← Retour

Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 20/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

16px
100%

Notes:

1: Le général Foy dans son journal militaire, que son fils a eu l'obligeance de me communiquer, s'exprime de la sorte à la date du 14 juin: «Les troupes éprouvent non du patriotisme, non de l'enthousiasme, mais une véritable rage, pour l'Empereur et contre ses ennemis. Nul ne pense à mettre en doute le triomphe de la France.»

2: Il y avait dans l'armée prussienne deux généraux du nom de Pirch: Pirch Ier et Pirch II. Pirch Ier commandait en chef le 2e corps d'armée de Blucher; Pirch II commandait une division sous les ordres de Ziethen, général en chef du 1er corps.

3: Je dois prévenir le lecteur que l'assertion de Napoléon adoptée dans ce récit est l'une de celles qui ont été contestées dans la longue et vive polémique dont la campagne de 1815 a été le sujet. On trouvera la vérité de cette assertion longuement discutée dans une note page 47.

4: le maréchal Grouchy, dans l'un de ses écrits, s'est plaint de ce que Vandamme n'avait pas voulu aller plus loin pendant cette soirée; mais Napoléon, en donnant à Sainte-Hélène, dans la réfutation de l'ouvrage du général Rogniat, ses motifs de s'arrêter à cette limite, a complétement justifié le général Vandamme.

5: C'est le cas d'examiner ici les diverses assertions dont les ordres donnés verbalement à Ney dans l'après-midi du 15 ont été l'occasion. Nous allons donc le faire aussi brièvement que possible, pour l'édification de ceux qui ne craignent pas les longueurs de la critique historique. D'abord, le colonel Heymès, aide de camp du maréchal Ney, dans un récit sincère, mais consacré à prouver que le maréchal n'avait pas commis une seule faute pendant ces tristes journées, a prétendu que Napoléon n'avait témoigné au maréchal aucun mécontentement dans la soirée du 15, qu'il soupa même avec lui et le traita fort amicalement. Après avoir consulté beaucoup de témoins oculaires, nous croyons cette assertion exacte. La faute du maréchal était en ce moment si réparable, que Napoléon qui avait grand besoin de lui, se serait gardé de le blesser sans de graves motifs. Le mécontentement fut beaucoup plus sérieux le lendemain, et témoigné très-franchement, comme on le verra tout à l'heure. Nous croyons donc qu'en parlant des reproches adressés à Ney, on a transposé les faits, et placé la veille ce qui n'eut lieu que le lendemain. Mais il y a une question infiniment plus importante, c'est celle de savoir si Napoléon était fondé à adresser des reproches à Ney, et si effectivement il lui avait enjoint d'une manière précise d'occuper les Quatre-Bras. On l'a nié, et on a prétendu que Napoléon, en donnant à Ney l'ordre de pousser vivement l'ennemi sur la route de Bruxelles, n'avait pas fait mention des Quatre-Bras. Quant à moi, je crois absolument le contraire, et je vais fournir de cette opinion des preuves qui me semblent décisives.

Il y a deux fondements de toute bonne critique historique, les témoignages et la vraisemblance. Je vais examiner si ces deux espèces de preuves existent en faveur de la version que j'ai adoptée.

En fait de témoignage direct, il n'y a que celui de Napoléon, et aucun contre.

Napoléon a écrit deux relations de la campagne de 1815, l'une vive, spontanée, antérieure à toute discussion, dictée au général Gourgaud à Sainte-Hélène, et publiée sous le nom de ce général; l'autre étudiée, réfléchie, plus savante, plus fortement colorée, mais moins vraie à mon avis, l'une et l'autre, du reste, admirables, et destinées à vivre comme toutes les œuvres de ce puissant génie.

Dans les deux, Napoléon, racontant son colloque avec Ney, affirme, comme la chose la plus naturelle du monde, qu'il désigna expressément les Quatre-Bras, en recommandant au maréchal de s'y porter en toute hâte. Dans la première relation, celle qui porte le nom du général Gourgaud, il donne des détails si précis de ses paroles et des réponses du maréchal Ney, lequel affirma qu'il connaissait ce lieu et en savait l'importance, qu'il est à mon avis impossible de supposer que Napoléon ait falsifié la vérité. Les prévenus ne mentent pas plus impudemment devant le tribunal de police correctionnelle, qu'il n'aurait menti devant la postérité, si son assertion était fausse. Pour moi, je n'aime pas plus qu'un autre le joug que Napoléon a fait peser sur la France, mais je me sens la double force d'aimer la liberté et d'être juste envers un despote. Napoléon a dissimulé souvent pendant son règne, quelquefois même il a trompé pour l'accomplissement de ses entreprises; mais à Sainte-Hélène, ne s'occupant que d'histoire, il est celui des contemporains qui a le moins menti, parce qu'il est celui qui avait le plus de mémoire et le plus d'orgueil, et qu'il comptait assez sur sa gloire pour ne pas la fonder sur le décri de ses lieutenants. Je ne crois donc pas qu'il ait altéré la vérité sur le point dont il s'agit, qui, du reste, à l'époque où il a écrit n'était pas en contestation. Quant au maréchal Ney, Napoléon à Sainte-Hélène connaissait ses malheurs, et il l'a traité avec les plus nobles ménagements.

Contre son témoignage y en a-t-il un seul? Pas un. Le maréchal Ney a-t-il nié? Pas du tout. Il est vrai que lorsque l'héroïque maréchal a expiré sous des balles françaises, aucune contestation ne s'était élevée sur ce point, et qu'on n'avait controversé que sur la fameuse charge de cavalerie exécutée par lui dans la journée de Waterloo. Toujours est-il qu'on ne sait rien du maréchal qui puisse être opposé au témoignage de Napoléon.

Un témoin oculaire et auriculaire a existé toutefois, c'est le major général, M. le maréchal Soult. Lui seul avait tout vu, tout entendu, et pouvait déposer utilement. Pendant sa vie il avait souvent dit qu'il avait le 15 juin, dans l'après-midi, entendu Napoléon prescrire au maréchal Ney de se porter aux Quatre-Bras. M. le duc d'Elchingen, fils du maréchal Ney, jeune général à jamais regrettable par ses talents et ses nobles sentiments, mort depuis dans la campagne de Crimée, avait pris à tâche de défendre en toutes choses la mémoire de son père, mémoire certes assez glorieuse pour qu'on n'ait rien à faire pour elle. Mais, de la part d'un fils, il était bien naturel et bien honorable de la vouloir défendre même au delà du vrai. Le duc d'Elchingen se rendit chez le maréchal Soult, et ce dernier, par un sentiment que l'on comprend en présence d'un fils, ne parut pas se souvenir que Napoléon eût donné au maréchal Ney, le 15 juin, l'ordre de se porter aux Quatre-Bras. M. le duc d'Elchingen a rapporté son entretien avec le maréchal Soult dans un écrit qu'il a publié sous le titre de Documents inédits sur la campagne de 1815. Mais voici un témoignage tout aussi respectable, et diamétralement contraire. M. le général Berthezène, commandant une des divisions de Vandamme, raconte dans ses Mémoires intéressants et véridiques, tome II, page 359, que Napoléon, dans l'après-midi du 15, recommanda vivement au maréchal Ney l'occupation bien précisée des Quatre-Bras, et qu'il tenait ce détail du maréchal Soult, témoin oculaire du colloque de Ney avec Napoléon. Lorsque le général Berthezène écrivait ces lignes, le maréchal Soult vivait, et il aurait pu démentir cette assertion.

Ainsi le témoignage du maréchal Soult se trouve rapporté contradictoirement, et pour moi, si j'avais à choisir entre les deux manières dont ce témoignage a été présenté, je croirais plutôt à celle qui remonte à l'année 1818, c'est-à-dire à une époque fort rapprochée des événements, et qui ne fut pas influencée par la présence d'un fils sollicitant en quelque sorte pour la mémoire de son père.

En négligeant donc un témoignage devenu incertain, il reste le témoignage unique de Napoléon, donné spontanément, avant toute discussion, et portant au plus haut degré le caractère de la simplicité et de la véracité.

Maintenant reste un genre de preuve, supérieur, selon moi, à tous les témoignages humains, la vraisemblance.

Pour que le 15, à quatre heures de l'après-midi, Napoléon n'eût pas songé aux Quatre-Bras, et eût poussé Ney en avant, sans assigner un but précis à sa marche, il aurait fallu tout simplement ou que Napoléon n'eût pas regardé la carte, ou qu'il fût le plus inepte des hommes, pas moins que cela. Je laisse au lecteur à juger si l'une ou l'autre de ces deux suppositions est vraisemblable.

De tous les généraux connus, celui qui passe pour avoir fait la plus profonde étude de la carte, c'est Napoléon. Ceux qui ont vécu avec lui, ou ceux qui ont lu ses ordres et sa correspondance, le savent. Son travail sur la carte était prodigieux, et c'est ce qui a fait de lui le premier des hommes de guerre dans les mouvements généraux qu'il appelait la partie sublime de l'art. Dans l'occasion présente en particulier, il fallait qu'il eût bien profondément étudié la carte, pour avoir choisi si juste ce point de Charleroy, par lequel il pouvait s'introduire à travers les cantonnements de l'ennemi, et s'interposer entre les deux armées alliées. Il avait choisi Charleroy, parce que de ce point il tombait d'aplomb sur la grande chaussée de Namur à Bruxelles, par laquelle les deux masses ennemies devaient se rejoindre; il y tombait sur deux points: à Sombreffe, s'il prenait à droite la direction de Namur, aux Quatre-Bras, s'il prenait à gauche la direction de Bruxelles. À Sombreffe, il arrêtait les Prussiens; aux Quatre-Bras, les Anglais. Aux Quatre-Bras il faisait plus, il empêchait la portion de l'armée britannique qui occupait le front d'Ath à Nivelles, de se réunir à celle qui formait la réserve à Bruxelles. Les Quatre-Bras étaient donc bien plus importants que Sombreffe, et tandis qu'il songeait à se porter à Sombreffe par Fleurus, il n'aurait pas songé à se porter aux Quatre-Bras par Frasnes! Mais ce n'est pas tout. Dans le moment il n'était pas pressé d'arrêter les Prussiens, il était disposé au contraire à les laisser déboucher pour les combattre tout de suite, tandis qu'à l'égard des Anglais, il voulait à tout prix les contenir pour les empêcher de venir au secours des Prussiens. Il regardait cette besogne comme tellement plus importante, qu'il y envoyait ses principales forces actuellement transportées au delà de la Sambre, c'est-à-dire Reille, d'Erlon, Piré, Lefebvre-Desnoëttes, disposant de 45 mille hommes, et il aurait formé cette masse, aurait mis le vigoureux Ney à sa tête, uniquement pour les pousser vaguement en avant! Il lui aurait dit: Allez jusqu'à Frasnes, Frasnes où on ne pouvait rien empêcher, et il ne lui aurait pas dit: Allez aux Quatre-Bras, les Quatre-Bras qui sont à une lieue de Frasnes, et où l'on pouvait empêcher les Anglais de se réunir entre eux et de se réunir aux Prussiens! Vraiment c'est supposer trop d'impossibilités, pour démontrer l'ineptie en cette circonstance de l'un des plus grands capitaines connus! Le lendemain matin, dans un ordre écrit, Napoléon précisait les Quatre-Bras de manière à faire voir l'importance qu'il y attachait, et il n'aurait pas connu cette importance la veille! Il se serait jeté sur Charleroy qui était si bien choisi, par un pur hasard, et il n'aurait étudié que dans la nuit la carte du pays, pour y faire à la fin de cette nuit la découverte des Quatre-Bras! Ce sont là, je le répète, impossibilités sur impossibilités, invraisemblances sur invraisemblances! Maintenant, tandis que cet ignorant, ce paresseux, cet étourdi, se lançait à travers les masses ennemies sans avoir même regardé la carte, le duc de Wellington qui certainement n'étudiait pas la carte comme Napoléon (ses plans le prouvent), ne songeait qu'aux Quatre-Bras! Ses lieutenants, même les moins renommés, s'y portaient, comme on va le voir, en toute hâte, sans même avoir encore reçu ses ordres! Napoléon seul, l'aveugle Napoléon, qui le lendemain devait si bien ouvrir les yeux, n'apercevait pas les Quatre-Bras, et dans une position si difficile, si délicate, confiait au maréchal Ney les deux cinquièmes de ses forces actuellement réunies, et le poussait en avant, en lui donnant un ordre comme il n'en a jamais donné, c'est-à-dire un ordre vague, ambigu, comme en donnent les généraux ineptes: Marchez en avant, sans dire où, quand les Quatre-Bras étaient à une lieue!

Croira qui voudra une telle supposition! Quant à moi, je ne veux point violenter le lecteur, je lui laisse la liberté, qu'il prendra sans moi, d'adopter l'une ou l'autre version; mais l'historien est juré, et, la main sur la conscience, je déclare qu'à mes yeux il y a ici certitude absolue en faveur de l'assertion que j'ai préférée. Personne plus que moi ne porte d'intérêt à la victime sacrée immolée en 1815 à des passions déplorables, mais la gloire de Ney, parce qu'il se sera trompé en telle ou telle occasion, n'est aucunement diminuée à mes yeux: ce que je cherche ici, c'est la vérité. C'est elle (je l'ai déjà dit bien des fois, et je le répéterai sans cesse), c'est elle qu'il faut chercher, trouver et dire, en la laissant ensuite devenir ce qu'elle peut. La vérité est sainte, et aucune cause juste n'en peut souffrir. La gloire militaire de Napoléon ne fait pas que son despotisme en vaille mieux, et la liberté moins. Il s'agit de prononcer entre lui et un de ses lieutenants en toute sincérité. Quoiqu'on décide, Napoléon n'en sera pas moins grand, et Ney moins héroïque.

6: Les témoignages contemporains sont fort contradictoires relativement à l'état de santé de Napoléon pendant ces quatre journées. Le prince Jérôme, frère de Napoléon, et un chirurgien attaché à l'état-major, m'ont affirmé que Napoléon souffrait alors de la vessie. M. Marchand, attaché au service de sa personne, et d'une véracité non suspecte, m'a déclaré le contraire. On voit que la vérité n'est pas facile à démêler au milieu de ces témoignages, contradictoires quoique sincères, et je pourrais fournir pour cette même époque d'autres preuves non moins étranges de la difficulté de mettre d'accord des témoins oculaires, tous présents aux faits qu'ils affirment, et tous véridiques, au moins d'intention. Je ne le ferai pas, pour ne pas surcharger de notes fatigantes le texte de cette histoire. Je me bornerai à dire que quelle que fût la santé de Napoléon à cette époque, son activité ne s'en ressentit point, et on pourra en juger par le récit qui va suivre. Quant à ses mouvements je les ai constatés au moyen de témoignages nombreux et authentiques, et je me suis servi notamment de ceux de M. le général Gudin, digne fils de l'illustre Gudin tué à Valoutina, et commandant récemment la division militaire de Rouen. M. le général Gudin, alors âgé de dix-sept ans, et premier page de l'Empereur, lui présentait son cheval. Il ne quitta pas Napoléon un instant, et l'exactitude de sa mémoire, la sincérité de son caractère, m'autorisent à ajouter foi entière à ses assertions.

7: J'ai mis à constater les forces le même soin qu'à préciser les heures et les mouvements, et je crois que voici les nombres les plus rapprochés de la vérité.

Sous les ordres de Napoléon dans la direction de Fleurus. Pajol2,800hommes.
Exelmans3,300 
Milhaud3,500 
Vandamme17,000 
Gérard15,400 
Garde (infanterie)13,000 
Garde (grosse cavalerie)2,500Lefebvre-Desnoëttes était avec Ney.
Garde, artillerie2,000 
Girard (division détachée de Reille)4,500 
 ——— 
 64,000 
 
Le corps de Lobau laissé entre deux10,000 
 ——— 
 74,000 ..... ci 74,000
 
Sous les ordres de Ney aux Quatre-Bras.
Cavalerie Piré2,000 
Reille (moins Girard)17,000 
D'Erlon20,000 
Lefebvre-Desnoëttes2,500 
Valmy3,500 
 ——— 
 45,000 ..... ci 45,000
 —————
 119,000
 
Parcs, hommes en arrière, blessés et tués dans les combats d'avant-garde le 155,000
 —————
 124,000

8: Des juges sévères ont reproché à Napoléon des lenteurs dans la matinée du 16 juin. Les uns les ont expliquées par une diminution d'activité, les autres, ne croyant guère à cette raison après la marche de Cannes à Paris, ont déclaré ces lenteurs inexplicables: c'est que ni les uns ni les autres n'ont cherché la véritable explication où elle était, c'est-à-dire dans le détail de ces journées, étudié sur les documents authentiques et sans passion d'aucun genre. Certes Napoléon, qui, monté à cheval à trois heures du matin le 15, n'en était descendu qu'à neuf heures du soir pour se jeter sur un lit, qui après s'être relevé à minuit et être resté debout avec Ney jusqu'à deux heures, avait ensuite donné trois heures au sommeil, et s'était remis à cheval à cinq heures le 16, n'était pas encore un prince amolli par l'âge et les grandeurs. Placé entre deux armées ennemies, ne pouvant faire un faux mouvement sans périr, l'essentiel pour lui n'était pas de combattre deux heures plus tôt, dans une journée de dix-sept heures, mais de bien savoir où étaient les forces qui lui étaient opposées, avant de diriger les siennes dans un sens ou dans un autre. La principale des reconnaissances, celle de Grouchy, opérée devant les Prussiens, et constatant leur déploiement, n'ayant été envoyée qu'à six heures, n'ayant pu arriver avant sept, on ne peut pas dire qu'il y eut du temps perdu, du moins de la part du général en chef, lorsque les ordres étaient donnés immédiatement au major général, et expédiés par celui-ci entre huit et neuf heures, surtout lorsque les troupes employaient ce temps, les unes à se reposer de trajets de dix et douze lieues exécutés la veille, les autres à passer la Sambre. On verra dans le récit qui va suivre que les troupes étant à midi sur le terrain, la bataille contre les Prussiens ne put pas s'entamer avant deux heures et demie de l'après-midi, que livrée à cette heure elle fut parfaitement gagnée, et que sans un pur accident elle eût été gagnée bien avant la fin du jour. Les délais forcés de la matinée du 16 n'eurent donc aucune conséquence fâcheuse pour la bataille de Ligny, et même pour le combat des Quatre-Bras, qui aurait pu atteindre complétement son but, si les ordres donnés avaient été fidèlement exécutés. Ces délais du matin résultèrent de la nécessité de se renseigner, et eussent été commandés en tout cas par le passage de la Sambre, qui, pour une partie des troupes, restait à exécuter. Quant aux délais de l'après-midi, ceux-là beaucoup plus regrettables furent dus, comme on le verra, soit à des accidents, soit à des fautes des chefs de corps indépendantes du général en chef. Nous répéterons toujours que s'il n'y a guère à s'inquiéter de ce qu'on fait lorsqu'on critique la politique de Napoléon, ordinairement si critiquable, il faut y regarder de près quand on critique les opérations militaires d'un capitaine aussi accompli dans toutes les parties de son art, et s'appliquant plus que jamais à bien faire dans une circonstance qui allait décider de l'existence de la France et de la sienne.

9: Une lettre du général Reille, datée de dix heures un quart de Gosselies, annonce le passage du comte de Flahault comme ayant déjà eu lieu. Ce pouvait donc être entre neuf heures et demie et dix heures que M. de Flahault avait passé à Gosselies.

10: Ce mot, si fameux, et souvent placé dans des occasions où il n'a pas été dit, fut adressé ce jour-là au général Gérard, de la bouche de qui je tiens ce récit.

11: Le lecteur n'aura pas oublié que le général Girard, commandant une division détachée du 2e corps, n'est point le général Gérard commandant le 4e corps et attaquant en ce moment le village de Ligny.

12: Je rapporte ces détails d'après le Journal militaire du général Foy, écrit jour par jour, et méritant dès lors une confiance que ne méritent pas au même degré des récits faits vingt ou trente ans après les événements. Ce Journal constate que Ney voulait attaquer, que le général Reille l'en dissuada, en alléguant le caractère particulier des troupes anglaises, qu'il lui conseilla d'attendre la concentration des divisions, et que cette délibération avait lieu au moment même où l'on entendait le canon de Ligny. Or le canon s'était fait entendre vers deux heures et demie au plus tôt. Ainsi à cette heure l'attaque n'avait pas commencé aux Quatre-Bras. Ney aurait voulu l'entreprendre un peu plus tôt, mais le conseil du général Reille et la tardive arrivée de ses divisions l'en avaient empêché. On voit aussi par le récit du colonel Heymès, que le maréchal était impatient de voir arriver les divisions du 2e corps, et qu'il engagea le feu avant d'avoir toutes ses forces, dans l'espérance que le bruit du canon hâterait la marche de celles qui se trouvaient en arrière.

13: Pour décharger Ney de la responsabilité des événements survenus aux Quatre-Bras et la reporter sur Napoléon, on a dit qu'en attaquant à deux heures il devançait de beaucoup l'ordre expédié de Fleurus à deux heures, et qui n'avait pu arriver à Frasnes avant trois heures et demie. C'est là une double erreur. D'abord on entendait le canon de Ligny, il était donc deux heures et demie au moins, et probablement trois heures quand Ney prit le parti d'attaquer. De plus Ney avait reçu le message de M. de Flahault, arrivé bien avant onze heures, lequel prescrivait de se porter même au delà des Quatre-Bras; enfin, il avait reçu également le message expédié de Charleroy en réponse à l'envoi d'un officier de lanciers, par lequel Napoléon, prêt à partir pour Fleurus, et répondant aux inquiétudes du maréchal, lui avait ordonné de réunir immédiatement Reille et d'Erlon, et de culbuter tout ce qu'il avait devant lui. Ney avait dû recevoir à onze heures et demie au plus tard ce dernier message, expédié de Charleroy avant que Napoléon en fût parti. Il ne devançait donc pas les ordres impériaux, puisque ces ordres arrivés les uns à dix heures et demie, les autres à onze heures et demie, lui enjoignaient de ne tenir aucun compte de ce qu'il croyait voir, et de le détruire. Il est du reste bien vrai que dès ce second ordre il avait un grand désir d'agir; mais il attendait les troupes de Reille, que celui-ci avait retenues sous l'influence de l'avis, donné par le général Girard, de l'apparition de l'armée prussienne. Je discuterai plus loin la part de chacun dans ces événements. Mais tout de suite on peut dire qu'il y eut dans ces événements une déplorable fatalité, et surtout une immense influence de nos derniers malheurs, agissant sur l'imagination de nos généraux, et produisant chez eux des hésitations, des faiblesses qui n'étaient pas dans leur caractère.

14: Voici le compte aussi exact que possible des forces respectives à trois heures et demie, ou trois heures trois quarts.

Le duc de Wellington avait: 
 Perponcher7,500hommes.20,600
 Collaert1,100 
 Picton (Anglais et Hanovriens)8,000 
 Brunswick4,000 
 
Ney avait, rendus en ligne: 
 Bachelu (artillerie comprise)4,500hommes.25,000
 Foy5,000 
 Jérôme7,500 
 Piré2,000 
 —— 
 19,000 
Un peu en arrière, qu'il aurait pu, mais qu'il n'osait pas employer: 
 Lefebvre-Desnoëttes (cavalerie légère)2,500 
 Valmy (cuirassiers)3,500 

15: Le contingent de Nassau n'était pas le même que les troupes de Nassau du prince de Saxe-Weimar, qui avaient défendu la veille les Quatre-Bras. Ces dernières étaient appelées Nassau-Orange, parce qu'elles étaient au service de la maison d'Orange.

16: Je ne terminerai pas ces trop longues réflexions, sans ajouter quelques mots en réponse à une supposition tout à fait gratuite, consistant à prétendre que si le comte d'Erlon, après de nombreuses allées et venues finit par se rendre aux Quatre-Bras, au lieu de venir à Bry, c'est qu'il y fut décidé par un dernier ordre de Napoléon. Dans ce cas, les mouvements de va-et-vient qui dans cette journée le rendirent inutile partout, seraient non pas le tort de Ney qui voulut absolument l'attirer à lui, ou de d'Erlon qui désobéit à Napoléon pour obéir à Ney, mais de Napoléon lui-même qui aurait renoncé à l'exécution de ses ordres. C'est M. Charras, qui, dans son ouvrage sur la campagne de 1815, ouvrage savant, spirituel, remarquablement écrit, a imaginé cette hypothèse.

Les suppositions sont admissibles en histoire quand elles sont nécessaires pour expliquer un fait qui autrement serait inexplicable, quand elles reposent sur la vraisemblance, et sur des inductions tirées de l'ensemble des événements. Ici rien de pareil. Les faits, loin d'être inexplicables sans la supposition de M. Charras, le deviennent par cette supposition même. Placé entre l'ordre de Napoléon et celui du maréchal Ney, le comte d'Erlon, sans méconnaître la hiérarchie, se livra aux interprétations, toujours hasardeuses à la guerre, et croyant Ney en grand danger, croyant Napoléon dans l'ignorance de ce danger, finit par se porter aux Quatre-Bras. Tout est simple et clair dans cette donnée; ce qui n'est ni simple ni clair, c'est que Napoléon, regardant le sort de la guerre comme attaché au mouvement qu'il ordonnait, eût contremandé ce mouvement, sans même avoir eu le temps d'apprendre ce qui se passait aux Quatre-Bras, et de savoir que la position de Ney y était des plus difficiles. La supposition de M. Charras rend donc inexplicable ce qui s'explique de soi, et loin d'être conforme à la vraisemblance, est absolument invraisemblable. Toutefois si elle reposait sur quelque témoignage, il faudrait sinon l'admettre, du moins en tenir un certain compte; mais de témoignages il n'y en a que deux, et ils sont l'un et l'autre absolument contraires. Ces témoignages sont ceux du comte d'Erlon, et du général Durutte qui commandait l'une des divisions du 1er corps. Certes, si en fait d'ordres donnés par Napoléon au comte d'Erlon il y a un témoignage décisif, c'est celui du comte d'Erlon lui-même qui recevait et devait exécuter ces ordres. Or, interrogé par le duc d'Elchingen sur ces événements, voici sa réponse rapportée par le duc d'Elchingen lui-même dans son écrit intitulé: Documents inédits sur la campagne de 1815.

«Au delà de Frasnes, je m'arrêtai avec des généraux de la garde, où je fus joint par le général La Bédoyère, qui me fit voir une Note au crayon qu'il portait au maréchal Ney, et qui enjoignait à ce maréchal de diriger mon corps d'armée sur Ligny. Le général La Bédoyère me prévint qu'il avait déjà donné l'ordre pour ce mouvement, en faisant changer de direction à ma colonne, et m'indiqua où je pourrais la rejoindre. Je pris aussitôt cette route, et envoyai au maréchal mon chef d'état-major, le général Delcambre, pour le prévenir de ma nouvelle destination. M. le maréchal Ney me le renvoya en me prescrivant impérativement de revenir sur les Quatre-Bras, où il s'était fortement engagé, comptant sur la coopération de mon corps d'armée. Je devais donc supposer qu'il y avait urgence, puisque le maréchal prenait sur lui de me rappeler, quoiqu'il eût reçu la Note dont j'ai parlé plus haut.»—

Je devais supposer, dit le comte d'Erlon, qu'il y avait urgence, puisque le maréchal prenait sur lui de me rappeler, quoiqu'il eût reçu la Note dont j'ai parlé.....—N'est-il pas évident, rien qu'à la lecture de ce passage, que si le comte d'Erlon avait reçu un dernier ordre de Napoléon, l'autorisant à se rendre aux Quatre-Bras au lieu de venir à Bry, il l'eût dit tout simplement, car alors sa justification eût été établie d'un seul mot, et il n'aurait pas eu besoin de s'appuyer sur l'urgence de la situation de Ney, et sur la supposition que Ney contredisant les ordres de Napoléon, y était autorisé. Il aurait dit tout uniment que Napoléon avait contremandé l'ordre au crayon porté par la Bédoyère, et l'explication eût été complète et péremptoire. La conclusion forcée, c'est que ce dernier contre-ordre, qui le couvrait complétement, il ne le reçut pas, puisqu'il n'en a pas parlé dans sa justification, qui en ce cas eût été sans réplique. Cette preuve nous semble absolue et ne pas admettre de contestation.

Après ce témoignage il y en a un second tout aussi péremptoire, c'est celui du général Durutte. Ce général, fort capable, fort éclairé, commandait la division du 1er corps qui formait tête de colonne. Il a rédigé une note que je possède, et dont le duc d'Elchingen cite aussi un fragment, page 71.

Le général Durutte après avoir raconté comment un ordre de Napoléon avait amené le comte d'Erlon sur Bry, pour prendre les Prussiens à revers, ajoute ce qui suit: «Tandis qu'il était en marche, plusieurs ordonnances du maréchal Ney arrivèrent à la hâte pour arrêter le 1er corps et le faire marcher sur les Quatre-Bras. Les officiers qui apportaient ces ordres disaient que le maréchal Ney avait trouvé aux Quatre-Bras des forces supérieures, et qu'il était repoussé. Ce second ordre embarrassa beaucoup le comte d'Erlon, car il recevait en même temps de nouvelles instances de la droite pour marcher sur Bry. Il se décida néanmoins à retourner vers le maréchal Ney; mais comme il remarquait, avec le général Durutte, que l'ennemi pouvait faire déboucher une colonne dans la plaine qui se trouve entre Bry et le bois de Delhutte, ce qui aurait totalement coupé la partie de l'armée commandée par l'Empereur d'avec celle commandée par le maréchal Ney, il se décida à laisser le général Durutte dans cette plaine.»

Ce témoignage est aussi décisif que le précédent. On y voit en effet par le récit d'un témoin oculaire que le comte d'Erlon fut placé entre des ordres contraires, qu'il hésita d'abord, mais que le danger de Ney le détermina, et ce danger seul, car, ajoute-t-il, il recevait en même temps de nouvelles instances de la droite pour marcher sur Bry. Or, les instances de la droite, c'étaient les ordres réitérés de l'Empereur, et ce passage prouve surabondamment qu'ils ne furent pas révoqués, car s'ils l'avaient été, le général Durutte, assistant à ces perplexités et les partageant, n'aurait pas manqué de dire qu'un nouvel ordre de l'Empereur y avait mis fin. Il est donc de toute évidence que la supposition d'un dernier contre-ordre de l'Empereur est non-seulement gratuite, mais en opposition avec les seuls témoignages connus, possibles et concluants. Ainsi, les mouvements qui rendirent le corps de d'Erlon inutile à tout le monde furent le fait de Ney, qui ne voulut pas se réduire à la défensive, et qui appela d'Erlon à son secours coûte que coûte, et de d'Erlon qui, placé entre des ordres contraires, se laissa entraîner par les cris désespérés partis des Quatre-Bras. Ce fut un malheur, remontant à Napoléon, non pas directement et par suite d'un ordre mal donné, mais indirectement et par suite d'un état moral de ses lieutenants dont il était la cause générale et supérieure. Que Napoléon fût un très-mauvais politique, il n'y a pas besoin de preuve pour être autorisé à le déclarer tel; mais mauvais général, la supposition me semble téméraire, et pour moi je ne puis encore me résoudre à l'admettre.

17: Le maréchal Grouchy, qui était noblement inconsolable de ses fautes militaires en 1815, sans vouloir cependant les avouer, a essayé de faire remonter jusqu'à la journée du 17 juin la cause du temps perdu le 18, et, dans un récit inexact, a présenté Napoléon pendant cette matinée comme perdant le temps à la façon d'un prince bavard, paresseux, irrésolu. Il est difficile de reconnaître à ce portrait l'homme arrivé en vingt jours de l'île d'Elbe à Paris, l'homme qui, en deux jours, s'était jeté à l'improviste entre les armées anglaise et prussienne, avant qu'elles pussent se douter même de sa présence. On ne persuadera à personne que Napoléon, qui, pouvant attendre la guerre en Champagne, était venu la porter hardiment en Belgique, pour se ménager l'occasion de surprendre et de battre les armées ennemies les unes après les autres, fût devenu subitement mou et irrésolu. Mais le maréchal Grouchy a fait comme beaucoup de témoins oculaires, qui, ne sachant pas le secret des personnages agissant devant eux, leur prêtent souvent les motifs les plus puérils et les plus chimériques. En prétendant que Napoléon se conduisait dans la matinée du 17 comme un prince oriental s'arrachant avec peine au repos, le maréchal Grouchy prouve tout simplement qu'il ne se rendait pas compte de la situation, qu'il ignorait ou ne comprenait pas que Napoléon devait attendre, 1o que Ney eût défilé aux Quatre-Bras avec quarante mille hommes; 2o que les troupes de Lobau fussent en marche sur les Quatre-Bras; 3o que la garde eût fait la soupe et quitté ses bivouacs; 4o que quelques nouvelles de la cavalerie de Pajol eussent donné une première idée de la direction suivie par les Prussiens. Il était environ huit heures du matin, et ce n'était pas trop assurément de deux ou trois heures pour que toutes ces choses pussent se faire. En attendant, Napoléon s'entretenait de sujets divers avec une liberté d'esprit que les hommes ne montrent pas toujours quand ils sont préoccupés de grandes choses, et qui prouve qu'ils sont dignes d'en porter le poids lorsqu'ils savent la conserver.

18: Je tiens ces détails d'un témoin oculaire, qui me les a cent fois répétés comme les ayant, disait-il, encore devant les yeux, et ce témoin est le maréchal Gérard, l'un des hommes les plus droits, les plus véridiques que j'aie connus. Ils m'ont été confirmés par un grand nombre de témoins oculaires et auriculaires. Le maréchal Grouchy a cherché à faire naître des doutes sur la nature des instructions qu'il avait reçues; pourtant ses propres assertions, ses lettres à Napoléon, constatent ces points essentiels: 1o qu'il devait chercher les Prussiens; 2o les poursuivre vivement; 3o ne jamais les perdre de vue; 4o se tenir en communication avec le quartier général; 5o enfin, toujours s'efforcer de séparer les Prussiens des Anglais. Ces points établis suffisent pour les conclusions à porter dans ce grand débat historique. En tout cas, les instructions données au maréchal Grouchy résultaient tellement des faits et de la situation, que, même sans en avoir ou la preuve ou l'aveu, on peut affirmer qu'il n'en a pas été donné d'autres.

19: Je donne ces heures d'après les indications les plus certaines. Le maréchal Grouchy en a donné d'autres, mais la preuve est acquise, comme on le verra plus tard, que, sous le rapport des heures, il s'est trompé presque constamment, et que ses indications à cet égard sont complétement erronées. Voici du reste deux preuves de l'inexactitude avec laquelle le maréchal Grouchy a fixé les heures dans ses divers récits, inexactitude qu'il faut imputer non à son caractère, mais au chagrin qu'il éprouvait d'avoir commis une faute si funeste, et au désir bien naturel de s'en exonérer. Racontant les événements de la matinée du 18, il a prétendu avoir quitté Gembloux à six heures. Or, des preuves irréfragables démontrent que le départ a eu lieu pour une partie des troupes à huit heures et à neuf, même à dix pour quelques autres. Il a encore prétendu que le conseil de marcher au canon lui fut donné dans l'après-midi du 18, vers trois heures. Or, il est constaté par des témoignages unanimes, dont lui-même a reconnu plus tard l'exactitude, que le conseil fut donné vers onze heures et demie du matin. Nous citons ces faits non pour attaquer la véracité du maréchal, mais pour prouver que, dans le trouble où le jetaient ses souvenirs, ses allégations ne peuvent être acceptées avec confiance, surtout relativement aux heures, qui, dans les événements militaires comme dans les événements civils, sont toujours ce qu'il y a de plus difficile à déterminer.

20: L'existence de cet ordre a été contestée. Le maréchal Grouchy a dit ne l'avoir pas reçu, et nous admettons la chose, d'abord parce qu'il l'a affirmée, et ensuite parce qu'elle n'est que trop vraisemblable, car des officiers voyageant la nuit au milieu des patrouilles ennemies, pouvaient être enlevés, pouvaient aussi, comme on en vit le triste exemple dans cette campagne, aller remettre aux généraux prussiens ou anglais les dépêches destinées aux généraux français. Mais si nous en croyons le maréchal Grouchy, beaucoup plus suspect que Napoléon dans ce débat, parce qu'il avait une grande faute à justifier, nous ne voyons pas pourquoi on ne croirait pas aussi Napoléon, qui, dans les deux versions venues de Sainte-Hélène, a affirmé de la manière la plus formelle, et avec des détails infiniment précis, l'existence de l'ordre en question. Nous n'admettons pas qu'une assertion venue de Sainte-Hélène soit nécessairement une vérité, mais nous n'admettons pas non plus qu'elle soit nécessairement un mensonge. Ainsi, nous acceptons l'assertion du maréchal Grouchy, parce que si nous l'avons vu dans cette polémique altérer souvent les faits par besoin de se justifier, nous croyons cependant qu'il était incapable de mentir positivement, et de nier le fait matériel d'un ordre reçu. De plus nous en croyons la vraisemblance. Ainsi le maréchal Grouchy, s'il avait reçu l'ordre dont il s'agit, l'aurait certainement exécuté, car il aurait fallu qu'il fût traître ou fou pour se conduire autrement, et il n'était ni l'un ni l'autre. Mais si nous appliquons ces règles de moralité et de vraisemblance au témoignage du maréchal Grouchy, si, malgré beaucoup de circonstances altérées dans ses récits, par erreur de mémoire ou par besoin ardent de se créer des excuses, nous n'admettons pas qu'il ait pu mentir sur un fait matériel tel qu'un ordre reçu, si nous nous en rapportons à la vraisemblance qui dit qu'il aurait exécuté cet ordre s'il lui était parvenu, nous ne voyons pas pourquoi nous n'appliquerions pas ces mêmes règles à Napoléon lui-même. Affirmer si positivement à Sainte-Hélène, affirmer avec tant de précision et de détails l'envoi d'un ordre qui n'aurait pas été envoyé, est un mensonge tel que pour notre part nous nous refusons à le croire possible. Et ici encore il reste la vraisemblance. Or, admettre que dans cette nuit, Napoléon qui était la vigilance même, à la veille de la bataille la plus décisive de sa vie, n'ait pas donné d'ordre à sa droite, qui était appelée à jouer un rôle si important, c'est tout simplement admettre l'impossible. Le prince le plus amolli, le plus stupide de l'Orient, n'aurait pas commis une telle négligence. Comment la prêter au plus vigilant, au plus actif des capitaines? Il y a d'ailleurs une autre preuve morale, plus concluante encore s'il est possible. Si Napoléon avait inventé cet ordre pour se justifier à Sainte-Hélène d'une négligence absolument incompréhensible, il l'aurait inventé autrement. Au lieu de le baser sur l'ignorance où il était des mouvements des Prussiens le 17 au soir, au lieu de dire qu'il n'avait demandé à Grouchy qu'un secours de sept mille hommes, il aurait calqué son ordre mensonger sur les faits connus depuis, et se serait vanté d'avoir prescrit à Grouchy de passer la Dyle avec son corps tout entier, pour venir se placer entre les Prussiens et les Anglais. L'assertion modeste de Napoléon, consistant à s'attribuer un ordre fondé sur des doutes, et qu'on aurait droit de juger insuffisant s'il avait pu tout savoir, prouve d'une manière irréfragable à notre avis, qu'à Sainte-Hélène il ne mentait point, et qu'il ne s'attribuait que ce qu'il avait prescrit véritablement. Ainsi, que dans cette nuit il n'ait rien ordonné à Grouchy, nous ne l'admettons pas, et en supposant qu'il ait donné des ordres, ceux qu'il mentionne, fondés sur le peu qu'il savait, nous paraissent les véritables, et nous pensons qu'à mentir, il aurait menti plus complétement et plus à son avantage. Nous croyons par conséquent lui et le maréchal Grouchy dans leur double assertion, si facile à expliquer, d'un ordre donné et d'un ordre intercepté. La saine critique ne consiste pas sans doute à supposer que les acteurs disent toujours la vérité, mais elle ne consiste pas non plus à supposer qu'ils mentent toujours.

21: Il y eut même des troupes qui ne quittèrent Gembloux qu'à dix heures. J'ai en ma possession des lettres écrites par des habitants qui attestent ces détails.

22: Deux de ces bataillons avaient été convertis en un après la bataille de Ligny.

23: Le lecteur trouvera plus loin, à la page 231, la discussion de cette assertion de Napoléon.

24: Notamment le général Foy, dans son Journal militaire. Il dit, comme témoin oculaire, que jamais dans sa longue carrière militaire il n'avait assisté à un tel spectacle.

25: Les assertions de Napoléon sur ce sujet ont été contestées; on est allé même jusqu'à prétendre qu'il avait ordonné le mouvement de cavalerie exécuté par Ney d'une manière si prématurée. Je répéterai d'abord que si toute assertion venue de Sainte-Hélène n'est pas nécessairement vraie, elle n'est pas non plus nécessairement fausse. Napoléon a dit dans la Relation qui porte le nom du général Gourgaud, et redit dans celle qui porte son nom, qu'il recommanda à Ney de s'établir à la Haye-Sainte, et d'y attendre de nouveaux ordres, qu'il regretta vivement la charge de cavalerie de Ney, mais qu'une fois entreprise il se décida à la soutenir. Cette assertion est si vraisemblable, que, pour moi, je suis disposé à y croire. Il y a d'ailleurs de son exactitude des preuves qui me paraissent convaincantes. Premièrement Napoléon était si préoccupé de l'attaque des Prussiens qu'il suspendit toute autre action que celle qui était dirigée contre eux, et que par exemple il ne voulut pas détourner un seul bataillon de la garde avant d'avoir contenu Bulow. Comment donc admettre que, ne voulant pas détourner de sa droite une portion quelconque de son infanterie de réserve, il consentît à lancer sa grosse cavalerie sans aucun appui d'infanterie? Comment admettre qu'un général aussi expérimenté commit la faute de lancer sa cavalerie, quand il ne pouvait détacher encore aucune partie de son infanterie pour la soutenir? C'est vraiment trop entreprendre que de vouloir lui faire ordonner ce que le plus incapable des généraux n'aurait pas osé prescrire. On répondra peut-être que cependant Ney le fit. Mais d'abord Ney n'était pas Napoléon. Ney était sur le terrain, entraîné, hors de lui; il ne commandait pas en chef; il ne savait pas ce que savait Napoléon, c'est que pour le moment il n'y avait pas un seul secours d'infanterie à espérer. La faute concevable de la part de Ney ne l'aurait donc pas été de Napoléon. Restent en outre les témoignages qui sont concluants.

Le défenseur le plus absolu de Ney, le colonel Heymès, témoin oculaire, parlant de cette fameuse charge de cavalerie, n'a pas osé dire qu'elle avait été ordonnée par Napoléon. Certes, si cette excuse eût existé, il l'eût donnée. Il se borne à dire que Ney avait voulu prendre possession du terrain et de l'artillerie qui semblaient abandonnés par le duc de Wellington dans son mouvement rétrograde. De ce qu'une excuse si radicale n'est pas invoquée par ceux mêmes qui ont défiguré les faits pour justifier le maréchal Ney, il résulte évidemment qu'elle n'existe pas. Enfin, il y a une autre preuve, à mon avis tout aussi décisive. Napoléon, écrivant à Laon le Bulletin développé de la bataille à la face de Ney qui pouvait démentir ses assertions, et qui ne manqua pas en effet d'attaquer ce bulletin à la Chambre des pairs deux jours après, n'a pas hésité à dire que la cavalerie cédant à une ardeur irréfléchie, avait chargé sans son ordre. Je tiens de témoins oculaires dignes de foi, qu'à Laon rédigeant le Bulletin il dit ces mots: Je pourrais mettre sur le compte de Ney la principale faute de la journée, je ne le ferai pas.—C'est pourquoi, sans nommer Ney, il attribua à l'ardeur de la cavalerie (et c'était vrai) la faute commise de dépenser toutes nos forces en troupes à cheval avant le moment opportun. Certes, il n'aurait pas, devant Drouot, devant tant de témoins oculaires, avancé une telle chose, s'il eût ordonné lui-même la charge dont il s'agit. Enfin Ney, deux jours après, faisant à la Chambre des pairs une sortie violente contre la direction générale des opérations, c'est-à-dire contre Napoléon, n'osa pas avancer pour son excuse qu'on lui avait prescrit cet emploi intempestif de la cavalerie, ce qui eût fait tomber un reproche qui en ce moment était dans toutes les bouches. Or, la scène racontée dans la relation Gourgaud, page 97, et dans laquelle le maréchal Soult dit: Cet homme va tout compromettre comme à Iéna, avait acquis dans l'armée une véritable notoriété, et j'ai entendu des témoins oculaires la raconter plus d'une fois.

Ainsi pour moi, les preuves irréfragables consistent en ce que Napoléon, suspendant l'action à cause des Prussiens, ne pouvait pas en ce moment ordonner une charge générale de toute sa cavalerie; que Ney étant là pour le démentir, il ne craignit pas d'écrire dans le Bulletin de la bataille, que cette charge fut due à une ardeur irréfléchie, et que Ney, deux jours après, récriminant violemment contre lui, ne fit pas valoir l'excuse si simple, si complète, que cette ardeur irréfléchie était le fait de Napoléon, qui l'avait autorisée par son ordre. Je considère donc comme certain que Ney fut entraîné, et qu'une fois le mouvement commencé, Napoléon se résigna à le soutenir, parce qu'en effet il ne pouvait pas agir autrement. C'est le second ordre, devenu inévitable, qu'on a confondu avec le premier. Je ne suis point ici apologiste, mais historien, cherchant la vérité, rien de plus, rien de moins.

26: Témoignage du général Berthezène, dans ses Mémoires.

27: Je trouve dans des notes fort curieuses, fort intéressantes, écrites il y a longtemps par le colonel Combes-Brassard, chef de l'état-major du 6e corps (corps de Lobau), le passage suivant, et je le cite parce qu'il met en lumière l'une des plus grandes vertus des temps modernes, celle de Drouot. «Le général Drouot, dit le colonel Combes-Brassard, passa peu de jours à Paris après son jugement. Je le voyais fréquemment. La bataille de Mont-Saint-Jean était souvent le sujet de nos entretiens. Il me dit un jour du ton d'un homme qui semble avoir besoin de soulager son âme oppressée: «Plus je pense à cette bataille, plus je me sens entraîné à me croire l'une des causes qui nous l'ont fait perdre.»—«Vous, mon général! le dévouement généreux d'une noble amitié pour son maître ne saurait aller plus loin.»—«Expliquons-nous, mon cher colonel. Je n'entends pas me charger des fautes qui ne sont pas les miennes, mais revendiquer ce qui m'appartient, à mes risques et périls.

«Dès le point du jour, continua-t-il, l'Empereur avait reconnu la position des ennemis; son plan était arrêté; ses dispositions d'attaque faites pour sept ou huit heures du matin au plus tard. Je lui fis observer que la pluie avait tellement dégradé les chemins et détrempé le terrain que les mouvements de l'artillerie seraient bien lents; que deux ou trois heures de retard sauveraient cet inconvénient. L'Empereur souscrivit à ce retard funeste. S'il n'eût tenu aucun compte de mon observation, Wellington était attaqué à sept heures, il était battu à dix, la victoire complète à midi, et Blucher qui ne put déboucher qu'à cinq heures, tombait entre les mains d'une armée victorieuse. Nous attaquâmes à midi, et nous livrâmes toutes les chances du succès à l'ennemi.»

Ce passage m'a paru devoir être reproduit. Tandis que nous voyons en effet les auteurs des fautes les plus graves repousser une responsabilité qui leur appartient, Drouot, qui n'avait rien à se reprocher dans la funeste bataille de Waterloo, car ce n'était pas une faute dans une journée de dix-huit heures, d'en consacrer trois ou quatre à laisser raffermir le sol, Drouot s'accusait d'avoir contribué à la perte de la bataille en la faisant différer. Par le fait, sans doute ce fut un mal d'avoir perdu trois heures, mais d'après toutes les vraisemblances ce n'était pas une faute, car pour ceux qui avaient à prendre l'offensive le raffermissement du sol était une circonstance capitale. C'est une nouvelle preuve de ce qu'il y a de hasard dans les événements militaires, et de la nécessité de juger avec une extrême réserve des opérations où souvent le conseil le plus sage aboutit aux plus déplorables résultats.

28: Témoignage du général Berthezène dans ses Mémoires, tome II, page 398.

29: Faute d'avoir rapproché avec assez de précision les diverses circonstances de l'affaire des sauf-conduits, on a accusé M. Fouché d'avoir voulu livrer Napoléon aux Anglais, et on l'a ainsi calomnié, ce qui n'est pas souvent arrivé à ceux qui ont parlé de ce personnage. Il est pourtant vrai que M. Fouché ne voulut point livrer Napoléon, qu'il s'exposa même plus tard à la colère des Bourbons et des étrangers pour avoir donné postérieurement l'ordre de le laisser partir de Rochefort. Mais il est vrai aussi que dans le moment, craignant de nuire aux négociations, il réitéra l'ordre d'attendre les sauf-conduits, ce qui pouvait devenir un grand danger, l'espérance d'avoir ces sauf-conduits étant tout à fait chimérique. C'est cette circonstance, mal expliquée et mal interprétée, qui a donné naissance au reproche injuste que nous réfutons ici par un pur sentiment d'impartialité. On verra dans la suite que M. Fouché leva lui-même l'interdiction dont il s'agit, et qu'il le fit de bonne foi et sans aucune perfidie.

30: La génération présente a vu, connu et respecté M. Clément, membre des Chambres pendant quarante années. C'est à l'aide des souvenirs qu'il avait conservés de cette scène, et qu'il avait bien voulu écrire pour moi, que je suis parvenu à rectifier la plupart des récits contemporains. Comme il était présent et d'une parfaite véracité, comme il n'avait d'ailleurs aucun motif d'altérer les faits, je crois le récit que je donne ici rigoureusement exact, et le plus rapproché possible de la vérité absolue.

31: Nous ne calomnions pas ici sir Hudson Lowe, qui dans une de ses dépêches dit que s'il y avait eu dans l'île une habitation convenable pour lui et sa famille, il se serait empressé de céder Plantation-House à Napoléon. C'est l'aveu qu'il faisait passer ses commodités personnelles avant celles de son prisonnier, qui certes aurait bien dû mériter la préférence sur le général Lowe et même sur sa famille, quelque intéressante qu'elle fût.

32: Quoique Charles VIII fût victorieux à Fornoue, il courut la chance d'y périr, et il y aurait même péri avec toute son armée, s'il n'avait rencontré sur ses derrières des troupes aussi inférieures aux siennes. Macdonald au contraire rencontrant à la Trebbia des troupes égales en valeur à celles qu'il commandait, faillit y trouver sa perte, ce qui du reste n'était point sa faute, mais celle du Directoire qui l'avait envoyé à Naples. Le raisonnement du général Bonaparte conserve donc sa justesse dans les deux cas, et prouve que c'est au nord et point au midi qu'il faut disputer l'Italie.

Note au lecteur de ce fichier numérique:

Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe de l'auteur a été conservée.

Chargement de la publicité...