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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 20/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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«Français,

»En commençant la guerre pour soutenir l'indépendance nationale, je comptais sur la réunion de tous les efforts, de toutes les volontés, et le concours de toutes les autorités nationales: j'étais fondé à en espérer le succès, et j'avais bravé les déclarations des puissances contre moi.

»Les circonstances me paraissent changées. Je m'offre en sacrifice à la haine des ennemis de la France. Puissent-ils être sincères dans leurs déclarations, et n'en avoir réellement voulu qu'à ma personne! Ma vie politique est terminée, et je proclame mon fils sous le titre de Napoléon II, empereur des Français.

»Les ministres actuels formeront provisoirement le conseil de gouvernement. L'intérêt que je porte à mon fils m'engage à inviter les Chambres à organiser sans délai la régence par une loi.

»Unissez-vous tous pour le salut public et pour rester une nation indépendante.

»Napoléon.»

L'abdication portée à la Chambre des représentants. Cette pièce, signée à midi et demi, dut être portée par le ministre Carnot à la Chambre des pairs, et par le duc d'Otrante à celle des représentants. C'était pour ce dernier le bulletin de sa victoire, et il dissimulait à peine la joie qu'il en éprouvait. Il arriva vers une heure à la Chambre des représentants, où beaucoup d'officieux l'avaient devancé. L'heure accordée au général Solignac avait été fort dépassée, et sans l'apparition du conspirateur triomphant qui venait satisfaire l'impatience générale, on aurait probablement oublié tout respect envers le vaincu de Waterloo. En entendant annoncer le duc d'Otrante et le message dont il était porteur, les représentants coururent pêle-mêle occuper les places libres, et debout en silence, écoutèrent la déclaration que nous venons de rapporter, et dont le président fit lecture d'une voix émue. Attendrissement général. Qui le croirait? après avoir manifesté tant d'impatience, l'assemblée, soit la noblesse du langage, soit la grandeur de l'homme et de son infortune, soit la détente des esprits à la suite du succès obtenu, l'assemblée, naguère si courroucée, demeura d'abord muette, et puis fut tout à coup saisie d'un attendrissement profond et universel. On employa quelques instants à échanger des expressions de compassion, de gratitude, de regret, et dans plus d'un esprit entra cette pensée, que si le salut de l'État était presque impossible avec Napoléon, il serait tout à fait impossible sans lui. On avait été poussé pour ainsi dire malgré soi à ce qu'on avait fait, et on commençait à sentir confusément que ce n'était pas le triomphe de la Révolution et de la dynastie impériale qu'on venait d'assurer, mais celui des Bourbons. Ce n'était une calamité ni pour la France, ni pour la liberté, mais c'était une œuvre singulière accomplie de la main de ces représentans, tous complices ou partisans de la révolution du 20 mars.

Hypocrite attitude du duc d'Otrante. Le duc d'Otrante vint alors montrer sa pâle figure à la tribune, pour réclamer hypocritement des égards envers le malheur, pour demander que la France en stipulant pour elle stipulât aussi pour Napoléon, c'est-à-dire assurât sa vie, sa liberté, la tranquillité de sa retraite, pour proposer enfin la nomination immédiate de la commission qui devait aller traiter au camp des coalisés. Cette apparition assez inutile était une manière de montrer à la pauvre assemblée, dont le tour d'abdiquer allait bientôt venir, le ridicule dictateur qui devait régner quinze jours sur la France. On écouta les paroles de M. Fouché sans y attacher beaucoup de valeur, car personne après la satisfaction obtenue ne songeait à manquer de respect au génie malheureux, et à différer même d'une heure la grande affaire de la négociation de la paix, affaire si importante en apparence, et si vaine en réalité, comme on devait bientôt le voir. Nécessité de remplacer le pouvoir exécutif. Mais il s'agissait d'un objet plus sérieux, et exposé à plus de contestation, il s'agissait de remplacer l'autorité exécutive qui avait disparu par l'abdication de l'Empereur. Dès ce moment, le champ était ouvert aux calculs des partis, et aux divagations de ces esprits agités, qui, dans les grandes circonstances, se donnent beaucoup de mouvement par besoin de remuer, ou vanité de se produire. L'assemblée presque tout entière était bonapartiste et révolutionnaire, c'est-à-dire qu'elle voulait les principes de la révolution appliqués par la main des Bonaparte, à l'exception toutefois du Bonaparte qui pouvait seul faire prévaloir ce qu'elle désirait. L'Acte additionnel dont on avait dit tant de mal, Napoléon II dont elle venait de détrôner le père, et surtout la paix, auraient comblé ses vœux. M. Fouché ne veut pas qu'il soit remplacé par une régence, afin de ne pas impliquer nécessairement la souveraineté de Napoléon II, qu'il a promise sans y croire. Mais déjà le duc d'Otrante, après lui avoir promis Napoléon II, doutait de ce qu'il avait promis, et répandait autour de lui ses propres doutes, maintenant que les certitudes dont il s'était servi pour renverser Napoléon n'étaient plus nécessaires. Les hommes qu'il inspirait allaient disant partout qu'on devait souhaiter et tâcher d'obtenir Napoléon II, mais que même pour réussir il fallait n'en pas faire une condition absolue, laquelle blesserait peut-être les souverains étrangers, et empêcherait l'ouverture des négociations. D'ailleurs, ajoutaient-ils, tout en préférant Napoléon II, il ne serait pas sage de compromettre le sort de la France pour un enfant prisonnier, confié à des mains autrichiennes, et condamné probablement à y rester, que si par exemple on pouvait avec un prince éclairé, libéral, ayant donné des gages à la Révolution, et brouillé à jamais avec l'émigration, obtenir la monarchie constitutionnelle, on ne devrait pas le refuser par fidélité à un enfant presque étranger, car ce qui importait avant tout c'était d'assurer le salut de la France et sa liberté. Il fait circuler plusieurs idées, notamment celle de porter la maison d'Orléans au trône, afin de préparer une transition. Ces insinuations se rapportaient au duc d'Orléans, à qui beaucoup de gens pensaient, bien qu'il n'eût donné mission à personne de faire penser à lui. Ses lumières, son opposition discrète mais visible à la politique qui avait conduit Louis XVIII à Gand, ses services militaires pendant la République, le souvenir même de son père, en faisaient pour les révolutionnaires, pour les nouveaux libéraux, pour les militaires, un prince désirable et désiré, sans que lui ni personne s'occupât de propager sa candidature. L'assemblée, quoique prononcée pour Napoléon II, se serait consolée de ne pas l'avoir, si on lui avait donné en échange le chef de la branche cadette de Bourbon. L'armée se serait regardée comme moins sacrifiée sous un prince réputé militaire, et on a vu que parmi les monarques réunis à Vienne, l'empereur Alexandre mécontent de l'émigration, avait proposé le duc d'Orléans au congrès, et ne s'était arrêté que devant l'opposition prononcée de l'Angleterre et de l'Autriche. M. Fouché se serait certainement accommodé du règne de ce prince, mais il ne se flattait guère d'y amener les puissances coalisées, et s'il encourageait les tendances vers lui, c'était comme transition de Napoléon II qu'il avait promis sans en être sûr, aux Bourbons de la branche aînée qu'il prévoyait sans les désirer. Sa tactique, en un mot, consistait à susciter toutes les idées à la fois, sauf à ne faire triompher au dernier moment que celle qui lui conviendrait, et de cette tactique il ne parlait ni à M. Regnaud, qui était bonapartiste sincère, ni à MM. Manuel, Jay, Lacoste, qui étaient exclusivement libéraux, et à ce titre redoutaient le retour de la branche aînée. Aux uns comme aux autres il se bornait à dire qu'il fallait être extrêmement prudent, et se garder de présenter aux puissances des conditions absolues, en proclamant par exemple tel ou tel prince, car en agissant de la sorte on rendrait impossible l'ouverture des négociations.

L'abdication proclamée, les royalistes peu nombreux de l'assemblée font une tentative qui est repoussée. À peine l'abdication de Napoléon avait-elle été lue à l'assemblée que les propositions se succédèrent en foule. Les hommes qui ne voulaient pas de la dynastie impériale, les uns par royalisme (le nombre de ceux-ci était très-restreint), les autres par amour de la liberté et de la paix, proposèrent d'accepter d'abord l'abdication afin de la rendre irrévocable, un contrat n'étant définitif que par l'acceptation réciproque, de remercier ensuite Napoléon de son sacrifice, puis de se déclarer Assemblée nationale, de se saisir de tous les pouvoirs, d'envoyer des négociateurs au camp des alliés, de nommer enfin une commission chargée de remplir les fonctions du pouvoir exécutif. Divers représentants soutinrent ces propositions, et notamment M. Mourgues, qui alla plus loin que les autres. Il voulait qu'on ajoutât à ces mesures celle de nommer M. de Lafayette général en chef des gardes nationales de France, et le maréchal Macdonald généralissime de l'armée. On doit se souvenir que ce maréchal, après avoir accompagné Louis XVIII jusqu'à la frontière, avait refusé de prendre du service sous Napoléon. À ces dernières propositions dont l'intention était trop claire, un représentant, M. Garreau, demanda à lire l'article 67 de l'Acte additionnel. Le président Lanjuinais s'efforçant d'interdire comme inutile la lecture de cet article, que tout le monde était censé connaître, des cris, lisez, ne lisez pas, retentirent de toutes parts. Mais les cris qui demandaient la lecture ayant couvert ceux qui ne la voulaient pas, M. Garreau lut l'article ainsi conçu:

«Le peuple français déclare que, dans la délégation qu'il a faite et qu'il fait de ses pouvoirs, il n'a pas entendu et n'entend pas donner le droit de proposer le rétablissement des Bourbons ou d'aucun prince de cette famille sur le trône, même en cas d'extinction de la dynastie impériale, ni le droit de rétablir, soit l'ancienne noblesse féodale, soit les droits féodaux et seigneuriaux, soit les dîmes, soit aucun culte privilégié et dominant, ni la faculté de porter aucune atteinte à l'irrévocabilité de la vente des domaines nationaux; il interdit formellement au gouvernement, aux Chambres et aux citoyens toute proposition à cet égard.»—Je crois, ajouta l'auteur de la citation, avoir été compris.—Oui, oui, répondirent un grand nombre de voix, et on réclama l'ordre du jour. M. Regnaud rappelle qu'on doit fidélité à Napoléon II. M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély s'élança à la tribune pour appuyer et motiver l'ordre du jour. Il demanda d'abord, si la Chambre des représentants se constituait Assemblée nationale, ce que deviendrait la Chambre des pairs, et si les deux Chambres se confondaient en une seule, ce que deviendrait la Constitution. Il fit sentir l'avantage de conserver une constitution toute faite, qui n'avait besoin que de peu de modifications pour être rendue excellente, dans laquelle le monarque était irrévocablement désigné, ce qui mettait un terme à toutes les compétitions, et à laquelle il ne fallait pour la maintenir en vigueur qu'ajouter une mesure transitoire, consistant à remplacer pour un temps assez court le monarque absent et mineur. On adopte l'idée de nommer une commission exécutive de cinq membres, sans la qualifier de régence. N'osant toutefois proposer un conseil de régence qui aurait tranché trop positivement la question de dynastie, il prit dans les propositions repoussées l'idée de faire nommer une commission exécutive de cinq membres, trois par la Chambre des représentants, et deux par la Chambre des pairs. La Chambre des représentants en nommera trois, celle des pairs deux. Enfin il fit appel aux sentiments de générosité, de dignité, de gratitude de l'assemblée envers Napoléon.—Il est un homme, dit-il, que vous aviez appelé grand, et que la postérité jugera mieux que nous! Récemment encore vous en aviez fait votre chef pour la seconde fois, et il n'y a pas quatre semaines que vous lui avez de nouveau prêté serment! Il a été malheureux, ce qui lui est rarement arrivé dans sa carrière militaire; vous lui avez demandé son abdication, et il s'est empressé de la donner avec une magnanimité dont j'ai été témoin, car, ajouta M. Regnaud, c'est moi qui ai osé hier lui en parler le premier. Il l'a donnée, mais en faveur de son fils. Irez-vous le payer de ce magnanime dévouement en n'acceptant pas même son fils? Annulerez-vous l'acte si désiré de son abdication en refusant la condition essentielle de cet acte? Je vous propose donc l'ordre du jour sur les motions que vous avez entendues, pour ne point annuler la Constitution ni les droits de Napoléon II, et je vous propose en outre d'envoyer une députation à celui qui était votre empereur il y a quelques heures, pour le remercier du noble sacrifice qu'il a fait à l'intérêt du pays.—

L'assemblée qui était sous l'impression du grand sacrifice qu'elle venait d'obtenir de Napoléon, qui de plus était émue par les paroles de M. Regnaud, adopta à l'unanimité l'ordre du jour tel qu'on le lui avait proposé. M. Regnaud se flatta d'avoir sauvé ainsi le trône de Napoléon II, mais M. Fouché n'en crut rien, car la question qui eût été tranchée par la création d'un conseil de régence, était éludée par la création d'une simple commission exécutive. Cette ambiguïté convenait à M. Fouché, qui voulait que tout fût possible, excepté le retour de Napoléon lui-même. MM. Carnot, Fouché, Grenier, nommés par la Chambre des représentants membres de la commission exécutive. On procéda sur-le-champ au scrutin, afin d'élire les trois membres que la Chambre des représentants fournirait à la commission exécutive. M. Fouché qui se regardait comme désigné nécessairement, ne s'occupa pas de lui-même, mais des autres, dans le désir de se ménager des collègues qui ne pussent pas contrarier ses desseins. Il lui était impossible d'écarter Carnot, dont il se flattait d'ailleurs d'abuser la bonne foi, mais il tenait par dessus tout à n'avoir pas M. de Lafayette, et il le représenta aux uns comme un fanatique des institutions fort décriées de 1791, aux autres comme indispensable dans la commission qui devait se rendre au camp des souverains pour y traiter de la paix. Il recommanda particulièrement le général Grenier, estimé de tous les partis, et peu capable de déjouer une intrigue, car il était incapable d'en faire une. M. Fouché, resté dans les couloirs de l'assemblée, parvint à ménager les résultats suivants. Carnot, élu par l'estime universelle, obtint 324 suffrages; M. Fouché, choisi pour l'opinion qu'on avait de son influence au dedans et au dehors, n'en obtint que 293. M. Grenier en réunit 204, M. de Lafayette 142. Il fallut un second tour de scrutin pour le troisième membre, et M. le général Grenier fut élu à une immense majorité. Cette résolution fut immédiatement envoyée à la Chambre des pairs pour recevoir son adhésion.

Accueil fait par la Chambre des pairs aux résolutions de la Chambre des représentants. En ce moment cette Chambre était en proie à une vive agitation. Le ministre de la guerre était venu lui communiquer les nouvelles militaires qu'il avait données à la Chambre des représentants, le traitement extérieur envers les deux Chambres devant être entièrement semblable, quoique l'influence ne fût point la même. Scène du maréchal Ney au sujet de la bataille de Waterloo. Une scène triste et violente s'était passée à la suite de ces communications. Le maréchal Ney, tout agité encore de la bataille de Waterloo où il avait déployé tant d'héroïsme, plus agité des bruits qui circulaient et qui lui attribuaient des fautes graves, excité par M. Fouché qu'il avait pris pour confident de ses chagrins, avait demandé la parole, et attirant fortement l'attention par son énergique figure autant que par l'importance d'un récit émané de sa bouche, avait contesté les assertions du ministre, affirmé qu'il ne restait plus aucune ressource, que tout était perdu, que l'armée avait fait son devoir, mais que de grandes fautes avaient été commises (sans nommer l'auteur de ces fautes il désignait clairement l'Empereur), que ces fautes avaient amené un désastre irréparable, et qu'il ne restait qu'à traiter à toute condition, les vies sauves tout au plus. En se conduisant de la sorte la glorieuse victime ne savait pas qu'elle rendait inévitable une capitulation, à la suite de laquelle toutes les vies malheureusement ne seraient pas sauves. Le trouble produit par cette scène avait été inexprimable. Quelques malveillants avaient éprouvé une joie presque visible en présence de ce chaos, mais la grande majorité des pairs, sincère quoique faible, avait été désolée de voir le découragement propagé par un homme d'un si prodigieux courage. Drouot annonce qu'il répondra. Drouot entré dans le moment où le maréchal achevait de parler, apprenant ce qu'il avait dit, était allé avec les formes graves et douces dont il ne s'écartait jamais, lui reprocher ses assertions, et lui annoncer qu'il les rectifierait. Ney s'était mal défendu, et avait décelé le désordre affligeant d'une âme au désespoir, n'étant plus en possession d'elle-même, et méritant que de sa part on ne tînt plus compte de rien, sinon de ses incomparables services.

La Chambre des pairs était sous l'impression de cette scène si triste, lorsque arriva le message de la Chambre des représentants. Il n'y avait pas de doute sur l'adhésion que la pairie donnerait aux mesures proposées, mais les membres ardents du parti impérial, le prince Lucien, les généraux La Bédoyère et de Flahault, se montrèrent fort irrités en voyant la souveraineté de Napoléon II éludée par la nomination équivoque d'une commission exécutive, et manifestèrent tout haut leur mécontentement. Le comte Thibaudeau, révolutionnaire morose, haïssant les Bourbons, préférant les Bonaparte sans les aimer, car il n'aimait personne, méprisant Fouché et se laissant conduire par lui, était entré dans l'idée si générale en ce moment, de chercher un prompt salut dans l'abdication de l'Empereur. Il exprima donc l'avis d'homologuer purement et simplement la décision de la Chambre des représentants, ce qui du reste était inévitable au point où en étaient venues les choses. Cette proposition excita un violent courroux chez les partisans de la dynastie impériale. Le prince Lucien, rappelant à la Chambre des pairs, nommée par Napoléon, la gratitude, la fidélité qu'elle lui devait, lui faisant sentir que le respect des lois, s'il était évanoui partout, devrait subsister chez elle, invoquant la Constitution qui, après Napoléon Ier, conférait la couronne à Napoléon II, s'appuyant enfin sur l'acte d'abdication qui portait pour condition essentielle l'avénement de Napoléon II, demanda qu'on proclamât sur-le-champ ce jeune prince, afin d'échapper à la guerre civile et au chaos.— Scène entre M. de Pontécoulant et le prince Lucien. Rallions-nous autour de Napoléon II, s'écria le prince Lucien, et quant à moi j'en donne le premier l'exemple, et lui jure fidélité.—Beaucoup de pairs effrayés de ce tumulte, et approuvant la forme évasive adoptée pour remplacer le pouvoir exécutif, se montrèrent visiblement importunés de la vivacité avec laquelle on voulait trancher une question si grave. M. de Pontécoulant, pair de Napoléon et de Louis XVIII, redevable par conséquent de l'un et de l'autre, était de ceux qui ne voulaient pas qu'on rendît plus difficile qu'elle n'était la transition d'un régime défaillant à un régime inévitable. Après avoir avoué ce qu'il devait à Napoléon, il déclara qu'il croyait devoir encore davantage à son pays, et qu'il regardait comme souverainement imprudente la proposition du prince Lucien. Rappelant à celui-ci sa qualité de prince romain, il lui reprocha de n'être pas Français, et de ne pouvoir dès lors émettre une opinion valable sur un pareil sujet.—Si je ne suis pas Français pour vous, lui répondit le prince Lucien, je le suis pour la nation entière; et il insista sur la nullité de l'abdication de Napoléon Ier, dans le cas où l'on ne reconnaîtrait pas à l'instant même les droits de Napoléon II au trône. Discours violent de La Bédoyère. Le généreux et imprudent La Bédoyère, aussi peu maître de sa raison que Ney, prit alors la parole avec une incroyable violence.—Il y a ici, dit-il, des gens qui naguère aux pieds de Napoléon heureux, s'éloignent déjà de Napoléon malheureux. Laissons-les faire; et remplissons notre devoir. Napoléon a abdiqué pour son fils: si son fils n'est pas proclamé, son abdication est nulle, et il doit la reprendre. Qu'il se saisisse de son épée, et nous irons tous mourir à ses côtés! Les traîtres qui l'ont abandonné l'abandonneront peut-être encore, ils noueront des intrigues avec l'étranger, comme ils ont déjà fait... j'en vois quelques-uns qui siégent sur ces bancs...—À ces mots, qui prouvaient que ce brave jeune homme ne se possédait plus, un tumulte effroyable l'interrompit. On le fit taire; plusieurs de ses amis accoururent pour le contenir, mais ne parvinrent point à le calmer. La Chambre des pairs confirme le vote de la Chambre des représentants, et nomme MM. de Caulaincourt et Quinette membres de la commission exécutive. La discussion continua sans ordre, sans résultat pour ceux qui voulaient la proclamation immédiate de Napoléon II, et la prudente assemblée adoptant la politique évasive qui avait prévalu dans l'autre Chambre, confirma purement et simplement sa décision. Elle nomma pour compléter la commission exécutive, M. de Caulaincourt comme l'homme le plus digne d'y représenter les intérêts de la France sans négliger ceux de Napoléon, et M. Quinette comme ancien conventionnel et représentant honnête de la Révolution.

Ces diverses nouvelles portées à Napoléon ne l'étonnèrent point, et ne l'affligèrent guère davantage, car il ne s'était pas fait la moindre illusion sur le sort de son fils, et n'avait jamais cru que tombée de sa puissante tête, la couronne pût s'arrêter sur celle d'un faible enfant, à la fois absent et prisonnier. Une députation de la Chambre des représentants vient à l'Élysée remercier Napoléon de son sacrifice. Dans l'après-midi une députation des représentants vint lui apporter l'hommage de l'assemblée et l'expression de sa gratitude. Il la reçut debout, dans l'attitude qu'il avait au faîte de la puissance, avec une gravité triste, et cette hauteur de langage que donne le détachement de toutes choses. Après s'être montré sensible aux témoignages de la députation, il leur dit que le sacrifice dont on le remerciait il l'avait fait pour la France, mais sans aucune espérance de lui être utile, et uniquement pour n'être pas en désaccord avec ses représentants, car on ne pouvait lutter avec succès qu'à la condition d'être unis. Il leur recommanda l'union comme le principal moyen de salut, et après l'union l'activité dans les préparatifs de défense, car il fallait pour obtenir la paix avoir dans les mains tous les moyens de faire la guerre.—Le temps perdu, leur dit-il, à renverser la monarchie impériale, eût été plus utilement employé à préparer des moyens de résistance. Mais enfin il en est temps encore, hâtez-vous, car l'ennemi approche, et vous trompe en vous disant que moi écarté il s'arrêtera. Ce sont les Bourbons qu'il veut vous imposer avec tout ce que les Bourbons apportent à leur suite. Langage de Napoléon, et recommandation en faveur de son fils. Je vous recommande mon fils, car je n'ai abdiqué que pour lui, et ce n'est qu'en vous rattachant fortement à cet enfant que vous éviterez le conflit des prétentions contraires, que vous rallierez l'armée, et que vous aurez chance de sauver l'indépendance nationale. Quant à moi, mon rôle est fini, et peut-être ma vie. Où que je sois, je formerai des vœux pour la France, pour sa dignité, pour son bonheur. Je voudrais la servir comme soldat, ne le pouvant plus comme son chef, mais vous avez jugé que je devais renoncer à lui être utile. Il ne s'agit donc plus de moi, mais de mon fils et de la France. Croyez-moi, soyez unis.—Ces paroles prononcées, Napoléon salua dignement les membres de la députation, et les quitta en les laissant profondément émus.

Quoique ne croyant pas à la transmission de la couronne à son fils, Napoléon regarde comme un devoir d'y travailler. Napoléon, nous le répétons, ne se faisait aucune illusion: il ne pensait pas que la cause de son fils fût plus facile à gagner que la sienne, et il croyait encore moins que l'assemblée agitée, et trahie par M. Fouché, fût capable de se défendre. Mais il remplissait un dernier devoir de père en recommandant la cause de Napoléon II, et il était d'ailleurs persuadé que s'il y avait dans le moment un moyen de rallier les partis et de réveiller le dévouement de l'armée, c'était le maintien de la couronne sur la tête de cet enfant. Il voulut donc tenter un dernier effort en sa faveur. Le soin avec lequel on avait évité de se prononcer lui semblait un manque de parole à son égard. Reproches à M. Regnaud de l'avoir promise, et de ne rien faire pour l'amener. Il s'en expliqua vivement avec M. Regnaud; il lui reprocha d'avoir promis pour le décider à abdiquer, de faire triompher la cause de Napoléon II, et se plaignit de ce qu'il y avait si peu travaillé et si peu réussi. M. Regnaud ne méritait pas ces reproches, car, trompé par ses désirs et par M. Fouché, il avait cru que la proclamation immédiate du fils serait le prix de l'abdication du père. Il s'excusa beaucoup, et prit l'engagement envers Napoléon de ne rien négliger pour obtenir qu'on lui tînt parole le lendemain. Efforts dans le même sens auprès de MM. Defermon et Boulay de la Meurthe. Napoléon fit appeler aussi à l'Élysée deux des ministres d'État, MM. Defermon et Boulay de la Meurthe, sur le dévouement desquels il comptait, et leur demanda d'employer toute leur influence auprès de la Chambre des représentants, afin de faire proclamer Napoléon II d'une manière formelle et qui ne laissât aucune place à l'équivoque. Ils s'y montrèrent tout disposés, et M. Boulay de la Meurthe, habitué aux assemblées où il avait jadis figuré honorablement, révolutionnaire honnête, ami de Sieyès, partageant ses vues, ayant dans le cœur une vive haine contre les Bourbons, promit de ne pas s'épargner dans cette nouvelle tentative.

M. Regnaud se concerte avec M. Fouché pour donner satisfaction à Napoléon. M. Regnaud se rendit auprès de M. Fouché, lui fit sentir l'embarras dans lequel on s'était mis à l'égard de Napoléon, le danger de lui manquer de parole, de le porter peut-être en agissant ainsi à revenir sur son sacrifice, et la nécessité par conséquent de le satisfaire de quelque manière. M. Fouché parut partager cet avis, et il insista auprès des jeunes députés qu'il conduisait en les trompant, MM. Jay, Manuel, pour qu'on fît quelque chose qui, en donnant satisfaction à Napoléon, ne fût pas cependant l'occasion d'engagements imprudents envers la dynastie impériale. Il ne leur dit point ses vrais motifs qui étaient tout autres, comme on le verra bientôt, mais il allégua la double raison fort soutenable, de ne point exaspérer Napoléon en trompant ses dernières espérances, et de faire prévaloir, si on le pouvait, la souveraineté de l'enfant impérial, sous lequel la liberté n'aurait rien à craindre, et sous lequel aussi les intérêts du parti révolutionnaire seraient pleinement garantis. On le lui promit, et on convint de sortir un peu de l'équivoque du jour, sans se jeter toutefois dans des engagements irrévocables.

Séance du 23 à la Chambre des représentants. Le lendemain 23 en effet, M. Bérenger souleva la question, en cherchant à préciser la nature des pouvoirs attribués à la commission exécutive. Serait-elle assimilée à des ministres responsables, ou assimilée à la souveraineté elle-même, et participant dès lors à son inviolabilité? M. Bérenger soulève la question des droits de Napoléon II. Il suffisait de poser une telle question pour remuer profondément les esprits. Les orateurs affluèrent à la tribune; les uns voulaient que la commission exécutive ne fût qu'un pouvoir responsable, les autres qu'elle fût une vraie régence, remplaçant le monarque mineur et absent, et jouissant de ses prérogatives. Discours de MM. Defermon et Boulay de la Meurthe. M. Defermon, prenant alors la parole, dit qu'on se jetait dans une sorte de chaos, faute de s'arrêter à des principes fixes et solides. Rien ne serait plus facile que de déterminer le rôle de la commission exécutive, si on se renfermait dans la Constitution existante, sans essayer d'en sortir. D'après ces principes, qui étaient ceux de la monarchie constitutionnelle, on avait un souverain, c'était Napoléon II, héritier nécessaire et légitime de Napoléon Ier, devant succéder à son père comme jadis le roi vivant au roi mort.—Croyez-vous, ajouta M. Defermon, que Napoléon II soit votre souverain?...—Oui, oui, répondirent en se levant la plupart des membres de l'assemblée... Vive Napoléon II!—Eh bien, si vous le croyez, reprit M. Defermon, la commission exécutive doit avoir purement et simplement les pouvoirs d'une régence, agissant pour Napoléon II, en son nom, après lui avoir prêté serment. Mais auparavant il faut le déclarer formellement, et ainsi vous rallierez l'armée qui est dévouée à la dynastie, vous dirigerez l'esprit de la garde nationale, à qui on dit que vous attendez Louis XVIII, vous apprendrez à l'étranger qu'il est des conditions sur lesquelles vous êtes irrévocablement fixés....—Attendez, dit un membre, que l'on connaisse le résultat des négociations.—Non, non, répliquèrent une foule d'autres, obéissons à la Constitution, et proclamons Napoléon II.—L'assemblée, debout, criant Vive l'Empereur! était prête à céder à l'entraînement général, lorsque quelques membres essayant de la calmer, lui firent sentir la nécessité de procéder avec un peu plus de réflexion. M. Boulay de la Meurthe, ne voulant pas laisser refroidir l'enthousiasme, reprit la thèse de M. Defermon, soutint l'indivisibilité de l'acte d'abdication, et la nullité du sacrifice si le prix du sacrifice était refusé, puis, avec une extrême véhémence, il signala les intrigues dont le but était de ramener les Bourbons, et dont le résultat était de diviser l'assemblée, d'affaiblir le pays, d'en ouvrir les portes à l'étranger. L'assemblée est prête à proclamer Napoléon II comme seul souverain de la France. Il dénonça deux partis, l'un qui voulait ramener Louis XVIII, l'autre le duc d'Orléans, s'attaqua surtout à ce dernier comme s'il eût existé, tandis qu'il se réduisait à une pure tendance des esprits, le peignit des couleurs fausses que la peur inspire, puis après avoir exhalé les dernières colères du bonapartisme expirant, laissa l'assemblée dans une incroyable agitation. M. Manuel regardant cet entraînement comme dangereux, s'attache à le modérer, et fait adopter un terme moyen. Après des redites inutiles de divers orateurs, M. Manuel obtint la parole. Une figure jeune et belle, une attitude simple et décidée, une facilité de parole remarquable, la réputation fausse d'être le principal agent de M. Fouché, dont il partageait les opinions avouables, non les vues secrètes, lui conquirent sur-le-champ l'attention. Au milieu du trouble de l'assemblée, il prit un ton si ferme et en même temps si adroit, que dès le début il imposa son opinion à ses auditeurs. Succès immense de son discours. Il n'hésita pas à blâmer ceux qui en proposant de proclamer Napoléon II, avaient soulevé une question aussi grave qu'inopportune, et ne craignit pas de dire que la poser, la résoudre dans le moment, était une souveraine imprudence. Mais il accorda qu'une fois soulevée, il était difficile de l'éluder, et que la seule manière de la résoudre était de déclarer formellement qu'on entendait s'en tenir à la Constitution existante, laquelle comprenait nécessairement la souveraineté de Napoléon II. Puis après avoir fait cette concession aux dispositions de l'assemblée, il traça un tableau hardi et vrai des partis qui divisaient la France, de leurs espérances, de leurs prétentions, de leurs menées, laissa voir clairement que sa préférence personnelle n'était pas pour les Bourbons, mais indiqua avec force et adresse que le moyen d'échapper à la nécessité de se prononcer entre ces divers partis, c'était de s'attacher au texte de la Constitution existante, sans toutefois faire une déclaration nouvelle, qui pût rendre plus difficiles qu'elles n'étaient les négociations avec l'Europe. Ce discours, le plus habile, le plus efficace qu'ait prononcé cet orateur justement célèbre, en satisfaisant au double désir de l'assemblée, d'avoir Napoléon II et la paix, et offrant un moyen terme qui répondait à ce double objet, obtint un succès immense. L'assemblée chargea M. Manuel de rédiger son vote, lequel consistait à dire qu'elle passait à l'ordre du jour, sur le motif que Napoléon II était, d'après l'Acte additionnel, le véritable empereur des Français, et qu'elle avait entendu par la décision de la veille, nommer une commission de gouvernement, qui, dans les circonstances graves où l'on se trouvait, pût assurer la défense du pays, garantir ses droits, sa liberté, son indépendance. L'assemblée se leva tout entière, vota l'impression du discours de M. Manuel, et se sépara au cri de Vive l'Empereur! M. Manuel lui avait rendu le service, sans ébranler davantage les titres du reste bien menacés de Napoléon II, de lui épargner une nouvelle déclaration qui ajoutât aux difficultés de la paix. Il fut pour quelques moments l'idole du jour. M. Fouché se fit l'honneur, tant qu'il put, d'avoir découvert l'orateur, inspiré le discours, et donné un grand talent à la France. Cet orateur qui devait s'illustrer plus tard par la fermeté de ses opinions, avait ainsi commencé sa carrière politique par un triomphe d'adresse.

L'assemblée crut avoir tout sauvé, Napoléon II et la paix. Dans la position désolante où elle se trouvait, elle avait besoin d'espérer, et se payait d'illusions, ne pouvant se payer de réalités.

Entrée en fonctions de la commission exécutive. La commission exécutive entra sur-le-champ en fonctions, et son premier soin fut de se constituer. Il lui fallait un président. MM. Quinette et Grenier, dévoués à la cause de la Révolution, votèrent en faveur de Carnot. Celui-ci était trop simple pour se donner sa voix, et il la donna au duc d'Otrante. M. de Caulaincourt trouvant Carnot droit mais trop peu habile, et espérant que M. Fouché, désormais satisfait, l'aiderait à sauver les intérêts personnels de Napoléon, vota pour M. Fouché, qui réunit ainsi deux voix. M. Fouché élu président de cette commission. Il y ajouta la sienne, et de la sorte en devenant le président de la commission exécutive, il devint le véritable chef du gouvernement provisoire.

Quelques nominations étaient urgentes. Le prince Cambacérès avait envoyé sa démission de ministre de la justice; MM. de Caulaincourt et Carnot ne pouvaient être à la fois ministres et membres de la commission exécutive. M. Boulay de la Meurthe nommé ministre provisoire de la justice, M. Bignon des affaires étrangères, M. Carnot (frère du général), de l'intérieur. M. Boulay de la Meurthe reçut provisoirement le portefeuille de la justice, M. Bignon celui des affaires étrangères, le frère de Carnot celui de l'intérieur. Une nomination qui importait plus que toutes les autres, était celle du commandant de la garde nationale de Paris. M. Fouché n'entendait pas laisser cette position au général Durosnel, sans lui donner au moins un supérieur dont il ne craignît pas le dévouement à l'empereur déchu. Le maréchal Masséna nommé commandant de la garde nationale de Paris. Il ne voulait pas de M. de Lafayette qu'il décriait après s'en être servi, et sous le prétexte déjà employé, que M. de Lafayette était nécessaire pour traiter avec les puissances, il fit élire le maréchal Masséna, dont le grand nom effaçait toutes les rivalités, et qui, plus dégoûté que jamais des hommes et des choses, n'espérant plus rien pour le pays, ne voulant rien pour lui-même, était fort disposé à laisser couler sans y faire obstacle le torrent des événements.

Après avoir trouvé un commandant à la garde nationale, il en fallait un pour la ville de Paris et pour les troupes chargées de la défendre. Napoléon avait destiné ce rôle au maréchal Davout, et on ne pouvait imaginer un meilleur choix. Le maréchal Davout maintenu dans le commandement des troupes réunies sous les murs de la capitale. On le confirma. C'était faire du maréchal Davout un généralissime, car on devait nécessairement replier sous Paris toutes les troupes disponibles, tant celles qui avaient pris part aux campagnes de Flandre et des Alpes, que celles qui allaient devenir inutiles en Vendée. Il fut convenu que le maréchal défendrait la ville en dehors, avec les troupes de ligne et toutes celles qui demanderaient à contribuer à la défense extérieure, et que la garde nationale serait employée à maintenir l'ordre au dedans. Le général Drouot, dont les vertus étaient une garantie infaillible de patriotisme et d'amour de l'ordre, fut chargé de commander à ce qui restait de la garde impériale. On ne doutait pas que cette troupe héroïque, sous un tel chef, ne se dévouât encore au pays, même en étant privée de Napoléon. Vinrent ensuite les mesures pour lesquelles le concours des Chambres était nécessaire.

Mesures financières proposées aux deux Chambres. La commission exécutive présenta le jour même trois résolutions déjà proposées dans la conférence de nuit tenue aux Tuileries, la levée de la conscription de 1815, l'autorisation de faire des réquisitions d'après certaines règles, et une suspension de la liberté individuelle. Ces deux premières résolutions furent votées presque sans difficulté, mais la suspension de la liberté individuelle rencontra plus d'opposition. Loi d'exception contre les menées des partis hostiles. L'assemblée était honnête, avait horreur des moyens arbitraires, qualifiés de révolutionnaires depuis notre première révolution, et ne voulait à aucun prix y avoir recours. Les royalistes (on appelait alors de ce nom les partisans des Bourbons), très-nombreux dans le public, mais si peu nombreux dans l'assemblée qu'on aurait eu de la peine à en trouver cinq ou six, craignaient que la mesure ne fût dirigée contre leur parti, et il était vrai qu'elle s'adressait particulièrement à eux. On demandait en effet à pouvoir détenir arbitrairement ceux qui arboreraient d'autres couleurs que les couleurs nationales, qui proféreraient des cris séditieux, qui participeraient à la guerre civile, qui pousseraient les soldats à la désertion, et entretiendraient des communications avec l'ennemi extérieur. C'étaient là d'incontestables délits, mais tous les honnêtes gens, tous ceux qui étaient impatients de voir établir en France une légalité sans intermittence, auraient souhaité qu'on ne pût sévir qu'après constatation de ces délits devant les tribunaux, et non sur simples suspicions. Malheureusement on était peu fait alors au régime légal, il y avait d'ailleurs un exemple imposant à invoquer, celui de la suspension de l' habeas corpus en Angleterre, et on admit le principe de la loi. Toutefois, l'assemblée voulut en borner la durée à deux mois, et en soumettre les applications au jugement d'une commission prise dans les deux Chambres. Malgré ces précautions, 60 voix sur 359 se prononcèrent contre. Après avoir émis ces divers votes, l'assemblée décida qu'elle s'occuperait sans relâche de rédiger une Constitution nouvelle, comme si l'on avait pu mieux faire que l'Acte additionnel, et comme si elle avait oublié l'immense ridicule attaché à une délibération pareille en face des armées coalisées menaçant déjà les murs de la capitale.

Négociateurs envoyés au camp des alliés. Tandis qu'on prenait d'urgence ces mesures, on désigna les négociateurs chargés d'aller traiter au camp des coalisés. Ce n'était plus le cas d'écarter M. de Lafayette, après l'avoir éloigné de toute autre fonction en affectant de lui assigner celle de négociateur. Il fut donc choisi. On désigna ensuite le général Sébastiani pour sa double qualité de militaire et de diplomate, M. d'Argenson pour son nom et son indépendance dans le procès fameux d'Anvers, M. de Pontécoulant pour avoir été pair de Napoléon et de Louis XVIII, et surtout pour avoir refusé au prince Lucien le titre de Français, M. de Laforest pour son expérience consommée en matière de diplomatie. On leur adjoignit M. Benjamin Constant, à titre de secrétaire de légation, à cause de son esprit et des relations qu'il avait formées avec les souverains étrangers pendant son exil. On les chargea de stipuler l'intégrité du territoire, l'indépendance de la nation (c'est-à-dire la faculté de choisir son gouvernement), la souveraineté de Napoléon II, l'oubli de tous les actes récents ou antérieurs, enfin le respect des personnes et des propriétés. Il était sous-entendu que la légation obtiendrait de ces conditions ce qu'elle pourrait, et sacrifierait celles qui risqueraient de rendre la paix impossible. La condition relative à Napoléon II était simplement nominale et mentionnée par pur ménagement envers l'assemblée. Ces négociateurs se rendent à Laon. Il fut convenu que la légation se dirigerait d'abord sur Laon, non qu'elle dût y rencontrer les souverains qui venaient avec la colonne envahissante de l'Est, mais parce qu'elle pourrait ainsi obtenir du duc de Wellington et du maréchal Blucher, commandant la colonne du Nord, et actuellement en marche sur Paris, un armistice, pendant lequel elle irait ensuite négocier avec les souverains eux-mêmes.

Ralliement de l'armée à Laon. Laon en effet était en ce moment le rendez-vous de notre armée, et celui de l'ennemi attaché à sa poursuite. Après s'être retirés deux jours confusément, nos soldats entendant dire qu'on se réunissait à Laon, y étaient accourus en masse. Le maréchal Soult avait fondu les régiments les uns dans les autres, lorsque les effectifs trop réduits exigeaient cette fusion. Les attelages de l'artillerie étant sauvés, il avait pris des canons à la Fère, et il avait fini par rendre une véritable organisation militaire aux trente mille hommes échappés à Waterloo, et ne demandant qu'à venger leur malheur par de nouveaux efforts de dévouement.

Comment le maréchal Grouchy était parvenu à sauver son corps d'armée. Dans ces entrefaites Grouchy, qu'on regardait comme perdu, s'était dérobé à l'ennemi par le plus heureux et le moins prévu des hasards. Ayant reçu le 19 au matin la fatale nouvelle, à laquelle il avait tant de peine à croire, il s'était retiré sur Namur, direction qui lui était d'ailleurs indiquée par l'officier que Napoléon venait de lui dépêcher. Il y avait marché par la route la plus directe, celle de Mont-Saint-Guibert et Tilly, et avait ordonné à Vandamme de s'y rendre par celle de Wavre à Gembloux. Il y avait grande chance d'être enveloppé et accablé pendant le trajet, mais heureusement les Anglais épuisés de fatigue étaient occupés à se remettre, et Blucher, courant comme un furieux à la suite des combattants de Waterloo, ne songeait point à Grouchy. Le 20, les différentes divisions de Grouchy avaient traversé Namur en recevant des Belges les témoignages du plus vif intérêt. La division Teste qui marchait la dernière, avait soutenu à Namur un combat brillant, et rejoint saine et sauve le corps d'armée par la route de Dinant, Rocroy et Rethel.

Il y avait à Laon plus de 60 mille hommes. Il y avait donc à Laon, outre les troupes revenues de Waterloo, une partie du corps de Grouchy, et sous un jour ou deux soixante et quelques mille hommes devaient s'y trouver réunis, pourvus d'un nouveau matériel, et tout prêts sous la main de Napoléon à combattre avec le courage du désespoir. Mais la nouvelle de l'abdication soudainement répandue les avait ou indignés ou consternés. Leurs dispositions morales. Ils y avaient vu selon leur coutume une suite de trahisons, et disaient qu'ils n'avaient plus rien à faire au drapeau, puisque le seul homme qui pût les conduire à l'ennemi avait été indignement détrôné par des traîtres. La commission exécutive en apprenant ces dispositions leur avait dépêché deux représentants, pour leur rappeler que Napoléon disparu, il restait à servir quelque chose de beaucoup plus sacré, c'était la France. L'un des deux était le brave Mouton-Duvernet, destiné comme Ney, comme La Bédoyère, à devenir victime des tristes passions du temps.

Pendant que ces événements se passent à la frontière, M. Fouché domine à Paris la commission exécutive. Pendant que ces événements se passaient entre la frontière et Paris, à Paris même l'agitation allait toujours croissant, tout le monde attendant avec angoisse la fin de cette crise extraordinaire. Napoléon resté à l'Élysée depuis son abdication, voyait déjà comme à Fontainebleau la solitude se faire autour de lui. Il n'avait pour consolation que la visite de quelques amis fidèles, tels que MM. de Bassano, de Rovigo, Lavallette, et les hommages des fédérés, des militaires échappés de l'armée, remplissant l'avenue de Marigny, et poussant dès qu'ils l'apercevaient des cris violents de Vive l'Empereur! M. Fouché était venu le visiter une dernière fois, cherchant à cacher l'embarras de ses trahisons sous sa figure décolorée. Napoléon l'avait reçu avec froideur et politesse, et s'était borné à lui dire: Préparez-vous à combattre, car l'ennemi ne veut rien de ce que vous voulez, il n'admet que les Bourbons seuls, et si vous les repoussez, attendez-vous à une rude bataille sous les murs de Paris.—M. Fouché avait répondu avec une sorte d'assentiment respectueux aux paroles de Napoléon, puis s'était retiré de ce palais où tout lui reprochait sa conduite, et où la hauteur de Napoléon, quoiqu'elle ne fût accompagnée d'aucun reproche, le mettait mal à l'aise. Il aimait mieux les Tuileries, où il était le maître, et où il dominait sans contestation l'inertie de Quinette, l'innocence de Carnot, l'inexpérience du général Grenier, le découragement du duc de Vicence. Le supposant inconciliable avec les Bourbons, par le régicide, par son arrestation avant le 20 mars, ses collègues le laissaient faire, s'en remettant pour toutes choses à son activité, à son savoir-faire, à sa capacité. Quant à lui, pendant que l'armée se repliait sur Paris, que les commissaires dépêchés auprès des souverains allaient essayer une négociation impossible, et que l'assemblée croyait utile et honorable en pareilles circonstances de discuter une constitution nouvelle, il employait le temps à faire tourner à son profit le dénoûment de cette triste et burlesque comédie. Bien qu'il parlât et laissât parler de Napoléon II par ménagement pour l'assemblée, M. Fouché n'y croyait guère. Il était convaincu que les souverains alliés ne voudraient pas plus du fils qu'ils n'avaient voulu du père, et que le contraire obligé de Napoléon vaincu, c'était tout simplement Louis XVIII. Toutefois les Bourbons n'étaient pas sa préférence, mais sa prévision. Les regardant comme inévitables, il était résolu à travailler à leur rétablissement, pour s'en ménager les avantages. Prévoir ce rétablissement, le seconder même n'était point un crime, tant s'en faut, c'était de la clairvoyance, et la clairvoyance ne saurait jamais être un sujet de blâme. Mais en prévoyant en homme d'esprit une seconde restauration, il fallait y travailler en honnête homme, en bon citoyen, c'est-à-dire s'ouvrir franchement avec ceux de ses collègues qui étaient capables de comprendre la vérité, tels que M. de Caulaincourt et le maréchal Davout, ménager les autres sans les trahir, et puis faire des conditions non pour soi mais pour la France, pour son sol, pour sa liberté, pour la sûreté notamment des individus compromis. Tel aurait dû être le plan de M. Fouché et tel il ne fut point. Travailler à la restauration des Bourbons puisqu'on ne pouvait l'éviter, s'en donner le mérite afin d'en avoir le profit, pour cela ne mettre personne dans la confidence au risque de trahir tout le monde, sauver des individus ceux qu'on pourrait (car M. Fouché en dehors de son intérêt n'était pas méchant), livrer les autres, en un mot faire une intrigue de ce qui aurait dû être une négociation habilement et honnêtement conduite, telle devait être, comme on va le voir, la manière d'agir de M. Fouché, parce qu'ainsi l'inspiraient son cœur et son esprit.

Il choisit M. de Vitrolles pour traiter avec Louis XVIII. On doit se souvenir que M. Fouché avait spontanément fait sortir de prison M. de Vitrolles. Il le manda auprès de lui dès le 23 au matin, c'est-à-dire dès le lendemain de l'abdication, pour nouer immédiatement une intrigue avec le parti royaliste. M. de Vitrolles voulait d'abord courir auprès de la cour de Gand, afin de s'entendre avec elle sur les moyens d'assurer son retour, et d'y avoir la part qu'il aimait à prendre aux événements. M. Fouché le fit renoncer à ce projet, et le retint en disant que c'était à Paris et avec lui qu'il fallait travailler à cette œuvre, et non à Gand avec les princes émigrés, qui n'auraient qu'à recevoir les services qu'on leur rendrait. Il lui peignit la tâche comme très-difficile, sa situation comme infiniment délicate, entre Carnot qu'il qualifiait de fanatique imbécile, Quinette et Grenier qu'il disait pleins des plus sots préjugés révolutionnaires, et Caulaincourt qu'il représentait comme exclusivement occupé des intérêts de son ancien maître. M. de Caulaincourt du reste l'inquiétait peu, parce que ce personnage jugeant la cause de la dynastie impériale perdue, serait facile à désintéresser en sauvegardant la personne de Napoléon. M. Fouché répéta à M. de Vitrolles qu'il ne travaillait que pour le roi Louis XVIII, qu'il marcherait uniquement vers ce but, lors même qu'il ne paraîtrait pas y marcher directement; qu'il s'était déjà débarrassé de Napoléon Ier, qu'il rencontrerait encore sur son chemin Napoléon II, peut-être même le duc d'Orléans, mais qu'il les traverserait tous les deux sans s'y arrêter, pourvu que par une impatience excessive on ne lui créât pas de trop grandes difficultés. Ses accords avec M. de Vitrolles. Après avoir obtenu ces explications et ces assurances, M. de Vitrolles promit à M. Fouché de rester à Paris au lieu d'aller à Gand. Toutefois en consentant à demeurer à Paris M. de Vitrolles demanda au président de la commission exécutive de lui garantir d'abord sa tête, puis des entrevues fréquentes, et enfin les passe-ports nécessaires pour les agents qu'il enverrait à Gand.—Votre tête, lui répondit cyniquement le duc d'Otrante, sera pendue au même crochet que la mienne; quant aux communications, vous me verrez deux, trois et quatre fois par jour, s'il vous plaît; quant aux passe-ports, je vais vous en donner cent, si vous les voulez.—Ces accords conclus, M. Fouché conseilla à M. de Vitrolles de se montrer fort peu, de se cacher même jusqu'au jour où l'on pourrait garder moins de ménagements.

Son langage apparent avec ses collègues. M. Fouché ayant établi ses relations avec Louis XVIII par l'agent le plus accrédité du royalisme, continua de se montrer à Garnot, Quinette et Grenier, comme inconciliable avec les Bourbons et l'émigration, à M. de Caulaincourt, comme désirant Napoléon II sans l'espérer, et comme résolu à procurer à Napoléon Ier les traitements les plus dignes de sa grandeur et de sa gloire passées. Quant aux nombreux représentants par lesquels M. Fouché communiquait avec la seconde Chambre et essayait de la diriger, il leur laissait entrevoir de sérieuses difficultés à l'égard de Napoléon II, parlait pour la première fois de la presque impossibilité de le tirer des mains des puissances, du peu de dévouement de Marie-Louise à la grandeur de son fils, et indiquait qu'en tout cas on ne perdrait guère au change si on choisissait dans la maison de Bourbon un prince dévoué à la cause de la Révolution, le duc d'Orléans, par exemple, dont les lumières, les opinions, la conduite, étaient connues de tout le monde. En parlant de la sorte M. le duc d'Otrante rencontrait, excepté de la part des bonapartistes décidés, un assentiment général, car révolutionnaires et libéraux se seraient volontiers résignés à la royauté de la branche cadette des Bourbons, aimant mieux un homme fait, éclairé, libre, qu'un enfant prisonnier de l'étranger, et difficile à tirer de ses mains. Mais tandis qu'il tenait ce langage, M. Fouché ne songeait qu'à traverser Napoléon II, comme il l'avait dit à M. de Vitrolles, et semblait s'approcher du duc d'Orléans pour le traverser à son tour, afin d'aboutir aux Bourbons, qui devaient le traiter, quand le moment serait venu, comme il aurait traité tout le monde.

Inquiétudes des bonapartistes et des révolutionnaires. Pendant ce temps les esprits ne cessaient d'être fort agités, et l'abdication de Napoléon qui avait paru devoir les calmer, n'était qu'un pas dans la crise, loin d'en être le terme. Tant qu'on avait eu ce but devant soi, on n'avait pas regardé au delà: mais maintenant qu'il était atteint et dépassé, on portait les yeux vers un but nouveau. Les bonapartistes et les révolutionnaires en proie aux plus vives inquiétudes, se demandaient si on serait véritablement en mesure de négocier avec l'étranger, d'obtenir Napoléon II pour prix du sacrifice de Napoléon Ier, et si, à défaut de succès dans les négociations, on serait en mesure de combattre; mais tout cela en y pensant bien ils ne l'espéraient plus guère, car ils sentaient maintenant que privée de Napoléon l'armée serait sans confiance et sans chef. Tandis que les bonapartistes et les révolutionnaires désormais confondus commençaient à éprouver les tourments du désespoir, les royalistes au contraire éprouvaient tous ceux de l'impatience. Voyant les choses tourner complétement vers eux, ils ne pouvaient se résigner à attendre. Disposant de beaucoup d'hommes de main, les uns revenus de la Vendée pacifiée, les autres sortis de la maison militaire et aspirant à y rentrer, ils étaient prêts aux entreprises les plus téméraires. Mouvements des royalistes. Ainsi un vieux royaliste dévoué, M. Dubouchage, autour duquel ils se ralliaient, ne demandait que le signal des principaux membres du parti, pour risquer un coup de main contre la Chambre des représentants. Le général Dessoles, ancien commandant de la garde nationale, pratiquait des intelligences dans cette garde, et tâchait de réveiller un zèle que les trois mois écoulés n'avaient pu éteindre. À ces personnages s'étaient joints trois maréchaux, voués désormais à la cause des Bourbons, les maréchaux Macdonald, Saint-Cyr, Oudinot. On voulait qu'ils se missent à la tête des royalistes pour tenter un mouvement, mais ils n'étaient pas gens à commettre une étourderie par excès de royalisme, et d'ailleurs M. de Vitrolles, dirigé par M. Fouché, leur disait que c'était trop tôt, et qu'il fallait laisser venir un moment plus opportun. En attendant les royalistes entouraient l'Élysée pour surveiller ce qui s'y passait, et étaient fort offusqués du spectacle qui s'offrait tous les jours à leurs yeux.

Réunion des fédérés autour du palais de l'Élysée. L'avenue de Marigny, qui longe le palais, était à chaque instant plus encombrée d'oisifs, agités et menaçants. La plupart, comme nous l'avons dit, étaient des fédérés se composant en grande partie d'hommes du peuple, d'anciens militaires, auxquels Napoléon avait différé de donner des armes jusqu'à ce que l'ennemi fût sous les murs de Paris, et que M. Fouché était bien résolu à ne pas armer du tout. Quelques-uns des plus rassurants, placés sous les ordres de M. le général Darricau, avaient obtenu, sous le titre de tirailleurs de la garde nationale, d'être employés avec la troupe de ligne à la défense extérieure de Paris. Mais c'était le plus petit nombre; les autres, auxquels s'ajoutaient quelques milliers d'individus de tout grade, qui par dépit avaient quitté l'armée, encombraient les environs de l'Élysée dans l'espérance d'entrevoir Napoléon, et de le saluer de leurs acclamations. La pensée qui animait les uns et les autres, c'est qu'il existait une grande trahison, soit dans le pouvoir, soit dans les Chambres, que cette trahison avait pour but de livrer la France à l'étranger, et que si Napoléon voulait se remettre à leur tête, il serait possible encore de repousser les armées ennemies, et de disperser les royalistes. Ils le disaient dans des groupes nombreux et bruyants, menaçaient de mettre la main à l'œuvre, et chaque fois que Napoléon paraissait dans le jardin, ils poussaient des cris où la fureur se mêlait à l'enthousiasme. Tout en ne faisant rien pour les exciter, Napoléon ne pouvait cependant résister au désir de se montrer quelquefois, et de recueillir ces derniers hommages du peuple et de l'armée qu'il devait bientôt quitter pour toujours.

Mais quoiqu'il vît dans cette foule bien des moyens d'abattre le gouvernement provisoire et les Chambres, de ressaisir pour quelques jours le commandement militaire, peut-être d'essayer une dernière lutte avec Blucher et Wellington, pourtant en portant les yeux au delà d'un succès du moment, il apercevait trop peu de chances d'un résultat sérieux pour se livrer à une telle tentation, et en réalité il ne songeait plus qu'au lieu de sa retraite, regardant comme prochain le jour où il devrait se soustraire, soit aux perfidies du dedans, soit aux violences du dehors. Mais ceux qui craignaient sa présence lui prêtaient des projets qu'il n'avait point, supposaient qu'il était activement occupé de ressaisir le pouvoir, et en avaient fort alarmé M. Fouché. Ombrages de M. Fouché, et ses efforts pour faire partir Napoléon de l'Élysée. Les royalistes notamment avaient fait dire à celui-ci que s'il s'endormait sur ce péril, il serait réveillé trop tard par un coup de main des fédérés, ayant Napoléon à leur tête. Après l'avoir dit à M. Fouché, on l'avait répandu sur tous les bancs de la Chambre des représentants.

Le maréchal Davout chargé de conseiller à Napoléon de s'en aller. M. Fouché mettait trop de duplicité dans sa conduite pour n'en pas voir dans la conduite d'autrui. Il fit part de ses soupçons à ses collègues de la commission exécutive, et cherchant à les alarmer en étalant sous leurs yeux tout ce dont était capable Napoléon réduit au désespoir, il résolut, autorisé ou non, de lui faire quitter l'Élysée. Il fallait pour cela lui parler, et le décider par la persuasion, car la violence était difficile. Craignant d'être mal reçu, et hésitant à reparaître en présence de l'homme qu'il avait trahi, il chargea de cette mission le maréchal Davout, dont la rudesse était connue, et que des froissements auxquels il avait été exposé dans les derniers temps de son ministère, avaient un peu refroidi pour Napoléon.

Entrevue du maréchal avec Napoléon. Le maréchal se rendit à l'Élysée, trouva dans les cours une foule d'officiers qui avaient abandonné l'armée sans ordre, criant comme les autres à la trahison, et disant que Napoléon devrait se mettre à leur tête pour dissiper les traîtres. Il eut avec plusieurs de ces officiers de vives altercations, rencontra parmi eux des gens aussi rudes que lui, et après leur avoir adressé d'inutiles reproches, fut introduit auprès de Napoléon. Il lui communiqua l'objet de sa mission, et s'attacha à lui prouver que dans son intérêt, dans celui de son fils, dans celui du pays, il devait s'éloigner, pour dissiper les inquiétudes dont il était la cause, et laisser au gouvernement toute la liberté d'action nécessaire dans une conjoncture si grave et si difficile. Napoléon l'accueillit froidement, ne lui dissimula point qu'il aurait attendu une semblable démarche de tout autre que du maréchal Davout, affirma, sans daigner descendre à des justifications, qu'il n'avait aucun des projets qu'on lui prêtait, se montra disposé à quitter Paris, pourvu qu'on lui procurât les moyens de gagner sans obstacle une retraite sûre. Le maréchal se retira, mortifié de l'accueil qu'il avait reçu, bien qu'il eût réussi dans sa mission. Ce soldat probe, sensé, mais dur, auquel les nuances délicates échappaient, ne se rendait pas compte de l'effet qu'il avait dû produire sur l'homme qui l'avant-veille était encore son maître. Il sortit de l'Élysée péniblement affecté.

Napoléon se retire à la Malmaison. Napoléon résolut de passer à la Malmaison le peu de jours qu'il avait à demeurer en France. Cette agréable retraite, où avait commencé et où allait finir sa carrière, était pour lui un séjour à la fois douloureux et plein de charme, et il n'était pas fâché de s'y abreuver à longs traits de ses noirs chagrins. Il pria la reine Hortense de l'y accompagner, et cette fille dévouée s'empressa de s'y rendre pour lui prodiguer ses derniers soins. Il forme la résolution de se rendre en Amérique, et fait demander pour le transporter deux frégates en rade à Rochefort. Napoléon avait longuement délibéré sur le lieu où il terminerait sa vie. M. de Caulaincourt lui avait conseillé la Russie, mais il inclinait vers l'Angleterre.—La Russie, disait-il, est un homme; l'Angleterre est une nation, et une nation libre. Elle sera flattée de me voir lui demander asile, car elle doit être généreuse, et j'y goûterai les seules douceurs permises à un homme qui a gouverné le monde, l'entretien des esprits éclairés.—Mais sur les représentations de M. de Caulaincourt qui lui répéta que les passions du peuple britannique étaient encore trop vives pour être généreuses, il finit par renoncer à l'Angleterre, et par choisir l'Amérique.—Puisqu'on me refuse la société des hommes, ajouta-t-il, je me réfugierai au sein de la nature, et j'y vivrai dans la solitude qui convient à mes dernières pensées.—En conséquence, il voulait qu'on disposât pour lui deux frégates armées, actuellement en rade à Rochefort, et sur lesquelles il pourrait se transporter en Amérique. Il demanda des livres, des chevaux, et tourna son esprit vers les apprêts de son voyage.

Il avait abdiqué le 22: le 25 à midi, il quitta l'Élysée, et monta en voiture dans l'intérieur du jardin, pour être moins aperçu de la foule. Cette foule le reconnut néanmoins, et l'accompagna des cris de Vive l'Empereur! ne se doutant pas de ce qu'on allait faire de lui. Napoléon, après l'avoir tristement saluée, sortit de ce Paris qu'il ne devait plus revoir, et s'éloigna le cœur profondément attendri, comme s'il avait assisté à ses propres funérailles. Arrivé à la Malmaison, il y trouva la reine Hortense qui s'était empressée d'y accourir, et profitant du temps qui était beau, il se promena jusqu'à épuiser ses forces dans cette demeure à laquelle étaient attachés les plus brillants souvenirs de sa vie. Il y parla sans cesse de Joséphine, et exprima de nouveau à la reine Hortense le désir d'avoir un portrait qui représentât fidèlement à ses yeux cette épouse regrettée.

Satisfaction de M. Fouché en se voyant débarrassé de Napoléon. Son départ remplit de satisfaction M. Fouché, qui se crut presque empereur, en voyant expulsé de Paris celui qui l'avait été si longtemps. Napoléon parti, et paraissant disposé à quitter non-seulement Paris mais la France, il fallait se prêter à ses désirs. Pourtant M. Fouché éprouvait deux craintes qu'il fit aisément partager à ses collègues, c'est que dans l'isolement de la Malmaison, Napoléon ne fût exposé à quelque tentative, soit des royalistes, soit des bonapartistes, les uns voulant en débarrasser leur parti pour jamais, les autres voulant au contraire le mettre à la tête de l'armée qui s'approchait, pour tenter la fortune une dernière fois. M. Fouché n'entendait ni le livrer à des assassins, ni le rendre aux partisans désespérés de la cause impériale. M. Fouché charge le général Beker de la garde de Napoléon, et fait demander des sauf-conduits pour le passage des deux frégates. Il imagina de le placer sous la garde du général Beker, militaire aussi distingué par ses qualités morales que par ses qualités militaires, d'une loyauté à toute épreuve, et incapable de se souvenir d'avoir été disgracié en 1809. Il ne fallait pas moins qu'un tel homme pour une telle mission, car on aurait révolté tous les honnêtes gens en paraissant donner un geôlier à Napoléon. Le 26 au matin, le maréchal Davout fit appeler le général Beker et lui annonça la mission qui lui était confiée, à laquelle il assigna deux objets, le premier de protéger Napoléon, le second d'empêcher des agitateurs d'exciter des troubles à l'aide d'un nom glorieux. Ensuite il lui ordonna de se transporter immédiatement à la Malmaison. Le général Beker se soumit à regret, et accepta cependant le rôle qu'on lui imposait, parce qu'il était honorable de veiller sur la personne du grand homme déchu, et patriotique de prévenir les désordres qu'on pourrait susciter en son nom. On lui déclara que les deux frégates désignées seraient à la disposition de l'Empereur, mais que pour être assuré de leur libre navigation on avait fait demander des sauf-conduits au duc de Wellington, et que si Napoléon consentait à se rendre immédiatement à Rochefort, il pourrait y attendre les sauf-conduits en rade. On a depuis accusé M. Fouché d'avoir voulu livrer Napoléon aux Anglais, en les avertissant de son départ par cette feinte demande de sauf-conduits. Cette supposition, autorisée par la conduite si équivoque de M. Fouché dans ces circonstances, est cependant complétement erronée. Il avait envoyé au camp des Anglais le général Tromelin, Breton et royaliste de cœur, pour obtenir des passe-ports qui permissent à Napoléon de se retirer sain et sauf en Amérique, et par la même occasion il avait essayé de connaître les vues du généralissime anglais relativement au gouvernement de la France. M. Fouché avait agi ainsi parce qu'il s'était faussement imaginé que les Anglais, heureux de se débarrasser de Napoléon, s'empresseraient d'accorder les sauf-conduits. Il se trompait étrangement, comme on le verra bientôt, et la précaution qu'il prenait pour garantir Napoléon de la captivité, et pour se garantir lui-même du soupçon d'une affreuse perfidie, devait échouer doublement, car elle allait tout à la fois dévoiler le départ de Napoléon, et exposer M. Fouché lui-même au soupçon d'avoir livré celui qu'il cherchait à sauver. L'amiral Decrès, qui se défiait beaucoup des précautions de M. Fouché, avait pensé que Napoléon serait plus en sûreté sur des bâtiments de commerce inconnus, que sur des bâtiments de guerre ayant ostensiblement à leur bord l'illustre fugitif. Il s'était donc mis en communication avec les vaisseaux de commerce américains en rade du Havre, et avait obtenu l'offre de deux d'entre eux de transporter clandestinement, et sûrement, Napoléon à New-York. Il fit parvenir ces propositions à Napoléon en même temps que celles du gouvernement provisoire.

Première impression produite sur Napoléon par le choix du général Beker. Lorsque l'arrivée du général Beker fut annoncée à la Malmaison, elle y causa un étonnement douloureux. On crut au premier moment que c'était un geôlier que M. Fouché envoyait. Quelques serviteurs fidèles, les uns militaires, les autres civils, la plupart jeunes et capables des actes les plus audacieux, avaient accompagné Napoléon dans cette résidence. Sur un mot de sa bouche, ils étaient prêts à méconnaître l'autorité du général Beker. Napoléon les apaisa, et voulut d'abord recevoir le général et s'expliquer avec lui. Il se rassure, et lui donne toute sa confiance. Il l'accueillit avec réserve et politesse; mais en voyant son émotion, il reconnut bientôt en lui le plus loyal des hommes, le traita en ami, et entra dans de franches explications. Napoléon consentait bien à partir et le désirait même, mais il se défiait de la demande des sauf-conduits, craignait d'être tenu prisonnier en rade, et livré ensuite aux Anglais par une perfidie du duc d'Otrante. Il aurait pu accepter la proposition des Américains du Havre, mais s'enfuir clandestinement sur un bâtiment de commerce lui semblait indigne de sa grandeur. Napoléon veut qu'on permette aux frégates de partir sur-le-champ; M. Fouché s'y oppose. Il chargea le général Beker de retourner à Paris pour déclarer au gouvernement provisoire qu'il était prêt à partir, à la condition de pouvoir disposer des frégates sur-le-champ, mais que s'il devait attendre l'ordre de départ, il aimait mieux l'attendre à la Malmaison qu'à Rochefort. Le général Beker courut à Paris remplir la commission dont il était chargé. Mais M. Fouché insista, disant qu'il ne se souciait pas d'être accusé d'avoir livré Napoléon aux Anglais en le faisant embarquer sans sauf-conduits; qu'au surplus ces sauf-conduits étaient demandés, et qu'on ne pouvait tarder d'avoir la réponse. Il fallut donc attendre cette réponse, et jusque là Napoléon dut rester à la Malmaison.

C'était un grand soulagement pour les royalistes d'être délivrés de la présence de Napoléon à Paris, et tout aussi grand pour M. Fouché qui avait toujours craint une tentative du peuple des faubourgs et des militaires, prenant Napoléon pour chef, congédiant les Chambres et le gouvernement provisoire, et essayant une lutte désespérée contre les armées coalisées. Napoléon éloigné de Paris, M. Fouché ne se hâte plus de terminer la crise. Le départ de Napoléon obtenu, M. Fouché n'était plus aussi pressé de faire aboutir la crise, car bien qu'il regardât les Bourbons comme inévitables, il n'eût pas été fâché de voir d'autres candidats à la souveraineté surgir des événements. C'était là un premier motif de ne pas se hâter, mais il en avait un autre plus sensé et plus positif, c'était en se résignant lui-même aux Bourbons, d'y amener peu à peu la commission exécutive et les Chambres, de rendre la nécessité de ce résultat palpable pour elles, de prendre en outre le temps de le rendre pour lui-même le plus profitable possible. Quant à la commission exécutive, trois membres sur cinq, Carnot, Quinette, Grenier, croyaient avec une parfaite simplicité qu'on pourrait, moitié résistance armée, moitié négociation, se soustraire à la dure nécessité d'accepter encore une fois les Bourbons. M. de Caulaincourt voyait seul cette nécessité dans toute sa clarté, et laissait faire M. Fouché, ne voulant tirer de ces tristes convulsions que des traitements un peu meilleurs pour Napoléon. Avec trois voix sur cinq contre lui, avec la répulsion des Chambres pour les Bourbons, M. Fouché était obligé de temporiser. Impatience des royalistes; leur désir d'amener le retour immédiat des Bourbons. Mais temporiser ne convenait point aux royalistes, qui se montraient plus impatients que jamais, qui se disaient quinze mille, les uns venus de la Vendée, les autres sortant de l'ancienne maison militaire, et qui étaient peut-être trois ou quatre mille. Ils pressaient le vieux M. Dubouchage d'agir, lequel à son tour pressait M. de Vitrolles et les maréchaux Oudinot, Macdonald, Saint-Cyr de donner le signal de l'action. M. de Vitrolles les suppliait de ne pas commettre d'imprudence, car ils pouvaient s'attirer les fédérés sur les bras, éclairer les Chambres sur ce qui se préparait, déterminer peut-être une réaction en faveur de Napoléon, et compromettre le résultat en cherchant à le précipiter. Tandis qu'il recommandait la patience à ses amis, M. de Vitrolles faisait naturellement le contraire auprès de M. Fouché, et le pressait de proclamer Louis XVIII, par la raison fort spécieuse de prévenir l'étranger dans cette seconde restauration, d'en avoir le mérite, et d'épargner aux Bourbons la fâcheuse apparence d'être rétablis par des mains ennemies. Ces raisons étaient bonnes, mais, si elles donnaient des motifs d'agir, elles n'en donnaient pas les moyens. On ne pouvait, répondait M. Fouché, faire une ouverture aussi grave à la commission exécutive qu'en s'appuyant sur l'impossibilité démontrée de résister aux armées coalisées. M. Fouché les renvoie au maréchal Davout, qui en déclarant l'impossibilité de se défendre peut amener une solution immédiate. Or cette impossibilité, il n'y avait qu'un homme qui pût la déclarer avec autorité, c'était le ministre de la guerre, le maréchal Davout. Ses fonctions, sa grande renommée militaire, sa ténacité, signalée récemment encore à Hambourg, sa proscription sous les Bourbons, en faisaient un personnage unique en cette circonstance, et lui seul était en mesure de tout décider en proclamant l'impossibilité de la défense. Il était entier, sincère, et très-capable de dire la vérité lorsqu'il l'aurait une fois reconnue. D'ailleurs, il avait un motif de la dire, c'était la responsabilité qu'il assumait en déclarant possible une résistance qui ne le serait pas, et dont il serait chargé. M. Fouché le désigna donc comme l'homme dont la conquête était indispensable. Mais cet illustre maréchal était si peu intrigant, que les accès auprès de lui n'étaient pas faciles. Le hasard, toujours assez complaisant pour les choses nécessaires, fournit le lendemain même du départ de Napoléon l'occasion désirée. La police avait signalé le maréchal Oudinot comme devant se mettre à la tête d'un mouvement royaliste. Le maréchal Oudinot entre en rapport avec le maréchal Davout. Ce maréchal depuis le 20 mars n'avait pas pris de service, mais n'avait pas refusé tout rapport ostensible avec Napoléon. Il l'avait vu, et avait vu aussi le maréchal ministre de la guerre. Ce dernier le fit donc appeler, lui adressa quelques reproches, et, pour mettre ses sentiments à l'épreuve, lui offrit un commandement. Le maréchal Oudinot s'excusa, et, pressé vivement par le ministre, lui dit qu'il servait une cause perdue, que les Bonaparte étaient désormais impossibles, que les Bourbons étaient inévitables et désirables, que si on ne les proclamait pas soi-même, on serait obligé de les recevoir de la main de l'étranger, à de mauvaises conditions pour eux et pour le pays, qu'il serait bien plus sage de prendre une initiative courageuse, et que ce serait là une conduite aussi sensée que patriotique. Enfin il réduisit la question à une question militaire, et demanda au maréchal Davout s'il croyait pouvoir résister à l'Europe, quand Napoléon ne l'avait pas pu. Il ajouta que le roi Louis XVIII avait toujours voulu être juste à son égard, qu'on l'en avait empêché, mais que ce prince appréciait les grandes qualités du vainqueur d'Awerstaedt, et lui tiendrait compte des services qu'il rendrait en cette occasion à la France.

Le maréchal Davout répondit que sous le poids accablant dont on l'avait chargé, celui de remplacer Napoléon dans le commandement, il ne songeait pas à des faveurs personnelles, mais à la responsabilité qui pesait sur sa tête, et qu'il convenait que dans l'état des choses la résistance à l'Europe lui semblait presque impossible. Après cet aveu il était difficile de ne pas admettre la nécessité d'accepter les Bourbons, l'Europe ne voulant pas d'autres souverains pour la France. À certaines conditions, le maréchal Davout est prêt à proposer le rétablissement des Bourbons. Le maréchal Davout qui était un homme de grand sens, reconnut cette nécessité, et ajouta que pour lui il surmonterait ses répugnances, si les Bourbons étaient capables de tenir une conduite raisonnable. Le maréchal Oudinot lui ayant demandé ce qu'il faudrait pour qu'il jugeât leur conduite raisonnable, il répondit par les conditions suivantes: Entrée du Roi dans Paris sans les armées ennemies laissées à trente lieues de la capitale, adoption du drapeau tricolore, oubli de tous les actes et de toutes les opinions pour les militaires comme pour les hommes civils depuis le 20 mars, maintien des deux Chambres actuelles, conservation de l'armée dans son état présent, etc...—Le maréchal Oudinot se retira pour faire part de cet entretien à des personnages plus autorisés que lui. Il courut auprès de M. de Vitrolles, qui trouva ces conditions fort admissibles, et voulut conférer avec le maréchal Davout. Celui-ci consentit à voir M. de Vitrolles, et le reçut le soir même. M. de Vitrolles déclara n'avoir pas de pouvoir relativement aux conditions proposées, mais se montra convaincu que le Roi les accepterait, surtout si on le proclamait avant l'entrée des étrangers à Paris. Proclamer les Bourbons immédiatement, si on était dispensé à ce prix de recevoir une seconde fois les étrangers dans la capitale, parut aux yeux du maréchal Davout la chose du monde la plus avantageuse, et il se décida à faire en ce sens, et le lendemain même, une proposition formelle à la commission exécutive. Le maréchal était un homme entier, entendant peu les ménagements de la politique, et quand il estimait qu'une résolution était raisonnable, n'admettant pas qu'on hésitât à la prendre.

Franche déclaration du maréchal Davout à la commission exécutive. Le lendemain 27, la commission exécutive réunie aux Tuileries, ayant auprès d'elle les présidents des deux Chambres et la plupart des membres de leurs bureaux, le duc d'Otrante, averti de ce qui s'était passé entre M. de Vitrolles et le maréchal, dirigea l'entretien sur la situation, particulièrement sous le rapport militaire. Le maréchal Davout communiqua les nouvelles qu'il avait, lesquelles étaient fort peu satisfaisantes. Depuis deux jours les Prussiens et les Anglais marchaient avec un redoublement de célérité, et il était à craindre qu'ils ne parussent devant Paris avant l'armée qu'on avait commencé de rallier à Laon. Mettant de côté les circonlocutions qui ne convenaient pas à son caractère, le maréchal dit formellement qu'une résistance sérieuse lui semblait impossible, qu'en supposant qu'on remportât un avantage sur les Prussiens et les Anglais venant du Nord, il resterait les Russes, les Autrichiens, les Bavarois, venant de l'Est, sous l'effort desquels on succomberait un peu plus tard, que dans une pareille situation, il fallait savoir reconnaître la réalité des choses, la déclarer, et se conduire d'après elle; que les Bourbons étant inévitables, il valait mieux les accepter, les proclamer soi-même, obtenir qu'ils entrassent seuls, et aux conditions qu'il avait posées au maréchal Oudinot. Ne faisant pas les choses comme M. Fouché, c'est-à-dire avec mille détours et mille calculs, le maréchal Davout raconta franchement ce qui lui était arrivé avec le maréchal Oudinot, exposa les conditions qu'il avait demandées, les espérances d'acceptation qu'il avait obtenues, et enfin déclara quant à lui, que son avis était de s'expliquer nettement avec les Chambres, et de leur faire une proposition formelle, fondée sur ce motif capital qu'il valait mieux se donner les Bourbons à soi-même avec de bonnes conditions, que de les recevoir sans conditions des mains de l'étranger.

La proposition de rappeler les Bourbons immédiatement est près d'être adoptée, lorsqu'un rapport des négociateurs fournit à M. Fouché un prétexte pour différer toute résolution. Ces choses dites d'un ton convaincu ne provoquèrent presque pas d'opposition de la part de MM. Grenier et Quinette, ni même de la part de Carnot qui avait confiance dans la loyauté du maréchal Davout, et qui, malgré ses préjugés, était sensible à l'avantage d'avoir les Bourbons sans les étrangers. M. de Caulaincourt se tut comme il n'avait cessé de le faire dans les circonstances actuelles. M. Fouché, s'il avait eu la franchise du maréchal, aurait pu, en se joignant résolument à lui, tirer un grand parti de sa proposition, dans l'intérêt d'une solution prochaine et patriotique. Soit qu'il fût presque fâché d'être prévenu, soit aussi qu'il craignît que le maréchal Davout n'allât trop vite, il approuva, mais sans chaleur, les idées que le maréchal venait d'exprimer, et suivant une habitude qu'il avait prise de tout décider lui-même, sans presque consulter ses collègues, il dit aux deux présidents MM. Cambacérès et Lanjuinais, qu'il fallait préparer les Chambres à une fin qui paraissait inévitable. Personne ne semblait disposé à élever d'objections, lorsque M. Bignon, chargé provisoirement des relations extérieures, arriva soudainement avec un document important. C'était le premier rapport des négociateurs envoyés au camp des alliés, et ils exposaient ce qui suit.

Rapport des négociateurs sur le commencement de leur mission. MM. de Lafayette, de Pontécoulant, Sébastiani, d'Argenson, de Laforest, Benjamin Constant, s'étaient d'abord dirigés sur Laon, où ils croyaient rencontrer les armées anglaise et prussienne. Leur intention en prenant cette route était d'obtenir un armistice des armées les plus rapprochées de la capitale, et d'aller ensuite traiter le fond des choses avec les souverains eux-mêmes. Mieux renseignés sur la marche de l'ennemi en s'en approchant, ils s'étaient rendus à Saint-Quentin où ils avaient trouvé les avant-postes prussiens, et avaient demandé une entrevue avec les généraux ennemis. Blucher, qui précédait l'armée anglaise de deux marches, en avait référé au duc de Wellington, et celui-ci, jugeant l'abdication de Napoléon une feinte imaginée pour gagner du temps, avait été d'avis de ne point accorder d'armistice. Blucher, qui n'avait pas besoin d'être excité pour se montrer intraitable, avait refusé alors toute suspension d'armes, à moins qu'on ne lui livrât les principales places de la frontière et la personne même de Napoléon. Ces conditions étaient évidemment inacceptables. Cependant les officiers chargés de parlementer au nom des deux généraux ennemis, avaient déclaré qu'ils ne venaient pas en France pour les Bourbons, que peu leur importaient ces princes, que Napoléon et sa famille écartés, les puissances seraient prêtes à souscrire aux conditions les plus avantageuses pour la France. Après ces pourparlers, les négociateurs avaient reçu l'autorisation de se rendre en Alsace, où ils devaient rencontrer les souverains coalisés. Ils étaient donc partis pour cette nouvelle destination, mais avant de se mettre en route ils avaient cru devoir adresser ce premier rapport à la commission exécutive. Sur quelques propos des officiers prussiens, les négociateurs se sont persuadés faussement que les puissances ne tiennent pas absolument aux Bourbons. Ils se résumaient en disant que les coalisés ne tenaient pas absolument aux Bourbons; que leur vœu essentiel, dont rien ne les ferait revenir, se réduisait à l'exclusion du trône de France de Napoléon et de sa famille; que ce point nettement accordé, on les trouverait plus maniables sur le reste; mais qu'on les indisposerait en favorisant l'évasion de Napoléon, et qu'on ôterait ainsi des chances à la conclusion de la paix. La légation, en terminant son rapport, conseillait l'envoi de nouveaux négociateurs, chargés d'aller à la rencontre des généraux Blucher et Wellington, et autorisés à faire les concessions spécialement nécessaires pour obtenir un armistice.

Les négociateurs s'étaient évidemment laissé abuser par les propos un peu légers des officiers prussiens, qui étaient tous imbus de sentiments révolutionnaires, et qui n'auraient certainement pas tenu ce langage à l'égard des Bourbons, s'ils avaient eu à s'expliquer officiellement sur le futur gouvernement de la France. Après avoir entendu ce rapport, la commission exécutive ajourne le parti à prendre. Néanmoins leur rapport amena dans le sein de la commission exécutive un fâcheux revirement. Trois des membres de cette commission s'étaient rendus devant la nécessité alléguée de subir les Bourbons, mais cette nécessité n'étant plus aussi démontrée d'après ce qu'on venait d'entendre, il leur sembla qu'il convenait de ne pas aller si vite, et de se montrer moins prompt à subir un sacrifice qui ne paraissait pas inévitable. M. Fouché avec plus de sagacité aurait dû voir que les négociateurs se trompaient, qu'ils avaient fort étourdiment pris au sérieux les propos des officiers prussiens, qu'il fallait donc ne pas perdre le fruit de la courageuse initiative du maréchal Davout; mais, soit erreur, soit crainte de se compromettre, il tomba d'accord qu'on ne devait pas se presser de prendre une résolution. Il révoqua la commission donnée à MM. Cambacérès et Lanjuinais de préparer les deux Chambres au retour des Bourbons, et toujours agissant de sa propre autorité, il choisit parmi les personnages présents de nouveaux négociateurs pour aller traiter d'un armistice avec les généraux ennemis arrivés aux portes de Paris. Nouveaux commissaires chargés d'aller négocier un armistice avec le duc de Wellington. Il chargea de ce soin MM. de Flaugergues, Andréossy, Boissy d'Anglas, de Valence, de La Besnardière, la plupart présents en leur qualité de membres du bureau des deux Chambres. Il ne leur donna guère d'autre instruction que d'agir d'après ce qu'ils avaient entendu, et dans l'intérêt de la capitale, qu'il fallait sauver à tout prix de la présence des étrangers. Il leur remit de plus une lettre pour le duc de Wellington, afin de les accréditer auprès du général de l'armée britannique. Dans cette lettre dépourvue de dignité et pleine de flatterie pour nos vainqueurs, M. Fouché répétant les banalités qui avaient cours en ce moment, disait que l'homme qui était cause de la guerre étant écarté, les armées européennes s'arrêteraient sans doute, laisseraient à la France le choix de son gouvernement, et que lui, duc de Wellington, glorieux représentant d'une nation libre, ne voudrait pas que la France, aussi civilisée que l'Angleterre, fût moins libre qu'elle.—Par cette lettre M. Fouché mettait à peu près la France aux pieds du général anglais, et bien qu'elle y fût de fait, il aurait pu se dispenser de le constater par écrit. Mais il avait à un tel degré la vanité de se produire, qu'il aimait mieux figurer mal dans les événements, que de ne pas y figurer du tout. Quoique M. de Caulaincourt élevât en général peu d'objections contre ce qui se faisait, il opposa quelque résistance au choix de M. de La Besnardière, qu'il connaissait et qu'il estimait personnellement, mais qui revenu depuis peu de jours du congrès de Vienne appartenait complétement à M. de Talleyrand, et passait pour un parfait royaliste.—Royaliste, soit, répondit M. Fouché, mais il sait son métier, et il faut bien quelqu'un qui le sache.—Personne ne répliqua, et les choix furent confirmés par le silence des assistants.

On se sépara donc sans avoir adopté les conclusions du maréchal Davout, et on laissa les choses dans leur état d'incertitude, en abandonnant à l'ennemi seul le soin de les en tirer. Au sortir de cette conférence, M. Fouché prit une mesure assez grave. Il avait d'abord demandé de très-bonne foi les sauf-conduits pour Napoléon, afin d'assurer son libre passage aux États-Unis, et il avait même, sur les instances du général Beker, renoncé à exiger que ces sauf-conduits fussent arrivés pour laisser partir les frégates, ce qui ôtait à Napoléon tout motif de différer son départ. Mais il changea tout à coup d'avis après le rapport des commissaires, et de crainte de nuire aux négociations, il prescrivit au ministre de la marine, en tenant les frégates prêtes, en admettant même Napoléon à leur bord, de ne leur permettre de lever l'ancre qu'après la réception des sauf-conduits. Dès ce moment, et pour la première fois, il sacrifiait ainsi la sûreté de Napoléon à l'intérêt des négociations. Cet intérêt était grand sans doute, mais l'honneur de la France importait davantage, et c'était compromettre cet honneur que de livrer Napoléon à l'ennemi, ce qu'on s'exposait à faire en le retenant à Rochefort[29].

M. Fouché flotte au gré des événements, et le gouvernement avec lui. M. Fouché n'ayant pas accepté la courageuse solution que lui offrait le maréchal Davout, allait flotter quelques jours au gré des événements, et le gouvernement tout entier avec lui. La malheureuse Chambre des représentants, sentant confusément sa propre faiblesse, commençant à voir qu'il n'y avait guère de milieu entre résister avec Napoléon, ou se rendre aux Bourbons à des conditions honorables, cherchait à échapper à ses craintes, à ses regrets, en discutant un plan de constitution.—Mais à quoi bon, disaient beaucoup d'hommes sages, à quoi bon nous jeter dans le dédale d'une discussion pareille? N'avons-nous pas une constitution à laquelle il suffit de changer quelques articles, et qui nous sauve à la fois des théories et des compétitions de parti, en déterminant à la fois la forme du gouvernement et le choix du souverain? N'avons-nous pas en outre, avec cette constitution et le souverain qu'elle proclame, l'avantage capital de rallier l'armée?— Occupation des Chambres en ce moment. Ce sentiment était celui de la majorité. Elles discutent un projet de constitution. Mais la carrière des vaines théories une fois ouverte aux esprits, il n'était pas facile de la leur fermer, et les uns proposaient la Constitution de 1791, les autres quelque chose de très-voisin de la république. Du reste, ces discussions puériles ne parvenaient ni à captiver les représentants ni à les distraire des dangers de la situation, et après avoir prêté l'oreille un instant lorsqu'elles offraient quelque singularité, ils quittaient leurs siéges pour recueillir dans les salles environnantes les moindres bruits qui circulaient. Le bureau des deux Chambres ayant été présent à la dernière séance de la commission exécutive, il était impossible qu'il ne se répandît pas parmi eux quelque chose des discussions soulevées dans le sein de cette commission. Le bruit de ce qui s'était passé dans le sein de la commission exécutive se répand, et on accuse M. Fouché de trahison. Ils surent en effet qu'on y avait discuté le rétablissement des Bourbons, et ils imputèrent particulièrement à M. Fouché l'intention de ramener ces princes en France. Ainsi qu'il arrive toujours chez les partis, il y avait des degrés dans le zèle des bonapartistes. La masse s'accommodait de Napoléon II sans Napoléon Ier, mais une minorité fidèle regardait comme une trahison d'avoir abandonné Napoléon Ier, et elle attribuait cette trahison à M. Fouché. M. Félix Desportes qui faisait partie de cette minorité, se transporta le lendemain matin 28 au sein de la commission exécutive, accompagné de M. Durbach, qui tenait beaucoup moins à conserver les Bonaparte qu'à écarter les Bourbons imposés par l'étranger. L'un et l'autre interpellèrent vivement le duc d'Otrante, et lui dirent en termes amers qu'après avoir recherché et obtenu la confiance des Chambres, il trahissait cette confiance en tendant la main aux Bourbons. M. Fouché, embarrassé d'abord, se remit bientôt, et répondit à ces messieurs:— Réponse de M. Fouché à quelques représentants. Ce n'est pas moi qui ai trahi la cause commune, c'est la bataille de Waterloo. Les armées anglaise et prussienne s'avancent à grands pas sans qu'on ait les moyens de leur résister. Elles ne veulent à aucun prix ni de Napoléon ni d'aucun membre de sa famille! Que puis-je y faire? Si vous désirez savoir comment et de quoi je traite avec leurs généraux, voici ma lettre au duc de Wellington, lisez-la...— Cette réponse calme un moment les méfiances dont il est l'objet. Le duc d'Otrante la leur donna effectivement à lire. Ces messieurs ayant la simplicité de croire que la négociation se réduisait tout entière à cette lettre, s'en tinrent pour satisfaits, demandèrent et obtinrent l'autorisation de la communiquer à l'assemblée. Ils se rendirent incontinent à la Chambre des représentants, lui lurent la lettre de M. Fouché, qui ne fut ni blâmée ni approuvée, mais qui apaisa un peu les imaginations, faciles à exciter et à calmer dans les temps de crise, et écarta pour quelques instants l'idée déjà très-répandue d'une noire trahison.

Dans ce moment, les représentants envoyés à la rencontre de l'armée française, sur la route de Laon, venaient de remplir leur mission, et présentaient leur rapport. Adresse à l'armée pour faire appel à son patriotisme, et lui rappeler que Napoléon écarté il reste la France, à qui elle doit son dévouement. Le général Mouton-Duvernet, chargé de ce rapport, après avoir peint le désordre qui avait d'abord régné dans cette armée, racontait qu'elle s'était bientôt ralliée derrière le corps du maréchal Grouchy, qu'elle croyait avoir été trahie, que cependant l'idée de combattre pour Napoléon II lui rendait son ardeur; qu'elle se ranimait à ce nom, qu'elle était prête à faire son devoir, mais qu'il fallait lui envoyer, outre les secours en matériel dont elle avait un urgent besoin, les encouragements de la nation, relever en un mot chez elle les forces physiques et morales. À ce discours on s'était écrié de toute part qu'après Napoléon Ier il restait la France, laquelle importait mille fois plus qu'un homme, quel qu'il fût; qu'il fallait rédiger une proclamation à l'armée, la remercier de ce qu'elle avait fait, mais lui demander de continuer ses efforts pour le pays qui devait être la première de ses affections, de venir enfin combattre encore une fois pour l'indépendance et la liberté nationales sous les murs de Paris, où elle trouverait les représentants prêts à mourir avec elle pour ces biens sacrés. Une adresse avait été rédigée d'après ces données par M. Jay, votée dans la journée, et remise à cinq représentants, qui devaient la porter à l'armée. L'assemblée faisait ainsi ce qu'elle pouvait, mais c'était peu. Il lui était impossible avec toute sa bonne volonté de remplacer le nom, et surtout la direction qu'elle avait enlevés à l'armée en substituant Napoléon II à Napoléon Ier, c'est-à-dire un enfant à un grand homme.

Cette proclamation portée par quelques représentants. Les représentants chargés de cette proclamation n'avaient pas beaucoup de chemin à faire pour rejoindre l'armée, car le 28 et le 29 juin on la voyait paraître sous les murs de la capitale, vivement pressée par les armées anglaise et prussienne, et menacée même un moment d'être coupée de Paris avant d'y arriver. Marche des armées anglaise et prussienne. Le duc de Wellington et le maréchal Blucher avaient d'abord hésité dans leurs mouvements, et avaient songé avant de pénétrer en France, à prendre quelques places pour assurer leur marche, et ménager à la colonne de l'Est le temps d'entrer en ligne. Mais ces hésitations avaient tout à coup cessé en apprenant l'abdication de Napoléon, et le trouble profond qui s'en était suivi. Tout en craignant que cette abdication ne fût qu'une feinte, ils avaient prévu la confusion qui devait régner dans les conseils du gouvernement, et ils avaient résolu de marcher sur Paris. Ils étaient convenus de suivre la rive droite de l'Oise, et de devancer s'ils le pouvaient l'armée française qui était sur la rive gauche, afin de déboucher sur Paris avant elle. Le maréchal Blucher prenant les devants, devait marcher en tête, suivre le cours de l'Oise, tâcher d'en enlever les ponts, tandis que l'armée anglaise, se hâtant de le rejoindre, l'appuierait aussitôt qu'elle pourrait. Le duc de Wellington, qui avait sur la cour de Gand une grande autorité qu'il devait à sa triple qualité d'Anglais, de général victorieux, et d'esprit éminemment politique, lui fit dire de quitter la Belgique, et de se diriger sur Cambrai, dont il allait tâcher de faire ouvrir les portes au moyen d'un coup de main. Retenu par son matériel et surtout par son équipage de pont extrêmement difficile à traîner, il était resté fort en arrière du maréchal Blucher, qui dans son impatience n'attendait personne.

Tandis que le 25 le maréchal Blucher était à Saint-Quentin, le duc de Wellington partait du Cateau, en chargeant un détachement d'enlever Cambrai et Péronne. Le 26 juin l'armée prussienne, continuant son mouvement, atteignait Chauny, Compiègne et Creil. Une de ses divisions passant l'Oise à Compiègne, cherchait à intercepter la route de l'armée française de Laon sur Paris.

Retraite de l'armée française de Laon sur Paris. L'armée française ralliée à Laon, et repliée sur Soissons, était placée sous les ordres du maréchal Grouchy, le maréchal Soult ayant demandé à revenir à Paris. Le général Vandamme avait remplacé le maréchal Grouchy dans le commandement de l'aile droite, celle qui avait manqué, bien malgré elle, au rendez-vous de Waterloo, et il s'acheminait par Namur, Rocroy et Rethel sur Laon, dans les meilleures dispositions. Le maréchal Grouchy, à peine arrivé de sa personne à Laon, apprenant que sa ligne de retraite sur Paris était menacée par les Prussiens, s'était hâté de gagner Compiègne, où il s'était fait précéder par le comte d'Erlon avec les débris du 1er corps, et par le comte de Valmy avec ce qui restait des cuirassiers. Parvenu à Compiègne, le comte d'Erlon avait trouvé les Prussiens devant lui, les avait contenus de son mieux, puis s'était replié sur Senlis, en prévenant son général en chef de la présence des Prussiens sur la rive gauche de l'Oise, afin qu'il pût prendre une direction en arrière, et arriver à Paris sans fâcheuse rencontre. Grouchy, agissant en cette occasion avec une activité qui, déployée dix jours plus tôt, aurait sauvé l'armée française, avait dirigé Vandamme sur la Ferté-Milon, afin qu'il rejoignît Paris en suivant la Marne, s'était porté lui-même sur Villers-Coterets, où il avait arrêté les Prussiens par une attaque vigoureuse, puis s'était replié promptement par la route de Dammartin. Le lendemain 28 ses têtes de colonnes débouchaient sur Paris par toutes les routes de l'Est, et le 29 elles occupaient les positions de la Villette, après avoir évité l'ennemi avec autant de dextérité que de vigueur. Sur ces entrefaites Blucher atteignait Gonesse. Le duc de Wellington ayant enlevé Cambrai par un corps détaché, et ouvert cette ville à Louis XVIII, se trouvait entre Saint-Just et Gournay, ayant son arrière-garde à Roye, son quartier général à Orvillers, à deux marches par conséquent de Blucher. L'impatience de l'un, la lenteur de l'autre, les avaient ainsi placés à une distance qui pouvait singulièrement les compromettre, si nous savions en profiter.

Le canon se fait entendre dans la plaine Saint-Denis. Déjà le canon de l'ennemi se faisait entendre dans la plaine Saint-Denis, et c'était la seconde fois en quinze mois que ce bruit sinistre retentissait aux portes de la capitale. Il y réveillait, en les rendant plus vives, toutes les agitations des jours précédents. Les troupes, harassées de fatigue par trois marches de dix et douze lieues chacune, arrivaient peu en ordre, et ne présentaient pas un aspect satisfaisant. Le maréchal Grouchy, troublé par la vive poursuite de l'ennemi, et craignant d'être entamé avant d'avoir gagné Paris, écrivait des dépêches inquiétantes. Recevant le contre-coup de toutes ces impressions, le maréchal Davout désespérait de pouvoir opposer une résistance sérieuse à l'ennemi, et, toujours entier dans ses vues et son langage, n'avait pas manqué de le dire au duc d'Otrante. Le maréchal Davout transporte son quartier général à la Villette. Il avait transporté son quartier général à la Villette, pour être mieux en mesure de veiller à la défense de la capitale; il manda de ce point au duc d'Otrante qu'il ne voyait qu'une ressource, c'était de suivre le conseil qu'il avait donné la veille, de proclamer les Bourbons, et d'écarter à ce prix les armées coalisées, que pour en venir à de telles conclusions il avait eu de grandes répugnances à vaincre, mais qu'il les avait vaincues, et persistait à croire qu'il valait mieux rétablir les Bourbons soi-même par un acte de haute raison, que de les recevoir des mains de l'étranger victorieux.

M. Fouché sentant le danger approcher, et n'étant pas content des promesses équivoques des royalistes, recommande au maréchal Davout de tâcher d'obtenir un armistice, sans prendre avec les Bourbons d'engagement précipité. M. Fouché partageait entièrement l'avis du maréchal; mais M. de Vitrolles avec qui il était en communications continuelles, et qui n'avait point de pouvoirs, ne lui faisait que des promesses vagues, soit pour les choses, soit pour les hommes, et se bornait à lui répéter qu'on n'oublierait jamais les immenses services qu'il aurait rendus en cette occasion. Sachant quelle était la valeur de telles assurances, M. Fouché aurait voulu, soit pour lui, soit pour le parti révolutionnaire, des gages plus solides. M. de Tromelin, revenu de sa mission au quartier général anglais, n'avait également rapporté que des paroles très-générales, consistant à dire que le duc de Wellington n'était pas autorisé à donner des sauf-conduits pour Napoléon, qu'il fallait absolument recevoir les Bourbons, et au lieu de leur imposer des conditions s'en fier à la sagesse de Louis XVIII, qui accorderait tout ce qui était raisonnablement désirable. Le général Tromelin avait rapporté en outre des expressions extrêmement flatteuses du duc de Wellington pour M. Fouché, et le témoignage d'un vif désir de s'aboucher avec lui. Frappé des dangers signalés par les chefs militaires, inquiet des vagues déclarations des agents royalistes, M. Fouché qui continuait à tout prendre sur lui-même, répondit au maréchal Davout qu'il fallait se hâter de négocier un armistice, mais sans contracter d'engagement formel à l'égard des Bourbons, que les accepter trop vite ce serait s'exposer à les avoir sans conditions, et n'être pas même dispensé d'ouvrir ses portes aux armées ennemies, dont rien n'aurait garanti l'abstention et l'éloignement. Cependant, en ne proclamant pas les Bourbons immédiatement, un sacrifice quelconque devenait nécessaire si on voulait obtenir un armistice. Il imagine de céder quelques places de la frontière, pour suppléer aux concessions politiques qu'il n'est pas disposé à faire. Les premiers négociateurs, dans leur entrevue avec les généraux prussiens, leur avaient entendu dire que pour s'arrêter ils exigeraient les places de la frontière, et de plus la personne de Napoléon. M. Fouché pensa qu'il fallait sacrifier les places de la frontière pour sauver Paris, car Paris c'était la France et le gouvernement. Cette opinion était fort contestable, car, livrer Paris, c'était seulement restituer le trône aux Bourbons, tandis que livrer des places telles que Strasbourg, Metz, Lille, c'était mettre dans les mains des étrangers les clefs du territoire, qu'ils ne voudraient peut-être pas rendre aux Bourbons eux-mêmes. Mais M. Fouché, préoccupé en ce moment de la question de gouvernement beaucoup plus que de la sûreté du territoire, autorisa le maréchal à céder les places frontières pour obtenir un armistice qui arrêterait les Anglais et les Prussiens aux portes de la capitale. Cette autorisation devait être remise au maréchal Grouchy, commandant les troupes en retraite, pour qu'il la fît parvenir aux négociateurs de l'armistice, là où ils se trouveraient.

M. Fouché sachant qu'on exigera la personne de Napoléon, prend le parti de le faire partir tout de suite, même sans attendre les sauf-conduits. Dans ces diverses réponses on n'avait point parlé de la personne de Napoléon. L'expédient que proposa M. Fouché fut de le faire partir à l'instant même pour Rochefort, en lui accordant la condition à laquelle il paraissait tenir essentiellement, celle de mettre à la voile sans attendre les sauf-conduits. Cette détermination était la plus honorable qu'on pût adopter, car l'ennemi ne pourrait plus demander la personne de Napoléon au gouvernement provisoire, lorsqu'elle ne serait plus dans ses mains. Après la raison d'honneur il y avait, pour en agir ainsi, la raison de prudence. Beaucoup de militaires parlaient d'aller à la Malmaison chercher Napoléon, pour le mettre à la tête des troupes, et livrer sous Paris une dernière bataille. En le faisant partir immédiatement, on l'enlevait à ses ennemis acharnés comme à ses amis imprudents. L'amiral Decrès et M. Merlin furent chargés de se transporter à la Malmaison pour presser Napoléon de s'éloigner, en lui remettant l'autorisation de lever l'ancre dès qu'il serait à bord des deux frégates de Rochefort, et en faisant valoir, pour le décider, les exigences de l'ennemi qui demandait sa personne, et l'impossibilité de répondre de sa sûreté à la Malmaison, où un parti de cavalerie pouvait aller le surprendre à tout moment. Ces ordres donnés, on se rendit à la Chambre des représentants pour lui faire savoir à quel point la situation s'était aggravée, et lui proposer la mise de Paris en état de siége, les autorités civiles continuant d'exister, et conservant leurs pouvoirs, par exception au régime des places fortes, où l'autorité militaire subsiste seule après la proclamation de l'état de siége. L'assemblée que le bruit du canon avait fort agitée, et à laquelle on n'apprit rien en lui apportant ces communications, vota l'état de siége à la presque unanimité.

Le bruit du canon réveille le génie de Napoléon. Le bruit du canon dans la plaine Saint-Denis avait ému les habitants de la Malmaison comme ceux de la capitale, excepté Napoléon qui ne s'alarmait guère parce qu'il connaissait plus qu'homme au monde la portée des dangers. Le maréchal Davout, soit pour garantir la Malmaison, soit pour empêcher l'ennemi de passer sur la rive gauche de la Seine, avait fait barricader les ponts de Neuilly, de Saint-Cloud, de Sèvres, et détruire ceux de Saint-Denis, de Besons, de Chatou, du Pecq. Ces précautions ne mettaient pas cependant la Malmaison à l'abri d'une surprise, et le colonel Brack, officier de cavalerie de la garde, y était accouru pour avertir que des escadrons prussiens battaient la plaine, qu'on pouvait dès lors être enlevé si on ne se tenait sur ses gardes. On eût conçu des alarmes bien plus vives si on eût été informé des projets de Blucher que nous aurons bientôt occasion de faire connaître. Le général Beker avait trois ou quatre cents hommes, et il était résolu à défendre Napoléon jusqu'à la dernière extrémité. Une vingtaine de jeunes gens, tels que MM. de Flahault, de La Bédoyère, Gourgaud, Fleury de Chaboulon, étaient prêts à se faire tuer pour protéger la glorieuse victime confiée à leur dévouement. Napoléon souriait de tout ce zèle, disant que l'ennemi venait à peine de déboucher dans la plaine Saint-Denis, que la Seine, quoique basse, n'était pas facile à franchir, et que les choses n'étaient pas telles que le supposait l'imagination alarmée de ses fidèles serviteurs. On était presque seuls à la Malmaison. Excepté MM. de Bassano, Lavallette, de Rovigo, Bertrand, qui n'en sortaient guère, excepté les frères et la mère de Napoléon, excepté la reine Hortense, on n'y voyait d'autres visiteurs que quelques officiers échappés de l'armée, venant avec des habits en lambeaux, et tout couverts encore de la poussière du champ de bataille, informer Napoléon de la marche de l'ennemi, et le supplier de se remettre à leur tête. Napoléon les écoutait avec sang-froid, les calmait, les remerciait, et faisait son profit de leurs renseignements. Les Prussiens s'étant mis en avance sur les Anglais de deux marches au moins, Napoléon imagine de les battre les uns après les autres. Sans savoir bien au juste la position des coalisés, il avait conclu de ces divers rapports, que, selon sa coutume, le fougueux Blucher devançait le sage Wellington, et qu'il s'était mis à deux marches des Anglais. Il propose à la commission exécutive de livrer une bataille, et de remettre le commandement après la victoire. Tout de suite, avec la promptitude ordinaire de son coup d'œil militaire, il avait entrevu qu'on pouvait surprendre les coalisés éloignés les uns des autres, et par un heureux hasard trouver sous Paris l'occasion qu'il avait vainement cherchée à Waterloo, de les battre séparément, et de rétablir ainsi la fortune des armes françaises. Il devait en effet revenir de Soissons au moins 60 mille hommes; on en comptait bien 10 mille dans Paris, et avec 70 mille combattants on avait plus qu'il ne fallait pour écraser Blucher, qui n'en pouvait pas réunir plus de 60 mille, et Blucher écrasé, on avait chance de faire subir au duc de Wellington un sort désastreux. Après un tel triomphe on ne savait pas ce que le succès communiquerait de chaleur aux âmes, provoquerait d'élan de la part de la nation, et Napoléon, se laissant aller à un dernier rêve de bonheur, imagina qu'il serait bien beau de rendre un tel service à la France, sans vouloir en profiter pour lui-même, et de reprendre le chemin de l'exil après avoir rendu possible un bon traité de paix. Sauver peut-être la couronne de son fils, était tout ce qu'il attendait de ce dernier fait d'armes!

Il ruminait ce grand projet pendant la nuit du 28 au 29 (car c'était dans la soirée même du 28 qu'il avait obtenu les renseignements sur lesquels il fondait sa nouvelle combinaison), lorsqu'il fut tout à coup interrompu par l'arrivée de MM. Decrès et Boulay de la Meurthe (on n'avait pu trouver M. Merlin pour l'envoyer), lesquels vinrent au milieu de la nuit lui exprimer les intentions de la commission exécutive relativement à son départ. Il les reçut immédiatement, et sur la remise de l'ordre qui prescrivait aux capitaines des deux frégates de lever l'ancre sans attendre les sauf-conduits, il déclara qu'il était prêt à partir, mais qu'il allait auparavant expédier un message à la commission exécutive. Il congédia ensuite, le cœur serré, ces deux vieux serviteurs qu'il ne devait plus revoir.

Le général Beker chargé de ce message. Le 29 dès la pointe du jour, il fit préparer ses chevaux de selle, endossa son uniforme, manda auprès de lui le général Beker, et avec une animation singulière, qu'on n'avait pas remarquée chez lui depuis le 18 juin, il exposa ses intentions au général. L'ennemi, dit-il, vient de commettre une grande faute, facile du reste à prévoir avec le caractère des deux généraux alliés. Il s'est avancé en deux masses de soixante mille hommes chacune, qui ont laissé entre elles une distance assez considérable pour qu'on puisse accabler l'une avant que l'autre ait le temps d'accourir. C'est là une occasion unique, que la Providence nous a ménagée, et dont on serait bien coupable ou bien fou de ne pas profiter. En conséquence j'offre de me remettre à la tête de l'armée, qui à mon aspect reprendra tout son élan, de fondre sur l'ennemi en désespéré, et après l'avoir puni de sa témérité, de restituer le commandement au gouvernement provisoire..... J'engage, ajouta-t-il, ma parole de général, de soldat, de citoyen, de ne pas garder le commandement une heure au delà de la victoire certaine et éclatante que je promets de remporter non pour moi, mais pour la France.—

Le général Beker fut frappé de la belle expression du visage de Napoléon en ce moment. C'était la confiance du génie se réveillant au sein du malheur, et en dissipant un instant les ombres. Malgré sa répugnance à se charger d'une mission dont il n'espérait guère le succès, le général partit, pressé par Napoléon de ne pas perdre de temps, et courut sur-le-champ aux Tuileries. Il eut beaucoup de peine à traverser le pont de Neuilly, complétement obstrué, et trouva en séance la commission exécutive, qui n'avait presque pas cessé de siéger pendant la nuit. M. Fouché la présidait, et comme toujours semblait la composer à lui seul.

Refus absolu de M. Fouché, durement exprimé. En apercevant le général Beker, M. Fouché lui demanda du ton le plus pressant s'il apportait la nouvelle du départ de Napoléon. Le général répondit que Napoléon était prêt à partir, mais qu'auparavant il avait cru devoir adresser une dernière communication au gouvernement provisoire. M. Fouché écouta l'exposé du général Beker avec un silence glacé. À peine le général avait-il achevé, que tout le monde se taisant, M. Fouché prit la parole. Il avait mis quelques instants, mais bien peu, à préparer sa réponse, car il aurait eu la certitude de voir la France sauvée, qu'il n'aurait pas voulu qu'elle le fût par les mains de Napoléon. Il faut ajouter pour être juste, que comptant peu sur le succès des projets militaires de Napoléon, dont il était incapable d'apprécier le mérite, croyant y découvrir un nouveau coup de ce qu'il appelait sa mauvaise tête, il craignait, si ces projets échouaient, de justifier toutes les défiances des généraux ennemis, aux yeux de qui l'abdication n'était qu'un piége, et qui voyant leurs soupçons réalisés, se vengeraient peut-être sur Paris de la nouvelle bataille qu'on leur aurait livrée.—Pourquoi, dit-il durement au général Beker, vous êtes-vous chargé d'un pareil message? Est-ce que vous ne savez pas où nous en sommes? Lisez les rapports des généraux (et en disant ces mots il lui jeta sur la table une liasse de lettres), lisez-les, et vous verrez qu'il nous arrive des troupes en désordre, incapables de tenir nulle part, et qu'il n'y a plus d'autre ressource que d'obtenir à tout prix un armistice. Napoléon ne changerait rien à cet état de choses. Sa nouvelle apparition à la tête de l'armée nous vaudrait un désastre de plus et la ruine de Paris. Qu'il parte, car on nous demande, sa personne, et nous ne pouvons répondre de sa sûreté au delà de quelques heures.—Pas un des collègues de M. Fouché n'ajouta un mot à ce qu'il avait dit. Ayant encore questionné le général sur les personnes qui étaient actuellement à la Malmaison, et sachant que M. de Bassano était du nombre, il s'écria qu'il voyait bien d'où partait le coup, et il écrivit un billet destiné à M. de Bassano, dans lequel il lui répétait qu'il y aurait le plus grand danger à retenir Napoléon seulement une heure de plus.

Le général Beker regagna la Malmaison en toute hâte, trouva Napoléon toujours en uniforme, ses aides de camp préparés, et n'attendant que la réponse à son message pour monter à cheval. Napoléon se voyant refusé, se décide à partir pour Rochefort. Quoique Napoléon ne fût pas surpris de la réponse qu'on lui apportait, il en fut affligé, et un instant courroucé. Mais bientôt il se résigna en voyant qu'on ne voulait pas même un dernier service de lui, quelque grand, quelque certain que ce service pût être, et il se rappela l'opposition de ses maréchaux en 1814, lorsqu'il pouvait accabler les alliés dispersés dans Paris. C'était la seconde fois en quinze mois que la fortune lui offrant une dernière occasion d'écraser l'ennemi, on refusait de le suivre, soit doute, défiance, ou irritation à son égard! Pour la seconde fois, il recueillait le triste prix d'avoir fatigué, dégoûté, si on peut le dire, le monde de son génie!

Dès lors il ne songea plus qu'à s'éloigner. Ses compagnons d'exil étaient choisis: c'étaient le général Bertrand, le duc de Rovigo, le général Gourgaud. Drouot aurait dû être du nombre, mais lui seul ayant été jugé capable de commander la garde impériale après que Napoléon serait parti, il avait été obligé d'accepter ce commandement. Napoléon lui-même le lui avait prescrit. Il regrettait Drouot, disait-il, comme le plus noble cœur, le meilleur esprit qu'il eût connu. Mais il ne désespérait pas de le voir en Amérique, ainsi que le comte Lavallette et quelques autres sur lesquels il comptait. Sa mère, ses frères, la reine Hortense, devaient aller l'y rejoindre. Tous ses préparatifs terminés, il se décida à partir vers la fin du jour. Il avait peu songé à se procurer des ressources pécuniaires, et avait confié à M. Laffitte quatre millions en or, qui par hasard s'étaient trouvés dans un fourgon de l'armée. La reine Hortense voulut lui faire accepter un collier de diamants, pour qu'il eût toujours sous la main une ressource disponible et facile à dissimuler. Le 29 juin au soir, Napoléon quitte la Malmaison. Il le refusa d'abord, cependant, comme elle insistait en pleurant, il lui permit de cacher ces diamants dans ses habits, puis embrassant sa mère, ses frères, la reine Hortense, ses généraux, il monta en voiture à cinq heures (29 juin, 1815), tout le monde jusqu'aux soldats de garde fondant en larmes. Il se dirigea sur Rambouillet en évitant Paris, Paris, où il ne devait plus rentrer que vingt-cinq ans après, dans un char funèbre, ramené mort aux Invalides par un roi de la maison d'Orléans, qui lui-même n'est plus aux Tuileries au moment où j'achève cette histoire, tant les habitants de ce redoutable palais s'y succèdent vite dans le siècle orageux où nous vivons!

Tandis qu'il quittait cette France où il venait de faire une si courte et si funeste apparition, un message annonçait son départ à la commission exécutive et aux deux Chambres. Dans celle des représentants, où l'on n'avait plus guère de doute sur ce qu'il fallait espérer de l'abdication, un saisissement douloureux suivit la lecture du message, et on sentit bien que Napoléon partait pour toujours, et que prochainement on partagerait son sort, les uns destinés à l'oubli ou à l'exil, les autres au dernier supplice!

M. Fouché fait arriver aux avant-postes la nouvelle du départ de Napoléon, afin de faciliter la conclusion d'un armistice. Délivré de cet incommode voisin, M. Fouché reprit plus activement que jamais des communications dont il faisait des intrigues, au lieu d'en faire une grande et loyale négociation, premièrement pour la France, et secondement pour les hommes compromis dans nos diverses révolutions. Il avait un double objet, traiter avec Louis XVIII et les chefs de la coalition, aux meilleures conditions possibles, et comme il fallait du temps, obtenir un armistice qui lui laissât tout le loisir nécessaire pour parlementer. Ne se contentant pas de M. de Vitrolles, chargé de négocier avec les royalistes, du général Tromelin chargé d'établir des relations avec le duc de Wellington, il fit choix d'un nouvel agent destiné également à s'aboucher avec le généralissime britannique: c'était un Italien fort remuant, nommé Macirone, qui de Romain s'était fait Napolitain, puis Anglais, et avait servi d'intermédiaire à Murat lorsque celui-ci s'était donné à la coalition. Présent à Paris depuis la catastrophe de Murat, et connu de M. Fouché, il était un agent assez commode à envoyer à travers les avant-postes ennemis jusqu'au camp des Anglais. M. Fouché l'y envoya en effet pour savoir au juste ce que le duc de Wellington voulait sous le double rapport du gouvernement de la France et de l'armistice. En même temps il fit mander par toutes les voies aux négociateurs de l'armistice le départ de Napoléon, afin de prouver que l'abdication de celui-ci n'était pas une feinte, et d'éviter qu'on ne fît dépendre le succès des négociations de la remise de sa personne aux armées ennemies.

Arrivée des commissaires chargés de l'armistice au quartier général ennemi. On a vu que les premiers négociateurs après avoir conféré sur la route de Laon avec les officiers prussiens, s'étaient acheminés vers le Rhin pour traiter de la paix avec les souverains eux-mêmes. Les seconds négociateurs avaient été dirigés sur le quartier général des généraux anglais et prussien pour traiter de l'armistice. C'était à ces derniers qu'était dévolue la mission essentielle, celle d'arrêter l'ennemi en marche sur Paris. La question allait dès lors se trouver transportée tout entière au camp du duc de Wellington. En effet le maréchal Blucher, patriote sincère et ardent, guerrier héroïque mais violent au delà de toute mesure, ne possédait ni le secret ni la confiance de la coalition, et bien qu'ayant décidé la victoire de Waterloo par son infatigable dévouement à la cause commune, il n'avait cependant pas l'importance qui en général s'attache au bon sens plus qu'à la gloire elle-même. C'est avec le duc de Wellington que s'établit la négociation. Ce n'était donc pas à lui, quoiqu'il fût le plus rapproché, qu'il fallait s'adresser, mais au duc de Wellington. Les commissaires chargés de négocier l'armistice, MM. Boissy d'Anglas, de Flaugergues, de La Besnardière, les généraux Andréossy, Valence, se dirigèrent d'abord vers les avant-postes qui étaient exclusivement prussiens, puisque l'armée anglaise était encore en arrière, furent accueillis fort poliment par M. de Nostiz, et conduits de poste en poste sans pouvoir rencontrer le maréchal Blucher, soit qu'il ne fût pas disposé à les recevoir, soit qu'il ne fût pas facile à joindre. Après diverses allées et venues, M. de Nostiz leur conseilla lui-même de voir le duc de Wellington, qui pourrait les entendre plus utilement que le général prussien. Le général anglais était à Gonesse, et les commissaires s'y rendirent pour s'aboucher avec lui. Ils avaient sagement fait, car c'était là seulement que se trouvait la tête capable de diriger une révolution, qui pour notre malheur allait être la seconde accomplie par les mains de l'étranger.

Avantage de traiter avec ce personnage, qui jouit de la confiance générale. Heureusement, si on peut prononcer ce mot quand un pays est à la merci de l'ennemi, heureusement le duc de Wellington, s'il n'avait pas le génie, avait le bon sens, le bon sens pénétrant et ferme, à un degré tel que sous ce rapport le général britannique ne craint la comparaison avec aucun personnage historique. Sans une forte portion de vanité, bien pardonnable du reste dans sa situation, on aurait pu dire qu'il était sans faiblesse. À sa gloire militaire, singulièrement accrue depuis ces dernières journées, il ajoutait la réputation d'un esprit politique auquel on pouvait tout confier. Ayant paru quelques jours à Vienne, il y avait conquis la confiance générale, et ayant été ambassadeur à Paris pendant la moitié d'une année, il avait pris sur Louis XVIII et sur le parti royaliste tout l'ascendant qu'il est possible de prendre sur des gens de peu de lumières et de beaucoup de passions. Ses sages opinions sur le gouvernement de la France. Il jugeait favorablement Louis XVIII, était d'avis qu'il fallait le replacer sur le trône pour le repos de la France et de l'Europe, en lui donnant un meilleur entourage, et en lui faisant entendre d'utiles conseils. Appréciant du point de vue d'un Anglais ce qui s'était passé en France en 1814, il avait pensé et dit qu'avec la charte de Louis XVIII on pouvait rendre un pays libre et prospère, et qu'il n'avait manqué à cette charte que d'être convenablement pratiquée. Pour le duc de Wellington, que l'expérience de son pays éclairait, la pratique aurait consisté dans un ministère homogène, bien dirigé, indépendant du Roi et des princes, recevant l'influence des Chambres et sachant à son tour les conduire. Nécessité, selon lui, d'ajouter à la Charte une exécution plus franche, et de composer un véritable ministère constitutionnel. Il n'avait rien vu de semblable dans le ministère de 1814, composé d'un grand seigneur, homme d'esprit, paresseux, absent (M. de Talleyrand était alors à Vienne), d'un favori, M. de Blacas, personnage froid, roide, ne sortant guère de l'intimité du Roi, enfin de quelques hommes spéciaux, sans relation les uns avec les autres, tous dominés par un conseil royal où s'agitaient des princes rivaux et peu d'accord. Aussi le duc de Wellington n'avait-il cessé d'écrire soit à Londres, soit à Vienne, que ce qui manquait à Louis XVIII, c'était un ministère qui eût l'unité nécessaire pour gouverner. Établi près de Gand, pendant les mois d'avril et de mai, il n'avait cessé de faire entendre les mêmes critiques à la cour exilée. Il n'y avait qu'une objection à opposer à cette manière de juger la situation, c'est que si le remède proposé était bon, il fallait cependant que ceux auxquels il était destiné consentissent à se l'appliquer. Opinions qui régnaient à la cour de Gand. Or, Louis XVIII aurait subi peut-être un vrai ministère, pour se débarrasser des princes de sa famille et de l'émigration, mais ces princes et cette émigration n'en auraient voulu à aucun prix. Il n'était pas possible toutefois de repousser absolument les conseils d'un homme tel que le duc de Wellington, et ceux qui entouraient Louis XVIII à Gand, voulant déférer au moins en apparence à ces conseils, avaient accordé que le ministère avait manqué d'unité. Déchaînement universel et injuste contre M. de Blacas. Or, à qui devait-on s'en prendre? À tout le monde, si on avait été juste; mais il faut à chaque époque une victime qu'on charge des fautes de tous, et souvent de celles d'autrui plus que des siennes. Cette victime, la situation l'avait indiquée et fournie: c'était M. de Blacas. Ce personnage, dont nous avons déjà eu occasion de parler, ne manquait ni d'esprit ni de sens, et il était en outre d'une parfaite droiture. Mais il avait le malheur de passer pour le favori du Roi, et d'être un favori sec et hautain. Certes, bien qu'il nourrît dans son cœur les passions d'un émigré, il était loin d'avoir inspiré ou appuyé les fautes de l'émigration, car il suivait les volontés de Louis XVIII, qui n'inclinait pas vers ces fautes. Il avait même souvent résisté aux princes, surtout au comte d'Artois, et si on cherchait un coupable qui expiât justement les erreurs des émigrés, ce n'était pas lui assurément qu'on aurait dû choisir. Mais odieux au parti libéral par ses formes et ses opinions connues, odieux au parti des princes comme le représentant particulier de Louis XVIII, il fut pris par tous comme la victime expiatoire, et, depuis la sortie de Paris, c'était contre lui qu'on se déchaînait de toute part. Accordant la maxime de lord Wellington qu'il fallait un ministère qui eût de l'unité, on ajoutait qu'il ne pouvait en exister un semblable avec le favori qui dominait le Roi et le ministère, et à Gand les amis exaltés du comte d'Artois le disaient, comme les modérés qui voulaient dans le gouvernement une direction plus libérale, de manière que M. de Blacas, par des motifs absolument contraires, était voué par tous à la haine de tous. Les choses avaient été poussées à ce point qu'à Gand même, au milieu de l'exil commun, on avait écrit des brochures violentes contre lui. Il y a dans certains moments des noms que la multitude poursuit machinalement d'une haine dont elle serait bien embarrassée de donner les motifs. C'était le cas de M. de Blacas alors dans le sein du parti royaliste.

Grande importance acquise par M. de Talleyrand. Ces injustices convenaient à un homme qui, sans les partager, devait en profiter, c'était M. de Talleyrand. Il s'était attribué auprès de la cour de Gand le mérite de tout ce qu'on avait fait à Vienne, c'est-à-dire des résolutions si promptes qui avaient été prises contre Napoléon, et qui avaient amené sa seconde et dernière chute. Ces mesures étaient dues aux passions qui régnaient à Vienne, bien plus qu'à l'influence de M. de Talleyrand; mais les émigrés de Gand, ignorant ce qui se passait au congrès, n'en jugeant que par les effets extérieurs, ayant vu la foudre partir de Vienne, avaient attribué à M. de Talleyrand qui s'y trouvait, le mérite de l'avoir lancée. Personne ne lui contestait donc cette importance, et comme la haine portait actuellement non sur lui qui avait été absent pendant toute l'année, mais sur M. de Blacas qui n'avait cessé d'être à côté du Roi, M. de Talleyrand passait pour avoir sauvé tout ce que M. de Blacas avait perdu. M. de Talleyrand, qui voyait avec déplaisir entre lui et le Roi un personnage dont il fallait toujours subir l'entremise, et qui n'était pas fâché de s'en débarrasser, avait uni sa voix à toutes celles qui s'élevaient contre M. de Blacas, et les émigrés eux-mêmes, contents d'avoir son assentiment, l'en avaient récompensé en glorifiant ses services. Il s'était donc établi une sorte de concours étrange de toutes les influences contre M. de Blacas, comme s'il eût été la cause unique de tous les maux, dont aucun cependant n'était son ouvrage. En même temps s'était formé un ensemble d'idées auquel chacun aussi avait contribué pour sa part. Tandis que le duc de Wellington, raisonnant en Anglais, disait qu'on avait manqué d'un ministère homogène, ce qui était parfaitement vrai, les hommes sages de l'émigration de Gand, tels que MM. Louis, de Jaucourt, etc., disaient que ce n'était pas tout, que s'il fallait écarter les favoris, il fallait aussi écarter les princes, rassurer les acquéreurs de biens nationaux fortement alarmés, rassurer les campagnes contre le retour de la dîme et des droits féodaux, et tâcher autant que possible de séparer la cause des Bourbons de celle des puissances étrangères.—À cela les émigrés n'opposaient aucune objection, mais ils ajoutaient qu'il fallait également rendre la sécurité aux honnêtes gens, et pour atteindre ce résultat punir d'une manière exemplaire les coupables qui, par leurs complots, avaient amené la seconde chute de la monarchie, et que la sûreté du trône y était aussi intéressée que sa dignité. Jamais en effet on ne leur aurait ôté de l'esprit qu'il avait existé une immense conspiration, dans laquelle étaient entrés avec les chefs de l'armée quantité de personnages civils, qui s'étaient mis en communication avec l'île d'Elbe, et avaient préparé la catastrophe du 20 mars. Loin de reconnaître dans cette catastrophe leurs fautes, ils n'y voyaient que le crime de ceux qu'ils détestaient; et les convaincre du contraire, c'est-à-dire de la vérité, était d'autant plus difficile que cette erreur était partagée par les hommes sages de la cour de Gand, et même par les hommes les plus politiques de la coalition, tels que le prince de Metternich, les comtes de Nesselrode et Pozzo di Borgo, le duc de Wellington. De ce concours d'idées, les unes justes, les autres fausses, il résultait une sorte de programme, consistant à dire qu'il fallait en rentrant en France composer un ministère un, rassurer les intérêts alarmés, se séparer autant que possible de l'étranger, et punir quelques grands coupables. Presque toutes ces conditions semblaient implicitement contenues dans l'éloignement de M. de Blacas, et l'avénement de M. de Talleyrand au rôle de principal ministre.

On ne ferait pas connaître complétement l'état d'esprit de la cour exilée, si on n'ajoutait pas qu'il y régnait une singulière faveur à l'égard du duc d'Otrante. Singulière faveur dont jouit M. Fouché auprès des royalistes. Tandis qu'on prêtait à M. de Talleyrand le mérite d'avoir tout conduit à Vienne, on prêtait à M. Fouché le mérite d'avoir tout conduit à Paris. À Vienne s'était renouée la coalition qui avait vaincu Napoléon à Waterloo, mais à Paris s'était nouée l'intrigue qui, en arrachant à Napoléon sa seconde abdication, avait consommé sa ruine. Les lettres de M. de Vitrolles, et en général les rapports des divers agents royalistes étaient d'accord pour attribuer exclusivement à M. Fouché le mérite de cette intrigue, et les royalistes ardents qui l'avaient déjà pris en gré avant le 20 mars, disaient qu'ils avaient eu bien raison alors de voir en lui l'homme qui aurait pu tout sauver, car c'était ce même homme qui venait de tout sauver aujourd'hui. À cela les esprits modérés n'objectaient rien, et c'était un chœur universel de louanges pour le régicide qui venait de trahir Napoléon qu'il détestait, dans l'intérêt des Bourbons qu'il n'aimait pas, mais qu'il craignait peu, se figurant avec son ordinaire fatuité qu'il les mènerait comme de vieux enfants. Si on avait demandé à ces émigrés de Gand d'accepter tel honnête homme, connu par un amour sage et modéré de la liberté, on les aurait révoltés. Mais s'attacher un intrigant réputé habile, leur paraissait le comble de l'habileté. Voyant dans la Révolution française non de saines et grandes idées à dégager d'un chaos d'idées folles, mais un vrai déchaînement des puissances de l'enfer à réprimer, il leur fallait non pas un homme éclairé qui sût séparer les bonnes idées des mauvaises, mais une espèce de magicien infernal, fût-il couvert du sang royal, qui pût contenir ces puissances déchaînées. M. Fouché était pour eux ce magicien. En réalité, il n'était qu'un intrigant; léger, présomptueux, sans repos, et il eût été un scélérat, qu'il ne leur aurait pas moins convenu. Et c'étaient d'honnêtes gens qui raisonnaient de la sorte; tant le défaut de lumières conduit jusqu'aux approches du mal des âmes qui, si elles le voyaient distinctement, s'en éloigneraient avec horreur!

Louis XVIII, tranquille au milieu de ces agitations, voudrait conserver M. de Blacas. Pourtant le tranquille Louis XVIII n'était pour rien ni dans ces agitations, ni dans ces injustices, ni dans ces engouements. M. de Blacas ne lui semblait pas l'homme qui l'avait perdu, pas plus que MM. de Talleyrand et Fouché ne lui semblaient ceux qui l'avaient sauvé. Ce n'était ni aux déclarations de Vienne, ni aux intrigues de Paris, ni même à la bataille de Waterloo, qu'il croyait devoir son rétablissement déjà certain à ses yeux, mais à sa descendance de Henri IV et de Louis XIV! Cependant avec son sens habituel il accordait quelque mérite à celui, qui avait vaincu Napoléon à Waterloo, il faisait cas de sa personne, lui savait gré de ses dispositions bienveillantes, et était prêt à déférer à ses avis dans une certaine mesure. Le duc de Wellington lui avait fort conseillé de composer un ministère homogène, un comme on disait alors, d'écarter l'influence des émigrés et des princes, d'accorder l'autorité principale à M. de Talleyrand, et d'éloigner M. de Blacas, non que celui-ci fût coupable, mais parce qu'il était l'objet d'une répulsion universelle. Louis XVIII avait trouvé ces conseils fort sages, mais dans le nombre celui d'exclure M. de Blacas lui déplaisait au plus haut point. Le favoritisme chez Louis XVIII n'était autre chose que de l'habitude. Il s'était accoutumé à voir M. de Blacas à ses côtés, il appréciait ses principes, sa droiture, son esprit, il ne lui connaissait aucun tort réel, et avait la finesse de comprendre que les amis du comte d'Artois poursuivaient dans le prétendu favori l'ami dévoué du Roi. C'était un motif pour qu'il tînt à M. de Blacas, et qu'il ne se privât pas volontiers de ses services. Aussi avait-il paru s'obstiner à le conserver.

M. de Talleyrand avait quitté Vienne pour se rendre à Bruxelles, à l'époque où les souverains et leurs ministres abandonnaient le congrès, pour se mettre à la tête de leurs armées. M. de Talleyrand en partant de Vienne avait affiché un extrême dégoût du pouvoir, et déclaré bien haut que si on ne le délivrait pas des émigrés, il n'accepterait plus d'être le ministre de Louis XVIII, en quoi les membres de la coalition, assez enclins à condamner l'émigration, l'avaient fort approuvé. La plupart même avaient écrit à Gand qu'il fallait ménager M. de Talleyrand, et suivre entièrement ses conseils. Arrivé à Bruxelles, M. de Talleyrand s'y était arrêté, et avant de se transporter auprès du Roi avait spécifié les conditions sur lesquelles on paraissait généralement d'accord: ministère un, éloignement des influences de cour, déclarations rassurantes pour les intérêts inquiets, punition des coupables de la prétendue conspiration bonapartiste, et grand soin de séparer la cause royale de celle de l'étranger. Quant à ce dernier objet M. de Talleyrand avait imaginé une étrange combinaison, c'était que Louis XVIII quittât Gand avec sa cour, gagnât la Suisse, et entrât en France par l'Est, tandis que les souverains victorieux y entreraient par le Nord. Ces conditions indiquées, M. de Talleyrand était resté à Bruxelles, où il paraissait vouloir attendre qu'elles fussent agréées.

Conseils du duc de Wellington, et programme de gouvernement qu'il propose à Louis XVIII. Telle était la situation des choses au moment où le duc de Wellington apprenant l'abdication de Napoléon avait précipité sa marche sur Paris, à la suite des Prussiens. Avec son grand sens, il vit sur-le-champ ce qu'il convenait de faire. Cette lutte entre Louis XVIII et M. de Talleyrand lui parut fâcheuse. Il conseilla à Louis XVIII de céder à M. de Talleyrand sur tous les points, un seul excepté, l'entrée en France par la frontière de l'Est. Il lui semblait qu'il fallait au contraire que Louis XVIII arrivât tout de suite, pour faire cesser à Paris les divagations d'esprit; qu'il promulguât en même temps une déclaration des plus claires, des plus positives, dans laquelle en constatant que la dernière guerre était l'œuvre de Napoléon et non des Bourbons, il annoncerait qu'il venait s'interposer une seconde fois entre l'Europe et la France afin de les pacifier, dans laquelle il rassurerait les acquéreurs de biens nationaux, promettrait la formation d'un ministère homogène et indépendant, la prochaine réunion des Chambres, enfin la punition des coupables, réduite aux vrais auteurs de la conspiration qui avait ramené Napoléon en France. D'un autre côté lord Wellington fit dire à M. de Talleyrand de se contenter de ces concessions, de se réunir à Louis XVIII le plus tôt possible, et de pénétrer en France par la frontière la plus proche, celle du Nord, et non celle de l'Est qui était trop éloignée.

Ces conseils donnés, le duc de Wellington se rend aux portes de Paris. Ces conseils donnés avec toute l'autorité du vainqueur de Waterloo, le duc de Wellington partit pour se mettre à la tête de l'armée anglaise. Arrivé près de Paris, il essaya de faire entrer la raison dans la tête de Blucher, comme il venait d'essayer de la faire entrer dans la tête des Bourbons et des émigrés. On lui avait rapporté que Blucher voulait s'emparer de la personne de Napoléon, et comme on le disait alors tâcher d'en débarrasser le monde. Le duc de Wellington lui adressa sur-le-champ une lettre qui sera dans la postérité l'un de ses principaux titres de gloire.—La personne de Napoléon, lui écrivit-il en substance, n'appartient ni à vous ni à moi, mais à nos souverains qui en disposeront au nom de l'Europe. Si par hasard il leur fallait un bourreau, je les prierais de choisir un autre que moi, et je vous conseille, pour votre renommée, de suivre mon exemple.—Le départ de Napoléon, qu'il ne connaissait pas encore, allait du reste faire disparaître toute difficulté à cet égard. Le duc de Wellington regarde comme très-difficile d'enlever Paris de vive force, et conseille au maréchal Blucher d'y entrer par négociation. Le duc de Wellington s'occupa ensuite d'arrêter avec Blucher le système des opérations militaires à exécuter sous les murs de Paris. Les armées anglaise et prussienne n'avaient pu amener qu'environ 120 mille hommes, quoiqu'elles eussent ouvert la campagne avec 220 mille, ce qui prouvait qu'il ne leur en avait pas peu coûté de triompher de nous. Elles formaient une longue colonne dont la tête était près de Paris, la queue à la frontière. Napoléon n'étant plus là pour profiter de cette marche imprudente, le danger n'était pas grand; d'ailleurs cette mauvaise disposition se corrigeait d'heure en heure par l'effort des Anglais pour rejoindre les Prussiens. Mais 120 mille hommes pour forcer l'armée française sous Paris, c'était peu. La rive droite de la Seine, celle qui se présente la première, était fortement retranchée; la rive gauche l'était médiocrement, mais il fallait passer la rivière pour aller tenter au delà une opération difficile. On ne pouvait pas estimer à moins de 90 mille hommes les défenseurs de la capitale, dont 60 et quelques mille revenus de Flandre, les autres consistant en dépôts, marins, fédérés, élèves des écoles. C'était donc une singulière témérité que de prétendre emporter Paris de vive force, et négocier valait mieux, militairement et politiquement. On aurait ainsi le double avantage de ne pas compromettre le succès de Waterloo, et de ne pas ajouter à la profonde irritation des Français. Le duc de Wellington à la première vue des choses n'avait pu s'empêcher de penser de la sorte, mais le maréchal Blucher n'était point de cet avis. Il voulait avoir l'honneur en 1815, comme en 1814, d'entrer le premier dans Paris, et l'avantage d'y lever de grosses contributions pour son armée, peut-être même de faire pis encore, s'il y avait combat. Heureusement l'autorité du général prussien était loin d'égaler celle du général britannique.

Il s'abouche avec les commissaires chargés de négocier l'armistice. Telles étaient les dispositions, soit à Gand, soit au quartier général des armées alliées, lorsque nos commissaires s'abouchèrent avec le duc de Wellington à quelques lieues des murs de Paris, le 29 juin au matin. Il les accueillit avec beaucoup de politesse, mais en laissant voir des volontés parfaitement arrêtées. D'abord il paraissait douter de la sincérité de l'abdication de Napoléon, et demandait sa personne dont l'Europe disposerait seule, ce qui signifiait qu'un acte de barbarie n'était pas possible dès qu'on devait délibérer en commun. Les négociateurs lui disant que Napoléon devait être parti pour Rochefort, il avait répondu qu'après lui restait son parti, parti de violence, avec lequel la France ni l'Europe ne pouvaient espérer de repos. Il ne dissimule pas la nécessité d'admettre les Bourbons. Tout en ayant grand soin de répéter que l'Europe n'entendait pas se mêler du gouvernement intérieur de la France, il avait sous forme d'avis amical mais fort positif, conseillé de reprendre les Bourbons. Les commissaires ne repoussent pas les Bourbons, et n'insistent que sur les conditions de leur rétablissement. De leur côté les représentants de la commission exécutive, en rappelant que l'Europe avait promis de ne pas violenter la France dans le choix de son gouvernement, s'étaient montrés peu contraires au retour des Bourbons, quelques-uns même tout à fait favorables, mais le principe du retour admis, ils s'étaient longuement étendus sur les conditions. Quant à cet objet, le duc de Wellington avait répondu qu'il ne fallait pas faire subir au Roi l'humiliation de conditions imposées, qu'on devait s'en fier à l'efficacité de la Charte de 1814, qu'avec cette Charte on pouvait être libre, si on savait s'en servir; que ce qui avait manqué l'année précédente, c'était un ministère un et indépendant; que Louis XVIII avait promis formellement d'en composer un pareil, et qu'on obtiendrait sur ce sujet et sur d'autres toutes les satisfactions raisonnablement désirables.

M. de Flaugergues, homme d'esprit, d'opinions libérales très-prononcées, avait répliqué qu'il doutait qu'on pût amener les Chambres à accepter les Bourbons sans conditions, et il avait insisté sur un changement à la Charte, changement alors vivement désiré, et relatif à l'initiative des Chambres. La Charte de 1814 avait entouré cette initiative de très-grandes précautions, et on croyait à cette époque que l'influence des Chambres consistait dans le partage de l'initiative législative avec la couronne, parce qu'on n'avait pas encore appris par l'expérience que cette influence ne s'exerce véritablement que par un ministère pris dans le sein de la majorité, et que lorsque les Chambres ont la faculté d'en faire arriver un pareil au pouvoir, elles ont conquis non-seulement l'initiative, mais le gouvernement tout entier, dans la mesure du moins où elles peuvent l'exercer sans péril. Dans l'ignorance où l'on était alors de cette vérité, on tenait à l'initiative avec un entêtement puéril mais universel. Le duc de Wellington promet de chercher à les satisfaire. Lord Wellington promit de solliciter cette concession de la part de Louis XVIII, et ajourna ces pourparlers au lendemain. Avant de se séparer, on lui demanda si un prince de la maison de Bourbon autre que Louis XVIII (on indiquait sans le nommer M. le duc d'Orléans) aurait chance d'être accueilli par les souverains coalisés. Le duc répondit qu'il y penserait, et qu'il s'expliquerait sur ce sujet dans une prochaine entrevue.

Pendant ce temps arrive la déclaration de Cambrai, faite par Louis XVIII, et offrant un programme de gouvernement. Le duc employa le reste du jour à disposer ses troupes, à voir et à entretenir le maréchal Blucher pour lui inculquer ses idées, et, soit dans la nuit, soit le lendemain, eut de nouvelles conférences avec les envoyés de la commission exécutive. Dans l'intervalle, ces messieurs avaient appris d'une manière certaine le départ de Napoléon, et de son côté le duc de Wellington avait reçu des nouvelles fort importantes de la cour de Gand. Les gardes anglaises ayant surpris la place de Cambrai, Louis XVIII y était entré accompagné de M. de Talleyrand, et avait donné, à la date du 28 juin, la déclaration dite de Cambrai, qui était la déclaration de Saint-Ouen de la seconde restauration. Contenu de cette déclaration. Dans cette pièce, Louis XVIII disait qu'une porte de son royaume étant ouverte devant lui, il accourait pour se placer une seconde fois entre l'Europe et la France, que c'était la seule manière dont il voulait prendre part à la guerre, car il avait défendu aux princes de sa famille de paraître dans les rangs des étrangers; qu'à sa première entrée en France il avait trouvé les passions vivement excitées, qu'il avait cherché à les modérer en prenant entre elles la position d'un médiateur et d'un arbitre, qu'au milieu des difficultés de tout genre son gouvernement avait dû faire des fautes, mais que l'expérience ne serait pas perdue; qu'il avait donné la Charte, qu'il entendait la maintenir, et y ajouter même toutes les garanties qui pouvaient en assurer le bienfait; que l'unité du ministère était la plus forte qu'il pût offrir; qu'on avait parlé du projet de rétablissement de la dîme et des droits féodaux, d'atteinte même à l'irrévocabilité des ventes nationales, que c'étaient là d'indignes calomnies inventées par l'ennemi commun, pour en profiter, et qu'il suffisait de lire la Charte pour acquérir la certitude que rien de pareil ne pouvait jamais être à craindre; qu'enfin, en rentrant au milieu de ses sujets, desquels il avait reçu tant de preuves d'affection et de fidélité, il avait le parti pris d'oublier tous les actes commis pendant la dernière révolution; que cependant une trahison dont les annales du monde n'offraient pas d'exemple avait été commise, que cette trahison avait fait couler le sang des Français, et amené une seconde fois l'étranger au cœur du pays, que la dignité du trône, l'intérêt de la France, le repos de l'Europe, ne permettaient pas qu'elle restât impunie; que les coupables de cette trame horrible seraient désignés par les Chambres à la vengeance des lois, et que la justice prononcerait.

Cette déclaration était signée de Louis XVIII et de M. de Talleyrand. Elle contenait, comme on le voit, les idées qui avaient cours dans le moment. Les modérés y avaient mis l'aveu des fautes commises, le maintien et le développement de la Charte, les garanties aux acquéreurs de biens nationaux; le sage Wellington y avait introduit l'unité du ministère, et les purs émigrés la vengeance contre les prétendus auteurs de la conspiration de l'île d'Elbe, qui n'avait consisté que dans les fautes du gouvernement royal et dans l'habileté de Napoléon à en profiter.

Ces deux faits du départ de Napoléon et de l'arrivée de Louis XVIII avec sa déclaration, devaient simplifier beaucoup la tâche du duc de Wellington et des négociateurs de l'armistice. Ceux-ci annoncèrent au duc de Wellington le départ de Napoléon, et il n'y avait plus dès lors à demander qu'on livrât sa personne. Le duc de Wellington aborda tout de suite la question de la dynastie à substituer à celle des Bonaparte. La transmission de la couronne à Napoléon II ne lui parut pas mériter qu'on la traitât sérieusement, et il s'occupa uniquement de l'idée mise en avant, d'un prince de Bourbon autre que Louis XVIII. Sans désigner aucun individu, il soutint que pour le repos de l'Europe et de la France, un monarque dont les droits ne seraient pas contestés valait infiniment mieux qu'un prince appelé en dehors de la succession régulière, qu'un tel prince serait infailliblement inquiet, entreprenant, porté aux actions d'éclat, et que ce n'était point une disposition désirable, même pour la France, dont la politique n'aurait plus dès lors le calme et la prudence nécessaires. Il déclara au surplus, en spécifiant bien qu'il n'avait aucune instruction précise à ce sujet, que dans sa conviction une telle combinaison ne serait point agréée. Il ajouta qu'en tout cas, si la France voulait absolument Napoléon II, ou un membre de la famille de Bourbon autre que Louis XVIII, l'Europe serait obligée d'exiger des garanties plus grandes, par exemple l'occupation de quelques places fortes. C'était exclure d'une manière indirecte mais positive tout autre choix que celui de Louis XVIII. Le duc de Wellington s'attache à montrer à nos commissaires les avantages de la déclaration de Cambrai. Le duc de Wellington montra ensuite la déclaration de Cambrai, et fit valoir ce qu'elle contenait d'avantageux, comme aurait pu le faire l'Anglais le plus versé dans le système de la monarchie constitutionnelle. Les représentants du gouvernement provisoire n'élevèrent que deux objections, relatives, l'une à la restriction mise à l'oubli général des actes et des opinions, l'autre à la convocation des Chambres. Demande de quelques explications par nos négociateurs. Quant à la restriction mise à l'oubli général, ils semblaient craindre qu'elle ne s'appliquât aux régicides, et, comme tout le monde, ils étaient si persuadés qu'il avait existé une conspiration pour ramener Napoléon, qu'ils ne songeaient pas même à soutenir que les auteurs de cette conspiration dussent rester impunis. Réponse du duc de Wellington. Ils étaient bien loin de se douter que sous prétexte de poursuivre une conspiration qui n'avait existé que dans l'imagination exaltée des royalistes, on verserait le sang le plus illustre et le plus héroïque, et ils se contentèrent de l'explication donnée par le duc de Wellington relativement aux régicides, lesquels, disait-il, étaient si peu menacés, que le Roi avait voulu et voulait encore prendre M. Fouché pour ministre. Le général anglais mettait dans cette question une arrière-pensée qui n'était pas digne de son caractère loyal et sensé. Il était entré à un certain degré dans les idées de vengeance des royalistes, non point comme eux par une haine folle, mais par un calcul qui était très-général parmi les chefs de la coalition. Ceux-ci en voulaient beaucoup en effet à l'armée française, la croyaient coupable de conspiration dans le passé, ne l'en croyaient pas incapable dans l'avenir, et jugeaient utile de l'intimider par quelques exemples éclatants.

La seconde objection des commissaires était relative à la réunion des Chambres. La déclaration de Cambrai, en disant qu'on leur déférerait la désignation des coupables à excepter de l'oubli général, semblait annoncer la convocation de Chambres nouvelles, et ils auraient désiré que l'on conservât les Chambres actuelles, comme on l'avait fait en 1814, parce que c'eût été, suivant eux, un moyen de les disposer favorablement. Le duc de Wellington accueillit comme dignes d'attention les deux objections des commissaires, et prit l'engagement d'écrire à M. de Talleyrand pour obtenir une nouvelle rédaction, qui précisât mieux ce qu'on entendait par les coupables, et qui, en promettant la convocation des Chambres, s'exprimât de manière à ne point exclure la possibilité de conserver celles qui siégeaient actuellement.

Quant à l'armistice, le duc de Wellington le fait dépendre de l'éloignement de l'armée, et de la remise de Paris à la garde nationale. Ces points discutés, le duc de Wellington déclara qu'il n'y aurait d'armistice qu'à la condition d'éloigner l'armée française de Paris, de recevoir les armées anglaise et prussienne au moins dans les postes extérieurs, et de confier le service intérieur de la ville à la garde nationale, sous la protection de laquelle s'accompliraient ensuite les événements politiques qu'on désirait. Sans s'expliquer clairement sur la manière dont pourrait s'opérer la mutation de gouvernement, le duc de Wellington voulait que les troupes étrangères y eussent en apparence le moins de part possible, et l'armée française une fois reportée au delà de la Loire, il n'admettait d'autre intervention que celle de la garde nationale de Paris. Effectivement, avec toute l'autorité de son caractère et de sa position, il avait dit au fougueux Blucher qu'il fallait savoir mettre de côté la vaine gloire d'entrer en triomphateurs dans la capitale ennemie, et préférer le résultat utile au résultat flatteur; qu'enlever Paris de vive force était douteux, que de plus ce serait humilier la France, et compromettre l'avenir d'un gouvernement dont la durée intéressait tout le monde, et qu'il valait cent fois mieux assister hors de Paris à une révolution pacifique accomplie par la garde nationale, que d'opérer cette révolution soi-même à la suite d'un assaut.

Ainsi l'éloignement de l'armée française, Paris confié à la garde nationale, un silence complet gardé sur le futur gouvernement de la France, le rétablissement des Bourbons étant sous-entendu, telles étaient les bases principales sur lesquelles le duc de Wellington pensait qu'un armistice pouvait être conclu. Il chargea les commissaires de le déclarer au gouvernement provisoire, en lui ôtant toute espérance d'obtenir d'autres conditions. À ce sujet il leur montra une lettre de MM. de Metternich et de Nesselrode, datée du 26 juin, et écrite après la connaissance acquise de l'abdication de Napoléon, par laquelle ces ministres recommandaient aux généraux alliés de ne reconnaître aucune des autorités, feintes ou non, qui auraient succédé à l'empereur déchu, de n'interrompre les opérations militaires que lorsqu'ils seraient dans Paris, et maîtres d'y faire admettre le seul gouvernement acceptable par les puissances. Il n'y avait donc rien à gagner à attendre l'arrivée des souverains eux-mêmes. Il est inutile d'ajouter qu'en présence de semblables déclarations il était impossible de trouver un moyen d'arrangement dans l'abandon des places de la frontière. Il ne fut pas dit un mot de cet abandon, le général anglais voulant non pas Metz ou Strasbourg, mais Paris, afin d'y rétablir les Bourbons. Ce qu'il venait de déclarer aux commissaires, il le répéta à l'envoyé Macirone et à tous les agents secrets du duc d'Otrante. Il souhaitait le rétablissement des Bourbons avec le moins d'apparence possible de force étrangère, et avec un vrai régime constitutionnel, comme celui qu'il trouvait bon pour l'Angleterre. Quant à ce qui concernait M. Fouché lui-même, il répétait que les Bourbons ne demandaient pas mieux que d'être ses obligés, et de lui témoigner leur gratitude d'une manière positive. M. de Talleyrand avait été l'homme du dehors, M. Fouché serait celui du dedans, et à eux deux ils seraient traités comme les sauveurs de la monarchie.

Blucher contrarie autant qu'il peut les négociations. Pendant que ces choses se passaient au quartier général du duc de Wellington, le maréchal Blucher mécontent de négociations dont il était en quelque sorte exclu, et qui devaient d'ailleurs le priver d'entrer à Paris en vainqueur, gênait autant qu'il pouvait les communications de nos commissaires, à tel point que ceux-ci avaient eu la plus grande peine à faire part à M. Fouché de leurs entretiens avec le duc de Wellington, et à lui demander de nouvelles instructions. Le maréchal ne s'en tenait pas là, et tandis qu'il gênait la négociation autant qu'il dépendait de lui, il tâchait d'en trancher le nœud avec l'épée prussienne, en se transportant sur la rive gauche de la Seine. Il avait par ce motif envoyé toute sa cavalerie battre l'estrade pour enlever des ponts. Ceux de Sèvres, de Saint-Cloud, de Neuilly avaient été pourvus d'ouvrages défensifs, ceux de Besons et de Chatou brûlés. Celui du Pecq malheureusement, qui d'après les ordres du maréchal Davout aurait dû être détruit, ne l'avait pas été, grâce à la résistance de quelques habitants de Saint-Germain, les uns préoccupés de l'intérêt purement local, les autres d'un coupable intérêt de parti. Il fait passer la Seine à Saint-Germain par sa cavalerie. La cavalerie prussienne traversa donc Saint-Germain, et se porta sur Versailles. Elle courait des dangers sans doute, comme on le verra bientôt, mais le passage de la Seine était conquis, et Paris menacé sur la rive gauche, c'est-à-dire par son côté le plus faible.

Inquiétudes dans Paris en attendant les nouvelles de la négociation. Dans Paris on attendait impatiemment le résultat des négociations entamées pour un armistice, et on s'irritait de ne pas le connaître. M. Fouché se doutait bien de ce qu'il pouvait être, car le général Tromelin, l'agent Macirone, ayant réussi à traverser les avant-postes, étaient venus lui rapporter en toute hâte ce qu'exigeait le général britannique. Mais les courriers des négociateurs de l'armistice n'ayant pu pénétrer encore dans Paris, il ne savait rien d'officiel, et en profitait pour ne rien dire aux Chambres. Il se bornait à répéter autour de lui qu'on ne sortirait d'embarras qu'en admettant les Bourbons, sauf à exiger d'eux de bonnes et rassurantes conditions. Ombrages de Carnot. Ce langage avait vivement irrité les révolutionnaires, beaucoup moins les libéraux qui désiraient la liberté n'importe avec qui, mais soulevé chez les uns et les autres d'universelles défiances. Embarras de M. Fouché. Son désir et sa crainte d'en finir. M. Fouché se sentant suspect, en devenait plus hésitant, et bien qu'il ne vît plus d'autre issue que les Bourbons, il n'osait pas se décider, et cherchait à se servir du maréchal Davout, qui, en sa qualité de général en chef, appréciant mieux que personne la difficulté de tenir tête à l'ennemi, et ayant un caractère à ne rien cacher, était fort capable, ainsi qu'il l'avait déjà fait, de conclure hardiment au rétablissement des Bourbons. Il envoie M. de Vitrolles au maréchal Davout. Mais au lieu de prendre le maréchal comme il le fallait, c'est-à-dire par la voie ouverte et honnête, M. Fouché l'assiégeait de menées de tout genre, et lui dépêchait sans cesse M. de Vitrolles pour l'exciter sous main à faire la déclaration désirée. Ce n'était pas se conduire de manière à réussir, et c'était même s'exposer à des incidents qui pouvaient tout compromettre. En effet la présence fréquente de M. de Vitrolles auprès du maréchal en provoqua un qui faillit amener les conséquences les plus fâcheuses.

L'assemblée avait envoyé, comme on l'a vu, des représentants pour visiter l'armée, lui porter des proclamations, et la consoler du départ de Napoléon Ier en l'assurant qu'on travaillait pour Napoléon II. M. de Vitrolles rencontré par plusieurs représentants au quartier du maréchal Davout. Ces représentants, en se rendant à la Villette, au quartier général du maréchal Davout, y rencontrèrent M. de Vitrolles, furent très-surpris de trouver en pareil lieu un royaliste aussi connu, et qu'on croyait à Vincennes, engagèrent avec lui un entretien qui dégénéra bientôt en altercation violente, exprimèrent leur étonnement au maréchal, furent mal reçus par lui, visitèrent les troupes, furent fort applaudis par elles en parlant de Napoléon II, et retournèrent ensuite auprès des deux Chambres, auxquelles ils firent leur rapport et qu'ils remplirent de leurs défiances. Défiances qui en sont la suite. Dans le premier moment ils songèrent à dénoncer la commission exécutive comme en état de trahison flagrante, mais ils n'osèrent pas faire un tel éclat, et se bornèrent à signaler une main invisible, qui paralysait la défense et menaçait la sûreté de la capitale et des pouvoirs établis. Comme ils disaient que l'armée, épuisée de fatigue, ne se réveillait qu'au nom de Napoléon II, Faisons comme elle, s'écrièrent plusieurs représentants, et crions: Vive Napoléon II!—L'assemblée se leva tout entière, et renouvela ainsi ses engagements avec la dynastie impériale dans la personne de l'enfant prisonnier. Au sein de la commission exécutive, on s'exprima plus clairement, et l'incident de la Villette y devint le sujet d'une scène des plus vives. Scène de Carnot à M. Fouché au sujet de la présence de M. de Vitrolles au quartier général de la Villette. Carnot fortement agité par les circonstances, et dans son agitation, tantôt disposé à subir les Bourbons, tantôt voyant une trahison dans tout ce qui tendait à les ramener, s'en prit à M. Fouché de ce qui s'était passé au quartier général de la Villette. Il demanda pourquoi M. de Vitrolles était en ce lieu, ce qu'il y faisait, qui lui avait rendu la liberté, et dans quel but on la lui avait rendue. M. Fouché, dont le sang ne bouillonnait pas souvent, finit par s'emporter à son tour.— Réponse de M. Fouché. À qui en voulez-vous donc? dit-il à Carnot. Pourquoi vous en prendre à tout le monde de la difficulté des circonstances? Puisque vous ne savez pas garder votre sang-froid, et qu'il vous faut quelqu'un à qui faire une querelle, allez donc attaquer le maréchal Davout à la tête de ses troupes, et vous trouverez probablement à qui parler. Si c'est à moi que vous en voulez, accusez-moi devant les Chambres, et je vous répondrai.—Cette vive réplique avait non pas satisfait, mais éteint Carnot, qui succombait comme ses collègues sous la violence et la fausseté de la situation. Ne vouloir ni de Napoléon, ni des Bourbons, était une double négation aboutissant au néant. Carnot n'avait pas à se reprocher la première, mais s'obstiner dans la seconde n'était digne ni de son esprit, ni de son patriotisme.

Sentant la nécessité d'en finir, M. Fouché veut provoquer de la part des militaires une déclaration qui implique l'impossibilité de se défendre. Il fallait pourtant en finir, et, tout hésitant qu'il était, M. Fouché sentant plus que personne la nécessité de sortir de cette situation périlleuse, entre les armées ennemies d'une part, prêtes à attaquer Paris, et la Chambre des représentants de l'autre, prête à passer de l'abattement aux plus folles déterminations, résolut de provoquer une conférence sérieuse avec les chefs militaires, pour les forcer à s'expliquer sur la question essentielle du moment. Pouvait-on ou ne pouvait-on pas défendre Paris? Si on le pouvait, il fallait combattre; si on ne le pouvait pas, il fallait se rendre.—C'était effectivement la seule manière de sortir de ce labyrinthe, et la démarche était bien conçue. Mais il y manquait la franchise qu'on aurait pu y mettre, et qui, en abrégeant cette douloureuse agonie, aurait sauvé la dignité de tout le monde, fort compromise par ces longues tergiversations.

L'état de l'armée de Paris, meilleur qu'on ne l'avait supposé, contrarie les desseins de M. Fouché. Pourtant les circonstances, en s'améliorant à quelques égards, avaient rendu moins facile la solution imaginée par M. Fouché. En effet, sur les rapports trop alarmants du maréchal Grouchy, on avait cru l'armée qui se repliait sur Paris en déroute, et incapable de couvrir la capitale. En la voyant, on en avait conçu meilleure idée. Le corps de Vandamme, ancien corps de Grouchy, était intact dans son personnel et son matériel, et, ne se consolant pas d'avoir été absent à Waterloo, ne demandait qu'à verser son sang sous les murs de la capitale. Les troupes revenues de Waterloo, moins bien armées, avaient néanmoins repris leur ensemble et leur ardeur. Les deux masses réunies, défalcation faite de quelques pertes essuyées dans la retraite de Laon à Paris, s'élevaient à 58 mille hommes, et rien assurément ne les égalait en valeur et en énergie morale. Au nom de Napoléon II elles entraient en effervescence, mais quelque dût être la souverain qu'on leur destinait, elles étaient saisies d'une espèce de rage à la vue des Prussiens et des Anglais. Moyens de défense réunis autour de Paris. On avait trouvé dans les dépôts repliés sur Paris, environ 12 mille hommes, ce qui portait à 70 mille hommes les troupes de ligne disponibles. On avait armé sous le titre de tirailleurs de la garde nationale environ 6 mille fédérés, et si une défiance injuste n'avait retenu le gouvernement, il eût été facile d'en armer quinze mille au moins. On pouvait compter pour le service de l'artillerie sur quelques mille canonniers de la marine, des vétérans et des écoles. Il n'était donc pas impossible de réunir 90 mille hommes en avant de la capitale, dont 70 mille parfaitement mobiles, et pouvant être portés à volonté sur l'une ou l'autre rive de la Seine. Sur la rive droite, c'est-à-dire sur la partie qui se présentait la première à l'ennemi, les ouvrages étaient achevés et complétement armés. Sur la rive gauche, au contraire, les ouvrages étaient à peine ébauchés. Mais cette rive offrait, à défaut d'ouvrages, un moyen de défense considérable, c'était la Seine à traverser. Il fallait en effet que pour opérer sur la rive gauche l'ennemi passât la rivière, et il était dès lors obligé de se partager en deux masses, position des plus dangereuses, et dont le général français devait nécessairement tirer un grand parti. Napoléon, manœuvrant avec 70 mille hommes sur les deux rives de la Seine, aurait certainement fait essuyer un sort fâcheux à l'une des deux armées ennemies, et probablement à toutes les deux. Même à défaut de Napoléon, un homme aussi expérimenté et aussi ferme que le maréchal Davout pouvait encore opposer une forte résistance, aussi longtemps du moins qu'il n'aurait sur les bras que les armées du duc de Wellington et du maréchal Blucher.

Le maréchal Davout avait laissé sur la rive droite de la Seine les troupes venues de Waterloo, placé Vandamme avec l'ancien corps de Grouchy sur la rive gauche, et établi la garde impériale en réserve, dans le Champ de Mars, avec un pont de bateaux à côté du pont d'Iéna, pour faciliter les mouvements d'une rive à l'autre. Il avait braqué une artillerie de gros calibre sur les hauteurs d'Auteuil pour balayer la plaine de Grenelle, dans le cas où l'ennemi, opérant par la rive gauche, attaquerait en force Vaugirard.

Les Prussiens, comme on vient de le voir, avaient enlevé le pont de Saint-Germain, et voulaient agir sur la rive gauche avec soixante mille hommes, pendant que les Anglais menaceraient la rive droite avec cinquante mille. Des marches rapides, quelques combats, l'occupation de plusieurs points sur les derrières, avaient réduit à 110 mille combattants les deux armées envahissantes.

Vraisemblance de la victoire si on livrait bataille. Y avait-il chance, dans un pareil état de choses, de défendre Paris victorieusement? Avec des vues plus arrêtées dans le gouvernement, avec quelques précautions militaires ajoutées à celles qu'on avait prises, il est certain qu'on aurait pu arrêter les armées anglaise et prussienne, qu'on les aurait même gravement punies de leur témérité. En effet, les hauteurs de Montmartre, de Belleville, de Charonne, étaient dans un état complet de défense; mais les approches de la Villette et de la Chapelle, et surtout les abords du canal de Saint-Denis, auraient dû être mieux garantis. Avec plus de soin dans cette partie de la défense on aurait rendu une attaque sur la rive droite impraticable, de manière à n'avoir aucun souci pour cette rive, moyennant qu'on y laissât seulement les dépôts, les tirailleurs et les fédérés. Dans ce cas les 58 mille hommes de l'armée de Flandre auraient pu être transportés en entier sur la rive gauche, et opposés à l'armée prussienne. De ce côté, comme il était indispensable de manœuvrer afin de pousser l'ennemi à la Seine, il aurait fallu pouvoir s'éloigner de Vaugirard et de Montrouge d'une ou deux lieues, et élever par conséquent quelques ouvrages qui couvrissent cette partie de Paris. Il est donc certain qu'avec quelques compléments d'ouvrages à la rive droite, et quelques commencements d'ouvrages à la rive gauche, en armant en outre un plus grand nombre de fédérés, on aurait pu laisser 25 mille hommes à la rive droite, et se porter avec soixante-dix mille à la rive gauche, pour y accabler les Prussiens. Ceux-ci mis en déroute, les Anglais auraient été exposés à un désastre.

Après avoir gagné une bataille sous les murs de Paris, naissait la question de savoir si on pourrait tenir tête au reste de la coalition. Mais, même dans ce cas, y avait-il chance d'un succès sérieux, et véritablement salutaire pour le pays? Il arrivait 200 mille ennemis par l'Est, dont 50 mille sous le maréchal de Wrède, n'étaient qu'à quatre ou cinq journées de Paris. Même en essayant d'un coup de désespoir heureux, ne courait-on pas le risque, pour tirer de Waterloo une vengeance éclatante, de succomber plus désastreusement encore quelques jours plus tard? Sans doute, si après un grand succès on avait eu Napoléon pour profiter de l'élan imprimé aux âmes, il n'eût pas été impossible de tenir tête à la coalition. Mais Napoléon parti pour Rochefort, un succès sous les murs de Paris n'aurait probablement produit d'autre résultat que d'irriter la coalition, et de rendre notre condition plus fâcheuse.

Dispositions personnelles du maréchal Davout. Pourtant on conçoit, dans une situation comme celle où était alors la France, le penchant à une lutte désespérée, on conçoit qu'on s'exposât aux plus graves périls pour porter aux Prussiens et aux Anglais un coup mortel qui nous consolât de Waterloo, fallût-il le lendemain essuyer un sort plus dur!

Juillet 1815. Ses perplexités entre le désir de livrer bataille, et la crainte de compromettre irrévocablement le pays avec les puissances de l'Europe. C'était là le conflit qui se passait dans l'âme de l'inflexible défenseur de Hambourg, devenu le défenseur de Paris. Accuser un tel homme de faiblesse ou de lâcheté n'est qu'une folie de l'esprit de parti! Il voyait parfaitement le pour et le contre de la position; il sentait l'avantage d'avoir affaire à des ennemis partagés entre les deux rives de la Seine, ne pouvant communiquer qu'assez difficilement d'une rive à l'autre pour s'entre-secourir, tandis que l'armée chargée de défendre Paris, maîtresse de tous les passages, pouvait toujours se porter en masse sur la portion de l'armée alliée qui se serait hasardée sur la rive gauche, et lui faire subir un cruel échec. Comme général, il était tenté de livrer une bataille qui offrait de pareilles chances: comme citoyen, il voyait, en cas d'insuccès, le danger de Paris exposé à la fureur de la soldatesque prussienne, et dans le cas même d'une grande victoire, le peu de conséquence de cette victoire pour la suite de la résistance, deux cent mille coalisés devant successivement arriver dans l'espace de quinze à vingt jours. Il était donc perplexe, et en lui le soldat et le citoyen étaient opposés l'un à l'autre. Son irritation contre M. Fouché, qui au lieu d'agir franchement use des plus misérables finesses. Il était de plus rempli de défiance et d'humeur à l'égard de M. Fouché, auquel il avait offert un moyen franc et droit de mettre fin à la crise, en faisant une déclaration sincère aux Chambres, et en leur proposant le rétablissement pur et simple des Bourbons à des conditions honorables et rassurantes. Or, ce moyen M. Fouché, après l'avoir accueilli, l'avait laissé écarter sous les plus faibles prétextes, et tandis que secrètement il promettait aux agents royalistes tout ce qu'ils demandaient, publiquement il travaillait à jeter sur le chef militaire la responsabilité des événements, en l'obligeant à déclarer l'impossibilité de la résistance. Le maréchal était donc à la fois combattu quant à la résolution à prendre, et profondément irrité contre M. Fouché, qui au lieu d'accepter le moyen simple, honnête, de dire la vérité aux Chambres, s'enfonçait dans mille replis tortueux, et, en se faisant valoir sous main auprès des royalistes, prétendait en même temps aux yeux des révolutionnaires, des bonapartistes, mettre sur le compte du commandant de l'armée de Paris le refus de combattre, et la soumission aux volontés de l'ennemi.

Telle était la disposition du maréchal lorsqu'il reçut le 1er juillet au matin l'invitation du duc d'Otrante de se rendre dans le sein de la commission exécutive pour y délibérer sur la grave question de savoir s'il fallait résister ou céder aux exigences des généraux ennemis. Le maréchal Davout, traitant M. Fouché comme M. Fouché traitait souvent ses collègues de la commission, avec une certaine négligence hautaine, ne se pressa point d'assister à une séance où il prévoyait peu de franchise et de sérieux. D'ailleurs ayant établi son quartier général à Montrouge il était occupé à placer ses troupes, à veiller à leur établissement dans les postes où elles devaient combattre, et il employa la matinée à remplir son rôle de général en chef plutôt que celui de membre du gouvernement, qui n'était qu'accessoirement le sien. La commission exécutive voyant le peu d'empressement du maréchal à répondre à l'appel de M. Fouché, lui adressa en son nom collectif l'invitation de se rendre auprès d'elle sans le moindre délai. Il s'y transporta sur-le-champ. C'était dans l'après-midi. Réunion extraordinaire de personnages civils et militaires pour examiner la question de savoir si on peut se défendre. On avait convoqué, outre la commission exécutive, les ministres, le bureau des deux Chambres, le maréchal Masséna, commandant la garde nationale de Paris, le maréchal Soult, le maréchal Lefebvre, les généraux Évain, Decaux, de Ponthon, ces derniers chargés des services de l'artillerie et du génie. On n'avait point convoqué le maréchal Ney, dont les paroles à la Chambre des pairs avaient fort compromis l'autorité.

Lorsque tout le monde fut assemblé, M. le duc d'Otrante exposa l'objet de la réunion, et, sans révéler entièrement le résultat des négociations entamées par MM. Boissy d'Anglas, Valence, Andréossy, de Flaugergues et de La Besnardière au quartier général du duc de Wellington, ne dissimula pas que les deux généraux ennemis devenaient à chaque instant plus menaçants, qu'ils ne montraient aucune disposition à signer un armistice, à moins qu'on ne leur livrât Paris, c'est-à-dire le siége du gouvernement, pour y faire ce qui leur conviendrait. Il n'y avait besoin ni de beaucoup d'intelligence, ni de beaucoup d'explications pour comprendre que ce dont il s'agissait, ce n'était pas de mettre Paris à feu et à sang, mais d'y opérer une révolution.

M. Fouché expose la question, et personne ne prenant la parole, il provoque les personnages présents à s'expliquer. Après l'exposé fort bref de la question, M. Fouché attendit qu'on prît la parole, et personne n'étant pressé de risquer un avis sur un sujet si grave, chacun se tut. M. Fouché alors provoqua lui-même la manifestation des opinions, et interpella de préférence les membres de la réunion qui appartenaient à la Chambre des représentants, comme ceux qu'il importait surtout d'amener à se compromettre. Il interpella notamment M. Clément du Doubs[30], homme sincère et considéré, membre du bureau de la seconde Chambre. M. Clément déclara que la question étant militaire, c'était aux chefs de l'armée à s'expliquer, et il sembla provoquer l'illustre Masséna à donner son avis. L'immortel défenseur de Gênes, ayant vu revenir les Bourbons avec regret en 1814, Napoléon avec plus de regret en 1815, sentait très-bien les misères de la situation actuelle, et s'il avait voulu prendre quelque part encore aux événements, aurait conseillé d'aller par la voie la plus courte et la plus droite au résultat, qui lui semblait inévitable, c'est-à-dire au rétablissement des Bourbons. Il répondit d'une voix affaiblie par le découragement plus encore que par sa santé, qu'il savait par expérience combien de temps on pouvait tenir dans une grande ville contre un ennemi puissant, mais qu'il ignorait les ressources réunies autour de la capitale, et ne pouvait par conséquent se prononcer sur le sujet en question en parfaite connaissance de cause.

Le maréchal Davout amené à donner son avis. Cette réponse appelait forcément à s'expliquer le maréchal Davout, ministre de la guerre, et général en chef de l'armée chargée de défendre Paris. Il s'exprima durement et avec humeur, et de manière à laisser voir que cette humeur s'adressait au politique tortueux qui, au lieu de dénouer simplement la situation, semblait la compliquer à plaisir.—Que lui demandait-on? Voulait-on savoir s'il était possible de livrer bataille autour de Paris? Il affirmait que c'était possible, qu'il y avait grande chance de vaincre, et que quant à lui il était prêt à combattre énergiquement et avec confiance. Il en donna alors les raisons en homme du métier, qui, sans être formé à la parole, exprimait convenablement ce qu'il savait bien. Son discours fit sur l'assistance un effet considérable.— Il déclare que s'il ne s'agit que de livrer bataille, il est prêt à la donner, et certain de la gagner. Ainsi, ajouta-t-il, si on fait reposer uniquement la question sur la possibilité de livrer et de gagner une bataille, je déclare que je suis prêt à la livrer et que j'espère la gagner. J'oppose donc un démenti formel à tous ceux qui répandent que c'est moi qui refuse de combattre, parce que je le crois impossible. Je déclare ici le contraire, et demande acte de ma déclaration.—

La figure de M. Fouché qui changeait peu de couleur, devint plus pâle que de coutume, et, embarrassé par des paroles qui s'adressaient visiblement à lui, il répliqua d'un ton amer: Vous offrez de combattre, mais pouvez-vous répondre de vaincre?—Oui, repartit l'intrépide maréchal, oui, j'en réponds, si je ne suis pas tué dans les deux premières heures.—

Embarras de M. Fouché. Cette nouvelle réplique embarrassa davantage encore M. Fouché, qui cependant, s'il avait été un esprit net, un caractère loyal, aurait dû porter la question sur le terrain où le maréchal tendait visiblement à l'amener. En effet la victoire, toujours douteuse malgré les plus favorables apparences, ne tranchait rien, car il arrivait 200 mille ennemis pour recueillir les débris des armées anglaise et prussienne. Lorsqu'en 1814 Napoléon à Fontainebleau voulait livrer un dernier combat désespéré, il en aurait fini s'il eût battu les souverains enfermés dans Paris, fini pour bien du temps au moins, puisqu'il ne restait presque rien derrière les ennemis qu'il aurait accablés dans les murs de la capitale, et il serait demeuré debout, prodigieusement grandi par la victoire. Mais ici Blucher et Wellington repoussés, on devait avoir sous huit jours trois fois plus d'ennemis à combattre, et on n'avait pas Napoléon pour manœuvrer. La bataille ne décidait donc rien. Discutée dans les rangs de l'armée, sous les murs de Paris, et par des soldats, un noble désespoir pouvait la faire résoudre: discutée par des citoyens, par des hommes d'État, dans un conseil de gouvernement, elle devait être repoussée comme une résolution généreuse sans doute, mais pouvant amener les plus funestes conséquences.

Il ne sait pas poser la question, qui réside non dans la bataille, mais dans ses conséquences. Le duc d'Otrante ne sachant ou n'osant poser la question comme elle devait être posée, se trouvait dans le plus grand embarras, lorsqu'il reçut un secours imprévu de l'homme qui presque tous les jours était sur le point de lui jeter à la face le mot de traître, et cet homme était Carnot. Cet excellent citoyen descendait de cheval, tout couvert de poussière. Il venait de parcourir les environs de Paris, et d'en faire comme ingénieur une reconnaissance complète. Carnot, sans le vouloir, vient au secours de M. Fouché. Il déclara que dans sa conviction, on ne pouvait, sans exposer la ville et la population de Paris à un affreux désastre, braver une attaque des armées coalisées. Après avoir fait une reconnaissance autour de Paris, il est d'avis qu'on ne peut se défendre. Sur la rive droite les ouvrages n'étaient pas tels qu'on pût les livrer à leur seule force, et porter l'armée tout entière sur la rive gauche. Sur la rive gauche les ouvrages étaient absolument nuls, et il était à craindre si on s'éloignait de la ville qu'elle ne tombât dans les mains de l'ennemi. Or, pour déloger les Prussiens des hauteurs de Meudon, il fallait manœuvrer, découvrir dès lors Montrouge et Vaugirard, et compromettre ainsi la sûreté de Paris. D'ailleurs il n'était pas exact que les armées anglaise et prussienne fussent dans l'impossibilité de se porter secours. La saison et les basses eaux rendaient la Seine presque guéable en certains endroits; vers Chatou, Argenteuil, les deux armées alliées semblaient occupées à établir une communication entre elles, et il serait possible qu'on eût à combattre sur la rive gauche, outre l'armée prussienne une moitié de l'armée anglaise, c'est-à-dire 80 mille hommes, avec 50 ou 60 mille au plus. Les chances étaient donc douteuses, plus douteuses que ne paraissait le croire le maréchal commandant en chef, et lui, Carnot, qui n'était pas suspect, car sa tête ne serait guère en sûreté après un nouveau retour des Bourbons, il n'osait conseiller de livrer sous Paris une bataille désespérée.

L'opinion d'un patriote et d'un officier du génie tel que Carnot, produisit et devait produire un grand effet sur les assistants. Le maréchal Soult appuya l'avis de Carnot, et dit qu'après avoir examiné les ouvrages de la rive droite elle-même, il ne les trouvait pas parfaitement rassurants, que le canal Saint-Denis était loin d'offrir un obstacle insurmontable aux assaillants, qu'en arrière du canal rien n'avait été préparé pour opposer une seconde résistance, et qu'un ennemi qui aurait forcé le canal pourrait bien entrer pêle-mêle avec nos soldats repoussés dans les faubourgs de Paris, pendant qu'on se battrait avec plus ou moins de succès sur la rive gauche.

Le maréchal Lefebvre est d'un avis absolument contraire. Cependant le maréchal Lefebvre, vieux révolutionnaire peu aisé à décourager ou à ramener aux Bourbons, combattit cet avis. Quant à lui il pensait que peu de jours suffisaient pour compléter les ouvrages de la rive droite, de manière à les rendre invincibles, pour commencer ceux de la rive gauche, de manière à leur donner une force relative qui permît de s'en éloigner quelques heures, qu'il restait dans Paris beaucoup de bras à armer, assez pour qu'on pût se présenter au dehors avec 70 mille hommes de troupes actives, qu'il était presque certain dès lors qu'on gagnerait une bataille, et qu'après une bataille gagnée la situation changerait de face.

Après une discussion sans résultat, on aboutit à l'idée de renvoyer la question à un conseil exclusivement militaire. Cette manière de voir était très-soutenable; mais ni M. Fouché ni aucun autre ne portait la question au delà, c'est-à-dire n'embrassait l'ensemble de la situation, de façon à montrer qu'un succès sous Paris ne décidait rien, et laissait les choses fort peu améliorées, peut-être même empirées. La question demeurant technique, et se renfermant dans le plus ou moins de probabilité d'un succès sous les murs de Paris, les militaires semblaient seuls compétents. Les personnages de l'ordre civil qui étaient les plus nombreux, trouvant dans le tour qu'avait pris la discussion un moyen de se dérober à la responsabilité d'une décision, dirent que la question étant toute militaire, c'était à des militaires à la résoudre, et qu'il fallait la soumettre à un conseil spécial composé exclusivement d'hommes du métier.

Convocation d'un conseil de guerre pour la soirée. Cet avis, commode pour la plupart des assistants, fut adopté sur-le-champ, et on arrêta que dans la soirée un conseil de guerre, composé de généraux, serait appelé à se prononcer. C'était éluder et non trancher la difficulté, car en la rejetant sur les militaires, il resterait toujours, même après qu'ils auraient déclaré la défense de Paris possible, à examiner si la défense de Paris opérée avec succès, la question de résistance à l'Europe serait véritablement résolue.

M. Fouché qui en la posant franchement aurait pu faire résoudre tout de suite cette question redoutable, s'ingénia de nouveau pour atteindre le double but, d'amener la solution qu'il désirait, et d'en faire peser la responsabilité sur les militaires. En conséquence il libella les questions destinées au conseil de guerre, de manière à forcer pour ainsi dire la réponse à chacune d'elles. Ces questions furent les suivantes. Quelle était la situation de Paris sous le rapport des ouvrages, de leur armement, et des munitions? Pouvait-on résister dans le cas d'une attaque simultanée sur les deux rives de la Seine? Pouvait-on en cas d'échec, répondre des suites de cet échec pour la ville et pour la population de la capitale? En tout cas combien de temps pouvait-on prolonger la résistance?

Pendant cette délibération, il se passe un événement de guerre à Versailles. Pendant que le conseil de guerre se réunissait dans la soirée à la Villette, on apprit la nouvelle d'un combat brillant qui avait été livré le matin à Versailles par la cavalerie française à la cavalerie prussienne. Averti par le général Grenier qui venait d'inspecter nos positions, que la cavalerie prussienne s'était portée sur Versailles, le maréchal Davout avait ordonné au général Exelmans d'aller à sa rencontre et de la culbuter. Brillant combat du général Exelmans contre la cavalerie ennemie, et destruction de deux régiments prussiens. Le général Exelmans, qui était des plus décidés à combattre jusqu'au dernier moment, se hâta, sur l'avis qu'il avait reçu, de courir au-devant de l'ennemi. Il plaça le général Piré en embuscade à Rocquencourt avec les 1er et 6e de chasseurs, avec le 44e de ligne, et se mettant lui-même à la tête des dragons, il marcha sur Versailles par la route de Vélizy. La cavalerie ennemie se composait des deux régiments de hussards de Brandebourg et de Poméranie, sous le colonel de Sohr, ne comptant pas moins de 1,500 chevaux. Le général Exelmans les ayant aperçus en avant de Versailles, les chargea à outrance avec les 5e et 15e de dragons, pendant que le 6e de hussards et le 20e de dragons, sous le brave colonel de Briqueville, les prenaient en flanc. Poussés vivement sur Rocquencourt, et accueillis par le feu du 44e de ligne, par les charges des 1er et 6e de chasseurs, ces deux régiments furent culbutés et entièrement détruits. À peine quelques fuyards purent-ils porter au quartier général prussien la nouvelle de leur mésaventure. L'infanterie prussienne qui était à Saint-Germain se mit alors en marche, mais trop tard, pour venir au secours de sa cavalerie.

Ce brillant fait d'armes, le dernier de vingt-deux ans de luttes sanglantes, était une légère consolation de nos malheurs, et ne changeait rien au fond des choses. Le conseil de guerre réuni dans la soirée à la Villette, se trouva tout à fait mis à l'aise par la manière dont on lui avait posé la question, en l'enfermant dans un nombre de points déterminés, sur lesquels il avait exclusivement à s'expliquer. Sur ces points en effet les réponses ne pouvaient manquer d'être conformes aux désirs du duc d'Otrante.

Réponse du conseil de guerre aux questions posées par M. Fouché. À l'égard des ouvrages de Paris, le conseil déclara ceux de la rive droite suffisants et bien armés, ceux de la rive gauche nuls. Il reconnut en outre que les munitions étaient abondantes. Quant à une double attaque, exécutée sur les deux rives de la Seine par les armées anglaise et prussienne, il la jugea peu probable, mais impossible à soutenir si elle était simultanée. Il y avait beaucoup à dire sur ce point, car il était probable que l'attaque de la rive droite ne serait que secondaire, et que celle de la rive gauche serait la principale. En ne laissant dès lors que la moindre partie des forces françaises sur la rive droite, soixante mille hommes sur la rive gauche devaient faire face à tout, et contenir au moins l'ennemi s'ils ne parvenaient à le battre à plate couture. La réponse sur ce point était donc fort contestable. Quant aux conséquences pour la population d'une attaque de vive force qui n'aurait pas été victorieusement repoussée, le conseil de guerre dit avec raison qu'aucun général ne pouvait répondre des suites d'une bataille perdue. Enfin, quant à la durée de la résistance qu'il serait possible d'opposer à l'ennemi, le conseil déclara qu'il était encore plus difficile de s'expliquer d'une manière satisfaisante, car on ne pouvait absolument pas la prévoir.

Rien de tout cela ne résolvait la véritable question qui était de savoir si, en faisant essuyer devant Paris un sanglant échec aux Prussiens et aux Anglais, notre position serait suffisamment améliorée à l'égard des Russes, des Autrichiens et des Allemands, pour qu'on n'eût pas à regretter d'avoir livré bataille. Mais le conseil, interrogé sur des points déterminés, avait fait sur ces points des réponses convenables, et, sauf une, parfaitement vraies. Du reste, ces réponses suffisaient au subtil président du gouvernement provisoire. Sur cette réponse, M. Fouché amène le gouvernement provisoire à reconnaître l'impossibilité de se défendre. Dès que les hommes compétents déclaraient que sur la rive gauche Paris était tout à fait découvert, que si l'attaque sur les deux rives était simultanée elle ne pourrait être repoussée, que les conséquences pour la population étaient impossibles à prévoir, et que la durée de la résistance ne serait dans tous les cas que très-temporaire, la conclusion à tirer devenait évidente. Traiter à tout prix était la seule ressource. Dans le sein du gouvernement provisoire, le véritable adversaire de M. Fouché, Carnot, n'avait plus le droit de contester une telle conclusion, puisqu'il avait soutenu contre le maréchal Davout l'avis que la résistance était impossible. Grenier l'avait appuyé; Quinette n'était pas militaire, et quant au cinquième membre de la commission, M. de Caulaincourt, il pensait que Napoléon écarté il n'y avait qu'à recevoir les Bourbons aux conditions les moins mauvaises. M. Fouché ayant réussi, comme il le voulait, à rejeter principalement sur les militaires la responsabilité de la solution, déclara que dans l'état des choses il ne restait qu'une ressource, c'était de renouer la négociation de l'armistice. Indépendamment des nouvelles instructions à envoyer aux commissaires qui avaient écrit du quartier général pour en demander, il était facile de s'adresser directement à Blucher, puisqu'on se trouvait aux prises avec lui sur la rive gauche de la Seine. On se décide à envoyer un parlementaire au maréchal Blucher du côté de Saint-Cloud. Un parlementaire envoyé aux avant-postes, entre Vaugirard et Issy, pouvait faire naître une transaction, de la manière la plus naturelle et la plus conforme aux règles de la guerre. Il y avait à procéder ainsi l'avantage de flatter Blucher, qu'on savait très-jaloux du duc de Wellington, et comme on ne doutait pas de la modération de ce dernier, toujours disposé à se prononcer pour l'avis le plus raisonnable, flatter le général prussien, le moins maniable des deux, par une démarche militairement très-motivée, était une conduite bien entendue, et qui dans la situation n'était pas plus humiliante que tout le reste. Mais avant de dépêcher un parlementaire aux avant-postes prussiens, M. Fouché, toujours enclin aux communications clandestines, voulut réexpédier le colonel Macirone au duc de Wellington, et le général Tromelin au maréchal Blucher, pour connaître confidentiellement et bien au juste les conditions auxquelles il serait possible d'obtenir un armistice. Il désirait en outre, au moyen de cette nouvelle démarche, savoir si on devait définitivement se résigner aux Bourbons, et dans ce cas les disposer à faire les concessions nécessaires pour rendre leur rétablissement moins difficile. Il conseillait au duc de Wellington (le seul des deux généraux ennemis capable de comprendre ces considérations politiques) de n'être pas pressé d'entrer dans Paris, de laisser aux passions le temps de se calmer, de ménager l'armée, de lui conserver surtout le drapeau tricolore, de donner aussi certaines satisfactions aux Chambres, de leur concéder l'initiative, de les maintenir en fonctions toutes deux, de proclamer enfin l'oubli complet de tout ce qui s'était passé avant comme après le 20 mars. Avec ces ménagements, disait M. Fouché, on surmonterait les difficultés du moment, et on aurait pour instruments du rappel des Bourbons, ceux mêmes qui semblaient y être le plus opposés. Ces communications devaient être transmises au duc de Wellington par le colonel Macirone. M. Tromelin ne devait pas entrer dans autant de détails avec le prince Blucher, mais sa mission était de savoir au juste à quelles conditions on pourrait s'entendre avec cet implacable Prussien.

Le général Tromelin envoyé auprès du maréchal Blucher. C'était le 1er juillet au soir que le conseil de guerre avait rendu la décision que nous venons de rapporter; le gouvernement provisoire avait pris son parti le 2 juillet au matin. Les deux envoyés, MM. Macirone et Tromelin, se mirent en route le 2 dans l'après-midi, le premier se dirigeant vers Gonesse, le second vers Saint-Cloud. Le colonel Macirone fut arrêté aux avant-postes anglais, et retenu jusqu'au lendemain matin. Le général Tromelin parvint à franchir les avant-postes prussiens, et fut introduit auprès du maréchal Blucher, qui vit avec une grande satisfaction qu'enfin on songeait à s'adresser à lui. Depuis que le général prussien avait apprécié la difficulté de sa situation sur la rive gauche de la Seine, où les Anglais n'étaient pas encore en mesure de le secourir, il ne demandait pas mieux que de traiter, et de résoudre la question lui-même, en dérobant ainsi aux Bavarois, aux Autrichiens, aux Russes qui s'approchaient, toute participation à la gloire de cette campagne. Il est bien accueilli. Il accueillit convenablement le général Tromelin, mais lui manifesta la volonté bien arrêtée d'obtenir la remise de Paris. Il concédait que rien ne fût stipulé sous le rapport politique, en laissant deviner toutefois ce que feraient les coalisés dans la capitale de la France lorsqu'ils en seraient les maîtres. Pour qu'il ne restât dans l'esprit du général Tromelin aucun doute sur les intentions des puissances, le prince Blucher lui montra la lettre de MM. de Nesselrode et de Metternich du 26 juin, dont le duc de Wellington avait dit quelque chose aux cinq commissaires français, et la lui donna même à lire en entier. Elle était formelle, et prescrivait aux deux généraux alliés de ne point suspendre leurs opérations avant qu'ils fussent dans Paris, de ne reconnaître aucune des autorités établies depuis le 20 mars, et de tâcher en outre de s'emparer de la personne de Napoléon. Cette lettre, il est vrai, ne parlait pas des Bourbons, et on était libre encore de se faire illusion, et d'espérer que les Russes et les Autrichiens n'y tiendraient pas autant que les Anglais. Mais la volonté d'entrer dans Paris, et de ne point reconnaître les autorités existantes, était incontestable. Il retourne rendre compte de sa mission au duc d'Otrante. Après ces communications préliminaires, le général Tromelin quitta le maréchal Blucher, et vint rendre compte au duc d'Otrante de ce qu'il avait appris. On ne savait rien de l'envoyé Macirone, qui n'avait pas encore pu pénétrer auprès du duc de Wellington.

Le moment de se décider était venu, car les armées étaient en présence sur les deux rives de la Seine. Les Prussiens avaient entièrement franchi la rivière, et étaient établis sur les hauteurs de Sèvres, de Meudon, leur gauche vers Saint-Cloud, leur droite en arrière, le long de la petite rivière de la Bièvre. Les Anglais étaient occupés à jeter un pont à Argenteuil, et s'approchaient de Saint-Cloud par Courbevoie et Suresnes, afin de soutenir Blucher avec une partie de leurs forces. Le gros de leur armée était dans la plaine Saint-Denis.

Le maréchal Davout de son côté avait pris position en homme de guerre expérimenté. Après avoir achevé l'armement des ouvrages de la rive droite, il avait placé dans ces ouvrages les tirailleurs de la garde nationale, les dépôts, et une partie des troupes de Waterloo; il avait destiné à la rive gauche le reste de ces troupes, ainsi que le corps de Vandamme tout entier. La garde impériale, comme nous l'avons déjà dit, était en réserve au Champ de Mars, avec plusieurs ponts sur la Seine, pour se porter au besoin sur l'une ou l'autre rive. Une formidable artillerie de gros calibre braquée sur les hauteurs d'Auteuil était prête à balayer la plaine de Grenelle en tirant par-dessus la rivière. Le 3, vers quatre heures du matin, il exécuta une forte reconnaissance sur Issy, occupé par les Prussiens, et après les avoir vivement poussés, il s'arrêta, pour ne rien entamer de sérieux avant d'avoir reçu l'ordre de livrer bataille. Mais sur tous les points il était en mesure, et décidé, dans le cas d'exigences intolérables de la part de l'ennemi, à se battre à outrance. Les soldats étaient exaltés au dernier point, et demandaient la bataille à grands cris. Ils étaient 80 mille, et ils avaient beaucoup de chances de vaincre, ayant affaire à 120 mille ennemis partagés sur les deux rives de la Seine. Le vieux cœur de Davout tressaillait en entendant leurs cris, et parfois il était tenté d'engager la lutte, pour vaincre ou mourir en vue de la capitale. Mais il attendait les derniers ordres de la commission exécutive, et n'était pas assez téméraire pour décider du sort de la France sans la volonté du gouvernement lui-même.

Sur le rapport du général Tromelin, on charge MM. Bignon, Guilleminot et de Bondy, d'aller traiter de la capitulation de Paris avec le maréchal Blucher. La commission exécutive, après le retour du général Tromelin, avait pris le parti d'envoyer aux avant-postes prussiens trois plénipotentiaires: c'étaient M. Bignon, ministre des affaires étrangères par intérim, le général Guilleminot, chef d'état-major du maréchal Davout, et M. de Bondy, préfet de la Seine. Ainsi les intérêts de la politique, de l'armée, de la capitale, étaient représentés dans cette légation. M. de Caulaincourt avait été chargé de préparer trois projets de convention que nos négociateurs étaient autorisés à proposer successivement, en se repliant de l'un sur l'autre.

D'après ces trois projets, les personnes, pour leurs actes ou leurs opinions, les propriétés privées ou publiques, les monuments d'art, les musées, devaient être sacrés; les autorités existantes devaient être respectées et maintenues. La seule marge accordée était relative à l'occupation de Paris et au mode d'occupation. Suivant le premier projet, Paris serait déclaré neutre; l'armée française en sortirait, et se tiendrait à une certaine distance, égale à celle que l'armée ennemie adopterait pour elle-même. Suivant le second plan, les choses étant comme dans le premier, Paris ne serait occupé qu'après qu'on aurait reçu des nouvelles des négociateurs envoyés auprès des souverains. (On ne savait rien de ces premiers négociateurs, et on se flattait qu'ils auraient obtenu quelque chose de l'empereur Alexandre.) Enfin, à la dernière extrémité, on céderait Paris; l'armée française se retirerait derrière la Loire, dans un délai qu'on fixerait le plus avantageusement possible pour elle, et le service de Paris serait confié à la garde nationale, qui seule y maintiendrait l'ordre en y faisant respecter les autorités existantes.

Douleur des membres du gouvernement provisoire en donnant l'ordre de capituler. Lorsqu'il fallut signer ces conditions, la main de Carnot, de Grenier, fut saisie d'un véritable tremblement: ils avaient l'âme navrée. M. Fouché lui-même, qui dans le commun désastre cherchait à sauver d'abord sa personne, mais qui aurait bien voulu aussi sauver son pays, M. Fouché fut consterné. Il signa cependant, et enjoignit aux négociateurs de passer par le quartier général du maréchal Davout, pour prendre ses dernières instructions, et de ne le quitter que lorsque définitivement le maréchal aurait reconnu qu'il n'y avait pas mieux à faire.

Les négociateurs passent par le camp du maréchal Davout, afin de prendre une dernière fois l'avis des militaires. MM. Bignon, Guilleminot, de Bondy, partirent donc, et se rendirent au quartier général de Montrouge. L'émotion y était extraordinaire. Tout autour du maréchal Davout, on s'agitait, on menaçait, on criait à la trahison. Chose bien nouvelle, cet inflexible maréchal n'imposait pas le silence qu'il avait coutume d'exiger autour de lui. La douleur perçait sur son visage ordinairement impassible. Les généraux Flahault et Exelmans disaient qu'au lieu d'aller capituler au camp des coalisés, il valait mieux mourir sous les murs de la capitale. En présence d'un tel spectacle les trois négociateurs hésitaient à franchir les avant-postes. Le meilleur des hommes de ce temps, Drouot, regardant M. Bignon qui l'interrogeait, lui répondit qu'il était cruel de ne pas pouvoir mourir en soldats dans cette plaine qu'on avait sous les yeux, mais qu'en citoyen il devait reconnaître que le plus sage était de traiter. Ces mots de l'homme de bien consolèrent un peu les trois négociateurs d'avoir accepté une si douloureuse mission. Davout et Drouot déclarent avec douleur qu'il faut traiter. Davout, cédant à un mouvement involontaire, demanda aux négociateurs d'attendre quelques instants, et il s'élança au galop avec plusieurs officiers pour jeter un dernier coup d'œil sur la position des ennemis. Après une courte reconnaissance, il revint. Ces voix secrètes qui décident le cœur des hommes dans les grandes circonstances, avaient parlé, et lui avaient dit que le citoyen devait ici être plus écouté que le soldat.—J'ai envoyé un parlementaire, dit-il à M. Bignon, vous pouvez partir.—

Les trois négociateurs partirent en effet, et se rendirent aux avant-postes prussiens. Ils essuyèrent d'abord quelques mauvais traitements de la part du général Ziethen, mais bientôt ils furent reçus, et conduits au château de Saint-Cloud, où le maréchal Blucher avait établi son quartier général.

Accueil convenable fait par Blucher aux trois négociateurs. Tout rude qu'il était, Blucher, flatté d'avoir les plénipotentiaires français à son quartier général, et de n'être pas toujours considéré comme le second du duc de Wellington, accueillit bien les trois envoyés, et leur laissa voir l'impossibilité pour lui et son collègue britannique de se contenter de moins que l'occupation de Paris, et l'éloignement de l'armée française. Sur les autres points, on pouvait discuter, mais sur ces deux-là toute contestation était évidemment impossible. Le duc de Wellington vient prendre part à la négociation. À peine avait-on échangé les premiers mots que le duc de Wellington, informé par les Prussiens de l'ouverture de ces pourparlers, arriva lui-même, et l'entretien devint alors tout à fait sérieux, précis, borné aux points essentiels. Quant à la retraite de l'armée française et à l'occupation de Paris, ce furent deux conditions fondamentales sur lesquelles aucune discussion ne fut admise. Quant au moment où devait s'opérer l'occupation de Paris, quant au nombre de jours que l'armée française mettrait à s'éloigner, et à la limite où elle s'arrêterait, le débat fut ouvert. Discussion des conditions. Les deux généraux alliés n'eurent pas de peine à concéder que les armées étrangères, une fois dans Paris, ne s'y mêleraient point de politique; et que la garde nationale ferait seule le service. Ils n'avaient pas dissimulé déjà que la restauration des Bourbons était leur objet essentiel; mais il ne leur convenait pas d'avouer qu'ils étaient venus pour cet objet, surtout de l'écrire, et, certains d'ailleurs que la chose s'accomplirait d'elle-même lorsqu'ils seraient dans Paris, ils se contentèrent de déclarer que la garde nationale serait chargée du maintien de l'ordre établi. Chose singulière, celui qui tenait le plus au rétablissement des Bourbons, et qui avait le plus fait pour ce rétablissement, le duc de Wellington, était celui qui voulait le moins l'avouer, à cause du parlement britannique, devant lequel on avait toujours nié qu'on eût pour but un changement de gouvernement en France. Relativement aux propriétés et aux personnes, les Anglais et les Prussiens, affectant de ne se point mêler de politique, assurèrent qu'ils étaient prêts à les respecter quant à eux, et à les faire respecter par leurs armées.

Après ces généralités le duc de Wellington, toujours positif, dit qu'en fait de conventions la rédaction était tout, et demanda aux trois négociateurs français s'ils avaient apporté un projet rédigé. M. Bignon lui remit le troisième des projets préparés par M. de Caulaincourt, les deux premiers ne pouvant plus être mis en discussion. Le duc de Wellington voulut alors conférer seul avec le maréchal Blucher, et à la suite d'une demi-heure d'entretien il revint rapportant le projet modifié, sur la marge duquel les modifications proposées étaient écrites au crayon. Après un nouveau débat sur les divers points contestés, on convint des conditions suivantes.

L'armée doit quitter Paris, et le livrer à la garde nationale. L'armée française, dont on avait réclamé la retraite immédiate, dut avoir trois jours pour évacuer Paris, et huit pour se retirer derrière la Loire, qui était la limite définitivement adoptée.

Le lendemain 4 juillet, on devait remettre Saint-Denis, Saint-Ouen, Clichy et Neuilly; le surlendemain, Montmartre; le troisième jour, les diverses barrières.

L'armée avait le droit d'emporter avec elle toutes ses propriétés, armes, artillerie, caisse des régiments, bagages. Les officiers des fédérés, auxquels l'obligation de s'éloigner n'aurait pas dû s'étendre, parce qu'ils faisaient partie de la garde nationale, furent spécialement assimilés à l'armée par la volonté des généraux ennemis, qui redoutaient singulièrement leur influence sur le peuple de la capitale.

Ces points réglés, il s'agissait de déterminer la conduite des armées étrangères dans Paris. Les négociateurs français avaient voulu faire insérer le texte suivant:... Les commandants en chef des armées anglaise et prussienne s'engagent à respecter et à faire respecter le gouvernement, les autorités nationales, les administrations qui en dépendent, et à ne s'immiscer en rien dans les affaires intérieures du gouvernement et de l'administration de la France.

Il était évidemment impossible d'obtenir une pareille rédaction de la part des généraux ennemis, avec leurs résolutions formellement avouées quoique non écrites. Ils n'acceptèrent que le texte suivant, dont l'hypocrisie atteignait au ridicule: Les commandants des armées anglaise et prussienne s'engagent à respecter et à faire respecter les autorités actuelles tant qu'elles existeront. Il fut stipulé au surplus que la garde nationale ferait seule le service de Paris.

Deux points de la plus grande importance restaient à régler, le respect des propriétés et celui des personnes. Les commissaires français avaient compris dans les propriétés que l'ennemi s'obligerait à respecter les monuments publics et les musées. Les généraux alliés qui apportaient à cette négociation plus d'arrière-pensées que les militaires n'ont coutume d'en mettre dans leurs transactions, refusèrent absolument les expressions proposées. Ils se souvenaient qu'un an auparavant leurs souverains avaient songé à enlever de Paris les objets d'art qui en faisaient le centre le plus éclatant de la civilisation moderne, mais que n'osant pas frapper tant de coups à la fois sur la France, ils y avaient renoncé. Ils refusèrent cette fois de s'engager, et admirent en termes généraux le respect des propriétés privées et publiques, excepté celles qui avaient rapport à la guerre. On s'imagina qu'il ne s'agissait que d'artillerie, et on passa outre. On devait apprendre quelques jours plus tard ce qu'il y avait de ruse dans ces expressions en apparence insignifiantes.

Article relatif à la sûreté des personnes. Enfin quant aux personnes, l'article 12 (devenu célèbre par le noble sang qu'il a laissé couler) fut adopté tel qu'il avait été rédigé par les commissaires français. Il était ainsi conçu: «Seront pareillement respectées les personnes et les propriétés particulières. Les habitants et en général les individus qui se trouvent dans la capitale, continueront à jouir de leurs droits et libertés sans pouvoir être inquiétés ni recherchés en rien relativement aux fonctions qu'ils occupent ou auraient occupées, à leur conduite et à leurs opinions politiques.»

Arrière-pensée des généraux ennemis en acceptant cet article. Un tel article semblait devoir couvrir tout le monde, personnages civils et militaires, révolutionnaires anciens et révolutionnaires nouveaux, régicides qui avaient condamné Louis XVI et maréchaux qui avaient abandonné Louis XVIII, et jamais on n'aurait pu croire qu'il donnerait ouverture aux plus odieuses vengeances. Les généraux ennemis n'élevèrent pas une seule objection, comme si une telle stipulation coulait de source, et ne pouvait être contestée. On voudrait se persuader que les deux personnages qui avaient montré pour leur pays le plus noble patriotisme, le duc de Wellington et le maréchal Blucher, étaient de bonne foi, et que leur silence ne cachait aucune arrière-pensée. Malheureusement il paraît que ce silence tenait au désir de n'être pas forcés à s'expliquer. En effet ils s'engageaient eux, comme généraux des armées anglaise et prussienne, à respecter les personnes, mais ne prétendaient pas imposer le même engagement au gouvernement de Louis XVIII, qui une fois rétabli, serait chargé seul de dispenser la justice en France. La moindre explication sur ce sujet en rendant l'équivoque impossible, eût probablement tout fait rompre. Ils se turent donc, et ce silence coûta à la France le sacrifice des plus nobles vies.

Signature de la capitulation dans la nuit du 3 au 4 juillet. Les trois négociateurs, après avoir fait ce qu'ils avaient pu pour défendre les intérêts de leur pays dans une position désespérée, quittèrent Saint-Cloud, et arrivèrent le 4 juillet au matin aux Tuileries auprès du gouvernement provisoire. Il n'y avait que des remercîments à leur adresser, car dans l'état des choses personne n'eût obtenu davantage. À ne pas courir la chance d'une bataille, il fallait évidemment se soumettre aux conditions souscrites.

Cette capitulation acceptée par le gouvernement provisoire et les Chambres. La capitulation fut donc acceptée. Elle se prêtait à une comédie qui convenait aux généraux étrangers, et à la commission exécutive elle-même. En effet, elle ne contenait en apparence que des stipulations purement militaires, suite forcée de la situation des armées, et elle laissait la France libre de se donner le gouvernement qu'elle voudrait, puisque la garde nationale parisienne restait exclusivement chargée du service intérieur de la capitale. Les généraux ennemis paraissaient ainsi demeurer fidèles aux déclarations solennelles par lesquelles ils avaient promis de ne pas imposer un gouvernement à la France, et la commission exécutive de son côté semblait, tout en cédant à une nécessité physique, avoir sauvegardé l'indépendance nationale. C'est ainsi que la commission exécutive crut devoir prendre la chose, et qu'elle la présenta aux deux Chambres.

Les représentants, qui seuls donnaient signe de vie dans ces circonstances (les pairs se taisaient), s'étaient plaints du silence gardé sur les négociations. L'obligation du secret, toujours de rigueur en ces matières, pouvait expliquer ce silence. On le rompit le 4 juillet au matin, et on porta à la connaissance des deux Chambres les articles conclus dans la nuit à Saint-Cloud. Équivoque dont tout le monde use relativement au futur gouvernement de la France. L'équivoque au moyen de laquelle on avait évité de résoudre la question du gouvernement futur de la France, convenait aux Chambres comme aux généraux ennemis et au gouvernement provisoire, et elles s'y prêtèrent. Comment, en effet, vouloir la clarté? Dire que le sous-entendu de la capitulation cachait la faculté de rétablir les Bourbons, c'eût été annoncer une vérité bien évidente, et que tout le monde apercevait, excepté certains idiots qui n'aperçoivent les choses que lorsqu'on les leur énonce formellement. Mais déchirer ce voile commode, c'était, après les déclarations solennelles qu'on avait faites contre les Bourbons, s'obliger à repousser la capitulation, à casser le gouvernement provisoire, et à s'engager dans une lutte dont on avait déjà senti l'impossibilité. N'osant pas entreprendre une résistance aussi téméraire, et qui avait perdu toutes ses chances en étant différée, il était plus commode pour l'assemblée de laisser exister un voile sous lequel elle cachait sa confusion, jusqu'au jour peu éloigné où elle serait expulsée de son siége par les baïonnettes ennemies. La Chambre des représentants accepta donc la capitulation du 3 juillet telle qu'on la lui avait présentée, et elle en fit des remercîments à l'armée, qui d'ailleurs les avait mérités, car elle avait, par son attitude énergique, arraché les derniers ménagements conservés encore pour la France.

Irritation de l'armée lorsqu'il faut quitter Paris. Du reste, s'il plaisait à tous les pouvoirs de se prêter à cette espèce de dissimulation, l'armée qui en recueillait les hommages, ne s'y prêta point. Lorsque la convention lui fut annoncée, elle vit bien qu'on lui faisait quitter Paris pour le céder aux ennemis, qui le céderaient aux Bourbons. Son exaspération fut extrême. Des soldats abandonnaient les rangs en jetant leurs armes, et allaient se mêler aux fédérés qui poussaient des vociférations dans les rues. D'autres disaient qu'il ne fallait pas se rendre, qu'il fallait refuser d'obéir, et déposer des généraux lâches ou perfides. Tantôt on s'en prenait à celui-ci, tantôt à celui-là, mais tout le monde au duc d'Otrante, qu'on n'appelait plus que le traître, comme s'il eût été le seul auteur de cette situation.

Noble fermeté du maréchal Davout; il conduit l'armée derrière la Loire. Le sévère Davout fit entendre la voix du devoir à l'armée irritée, et, aidé de quelques généraux, surtout du respectable et toujours respecté Drouot, parvint à se faire écouter. L'armée, après un premier moment de désespoir, se mit à défiler à travers les rues de la capitale, qu'elle avait la douleur de livrer aux mains de l'ennemi. Certains corps n'avaient pas reçu de solde, avaient tout perdu, et éprouvaient la double souffrance de la capitulation et de la misère. M. Laffitte ayant généreusement avancé quelques millions au Trésor, les corps les plus malheureux reçurent un soulagement, et prirent le chemin de la Loire. La retraite commença donc à s'opérer en bon ordre. Le maréchal Davout, ne voulant pas rester à Paris, bien que la sage proposition qu'il avait faite de recevoir les Bourbons sans les étrangers, lui promît de leur part un traitement meilleur qu'en 1814, aima mieux remplir jusqu'au bout ses devoirs envers l'armée et le pays, et donna sa démission de ministre de la guerre, pour demeurer général en chef de l'armée dite de la Loire, laquelle, par son attitude, sa discipline au milieu des outrages dont elle était l'objet, fit encore respecter la France pendant plusieurs mois, et fut même un appui pour les Bourbons, qu'elle n'aimait point et qui ne l'aimaient pas, mais qui étaient devenus le gouvernement de la France, et qui eurent plus d'une fois à résister aux intolérables exigences de vainqueurs impitoyables. Le maréchal Davout commanda dignement cette armée, et les Autrichiens ayant voulu franchir la limite convenue vers la haute Loire, il menaça de marcher sur eux, et les fit reculer, dans un moment où six cent mille soldats ennemis couvraient le sol de la France.

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