir de onze heures le tort ne fut plus à lui, et à deux heures encore lorsqu'il voulait se jeter brusquement sur l'ennemi, le général Reille, la mémoire toute pleine des événements d'Espagne, le retint, à très-bonne intention certainement, mais le retint de nouveau. Enfin, quand on entreprit sérieusement l'attaque, les Anglais étaient déjà en nombre égal, et ils furent bientôt en nombre supérieur.
Ainsi aux Quatre-Bras le temps fut déplorablement perdu le 15 au soir et la moitié de la journée du 16, perdu là où il était de la plus grande importance qu'il ne le fût pas.