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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 20/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Comment on opéra sur le champ de bataille de Ligny. Voilà ce qu'on peut dire quant à l'emploi du temps, et voici maintenant ce qu'on peut ajouter quant à la manière d'opérer. La combinaison première de Napoléon à Ligny fut l'une des plus belles de sa carrière militaire. Voyant les Prussiens sans souci de leur droite et de leurs derrières se déployer entre Ligny et Saint-Amand, tandis qu'ils avaient à dos les 45 mille hommes du maréchal Ney, il conçut la pensée de rabattre sur eux une partie de ces quarante-cinq mille hommes, ce qui devait faire tomber dans nos mains une moitié de l'armée de Blucher. Le général Rogniat, juge sévère de Napoléon après sa chute, aurait voulu qu'il employât une autre manœuvre, celle d'attaquer par l'extrémité des trois Saint-Amand, c'est-à-dire sur notre extrême gauche, contre l'extrême droite des Prussiens, pour les rejeter sur Sombreffe et les séparer des Anglais. Napoléon à Sainte-Hélène a repoussé ces critiques avec la hauteur du génie offensé répondant à la médiocrité présomptueuse et dénigrante. Il ne s'agissait pas, comme il l'a très-bien dit, de séparer les Prussiens des Anglais, ce qui se faisait par Ney aux Quatre-Bras, mais d'enlever une portion de leur armée, et en rabattant Ney sur eux, on en aurait pris une portion considérable. Enfin lorsque par des retards, par des malentendus déplorables, cette belle combinaison vint à manquer, Napoléon prenant le parti de percer la ligne ennemie au-dessus de Ligny, prouva une fois de plus son inépuisable fertilité de ressources sur le champ de bataille.

Comment on opéra aux Quatre-Bras. Aux Quatre-Bras le terrain ne fut ni si bien jugé ni si bien abordé. Ney, plus héroïque que jamais, n'avait cependant plus son sang-froid. Il s'épuisa sur les deux ailes, à droite en avant de la ferme de Gimioncourt, à gauche contre le bois de Bossu. Les charges prodigieuses de sa cavalerie, restées stériles faute d'appui, démontrèrent qu'au centre, c'est-à-dire aux Quatre-Bras, on aurait pu percer la ligne ennemie. Effectivement, si au lieu de s'arrêter à un ordre, révoqué par un second et par les événements eux-mêmes, Ney eut lancé à la fois les quatre brigades du comte de Valmy et la cavalerie légère de Lefebvre-Desnoëttes, ce qui avec la cavalerie de Piré lui eût procuré sept mille chevaux, si au lieu de forcer la belle division du prince Jérôme, qui était de près de huit mille hommes, à s'épuiser contre le bois de Bossu, il eût laissé devant ce bois une brigade du général Foy, et qu'il eût précipité sur les Quatre-Bras sept mille chevaux et huit mille hommes d'infanterie, il eût certainement écrasé le centre du duc de Wellington, rejeté une partie de ses troupes sur la route de Nivelles, l'autre sur la route de Sombreffe, et conquis ainsi la position si précieuse des Quatre-Bras.

Résultat véritable de la bataille de Ligny. Au surplus ce succès, désirable assurément, car il eût fort abattu l'orgueil des Anglais et détruit une portion de leurs forces, ce succès n'était pas ce qui importait le plus dans cette journée. Grâce en effet à la fermeté admirable de Ney, on avait à la fin du jour occupé, contenu, arrêté les Anglais aux Quatre-Bras, ce qui était l'essentiel, et on n'aurait eu rien à regretter, si d'Erlon, appelé tantôt à droite, tantôt à gauche, et resté inutile partout, n'eût laissé évader l'armée prussienne dont il pouvait prendre la moitié. Là fut le vrai malheur de cette journée, qui fit de la bataille de Ligny, au lieu d'un triomphe décisif, une victoire glorieuse sans doute et même importante, mais très-inférieure à ce qu'elle aurait pu être sous le rapport des résultats. Là se manifeste en traits sinistres la fatalité redoutable qui, dans ces derniers jours, fit échouer les combinaisons les plus profondes, l'héroïsme le plus extraordinaire! On est confondu quand on voit combien de fois d'Erlon fut près de toucher au but, et combien de fois il en fut détourné au moment de l'atteindre, au grand désespoir des soldats, plus clairvoyants cette fois que leurs chefs!

Les allées et venues de d'Erlon, qui devint inutile partout, furent le seul événement tout à fait regrettable de la journée. Là, nous le répétons, fut le vrai malheur de la journée. Y eut-il dans ce malheur faute de quelqu'un, ou bien pure rigueur de la fortune? c'est ce qui nous reste à examiner. Napoléon qui savait que dans les premiers moments Ney devait avoir peu d'ennemis sur les bras, pouvait bien lui redemander 12 ou 15 mille hommes sur 45 mille, pour un objet tout à fait décisif, plus décisif même que l'occupation des Quatre-Bras. Ainsi de sa part l'ordre à d'Erlon n'était pas une faute. Quant à Ney, il aurait dû en recevant cet ordre se résigner à passer tout de suite à la défensive, qui était possible avec vingt mille hommes comme il le prouva deux heures après, et se priver de d'Erlon pour le laisser à Napoléon. D'Erlon de son côté, aurait dû obéir non pas à son chef immédiat, mais au chef des chefs, c'est-à-dire à l'Empereur. Cependant on comprend qu'acharné au combat, voyant la masse des ennemis s'accroître autour de lui, Ney voulut vaincre d'abord où il était, sauf à aller ensuite compléter le triomphe de Napoléon. On comprend que d'Erlon, recevant de mauvaises nouvelles des Quatre-Bras, crut devoir obtempérer à l'ordre de Ney donné en termes désespérés, et dans tous ces malentendus on est beaucoup plus fondé à accuser la fortune que les hommes. À qui fut la faute, s'il y eut faute? Et en effet, cette parole pressante de Napoléon: Le salut de la France est en vos mains, dite pour exalter le zèle de Ney, et interprétée comme la nécessité de vaincre aux Quatre-Bras, tandis qu'elle signifiait la nécessité d'achever la victoire de Ligny, cette parole prononcée pour assurer le triomphe des desseins de Napoléon, ne produisit que leur confusion, trait frappant des dispositions de la fortune à notre égard, ou pour mieux dire, preuve évidente d'une situation forcée, pleine de trouble, où personne, excepté Napoléon, n'avait conservé ses facultés ordinaires, et que Napoléon lui-même avait créée en essayant de recommencer malgré l'Europe, malgré la France, malgré la raison universelle, un règne désormais impossible[16]!

Quelque regret que pût éprouver Napoléon d'avoir remporté une victoire incomplète, il avait lieu, nous le répétons, d'être satisfait, car son plan avait jusqu'à ce moment parfaitement réussi. Il était parvenu à surprendre les armées anglaise et prussienne, à s'interposer entre elles, à vaincre l'armée prussienne, à contenir l'armée anglaise, et à les rejeter l'une et l'autre dans des directions assez divergentes, pour avoir le lendemain ou le surlendemain le temps de battre séparément le duc de Wellington. Blucher effectivement venant de perdre la grande chaussée de Namur aux Quatre-Bras, ne pouvait plus rejoindre le duc de Wellington par cette voie, la seule directe, et il était réduit, ou à se séparer définitivement des Anglais en se portant par Namur sur le Rhin, ou, s'il voulait continuer la campagne avec eux, à tâcher de les retrouver aux environs de Bruxelles. Entre les armées belligérantes et Bruxelles s'étendait une forêt vaste et profonde, celle de Soignes, enveloppant cette ville du sud-ouest au nord-est, présentant une bande de bois épaisse de trois ou quatre lieues, longue de dix ou douze, par conséquent très-difficile à franchir par des armées nombreuses, pourvues d'un matériel considérable. Si les Prussiens, privés de leur communication directe avec les Anglais par la chaussée de Namur aux Quatre-Bras, voulaient les rejoindre, ils le pouvaient en se portant par Gembloux et Wavre à la lisière de la forêt de Soignes, et en se réunissant à eux en avant, ou en arrière de cette vaste forêt. Si, pour plus de sûreté, ils s'y enfonçaient, afin d'opérer leur jonction au delà, c'est-à-dire sous les murs de Bruxelles, il n'y avait pas fort à s'inquiéter d'eux, car ils arriveraient trop tard pour secourir leurs alliés. S'ils voulaient au contraire les rejoindre en avant de la forêt de Soignes, le danger pouvait devenir sérieux, mais Napoléon se trouvant actuellement entre les Prussiens et les Anglais, et à cinq lieues seulement de la lisière de la forêt, il était impossible que la jonction s'opérât en avant, c'est-à-dire sous ses yeux, à moins qu'il ne le permît, ou que ses lieutenants chargés de l'empêcher ne laissassent faire à l'ennemi ce qu'il voudrait. Étant de plus face à face avec les Anglais aux Quatre-Bras, il avait la certitude, autant qu'il était possible de l'avoir, de pouvoir le lendemain les aborder et les battre avant que les Prussiens vinssent à leur secours. Il était donc bien vrai que jusqu'ici, quoique les Prussiens ne fussent que battus au lieu d'être détruits, son plan avait réussi, puisqu'il était en mesure de rencontrer ses ennemis les uns après les autres. D'ailleurs, si les Prussiens n'étaient pas détruits comme ils auraient dû l'être, ils étaient fort maltraités, et une poursuite active pouvait produire ce qu'aurait produit la manœuvre manquée de d'Erlon. Il s'agissait de ne leur laisser aucun repos le lendemain, et de leur tenir sans cesse l'épée dans les reins, pour que les hommes débandés devinssent des hommes perdus, et que l'armée prussienne fût diminuée par la poursuite autant qu'elle aurait pu l'être par la bataille elle-même.

À la fin du jour Napoléon donne des ordres pour la poursuite des Prussiens, et prend quelques heures de repos. Napoléon rentré à Fleurus vers onze heures du soir, après avoir toujours été en mouvement depuis cinq heures du matin, donna les ordres indispensables avant de prendre le repos dont il avait besoin. On venait de lui annoncer, mais sans aucun détail, que Ney, après s'être battu toute la journée avec les Anglais, n'avait réussi qu'à les contenir. Il lui fit dire d'être sous les armes dès la pointe du jour pour marcher sur Bruxelles, sans craindre les Anglais qui ne pouvaient plus tenir après la bataille de Ligny, car en marchant sur eux par la grande chaussée de Sombreffe aux Quatre-Bras, on les tournerait s'ils essayaient de résister. Il enjoignit à Pajol de se lancer après un peu de repos sur la trace des Prussiens, et il le fit suivre par la division d'infanterie Teste, détachée de Lobau, afin de lui ménager un appui contre les retours de la cavalerie prussienne. Il se jeta ensuite sur un lit pour refaire ses forces par quelques heures de sommeil.

Projets de Napoléon pour la suite des opérations. À cinq heures du matin, Napoléon était debout, prêt à continuer ses opérations, et regardant comme venu le moment de s'attaquer à l'année anglaise. Les Prussiens étant hors de cause pour deux ou trois jours au moins, c'étaient les Anglais qu'il fallait chercher et battre, et avec les soldats qu'il avait, et sous sa direction suprême, le résultat ne lui semblait guère douteux. Il prend le parti de se porter avec son centre au soutien de sa gauche, afin de livrer bataille aux Anglais. Ayant pour cette campagne adopté le système de deux ailes, qu'il voulait tour à tour renforcer avec son centre comprenant le corps de Lobau, la garde et la réserve de cavalerie, c'est-à-dire près de quarante mille hommes, il devait quitter son aile droite victorieuse à Ligny, pour se porter à son aile gauche qui n'avait été ni vaincue ni victorieuse aux Quatre-Bras. Son aile gauche déjà composée de Reille, de d'Erlon, d'une partie de la grosse cavalerie, renforcée maintenant avec les troupes du centre, s'élèverait à environ 75 mille combattants, force suffisante pour tenir tête aux Anglais. Il était naturel de former l'aile droite des corps qui avaient combattu à Ligny, et qui étaient trop fatigués pour livrer une seconde bataille dans la journée, c'est-à-dire du 4e corps (Gérard), du 3e (Vandamme), de la division Girard, des chasseurs et hussards de Pajol, des dragons d'Exelmans, déjà placés les uns et les autres sous les ordres du maréchal Grouchy.

Rôle assigné à sa droite, commandée par Grouchy, et composée des corps de Gérard, de Vandamme, de la cavalerie de Pajol et d'Exelmans. Le rôle de cette aile droite pendant que Napoléon serait occupé contre les Anglais, était tout indiqué, c'était de veiller sur les Prussiens, de compléter leur défaite, de l'aggraver au moins en les poursuivant l'épée dans les reins, et de les contenir s'ils montraient l'intention de revenir sur nous. C'eût été en effet une trop grande incurie, et bien indigne d'un vrai capitaine, que de laisser les Prussiens vaincus devenir ce qu'ils voudraient, peut-être chercher à rejoindre les Anglais en avant de la forêt de Soignes, peut-être même encouragés par notre négligence se porter sur Charleroy, menacer ainsi nos derrières, bouleverser nos communications, et dans tous les cas, se remettre paisiblement de leur défaite pour apporter soit aux Anglais, soit aux Russes et aux Autrichiens le contingent redoutable de leurs forces rétablies. Les négliger était par conséquent impossible, et d'ailleurs comme on manœuvrait à quatre ou cinq lieues les uns des autres, il était facile de tenir le détachement qu'on mettait à leur poursuite à une distance telle qu'on pût toujours le rappeler à soi. Ajoutons que ce détachement devait avoir une certaine importance, si on voulait qu'il pût occuper, contenir et poursuivre les Prussiens. Napoléon n'ayant plus que 110 mille hommes contre 190 mille, et peut-être moins par suite des pertes des journées précédentes, obligé de s'en réserver au moins 75 mille pour combattre le duc de Wellington, ne pouvait dès lors en donner plus de trente-cinq ou trente-six mille à Grouchy. Mais dans la main d'un homme habile et résolu, c'était assez contre une armée battue. Le maréchal Davout avec 26 mille Français avait bien tenu tête en 1806 à 70 mille Prussiens, dans la mémorable journée d'Awerstaedt. Grouchy, il est vrai, n'était pas Davout, les dispositions morales de 1815 n'étaient pas celles de 1806, mais nos soldats étaient aussi aguerris, et apportaient dans cette guerre le courage du désespoir.

Napoléon prit donc le parti, indiqué par son plan et par les règles de la prudence, de se diriger avec son centre vers son aile gauche, pour aller combattre les Anglais, en laissant à sa droite le soin d'observer les Prussiens, d'aggraver leur défaite, et de les tenir à distance pendant qu'il serait aux prises avec l'armée britannique. Emploi du temps pendant la matinée du 17. Debout dès cinq heures, il eût voulu marcher tout de suite pour atteindre le duc de Wellington dans la journée, mais la distance où l'on se trouvait de la forêt de Soignes était si petite qu'il était impossible de gagner le général anglais de vitesse, et qu'on ne pouvait avoir une rencontre avec lui que s'il le voulait bien, car s'il songeait à s'enfoncer dans la forêt de Soignes pour rallier les Prussiens au delà, toute la promptitude qu'on mettrait à le suivre ne ferait que rendre sa retraite plus hâtive, sans donner une seule chance de le joindre. Impossibilité de devancer les Anglais au passage de la forêt de Soignes. Néanmoins Napoléon par caractère, par impatience de résoudre la question de vie et de mort posée entre l'Europe et lui, aurait voulu courir sur-le-champ aux Anglais. Mais on lui objecta l'immense fatigue des troupes qui avaient marché trois jours, et combattu deux sans s'arrêter. Il n'avait certainement pas la pensée d'employer Gérard et Vandamme (4e et 3e corps), car leurs soldats, couchés dans le sang, dormaient encore d'un profond sommeil au milieu de trente mille cadavres, et on ne pouvait leur refuser quelques heures pour nettoyer leurs armes, faire la soupe, respirer enfin. Disposant du corps de Lobau qui n'avait pas tiré un coup de fusil, il voulait naturellement le mouvoir le premier. Mais il était indispensable d'y ajouter la garde qui avait été vivement engagée la veille, et qui, toute dévouée qu'elle était, ne pouvait cependant pas se passer de dormir et de manger. Il combina donc ses mouvements de la journée de manière à concilier la célérité des opérations avec le besoin de repos éprouvé par ses troupes. Ordre à Ney de défiler aux Quatre-Bras, et aux divers corps composant le centre de suivre Ney. Comme il fallait traverser les Quatre-Bras pour marcher aux Anglais, c'était à Ney qui s'y trouvait, à défiler le premier, et comme il avait près de quarante mille hommes à faire écouler par un seul débouché, on était sûr, en arrivant à neuf ou dix heures du matin aux Quatre-Bras, d'y arriver juste à temps pour défiler après lui, et comme enfin on pouvait être en deux ou trois heures à la lisière de la forêt de Soignes, il n'était pas impossible encore de livrer, ainsi qu'on l'avait fait la veille, une bataille dans l'après-midi même, si toutefois les Anglais consentaient à l'accepter. Napoléon, sans espérer beaucoup cette rencontre en avant de la forêt de Soignes qu'il désirait trop pour croire que les Anglais la désirassent aussi, disposa tout pour se la ménager si elle était possible, et dans le cas contraire pour entrer à Bruxelles le soir ou le lendemain matin, ce qui devait produire un grand effet moral, et rejeter les Anglais bien loin des Prussiens. Il décida donc que Lobau se porterait le premier aux Quatre-Bras par la grande chaussée de Namur, de manière à défiler immédiatement après Ney. Il décida que la garde suivrait Lobau, et que la grosse cavalerie suivrait la garde.

Cette disposition devait procurer deux heures de repos à la garde et à la grosse cavalerie. Quant aux troupes de Gérard et de Vandamme, fort éprouvées par la bataille de la veille, elles auraient la matinée pour se refaire, car avant de se mettre à la poursuite des Prussiens, il fallait que la cavalerie en eût retrouvé les traces. On se serait exposé sans cette précaution à s'engager dans une fausse voie, et ce qui n'était pas un inconvénient pour la cavalerie légère qui avait des ailes, en aurait eu de très-grands pour l'infanterie qui n'avait que ses jambes, et qui était déjà très-fatiguée.

Nouvelles de ce qui s'était passé la veille aux Quatre-Bras. Tandis que Napoléon expédiait les ordres nécessaires, le comte de Flahault qui avait quitté Ney pendant la nuit après avoir assisté aux événements des Quatre-Bras, arriva au quartier général vers six heures du matin. Sans desservir Ney, dont l'héroïsme touchait ceux mêmes qui n'approuvaient pas sa manière d'opérer, il ne dissimula pas à l'Empereur combien les dispositions du maréchal avaient été médiocres au combat des Quatre-Bras; combien surtout l'agitation fébrile dont il semblait atteint, en ajoutant s'il était possible à l'énergie de son dévouement, nuisait cependant à la rectitude de son jugement militaire. Napoléon s'en était bien aperçu depuis le 20 mars, mais il fallait se servir de ce héros sans pareil tel qu'il était, tel que l'avaient fait des événements supérieurs alors à tous les caractères. Napoléon en conclut seulement qu'il serait sage de le tenir près de lui, pour le lancer comme un lion au plus fort du danger. À tous les détails qu'il donna, M. de Flahault en ajouta un qui était de grande importance, c'est que Ney, dans sa défiance des événements, doutait encore du résultat de la bataille de Ligny, et loin d'être disposé à pousser en avant, était enclin au contraire à garder la défensive aux Quatre-Bras. Napoléon en fut fort contrarié, car il aurait voulu apprendre que Ney, au moment où on lui parlait, était déjà en mouvement. Ordres réitérés à Ney de se porter en avant. Il fit donc écrire sur-le-champ par le maréchal Soult au maréchal Ney, pour lui affirmer que la bataille de la veille était complétement gagnée, pour lui enjoindre de marcher hardiment et sans perte de temps aux Quatre-Bras, car les Anglais décamperaient en voyant venir par la chaussée de Namur quarante mille hommes, prêts à les prendre en flanc s'ils s'obstinaient dans leur résistance; pour lui conseiller de tenir ses divisions réunies, et lui adresser quelques reproches, fort adoucis du reste dans la forme, sur sa manière de procéder la veille, laquelle avait été cause qu'au lieu de résultats extraordinaires, on en avait de grands sans doute, mais moins grands que ceux qu'on avait droit et besoin d'obtenir. Napoléon envoya en même temps des officiers en reconnaissance sur la chaussée de Namur aux Quatre-Bras, pour voir si Ney était en marche et le duc de Wellington en retraite. Visite du champ de bataille de Ligny. Ces ordres expédiés vers sept heures du matin, il se rendit en voiture à Ligny, et une fois sur les lieux il monta à cheval pour visiter le champ de bataille, pour faire donner des soins aux blessés, pour distribuer enfin des soulagements et des récompenses aux combattants de la veille, pendant que les combattants du jour emploieraient le temps à marcher.

Ces soulagements et ces récompenses étaient bien dus à des soldats qui s'étaient conduits le jour précédent avec un dévouement sans bornes, et en pareil cas on peut dire que la reconnaissance est un excellent calcul. Les soldats de Gérard et de Vandamme étaient occupés en ce moment à nettoyer leurs fusils, à faire la soupe, et à se remettre un peu de leur formidable lutte de la veille. Dès qu'ils aperçurent Napoléon, ils se précipitèrent au-devant de lui en agitant leurs schakos, en brandissant leurs sabres, et en poussant des cris d'enthousiasme. Sa vue seule les transportait, et les dédommageait de leurs dangers et de leurs souffrances. Ce n'était vraiment pas un temps perdu que celui que l'on consacrait à satisfaire et à entretenir de pareils sentiments! Napoléon après avoir salué les blessés, et répondu de la main aux acclamations des soldats, voulut traverser successivement les villages de Saint-Amand et de Ligny. Aspect horrible de ce champ de bataille. Dans l'intérieur de Saint-Amand les morts français et prussiens étaient presque en nombre égal, mais au delà du ruisseau, on ne voyait qu'un monceau de cadavres prussiens. Ces malheureux s'étant obstinés à reprendre Saint-Amand, avaient couvert de leurs corps les approches du village. Sur le talus en arrière jusqu'au moulin de Bry, l'artillerie de la garde ayant pris en écharpe les réserves prussiennes, les cadavres d'hommes, de chevaux, les débris de canons, couvraient la terre, et présentaient un spectacle satisfaisant pour nous, mais cruel pour l'humanité. À Ligny, le spectacle devenait atroce. Là, le combat s'était livré dans l'intérieur du village; on s'était battu corps à corps, et égorgé avec toute la fureur des guerres civiles. Les morts français et prussiens s'y trouvaient dans la même proportion, et on ne voyait pas autre chose que des cadavres, car les habitants avaient fui leurs demeures, ou s'étaient cachés dans leurs caves. Quelques blessés gémissants étaient les seuls êtres vivants dans cette espèce de nécropole. En sortant de Ligny, et en gravissant le terrain sur lequel la garde impériale avait décidé la victoire, les cadavres étaient encore presque exclusivement prussiens, et en faisant de ces débris humains une triste comparaison, on pouvait dire que dans l'ensemble il y avait deux ou trois Prussiens morts pour un Français. Il n'y a donc pas d'exagération à avancer que si la bataille nous avait coûté environ neuf mille hommes, elle en avait coûté dix-huit mille aux Prussiens, sans compter les hommes débandés. Nous n'avions pour prisonniers que les blessés, plus il est vrai mille ou deux mille traînards recueillis par la cavalerie. Trente pièces de canon étaient restées en notre pouvoir.

Napoléon, après avoir fait ramasser le plus qu'il put de blessés français, soin auquel les paysans belges se prêtèrent avec empressement, fit aussi relever quelques officiers prussiens, frappés dans une proportion beaucoup plus grande que leurs soldats. Ces braves officiers avaient payé de leur sang la violence de leurs passions. Allocution aux officiers prussiens. Napoléon leur adressa une allocution courtoise et généreuse, pour leur dire que la France tant haïe des Prussiens ne leur rendait pas haine pour haine; que si elle avait pesé sur eux pendant les dernières guerres, c'était par une juste et inévitable représaille de leur agression de 1792, de la convention de Pilnitz, du manifeste de Brunswick, et de la guerre de 1806; que d'ailleurs ils s'étaient assez vengés en 1814, qu'il était temps d'apporter un terme à ces représailles sanglantes, que pour lui il s'appliquerait à y mettre fin par la paix la plus prochaine, et qu'en témoignage de ces intentions pacifiques il allait commencer par les faire soigner comme les officiers de sa propre garde. L'allocution de Napoléon, immédiatement traduite en allemand, fut fort bien accueillie de ces infortunés qu'il salua en les quittant, et qui lui rendirent son salut de leurs mains défaillantes. Cette scène, mandée aux journaux, était destinée à calmer les passions allemandes, si la victoire nous restait fidèle encore vingt-quatre heures.

Parvenu sur les hauteurs de Bry, Napoléon mit pied à terre pour attendre le résultat des reconnaissances dirigées vers les Quatre-Bras. Conservant sa liberté d'esprit accoutumée, il s'entretint avec ses généraux des sujets les plus divers, de la guerre, de la politique, des partis qui divisaient la France, des royalistes et des jacobins, paraissant fort content de ce qui s'était fait depuis deux jours, et espérant encore davantage pour les jours qui allaient suivre[17]. Pendant cet entretien il reçut un premier avis des officiers envoyés sur la chaussée de Namur aux Quatre-Bras, et apprit qu'au lieu de rencontrer Ney sur ce dernier point, on n'y avait rencontré que les Anglais. Il en éprouva un mécontentement assez vif, fit expédier au maréchal un nouvel ordre de se porter en avant, sans tenir compte des Anglais qu'on prendrait en flanc s'ils résistaient, enjoignit à Lobau de hâter sa marche vers les Quatre-Bras, et fit accélérer le départ de la garde. Il se disposa à partir lui-même pour aller diriger le mouvement en personne. Dans le même instant on lui remit un rapport du général Pajol, qui dès la pointe du jour s'était jeté sur la trace des Prussiens. Ce rapport assez singulier disait qu'on avait ramassé des fuyards et surtout des canons du côté de Namur, par conséquent dans la direction de Liége. S'il fallait s'en rapporter à ce premier indice, on aurait dû en conclure que les Prussiens prenaient le parti de regagner le Rhin, et que laissant les Anglais s'appuyer sur la mer, ils allaient faire campagne avec les Autrichiens et les Russes. Napoléon ne croyait guère à une pareille résolution de leur part. Il supposait que Blucher, tel qu'il le connaissait, tâcherait de se réunir avec les Anglais en ayant ou en arrière de la forêt de Soignes, et que c'était dès lors dans la direction de Wavre qu'il fallait le chercher. Pourtant à la guerre comme en politique il faut n'être pas esclave de la vraisemblance, et tout en lui accordant la préférence dans ses calculs, avoir l'esprit ouvert à toutes les éventualités. Instructions verbales données à Grouchy pour la conduite de l'aile droite. C'est ce que fit Napoléon. Le maréchal Grouchy était en ce moment auprès de lui. Il lui donna verbalement ses instructions, lesquelles résultaient tellement de la situation, qu'on les pressent avant qu'elles soient énoncées. Il lui recommanda de poursuivre les Prussiens à outrance, d'aggraver leur défaite le plus qu'il pourrait, de les empêcher au moins de se remettre trop tôt, surtout de ne jamais les perdre de vue, et de manœuvrer de manière à rester constamment en communication avec la grande armée française, et toujours entre elle et les Prussiens. Le maréchal Grouchy effrayé, il faut lui rendre cette justice, de se voir livré à lui-même dans cette circonstance délicate, en témoigna un regret modeste à Napoléon, et parut également fort embarrassé de deviner la route que suivraient les Prussiens. Napoléon lui répondit qu'il avait la grande chaussée de Namur à Bruxelles pour communiquer avec le quartier général, que par conséquent il serait toujours en mesure de demander et de recevoir des ordres, que relativement à la marche des Prussiens, l'avis envoyé par Pajol pouvait sans doute provoquer des incertitudes, mais qu'il n'avait qu'à lancer sa cavalerie sur Wavre d'un côté, sur Namur de l'autre, et qu'il saurait en quelques heures à quoi s'en tenir. Montant alors à cheval, Napoléon lui répéta de vive voix avec une insistance marquée: Surtout poussez vivement les Prussiens, et soyez toujours en communication avec moi par votre gauche[18].— Départ de Grouchy. Grouchy partit immédiatement pour obéir aux ordres de Napoléon, et son premier mouvement fut de courir sur la route de Namur où Pajol avait déjà ramassé des fuyards et des canons. Napoléon lui laissait Gérard (4e corps) réduit à 12,000 hommes, Vandamme (3e corps) réduit à 13,000, Pajol à 1,800, Exelmans à 3,200. Il lui laissait en outre la division Teste détachée du corps de Lobau, et forte de 3 mille fantassins environ. C'était donc un total de 33 mille combattants, sans comprendre la division Girard qui avait perdu tous ses généraux, et qui ne comptait plus que 2,500 hommes. Elle dut rester en arrière pour se remettre, s'occuper des blessés, et garder Charleroy, ce qui dispensait Grouchy de faire aucun détachement de ce côté.

Forces que Napoléon se réservait pour combattre les Anglais. Napoléon avec Ney, Lobau (réduit à deux divisions), la garde, les cuirassiers de Milhaud et la division de Subervic enlevée à Pajol, emmenait avec lui environ 70 mille hommes. C'était assez pour venir à bout des Anglais, vu la qualité des troupes, si une immense faute ou un immense malheur ne lui donnait pas deux armées à combattre. Avec les 36 mille hommes laissés à Grouchy (la division Girard comprise), avec environ 4 mille hommes attachés au grand parc et au train, il avait encore 110 mille soldats, déduction faite de 14 mille morts ou blessés perdus en plusieurs combats et deux batailles. Les Prussiens et les Anglais qui, en morts, blessés ou débandés, venaient de perdre trente à quarante mille hommes, avaient certes bien autrement à se plaindre des derniers événements, et jusqu'ici le résultat de la campagne pouvait être considéré comme tout entier à notre avantage. Il ne fallait plus qu'une journée heureuse pour le rendre décisif.

Napoléon, après avoir donné ses ordres, se dirige de sa personne sur les Quatre-Bras. Napoléon quitta les hauteurs de Bry vers onze heures du matin[19], et se porta au galop sur la grande chaussée de Namur aux Quatre-Bras pour voir ce qui s'y passait. Il trouva la garde prête à quitter ses bivouacs, Lobau en pleine marche vers les Quatre-Bras, et déjà même parvenu à Marbais. À onze heures du matin Ney n'avait encore fait aucun mouvement, et les Anglais étaient toujours aux Quatre-Bras. Arrivé en ce dernier endroit Napoléon aperçut les Anglais tiraillant sur la grande chaussée, et paraissant n'avoir pas évacué jusqu'alors les Quatre-Bras, ce qui prouvait que Ney n'avait opéré aucun mouvement. Pourtant en approchant davantage, on vit les Anglais se retirer peu à peu à l'aspect de notre infanterie, qu'ils pouvaient du point culminant des Quatre-Bras découvrir en colonne profonde sur la chaussée de Namur. À notre gauche, c'est-à-dire du côté de Frasnes, on apercevait encore des habits rouges, ce qui était un sujet sinon d'inquiétude, au moins d'étranges incertitudes. Nouvel ordre à Ney de se porter en avant. Comment Ney, après les ordres réitérés qu'il avait reçus, et avec l'assurance d'être appuyé, n'avait-il pas encore marché, et comment surtout était-il entouré d'Anglais? Le mystère fut bientôt éclairci: c'étaient les lanciers rouges de la garde qu'on avait pris pour des Anglais, et qui observés de plus près par notre cavalerie légère, furent reconnus comme français et traités comme tels. Cependant aucune portion des troupes de Ney ne s'était mise en mouvement. Dans le voisinage on voyait le comte d'Erlon (1er corps), qui n'ayant pas combattu la veille, et ne s'étant pas même fatigué, avait pris la position la plus avancée vers les Quatre-Bras. Napoléon lui envoya l'ordre d'y marcher sur-le-champ, et s'y porta lui-même à la suite des Anglais qui se retiraient. Perte de temps résultant du défilé de l'armée aux Quatre-Bras. Il y fut rendu promptement, mais il fallait faire défiler les troupes par un seul débouché, et ce n'était pas trop de trois heures pour que 70 mille hommes eussent passé par le pont de Genappe qui se trouvait sur la route de Bruxelles. Toutefois si le temps continuait à être beau, il n'était pas impossible d'arriver à quatre heures aux approches de la forêt de Soignes, en face de la position de Mont-Saint-Jean, et en mesure de livrer bataille de quatre à neuf heures. Malheureusement le temps se chargeait de nuages, et menaçait d'un de ces orages d'été qui rendent en quelques instants les routes impraticables. Au surplus Napoléon n'avait guère espéré atteindre les Anglais dans la journée, et il n'avait considéré une bataille en avant de la forêt de Soignes que comme un effet de leur pleine volonté, sur lequel il ne fallait pas trop fonder ses espérances. Si en effet ils se décidaient à combattre, ils s'arrêteraient, et on les aurait en face le lendemain au lieu de les avoir dans la journée, ce qui n'était pas à regretter pour les troupes. Une reconnaissance de la cavalerie légère porte à croire que les Prussiens ont pris la route de Wavre. Entre Marbais et les Quatre-Bras, la cavalerie légère lancée à travers champs sur notre droite, avait vu des blés couchés par le passage de troupes nombreuses, et c'était une preuve qu'un corps prussien avait pris la route de Tilly, conduisant vers Wavre, et suivant le cours de la Dyle (voir la carte no 65). C'était une indication qui détruisait tout à fait la supposition d'une retraite des Prussiens vers le Rhin, et Napoléon n'ayant pas en ce moment le maréchal Soult auprès de lui, se servit du grand maréchal Bertrand pour donner au maréchal Grouchy une direction plus positive que celle qu'il lui avait assignée de vive voix deux heures auparavant. Napoléon en informe Grouchy. Il lui prescrivit de se diriger sur Gembloux, qui était sur la route de Wavre, et qui avait aussi l'avantage d'être par la vieille chaussée romaine en communication avec Namur et Liége. Il lui recommandait de bien s'éclairer sur tous les points, de ne pas perdre de vue que si les Prussiens pouvaient être tentés de se séparer des Anglais pour regagner le Rhin, ils pouvaient aussi vouloir se réunir à eux pour livrer une seconde bataille aux environs de Bruxelles, de se tenir sans cesse sur leurs traces afin de découvrir leurs véritables intentions, d'avoir dans tous les cas ses divisions rassemblées dans une lieue de terrain, et de semer la route de postes de cavalerie afin d'être constamment en rapport avec le quartier général.

Aux Quatre-Bras Napoléon fut rejoint par le maréchal Ney, et apprit de sa propre bouche les motifs de ses nouvelles hésitations pendant cette matinée. Fortement affecté des événements de la veille, le maréchal n'avait pas osé s'avancer, croyant toujours avoir sur les bras la totalité de l'armée anglaise, et n'avait fait un pas en avant que lorsqu'il avait vu les Anglais se retirer devant le comte de Lobau. Il chercha à s'excuser de ses lenteurs, et Napoléon qui ne voulait pas lui causer plus d'agitation qu'il n'en éprouvait déjà, se contenta de lui adresser quelques observations, exemptes du reste de toute amertume. Néanmoins les soldats, dont la sagacité avait compris qu'il y avait quelque chose à reprocher au brave des braves, ne manquèrent pas de raconter entre eux que le Rougeot, comme ils appelaient l'illustre maréchal, avait reçu une bonne semonce. Napoléon attendit avec une vive impatience le défilé des troupes aux Quatre-Bras, qui n'était pas terminé à trois heures.

Orage affreux qui rend tout à coup les routes impraticables. À peu près vers ce moment le ciel chargé d'épais nuages finit par fondre en torrents d'eau, et une pluie d'été, comme on en voit rarement, inonda tout à coup les campagnes environnantes. En quelques instants le pays fut converti en un vaste marécage impraticable aux hommes et aux chevaux. Les troupes composant les divers corps d'armée furent contraintes de se réunir sur les deux chaussées pavées, celle de Namur et celle de Charleroy, qui se rejoignaient pour n'en former qu'une aux Quatre-Bras. Bientôt l'encombrement y devint extraordinaire, et les troupes de toutes armes y marchèrent confondues dans un pêle-mêle effroyable. Ce spectacle affligeant ôtait tout regret pour les retards du matin, car se fût-on mis en route trois heures plus tôt, un tel débordement du ciel aurait également interrompu les opérations militaires, et tourné le matin comme le soir au profit des Anglais, qui ayant le projet de se replier sur la belle position de Mont-Saint-Jean, devaient tirer grand avantage de tout ce qui rendrait l'attaque plus difficile.

Les troupes se succédaient dans l'ordre suivant: la cavalerie légère de Subervic, les cuirassiers de Milhaud avec quelques batteries d'artillerie à cheval, l'infanterie de d'Erlon (1er corps), celle de Lobau (6e corps), les cuirassiers de Kellermann, la garde, et enfin le corps de Reille (2e), qui, fortement engagé aux Quatre-Bras, avait employé la matinée à se remettre du rude combat de la veille. Napoléon marchait avec l'avant-garde qu'il dirigeait en personne. Combat d'arrière-garde au delà de Genappe. On avait à traverser le gros bourg de Genappe, où l'on franchit le Thy qui devient la Dyle quelques lieues au-dessous. Les Anglais avaient mis leur cavalerie à l'arrière-garde, pour ralentir notre marche par des charges exécutées avec à-propos et vigueur, toutes les fois que le terrain le permettrait. En approchant de Genappe le sol s'abaissait, et une fois le Thy passé se relevait, de manière que nous avions en face de nous l'arrière-garde anglaise, vivement pressée par notre avant-garde. Napoléon ordonnant lui-même tous les mouvements sous une pluie torrentueuse, avait fait amener vingt-quatre bouches à feu, qui tiraient à outrance sur les colonnes en retraite. Les Anglais ayant hâte de s'éloigner ne prenaient pas le temps de riposter, et recevaient sans les rendre des boulets qui faisaient dans leurs masses vivantes des trouées profondes. Au sortir de Genappe les hussards anglais chargèrent notre cavalerie, mais ils furent presque aussitôt culbutés par nos lanciers. À son tour lord Uxbridge à la tête des gardes à cheval chargea nos lanciers et les ramena. Mais nos cuirassiers fondant sur les gardes à cheval les forcèrent de se replier. En quelques minutes la route fut couverte de blessés et de morts, la plupart ennemis. Notre canon surtout avait jonché la terre de débris humains qui étaient hideux à voir. Dans ces diverses rencontres le colonel Sourd, le modèle des braves, se couvrit de gloire. Avec un bras haché de coups de sabre et à moitié séparé du corps, il s'obstina à rester à cheval. Il n'en descendit que pour subir une amputation qui ne diminua ni son ardeur ni son courage, car à peine amputé il se remit en selle, et commanda son régiment jusque sous les murs de Paris.

Horrible confusion produite par le mauvais temps. Napoléon, au milieu de ces charges de cavalerie, ne cessa pas un instant de diriger lui-même l'avant-garde. La marche fut lente néanmoins, car Anglais et Français pliaient sous la violence de l'orage. Quelques heures n'avaient pas suffi pour décharger le ciel des masses d'eau qu'il contenait, et nos troupes étaient tombées dans un état déplorable. La chaussée pavée ne pouvant plus les porter toutes, il avait fallu que l'infanterie cédât le pas à l'artillerie et à la cavalerie; elle s'était donc jetée à droite et à gauche de la route, et elle enfonçait jusqu'à mi-jambe dans les terres grasses de la Belgique. Bientôt il lui devint impossible de conserver ses rangs; chacun marcha comme il voulut et comme il put, suivant de loin la colonne de cavalerie et d'artillerie qu'on apercevait sur la chaussée pavée. Vers la fin du jour la souffrance s'accrut avec la durée de la pluie et avec la nuit. Les cœurs se serrèrent, comme si on avait vu dans ces rigueurs du ciel un signe avant-coureur d'un désastre. On se serait consolé si au terme de cette pénible marche on avait espéré joindre les Anglais, et terminer sur un terrain propre à combattre les longues inimitiés des deux nations. Mais on ne savait s'ils n'allaient pas disparaître dans les profondeurs de la forêt de Soignes, et se réunir aux Prussiens derrière l'épais rideau de cette forêt.

Interrogatoire d'un prisonnier anglais. Parmi les blessés ennemis on avait recueilli un officier, appartenant à la famille de lord Elphinston, et on l'avait amené à Napoléon qui l'avait accueilli avec beaucoup d'égards, et interrogé avec adresse dans l'espoir de lui arracher le secret du duc de Wellington, qu'il était en position de connaître. Cet officier répondant à Napoléon avec autant de noblesse que de convenance, lui déclara que tombé au pouvoir des Français, il ne trahirait point son pays pour se ménager de meilleurs traitements. Napoléon respectant ce sentiment, chargea M. de Flahault de lui prodiguer tous les soins qu'on aurait donnés à un Français objet de la plus grande faveur. Mais il n'avait rien appris, ou presque rien, des projets de l'armée britannique. Arrivée au pied du plateau de Mont-Saint-Jean. À la chute du jour, en suivant la chaussée de Bruxelles à travers une plaine fortement ondulée, on arriva sur une éminence d'où l'on découvrait tout le pays d'alentour. On était au pied de la célèbre position de Mont-Saint-Jean, et au delà on apercevait la sombre verdure de la forêt de Soignes. Les Anglais qui s'étaient mis en marche de bonne heure, avaient eu le temps de se bien asseoir derrière cette position, où l'élévation du sol les préservait d'une partie des souffrances que nous endurions, et où leur service des vivres, chèrement payé, leur avait préparé d'abondantes ressources. Établis sur le revers du coteau de Mont-Saint-Jean, on les entrevoyait à peine. D'ailleurs une brume épaisse succédant à la pluie, enveloppait la campagne, et avait ainsi hâté de deux heures l'obscurité de la nuit. On ne pouvait donc rien discerner, et Napoléon restait dans un doute pénible, car si les Anglais s'étaient engagés dans la forêt de Soignes pour la traverser pendant la nuit, il était à présumer qu'ils iraient rejoindre les Prussiens derrière Bruxelles, et que le plan de les rencontrer séparément, si heureusement réalisé jusqu'ici, finirait par échouer. Il était difficile en effet de se porter au delà de Bruxelles pour combattre deux cent mille ennemis braves et passionnés, avec cent mille soldats, héroïques mais réduits à la proportion d'un contre deux, en songeant surtout qu'à cent cinquante lieues sur notre droite avançait la grande colonne des Autrichiens et des Russes. Napoléon voulant forcer les Anglais à manifester leurs desseins, fait déployer les cuirassiers de Milhaud. Dévoré de l'inquiétude que cette situation faisait naître, Napoléon pour la dissiper, ordonna aux cuirassiers de Milhaud de se déployer en faisant feu de toute leur artillerie. Cette manœuvre s'étant immédiatement exécutée, les Anglais démasquèrent une cinquantaine de bouches à feu, et couvrirent ainsi de boulets le bassin qui les séparait de nous. Napoléon descendit alors de cheval, et suivi de deux ou trois officiers seulement se mit à étudier lui-même la position dont l'armée britannique semblait avoir fait choix. Il entendait à chaque instant les boulets s'enfoncer lourdement dans une boue épaisse qu'ils faisaient jaillir de tous côtés. L'armée anglaise se montre tout entière en position. Il fut soulagé par ce spectacle d'une partie de ses inquiétudes, car il conclut de cette canonnade si prompte et si étendue, qu'il n'avait pas devant lui une simple arrière-garde s'arrêtant au détour d'un chemin pour ralentir la poursuite de l'ennemi, mais une armée entière en position, se couvrant de tous ses feux. Il ne doutait donc presque plus de la bataille, et sur son cœur si chargé de soucis il ne restait désormais que les incertitudes de la bataille elle-même. C'était bien assez pour le cœur le plus ferme! Au surplus, il avait un tel sentiment de son savoir-faire et de l'énergie de ses soldats, qu'il ne demandait à la Providence que la bataille, se chargeant comme autrefois d'en faire une victoire!

Cette preuve de la présence des Anglais obtenue, il ordonna au général Milhaud de replier ses cuirassiers, afin de leur procurer le repos dont ils avaient grand besoin pour la formidable journée du lendemain. Longue reconnaissance exécutée par Napoléon au pied du plateau de Mont-Saint-Jean. Quant à lui ayant laissé son état-major en arrière, il se mit à longer le pied de la hauteur qu'occupaient les Anglais. Accompagné du grand maréchal Bertrand et de son premier page Gudin, il se promena longtemps, cherchant à se rendre compte de la position qui devait être bientôt arrosée de tant de sang. À chaque pas il enfonçait profondément dans la boue, et pour en sortir s'appuyait tantôt sur le bras du grand maréchal, tantôt sur celui du jeune Gudin, puis dirigeait sur l'ennemi la petite lunette qu'il avait dans sa poche. Ne prêtant guère attention aux boulets qui tombaient autour de lui, il fut cependant tiré un moment de ses préoccupations en voyant à ses côtés l'enfant de dix-sept ans qui remplissait auprès de lui l'office de page, et dont le père qui lui était cher, avait succombé à Valoutina.—Mon ami, lui dit-il, tu n'avais jamais assisté à pareille fête. Ton début est rude, mais ton éducation se fera plus vite.—L'enfant, digne fils de son père, était, comme le grand maréchal Bertrand, exclusivement occupé du maître qu'il servait, mais personne n'aurait osé devant Napoléon exprimer une crainte, même pour lui, et cette reconnaissance, exécutée les pieds dans une boue profonde, la tête sous les boulets, dura jusque vers dix heures du soir. Napoléon qui ne faisait rien d'inutile, ne l'avait prolongée que pour voir de ses propres yeux les Anglais établir leurs bivouacs. Bientôt l'horizon s'illumina de mille feux, entretenus avec le bois de la forêt de Soignes. Les Anglais, aussi mouillés que nous, employèrent la soirée à sécher leurs habits et à cuire leurs aliments. Joie de Napoléon en voyant les Anglais résolus à livrer bataille. L'horizon, comme Napoléon l'a écrit si grandement, parut un vaste incendie, et ces flammes, qui en ce moment ne lui présageaient que la victoire, le remplirent d'une satisfaction, malheureusement bien trompeuse!

Remontant à cheval, Napoléon revint à la ferme dite du Caillou, où l'on avait établi son quartier général. Il annonça pour le lendemain une bataille décisive, qui devait, disait-il, sauver ou perdre la France. Il ordonna à ses généraux de s'y préparer. De tous les ordres, le plus pressant était celui que Napoléon devait adresser à Grouchy, car il ne fallait pas le laisser errer à l'aventure dans une circonstance pareille, et comme le maréchal se trouvait à quatre ou cinq lieues, il importait de lui expédier ses instructions immédiatement, pour qu'il pût les recevoir en temps utile. À dix heures environ Napoléon lui adressa les instructions que comportait la situation envisagée sous toutes ses faces.

Instructions envoyées à Grouchy le 17 à dix heures du soir. Grouchy avait été chargé de suivre les Prussiens pour compléter leur défaite, surveiller leurs entreprises, et se tenir toujours, quelque parti qu'ils prissent, entre eux et les Anglais, comme un mur impossible à franchir. Quelles éventualités y avait-il à prévoir dans une situation pareille? Les Prussiens avaient pu, ainsi qu'on l'avait supposé un instant d'après les canons et les fuyards recueillis sur la route de Namur, gagner Liége pour rejoindre sur le Rhin les autres armées alliées, ou bien encore gagner par Gembloux et Wavre la route qui traverse l'extrémité orientale de la forêt de Soignes, et qui les aurait réunis aux Anglais au delà de Bruxelles. Ils avaient pu enfin s'arrêter à Wavre même, le long de la Dyle, avant de s'enfoncer dans la forêt de Soignes, dans l'intention de se joindre aux Anglais en avant de la forêt. De toutes ces suppositions aucune n'était alarmante, même la dernière, si le maréchal Grouchy ne perdait point la tête, qu'il n'avait jamais perdue jusqu'ici. Les instructions pour ces divers cas ressortaient de la nature des choses, et Napoléon, qui ne les puisait jamais ailleurs, les traça avec une extrême précision. Si les Prussiens, dit-il dans la dépêche destinée au maréchal Grouchy, si les Prussiens ont pris la route du Rhin, il n'y a plus à vous en occuper, et il suffira de laisser mille chevaux à leur suite pour vous assurer qu'ils ne reviendront pas sur nous. Si par la route de Wavre ils se sont portés sur Bruxelles, il suffit encore d'envoyer après eux un millier de chevaux, et dans ce second cas, comme dans le premier, il faut vous replier tout entier sur nous, pour concourir à la ruine de l'armée anglaise. Si enfin les Prussiens se sont arrêtés en avant de la forêt de Soignes, à Wavre ou ailleurs, il faut vous placer entre eux et nous, les occuper, les contenir, et détacher une division de sept mille hommes afin de prendre à revers l'aile gauche des Anglais.— Napoléon ne peut douter de la remise de ces instructions en temps utile. Ces instructions ne pouvaient être différentes, quand même le génie militaire de Napoléon n'eût été ni aussi grand, ni aussi sûr qu'il l'était. Laisser quelques éclaireurs sur la trace des Prussiens soit qu'ils eussent regagné le Rhin ou qu'ils se fussent enfoncés sur Bruxelles, et dans ces deux cas rejoindre Napoléon avec la totalité de l'aile droite, ou bien, s'ils s'étaient arrêtés à Wavre, les occuper, les tenir éloignés du terrible duel qui allait s'engager entre l'armée française et l'armée britannique, et enfin dans ce dernier cas détacher sept mille hommes pour prendre à dos l'aile gauche anglaise, étaient les instructions que comportait ce qu'on savait de la situation. Qu'elles pussent arriver et être exécutées à temps, ce n'était pas chose plus douteuse que le reste. Il était environ dix heures du soir: en admettant que l'officier qui les porterait ne partît qu'à onze, il devait être rendu au plus tard à deux heures du matin à Gembloux, où l'on devait présumer que se trouverait le maréchal Grouchy. En effet de la ferme du Caillou à Gembloux, en suivant toujours la chaussée pavée de Namur, et en la quittant à Sombreffe pour prendre celle de Wavre, il n'y avait qu'environ sept ou huit lieues métriques de distance, tandis qu'en ligne droite il y en avait à peine cinq. (Voir la carte no 65.) Un homme à cheval devait certainement franchir cet espace en moins de trois heures. Recevant ses instructions à deux heures du matin, le maréchal Grouchy pouvait partir à quatre de Gembloux, et devait être bien près de Napoléon lorsque commencerait la bataille, car soit qu'il négligeât les Prussiens en route vers le Rhin ou vers Bruxelles, soit qu'il eût à les suivre sur Wavre, et à faire un détachement vers Mont-Saint-Jean, il n'avait pas plus de cinq à six lieues à parcourir avec son corps d'armée[20]. Ces ordres expédiés, Napoléon prit quelques instants de repos au milieu de la nuit, comme il en avait l'habitude quand il était engagé dans de grandes opérations. Il dormit profondément à la veille de la journée la plus terrible de sa vie, et l'une des plus funestes gui aient jamais lui sur la France.

Projets des généraux alliés. Les résolutions des généraux ennemis étaient du reste à peu près telles que Napoléon les souhaitait, sans se douter de ce qu'il désirait en demandant à la Providence de lui accorder encore une bataille. Lord Wellington la veille au soir, après le combat des Quatre-Bras, s'était arrêté à Genappe, où il avait établi son quartier général. N'ayant rien reçu du maréchal Blucher, soit que celui-ci fût mécontent de n'avoir pas été plus activement secouru, soit que son affreuse chute de cheval l'eût empêché de vaquer à ses devoirs, le général britannique avait supposé que les Prussiens étaient vaincus, surtout en voyant de toute part les vedettes françaises tant aux Quatre-Bras que sur la chaussée de Namur. Les Français en effet auraient dû se retirer s'ils n'avaient pas remporté une victoire qui leur permît d'occuper une position aussi avancée. Le duc de Wellington avait donc pris le parti de se replier sur Mont-Saint-Jean, à la lisière de la forêt de Soignes, bien résolu à se battre dans cette position, qu'il avait longuement étudiée dans la prévision d'une bataille défensive, livrée sous les murs de Bruxelles pour la conservation du royaume des Pays-Bas. Toutefois il ne voulait livrer cette bataille défensive, quelque bonne que lui parût la position, qu'à la condition d'être soutenu par les Prussiens. En conséquence il avait dépêché un officier au maréchal Blucher pour savoir s'il pouvait compter sur son secours.

Le duc de Wellington et Blucher ont résolu de se réunir, pour livrer bataille en avant de la forêt de Soignes. Tandis que les choses se passaient ainsi du côté des Anglais, le vieil et inflexible Blucher, quoique fort maltraité à Ligny, ne se tenait pas pour vaincu, et entendait renouveler la lutte le lendemain ou le surlendemain, dès qu'il rencontrerait un poste favorable à ses desseins. Loin de songer à s'éloigner du théâtre des hostilités en regagnant le Rhin, il voulait s'y tenir au contraire, et ne pas aller plus loin que la forêt de Soignes, pour y livrer, avec ou sans les Anglais, une nouvelle bataille, non pas en arrière mais en avant de Bruxelles. Marche des Prussiens dans la journée du 17. En conséquence il s'était replié en deux colonnes sur Wavre, en attirant à lui le corps de Bulow (4e corps prussien), lequel était en marche pendant la bataille de Ligny. Ziethen et Pirch Ier, qui avaient combattu entre Ligny et Saint-Amand, et s'étaient trouvés les plus avancés sur la chaussée de Namur aux Quatre-Bras, s'étaient retirés par Tilly et Mont-Saint-Guibert, en suivant la rive droite de la Dyle, pendant la nuit du 16 au 17. (Voir la carte no 65.) Thielmann, qui n'avait pas dépassé Sombreffe, avait rétrogradé par la route de Gembloux, et donné la main à Bulow arrivant de Liége. Ils avaient tous pris position autour de Wavre à la fin de cette journée du 17, les uns plus tôt, les autres plus tard, les uns au delà, les autres en deçà de la Dyle. Blucher avait employé le reste du jour à leur ménager un peu de repos, à leur procurer des vivres, à remplacer les munitions consommées, et à rallier une multitude de fuyards que sa cavalerie tâchait de recueillir, et que la nôtre aurait pu ramasser par milliers si elle avait été mieux dirigée. Averti des intentions du duc de Wellington, il lui avait répondu qu'il serait le 18 à Mont-Saint-Jean, espérant bien que si les Français n'attaquaient pas le 18, on les attaquerait le 19: noble et patriotique énergie dans un vieillard de soixante-treize ans!

Les deux généraux ennemis étaient donc décidés à livrer bataille dans la journée du 18, en avant de la forêt de Soignes, après s'être réunis par un mouvement de flanc, que Blucher devait exécuter le long de la forêt, si toutefois les Français lui en laissaient le temps et les moyens.

Conduite de Grouchy, chargé de la poursuite des Prussiens. C'était au maréchal Grouchy qu'appartenaient naturellement la mission et la faculté de s'y opposer. Si on jette en effet les yeux sur la carte du pays, on verra que rien n'était plus facile que son rôle, bien qu'il eût à manœuvrer devant 88 mille Prussiens avec environ 34 mille Français. (Voir la carte no 65.) Napoléon s'étant emparé brusquement de la grande chaussée de Namur aux Quatre-Bras, par laquelle les Anglais et les Prussiens auraient pu se rejoindre, les uns et les autres avaient été contraints de se reporter en arrière, les premiers par la route de Mont-Saint-Jean, les seconds par celle de Wavre. Ces deux routes traversent la vaste forêt de Soignes qui enveloppe Bruxelles, avons-nous dit, du sud-ouest au nord-est, et se réunissent à Bruxelles même. Napoléon, poursuivant le duc de Wellington sur Mont-Saint-Jean, Grouchy devant poursuivre Blucher sur Wavre, marchaient à environ quatre lieues l'un de l'autre, mesurées à vol d'oiseau. Facilités qu'il avait pour découvrir leur marche et les contenir. Grouchy n'avait guère plus de chemin à faire pour rejoindre Napoléon, que Blucher pour rejoindre Wellington. De plus, partant d'auprès de Napoléon, ayant mission de communiquer toujours avec lui, Grouchy s'il ne perdait pas la piste des Prussiens, devait obtenir l'un des deux résultats que voici, ou de s'interposer entre eux et Napoléon, et de retarder assez leur arrivée pour qu'on eût le temps de battre les Anglais, ou s'il n'avait pas pu leur barrer le chemin, de les prendre en flanc pendant qu'ils chercheraient à se réunir à l'armée britannique. Mais ne pas les rencontrer, ne pas même les voir dans un espace aussi étroit, était un miracle, un miracle de malheur, qui n'était guère à supposer! Pour remplir sa mission la plus indiquée, celle de s'interposer entre les Prussiens et les Anglais, Grouchy avait en sa faveur une circonstance locale des plus heureuses. La Dyle, petite rivière de peu d'importance sans doute, mais dont les abords étaient très-faciles à défendre, coulant de Genappe vers Wavre, séparait Napoléon de Grouchy, comme Wellington de Blucher. En suivant à la lettre ses instructions qui lui prescrivaient de communiquer toujours par sa gauche avec le quartier général, Grouchy pouvait se porter sur la Dyle, la franchir, la mettre ainsi entre lui et les Prussiens, et leur en disputer le passage afin d'empêcher leur arrivée à Mont-Saint-Jean, ou s'ils l'avaient franchie avant lui, les surprendre dans leur marche de flanc, et les arrêter net avant qu'ils eussent rejoint le duc de Wellington. L'ascendant de la victoire remportée à Ligny, la surprise de flanc, suffisait pour compenser l'inégalité du nombre, et donner à Grouchy sinon le moyen de vaincre, du moins celui d'occuper les Prussiens, et de les faire arriver trop tard au rendez-vous commun de Waterloo.

Longues incertitudes du maréchal Grouchy. À la vérité, pour ne point perdre de temps, pour bien suivre les mouvements des Prussiens il aurait fallu connaître, ou soupçonner du moins leur direction, de manière à ne pas courir trop tard après eux. Mais les suppositions à faire en cette circonstance étaient si peu nombreuses, si faciles à vérifier avec les treize régiments de cavalerie dont Grouchy disposait, et les espaces à parcourir si peu considérables, qu'il était facile de regagner le temps qu'on aurait perdu en fausses recherches. Si les Prussiens vaincus à Ligny se retiraient par Liége sur le Rhin, il n'y avait qu'un détachement de cavalerie à laisser sur leurs traces, et à ne plus s'en inquiéter ensuite; s'ils marchaient sur Wavre pour combattre en avant ou en arrière de la forêt de Soignes, ils avaient deux routes à prendre, l'une par Tilly et Mont-Saint-Guibert, l'autre par Sombreffe et Gembloux, toutes deux aboutissant à Wavre. (Voir la carte no 65.) Trois reconnaissances de cavalerie, une sur Namur, deux sur Wavre, devaient en quelques heures constater ce qui en était, et Grouchy que Napoléon avait quitté à onze heures du matin, aurait dû à trois ou quatre heures de l'après-midi savoir la vérité, et de quatre à neuf être bien près de Wavre, s'il prenait le parti de s'y rendre, ou se trouver sur la gauche de la Dyle, si, ce qui valait mieux, il traversait cette rivière pour se mettre en communication plus étroite avec Napoléon.

De tout cela le maréchal Grouchy n'avait rien fait dans la journée. Ayant du coup d'œil et de la vigueur sur le terrain, il n'avait aucun discernement dans la direction générale des opérations, et surtout rien de la sagacité d'un officier d'avant-garde chargé d'éclairer une armée. Ainsi il n'avait envoyé aucune reconnaissance sur sa gauche, de Tilly à Mont-Saint-Guibert, route qu'avaient prise Ziethen et Pirch Ier: il n'en avait pas même envoyé une par sa droite sur Gembloux, et en se séparant de Napoléon à Sombreffe, il avait couru comme une tête légère sur Namur, où on lui avait dit que Pajol avait ramassé des fuyards et du canon.

Grouchy finit par s'apercevoir que les Prussiens ont pris la route de Wavre. Tandis qu'il galopait fort inconsidérément dans cette direction, il avait appris que sa cavalerie battant l'estrade pendant la matinée, avait aperçu les Prussiens en grand nombre du côté de Gembloux, lesquels semblaient marcher sur Wavre. Il s'achemine tard sur Gembloux. En même temps la dépêche que Napoléon lui avait adressée de Marbais par la main du grand maréchal, lui avait donné la même information, et alors il s'était mis à courir sur Gembloux, en ordonnant à son infanterie de l'y suivre. Cette infanterie, composée des corps de Vandamme et de Gérard, n'avait été mise en mouvement que vers trois ou quatre heures de l'après-midi. Sans doute elle avait gagné à ce retard de se reposer un peu des fatigues de la veille, mais il eût mieux valu l'acheminer dès midi sur Gembloux, où elle se serait trouvée convenablement placée pour toutes les hypothèses, car à Gembloux elle eût été à la fois sur la route directe de Wavre, et en communication avec Liége par la vieille chaussée romaine. Elle aurait eu de la sorte l'avantage d'arriver à Gembloux avant l'orage qui vers deux heures de l'après-midi s'étendit sur toutes les plaines de la Belgique, et en mesure encore, après y avoir pris un repos de trois ou quatre heures, de s'approcher de Wavre, si de nouveaux indices signalaient cette direction comme définitivement préférable.

À Gembloux les rapports des gens du pays indiquèrent Wavre comme le véritable point de retraite de l'armée prussienne, et il y avait dans leurs dires un ensemble qui aurait certainement décidé un esprit moins flottant que celui du maréchal Grouchy. Mais comme Bulow arrivait par la route de Liége, comme il y avait dès lors du matériel sur cette route, les perplexités du maréchal Grouchy s'augmentèrent, et il ne sut plus à quelle supposition s'arrêter. Les indices à la guerre, de même que dans la politique, troublent l'esprit par leur multiplicité même, si par une raison à la fois sagace et ferme on ne sait pas les rapprocher et les concilier. Ce qu'il y avait de plus supposable, c'est que les Prussiens allaient se réunir aux Anglais pour combattre avec eux, en avant ou en arrière de la forêt de Soignes; ce qui l'était moins, c'est qu'ils retournassent vers le Rhin; ce qui ne l'était pas du tout, c'est qu'ils se partageassent entre ces deux directions. Ce fut pourtant à cette dernière supposition que le maréchal Grouchy s'arrêta, influencé qu'il était par les doubles traces observées sur la route de Wavre et sur celle de Liége, doubles traces qui s'expliquaient facilement, puisque les Prussiens ayant leur tête vers Wavre, leur queue vers Liége d'où ils venaient, devaient sur ces deux points laisser des signes de leur présence. Simple considération qui aurait dû ne laisser subsister aucun doute dans l'esprit du maréchal Grouchy. Une autre et puissante raison aurait dû décider le maréchal dans son choix. Si on se trompait en se dirigeant sur Wavre, le mal n'était pas grand, car on laissait les Prussiens gagner le Rhin sans les poursuivre, mais on apportait à Napoléon un renfort accablant contre les Anglais. Si au contraire on se trompait en marchant vers Liége, il y avait le danger mortel de laisser les Prussiens gagner tranquillement Wavre, s'y placer dans le voisinage immédiat des Anglais, et se mettre ainsi en mesure d'accabler Napoléon avec leurs forces réunies. Cette pensée chez un esprit clairvoyant, n'aurait pas dû permettre un moment d'hésitation à l'égard de la conduite à tenir. Malheureusement il n'en fut rien, et le maréchal Grouchy sembla complétement oublier que sa mission essentielle était de suivre les Prussiens, et de les empêcher de revenir sur nous pendant que nous aurions affaire aux Anglais, ce qui résultait des instructions verbales de Napoléon et de l'évidente nature des choses.

Vers la chute du jour les indices étant devenus plus nombreux et plus concordants, la direction de Wavre se présenta définitivement comme celle que les Prussiens avaient dû suivre. En conséquence, le maréchal Grouchy se contenta, comme dernière précaution contre une éventualité dont la crainte n'avait pas entièrement disparu de son esprit, de laisser quelque cavalerie sur la route de Liége, mais il eut soin d'en placer la plus grande partie sur celle de Wavre, en avant de Sauvenière. Il laissa toute son infanterie se reposer à Gembloux, où elle était arrivée tard par suite du mauvais temps, afin de lui procurer une bonne fin de journée, et de pouvoir la mettre en marche le lendemain de très-bonne heure. Il était bien fâcheux sans doute, lorsqu'on avait les Prussiens à poursuivre vivement, de n'avoir fait que deux lieues et demie dans la journée, mais en partant à quatre heures le lendemain 18, tout était réparable, car on n'avait qu'un trajet de quatre lieues à exécuter pour être rendu à Wavre, qu'un de six pour se trouver à côté de Napoléon, lieues métriques qu'un homme à pied parcourt en trois quarts d'heure. Il était donc possible de faire à temps, et très à propos, tout ce qu'on n'avait pas fait dans cette journée du 17. À dix heures du soir Grouchy écrit à Napoléon, et promet de se tenir entre lui et les Prussiens. À dix heures du soir, moment même où Napoléon venait d'écrire au maréchal Grouchy pour le rappeler à lui, le maréchal écrivait à Napoléon pour l'informer du parti qu'il avait pris, lequel, disait-il, lui laissait encore le choix entre Wavre et Liége, et pour lui annoncer la résolution de marcher tout entier sur Wavre dès le matin, si cette direction paraissait définitivement la véritable, afin, ajoutait-il, de séparer les Prussiens du duc de Wellington.— Toutes les fautes du 17 étaient facilement réparables le 18. Ces dernières expressions avaient cela de rassurant qu'en ce moment le maréchal semblait comprendre enfin le fond de sa mission, et elles prouvent aussi que Napoléon, en lui donnant le matin ses instructions verbales, s'était fort clairement expliqué.

Telle était la manière dont chacun avait achevé la journée du 17 sur ce théâtre de guerre, large tout au plus de cinq à six lieues dans les divers sens, et sur lequel trois cent mille hommes se cherchaient pour terminer en s'égorgeant vingt-deux ans de luttes acharnées.

Nouvelle reconnaissance opérée par Napoléon, pour s'assurer de la présence de l'armée anglaise. Pendant que tout dormait dans le camp des quatre armées, Napoléon, après un court repos, se leva vers deux heures après minuit, ayant toujours la crainte de voir les Anglais se soustraire à son approche, pour se réunir aux Prussiens derrière Bruxelles. En effet, le danger des grandes batailles contre lui était tellement reconnu des généraux européens, ce danger était si évident pour les Anglais qui avaient une immense forêt à dos, à travers laquelle la retraite serait des plus difficiles, et au contraire la réunion avec les Prussiens derrière la forêt de Soignes présentait un jeu si sûr, qu'il ne comprenait pas comment les Anglais pouvaient être tentés de l'attendre. Il raisonnait sans tenir compte de deux passions violentes, la haine chez le général prussien, l'ambition chez le général britannique. Le premier effectivement était prêt à payer de sa vie la ruine de la France; le second aspirait à terminer lui-même la querelle de l'Europe contre nous, et à en avoir le principal honneur. Napoléon néanmoins doutait toujours, et malgré la pluie qui tombait de nouveau, il recommença avec deux ou trois officiers la reconnaissance qu'il avait déjà tant prolongée quelques heures auparavant. La terre était encore plus détrempée, la boue plus profonde que dans la soirée. Malgré cette fâcheuse circonstance, qui pouvait rendre bien difficile l'attaque d'une armée en position, il éprouva une véritable joie en apercevant les feux des bivouacs britanniques. Grande satisfaction en apercevant de nouveau que l'armée anglaise est résolue à combattre. Ces feux resplendissant d'un bout à l'autre de ce champ de bataille, attestaient la présence persévérante de l'armée anglaise. Un moment Napoléon fut troublé par un bruit de voiture sur sa gauche, dans la direction de Mont-Saint-Jean, mais bientôt ce bruit cessa, et des espions revenant du camp ennemi ne laissèrent plus d'incertitude sur la résolution du duc de Wellington de livrer bataille. Napoléon en fut à la fois surpris et content, et ne put d'ailleurs en douter lorsque le jour commença à poindre, car le général anglais, s'il avait voulu battre en retraite, n'aurait pas attendu qu'il fît jour pour s'enfoncer, en ayant son terrible adversaire sur ses traces, dans le long et dangereux défilé de la forêt de Soignes.

Arrivée de la dépêche écrite par Grouchy dans la soirée. Tandis qu'il opérait cette reconnaissance, Napoléon reçut la dépêche que Grouchy venait de lui expédier de Gembloux à dix heures du soir, et dans laquelle il lui annonçait la position qu'il avait prise entre les deux directions de Liége et de Wavre, avec penchant cependant à préférer celle de Wavre, afin de tenir les Prussiens séparés des Anglais. Quoiqu'il trouvât bien médiocre la conduite du maréchal, bien mal employée une journée de poursuite dans laquelle on n'avait fait que deux lieues et demie, Napoléon se consola pourtant en voyant que Grouchy tendait vers Wavre, et qu'il semblait comprendre la portion essentielle de son rôle, celle qui consistait à tenir les Prussiens séparés des Anglais. Espérances que Napoléon est fondé à concevoir. Il se rassura en songeant que Grouchy, pourvu qu'il se mît en marche à quatre ou cinq heures du matin, pourrait le rejoindre vers dix heures, et exécuter ainsi les instructions expédiées le soir du quartier général, lesquelles lui enjoignaient de suivre les Prussiens sur Wavre et de détacher vers lui une division de sept mille hommes. L'état du sol, sur lequel avaient coulé les eaux du ciel pendant douze heures consécutives, ne rendant pas possible une bataille avant dix heures du matin, il suffisait qu'à ce moment, et même plus tard, Grouchy parût en entier ou en partie sur la gauche des Anglais, pour obtenir les plus grands résultats. Répétition de l'ordre envoyé à Grouchy à dix heures du soir. Napoléon pour plus de sûreté, lui fit adresser à l'instant même, c'est-à-dire à trois heures du matin, un duplicata de l'ordre de dix heures du soir. Berthier avait l'habitude d'expédier plusieurs copies du même ordre par des officiers différents, afin que sur trois ou quatre il en parvînt au moins une: le maréchal Soult, tout nouveau à ce service, n'avait pas pris cette précaution. Mais deux expéditions, parties l'une à dix heures du soir, l'autre à trois heures du matin, pouvaient paraître suffisantes, sur une route d'ailleurs praticable, puisque l'officier porteur d'un rapport daté de dix heures du soir était arrivé à deux heures du matin.

Rassuré sans être très-satisfait, Napoléon ne formait plus qu'un vœu, c'est que le temps se remît, et rendît possibles les manœuvres de l'artillerie. Napoléon recommence plusieurs fois ses reconnaissances pendant la nuit. Il passa le reste de la nuit en reconnaissances, revenant de temps en temps à la ferme du Caillou, pour se sécher auprès d'un grand feu. Vers quatre heures il faisait jour, et le ciel commençait à s'éclaircir. Bientôt un rayon de soleil perçant une bande épaisse de nuages illumina tout l'horizon, et l'espérance, la trompeuse espérance, pénétra au cœur agité de Napoléon! Il se flatta qu'avec le retour du soleil les nuages se dissiperaient, et que la pluie cessant, le sol en quelques heures deviendrait praticable à l'artillerie. La bataille différée de quelques heures pour laisser le sol se raffermir sous les pas de l'artillerie. Drouot, les officiers de l'arme consultés, déclara que dans cinq ou six heures, et grâce à la saison, le sol serait non pas tout à fait consolidé, mais assez raffermi pour mettre en position des pièces de tout calibre. Le ciel effectivement devint plus clair, et Napoléon prit patience, ne se doutant point que ce n'était pas seulement au soleil, mais aux Prussiens qu'il donnait ainsi le temps d'arriver!

Napoléon, à huit heures du matin, réunit ses généraux autour de lui. Vers huit heures, la pluie ne semblant plus à craindre, il appela ses généraux, les fit asseoir à sa table où était servi son frugal repas du matin, et discuta avec eux le plan de la bataille qu'on allait livrer à l'armée britannique. Du sommet d'un tertre élevé, il avait parfaitement discerné la forme du terrain, ainsi que la distribution des forces ennemies, et avait arrêté déjà dans son esprit la manière de l'attaquer, au point qu'il paraissait très-confiant dans le résultat de ses combinaisons. Le général Reille, très-habitué à la guerre contre les Anglais, et ayant conservé de leur solidité une impression qui avait beaucoup nui aux opérations des Quatre-Bras, eut en cette occasion le mérite de faire entendre à Napoléon des vérités utiles. Il lui dit que les Anglais médiocres dans l'offensive étaient dans la défensive supérieurs à presque toutes les armées de l'Europe, et qu'il fallait chercher à les vaincre par des manœuvres plutôt que par des attaques directes.—Je sais, répondit Napoléon, que les Anglais sont difficiles à battre en position, aussi vais-je manœuvrer.—Il songeait en effet à joindre les manœuvres à la vigueur des attaques, et ne croyait pas que les Anglais pussent résister à la manière dont il les aborderait.— Entretien avec Ney, qui croit l'armée anglaise en retraite. Nous avons, ajouta-t-il, quatre-vingt-dix chances sur cent, et il achevait à peine ces paroles, que Ney entrant subitement lui dit qu'il pourrait avoir raison si les Anglais consentaient à l'attendre, mais qu'en ce moment ils battaient en retraite. Napoléon n'attacha pas la moindre créance à cette nouvelle, car, répliqua-t-il, les Anglais, s'ils avaient voulu se retirer, n'auraient pas différé jusqu'au jour.—Cet argument était sans réplique. Napoléon néanmoins monta à cheval pour voir ce qui en était, et après avoir reconnu que l'armée anglaise demeurait en position, dicta son plan d'attaque, qui fut immédiatement transcrit par des officiers pour être communiqué à tous les chefs de corps.

Description du champ de bataille de Waterloo. Le moment est venu de décrire ce champ de bataille, triste théâtre de l'une des actions les plus sanglantes du siècle, et la plus désastreuse de notre histoire, quoique la plus héroïque! Forme du plateau de Mont-Saint-Jean. Les Anglais s'étaient arrêtés sur le plateau de Mont-Saint-Jean (voir les cartes nos 65 et 66), lequel s'étendant sur deux lieues environ de droite à gauche, et s'abaissant vers nous par une pente assez douce, donnait ainsi naissance à un petit vallon qui séparait les deux armées. Derrière ce plateau et sur un espace de plusieurs lieues la forêt de Soignes étalait sa sombre verdure. Les Anglais, pour être à l'abri de notre artillerie, se tenaient sur le revers du plateau, et n'avaient sur le bord même que quelques batteries bien attelées et bien gardées. Le long du plateau et pour ainsi dire à mi-côte, un chemin de traverse, allant du village d'Ohain à notre droite, vers celui de Merbe-Braine à notre gauche, bordé de haies vives en quelques endroits, fort encaissé en quelques autres, présentait une espèce de fossé qui couvrait entièrement la position des Anglais, et qu'on aurait pu croire exécuté pour cette occasion. Le vallon qui courait entre les deux armées, passant successivement au-dessous des fermes de Papelotte et de la Haye, puis au pied du village d'Ohain, devenait en s'abaissant le lit d'un ruisseau, affluent de la Dyle, et s'ouvrait vers la petite ville de Wavre, qu'avec des lunettes on pouvait apercevoir à environ trois lieues et demie sur notre droite. À notre gauche, ce même vallon descendant en sens contraire, et tournant autour de la position de l'ennemi, déversait les eaux environnantes dans la petite rivière de Senne. Le partage des eaux entre la Senne et la Dyle se faisait ainsi devant nous par une sorte de remblai, qui allant de nous aux Anglais, portait la grande chaussée de Charleroy à Bruxelles. Cette chaussée, après avoir franchi le plateau de Mont-Saint-Jean, se confondait à Mont-Saint-Jean même avec la route de Nivelles, qu'on apercevait sur notre gauche bordée de grands arbres, de manière que Mont-Saint-Jean était le point de réunion des deux principales chaussées pavées. C'est par ces deux chaussées en effet que les diverses parties de l'armée britannique, celles qui avaient eu le temps d'accourir aux Quatre-Bras, et celles qui n'avaient pas eu le temps de dépasser Nivelles, s'étaient rejointes pour former sous le duc de Wellington la masse chargée de nous disputer Bruxelles. Un peu au delà de Mont-Saint-Jean, et à l'entrée de la forêt de Soignes, se trouvait le village de Waterloo, qui a donné son nom à la bataille, parce que c'est de là que le général anglais écrivait et datait ses dépêches.

Distribution de l'armée anglaise sur le plateau de Mont-Saint-Jean. Les Anglais étaient établis au revers du plateau, sur les deux côtés de la chaussée de Bruxelles. Le duc de Wellington, entré en campagne avec environ 98 mille hommes, en avait perdu près de six mille dans les diverses rencontres des jours précédents. Il avait envoyé à Hal un gros détachement qui n'était pas de moins de quinze mille hommes, dans la crainte d'être tourné par sa droite, c'est-à-dire vers la mer, crainte qui n'avait pas cessé de préoccuper son esprit, et qui dans le moment n'était pas digne de son discernement militaire. Il avait donc à Mont-Saint-Jean, en défalquant quelques autres détachements, 75 mille soldats, Anglais, Belges, Hollandais, Hanovriens, Nassauviens, Brunswickois. Il avait placé à sa droite, en avant de Merbe-Braine, entre les deux chaussées de Nivelles et de Charleroy, les gardes anglaises, plus la division Alten, formée d'Anglais et d'Allemands. En arrière et comme appui se trouvait la division Clinton, disposée en colonne serrée et profonde. La brigade anglaise Mitchell, détachée de la division Colville, occupait l'extrême droite. Cette aile avait donc été fortement composée à cause des chaussées de Nivelles et de Charleroy dont elle gardait le point d'intersection, et elle avait en outre en seconde ligne le corps de Brunswick avec une grande partie de la cavalerie alliée. Pour dernière et bien inutile précaution, le duc de Wellington avait posté à trois quarts de lieue, au bourg de Braine-l'Alleud, la division anglo-hollandaise Chassé, toujours afin de parer au danger chimérique d'être tourné par sa droite. À son centre, c'est-à-dire sur la grande chaussée de Charleroy à Bruxelles, il avait pratiqué un abatis à l'endroit où elle débouchait sur le plateau. Sur la chaussée même il avait mis peu de monde, les troupes accumulées à droite et à gauche devant suffire à la défendre. Seulement, un peu en arrière, vers Mont-Saint-Jean, il avait laissé en réserve la brigade anglaise Lambert. À sa gauche, vis-à-vis de notre droite, il avait établi la division Picton, composée des brigades anglaises Kempt et Pack, des brigades hanovriennes Best et Vincke, partie embusquée dans le chemin de traverse d'Ohain, partie rangée en masse en arrière. Enfin la division Perponcher formait son extrême gauche, et communiquait par les troupes de Nassau avec le village d'Ohain. Cette aile gauche avait été laissée la plus faible, parce que le duc de Wellington comptait que l'armée prussienne viendrait la renforcer. Les masses de la cavalerie étaient répandues sur le revers du plateau, presque hors de notre vue.

Postes détachés sur le front de l'armée anglaise. Le duc de Wellington avait en outre occupé quelques postes détachés en avant de sa position. À sa droite et en face de notre gauche, là où le plateau de Mont-Saint-Jean commence à former un contour en arrière, se trouvait le château de Goumont, composé de divers bâtiments, d'un verger, et d'un bois qui descendait presque jusqu'au fond du ravin. Le duc de Wellington y avait mis une garnison de 1,800 hommes de ses meilleures troupes. Au centre, sur la chaussée de Bruxelles, et également à mi-côte, se voyait la ferme de la Haye-Sainte, consistant en un gros bâtiment et un verger. Le duc de Wellington en avait confié la garde à un millier d'hommes. À sa gauche enfin, et vers le bas du plateau, il avait placé quelques détachements de la brigade de Nassau dans les fermes de la Haye et de Papelotte.

Ainsi, en avant trois ouvrages détachés et fortement occupés, au-dessus, dans le petit chemin longeant le plateau à mi-côte, de nombreux bataillons en embuscade, et enfin sur le revers du plateau, à droite et à gauche de la route de Bruxelles, des masses d'infanterie et de cavalerie, partie déployées, partie en colonnes serrées, telles étaient la position et la distribution de l'armée anglaise. Comme on le voit, par le site qu'elle avait choisi, par le nombre et la qualité des combattants, elle présentait à l'audace des Français un obstacle formidable.

Plan de bataille arrêté par Napoléon. Après avoir examiné la position, Napoléon avait arrêté sur-le-champ la manière de l'attaquer. Il veut avec sa droite renforcée culbuter la gauche des Anglais sur leur centre, et leur enlève la route de Bruxelles passant à travers la forêt de Soignes. Il avait résolu de déployer son armée au pied du plateau, d'enlever d'abord les trois ouvrages avancés, le château de Goumont à sa gauche, la ferme de la Haye-Sainte à son centre, les fermes de la Haye et de Papelotte à sa droite, puis de porter son aile droite, renforcée de toutes ses réserves, sur l'aile gauche des Anglais qui était la moins forte par le site et le nombre de ses soldats, de la culbuter sur leur centre qui occupait la grande chaussée de Bruxelles, de s'emparer de cette chaussée, seule issue praticable à travers la forêt de Soignes, et de pousser ainsi l'armée britannique sur cette forêt mal percée alors, et devant sinon empêcher absolument, du moins gêner beaucoup la retraite d'un ennemi en déroute. En opérant par sa droite contre la gauche des Anglais, Napoléon avait l'avantage de diriger son plus grand effort contre le côté le moins solide de l'ennemi, de le priver de son principal débouché à travers la forêt de Soignes, et de le séparer des Prussiens dont la présence à Wavre, sans être certaine, était du moins infiniment présumable. Ce plan, où éclataient une dernière fois toute la promptitude et la sûreté du coup d'œil de Napoléon, était incontestablement le meilleur, le plus efficace d'après la forme des lieux et la répartition des forces ennemies. Une fois fixé sur ce qu'il avait à faire, Napoléon donna des ordres pour que ses troupes vinssent se placer conformément au rôle qu'elles devaient remplir dans la journée. Le sol s'étant un peu raffermi, l'armée française vient prendre position en face de l'armée britannique. La pluie ayant cessé depuis plusieurs heures, et le sol commençant à se raffermir, elles se déployèrent avec une célérité et un ensemble admirables. À notre gauche, entre les chaussées de Nivelles et de Charleroy, vis-à-vis du château de Goumont, le corps du général Reille (2e) se déploya sur le bord du vallon qui nous séparait de l'ennemi, chaque division formée sur deux lignes, la cavalerie légère de Piré jetée à l'extrême gauche, afin de porter ses reconnaissances jusqu'à l'extrême droite des Anglais. À l'aile droite, c'est-à-dire de l'autre côté de la chaussée de Bruxelles, le corps du comte d'Erlon (1er), qui n'avait pas encore combattu et qui comptait 19 mille fantassins, vint s'établir en face de la gauche des Anglais, ses quatre divisions placées l'une à la suite de l'autre, et chacune d'elles rangée sur deux lignes. Le général Jacquinot avec sa cavalerie légère, était en vedette à notre extrême droite, poussant ses reconnaissances dans la direction de Wavre. Avec l'artillerie de ces divers corps on avait composé sur leur front une vaste batterie de quatre-vingts bouches à feu.

Derrière cette première ligne, le corps du comte de Lobau, distribué également sur chaque côté de la chaussée de Bruxelles, formait réserve au centre. À sa gauche, par conséquent derrière le général Reille, se déployaient les magnifiques cuirassiers de Kellermann, à droite, derrière le général d'Erlon, les cuirassiers non moins imposants de Milhaud. Telle était notre seconde ligne, un peu moins étendue que la première, mais plus profonde, et resplendissante des cuirasses de notre grosse cavalerie. Magnifique aspect qu'elle présente. Enfin la garde, dont la superbe infanterie était rangée en masse sur les deux côtés de la chaussée de Bruxelles, ayant à gauche les grenadiers à cheval de Guyot, à droite les chasseurs et les lanciers de Lefebvre-Desnoëttes, la garde formait notre troisième et dernière ligne, plus profonde encore et moins étendue que la seconde, de manière que notre armée présentait un vaste éventail, étincelant des feux du soleil reflétés sur nos baïonnettes, nos sabres et nos cuirasses. En moins d'une heure ces belles troupes eurent pris leur position, et leur déploiement produisit un effet des plus saisissants. Napoléon en éprouva un mouvement d'orgueil et de confiance, qui se manifesta sur son visage et dans ses paroles. Napoléon passe une dernière fois la revue de ses troupes. Voulant dans cette journée exciter encore davantage, s'il était possible, l'enthousiasme de ses soldats, il parcourut de nouveau le champ de bataille, passant de la gauche à la droite devant le front des troupes. À son aspect les fantassins mettaient leurs schakos au bout de leurs baïonnettes, les cavaliers leurs casques au bout de leurs sabres, et poussaient des cris violents de Vive l'Empereur! qui se prolongeaient longtemps après qu'il s'était éloigné. Il vit ainsi l'armée tout entière, qu'il laissa ivre de joie et d'espérance, malgré une affreuse nuit passée dans la boue, sans feu, presque sans vivres, tandis que l'armée anglaise, arrivée à ses bivouacs plusieurs heures avant nous, et y ayant trouvé des aliments abondants, avait très-peu souffert. Nos soldats toutefois avaient eu la matinée pour préparer leur soupe, et ils étaient d'ailleurs dans un état d'exaltation qui les élevait au-dessus des souffrances comme des dangers.

Napoléon, d'après l'avis de Drouot, ayant pris le parti de laisser sécher le sol, n'avait plus aucun motif de hâter la bataille, surtout depuis qu'il voyait les Anglais résolus à ne pas l'éviter. Il avait à différer deux avantages, celui de laisser le sol se raffermir, ce qui devait être uniquement au profit de l'attaque, et de donner à Grouchy le temps d'arriver. Tout en effet devait lui faire espérer la prochaine apparition du lieutenant auquel il avait confié son aile droite. À dix heures du soir, comme on l'a vu, Grouchy avait mandé qu'il était à Gembloux, prêt à se porter sur Liége ou sur Wavre, mais plus disposé à marcher vers Wavre, et commençant à comprendre qu'il avait pour mission principale de séparer les Prussiens des Anglais. Confiance fondée dans l'arrivée du maréchal Grouchy. À deux heures de la nuit il avait écrit pour annoncer que définitivement il marcherait sur Wavre dès la pointe du jour. Dès lors, après l'ordre de dix heures du soir, réitéré à trois heures du matin, Napoléon pensait que si Grouchy n'arrivait pas avec la totalité de son corps d'armée, il enverrait au moins un détachement de sept mille hommes, ce qui lui en laisserait 26 mille, avec lesquels il pourrait contenir les Prussiens, ou bien se replier en combattant sur la droite de Mont-Saint-Jean. Napoléon comptait donc ou sur un détachement de son aile droite, ou sur son aile droite tout entière. Néanmoins malgré les ordres expédiés le soir, et répétés pendant la nuit, il voulut envoyer un nouvel officier à Grouchy pour lui faire bien connaître la situation, et lui expliquer encore une fois quel était le concours qu'on attendait de sa part. Nouvelle mission auprès du maréchal Grouchy, donnée à l'officier polonais Zenowicz. Il manda auprès de lui l'officier polonais Zenowicz, destiné à porter ce nouveau message, le conduisit sur un mamelon d'où l'on embrassait tout l'horizon, puis se tournant vers la droite, J'attends Grouchy de ce côté, lui dit-il, je l'attends impatiemment.... allez le joindre, amenez-le, et ne le quittez que lorsque son corps d'armée débouchera sur notre ligne de bataille.—Napoléon recommanda à cet officier de marcher le plus vite possible, et de se faire remettre par le maréchal Soult une dépêche écrite, qui devait préciser mieux encore les ordres qu'il venait de lui donner verbalement. Cela fait, Napoléon, qui avait passé la nuit à exécuter des reconnaissances dans la boue, et qui depuis qu'il avait quitté Ligny, c'est-à-dire depuis la veille à cinq heures du matin, n'avait pris que trois heures de repos, se jeta sur son lit de camp. Il avait en ce moment son frère Jérôme à ses côtés.—Il est dix heures, lui dit-il, je vais dormir jusqu'à onze; je me réveillerai certainement, mais en tout cas tu me réveilleras toi-même, car, ajouta-t-il, en montrant les officiers qui l'entouraient, ils n'oseraient interrompre mon sommeil.—Après avoir prononcé ces paroles, il posa sa tête sur son mince oreiller, et quelques minutes après il était profondément endormi.

Les deux armées prennent successivement position. Pendant ce temps, tout était en mouvement autour de lui, et chacun prenait de son mieux la position qui lui était assignée. Les Anglais bien reposés, bien nourris, n'étaient occupés qu'à se placer méthodiquement sur le terrain où ils devaient déployer leur opiniâtreté accoutumée. Les Français achevaient en hâte un faible repas, et à peine reposés, à peine nourris, attendaient impatiemment le signal du combat, qu'ils étaient habitués à recevoir des batteries de la garde. Certaines divisions venaient seulement d'arriver en ligne, et celle du général Durutte notamment, mise tardivement en marche par la faute de l'état-major général, se hâtait d'accourir à son poste n'ayant presque pas eu le temps de manger la soupe. Mais l'ardeur dont nos soldats étaient animés leur faisait considérer toutes les souffrances comme indifférentes, qu'elles fussent dues aux circonstances ou à la faute de leurs chefs.

Mouvements des divers corps alliés. Au loin le mouvement des diverses armées avait également pour but l'action décisive qui allait s'engager sur le plateau de Mont-Saint-Jean. Blucher après avoir dès la veille réuni ses quatre corps à Wavre, et rallié un certain nombre de ses fuyards, que notre cavalerie mal dirigée n'avait point ramassés, s'apprêtait à tenir la parole donnée au duc de Wellington, et à lui amener tout ou partie de ses forces. Il lui restait environ 88 mille hommes, fort éprouvés par la journée du 16, mais grâce à ses patriotiques exemples, prêts à combattre de nouveau avec le dernier dévouement. Marche des Prussiens vers Mont-Saint-Jean. Le 4e corps, celui de Bulow, n'avait pas encore tiré un coup de fusil, et il le destinait à marcher le premier vers Mont-Saint-Jean. En conséquence il lui avait prescrit de franchir la Dyle dès la pointe du jour; mais ce corps, ralenti par un incendie dans son passage à travers la ville de Wavre, n'avait pu être en marche vers Mont-Saint-Jean qu'après sept heures du matin. Il avait ordre de se diriger vers la chapelle Saint-Lambert, située sur le flanc de la position où allait se livrer la bataille entre les Anglais et les Français. Il pouvait y être vers une heure de l'après-midi. Le projet de Blucher était de faire appuyer Bulow par Pirch Ier (2e corps), et de diriger Ziethen (1er corps) le long de la forêt de Soignes, par le petit chemin d'Ohain, de manière qu'il pût déboucher plus près encore de la gauche des Anglais. Ces deux corps de Pirch Ier et de Ziethen, réduits à environ 15 mille hommes chacun, et joints à Bulow qui était entier, portaient à 60 mille combattants le secours que les Prussiens allaient fournir au duc de Wellington. Enfin Blucher avait résolu de laisser en arrière-garde Thielmann (3e corps) qui avait peu souffert à Ligny, et lui avait prescrit de retenir Grouchy devant Wavre, en lui disputant le passage de la Dyle.

Certainement l'apparition possible de 60 mille Prussiens sur son flanc droit était pour Napoléon une chose extrêmement grave. Mais il restait 34 mille Français, victorieux l'avant-veille à Ligny, pleins de confiance en eux-mêmes et de dévouement à leur drapeau, et leur position était telle qu'ils pouvaient faire retomber sur la tête des Prussiens le coup suspendu en ce moment sur la nôtre. Arrivés à Mont-Saint-Jean avant Blucher, ils devaient rendre Napoléon invulnérable pendant une journée au moins: arrivés après, ils plaçaient Blucher entre deux feux, et devaient l'accabler. Toute la question était de savoir s'ils arriveraient, et en vérité il était difficile d'en douter.

Marche du corps de Grouchy. On a vu en effet comment le maréchal Grouchy après avoir perdu la moitié de la journée précédente en vaines recherches, avait fini par découvrir la marche des Prussiens vers Wavre, et par se porter à Gembloux. Il y était parvenu tard, mais ses troupes n'ayant fait que deux lieues et demie dans la journée, auraient pu en partant le lendemain 18 à quatre heures du matin, être rendues au milieu de la matinée sur les points les plus éloignés de ce théâtre d'opération. Malheureusement, bien qu'à la fin du jour Grouchy ne conservât plus de doute sur la direction suivie par les Prussiens, il n'avait donné les ordres de départ à Vandamme qu'à six heures du matin, à Gérard qu'à sept, et comme le temps nécessaire pour les distributions de vivres n'avait pas été prévu, les troupes de Vandamme n'avaient pu être en route avant huit heures, celles de Gérard avant neuf[21]. Espérance de le voir déboucher sur notre droite. Néanmoins, malgré ces lenteurs, rien n'était perdu, rien même n'était compromis, car on était à quatre lieues les uns des autres à vol d'oiseau, à cinq au plus par les chemins de traverse. Le canon, qui allait bientôt remplir la contrée de ses éclats, devait être de tous les ordres le plus clair, et en supposant qu'il fallût cinq heures pour rejoindre Napoléon (ce qui est exagéré, comme on le verra), il restait assez de temps pour apporter un poids décisif dans la balance de nos destinées. Ainsi donc si Blucher marchait vers Mont-Saint-Jean, Grouchy, d'après toutes les probabilités, devait y marcher aussi, et à onze heures du matin, soit qu'on ignorât, soit qu'on connût les détails que nous venons de rapporter, il y avait autant d'espérances que de craintes à concevoir pour le sort de la France. Que disons-nous, autant d'espérances que de craintes! il n'y avait que des espérances à concevoir, si le canon qui atteindrait les oreilles de ces 34 mille Français, ouvrait en même temps leur esprit! Hélas, il allait leur ouvrir l'esprit à tous, le remplir même de lumière, un seul excepté, celui qui les commandait!

L'officier polonais Zenowicz, que Napoléon avait chargé de porter une dernière instruction au maréchal Grouchy, avait perdu une heure auprès du maréchal Soult, pour obtenir la dépêche écrite qu'il devait prendre des mains de ce maréchal. Cette dépêche, tout à fait ambiguë, ne valait pas le temps qu'elle avait coûté. Elle disait qu'une grande bataille allait se livrer contre les Anglais, qu'il fallait par conséquent se hâter de marcher vers Wavre, pour se tenir en communication étroite avec l'armée, et se mettre en rapport d'opérations avec elle.—Cependant quelque vague que fût ce langage, rapproché des ordres de la veille, interprété par la situation elle-même, il disait suffisamment qu'il fallait se hâter, soit pour s'interposer entre les Anglais et les Prussiens, soit pour assaillir ceux-ci, les assaillir n'importe comment, pourvu qu'on les occupât, et qu'on les empêchât d'apporter la victoire aux Anglais.

Bataille de Waterloo. Onze heures venaient de sonner: Napoléon, sans laisser à son frère le soin de l'arracher au sommeil, était déjà debout. Il avait quitté la ferme du Caillou, et s'était établi à la ferme de la Belle-Alliance, d'où il dominait tout entier le bassin où il allait livrer sa dernière bataille. Position prise par Napoléon pour diriger la bataille. Il avait pris place sur un petit tertre, ayant ses cartes étalées sur une table, ses officiers autour de lui, ses chevaux sellés au pied du tertre. Les deux armées attendaient immobiles le signal du combat. Les Anglais étaient tranquilles, confiants dans leur courage, dans leur position, dans leur général, dans le concours empressé des Prussiens. Les Français (nous parlons des soldats et des officiers inférieurs), exaltés au plus haut point, ne songeaient ni aux Prussiens ni à Grouchy, mais aux Anglais qu'ils avaient devant eux, ne demandaient qu'à les aborder, et attendaient la victoire d'eux-mêmes et du génie fécond qui les commandait, et qui toujours avait su trouver à propos des combinaisons irrésistibles.

Ouverture du feu à onze heures et demie du matin. À onze heures et demie, Napoléon donna le signal, et de notre côté cent vingt bouches à feu y répondirent. D'après le plan qu'il avait conçu de rabattre la gauche des Anglais sur leur centre, afin de leur enlever la chaussée de Bruxelles, la principale attaque devait s'exécuter par notre droite, et Napoléon y avait accumulé une grande quantité d'artillerie. Il avait amené là non-seulement les batteries de 12 du comte d'Erlon, chargé de cette opération, mais celles du général Reille, chargé de l'attaque de gauche, celles du comte de Lobau, laissé en réserve, et un certain nombre de pièces de la garde. Il avait formé ainsi une batterie de quatre-vingts bouches à feu, qui, tirant par-dessus le petit vallon situé entre les deux armées, envoyait ses boulets jusque sur le revers du plateau. La gauche des Anglais obliquant un peu en arrière pour obéir à la configuration du terrain, notre droite la suivait dans ce mouvement, et formait un angle avec la ligne de bataille, de manière que beaucoup de nos boulets prenant d'écharpe la grande chaussée de Bruxelles, tombaient au centre de l'armée britannique. (Voir la carte no 66.)

Violente canonnade sur le front des deux armées. À notre gauche le général Reille avait réuni les batteries de ses divisions, celles de la cavalerie de Piré, et tirait sur le bois et le château de Goumont. Napoléon, pour soutenir le feu de cette aile, avait ordonné d'y joindre l'artillerie attelée de Kellermann, lequel était placé derrière le corps de Reille, et de ce côté quarante bouches à feu au moins couvraient de leurs projectiles la droite du duc de Wellington. Beaucoup de boulets étaient perdus, mais d'autres portaient la mort au plus épais des masses ennemies, et y produisaient des trouées profondes, malgré le soin qu'on avait eu de les tenir sur le revers du plateau.

Attaque du château de Goumont. Après une demi-heure de cette violente canonnade, Napoléon ordonna l'attaque du bois et du château de Goumont. Il avait deux raisons pour commencer l'action par notre gauche, l'une que le poste de Goumont étant le plus avancé se présentait le premier, l'autre qu'en attirant l'attention de l'ennemi sur sa droite, on la détournait un peu de sa gauche, où devait s'opérer notre principal effort.

Le 2e corps, composé des divisions Foy, Jérôme, Bachelu, descendit dans le vallon, et, se ployant autour du bois de Goumont, l'embrassa dans une espèce de demi-cercle. La division Foy formant notre extrême gauche et flanquée par la cavalerie de Piré, dut se porter un peu plus en avant, afin de joindre cette partie de la ligne anglaise qui décrivait un contour en arrière. Mais ce n'était pas elle qui devait s'engager la première. La division Jérôme, rencontrant le bois de Goumont allongé vers nous, s'y jeta vivement, tandis qu'à sa droite la division Bachelu remplissait l'espace compris entre Goumont et la chaussée de Bruxelles. Nos tirailleurs repoussèrent les tirailleurs de l'ennemi, puis la brigade Bauduin, composée du 1er léger et du 3e de ligne, s'élança sur le bois qui consistait dans une haute futaie très-claire, et dans un taillis épais placé au-dessous de la futaie. Il était occupé par un bataillon de Nassau et par plusieurs compagnies hanovriennes. Quatre compagnies des gardes anglaises gardaient les bâtiments situés au delà du bois, et complétaient une garnison qui était, avons-nous dit, de 1,800 hommes.

La brigade Bauduin essuya un feu meurtrier parti du taillis qui remplissait les intervalles de la futaie. Il était difficile de répondre à coups de fusil à un ennemi qu'on ne voyait point. Aussi nos soldats se hâtèrent-ils de pénétrer dans le fourré, tuant à coups de baïonnette les adversaires qui les avaient fusillés à bout portant. Le brave général Bauduin reçut la mort dans cette attaque. Les gens de Nassau favorisés par la nature du lieu, se défendirent opiniâtrement; mais le prince Jérôme, amenant la brigade Soye, et tournant le bois par la droite, les força de se retirer. Prise du bois de Goumont. À peine avions-nous conquis le bois, que nous arrivâmes devant un obstacle plus difficile encore à vaincre. Au sortir du bois se trouvait un verger enceint d'une haie vive, et cette haie formée d'arbres très-gros et fortement entrelacés, présentait une espèce de mur impénétrable, d'où partait une grêle de balles. Les premiers soldats qui voulurent déboucher du bois tombèrent sous le feu. Mais l'audace de nos fantassins ne s'arrêta point devant le péril. Ils se précipitèrent sur cette haie si épaisse, s'y frayèrent un passage la hache à la main, et tuèrent à coups de baïonnette tout ce qui n'avait pas eu le temps de fuir. Ce deuxième obstacle surmonté, ils en rencontrèrent un troisième. Au delà de la haie s'élevaient les bâtiments du château, consistant vers notre droite en un gros mur crénelé, et vers notre gauche en un corps de ferme d'une remarquable solidité. Six cents hommes des gardes anglaises les occupaient.

Ce n'était pas la peine assurément de perdre des centaines et surtout des milliers d'hommes pour enlever un tel obstacle, car là n'était pas le véritable point d'attaque, et il suffisait d'avoir conquis le bois pour s'assurer un appui contre les entreprises de l'ennemi sur notre gauche, sans sacrifier à un objet tout à fait secondaire la belle infanterie du 2e corps, qui comprenait un tiers de l'infanterie de l'armée. Lutte acharnée et infructueuse pour s'emparer de la ferme et du château. Le général Reille qui pensait ainsi, donna l'ordre de ne pas s'entêter à prendre ces bâtiments, mais il n'alla pas veiller d'assez près à l'exécution de cet ordre, et nos généraux de brigade et de division, entraînés par leur ardeur et celle des troupes, s'obstinèrent à conquérir la ferme et le château. De son côté, le duc de Wellington, voyant l'acharnement que nous y mettions, y envoya aussitôt un bataillon de Brunswick, et de nouveaux détachements des gardes anglaises. La lutte de ce côté devint ainsi des plus violentes.

Tandis que notre aile gauche s'engageait de la sorte, Napoléon, obligé de s'en fier à ses lieutenants du détail des attaques, suivait attentivement l'ensemble de la bataille, et préparait l'opération principale contre le centre et la gauche de l'ennemi. Ney devait exécuter sous ses yeux cette opération, qui avait pour but, comme nous l'avons dit, d'enlever aux Anglais la chaussée de Bruxelles, seule issue praticable à travers la forêt de Soignes. Les troupes du 1er corps, désolées d'être restées inutiles le 16, attendaient avec impatience le signal du combat. Napoléon, la lunette à la main, cherchait à discerner si l'ennemi avait fait quelques dispositions nouvelles par suite de l'attaque commencée contre le château de Goumont. Tout ce qu'on pouvait apercevoir, c'est que de Braine-l'Alleud s'avançaient quelques troupes. C'était la division Chassé, très-inutilement laissée par le duc de Wellington à son extrême droite, pour se lier aux troupes laissées encore plus inutilement à Hal. Tandis que le général anglais faisait avancer cette division pour renforcer sa droite, il paraissait inactif vers son centre et sa gauche, se bornant de ce côté à serrer les rangs éclaircis par nos boulets.

Tandis que Napoléon s'apprête à ordonner au centre l'attaque de la Haye-Sainte, il croit apercevoir au loin sur sa droite des troupes venant de Wavre. Tout à coup cependant, Napoléon, toujours attentif à son extrême droite par où devait venir Grouchy, aperçut dans la direction de la chapelle Saint-Lambert comme une ombre à l'horizon, dont il n'était pas facile de saisir le vrai caractère. Si on a présente la description que nous avons donnée de ce champ de bataille, on doit se souvenir que le vallon qui séparait les deux armées, s'allongeant vers Wavre, passait successivement au pied des fermes de Papelotte et de la Haye, traversait ensuite des bois épais, se réunissait près de la chapelle Saint-Lambert au vallon qui servait de lit au ruisseau de Lasne, et allait enfin beaucoup plus loin se confondre avec la vallée de la Dyle. (Voir les cartes nos 65 et 66.) C'est sur ces hauteurs lointaines de la chapelle Saint-Lambert que se montrait l'espèce d'ombre que Napoléon avait remarquée à l'extrémité de l'horizon. L'ombre semblait s'avancer, ce qui pouvait faire supposer que c'étaient des troupes. Opinions diverses sur cette apparition. Napoléon prêta sa lunette au maréchal Soult, celui-ci à divers généraux de l'état-major, et chacun exprima son avis. Les uns croyaient y voir la cime de quelques bois, d'autres un objet mobile qui paraissait se déplacer. Dans le doute, Napoléon suspendit ses ordres d'attaque pour s'assurer de ce que pouvait être cette apparition inquiétante. Bientôt avec son tact exercé il y reconnut des troupes en marche, et ne conserva plus à cet égard aucun doute. Était-ce le détachement demandé à Grouchy, ou bien Grouchy lui-même? Étaient-ce les Prussiens? À cette distance il était impossible de distinguer l'habit français de l'habit prussien, l'un et l'autre étant de couleur bleue. Envoi du général Domon pour observer de plus près les troupes qu'on a cru apercevoir. Napoléon appela auprès de lui le général Domon, commandant une division de cavalerie légère, le fit monter sur le tertre où il avait pris place, lui montra les troupes qu'on apercevait à l'horizon, et le chargea d'aller les reconnaître, avec ordre de les rallier si elles étaient françaises, de les contenir si elles étaient ennemies, et de mander immédiatement ce qu'il aurait appris. Il lui donna pour le seconder dans l'accomplissement de sa mission, la division légère de Subervic, forte de 12 ou 1300 chevaux. Les deux en comprenaient environ 2,400, et étaient en mesure non-seulement d'observer mais de ralentir la marche du corps qui s'avançait, si par hasard il était ennemi.

Napoléon n'est point alarmé d'abord. Cet incident n'inquiéta pas encore Napoléon. Si Grouchy en effet avait laissé échapper quelques colonnes latérales de l'armée prussienne, il ne pouvait manquer d'être à leur poursuite, et paraissant bientôt après elles, l'accident loin d'être malheureux deviendrait heureux, car ces colonnes prises entre deux feux seraient inévitablement détruites. Il pense que les Prussiens ne peuvent apparaître sans être précédés ou suivis du corps de Grouchy. Le mystère pourtant ne tarda point à s'éclaircir. On amena un prisonnier, sous-officier de hussards, enlevé par notre cavalerie légère. Il portait une lettre du général Bulow au duc de Wellington, lui annonçant son approche, et lui demandant des instructions. Ce sous-officier était fort intelligent. Il déclara que les troupes qu'on apercevait étaient le corps de Bulow, fort de 30 mille hommes, et envoyé pour se joindre à la gauche de l'armée anglaise. Cette révélation était sérieuse, sans être cependant alarmante. Si Bulow, qui venait de Liége par Gembloux, et qui avait dû défiler sous les yeux de Grouchy, était si près, Grouchy, qui aurait dû fermer les yeux pour ne point le voir, ne pouvait être bien loin. Ou son corps tout entier, ou le détachement qu'on lui avait demandé, allait arriver en même temps que Bulow, et il était même possible de tirer un grand parti de cet accident. En plaçant en effet sur notre droite qu'on replierait en potence, un fort détachement pour arrêter Bulow, ce dernier serait mis entre deux feux par les sept mille hommes demandés à Grouchy, ou par les trente-quatre mille que Grouchy amènerait lui-même. Ordre au comte de Lobau d'aller choisir un terrain pour arrêter l'ennemi qui se présenterait sur notre droite. Napoléon fit appeler le comte de Lobau, et lui ordonna d'aller choisir sur le penchant des hauteurs tournées vers la Dyle, un terrain où il pût se défendre longtemps avec ses deux divisions d'infanterie, et les deux divisions de cavalerie de Domon et de Subervic. Le tout devait former une masse de dix mille hommes, qui dans les mains du comte de Lobau vaudrait beaucoup plus que son nombre, et qui pourrait bien attendre les sept mille hommes que dans la pire hypothèse on devait espérer de Grouchy, s'il n'accourait pas avec la totalité de ses forces. On aurait ainsi 17 mille combattants à opposer aux 30 mille de Bulow, et distribués de manière à le prendre en queue, tandis qu'on l'arrêterait en tête. Il n'y avait donc pas de quoi s'alarmer. Toutefois c'étaient dix mille hommes de moins à jeter sur la gauche des Anglais pour la culbuter sur leur centre et pour les déposséder de la chaussée de Bruxelles. Mais la garde, qu'on ne ménageait plus dans ces guerres à outrance, serait tout entière engagée comme réserve, et s'il devait en coûter davantage, le triomphe n'en serait pas moins décisif. Napoléon n'éprouva par conséquent aucun trouble. Seulement au lieu de 75 mille hommes, il allait en avoir 105 mille à combattre avec 68 mille: les chances étaient moindres, mais grandes encore.

Napoléon aurait-il dû en ce moment suspendre l'action, et battre en retraite? Il aurait pu à la vérité se replier, et renoncer à combattre: mais se replier au milieu d'une bataille commencée, devant les Anglais et devant les Prussiens, était une résolution des plus graves. C'était perdre l'ascendant de la victoire de Ligny, c'était repasser en vaincu la frontière que deux jours auparavant on avait passée en vainqueur, avec la certitude d'avoir quinze jours après deux cent cinquante mille ennemis de plus sur les bras, par l'arrivée en ligne des Autrichiens, des Russes et des Bavarois. Mieux valait continuer une bataille qui, si elle était gagnée, maintenait définitivement les choses dans la situation où nous avions espéré les mettre, que de reculer pour voir les deux colonnes envahissantes du Nord et de l'Est se réunir, et nous accabler par leur réunion. Dans la position où l'on se trouvait, il fallait vaincre ou mourir. Napoléon le savait, et il n'apprenait rien en voyant combien la journée devenait sérieuse. D'ailleurs pour imaginer que les Prussiens viendraient sans Grouchy, il fallait tout mettre au pire, et supposer la fortune tellement rigoureuse, qu'en vingt ans de guerre elle ne l'avait jamais été à ce point. Il se borna donc à prendre de nouvelles précautions afin de faire arriver Grouchy en ligne. Il prescrivit au maréchal Soult d'expédier un officier avec une dépêche datée d'une heure, annonçant l'apparition des troupes prussiennes sur notre droite, et portant l'ordre formel de marcher à nous pour les écraser. Un officier au galop courant au-devant de Grouchy, devait le rencontrer dans moins de deux heures, et l'amener dans moins de trois à portée des deux armées. Ainsi Grouchy devait se faire sentir avant six heures, et certes la bataille serait loin d'être décidée à ce moment de la journée. Lobau tiendrait bien jusque-là sur notre flanc droit, aidé par la forme des lieux et par son énergie.

Napoléon se hâte au contraire d'ordonner l'attaque contre le centre et la gauche des Anglais. Pourtant c'était une raison de hâter l'attaque contre la gauche des Anglais, car outre l'avantage de pouvoir reporter nos forces du côté de Bulow si on en avait fini avec eux, il y avait celui de les séparer des Prussiens, et d'empêcher tout secours de leur parvenir. Napoléon donna donc au maréchal Ney le signal de l'attaque.

Cette importante opération devait commencer par un coup de vigueur au centre, contre la ferme de la Haye-Sainte située sur la grande chaussée de Bruxelles. Notre aile droite déployée devait ensuite gravir le plateau, se rendre maîtresse du petit chemin d'Ohain qui courait à mi-côte, se jeter sur la gauche des Anglais, et tâcher de la culbuter sur leur centre, pour leur enlever Mont-Saint-Jean au point d'intersection des routes de Nivelles et de Bruxelles. La brigade Quiot de la division Alix (première de d'Erlon), disposée en colonne d'attaque sur la grande route, et appuyée par une brigade des cuirassiers de Milhaud, avait ordre d'emporter la ferme de la Haye-Sainte. La brigade Bourgeois (seconde d'Alix), placée sur la droite de la grande route, devait former le premier échelon de l'attaque du plateau; la division Donzelot devait former le second, la division Marcognet le troisième, la division Durutte le quatrième. Préparatifs de cette attaque. Ney et d'Erlon avaient adopté pour cette journée, sans doute afin de donner plus de consistance à leur infanterie, une disposition singulière, et dont les inconvénients se firent bientôt sentir. Disposition peu usitée, adoptée par d'Erlon pour son infanterie. Il était d'usage dans notre armée que les colonnes d'attaque se présentassent à l'ennemi un bataillon déployé sur leur front, pour fournir des feux, et sur chaque flanc un bataillon en colonne serrée pour tenir tête aux charges de la cavalerie. Cette fois au contraire Ney et d'Erlon avaient déployé les huit bataillons de chaque division, en les rangeant les uns derrière les autres à distance de cinq pas, de manière qu'entre chaque bataillon déployé il y avait à peine place pour les officiers, et qu'il leur était impossible de se former en carré sur leurs flancs pour résister à la cavalerie. Ces quatre divisions formant ainsi quatre colonnes épaisses et profondes, s'avançaient à la même hauteur, laissant de l'une à l'autre un intervalle de trois cents pas. D'Erlon était à cheval à la tête de ses quatre échelons; Ney dirigeait lui-même la brigade Quiot, qui allait aborder la Haye-Sainte.

Comment les Anglais étaient distribués sur leur gauche. Le général Picton commandait la gauche des Anglais. Il avait en première ligne le 95e bataillon de la brigade anglaise Kempt, embusqué le long du chemin d'Ohain, et sur le prolongement du 95e, toujours dans ce même chemin, la brigade Bylandt de la division Perponcher. Il avait en seconde ligne, sur le bord du plateau, le reste de la brigade Kempt, la brigade écossaise Pack, les brigades hanovriennes Vincke et Best. La brigade de Saxe-Weimar (division Perponcher) occupait les fermes de Papelotte et de la Haye. La cavalerie légère anglaise Vivian et Vandeleur flanquait l'extrême gauche en attendant les Prussiens. Vingt bouches à feu couvraient le front de cette partie de l'armée ennemie.

Attaque de la Haye-Sainte. Vers une heure et demie, Ney lance la brigade Quiot sur la Haye-Sainte, et d'Erlon descend avec ses quatre divisions dans le vallon qui nous sépare des Anglais. Ce qu'il y aurait eu de plus simple, c'eût été de démolir la Haye-Sainte à coups de canon, et là comme au château de Goumont on eût épargné bien du sang. Mais l'ardeur est telle qu'on ne compte plus avec les obstacles. Les soldats de Quiot, conduits par Ney, se jettent d'abord sur le verger qui précède les bâtiments de ferme, et qui est entouré d'une haie vive. Ils y pénètrent sous une grêle de balles, et en expulsent les soldats de la légion allemande. Ney s'empare du verger, sans pouvoir pénétrer dans les bâtiments de ferme. Le verger conquis, ils veulent s'emparer des bâtiments, mais des murs crénelés part un feu meurtrier qui les décime. Un brave officier, tué depuis sous les murs de Constantine, le commandant du génie Vieux, s'avance une hache à la main pour abattre la porte de la ferme, reçoit un coup de feu, s'obstine, et ne cède que lorsque atteint de plusieurs blessures il ne peut plus se tenir debout. La porte résiste, et du haut des murs les balles continuent à pleuvoir.

À la vue de cette attaque, le prince d'Orange sentant le danger du bataillon allemand qui défend la Haye-Sainte, envoie à son secours le bataillon hanovrien de Lunebourg. Premières charges de cavalerie autour de la Haye-Sainte. Ney laisse approcher les Hanovriens, et lance sur eux l'un des deux régiments de cuirassiers qu'il avait sous la main. Les cuirassiers fondent sur le bataillon de Lunebourg, le renversent, le foulent aux pieds, lui enlèvent son drapeau, et après avoir sabré une partie de ses hommes, poursuivent les autres jusqu'au bord du plateau. À leur tour les gardes à cheval de Somerset chargent les cuirassiers, qui, surpris en désordre, sont obligés de revenir. Mais Ney opposant un bataillon de Quiot aux gardes à cheval les arrête par une vive fusillade. Tandis que le combat se prolonge autour de la Haye-Sainte, dont le verger seul est conquis, d'Erlon s'avance avec ses quatre divisions sous la protection de notre grande batterie de quatre-vingts bouches à feu, parcourt le fond du vallon, puis en remonte le bord opposé. Attaque de d'Erlon sur la gauche et le centre des Anglais. Cheminant dans des terres grasses et détrempées, son infanterie franchit lentement l'espace qui la sépare de l'ennemi. Bientôt nos canons ne pouvant plus tirer par dessus sa tête, elle continue sa marche sans protection, et gravit le plateau avec une fermeté remarquable. En approchant du sommet, un feu terrible de mousqueterie partant du chemin d'Ohain dans lequel était embusqué le 95e, accueille notre premier échelon de gauche, formé par la seconde brigade de la division Alix. (On vient de voir que la première brigade attaquait la Haye-Sainte.) Pour se soustraire à ce feu la division Alix appuie à droite, et raccourcit ainsi la distance qui la sépare du second échelon (division Donzelot). Toutes deux marchent au chemin d'Ohain, le traversent malgré quelques portions de haie vive, et après avoir essuyé des décharges meurtrières, se précipitent sur le 95e et sur les bataillons déployés de la brigade Bylandt. Elles tuent un grand nombre des soldats du 95e, et culbutent à la baïonnette les bataillons de Kempt et de Bylandt. À leur droite notre troisième échelon (division Marcognet), après avoir gravi la hauteur sous la mitraille, franchit à son tour le chemin d'Ohain, renverse les Hanovriens, et prend pied sur le plateau, à quelque distance des deux divisions Alix et Donzelot. Déjà la victoire se prononce pour nous, et la position semble emportée, lorsqu'à un signal du général Picton, les Écossais de Pack cachés dans les blés se lèvent à l'improviste, et tirent à bout portant sur nos deux premières colonnes. Surprises par ce feu au moment même où elles débouchaient sur le plateau, elles s'arrêtent. Le général Picton les fait alors charger à la baïonnette par les bataillons de Pack et de Kempt ralliés. Il tombe mort atteint d'une balle au front, mais la charge continue, et nos deux colonnes vivement abordées cèdent du terrain. Elles résistent cependant, se reportent en avant, et se mêlent avec l'infanterie anglaise, lorsque tout à coup un orage imprévu vient fondre sur elles. Charge des Écossais gris sur l'infanterie de d'Erlon. Le duc de Wellington accouru sur les lieux, avait lancé sur notre infanterie les douze cents dragons écossais de Ponsonby, appelés les Écossais gris, parce qu'ils montaient des chevaux de couleur grise. Ces dragons formés en deux colonnes, et chargeant avec toute la vigueur des chevaux anglais, pénètrent entre la division Alix et la division Donzelot d'un côté, entre la division Donzelot et la division Marcognet de l'autre. Abordant par le flanc les masses profondes de notre infanterie qui ne peuvent se déployer pour se former en carré, ils s'y enfoncent sans les rompre, ni les traverser à cause de leur épaisseur, mais y produisent une sorte de confusion. Cette infanterie mise en confusion. Ployant sous le choc des chevaux, et poussées sur la déclivité du terrain, nos colonnes descendent pêle-mêle avec les dragons jusqu'au fond du vallon qu'elles avaient franchi. Les Écossais gris enlèvent d'un côté le drapeau du 105e (division Alix), et de l'autre celui du 45e (division Marcognet). Ils ne bornent pas là leurs exploits. Deux batteries qui faisaient partie de la grande batterie de quatre-vingts bouches à feu, s'étaient mises en mouvement pour appuyer notre infanterie. Les dragons dispersent les canonniers, égorgent le brave colonel Chandon, culbutent les canons dans la fange, et ne pouvant les emmener tuent les chevaux.

Heureusement ils touchent au terme de leur triomphe. Napoléon du haut du tertre où il était placé, avait aperçu ce désordre. Se jetant sur un cheval, il traverse le champ de bataille au galop, court à la grosse cavalerie de Milhaud, et lance sur les dragons écossais la brigade Travers composée des 7e et 12e de cuirassiers. L'un de ces régiments les aborde de front, tandis que l'autre les prend en flanc, et que le général Jacquinot dirige sur leur flanc opposé le 4e de lanciers. Les dragons écossais surpris dans le désordre d'une poursuite à toute bride, et assaillis dans tous les sens, sont à l'instant mis en pièces. Les cuirassiers chargent et détruisent les Écossais gris. Nos cuirassiers brûlant de venger notre infanterie, les percent avec leurs grands sabres, et en font un horrible carnage. Le 4e de lanciers conduit par le colonel Bro, ne les traite pas mieux avec ses lances. Un maréchal des logis des lanciers, nommé Urban, se précipitant dans la mêlée, fait prisonnier le chef des dragons, le brave Ponsonby. Les Écossais s'efforçant de délivrer leur général, Urban le renverse mort à ses pieds, puis menacé par plusieurs dragons, il va droit à l'un d'eux qui tenait le drapeau du 45e, le démonte d'un coup de lance, le tue d'un second coup, lui enlève le drapeau, se débarrasse en le tuant encore d'un autre Écossais qui le serrait de près, et revient tout couvert de sang porter à son colonel le trophée qu'il avait si glorieusement reconquis. Les Écossais cruellement maltraités regagnent les lignes de l'infanterie de Kempt et de Pack, laissant sept à huit cents morts ou blessés dans nos mains, sur douze cents dont leur brigade était composée.

À l'extrême droite de d'Erlon la division Durutte qui formait le quatrième échelon avait eu à peu près le sort des trois autres. Elle s'était avancée dans l'ordre prescrit aux quatre divisions, c'est-à-dire ses bataillons déployés et rangés les uns derrière les autres à distance de cinq pas. Cependant comme elle avait aperçu la cavalerie Vandeleur prête à charger, elle avait laissé en arrière le 85e en carré pour lui servir d'appui. Assaillie par les dragons légers de Vandeleur, elle n'avait pas été enfoncée, mais sa première ligne avait ployé un moment sous le poids de la cavalerie. Bientôt elle s'était dégagée à coups de fusil, et secourue par le 3e de chasseurs, elle s'était repliée en bon ordre sur le carré du 85e demeuré inébranlable.

Pertes résultant de cet engagement pour les deux partis. Tel avait été le sort de cette attaque sur la gauche des Anglais, de laquelle Napoléon attendait de si grands résultats. Une faute de tactique imputable à Ney et à d'Erlon avait laissé nos quatre colonnes d'infanterie en prise à la cavalerie ennemie, et leur avait coûté environ trois mille hommes, en morts, blessés ou prisonniers. Les Anglais avaient à regretter leurs dragons, une partie de l'infanterie de Kempt et de Pack, les généraux Picton et Ponsonby, et en total un nombre d'hommes à peu près égal à celui que nous avions perdu. Mais ils avaient conservé leur position, et c'était une opération à recommencer, avec le désavantage d'une première tentative manquée. Toutefois il nous restait une partie de la ferme de la Haye-Sainte, et nos soldats dont l'ardeur n'était pas refroidie, se ralliaient déjà sur le bord du vallon qui nous séparait des Anglais. Napoléon s'y était porté, et se promenait lentement devant leurs rangs, au milieu des boulets ricochant d'une ligne à l'autre, et des obus remplissant l'air de leurs éclats. Le brave général Desvaux, commandant l'artillerie de la garde, venait d'être tué à ses côtés.

Quoique fort contrarié de cet incident, Napoléon montrait à ses soldats un visage calme et confiant, et leur faisait dire qu'on allait s'y prendre autrement, et qu'on n'en viendrait pas moins à bout de la ténacité britannique. Mais un autre objet attirait en cet instant son attention. Pendant ce temps, le général Domon avait constaté l'arrivée des Prussiens sur notre extrême droite. Le général Domon, envoyé à la rencontre des troupes qu'on avait cru apercevoir sur les hauteurs de la chapelle Saint-Lambert, mandait que ces troupes étaient prussiennes, qu'il était aux prises avec elles, qu'il avait fourni plusieurs charges contre leur avant-garde, et qu'il fallait de l'infanterie pour les arrêter. Déjà des boulets lancés par elles venaient mourir en arrière de notre flanc droit, sur la chaussée de Charleroy. En même temps un officier du maréchal Grouchy, ayant réussi à traverser l'espace qui nous séparait de lui, annonçait qu'au lieu de partir de Gembloux à quatre heures du matin il en était parti à neuf, et qu'il se dirigeait sur Wavre. Si le maréchal eût marché en ligne droite sur Mont-Saint-Jean, il aurait pu rejoindre l'armée dans le moment même, c'est-à-dire vers trois heures. Mais Napoléon voyait clairement que Grouchy n'avait compris ni les lieux ni sa mission, et commençait à ne plus compter sur son arrivée. Il allait donc avoir deux armées sur les bras. Il était trop tard pour battre en retraite, car on aurait été assailli en queue et en flanc par cent trente mille hommes autorisés à se croire victorieux, auxquels on ne pouvait en opposer que 68 mille, réduits à 60 mille par la bataille engagée, et qui se seraient crus vaincus si on leur avait commandé un mouvement rétrograde. Napoléon résolut donc de tenir tête à l'orage, et ne désespéra pas de faire face à toutes les difficultés avec les braves soldats qui lui restaient, et dont l'exaltation semblait croître avec le péril.

Le comte de Lobau envoyé sur la droite avec le 6e corps, pour tenir tête aux Prussiens. Le comte de Lobau était allé sur la droite reconnaître un terrain propre à la défensive. Napoléon lui ordonna de s'y transporter avec son corps réduit à deux divisions depuis le départ de la division Teste, et comptant 7,500 baïonnettes. Il lui adjoignit quelques batteries de sa garde pour remplacer sa batterie de 12, qui était l'une de celles que les dragons écossais avaient culbutées. Le comte de Lobau partit immédiatement, et son corps quittant le centre, traversa le champ de bataille au pas avec une lenteur imposante. Il alla s'établir en potence sur notre droite, parallèlement à la chaussée de Charleroy, et formant un angle droit avec notre ligne de bataille.

Position choisie par le comte de Lobau. Le terrain que le comte de Lobau avait résolu d'occuper était des mieux choisis pour résister avec peu de monde à des forces supérieures. Ainsi que nous l'avons dit, le petit vallon placé entre les deux armées devenait en se prolongeant le lit du ruisseau de Smohain, et plus loin faisait sa jonction avec le ruisseau de Lasne. Entre les deux s'élevait une espèce de promontoire dont les pentes étaient boisées. (Voir les cartes nos 65 et 66.) Le comte de Lobau s'établit en travers de ce promontoire, la droite à la ferme d'Hanotelet, la gauche au château de Frichermont, se liant avec la division Durutte vers la ferme de Papelotte, barrant ainsi tout l'espace compris entre l'un et l'autre ruisseau, et ayant sur son front une batterie de trente bouches à feu, qui attendait l'ennemi la mèche à la main.

Marche du corps de Bulow vers la chapelle Saint-Lambert. Le corps de Bulow était descendu de la chapelle Saint-Lambert dans le lit du ruisseau de Lasne par un chemin des plus difficiles, marchant tantôt dans un sable mouvant, tantôt dans une argile glissante, et ayant la plus grande peine à se faire suivre de son artillerie. Après avoir franchi ces mauvais terrains, il avait eu à traverser des bois épais, où quelques troupes bien postées auraient pu arrêter une armée. Malheureusement, dans la confiance où l'on était qu'il ne pouvait arriver de ce côté que Grouchy lui-même, aucune précaution n'avait été prise, et à cette vue Blucher qui venait de rejoindre Bulow, tressaillit de joie. À trois heures à peu près, les deux premières divisions de Bulow approchaient de la position de Lobau, la division de Losthin vers le ruisseau de Smohain, celle de Hiller vers le ruisseau de Lasne, l'une et l'autre précédées par de la cavalerie. Les escadrons de Domon et de Subervic faisaient avec elles le coup de sabre, et retardaient autant que possible leur approche. Lobau en bataille sur le bord du coteau les attendait, prêt à les couvrir de mitraille.

Napoléon modifie son plan, et ralentit l'action contre les Anglais, sauf à la reprendre pour la rendre décisive, lorsqu'il aura réussi à contenir les Prussiens. Napoléon sans être encore alarmé de ce qui allait survenir de ce côté, avait néanmoins modifié son plan. Ayant pris l'offensive contre les Anglais, il dépendait de lui de suspendre l'action vis-à-vis d'eux, et de ne la reprendre pour la rendre décisive, que lorsqu'il aurait pu apprécier toute l'importance de l'attaque des Prussiens. Son projet était donc d'accueillir ces derniers d'une manière si vigoureuse qu'ils fussent arrêtés pour une heure ou deux au moins, puis de revenir aux Anglais, de se porter par la chaussée de Bruxelles sur le plateau de Mont-Saint-Jean avec le corps de d'Erlon rallié, avec la garde, avec la grosse cavalerie, et se jetant ainsi avec toutes ses forces sur le centre du duc de Wellington, d'en finir par un coup de désespoir. Mais pour agir avec sûreté il fallait au centre être en possession de la Haye-Sainte, afin de contenir les Anglais pendant qu'on temporiserait avec eux, et de pouvoir ensuite déboucher sur le plateau quand on voudrait frapper ce dernier coup. Il fallait sur la gauche avoir du château de Goumont tout ou partie, ce qui serait nécessaire en un mot pour s'y soutenir. Ordre à Ney d'enlever la Haye-Sainte, et de s'y arrêter. Il recommanda donc à Ney d'enlever la Haye-Sainte coûte que coûte, de s'y établir, puis d'attendre le signal qu'il lui donnerait pour une tentative générale et définitive contre l'armée britannique. Continuation du combat devant le château de Goumont. En même temps le général Reille ayant manqué de grosse artillerie dans l'attaque du château de Goumont, parce que sa batterie de 12 avait été portée à la grande batterie de droite, Napoléon lui envoya quelques obusiers afin d'incendier la ferme et le château.

Pendant ce temps le combat ne s'était ralenti ni à gauche ni au centre. La division Jérôme s'était acharnée contre le verger et les bâtiments du château de Goumont, et avait perdu presque autant d'hommes qu'elle en avait tué à l'ennemi. Elle avait fini par traverser la haie épaisse qui se présentait au sortir du bois; puis, ne pouvant forcer les murs crénelés du jardin, elle avait appuyé à gauche pour s'emparer des bâtiments de ferme, tandis que la division Foy la remplaçant dans le bois se fusillait avec les Anglais le long du verger. Le colonel Cubières, commandant le 1er léger qui s'était déjà signalé deux jours auparavant dans l'attaque du bois de Bossu, avait tourné les bâtiments sous un feu épouvantable parti du plateau. Apercevant par derrière une porte qui donnait dans la cour du château, il avait résolu de l'enfoncer. Un vaillant homme, le sous-lieutenant Legros, ancien sous-officier du génie, et surnommé par ses camarades l'enfonceur, se saisissant d'une hache avait abattu la porte, et, à la tête d'une poignée de braves gens, avait pénétré dans la cour. Un moment les Français sont près d'emporter le château de Goumont. Déjà le poste était à nous, et nous allions en rester les maîtres, lorsque le lieutenant-colonel Macdonell accourant à la tête des gardes anglaises, était parvenu à repousser nos soldats, à refermer la porte, et à sauver ainsi le château de Goumont. Le brave Legros était resté mort sur le terrain. Le colonel Cubières, blessé l'avant-veille aux Quatre-Bras, atteint en ce moment de plusieurs coups de feu, renversé sous son cheval, allait être égorgé, lorsque les Anglais, touchés de sa bravoure et de son âge, l'avaient épargné, et l'avaient emporté tout sanglant. Il avait donc fallu revenir à la lisière du bois sans avoir conquis ce fatal amas de bâtiments. Pourtant la batterie d'obusiers étant arrivée, on l'avait établie sur le bord du vallon, et on avait fait pleuvoir sur la ferme et le château une grêle d'obus qui bientôt y avaient mis le feu. Au milieu de cet incendie, les Anglais, sans cesse renforcés, s'obstinaient à tenir dans une position qu'ils regardaient comme de la plus grande importance pour la défense du plateau. Ils sont obligés de s'en tenir à la conquête du bois. Déjà ce combat avait coûté trois mille hommes aux Français, et deux mille aux Anglais, sans autre résultat pour nous que d'avoir conquis le bois de Goumont. Les divisions Jérôme et Foy s'étaient accumulées autour de ce bois, où elles trouvaient une sorte d'abri, et la division Bachelu, réduite à trois mille hommes par l'affaire des Quatre-Bras, s'en était rapprochée également pour se dérober aux coups de l'artillerie britannique, en attendant qu'on employât plus utilement son courage. L'espace entre le château de Goumont et la chaussée de Bruxelles, où Ney attaquait la Haye-Sainte, était ainsi demeuré presque inoccupé.

Attaque et prise de la Haye-Sainte. À la Haye-Sainte Ney avait redoublé d'efforts pour enlever un poste dont Napoléon voulait se servir pour tenter plus tard une attaque décisive contre le centre des Anglais. La brigade Quiot était restée dans le verger, et de là continuait à tirer sur les bâtiments de ferme. Les divisions de d'Erlon s'étaient reformées sur le bord du vallon, et Ney les avait rapprochées de lui, afin de les jeter sur le plateau par la chaussée de Bruxelles, lorsque le moment serait venu. Cet illustre maréchal n'avait certes pas besoin d'être stimulé, car sa bravoure sans pareille semblait dans cette journée portée au delà des forces ordinaires de l'humanité. Sachant que Napoléon voulait avoir la Haye-Sainte à tout prix, il se saisit de deux bataillons de la division Donzelot qui s'était ralliée la première, et marchant droit sur la Haye-Sainte, il s'y précipita avec impétuosité. Entraînés par lui les soldats enfoncèrent la porte de la ferme, y pénétrèrent sous un feu épouvantable, et massacrèrent le bataillon léger de la légion allemande qui la défendait. Sur près de cinq cents hommes, quarante seulement avec cinq officiers réussirent à s'enfuir, poursuivis à coups de sabre par nos cuirassiers, dont une brigade n'avait pas cessé de prendre part à ce combat.

La légion allemande, placée le long du chemin d'Ohain, en voyant revenir ces malheureux débris de l'un de ses bataillons, voulut se porter à leur secours. Deux bataillons détachés par elle descendirent jusqu'à la Haye-Sainte pour essayer de reprendre la ferme. Aussitôt qu'il les vit, Ney lança sur eux la brigade des cuirassiers. Combat de cavalerie en avant de la Haye-Sainte. Les deux bataillons allemands se formèrent immédiatement en carré, mais nos cuirassiers fondant sur eux avec impétuosité, rompirent l'un des deux, le sabrèrent et prirent son drapeau. L'autre, ayant eu le temps de se former, résista à deux charges consécutives, et allait être enfoncé à son tour quand il fut dégagé par les gardes à cheval de Somerset. Nos cuirassiers se replièrent, obligés de laisser échapper l'un des deux bataillons, mais ayant eu la cruelle satisfaction d'égorger l'autre presque en entier.

Ney, plein de confiance à la suite de ce combat, fait demander des forces à Napoléon, et promet, si on les lui accorde, de culbuter l'armée anglaise. Ney, maître de la Haye-Sainte, se croyait en mesure de déboucher victorieusement sur le plateau par la chaussée de Bruxelles, et il en demandait les moyens, pensant que le moment était venu de livrer à l'armée anglaise un assaut décisif. Ayant déjà rapproché les divisions de d'Erlon de la Haye-Sainte, il les porta en avant, et parvint à occuper sur sa droite la partie la plus voisine du chemin d'Ohain, que les troupes de Kempt et de Pack, à moitié détruites, ne pouvaient plus lui disputer. Il aurait voulu se joindre par sa gauche avec les troupes de Reille, dont les trois divisions pelotonnées autour du bois de Goumont, avaient laissé un vide entre ce bois et la Haye-Sainte. Il fit plusieurs fois demander à Napoléon des forces pour remplir ce vide, et le visage rayonnant d'une ardeur héroïque, il dit à diverses reprises au général Drouot, que si on mettait quelques troupes à sa disposition, il allait remporter un triomphe éclatant et en finir avec l'armée britannique.

Il était quatre heures et demie, et en ce moment sur notre extrême droite repliée en potence, l'attaque de Bulow était fortement prononcée. Les troupes prussiennes sortant des fonds boisés entre le ruisseau de Smohain et celui de Lasne, avaient gravi la pente du terrain, la division de Losthin à leur droite, celle de Hiller à leur gauche. Le brave Lobau, les attendant avec un sang-froid imperturbable, les avait d'abord criblées de ses boulets, sans parvenir toutefois à les arrêter. Elles avaient en effet riposté de leur mieux, et leurs projectiles tombant derrière nous, au milieu de nos parcs et de nos bagages, répandaient déjà un certain trouble sur la chaussée de Charleroy. Pendant ce temps, Lobau avait repoussé les premiers efforts des Prussiens. Lobau voyant bien avec son coup d'œil exercé qu'elles n'étaient pas soutenues, avait saisi l'à-propos, et détaché sa première ligne qui les abordant à la baïonnette les avait refoulées vers les fonds boisés d'où elles étaient sorties. Pourtant ce succès dû à la vigueur, à la présence d'esprit du chef du 6e corps, n'était que du temps gagné, car on commençait à découvrir de nouvelles colonnes prussiennes qui venaient soutenir les premières, et quelques-unes même qui, faisant un détour plus grand sur notre flanc droit, s'apprêtaient à nous envelopper. Napoléon, malgré les instances de Ney, ne veut pas encore ordonner l'effort décisif contre les Anglais, mais lui accorde les cuirassiers de Milhaud pour relier le corps de d'Erlon à celui de Reille. Napoléon, qui avait à sa disposition les vingt-quatre bataillons de la garde, ne craignait guère une semblable entreprise, mais il voulut y parer tout de suite, et en avoir raison avant de frapper sur l'armée anglaise le coup par lequel il se flattait de terminer la bataille. Il ordonna donc au général Duhesme de se porter à la droite du 6e corps avec les huit bataillons de jeune garde qu'il commandait, et lui donna vingt-quatre bouches à feu pour cribler les Prussiens de mitraille.

Napoléon resta au centre avec quinze bataillons de la moyenne et vieille garde[22], comptant avec ces quinze bataillons, avec la cavalerie de la garde et toute la réserve de grosse cavalerie, fondre sur les Anglais comme la foudre, lorsqu'il aurait vu le terme de l'attaque des Prussiens. D'ailleurs Grouchy, après s'être tant fait attendre, pouvait enfin paraître. Il était près de cinq heures, et en ne précipitant rien, en tenant ferme, on lui donnerait le temps d'arriver, et de contribuer à un triomphe qui ne pouvait manquer d'être éclatant, s'il prenait les Prussiens à revers, tandis qu'on les combattrait en tête. Napoléon d'après ces vues, fit dire à Ney qu'il lui était impossible de lui donner de l'infanterie, mais qu'il lui envoyait provisoirement les cuirassiers de Milhaud pour remplir l'intervalle entre la Haye-Sainte et le bois de Goumont, et lui recommanda en outre d'attendre ses ordres pour l'attaque qui devait décider du sort de la journée[23].

Mouvement des cuirassiers de Milhaud, traversant le champ de bataille de droite à gauche. D'après la volonté de Napoléon les cuirassiers de Milhaud qui étaient derrière d'Erlon, s'ébranlèrent au trot, parcoururent le champ de bataille de droite à gauche, traversèrent la chaussée de Bruxelles, et allèrent se placer derrière leur première brigade, que Ney avait déjà plusieurs fois employée contre l'ennemi. Ils prirent position entre la Haye-Sainte et le bois de Goumont, pour remplir l'espace laissé vacant par les divisions de Reille, qui s'étaient, avons-nous dit, accumulées autour du bois. Le mouvement de ces formidables cavaliers, comprenant huit régiments et quatre brigades, causa une vive sensation. Tout le monde crut qu'ils allaient charger et que dès lors le moment suprême approchait. On les salua du cri de Vive l'Empereur! auquel ils répondirent par les mêmes acclamations. Ils entraînent à leur suite la cavalerie légère de la garde. Le général Milhaud en passant devant Lefebvre-Desnoëttes, qui commandait la cavalerie légère de la garde, lui dit en lui serrant la main: Je vais attaquer, soutiens-moi.—Lefebvre-Desnoëttes, dont l'ardeur n'avait pas besoin de nouveaux stimulants, crut que c'était par ordre de l'Empereur qu'on lui disait de soutenir les cuirassiers, et, suivant leur mouvement, il vint prendre rang derrière eux. On avait eu à déplorer à Wagram, à Fuentes-d'Oñoro, l'institution des commandants en chef de la garde impériale, qui l'avait paralysée si mal à propos dans ces journées fameuses, on eut ici à déplorer la défaillance de l'institution (due à la maladie de Mortier), car il n'y avait personne pour arrêter des entraînements intempestifs, et, par surcroît de malheur, Napoléon obligé de quitter la position qu'il occupait au centre, s'était porté à droite pour diriger le combat contre les Prussiens, de manière que ceux-ci nous enlevaient à la fois nos réserves et la personne même de Napoléon.

Ney, en se voyant à la tête d'une si belle cavalerie, s'élance sur le plateau de Mont-Saint-Jean. Lorsque Ney vit tant de belle cavalerie à sa disposition, il redoubla de confiance et d'audace, et il en devint d'autant plus impatient de justifier ce qu'il avait dit à Drouot, que, si on le laissait faire, il en finirait à lui seul avec l'armée anglaise. En ce moment, le duc de Wellington avait apporté quelques changements à son ordre de bataille, provoqués par les changements survenus dans le nôtre. La division Alten, placée à son centre et à sa droite, avait cruellement souffert. Il l'avait renforcée en faisant avancer le corps de Brunswick, ainsi que les brigades Mitchell et Lambert. Il avait prescrit au général Chassé, établi d'abord à Braine-l'Alleud, de venir appuyer l'extrémité de son aile droite. Il avait rapproché aussi la division Clinton, laissée jusque-là sur les derrières de l'armée britannique, et avait rappelé de sa gauche, qui lui semblait hors de danger depuis la tentative infructueuse de d'Erlon et l'apparition des Prussiens, la brigade hanovrienne Vincke. Déjà fort maltraité par notre artillerie, exposé à l'être davantage depuis que nous avions occupé la Haye-Sainte, il avait eu soin en concentrant ses troupes vers sa droite, de les ramener un peu en arrière, et se tenant à cheval au milieu d'elles, il les préparait à un rude assaut, facile à pressentir en voyant briller les casques de nos cuirassiers et les lances de la cavalerie légère de la garde.

L'artillerie des Anglais était restée seule sur le bord du plateau, par suite du mouvement rétrograde que leur infanterie avait opéré, et par suite aussi d'une tactique qui leur était habituelle. Ils avaient en effet la coutume, lorsque leur artillerie était menacée par des troupes à cheval, de retirer dans les carrés les canonniers et les attelages, de laisser sans défense les canons que l'ennemi ne pouvait emmener sans chevaux, et, quand l'orage était passé, de revenir pour s'en servir de nouveau contre la cavalerie en retraite. Soixante pièces de canon étaient donc en avant de la ligne anglaise, peu appuyées, et offrant à un ennemi audacieux un objet de vive tentation.

Tout bouillant encore du combat de la Haye-Sainte, confiant dans les cinq mille cavaliers qui venaient de lui arriver, et qui formaient quatre belles lignes de cavalerie, Ney n'était pas homme à se tenir tranquille sous les décharges de l'artillerie anglaise. Il enlève d'abord l'artillerie anglaise. S'étant aperçu que cette artillerie était sans appui, et que l'infanterie anglaise elle-même avait exécuté un mouvement rétrograde, il résolut d'enlever la rangée de canons qu'il avait devant lui, et se mettant à la tête de la division Delort composée de quatre régiments de cuirassiers, ordonnant à la division Wathier de le soutenir, il partit au trot malgré le mauvais état du sol. Ne pouvant déboucher par la chaussée de Bruxelles qui était obstruée, gêné par l'encaissement du chemin d'Ohain, très-profond en cet endroit, il prit un peu à gauche, franchit le bord du plateau avec ses quatre régiments, et fondit comme l'éclair sur l'artillerie qui était peu défendue. Il se précipite sur l'infanterie et renverse plusieurs carrés. Après avoir dépassé la ligne des canons, voyant l'infanterie de la division Alten qui semblait rétrograder, il jeta sur elle ses cuirassiers. Ces braves cavaliers, malgré la grêle de balles qui pleuvait sur eux, tombèrent à bride abattue sur les carrés de la division Alten, et en renversèrent plusieurs qu'ils se mirent à sabrer avec fureur. Cependant quelques-uns de ces carrés, enfoncés d'abord par le poids des hommes et des chevaux, mais se refermant en toute hâte sur nos cavaliers démontés, eurent bientôt réparé leurs brèches. D'autres, restés intacts, continuèrent à faire un feu meurtrier. Ney, après les cuirassiers, lance la cavalerie légère de la garde. Ney, en voyant cette résistance, lance sa seconde division, celle de Wathier, et sous cet effort violent de quatre nouveaux régiments de cuirassiers, la division Alten est culbutée sur la seconde ligne de l'infanterie anglaise. Plusieurs bataillons des légions allemande et hanovrienne sont enfoncés, foulés aux pieds, sabrés, privés de leurs drapeaux. Nos cuirassiers, qui étaient les plus vieux soldats de l'armée, assouvissent leur rage en tuant des Anglais sans miséricorde.

Inébranlable au plus fort de cette tempête, le duc de Wellington fait passer à travers les intervalles de son infanterie la brigade des gardes à cheval de Somerset, les carabiniers hollandais de Trip, et les dragons de Dornberg. La cavalerie anglaise détruite. Ces escadrons anglais et allemands, profitant du désordre inévitable de nos cavaliers, ont d'abord sur eux l'avantage, et parviennent à les repousser. Mais Ney, courant à Lefebvre-Desnoëttes, lui fait signe d'arriver, et le jette sur la cavalerie anglaise et allemande du duc de Wellington. Nos braves lanciers se précipitent sur les gardes à cheval, et, se servant avec adresse de leurs lances, les culbutent à leur tour. Ayant eu le temps de se reformer pendant cette charge, nos cuirassiers reviennent, et joints à nos chasseurs, à nos lanciers, fondent de nouveau sur la cavalerie anglaise. On se mêle, et mille duels, le sabre ou la lance à la main, s'engagent entre les cavaliers des deux nations. Bientôt les nôtres l'emportent, et une partie de la cavalerie anglaise reste sur le carreau. Ses débris se réfugient derrière les carrés de l'infanterie anglaise, et nos cavaliers se voient arrêtés encore une fois, avec grand dommage pour la cavalerie légère de la garde, qui n'étant pas revêtue de cuirasses, perd par le feu beaucoup d'hommes et de chevaux.

Prodiges de Ney. Ney, au milieu de cet effroyable débordement de fureurs humaines, a déjà eu deux chevaux tués sous lui. Son habit, son chapeau sont criblés de balles; mais toujours invulnérable, le brave des braves a juré d'enfoncer l'armée anglaise. Il s'en flatte à l'aspect de ce qu'il a déjà fait, et en voyant immobiles sur le revers du plateau, trois mille cuirassiers et deux mille grenadiers à cheval de la garde, qui n'ont pas encore donné. Il demande les cuirassiers de Valmy. Il demande qu'on les lui confie pour achever la victoire. Il rallie ceux qui viennent de combattre, les range au bord du plateau pour leur laisser le temps de respirer, et galope vers les autres pour les amener au combat.

Toute l'armée avait aperçu de loin cette mêlée formidable, et au mouvement des casques, des lances, qui allaient, venaient sans abandonner la position, avait bien auguré du résultat. L'instinct du dernier soldat était qu'il fallait continuer une telle œuvre une fois commencée, et les soldats avaient raison, car si c'était une faute de l'avoir entreprise, c'eût été une plus grande faute de l'interrompre.

Napoléon, en désapprouvant cette attaque anticipée, accorde les cuirassiers de Valmy. Napoléon, dont l'attention avait été rappelée de ce côté par cet affreux tumulte de cavalerie, avait aperçu l'œuvre tentée par l'impatience de Ney. Tout autour de lui on y avait applaudi. Mais ce capitaine consommé, qui avait déjà livré en personne plus de cinquante batailles rangées, s'était écrié: C'est trop tôt d'une heure...—Cet homme, avait ajouté le maréchal Soult en parlant de Ney, est toujours le même! il va tout compromettre comme à Iéna, comme à Eylau!...—Napoléon néanmoins pensa qu'il fallait soutenir ce qui était fait, et il envoya l'ordre à Kellermann d'appuyer les cuirassiers de Milhaud.—Les trois mille cuirassiers de Kellermann avaient derrière eux la grosse cavalerie de la garde, forte de deux mille grenadiers à cheval et dragons, et les uns comme les autres brûlant d'impatience d'en venir aux mains, car la cavalerie était au moins aussi ardente que l'infanterie dans cette funeste journée.

Kellermann, qui venait d'éprouver aux Quatre-Bras ce qu'il appelait la folle ardeur de Ney, blâmait l'emploi désespéré qu'on faisait en ce moment de la cavalerie. Se défiant du résultat, il retint une de ses brigades, celle des carabiniers, pour s'en servir comme dernière ressource, et livra le reste au maréchal Ney avec un profond chagrin. Nouvelle charge des cuirassiers. Celui-ci, accouru à la rencontre des cuirassiers de Kellermann, les enflamme par sa présence et ses gestes, et gravit avec eux le plateau, au bord duquel la cavalerie précédemment engagée reprenait haleine. Le duc de Wellington attendait de sang-froid ce nouvel assaut. Derrière la division Alten, presque détruite, il avait rangé le corps de Brunswick, les gardes de Maitland, la division Mitchell, et en troisième ligne, les divisions Chassé et Clinton. Abattre ces trois murailles était bien difficile, car on pouvait en renverser une, même deux, mais il n'était guère à espérer qu'on vînt à bout de la troisième. Néanmoins l'audacieux Ney débouche sur le plateau avec ses escadrons couverts de fer, et à son signal ces braves cavaliers partent au galop en agitant leurs sabres, en criant Vive l'Empereur! Jamais, ont dit les témoins de cette scène épouvantable[24], on ne vit rien de pareil dans les annales de la guerre. Les deux premières lignes de l'infanterie anglaise sont renversées. Ces vingt escadrons, officiers et généraux en tête, se précipitent de toute la force de leurs chevaux, et malgré une pluie de feux, abordent, rompent la première ligne anglaise. L'infortunée division Alten, déjà si maltraitée, est culbutée cette fois, et le 69e anglais est haché en entier. Les débris de cette division se réfugient en désordre sur la chaussée de Bruxelles. Ney, ralliant ses escadrons, les lance sur la seconde ligne. Ils l'abordent avec la même ardeur, mais ils trouvent ici une résistance invincible. Plusieurs carrés sont rompus, toutefois le plus grand nombre se maintient, et quelques-uns de nos cavaliers perçant jusqu'à la troisième ligne, expirent devant ses baïonnettes, ou se dérobent au galop pour se reformer en arrière, et renouveler la charge. Le duc de Wellington se décide alors à sacrifier les restes de sa cavalerie. Il la jette dans cette mêlée où bientôt elle succombe, car si l'infanterie anglaise peut arrêter nos cuirassiers par ses baïonnettes, aucune cavalerie ne peut supporter leur formidable choc. Dans cette extrémité il veut faire emploi de mille hussards de Cumberland qui sont encore intacts. Mais à la vue de cette arène sanglante ces hussards se replient en désordre, entraînant sur la route de Bruxelles les équipages, les blessés, les fuyards, qui déjà s'y précipitent en foule.

Ney, malgré la résistance qu'il rencontre, ne désespère pas d'en finir le sabre au poing avec l'armée anglaise. Un nouveau renfort imprévu lui arrive. La grosse cavalerie de la garde, participant à l'élan général, charge sans avoir reçu d'ordre. Tandis qu'il livre ce combat de géants, la grosse cavalerie de la garde accourt sans qu'on sache pourquoi. Elle était demeurée un peu en arrière dans un pli du terrain, lorsque quelques officiers s'étant portés en avant pour assister au combat prodigieux de Ney, avaient cru à son triomphe, et avaient crié victoire en agitant leurs sabres. À ce cri d'autres officiers s'étaient avancés, et les escadrons les plus voisins, se figurant qu'on leur donnait le signal de la charge, s'étaient ébranlés au trot. La masse avait suivi, et par un entraînement involontaire les deux mille dragons et grenadiers à cheval avaient gravi le plateau, au milieu d'une terre boueuse et détrempée. Pendant ce temps, Bertrand envoyé par Napoléon pour les retenir, avait couru en vain après eux sans pouvoir les rejoindre. Combat de cavalerie sans exemple. Ney s'empare de ce renfort inattendu, et le jette sur la muraille d'airain qu'il veut abattre. La grosse cavalerie de la garde fait à son tour des prodiges, enfonce des carrés, mais, faute de cuirasses, perd un grand nombre d'hommes sous les coups de la mousqueterie. Ney, que rien ne saurait décourager, lance de nouveau les cuirassiers de Milhaud, qui venaient de se reposer quelques instants, et opère ainsi une sorte de charge continue, au moyen de nos escadrons qui après avoir chargé, vont au galop se reformer en arrière pour charger encore. Quelques-uns même tournent le bois de Goumont, pour venir se remettre en rang et recommencer le combat. Au milieu de cet acharnement, Ney apercevant la brigade des carabiniers que Kellermann avait tenue en réserve, court à elle, lui demande ce qu'elle fait, et malgré Kellermann s'en saisit, et la conduit à l'ennemi. Elle ouvre de nouvelles brèches dans la seconde ligne de l'infanterie britannique, renverse plusieurs carrés, les sabre sous le feu de la troisième ligne, mais ruine aux trois quarts le second mur sans atteindre ni entamer le troisième. Ney s'obstine, et ramène jusqu'à onze fois ses dix mille cavaliers au combat, tuant toujours, sans pouvoir venir à bout de la constance d'une infanterie qui, renversée un moment, se relève, se reforme, et tire encore. Ney fait demander de l'infanterie à Napoléon pour achever la victoire commencée. Ney tout écumant, ayant perdu son quatrième cheval, sans chapeau, son habit percé de balles, ayant une quantité de contusions et heureusement pas une blessure pénétrante, dit au colonel Heymès que si on lui donne l'infanterie de la garde, il achèvera cette infanterie anglaise épuisée et arrivée au dernier terme des forces humaines. Il lui ordonne d'aller la demander à Napoléon.

Dans cette espérance, voyant bien que ce n'est pas avec les troupes à cheval qu'il terminera le combat, et qu'il faut de l'infanterie pour en finir avec la baïonnette, il rallie ses cavaliers sur le bord du plateau, et les y maintient par sa ferme contenance. Il parcourt leurs rangs, les exhorte, leur dit qu'il faut rester là malgré le feu de l'artillerie, et que bientôt, si on a le courage de conserver le plateau, on sera débarrassé pour jamais de l'armée anglaise.— Héroïsme de Ney. C'est ici, mes amis, leur dit-il, que va se décider le sort de notre pays, c'est ici qu'il faut vaincre pour assurer notre indépendance.—Quittant un moment la cavalerie, et courant à droite auprès de d'Erlon dont l'infanterie avait réussi à s'emparer du chemin d'Ohain, et continuait à faire le coup de fusil avec les bataillons presque détruits de Pack et de Kempt, Tiens bien, mon ami, lui dit-il, car toi et moi, si nous ne mourons pas ici sous les balles des Anglais, il ne nous reste qu'à tomber misérablement sous les balles des émigrés!—Triste et douloureuse prophétie! Ce héros sans pareil, allant ainsi de ses fantassins à ses cavaliers, les maintient sous le feu, et y demeure lui-même, miracle vivant d'invulnérabilité, car il semble que les balles de l'ennemi ne puissent l'atteindre. Quatre mille de ses cavaliers jonchent le sol, mais en revanche dix mille Anglais, fantassins ou cavaliers, ont payé de leur vie leur opiniâtre résistance. Presque tous les généraux anglais sont frappés plus ou moins gravement. Une multitude de fuyards, sous prétexte d'emporter les blessés, ont couru avec les valets, les cantiniers, les conducteurs de bagages, sur la route de Bruxelles, criant que tout est fini, que la bataille est perdue. Au contraire les soldats qui n'ont pas quitté le rang, se tiennent immobiles à leur place. Fermeté inébranlable du duc de Wellington. Le duc de Wellington montant sa fermeté au niveau de l'héroïsme de Ney, leur dit que les Prussiens approchent, que dans peu d'instants ils vont paraître, qu'en tout cas il faut mourir en les attendant. Il regarde sa montre, invoque la nuit ou Blucher comme son salut! Mais il lui reste trente-six mille hommes sur ce plateau contre lequel Ney s'acharne, et il ne désespère pas encore. Ney ne désespère pas plus que lui, et ces deux grands cœurs balancent les destinées des deux nations! Un étrange phénomène de lassitude se produit alors. Pendant près d'une heure les combattants épuisés cessent de s'attaquer. Les Anglais tirent à peine quelques coups de canon avec les débris de leur artillerie, et de leur côté nos cavaliers ayant derrière eux soixante pièces conquises et six drapeaux, demeurent inébranlables, ayant des milliers de cadavres sous leurs pieds.

Impossibilité où se trouve Napoléon d'appuyer l'attaque de la cavalerie avant d'avoir repoussé les Prussiens. Pendant ce combat sans exemple, digne et terrible fin de ce siècle sanglant, le colonel Heymès était accouru auprès de Napoléon pour lui demander de l'infanterie au nom de son maréchal.—De l'infanterie! répondit Napoléon avec une irritation qu'il ne pouvait plus contenir, où veut-il que j'en prenne? veut-il que j'en fasse faire?... Voyez ce que j'ai sur les bras, et voyez ce qui me reste....—En effet la situation vers la droite était devenue des plus graves. Au corps de Bulow, fort de trente mille hommes, que Napoléon essayait d'arrêter avec les dix mille soldats de Lobau, venaient se joindre d'épaisses colonnes qu'on apercevait dans les fonds boisés d'où sortait l'armée prussienne. Il était évident qu'on allait avoir affaire à toutes les forces de Blucher, c'est-à-dire à 80 mille hommes, auxquels on n'aurait à opposer que l'infanterie de la garde, c'est-à-dire 13 mille combattants, car la cavalerie de cette garde et toute la réserve, dragons, cuirassiers, venaient d'être employés et usés par le maréchal Ney dans une tentative prématurée[25]! Quant à l'arrivée de Grouchy, Napoléon avait cessé de l'espérer, car on n'avait aucune nouvelle de ce commandant de notre aile droite, et en promenant sur tout l'horizon l'œil le plus exercé, l'oreille la plus fine, il était impossible de saisir une ombre, un bruit qui accusât sa présence, même son voisinage. L'infanterie de la garde qu'on demandait à Napoléon était donc sa seule ressource contre une effroyable catastrophe. Ordre à Ney de se maintenir tant qu'il pourra sur le plateau de Mont-Saint-Jean, en attendant qu'on puisse le secourir. Sans doute s'il avait pu voir de ses propres yeux ce que Ney lui mandait de l'état de l'armée britannique, si le péril ne s'étant pas aggravé à droite il avait pu contenir Bulow avec Lobau seul, il aurait dû se jeter avec l'infanterie de la garde sur les Anglais, achever de les écraser, et revenir ensuite sur les Prussiens pour leur opposer des débris il est vrai, mais des débris victorieux! Il serait sorti de cette mêlée comme un vaillant homme, qui ayant deux ennemis à combattre, parvient à triompher de l'un et de l'autre, en tombant à demi mort sur le cadavre du dernier. Mais il doutait du jugement de Ney, il ne lui pardonnait pas sa précipitation, et il voyait l'armée prussienne sortir tout entière de cet abîme béant qui vomissait sans cesse de nouveaux ennemis. Il voulut donc arrêter les Prussiens par un engagement à fond avec eux, avant d'aller essayer de gagner au centre une bataille douteuse, tandis qu'à sa droite il en laisserait une qui serait probablement perdue et mortelle. Toutefois après un moment d'irritation, reprenant son empire sur lui-même, il envoya à Ney une réponse moins dure et moins désolante que celle qu'il avait d'abord faite au colonel Heymès. Il chargea ce dernier de dire au maréchal que si la situation était difficile sur le plateau de Mont-Saint-Jean, elle ne l'était pas moins sur les bords du ruisseau de Lasne; qu'il avait sur les bras la totalité de l'armée prussienne, que lorsqu'il serait parvenu à la repousser, ou du moins à la contenir, il irait avec la garde achever, par un effort désespéré, la victoire à demi remportée sur les Anglais; que jusque-là il fallait rester à tout prix sur ce plateau, puisque Ney s'était tant pressé d'y monter, et que pourvu qu'il s'y maintînt une heure, il serait prochainement et vigoureusement secouru.

En effet, pendant que le colonel Heymès allait porter à Ney cette réponse si différente de celle que le maréchal attendait, le combat avec les Prussiens était devenu aussi terrible qu'avec les Anglais. Arrivée de Blucher sur les lieux; il ordonne à Bulow d'enlever à tout prix le poste auquel s'appuyait la droite de l'armée française. Blucher rendu de sa personne sur les lieux, c'est-à-dire sur les hauteurs qui bordent le ruisseau de Lasne, voyait distinctement ce qui se passait sur le plateau de Mont-Saint-Jean, et bien qu'il ne fût pas fâché de laisser les Anglais dans les angoisses, de les punir ainsi du secours, tardif selon lui, qu'il en avait reçu à Ligny, il ne voulait pas compromettre la cause commune par de mesquins ressentiments. En apercevant de loin les assauts formidables de nos cuirassiers, il avait ordonné à Bulow d'enfoncer la droite des Français, il avait prescrit à Pirch qui amenait quinze mille hommes, de seconder Bulow de tous ses moyens, à Ziethen qui en amenait à peu près autant, d'aller soutenir la gauche des Anglais par le chemin d'Ohain, et aux uns comme aux autres, de hâter le pas, et de se comporter de manière à terminer la guerre dans cette journée mémorable.

L'ardeur de Blucher avait pénétré toutes les âmes, et les Prussiens excités par le patriotisme et par la haine, faisaient des efforts inouïs pour s'établir sur cette espèce de promontoire qui s'avance entre le ruisseau de Smohain et le ruisseau de Lasne. Tandis que la division de Losthin tâchait d'emporter le château de Frichermont, et celle de Hiller la ferme de Hanotelet, elles avaient laissé entre elles un intervalle que Bulow avait rempli avec la cavalerie du prince Guillaume. Héroïque résistance du comte de Lobau. Le brave comte de Lobau à cheval au milieu de ses soldats, dont il dominait les rangs de sa haute stature, montrait un imperturbable sang-froid, se retirait lentement comme sur un champ de manœuvre, tantôt lançant la cavalerie de Subervic et de Domon sur les escadrons du prince Guillaume, tantôt arrêtant par des charges à la baïonnette, l'infanterie de Losthin à sa gauche, celle de Hiller à sa droite. Il était six heures, et sur 7,500 baïonnettes il en avait perdu environ 2,500, ce qui le réduisait à cinq mille fantassins en présence de trente mille hommes. Son danger le plus grand était d'être débordé par sa droite, les Prussiens faisant d'immenses efforts pour nous tourner. Bulow essaye de tourner les Français en pénétrant dans le village de Planchenois. En effet, en remontant le ruisseau de Lasne jusqu'à sa naissance, on arrivait au village de Planchenois (voir la carte no 66), situé en arrière de la Belle-Alliance, c'est-à-dire sur notre droite et nos derrières. Si donc l'ennemi en suivant le ravin, pénétrait dans ce village bâti au fond même du ravin, nous étions tournés définitivement, et la chaussée de Charleroy, notre seule ligne de retraite, était perdue. Aussi Bulow faisant appuyer la division Hiller par la division Ryssel, les avait-il poussées dans le ravin de Lasne jusqu'à Planchenois, tandis que vers Frichermont il faisait appuyer la division Losthin par la division Haaken. C'est en vue de ce grave danger que Napoléon, qui s'était personnellement transporté vers cet endroit, avait envoyé au comte de Lobau tous les secours dont il avait pu disposer. À gauche il avait détaché la division Durutte du corps de d'Erlon, et l'avait portée vers les fermes de la Haye et de Papelotte (voir la carte no 66), pour établir un pivot solide au sommet de l'angle formé par notre ligne de bataille. À droite, il avait envoyé à Planchenois le général Duhesme avec la jeune garde, et 24 bouches à feu de la réserve, pour y défendre un poste qu'on pouvait appeler justement les Thermopyles de la France. Belle défense de Planchenois par la jeune garde. En ce moment le général Duhesme, officier consommé, disposant de huit bataillons de jeune garde, forts d'à peu près quatre mille hommes, avait rempli de défenseurs les deux côtés du ravin à l'extrémité duquel était construit le village de Planchenois. Tandis qu'il faisait pleuvoir les boulets et la mitraille sur les Prussiens, ses jeunes fantassins, les uns établis dans les arbres et les buissons, les autres logés dans les maisons du village, se défendaient par un feu meurtrier de mousqueterie, et ne paraissaient pas près de se laisser arracher leur position, quoique assaillis par plus de vingt mille hommes.

Vers six heures et demie, Blucher ayant donné l'ordre d'enlever Planchenois, Hiller forme six bataillons en colonne, et après avoir criblé le village de boulets et d'obus, essaye d'y pénétrer baïonnette baissée. Nos soldats postés aux fenêtres des maisons font d'abord un feu terrible, puis Duhesme lançant lui-même un de ses bataillons, refoule les Prussiens à la baïonnette, et les rejette dans le ravin, où notre artillerie les couvre de mitraille. Ils se replient en désordre, horriblement maltraités à la suite de cette inutile tentative. Blucher alors réitère à ses lieutenants l'ordre absolu d'enlever Planchenois, et Hiller, sous les yeux mêmes de son chef, rallie ses bataillons après les avoir laissés respirer un instant, leur en adjoint huit autres, et avec quatorze revient à la charge, bien résolu d'emporter cette fois le poste si violemment disputé. Malgré la bravoure de la jeune garde, les Prussiens emportent Planchenois. Ces quatorze bataillons s'enfoncent dans le ravin bordé de chaque côté par nos soldats, et s'avancent au milieu d'un véritable gouffre de feux. Quoique tombant par centaines, ils serrent leurs rangs en marchant sur les cadavres de leurs compagnons, se poussent les uns les autres, et finissent par pénétrer dans ce malheureux village de Planchenois, par s'élever même jusqu'à la naissance du ravin. Ils n'ont plus qu'un pas à faire pour déboucher sur la chaussée de Charleroy. Nos jeunes soldats de la garde se replient, tout émus d'avoir subi cette espèce de violence. Mais Napoléon est auprès d'eux! c'est à la vieille garde à tout réparer. Cette troupe invincible ne peut se laisser arracher notre ligne de retraite, salut de l'armée. Napoléon appelle le général Morand, lui donne un bataillon du 2e de grenadiers, un du 2e de chasseurs, et lui prescrit de repousser cette tentative si alarmante pour nos derrières. Il passe à cheval devant ces bataillons.—Mes amis, leur dit-il, nous voici arrivés au moment suprême: il ne s'agit pas de tirer, il faut joindre l'ennemi corps à corps, et avec la pointe de vos baïonnettes le précipiter dans ce ravin d'où il est sorti, et d'où il menace l'armée, l'Empire et la France!— Reprise de Planchenois par la vieille garde. Vive l'Empereur! est la seule réponse de cette troupe héroïque. Les deux bataillons désignés rompent le carré, se forment en colonnes, et l'un à gauche, l'autre à droite, se portent au bord du ravin d'où les Prussiens débouchaient déjà en grand nombre. Ils abordent les assaillants d'un pas si ferme, d'un bras si vigoureux, que tout cède à leur approche. Horrible déroute des Prussiens. Furieux contre l'ennemi qui voulait nous tourner, ils renversent ou égorgent tout ce qui résiste, et convertissent en un torrent de fuyards les bataillons de Hiller qui venaient de vaincre la jeune garde. Tantôt se servant de la baïonnette, tantôt de la crosse de leurs fusils, ils percent ou frappent, et telle est l'ardeur qui règne parmi eux que le tambour-major de l'un des bataillons assomme avec la pomme de sa canne les fuyards qu'il peut joindre. Entraînés eux-mêmes par le torrent qu'ils ont produit, les deux bataillons de vieille garde se précipitent dans le fond du ravin, et remontent à la suite des Prussiens la berge opposée, jusqu'auprès du village de Maransart, situé en face de Planchenois. Là cependant on les arrête avec la mitraille, et ils sont obligés de se replier. Mais ils restent maîtres de Planchenois et de la chaussée de Charleroy, et pour cette vengeance de la jeune garde par la vieille, deux bataillons avaient suffi! On pouvait évaluer à deux mille les victimes qu'ils avaient faites dans cette charge épouvantable.

Napoléon profite du succès obtenu à Planchenois pour reporter la vieille garde vers le centre, et terminer sur le plateau de Mont-Saint-Jean, la bataille contre les Anglais. En ce moment la redoutable attaque de flanc tentée par les Prussiens semblait repoussée, à en juger du moins par les apparences. Si un incident nouveau survenait, ce ne pouvait être d'après toutes les probabilités que l'apparition de Grouchy, laquelle si longtemps attendue, devait se réaliser enfin, et dans ce cas amener pour les Prussiens un vrai désastre, car ils se trouveraient entre deux feux. On entendait en effet du côté de Wavre une canonnade qui attestait la présence sur ce point de notre aile droite, mais le détachement qu'on avait formellement demandé à Grouchy devait être en route, et sa seule arrivée sur les derrières de Bulow suffisait pour produire d'importantes conséquences. À l'angle de notre ligne de bataille, à Papelotte, Durutte se soutenait; au centre, à la gauche, le plateau de Mont-Saint-Jean restait couvert de notre cavalerie; on venait d'apporter aux pieds de Napoléon les six drapeaux conquis par nos cavaliers sur l'infanterie anglaise. L'aspect d'abord sombre de la journée semblait s'éclaircir. Le cœur de Napoléon, un instant oppressé, respirait, et il pouvait compter sur une nouvelle victoire en portant sa vieille garde, désormais libre, derrière sa cavalerie pour achever la défaite des Anglais. Jusqu'ici soixante-huit mille Français avaient tenu tête à environ cent quarante mille Anglais, Prussiens, Hollandais, Allemands, et leur avaient arraché la plus grande partie du champ de bataille.

Saisissant avec promptitude le moment décisif, celui de l'attaque repoussée des Prussiens, pour jeter sa réserve sur les Anglais, Napoléon ordonne de réunir la vieille garde, de la porter au centre de sa ligne, c'est-à-dire sur le plateau de Mont-Saint-Jean, et de la jeter à travers les rangs de nos cuirassiers, sur l'infanterie britannique épuisée. Quoique épuisée, elle aussi, notre cavalerie en voyant la vieille garde engagée, ne peut manquer de retrouver son élan, de charger une dernière fois, et de terminer cette lutte horrible. Il est vrai qu'il n'y aura plus aucune réserve pour parer à un accident imprévu, mais le grand joueur en est arrivé à cette extrémité suprême, où la prudence c'est le désespoir!

Il restait à Napoléon sur vingt-quatre bataillons de la garde, réduits à vingt-trois après Ligny, treize qui n'avaient pas donné. Huit de la jeune garde s'étaient épuisés à Planchenois, et y étaient encore indispensables; deux de la vieille garde avaient décidé la défaite des Prussiens, et ne devaient pas non plus quitter la place. Napoléon se dirige sur la Haye-Sainte avec dix bataillons de la vieille garde. Des treize restants, un était établi en carré à l'embranchement du chemin de Planchenois avec la chaussée de Charleroy, et ce n'était pas trop assurément pour garder notre ligne de communication. Même en usant de ses dernières ressources, on ne pouvait se dispenser de laisser deux bataillons au quartier général pour parer à un accident, tel par exemple qu'un nouvel effort des Prussiens sur Planchenois. Napoléon laisse donc les deux bataillons du 1er de grenadiers à Rossomme, un peu en arrière de la ferme de la Belle-Alliance, et porte lui-même en avant les dix autres, qui présentaient une masse d'environ six mille fantassins. Ils comprenaient les bataillons de la moyenne et de la vieille garde, soldats plus ou moins anciens, mais tous éprouvés, résolus à vaincre ou à mourir, et suffisants pour enfoncer quelque ligne d'infanterie que ce fût.

Panique parmi les troupes de la division Durutte à la ferme de Papelotte. Napoléon était occupé à les ranger en colonnes d'attaque sur le bord du vallon qui nous séparait des Anglais, lorsqu'il entend quelques coups de fusil vers Papelotte, c'est-à-dire à l'angle de sa ligne de bataille. Une sorte de frémissement saisit son cœur. Ce peut être l'arrivée de Grouchy; ce peut être aussi un nouveau débordement de Prussiens, et dans le doute il aimerait mieux que ce ne fût rien. Mais ses inquiétudes augmentent en voyant quelques troupes de Durutte abandonner la ferme de Papelotte, au cri de sauve qui peut, proféré par la trahison, ou par ceux qui la craignent. Napoléon rétablit le combat de ce côté. Napoléon pousse son cheval vers les fuyards, leur parle, les ramène à leur poste, et revient à la Haye-Sainte, lorsque levant les yeux vers le plateau, il remarque un certain ébranlement dans sa cavalerie jusque-là immobile. Un sinistre pressentiment traverse son âme, et il commence à croire que de ce poste élevé nos cavaliers ont dû apercevoir de nouvelles troupes prussiennes. Sur-le-champ ne donnant rien au chagrin, tout à l'action, il envoie La Bédoyère au galop parcourir de droite à gauche les rangs des soldats, et dire que les coups de fusil qu'on entend sont tirés par Grouchy, qu'un grand résultat se prépare, pourvu qu'on tienne encore quelques instants. Après avoir chargé La Bédoyère de répandre cet utile mensonge, il se décide à lancer sur le plateau de Mont-Saint-Jean les dix bataillons de la garde qu'il avait amenés. Il en confie quatre au brave Friant pour exécuter une attaque furieuse, de concert avec Reille qui doit rallier pour cette dernière tentative ce qui lui reste de son corps, puis il dispose les six autres diagonalement, de la Haye-Sainte à Planchenois, de manière à lier son centre avec sa droite, et à pourvoir aux nouveaux événements qu'il redoute. Son intention, si ces événements n'ont pas la gravité qu'il suppose, est de mener lui-même ces six bataillons à la suite des quatre premiers, pour enfoncer à tout prix la ligne anglaise, et terminer ainsi la journée.

Ney doit déboucher sur le plateau de Mont-Saint-Jean avec quatre bataillons, Napoléon avec six. Conduisant par la chaussée de Bruxelles les quatre bataillons destinés à la première attaque, il rencontre en chemin Ney presque hors de lui, s'écriant que la cavalerie va lâcher pied si un puissant secours d'infanterie n'arrive à l'instant même. Napoléon lui donne les quatre bataillons qu'il vient d'amener, lui en promet six autres, sans ajouter, ce qui malheureusement est trop inutile à dire, que le salut de la France dépend de la charge qui va s'exécuter. Ney prend les quatre bataillons, et gravit avec eux le plateau au moment même où les restes du corps de Reille se disposent à déboucher du bois de Goumont.

Tandis que Ney et Friant s'apprêtent à charger avec leur infanterie, le duc de Wellington à la vue des bonnets à poil de la garde, sent bien que l'heure suprême a sonné, et que la grandeur de sa patrie, la sienne, vont être le prix d'un dernier effort. Il a vu de loin s'approcher de nouvelles colonnes prussiennes, et, dans l'espérance d'être secouru, il est résolu à tenir jusqu'à la dernière extrémité, bien que derrière lui des masses de fuyards couvrent déjà la route de Bruxelles. Il tâche de communiquer à ses compagnons d'armes la force de son âme. Kempt qui a remplacé dans le commandement de l'aile gauche Picton tué tout à l'heure, lui fait demander des renforts, car il n'a plus que deux à trois milliers d'hommes.— Résolution désespérée du duc de Wellington. Qu'ils meurent tous, répond-il, je n'ai pas de renforts à leur envoyer.—Le général Hill, commandant en second de l'armée, lui dit: Vous pouvez être tué ici, quels ordres me laissez-vous?—Celui de mourir jusqu'au dernier, s'il le faut, pour donner aux Prussiens le temps de venir.—Ces nobles paroles prononcées, le duc de Wellington serre sa ligne, la courbe légèrement comme un arc, de manière à placer les nouveaux assaillants au milieu de feux concentriques, puis fait coucher à terre les gardes de Maitland, et attend immobile l'apparition de la garde impériale.

Attaque des quatre bataillons de vieille garde, conduits par Ney et Friant. Ney et Friant en effet portent leurs quatre bataillons en avant, et les font déboucher sur le plateau en échelons, celui de gauche le premier, les autres successivement, chacun d'eux un peu à droite et en arrière du précédent. Dès que le premier paraît, ferme et aligné, la mitraille l'accueille, et perce ses rangs en cent endroits. La ligne des bonnets à poil flotte sans reculer, et elle avance avec une héroïque fermeté. Les autres bataillons débouchent à leur tour, essuyant le même feu sans se montrer plus émus. Ils s'arrêtent pour tirer, et par un feu terrible rendent le mal qu'on leur a fait. À ce même instant, les divisions Foy et Bachelu du corps de Reille débouchant sur la gauche, attirent à elles une partie des coups de l'ennemi. Premier succès de cette attaque. Après avoir déchargé leurs armes, les bataillons de la garde se disposent à croiser la baïonnette pour engager un duel à mort avec l'infanterie britannique, lorsque tout à coup à un signe du duc de Wellington, les gardes de Maitland couchés à terre se lèvent, et exécutent presque à bout portant une affreuse décharge. Devant cette cruelle surprise nos soldats ne reculent pas, et serrent leurs rangs pour marcher en avant. Le vieux Friant, le modèle de la vieille armée, gravement blessé, descend tout sanglant pour annoncer que la victoire est certaine si de nouveaux bataillons viennent appuyer les premiers. Il rencontre Napoléon qui, après avoir placé à mi-côte un bataillon de la garde en carré, afin de contenir la cavalerie ennemie, s'avance pour conduire lui-même à l'assaut de la ligne anglaise les cinq bataillons qui lui restent. Tandis que Napoléon va soutenir l'attaque des quatre premiers bataillons avec les six autres, le corps prussien de Ziethen débouche sur le champ de bataille. Tandis qu'il écoute les paroles de Friant, l'œil toujours dirigé vers sa droite, il aperçoit soudainement dans la direction de Papelotte, environ trois mille cavaliers qui se précipitent sur la déclivité du terrain. Ce sont les escadrons de Vandeleur et de Vivian, qui voyant arriver le corps prussien de Ziethen par le chemin d'Ohain, et se sentant dès lors appuyés, se hâtent de charger. En effet pendant que le corps de Pirch était allé soutenir Bulow, celui de Ziethen était venu, en longeant la forêt de Soignes, soutenir la gauche de Wellington. Il était huit heures, et sa présence allait tout décider. Brusque apparition de la cavalerie prussienne. En un clin d'œil la cavalerie de Vandeleur et de Vivian inonde le milieu du champ de bataille. Napoléon qui avait laissé en carré, à mi-côte du vallon, l'un de ses bataillons, court aux autres pour les former également en carrés, et empêcher que sa ligne ne soit percée entre la Haye-Sainte et Planchenois. Si la cavalerie de la garde était intacte, il se débarrasserait aisément des escadrons de Vivian et de Vandeleur, et le terrain nettoyé, il pourrait ramener à lui sa gauche et son centre engagés sur le plateau de Mont-Saint-Jean, se retirer en bon ordre vers sa droite, et recueillant ainsi ce qui lui reste, coucher sur le champ de bataille. Mais de toute la cavalerie de la garde, il conserve quatre cents chasseurs au plus pour les opposer à trois mille. Il les lance néanmoins, et ces quatre cents braves gens se précipitant sur les escadrons de Vivian et de Vandeleur, repoussent d'abord les plus rapprochés, mais sont bientôt refoulés par le flot toujours croissant de la cavalerie ennemie. Privé de cavalerie, Napoléon est tout à coup enveloppé par une nuée de cavaliers. Une vraie multitude à cheval à l'uniforme anglais et prussien remplit en un instant le champ de bataille. Formés en citadelles inébranlables, les bataillons de la garde la couvrent de feu, mais ne peuvent l'empêcher de se répandre en tout sens. Pour comble de malheur l'infanterie de Ziethen, arrivée à la suite de la cavalerie prussienne, se jette sur la division Durutte à moitié détruite, lui enlève les fermes de la Haye et de Papelotte, et nous arrache ainsi le pivot sur lequel s'appuyait l'angle de notre ligne de bataille, repliée en potence depuis qu'il avait fallu faire face à deux ennemis à la fois. Tout devient dès lors trouble et confusion. Notre grosse cavalerie retenue sur le plateau de Mont-Saint-Jean par l'indomptable fermeté de Ney, se voyant enveloppée, se retire pour n'être pas coupée du centre de l'armée. Ce mouvement rétrograde sur un terrain en pente se change bientôt en un torrent impétueux d'hommes et de chevaux. Les débris de d'Erlon se débandent à la suite de notre cavalerie. Ivre de joie, le général anglais, qui jusque-là s'était borné à se défendre, prend alors l'offensive, et porte sa ligne en avant contre nos bataillons de la garde réduits de plus de moitié. De la gauche à la droite, les armées anglaise et prussienne marchent sur nous, précédées de leur artillerie qui vomit des feux destructeurs. Napoléon, ne se dissimulant plus le désastre, tâche néanmoins de rallier les fuyards sur les bataillons de la garde demeurés en carré. Affreuse déroute. Le désespoir dans l'âme, le calme sur le front, il reste sous une pluie de feux pour maintenir son infanterie, et opposer une digue au débordement des deux armées victorieuses. En ce moment il montait un cheval gris mal dressé, s'agitant sous les boulets et les obus: il en demande un autre à son page Gudin, prêt à recevoir comme un bienfait le coup qui le délivrera de la vie!

Les infanteries anglaise et prussienne continuant de s'approcher, les carrés de la garde, qui d'abord ont tenu tête à la cavalerie, sont obligés de rétrograder, poussés par l'ennemi et par le torrent des fuyards. Notre armée, après avoir déployé dans cette journée un courage surhumain, tombe tout à coup dans l'abattement qui suit les violentes émotions. Se défiant de ses chefs, ne se fiant qu'en Napoléon, et par comble d'infortune ne le voyant plus depuis que les ténèbres enveloppent le champ de bataille, elle le demande, le cherche, ne le trouve pas, le croit mort, et se livre à un vrai désespoir.—Il est blessé, disent les uns, il est tué, disent les autres, et à cette nouvelle qu'elle a faite, notre malheureuse armée fuit en tout sens, prétendant qu'on l'a trahie, que Napoléon mort elle n'a plus rien à faire en ce monde. Si un corps entier restait en arrière, qui pût la rallier, l'éclairer, lui montrer Napoléon vivant, elle s'arrêterait, prête encore à combattre et à mourir. La vieille garde se forme en carrés. Mais jusqu'au dernier homme tout a donné, et quatre ou cinq carrés de la garde, au milieu de cent cinquante mille hommes victorieux, sont comme trois ou quatre cimes de rocher que l'Océan furieux couvre de son écume. L'armée n'aperçoit pas même ces carrés, noyés au milieu des flots de l'ennemi, et elle fuit en désordre sur la route de Charleroy. Là elle trouve les équipages de l'artillerie qui, ayant épuisé leurs munitions, ramenaient leurs caissons vides. La confusion s'en accroît, et cette chaussée de Charleroy devient bientôt un vrai chaos où règnent le tumulte et la terreur. L'histoire n'a plus que quelques désespoirs sublimes à raconter, et elle doit les retracer pour l'éternel honneur des martyrs de notre gloire, pour la punition de ceux qui prodiguent sans raison le sang des hommes!

Héroïque résistance des carrés de la garde. Les débris des bataillons de la garde, poussés pêle-mêle dans le vallon, se battent toujours sans vouloir se rendre. À ce moment on entend ce mot qui traversera les siècles, proféré selon les uns par le général Cambronne, selon les autres par le colonel Michel: La garde meurt et ne se rend pas.—Cambronne, blessé presque mortellement, reste étendu sur le terrain, ne voulant pas que ses soldats quittent leurs rangs pour l'emporter. Le deuxième bataillon du 3e de grenadiers, demeuré dans le vallon, réduit de 500 à 300 hommes, ayant sous ses pieds ses propres camarades, devant lui des centaines de cavaliers abattus, refuse de mettre bas les armes, et s'obstine à combattre. Serrant toujours ses rangs à mesure qu'ils s'éclaircissent, il attend une dernière attaque, et assailli sur ses quatre faces à la fois, fait une décharge terrible qui renverse des centaines de cavaliers. Furieux, l'ennemi amène de l'artillerie, et tire à outrance sur les quatre angles du carré. Les angles de cette forteresse vivante abattus, le carré se resserre, ne présentant plus qu'une forme irrégulière mais persistante. Il dédouble ses rangs pour occuper plus d'espace, et protéger ainsi les blessés qui ont cherché asile dans son sein. Chargé encore une fois il demeure debout, abattant par son feu de nouveaux ennemis. Trop peu nombreux pour rester en carré, il profite d'un répit afin de prendre une forme nouvelle, et se réduit alors à un triangle tourné vers l'ennemi, de manière à sauver en rétrogradant tout ce qui s'est réfugié derrière ses baïonnettes. Il est bientôt assailli de nouveau.—Ne nous rendons pas! s'écrient ces braves gens, qui ne sont plus que cent cinquante.—Tous alors, après avoir tiré une dernière fois, se précipitent sur la cavalerie acharnée à les poursuivre, et avec leurs baïonnettes tuent des hommes et des chevaux, jusqu'à ce qu'enfin ils succombent dans ce sublime et dernier effort. Dévouement admirable, et que rien ne surpasse dans l'histoire des siècles!

Admirable dévouement de Ney. Ney, terminant dignement cette journée où Dieu lui accorda pour expier ses fautes l'occasion de déployer le plus grand héroïsme connu, Ney, descendu le dernier du plateau de Mont-Saint-Jean, rencontre les débris de la division Durutte qui battait en retraite. Quelques centaines d'hommes, noble débris de cette division, et comprenant une partie du 95e commandé par le chef de bataillon Rullière, se retiraient avec leurs armes. Le général Durutte s'était porté à quelques pas en avant pour chercher un chemin, lorsque Ney, sans chapeau, son épée brisée à la main, ses habits déchirés, et trouvant encore une poignée d'hommes armés, court à eux pour les ramener à l'ennemi.—Venez, mes amis, leur dit-il, venez voir comment meurt un maréchal de France!—Ces braves gens, entraînés par sa présence, font volte-face, et se précipitent en désespérés sur une colonne prussienne qui les suivait. Ils font d'abord un grand carnage, mais sont bientôt accablés, et deux cents à peine parviennent à échapper à la mort. Le chef de bataillon Rullière brise la lance qui porte l'aigle du régiment, cache l'aigle sous sa redingote, et suit Ney, démonté pour la cinquième fois, et toujours resté sans blessure. L'illustre maréchal se retire à pied jusqu'à ce qu'un sous-officier de cavalerie lui donne son cheval, et qu'il puisse rejoindre le gros de l'armée, sauvé par la nuit qui couvre enfin comme un voile funèbre ce champ de bataille où gisent soixante mille hommes, morts ou blessés, les uns Français, les autres Anglais et Prussiens.

Au milieu de cette scène horrible, nos soldats fuyant en désordre, et cherchant l'homme qu'ils ne cessaient d'idolâtrer quoiqu'il fût le principal auteur de leurs infortunes, continuaient à demander Napoléon, et le croyant mort s'en allaient plus vite. C'était miracle en effet qu'il n'eût pas succombé; mais pour lui comme pour Ney, la Providence semblait préparer une fin plus féconde en enseignements! Après avoir bravé mille morts, il s'était laissé enfermer dans le carré du premier régiment de grenadiers, que commandait le chef de bataillon Martenot. Retraite de Napoléon dans l'un des carrés de la garde. Il marchait ainsi pêle-mêle avec une masse de blessés, au milieu de ses vieux grenadiers, fiers du dépôt précieux confié à leur dévouement, bien résolus à ne pas le laisser arracher de leurs mains, et dans cette journée de désespoir ne désespérant pas des destinées de la patrie, tant que leur ancien général vivait!

Quant à lui, il n'espérait plus rien. Il se retirait à cheval au centre du carré, le visage sombre mais impassible, sondant l'avenir de son regard perçant, et dans l'événement du jour découvrant bien autre chose qu'une bataille perdue! Il ne sortait de cet abîme de réflexions que pour demander des nouvelles de ses lieutenants, dont quelques-uns d'ailleurs étaient auprès de lui, parmi les blessés que ce carré de la garde emmenait dans ses rangs. On ignorait ce qu'était devenu Ney. On savait Friant, Cambronne, Lobau, Duhesme, Durutte, blessés, et on était inquiet pour leur sort, car les Prussiens égorgeaient tout ce qui leur tombait dans les mains. Les Anglais (il faut leur rendre cette justice), sans conserver dans cette guerre acharnée toute l'humanité que se doivent entre elles des nations civilisées, étaient les seuls qui respectassent les blessés. Ils avaient notamment relevé et respecté Cambronne, atteint des blessures les plus graves. Du reste, dans ce carré qui contenait Napoléon, il régnait une telle stupeur qu'on marchait presque sans s'interroger. Napoléon seul adressait quelques paroles tantôt au major général, tantôt à son frère Jérôme qui ne l'avaient pas quitté. Quelquefois quand les escadrons prussiens étaient trop pressants, on faisait halte pour les écarter par le feu de la face attaquée, puis on reprenait cette marche triste et silencieuse, battus de temps en temps par le flot des fuyards ou par celui de la cavalerie ennemie. Arrivée à Genappe. On arriva ainsi à Genappe vers onze heures du soir. Affreuse confusion au pont de Genappe. Les voitures de l'artillerie s'étant accumulées sur le pont de cette petite ville, l'encombrement devint tel que personne ne pouvait passer. Heureusement le Thy qui coule à Genappe était facile à franchir, et chacun se jeta dedans pour atteindre la rive opposée. Ce fut même une protection pour nos fuyards, traversant un à un ce petit cours d'eau, qui pour eux n'était pas un obstacle, tandis qu'il en était un pour l'ennemi marchant en corps d'armée.

À Genappe Napoléon quitta le carré de la garde dans lequel il avait trouvé asile. Les autres carrés, encombrés par les blessés et les fuyards, avaient fini par se dissoudre. À partir de Genappe, chacun se retira comme il put. Les soldats de l'artillerie, ne pouvant conserver leurs pièces qui du reste importaient moins que les chevaux, coupèrent les traits et sauvèrent les attelages. On laissa ainsi dans les mains de l'ennemi près de 200 bouches à feu, dont aucune ne nous avait été enlevée en bataille. Chose remarquable, nous n'avions perdu qu'un drapeau, car le sous-officier de lanciers Urban avait reconquis celui du 45e, l'un des deux pris au corps de d'Erlon. L'ennemi ne nous avait fait d'autres prisonniers que les blessés. Pertes matérielles de la bataille de Waterloo. Cette fatale journée nous coûtait vingt et quelques mille hommes, y compris les cinq à six mille blessés demeurés au pouvoir des Anglais. Environ vingt généraux avaient été frappés plus ou moins gravement. Les pertes des Anglais égalaient à peu près les nôtres. Celles des Prussiens étaient de huit à dix mille hommes. La journée avait donc coûté plus de trente mille hommes aux alliés, mais ne leur avait pas, comme à nous, coûté la victoire. Le duc de Wellington et le maréchal Blucher se rencontrèrent entre la Belle-Alliance et Planchenois, et s'embrassèrent en se félicitant de l'immense succès qu'ils venaient d'obtenir. Ils en avaient le droit, car l'un par sa fermeté indomptable, l'autre par son ardeur à recommencer la lutte, avaient assuré le triomphe de l'Europe sur la France, et grandement réparé la faute de livrer bataille en avant de la forêt de Soignes. Après les épanchements d'une joie bien naturelle, Blucher, dont l'armée n'avait pas autant souffert que l'armée anglaise, dont la cavalerie d'ailleurs était intacte, se chargea de la poursuite, qui convenait fort à la fureur des Prussiens contre nous. Ils commirent dans cette nuit des horreurs indignes de leur nation, et assassinèrent, si on en croit la tradition locale, le général Duhesme, tombé blessé dans leurs mains.

Heureusement si la cavalerie prussienne n'avait pas été exposée à l'épuisement moral de la bataille, elle l'avait été à la fatigue physique de la marche, et elle s'arrêta sur la Dyle. Nos soldats purent donc regagner la Sambre, et la passer soit au Châtelet, soit à Charleroy, soit à Marchiennes-au-Pont. Partout les Belges accueillirent nos blessés et nos fuyards avec l'empressement d'anciens compatriotes. L'année 1814 leur avait inspiré une forte haine contre les Prussiens, et avait réveillé chez eux les sentiments français. Ils partagèrent la douleur de notre défaite, et donnèrent asile à tous ceux de nos soldats qui cherchèrent refuge auprès d'eux.

À Charleroy l'encombrement fut immense, quoique moindre cependant qu'à Genappe; mais la division Girard, commandée par le colonel Matis, et laissée en arrière, protégea le passage. Napoléon confie le commandement de l'armée à son frère Jérôme, et prend avec quelques cavaliers la route de Philippeville. Napoléon s'arrêta quelques instants à Charleroy avec le major général et son frère Jérôme, pour expédier des ordres. Il dépêcha un officier au maréchal Grouchy pour lui rapporter de vive voix les tristes détails de la bataille du 18, et lui prescrire de se retirer sur Namur. Il confia au prince Jérôme le commandement de l'armée, lui laissa le maréchal Soult pour major général, et leur recommanda à tous deux de rallier nos débris le plus tôt qu'ils pourraient, afin de les conduire à Laon. Il partit lui-même pour les y précéder, et y attirer toutes les ressources qu'il serait possible de réunir après une telle catastrophe. Il se dirigea ensuite vers Philippeville, accompagné d'une vingtaine de cavaliers appartenant aux divers corps de l'armée.

Ce qu'était devenu le maréchal Grouchy pendant la funeste bataille de Waterloo. À l'aspect de cet affreux désastre succédant à une éclatante victoire remportée l'avant-veille, on se demandera sans doute ce qu'était devenu le maréchal Grouchy, et ce qu'il avait fait des 34 mille hommes que Napoléon lui avait confiés. Médiocre emploi de son temps le 17. On a vu ce maréchal, perdant la moitié de la journée du 17 à chercher les Prussiens où ils n'étaient point, négligeant pendant cette même journée de faire marcher son infanterie qui, arrivée à Gembloux de bonne heure, aurait pu le lendemain 18 se trouver de grand matin sur la trace des Prussiens. Pourtant le mal était encore fort réparable et pouvait même se convertir en un grand bien, si cette journée du 18 eût été employée comme elle devait l'être. À Gembloux, en effet, le maréchal Grouchy avait fini par entrevoir la marche des Prussiens, par comprendre qu'au lieu de songer à regagner le Rhin par Liége, ils voulaient rejoindre les Anglais par Wavre, soit en avant, soit en arrière de la forêt de Soignes. Il n'avait pu méconnaître que sa mission véritable consistait à empêcher les Prussiens de se remettre de leur défaite, et surtout à les séparer des Anglais. Même sur cette seconde partie de sa mission, de beaucoup la plus importante, il n'avait aucun doute, puisqu'en écrivant le soir à Napoléon il lui promettait d'apporter tous ses soins à tenir Blucher séparé du duc de Wellington. Tout était réparable le 18. Dans une telle disposition d'esprit, il aurait dû le 18 se mettre en route dès l'aurore, c'est-à-dire à quatre heures du matin au plus tard, ce qui était fort praticable, son infanterie n'ayant fait que deux lieues et demie le jour précédent. Départ tardif le matin du 18. Mais, ainsi qu'on l'a vu, ses ordres de départ avaient été donnés pour six heures au corps de Vandamme, pour sept à celui de Gérard. Sa cavalerie même avait été dirigée partie sur Wavre, et partie sur Liége, par un dernier sacrifice à ses fausses idées de la veille. C'était une immense faute, dans quelque supposition qu'il se plaçât, de partir si tard, quand il avait à poursuivre vivement un ennemi vaincu, et surtout à ne pas le perdre de vue afin de l'empêcher de se jeter sur Napoléon. Par une autre négligence plus impardonnable s'il est possible, le service des distributions, facile dans un pays si riche, n'avait pas été assuré à l'avance, de manière que le départ des troupes en fut encore retardé. Ainsi, malgré l'ordre de départ donné à six heures pour le corps de Vandamme, à sept pour celui de Gérard, le premier ne put quitter Gembloux qu'à huit heures, et le second qu'à neuf. La queue de l'infanterie s'ébranla seulement à dix heures. Marche des plus lentes. De plus les corps acheminés sur une seule route, semée de nombreux villages qui présentaient à chaque instant d'étroits défilés à franchir, défoncée en outre par la pluie et le passage des Prussiens, s'avancèrent lentement, et furent condamnés à faire de très-longues haltes. Celui de Vandamme qui était en tête, suspendit plusieurs fois sa marche[26], et notamment après avoir traversé Sart-à-Valhain, s'arrêta longtemps à Nil-Saint-Vincent. En s'arrêtant il forçait le corps du général Gérard à s'arrêter lui-même, et toute la colonne se trouvait immobilisée. Ces retards ne tenaient pas seulement à la faute de cheminer tous ensemble sur une seule route, mais aux incertitudes d'esprit du maréchal Grouchy, qui ne pouvant plus douter de la retraite des Prussiens sur Wavre, hésitait néanmoins encore dans la direction à suivre, et tendait à croire qu'une partie d'entre eux avait pris la route de Liége. Qu'importaient cependant ceux qui auraient pu prendre cette route? Il aurait fallu souhaiter qu'ils y fussent tous, et les y laisser, car ils étaient hors d'état désormais d'influer sur les événements, sur ceux du moins de la journée qui allaient décider du sort de la France.

Arrivée vers onze heures à Sart-à-Valhain. À onze heures et demie du matin, le corps de Vandamme arriva à Nil-Saint-Vincent (voir la carte no 65), celui de Gérard à Sart-à-Valhain, c'est-à-dire que le premier avait fait trois lieues métriques en trois heures et demie, le second deux en deux heures et demie. Était-ce là poursuivre un ennemi vaincu? Tandis que les troupes marchaient, le maréchal Grouchy s'arrêta de sa personne à Sart-à-Valhain pour y déjeuner. Plusieurs de ses généraux se trouvaient auprès de lui, Gérard commandant le 4e corps, Vandamme le 3e, Valazé le génie, Baltus l'artillerie. On entend de fortes détonations. Tout à coup on entendit distinctement de fortes détonations sur la gauche, dans la direction de Mont-Saint-Jean. Les détonations allèrent bientôt en augmentant. Il n'y avait pas un doute à concevoir: c'était Napoléon qui, après avoir livré sa première bataille aux Prussiens, livrait la seconde aux Anglais en avant de la forêt de Soignes. Par un mouvement unanime les assistans s'écrièrent qu'il fallait courir au canon. Le général Gérard conseille de marcher au canon. Le plus autorisé d'entre eux par son caractère et la gloire acquise dans les dernières campagnes, le général Gérard se leva, et dit avec vivacité au maréchal Grouchy qui déjeunait: Marchons vers l'Empereur.—Le général Gérard d'un esprit fin, doux même dans ses relations privées, mais ardent à la guerre, exprima son avis avec une véhémence qui n'était pas de nature à le faire accueillir. Le maréchal Grouchy avait dans les généraux Gérard et Vandamme deux lieutenants qui se sentaient fort supérieurs à leur chef, et ne l'épargnaient guère dans leurs propos. Disposé envers eux à la susceptibilité, le maréchal prit mal des conseils donnés dans une forme peu convenable. Le général Gérard, dont la conviction et le patriotisme échauffaient le sang naturellement très-bouillant, s'animait à chaque nouvelle détonation, et tous les généraux, un seul excepté, celui qui commandait l'artillerie, appuyaient son avis. Vive altercation entre le maréchal Grouchy et ses lieutenants. Si le maréchal Grouchy avait été rejoint par l'officier que Napoléon lui avait expédié la veille à dix heures du soir, toute question eût disparu. Mais cet officier n'était point parvenu à sa destination, ainsi que le maréchal n'a cessé de l'affirmer toute sa vie, et il faut l'en croire, car autrement il n'aurait eu aucune raison pour hésiter. Cet officier avait-il été pris? avait-il passé à l'ennemi? c'est ce qu'on a toujours ignoré. Quoi qu'il en soit, le maréchal Grouchy en était dès lors réduit aux instructions générales reçues verbalement de Napoléon le 17 au matin, lesquelles lui prescrivaient de poursuivre les Prussiens en restant toujours en communication avec lui, de manière à les tenir séparés des Anglais. Ces instructions découlaient tellement de la situation, que quand même elles n'eussent jamais été données, ni verbalement ni par écrit, on aurait dû les supposer, tant il était impossible d'assigner une autre mission à notre aile droite détachée, que celle de surveiller les Prussiens; et de se placer entre eux et les Anglais. Dès lors, du moment qu'on entendait le canon de Napoléon, le plus sûr était de se porter vers lui pour le couvrir, et pour empêcher que les Prussiens ne troublassent ses opérations contre l'armée britannique.

Raisons données au maréchal Grouchy pour l'engager à se porter au feu. Le maréchal Grouchy était brave et poli comme un ancien gentilhomme, mais susceptible, étroit d'esprit, et cachant sous sa politesse une obstination peu commune. Blessé du ton de ses lieutenants, il leur répondit avec aigreur qu'on lui proposait là une opération bien conçue peut-être, mais en dehors de ses instructions véritables; que ses instructions lui enjoignaient de poursuivre les Prussiens, et non d'aller chercher les Anglais; que les Prussiens d'après toutes les probabilités étaient à Wavre, et qu'il devait les y suivre, sans examiner s'il y avait mieux à faire vers Mont-Saint-Jean; qu'en toutes choses Napoléon était un capitaine qu'on ne devait se permettre ni de suppléer, ni de rectifier. À ces raisons, le général Gérard répliqua qu'il ne s'agissait pas d'étendre ou de rectifier les instructions de Napoléon, mais de les comprendre; qu'en détachant sa droite pour suivre les Prussiens, avec ordre de communiquer toujours avec lui, il avait voulu évidemment tenir les Prussiens à distance, et avoir sa droite constamment près de lui, de manière à pouvoir la ramener s'il en avait besoin; qu'en ce moment on ne savait pas précisément ce que devenaient les Prussiens, mais qu'ils ne pouvaient avoir que l'une ou l'autre de ces deux intentions, ou de marcher sur Wavre pour gagner Bruxelles, ou de longer la lisière de la forêt de Soignes pour se réunir aux Anglais; que dans les deux cas, le plus sage était de marcher au canon, car si les Prussiens s'étaient enfoncés sur Bruxelles, on aiderait Napoléon à écraser l'armée britannique dénuée d'appui, que si au contraire les Prussiens l'avaient rejointe, on se trouverait dans l'exécution exacte et urgente des instructions de Napoléon qui prescrivaient de les suivre.—Il n'y avait rien à répondre à ce dilemme, et il attestait chez le général Gérard une remarquable sagacité militaire. Malheureusement le maréchal Grouchy, sagement mais peu convenablement conseillé, ne se rendit point au conseil qu'on lui donnait. Mauvaises réponses du maréchal Grouchy. Il chercha des réponses dans les difficultés d'exécution. Quelle distance y avait-il du point où l'on était à Mont-Saint-Jean, ou à la chapelle Saint-Lambert, ou à Planchenois?... Combien faudrait-il de temps pour s'y rendre?... Le pourrait-on avec l'artillerie?...—Telles furent les objections qu'il opposa au conseil de se porter au feu. Le propriétaire du château où déjeunait le maréchal Grouchy affirmait qu'il y avait trois à quatre lieues à franchir pour se transporter sur le lieu du combat, et qu'on y serait en moins de quatre heures. Un guide, qui avait longtemps servi avec les Français, promettait de conduire l'armée en trois heures et demie ou quatre à Mont-Saint-Jean. Le général Baltus, seul appui que rencontrât le maréchal Grouchy, témoignait une certaine inquiétude pour le transport de l'artillerie. Le général Valazé, commandant du génie, affirma qu'avec ses sapeurs il aplanirait toutes les difficultés. Le général Gérard disait encore que pourvu qu'il arrivât avec quelques pièces de canon et quelques caissons de munitions, il en aurait assez; qu'au surplus il y suppléerait avec les cartouches et les baïonnettes de ses fantassins; qu'il suffisait d'ailleurs que la tête des troupes parût même à distance, pour appeler à elle une partie des forces prussiennes, et pour tirer l'Empereur d'une position difficile s'il y était, ou pour compléter son triomphe s'il ne courait aucun péril.—Pendant cette discussion, qui à chaque instant s'animait davantage, le canon retentissait avec plus de force, et dans les rangs des soldats la même émotion se manifestait. Seulement elle ne soulevait pas de contradictions parmi eux, et tous demandaient pourquoi on ne les menait pas au feu, pourquoi on laissait leur bravoure oisive, tandis que dans le moment leurs frères d'armes succombaient peut-être, ou que l'ennemi leur échappait faute d'un secours de quelques mille hommes. Chaque détonation provoquait des tressaillements, et arrachait des cris d'impatience à cette foule intelligente et héroïque!

Il faut sans doute se défier de l'entraînement du soldat, et, comme l'a dit Napoléon, la soldatesque quand on l'a écoutée, a fait commettre autant de fautes aux généraux, que la multitude aux gouvernements, ce qui veut dire qu'il faut se défendre de tous les genres d'entraînements. Mais ici la raison était d'accord avec l'instinct des masses. Facilité d'exécuter ce que proposait le général Gérard. Il était onze heures et demie; en partant à midi au plus tard, on avait, comme notre douloureux récit l'a fait voir, bien des heures pour être utile. Le corps de Vandamme, le plus avancé, était à Nil-Saint-Vincent, à une très-petite lieue au delà de Sart-à-Valhain, où était parvenu le corps de Gérard. Les dragons d'Exelmans avaient atteint la Dyle. De Nil-Saint-Vincent on pouvait se porter au pont de Moustier (voir la carte no 65), que par une imprévoyance heureuse pour nous, l'ennemi n'avait point gardé, ce qui était naturel, car se voyant suivi sur Wavre, il n'avait cru devoir occuper que les ponts les plus rapprochés de Wavre même. En passant par ce pont de Moustier, et en obéissant à la seule indication du canon, on serait arrivé à Maransart, situé vis-à-vis de Planchenois, sur le bord même du ravin où coulait le ruisseau de Lasne, et où Lobau était aux prises avec Bulow. On se fût trouvé ainsi sur les derrières des Prussiens, et on les eût infailliblement précipités dans le ravin, et détruits, car pour en sortir il leur aurait fallu repasser les bois à travers lesquels ils avaient eu tant de peine à pénétrer. Distances véritables, et temps qu'il fallait pour les franchir. Or de Nil-Saint-Vincent à Maransart, il y a tout au plus cinq lieues métriques, c'est-à-dire quatre lieues moyennes. Des soldats dévorés d'ardeur n'auraient certainement pas mis plus de quatre à cinq heures à opérer ce trajet, et la preuve c'est que de Gembloux à la Baraque (distance à peu près pareille à celle de Nil-Saint-Vincent à Maransart) le corps de Vandamme, parti à huit heures du matin, était arrivé à deux heures de l'après-midi, après des haltes nombreuses, et une notamment fort longue à Nil-Saint-Vincent, lesquelles prirent beaucoup plus d'une heure, c'est-à-dire qu'il exécuta le trajet en moins de cinq heures. Il faut ajouter que les routes de Gembloux à la Baraque étant celles qu'avait parcourues l'armée prussienne, étaient défoncées, et que les routes transversales qu'il fallait suivre pour se rendre à Maransart, n'avaient pas été fatiguées, et étaient des chemins vicinaux larges et bien entretenus. Les gens du pays parlaient de trois heures et demie, de quatre au plus pour opérer ce trajet. En admettant cinq heures, ce qui était beaucoup pour des troupes animées du plus grand zèle, on accordait l'extrême limite de temps, et le départ ayant lieu à midi on serait arrivé à cinq heures. Le corps de Gérard aurait pu arriver une heure après, c'est-à-dire à six, mais l'effet eût été produit dès l'apparition de Vandamme, et Gérard n'aurait eu qu'à le compléter. Or à cinq heures Bulow, comme on l'a vu, n'avait encore échangé que des coups de sabre avec la cavalerie de Domon et de Subervic. Il ne fut sérieusement engagé contre Lobau qu'à cinq heures et demie. À six heures il était aux prises avec la jeune garde, à sept avec la vieille. Effet qu'eût produit le maréchal Grouchy à quelque heure qu'il arrivât. À sept heures et demie, rien n'était décidé. On avait donc six heures, sept heures pour arriver utilement. On peut même ajouter qu'en paraissant à six heures sur le lieu de l'action, l'effet eût été plus grand qu'à cinq, puisqu'on eût trouvé Bulow engagé, et qu'on l'eût détruit en le précipitant dans le gouffre du ruisseau de Lasne. Se figure-t-on quel effet eût produit sur nos soldats un tel spectacle, quel effet il eût produit sur les Anglais, et quelle force on aurait trouvée dans les vingt-trois bataillons de la garde, dès lors devenus disponibles, et jetés tous ensemble sur l'armée britannique épuisée?

À la vérité le maréchal Grouchy ne pouvait pas deviner tous les services qu'il était appelé à rendre en cette occasion, car il avait trop mal surveillé les Prussiens pour être au fait de leurs desseins; mais le dilemme du général Gérard subsistait toujours: ou les Prussiens se portaient vers Napoléon, et alors en venant se ranger à sa droite on exécutait ses instructions, qui recommandaient de suivre les Prussiens à la piste, et de se tenir toujours en communication avec lui; ou ils gagnaient Bruxelles, et alors peu importait de les négliger, car on atteignait le vrai but qui était d'anéantir complétement l'armée britannique.

Fatale obstination du maréchal. Mais l'infortuné maréchal ne voulut écouter aucun de ces raisonnements, et malgré le dépit de ses lieutenants, malgré les emportements du général Gérard, il continua de se diriger sur Wavre.

Les troupes des généraux Vandamme et Gérard, précédées de la cavalerie d'Exelmans, poursuivirent leur marche, et un peu avant deux heures celles de Vandamme parvinrent à un lieu nommé la Baraque. En route l'évidence était devenue à chaque instant plus grande: on distinguait en effet, à travers les éclaircies des bois, ce qui se passait de l'autre côté de la Dyle, et on voyait des colonnes prussiennes qui cheminaient vers Mont-Saint-Jean. Le général Berthezène, commandant l'une des divisions de Vandamme, le manda au maréchal Grouchy, que ces informations ne firent point changer d'avis. En ce moment cependant, il y avait une détermination des plus indiquées à prendre, et qui aurait eu d'heureuses conséquences aussi, quoique moins heureuses que si on avait marché droit sur Maransart. Arrivée au lieu dit la Baraque. Il était évident qu'en persistant à se diriger sur Wavre on allait rencontrer les Prussiens solidement établis derrière la Dyle, et que pour les joindre il faudrait forcer cette rivière, qui à Wavre est beaucoup plus difficile à franchir, et devait coûter un sang qu'il importait de ménager. Nouvelle occasion manquée de marcher aux Prussiens. Il était donc bien plus simple de passer la Dyle tout près de soi, à Limal ou à Limelette (voir la carte no 65), ponts peu défendus, faciles dès lors à enlever, et après le passage desquels on se serait trouvé en vue des Prussiens, débarrassé de tout obstacle, et en mesure de les suivre où ils iraient. Sans doute il eût mieux valu opérer ce passage dès le matin, car on eût ainsi rempli à la fois toutes ses instructions, qui recommandaient de se tenir sur la trace des Prussiens, et toujours en communication avec le quartier général, mais à deux heures il était temps encore. On les eût surpris en marche, et on serait tombé perpendiculairement dans leur flanc gauche, ce qui compensait beaucoup l'infériorité du nombre, et le moins qu'on eût obtenu c'eût été d'arrêter certainement Pirch Ier et Ziethen, qui seuls, comme on l'a vu, causèrent notre désastre. Le maréchal Grouchy ne tint compte d'aucune de ces considérations, bien qu'on lui signalât des corps prussiens se dirigeant sur le lieu d'où partait la canonnade, et il continua sa marche sur Wavre, où l'on arriva vers quatre heures. Arrivée devant Wavre. Là le spectacle qui s'offrit n'était pas des plus satisfaisants pour un militaire de quelque sens. On avait devant soi le corps de Thielmann, de 27 ou 28 mille hommes, fortement établi à Wavre, et pouvant y tenir en échec une armée double ou triple en nombre pendant une journée entière. En présence d'une telle position, que faire? Attaquer Wavre, c'était s'exposer à sacrifier inutilement beaucoup d'hommes, probablement pour ne pas réussir, tandis que dans l'intervalle soixante mille Prussiens auraient le temps de se porter à Mont-Saint-Jean: ne rien faire c'était assister les bras croisés à des événements décisifs, sans remplir aucune de ses instructions. Cependant à faire quelque chose, le mieux eût été encore de rebrousser chemin pour s'emparer des ponts de Limal et de Limelette, devant lesquels on avait passé sans songer à les occuper, et qui opposeraient infiniment moins de résistance que celui de Wavre. Le général Gérard adressa toutes ces observations au maréchal Grouchy, qui s'obstina dans son aveuglement, et ayant les Prussiens devant lui à Wavre, en conclut que sa mission étant de les poursuivre, il devait les attaquer où ils se présentaient à lui. Jamais peut-être dans l'histoire il ne s'est rencontré un pareil exemple de cécité d'esprit.

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