Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 20/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Maintenant pour trouver de tels hommes, il faut tourner bien des fois les feuillets du vaste livre de l'histoire, il faut passer à travers bien des siècles, et arriver au neuvième, où, entre le monde ancien et le monde moderne, apparaît Charlemagne!
Charlemagne. Certes, qu'au sein de la civilisation, de son savoir si varié, si attrayant, si fécond, où le goût du savoir naît du savoir même, on trouve des mortels épris des lettres et des sciences, les aimant pour elles-mêmes et pour leur utilité, comprenant que c'est par elles que tout marche, le vaisseau sur les mers, le char sur les routes, que c'est par elles que la justice règne et que la force appuie la justice, que c'est par elles enfin que la société humaine est à la fois belle, attrayante, douce et sûre à habiter, c'est naturel et ce n'est pas miracle! Quels yeux, après avoir vu la lumière, ne l'aimeraient point? Mais qu'au sein d'une obscurité profonde, un œil qui n'a jamais connu la lumière, la pressente, l'aime, la cherche, la trouve, et tâche de la répandre, c'est un prodige digne de l'admiration et du respect des hommes. Ce prodige, c'est Charlemagne qui l'offrit à l'univers!
Barbare né au milieu de barbares qui avaient cependant reçu par le clergé quelques parcelles de la science antique, il s'éprit avec la plus noble ardeur de ce que nous appelons la civilisation, de ce qu'il appelait d'un autre nom, mais de ce qu'il aimait autant que nous, et par les mêmes motifs. À cette époque, la civilisation c'était le christianisme. Être chrétien alors c'était être vraiment philosophe, ami du bien, de la justice, de la liberté des hommes. Par toutes ces raisons, Charlemagne devint un chrétien fervent, et voulut faire prévaloir le christianisme dans le monde barbare, livré à la force brutale et au plus grossier sensualisme. À l'intérieur de cette France inculte et sans limites définies, le Nord-est, ou Austrasie, était en lutte avec le Sud-ouest, ou Neustrie, l'un et l'autre avec le Midi, ou Aquitaine. Au dehors cette France était menacée de nouvelles invasions par les barbares du Nord appelés Saxons, par les barbares du Sud appelés Arabes, les uns et les autres païens ou à peu près. Si une main ferme ne venait opposer une digue, soit au Nord, soit au Midi, l'édifice des Francs à peine commencé pouvait s'écrouler, tous les peuples pouvaient être jetés encore une fois les uns sur les autres, le torrent des invasions pouvait déborder de nouveau, et emporter les semences de civilisation à peine déposées en terre. Charlemagne, dont l'aïeul et le père avaient commencé cette œuvre de consolidation, la reprit et la termina. Grand capitaine, on ne saurait dire s'il le fut, s'il lui était possible de l'être dans ce siècle. Le capitaine de ce temps était celui qui, la hache d'armes à la main, comme Pepin, comme Charles Martel, se faisait suivre de ses gens de guerre en les conduisant plus loin que les autres à travers les rangs pressés de l'ennemi. Élevé par de tels parents, Charlemagne n'était sans doute pas moins vaillant qu'eux; mais il fit mieux que de combattre en soldat à la tête de ses grossiers soldats, il dirigea pendant cinquante années, dans des vues fermes, sages, fortement arrêtées, leur bravoure aveugle. Il réunit sous sa main l'Austrasie, la Neustrie, l'Aquitaine, c'est-à-dire la France, puis refoulant les Saxons au Nord, les poursuivant jusqu'à ce qu'il les eût faits chrétiens, seule manière alors de les civiliser et de désarmer leur férocité, refoulant au Sud les Sarrasins sans prétention de les soumettre, car il aurait fallu pousser jusqu'en Afrique, s'arrêtant sagement à l'Èbre, il fonda, soutint, gouverna un empire immense, sans qu'on pût l'accuser d'ambition désordonnée, car en ce temps-là il n'y avait pas de frontières, et si cet empire trop étendu pour le génie de ses successeurs ne pouvait rester sous une seule main, il resta du moins sous les mêmes lois, sous la même civilisation, quoique sous des princes divers, et devint tout simplement l'Europe. Maintenant pendant près d'un demi-siècle ce vaste empire par la force appliquée avec une persévérance infatigable, il se consacra pendant le même temps à y faire régner l'ordre, la justice, l'humanité, comme on pouvait les entendre alors, en y employant tantôt les assemblées nationales qu'il appelait deux fois par an autour de lui, tantôt le clergé qui était son grand instrument de civilisation, et enfin ses représentants directs, ses fameux missi dominici, agents de son infatigable vigilance. Sachant que les bonnes lois sont nécessaires, mais que sans l'éducation les mœurs ne viennent pas appuyer les lois, il créa partout des écoles où il fit couler, non pas le savoir moderne, mais le savoir de cette époque, car de ces fontaines publiques il ne pouvait faire couler que les eaux dont il disposait. Joignant à ces laborieuses vertus quelques faiblesses qui tenaient pour ainsi dire à l'excellence de son cœur, entouré de ses nombreux enfants, établi dans ses palais qui étaient de riches fermes, y vivant en roi doux, aimable autant que sage et profond, il fut mieux qu'un conquérant, qu'un capitaine, il fut le modèle accompli du chef d'empire, aimant les hommes, méritant d'en être aimé, constamment appliqué à leur faire du bien, et leur en ayant fait plus peut-être qu'aucun des souverains qui ont régné sur la terre. Après ces terribles figures des Alexandre, des César qui ont bouleversé le monde, beaucoup plus pour y répandre leur gloire que pour y répandre le bien, avec quel plaisir on contemple cette figure bienveillante, majestueuse et sereine, toujours appliquée ou à l'étude ou au bonheur des hommes, et où n'apparaît qu'un seul chagrin, mais à la fin de ses jours, celui d'entrevoir les redoutables esquifs des Normands, dont il prévoit les ravages sans avoir le temps de les réprimer. Tant il y a qu'aucune carrière ici-bas n'est complète, pas même la plus vaste, la plus remplie, qu'aucune vie n'est heureuse jusqu'à son déclin, celle même qui a le plus mérité de l'être!
En descendant vers les temps modernes, on ne rencontre plus de ces figures colossales, soit que la proximité diminue les prestiges, soit que le monde en se régularisant laisse moins de place aux existences extraordinaires! Charles-Quint, avec sa profondeur et sa tristesse, Henri IV, avec sa séduction et sa fine politique, les Nassau, avec leur constance, Gustave-Adolphe, vainqueur avec si peu de soldats de l'Empire germanique, Cromwell, assassin de son roi et dominateur de la révolution anglaise, Louis XIV, avec sa majesté et son bon sens, ne s'élèvent pas à la hauteur des glorieuses figures que nous avons essayé de peindre. Frédéric le Grand. Il faut arriver à deux hommes, Frédéric et Napoléon, que le double éclat de l'esprit et du génie militaire place, le premier assez près, le second tout à fait au niveau des grands hommes de l'antiquité. Frédéric, sceptique, railleur, chef couronné des philosophes du dix-huitième siècle, contempteur de tout ce qu'il y a de plus respectable au monde, se moquant de ses amis mêmes, prédestiné en quelque sorte pour braver, insulter, humilier l'orgueil de la maison d'Autriche et du vieil ordre de choses qu'elle représentait, osant au sein de l'Europe bien assise, où les places étaient si difficiles à changer, osant, disons-nous, entreprendre de créer une puissance nouvelle, ayant eu l'honneur d'y réussir en luttant à lui seul contre tout le continent, grâce il est vrai à la frivolité des cours de France et de Russie, grâce aussi à l'esprit étroit de la cour d'Autriche, et après avoir fait vingt ans la guerre, maintenant par la politique la plus profonde la paix du continent, jusqu'à partager audacieusement la Pologne sans être obligé de tirer un coup de canon, Frédéric est une figure originale et saisissante, à laquelle cependant il manque la grandeur bien que les grandes actions n'y manquent pas, soit parce que Frédéric après tout n'a fait que changer la proportion des forces dans l'intérieur de la Confédération germanique, soit parce que cette figure railleuse n'a point la dignité sérieuse qui impose aux hommes!
La grandeur! ce n'est pas ce qui manque à celui qui lui a succédé et l'a surpassé dans l'admiration et le ravage du monde! Il était réservé à la Révolution française, appelée à changer la face de la société européenne, de produire un homme qui attirerait autant les regards que Charlemagne, César, Annibal et Alexandre. Vaste carrière de Napoléon. À celui-là ce n'est ni la grandeur du rôle, ni l'immensité des bouleversements, ni l'éclat, l'étendue, la profondeur du génie, ni le sérieux d'esprit qui manquent pour saisir, attirer, maîtriser l'attention du genre humain! Ce fils d'un gentilhomme corse, qui vient demander à l'ancienne royauté l'éducation dispensée dans les écoles militaires à la noblesse pauvre, qui, à peine sorti de l'école, acquiert dans une émeute sanglante le titre de général en chef, passe ensuite de l'armée de Paris à l'armée d'Italie, conquiert cette contrée en un mois, attire à lui et détruit successivement toutes les forces de la coalition européenne, lui arrache la paix de Campo-Formio, et déjà trop grand pour habiter à côté du gouvernement de la République, va chercher en Orient des destinées nouvelles, passe avec cinq cents voiles à travers les flottes anglaises, conquiert l'Égypte en courant, songe alors à envahir l'Inde en suivant la route d'Alexandre, puis ramené tout à coup en Occident par le renouvellement de la guerre européenne, après avoir essayé d'imiter Alexandre, imite et égale Annibal en franchissant les Alpes, écrase de nouveau la coalition et lui impose la belle paix de Lunéville, ce fils du pauvre gentilhomme corse a déjà parcouru à trente ans une carrière bien extraordinaire! Devenu quelque temps pacifique, il jette par ses lois les bases de la société moderne, puis se laisse emporter à son bouillant génie, s'attaque de nouveau à l'Europe, la soumet en trois journées, Austerlitz, Iéna, Friedland, abaisse et relève les empires, met sur sa tête la couronne de Charlemagne, voit les rois lui offrir leur fille, choisit celle des Césars, dont il obtient un fils qui semble destiné à porter la plus brillante couronne de l'univers, de Cadix se porte à Moscou, succombe dans la plus grande catastrophe des siècles, refait sa fortune, la défait de nouveau, est confiné dans une petite île, en sort avec quelques centaines de soldats fidèles, reconquiert en vingt jours le trône de France, lutte de nouveau contre l'Europe exaspérée, succombe pour la dernière fois à Waterloo, et après avoir soutenu des guerres plus grandes que celles de l'empire romain, s'en va, né dans une île de la Méditerranée, mourir dans une île de l'Océan, attaché comme Prométhée sur un rocher par la haine et la peur des rois, ce fils du pauvre gentilhomme corse a bien fait dans le monde la figure d'Alexandre, d'Annibal, de César, de Charlemagne! Du génie il en a autant que ceux d'entre eux qui en ont le plus; du bruit il en a fait autant que ceux qui ont le plus ébranlé l'univers; du sang, malheureusement il en a versé plus qu'aucun d'eux. Moralement il vaut moins que les meilleurs de ces grands hommes, mais mieux que les plus mauvais. Son ambition comparée à celle d'Alexandre, de César, d'Annibal. Son ambition est moins vaine que celle d'Alexandre, moins perverse que celle de César, mais elle n'est pas respectable comme celle d'Annibal, qui s'épuise et meurt pour épargner à sa patrie le malheur d'être conquise. Son ambition est l'ambition ordinaire des conquérants, qui aspirent à dominer dans une patrie agrandie par eux. Pourtant il chérit la France, et jouit de sa grandeur autant que de la sienne même. Dans le gouvernement il aime le bien, le poursuit en despote, mais n'y apporte ni la suite, ni la religieuse application de Charlemagne. Sous le rapport de la diversité des talents il est moins complet que César, qui ayant été obligé de séduire ses concitoyens avant de les dominer, s'est appliqué à persuader comme à combattre, et sait tour à tour parler, écrire, agir, en restant toujours simple. Son esprit comparé à celui de César. Napoléon, au contraire, arrivé tout à coup à la domination par la guerre, n'a aucun besoin d'être orateur, et peut-être ne l'aurait jamais été quoique doué d'éloquence naturelle, parce que jamais il n'aurait pris la peine d'analyser patiemment sa pensée devant des hommes assemblés, mais il sait écrire néanmoins comme il sait penser, c'est-à-dire fortement, grandement, même avec soin, parfois est un peu déclamatoire comme la Révolution française, sa mère, discute avec plus de puissance que César, mais ne narre pas avec sa suprême simplicité, son naturel exquis. Son génie militaire comparé à celui d'Annibal. Inférieur au dictateur romain sous le rapport de l'ensemble des qualités, il lui est supérieur comme militaire, d'abord par plus de spécialité dans la profession, puis par l'audace, la profondeur, la fécondité inépuisable des combinaisons, n'a sous ce rapport qu'un égal ou un supérieur (on ne saurait le dire), Annibal, car il est aussi audacieux, aussi calculé, aussi rusé, aussi fécond, aussi terrible, aussi opiniâtre que le général carthaginois, en ayant toutefois une supériorité sur lui, celle des siècles. Arrivé en effet après Annibal, César, les Nassau, Gustave-Adolphe, Condé, Turenne, Frédéric, il a pu pousser l'art à son dernier terme. Du reste, ce sont les balances de Dieu qu'il faudrait pour peser de tels hommes, et tout ce qu'on peut faire c'est de saisir quelques-uns des traits les plus saillants de leurs imposantes physionomies.
Pour nous Français, Napoléon a des titres que nous ne devons ni méconnaître ni oublier, à quelque parti que notre naissance, nos convictions ou nos intérêts nous aient attachés. Sans doute en organisant notre état social par le Code civil, notre administration par ses règlements, il ne nous donna pas la forme politique sous laquelle notre société devait se reposer définitivement, et vivre paisible, prospère et libre; il ne nous donna pas la liberté, que ses héritiers nous doivent encore; mais, au lendemain des agitations de la Révolution française, il ne pouvait nous procurer que l'ordre, et il faut lui savoir gré de nous avoir donné avec l'ordre notre état civil et notre organisation administrative. Ses mérites et ses torts envers la France. Malheureusement pour lui et pour nous, il a perdu notre grandeur, mais il nous a laissé la gloire qui est la grandeur morale, et ramène avec le temps la grandeur matérielle. Il était par son génie fait pour la France, comme la France était faite pour lui. Ni lui sans l'armée française, ni l'armée française sans lui n'auraient accompli ce qu'ils ont accompli ensemble. Auteur de nos revers mais compagnon de nos exploits, nous devons le juger sévèrement, mais en lui conservant les sentiments qu'une armée doit au général qui l'a conduite longtemps à la victoire. Étudions ses hauts faits qui sont les nôtres, apprenons à son école, si nous sommes militaires l'art de conduire les soldats, si nous sommes hommes d'État l'art d'administrer les empires; instruisons-nous surtout par ses fautes, apprenons en évitant ses exemples à aimer la grandeur modérée, celle qui est possible, celle qui est durable parce qu'elle n'est pas insupportable à autrui, apprenons en un mot la modération auprès de cet homme le plus immodéré des hommes. Diverses leçons, et une surtout, à tirer de son règne. Et, comme citoyens enfin, tirons de sa vie une dernière et mémorable leçon, c'est que, si grand, si sensé, si vaste que soit le génie d'un homme, jamais il ne faut lui livrer complétement les destinées d'un pays. Certes nous ne sommes pas de ceux qui reprochent à Napoléon d'avoir dans la journée du 18 brumaire arraché la France aux mains du Directoire, entre lesquelles peut-être elle eût péri: mais de ce qu'il fallait la tirer de ces mains débiles et corrompues, ce n'était pas une raison pour la livrer tout entière aux mains puissantes mais téméraires du vainqueur de Rivoli et de Marengo. Sans doute si jamais une nation eut des excuses pour se donner à un homme, ce fut la France lorsqu'en 1800 elle adopta Napoléon pour chef! Ce n'était pas une fausse anarchie dont on cherchait à faire peur à la nation pour l'enchaîner. Hélas non! des milliers d'existences innocentes avaient succombé sur l'échafaud, dans les prisons de l'Abbaye, ou dans les eaux de la Loire. Les horreurs des temps barbares avaient tout à coup reparu au sein de la civilisation épouvantée, et même après que ces horreurs étaient déjà loin, la Révolution française ne cessait d'osciller entre les bourreaux auxquels on l'avait arrachée, et les émigrés aveugles qui voulaient la faire rétrograder à travers le sang vers un passé impossible, tandis que sur ce chaos se montrait menaçante l'épée de l'étranger! À ce moment revenait de l'Orient un jeune héros plein de génie, qui partout vainqueur de la nature et des hommes, sage, modéré, religieux, semblait né pour enchanter le monde! Jamais assurément on ne fut plus excusable de se confier à un homme, car jamais terreur ne fut moins simulée que celle qu'on fuyait, car jamais génie ne fut plus réel que celui auprès duquel on cherchait un refuge! Et cependant après quelques années, ce sage devenu fou, fou d'une autre folie que celle de quatre-vingt-treize, mais non moins désastreuse, immolait un million d'hommes sur les champs de bataille, attirait l'Europe sur la France qu'il laissait vaincue, noyée dans son sang, dépouillée du fruit de vingt ans de victoires, désolée en un mot, et n'ayant pour refleurir que les germes de la civilisation moderne déposés dans son sein. Qui donc eût pu prévoir que le sage de 1800 serait l'insensé de 1812 et de 1813? Oui, on aurait pu le prévoir, en se rappelant que la toute-puissance porte en soi une folie incurable, la tentation de tout faire quand on peut tout faire, même le mal après le bien. Ainsi dans cette grande vie où il y a tant à apprendre pour les militaires, les administrateurs, les politiques, que les citoyens viennent à leur tour apprendre une chose, c'est qu'il ne faut jamais livrer la patrie à un homme, n'importe l'homme, n'importent les circonstances! Dernier vœu d'un citoyen en terminant cette histoire. En finissant cette longue histoire de nos triomphes et de nos revers, c'est le dernier cri qui s'échappe de mon cœur, cri sincère que je voudrais faire parvenir au cœur de tous les Français, afin de leur persuader à tous qu'il ne faut jamais aliéner sa liberté, et, pour n'être pas exposé à l'aliéner, n'en jamais abuser.
FIN.