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Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 20/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française

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Tandis que la convention de Paris s'exécutait, il fallait enfin que l'ombre disparût devant la réalité, et que les pouvoirs issus du 20 mars cédassent la place aux Bourbons qui s'approchaient. Un agent secret envoyé au duc de Wellington par M. Fouché, convie celui-ci à une entrevue à Neuilly. Le colonel Macirone, retenu aux avant-postes, n'avait pu voir le duc de Wellington que le 4 juillet au matin, à l'instant où celui-ci revenait de Saint-Cloud à Gonesse, après la signature de la capitulation. Le duc de Wellington le reçut entouré de M. de Talleyrand, représentant Louis XVIII, de sir Charles Stuart, représentant l'Angleterre, du comte Pozzo di Borgo, représentant la Russie, et de M. de Goltz, représentant la Prusse. Cette fois parlant nettement, le généralissime britannique dit à l'agent du duc d'Otrante qu'il était temps d'en finir d'un état de choses désormais ridicule, qu'il fallait que le gouvernement provisoire et les Chambres donnassent purement et simplement leur démission, après quoi Louis XVIII qui était à Roye entrerait à Paris, et y entrerait avec les résolutions qu'on pouvait se promettre de son excellent esprit et des bons conseils qu'il avait reçus. Ces déclarations faites, le duc de Wellington laissa la parole à M. de Talleyrand qui énonça verbalement, puis consigna par écrit les nouvelles promesses de Louis XVIII. En voici le résumé, remis par M. de Talleyrand lui-même: «Toute l'ancienne Charte, y compris l'abolition de la confiscation; le non-renouvellement de la loi de l'année dernière sur la liberté de la presse; l'appel immédiat des colléges électoraux pour la formation d'une nouvelle Chambre; l'unité du ministère; l'initiative réciproque des lois, par message du côté du Roi, et par proposition de la part des Chambres; l'hérédité de la Chambre des pairs.»

M. de Talleyrand ajouta ensuite les assurances les plus formelles d'une conduite sage, et toute différente de celle qu'on avait tenue l'année précédente. Le duc de Wellington prenant la parole après lui, dit à l'intermédiaire chargé de ces messages: Que M. Fouché soit sincère avec nous, nous le serons avec lui. Nous apprécions les services qu'il a rendus, et le Roi lui en tiendra compte. S'il a besoin de secours, nous allons lui en porter dans quelques heures.—Il fut convenu que le duc de Wellington et M. de Talleyrand attendraient le lendemain le duc d'Otrante à Neuilly, pour régler avec lui tout ce qui restait à faire, afin d'amener sans violence la rentrée de Louis XVIII à Paris. Sans perdre de temps l'agent Macirone quitta Gonesse pour se rendre auprès du duc d'Otrante, auquel il fit part du message qu'on lui avait confié. M. Fouché s'y rend en prévenant ses collègues. M. Fouché n'aurait eu garde de refuser l'entrevue proposée, car après tout il aboutissait au résultat qu'il avait désiré, c'est-à-dire, à se donner le mérite du retour des Bourbons, qu'il ne pouvait plus empêcher. Pourtant il résolut d'informer ses collègues de ce qu'il allait faire, en ayant soin de se montrer à leurs yeux sous les apparences d'un homme qui cherchait à sauver les débris du commun naufrage, et à mettre des conditions au rétablissement de Louis XVIII sur le trône. Il n'y avait rien à lui objecter, car la restauration des Bourbons résultant inévitablement de l'impossibilité de prolonger la résistance, impossibilité reconnue par tous les membres de la commission exécutive, il fallait bien se soumettre, en tâchant toutefois de se ménager quelques garanties pour les choses et pour les personnes.

Tout à coup un incident vint créer des difficultés imprévues à M. Fouché, ce fut l'arrivée des premiers négociateurs, MM. de Lafayette, Sébastiani, de Pontécoulant, d'Argenson, de Laforest, Benjamin Constant. En quittant Laon, ces plénipotentiaires s'étaient rendus, comme on doit s'en souvenir, auprès des souverains, qu'ils avaient rencontrés à Haguenau, sans pouvoir obtenir un entretien avec eux. Ils n'avaient pu voir que leurs ministres, qui continuant le système de dissimulation adopté, avaient affecté de ne point vouloir imposer un gouvernement à la France. Les commissaires éconduits après une courte entrevue, étaient revenus à Paris pleins des mêmes illusions, et persistant encore à croire que les Bourbons n'étaient pas inévitables. Cette erreur privait M. Fouché de son principal argument, la nécessité de subir les Bourbons, argument qui était son excuse pour s'aboucher avec le duc de Wellington. Il s'efforça de démontrer cette nécessité en s'appuyant sur les innombrables renseignements qu'il possédait, et il annonça du reste qu'il s'en éclaircirait plus complétement le soir au camp des alliés. On l'autorisa à s'y rendre, mais M. de Lafayette lui déclara que tout arrangement particulier, n'ayant pas pour objet essentiel de sauvegarder les intérêts généraux, serait un acte de trahison qui mériterait et recueillerait l'infamie.

M. de Talleyrand et plusieurs ministres étrangers assistent à l'entrevue. M. Fouché ne se préoccupa guère de cette déclaration, et se transporta le 5 juillet au soir, à Neuilly, auprès du duc de Wellington. Il y trouva outre le généralissime anglais, M. de Talleyrand, sir C. Stuart, MM. de Goltz et Pozzo di Borgo. Le duc de Wellington voulut savoir d'abord si l'armée française s'était éloignée, si toutes les autorités actuelles s'apprêtaient à donner leur démission, et enfin s'il serait possible d'obtenir qu'on livrât aux puissances la personne de Napoléon, condition à laquelle les alliés tenaient avec un véritable acharnement. Le duc d'Otrante répondit que l'armée se retirait peu à peu, mais que ce n'était pas sans peine, que la population de la capitale était exaspérée, que la garde nationale de Paris elle-même, sur laquelle on semblait compter, était loin de vouloir se prêter à tout ce qu'on attendait d'elle, qu'il fallait donc de grandes précautions pour arracher l'une après l'autre les démissions désirées, et introduire le Roi dans Paris. Quant à la personne de Napoléon, il répondit qu'on ne pouvait la livrer, car en ce moment Napoléon devait être embarqué pour les États-Unis. On fut très-mécontent de cette dernière déclaration, dans laquelle on persista à voir une fourberie de M. Fouché, qui auprès des bonapartistes passait pour avoir trahi Napoléon, et auprès des royalistes pour l'avoir fait évader. M. Fouché insiste pour obtenir des conditions utiles à tout le monde. On lui demanda ensuite ce qu'il entendait par ces précautions auxquelles il semblait attacher tant d'importance. M. Fouché s'expliqua alors, et, en homme plus pratique et plus sensé que les négociateurs envoyés au duc de Wellington, lesquels n'avaient songé qu'à réclamer l'initiative pour les Chambres, il énonça deux conditions essentielles: une nouvelle déclaration royale qui couvrirait sans exception les personnes compromises, avant, pendant et après la dernière révolution du 20 mars, et l'adoption du drapeau tricolore. Sans ces conditions, il ne croyait pas, disait-il, l'entrée du Roi possible, à moins d'y employer la force, ce dont on ne paraissait pas se soucier. La discussion sur ce point dura jusqu'à quatre heures du matin, et demeura sans résultat, M. de Talleyrand, principal interlocuteur, essayant d'éluder avec l'aisance d'un grand seigneur, ce que M. Fouché s'obstinait à exiger avec la ténacité d'un personnage vulgaire, mais positif. Quant aux personnes on parlait de l'inépuisable clémence du Roi, et quant aux couleurs nationales des dix ou quinze départements qui s'étaient insurgés avec la cocarde blanche au chapeau. Le duc de Wellington insista beaucoup pour qu'on s'entendît, mais ne vint à bout ni des uns ni des autres, et comme dans ce débat on n'avait pas eu le temps de s'occuper des intérêts individuels, on ne dit rien à M. Fouché de ce qui lui était personnellement réservé. Il se retira donc mécontent pour le particulier et pour le général, et laissa les représentants de l'Europe et de la royauté aussi mécontents de lui qu'il l'était d'eux. On se sépare sans être d'accord, mais en convenant de se revoir. Toutefois le duc de Wellington lui donna un nouveau rendez-vous pour le lendemain, et on se quitta sans être d'accord, mais sans avoir rompu.

De retour à Paris M. Fouché rendit compte à sa manière de ce qui s'était passé à Neuilly, mais déclara encore plus affirmativement, que les Bourbons étaient inévitables, qu'on ne pouvait à cet égard résister aux volontés formelles de l'Europe, qu'il n'était pas suspect lui, vieux révolutionnaire régicide, lorsqu'il se résignait à cette nécessité, que la seule chose à faire c'était de tâcher d'obtenir des conditions suffisamment rassurantes, et que, sous ce rapport, il n'avait rien négligé. On le crut moins qu'il ne le méritait cette fois, et on s'imagina qu'il n'avait songé qu'à lui, car de toutes parts on le regardait comme un traître. Ses collègues ne lui opposèrent que le silence. Nouvelle scène de M. Fouché avec Carnot. Carnot seul éleva des plaintes, et fit entendre des reproches, auxquels M. Fouché avait une réponse bien facile, c'était de lui demander ce qu'il voulait. En effet, Carnot n'avait pas cru qu'on pût se défendre; dès lors recevoir les Bourbons était une conséquence forcée de l'impuissance qu'il avait lui-même proclamée. M. Fouché prend le parti de ne plus s'occuper de ses collègues, et d'agir sans eux. Au surplus M. Fouché commençant à ne plus s'inquiéter de l'opinion de ses collègues, les traitant même assez légèrement, s'occupa uniquement de disposer toutes choses pour introduire Louis XVIII dans Paris, avec le moins de dommage pour son parti, avec le plus d'avantage pour lui-même. Son premier soin fut de hâter le départ de Napoléon de Rochefort. Il s'était aperçu que tant que Napoléon se trouvait en France, on était au camp des coalisés fort défiant de la sincérité de son abdication, et fort obstiné à réclamer sa personne. Or, M. Fouché voulait supprimer cette cause de défiance, et de plus n'être pas responsable de la captivité de Napoléon, dans le cas où celui-ci tomberait aux mains de l'ennemi, car s'il avait voulu lui ôter le trône, il n'avait voulu lui ôter ni la vie, ni la liberté. M. Fouché de qui on avait voulu exiger qu'il livrât Napoléon, réitère l'ordre de le faire partir de Rochefort. Déjà, comme on l'a vu, les frégates avaient été dispensées d'attendre les sauf-conduits. M. Fouché alla plus loin, et pressa de nouveau le général Beker de faire partir l'illustre fugitif, en envoyant toutes les autorisations nécessaires, sauf une, celle de communiquer avec la croisière anglaise, de crainte que Napoléon, par suite d'une étrange confiance envers les Anglais, ne se livrât à eux. Le 6, M. Fouché fit rendre un dernier arrêté par la commission exécutive, enjoignant au général Beker de forcer Napoléon à s'embarquer, de lui faire sentir que c'était indispensable pour sa sûreté personnelle, de lui offrir, si les frégates étaient trop observées, tous les bâtiments légers dont on pourrait disposer, de consentir même, contrairement aux ordres précédemment expédiés, à ce qu'il communiquât avec la croisière anglaise, mais sur sa demande écrite, afin de n'avoir pas la responsabilité des conséquences.

M. Fouché travaille la garde nationale pour qu'elle fasse des manifestations à l'appui de ce qu'il a demandé à Neuilly. Après ces soins donnés à la sûreté de Napoléon, M. Fouché chercha à se préparer des arguments pour les nouvelles conférences qu'il devait avoir à Neuilly. Il n'y en avait pas un meilleur que l'attitude de la garde nationale de Paris. Cette garde, qui avait vu le retour de Napoléon avec peine, qui désirait même les Bourbons, mais sans les idées surannées, les passions, l'arrogance des émigrés, n'avait cessé de porter la cocarde tricolore, et d'abattre le drapeau blanc partout où on essayait de l'arborer. M. Fouché, au moyen des relations qu'il entretenait avec les principaux chefs de la garde nationale, provoqua de leur part une déclaration, dans laquelle ils faisaient profession d'un attachement persévérant pour le drapeau tricolore, fondé sur la gloire et sur la signification politique de ce drapeau. Cette déclaration était revêtue des noms les plus honorables de la capitale.

Il pousse la Chambre des représentants à faire une déclaration de principes dans le même sens. M. Fouché ne s'en tint pas à cette démonstration. Secondé par MM. Jay, Manuel et les nombreux représentants qui suivaient ses conseils, il obtint de la part de la Chambre des représentants une déclaration d'un autre genre, mais plus significative encore. La constitution qu'on avait entrepris de rédiger était longue, diffuse, et n'avait aucune chance d'être acceptée par les Bourbons. Ce qui importait infiniment plus que ce texte banal, c'étaient les principes qu'il contenait. Sur l'instigation de M. Fouché on détacha en forme d'articles les principes essentiels de toute constitution, ceux qu'on devait exiger de tout gouvernement, quel qu'il fût, et on en fit une déclaration que devrait accepter le monarque, non désigné, qui monterait sur le trône. Ce monarque qu'on ne désignait pas, c'était évidemment Louis XVIII, s'il souscrivait aux principes énoncés. Ces principes, qu'il est inutile de reproduire ici, car l'expression en était médiocre, étaient ceux que la France depuis 1789, avec une constance d'esprit qui l'honore, n'a cessé de proclamer toutes les fois que sous prétexte de lui rendre l'ordre, on ne lui a pas ôté la liberté.

Ce qui se passe en ce moment dans le sein de la cour émigrée. Pendant que M. Fouché se livrait à ces soins malheureusement tardifs et inutiles, la cour de Louis XVIII, transportée successivement de Gand à Cambrai, de Cambrai au château d'Arnouville, s'occupait de ce qu'on ferait en entrant à Paris. Les principaux personnages de cette cour, Roi, princes, courtisans, ministres, ambassadeurs, généraux étrangers, accrus d'une foule d'adorateurs de la fortune renaissante, discutaient confusément les résolutions à prendre, car les révolutions donnant la parole à tout le monde, convertissent pour un moment les cours elles-mêmes en républiques. Suivant la majorité de ces discoureurs, sacrifier le drapeau blanc au drapeau tricolore, c'était sacrifier la légitimité à la révolte. Modifier, étendre la Charte, c'était augmenter le mal loin de le diminuer!—C'était bien assez, disaient-ils, de déclarer le maintien de cette Charte, sans y ajouter de nouveaux développements. Pour eux, les principes dits de quatre-vingt-neuf étaient une partie des hérésies révolutionnaires, qu'on avait eu la faiblesse d'encourager; et de même qu'à leurs yeux la première révolution s'expliquait par quelques fautes individuelles, nullement par des causes générales, la dernière, celle du 20 mars, s'expliquait par une conspiration dont il fallait punir les auteurs, et par quelques autres incidents tels que l'obstination à conserver M. de Blacas, et la répugnance à se servir de M. Fouché. Continuation du déchaînement contre M. de Blacas, et faveur croissante de M. Fouché. Comme nous l'avons dit récemment, l'émigré M. de Blacas, le régicide M. Fouché, étaient l'objet, le premier d'un décri universel, le second d'une faveur générale. À entendre ces royalistes, M. de Blacas avait tout perdu, au contraire M. Fouché eût tout sauvé, si on avait accepté ses services, et pouvait tout sauver encore si on consentait enfin à les accepter. À la vérité il était régicide, mais raison de plus! Il était sorti de cette caverne infernale qu'on appelait la révolution, il la connaissait, et y ferait rentrer les démons qui s'en étaient échappés. Il n'y avait avec lui qu'une précaution à prendre, c'était d'exiger qu'il eût bien trahi son origine. Or, quant à cette franche trahison de son origine, on n'avait aucun doute, et M. de Vitrolles et beaucoup d'autres étaient venus l'attester. On racontait avec admiration ses prophéties, qu'on arrangeait après coup. M. Fouché avait dit à M. Dambray, la veille du 20 mars: Il est trop tard; Napoléon entrera dans Paris, régnera quelque temps, mais pas longtemps; il sera renversé, et nous ramènerons le Roi.—L'homme qui avait dit ces choses si profondes pouvait seul achever la prophétie. Il fallait donc le prendre des mains de Napoléon lui-même, qu'il avait renversé, et le nommer ministre de Louis XVIII dont il serait le soutien le plus solide.

M. de Talleyrand se prête à la faveur dont M. Fouché est entouré dans le sein du parti royaliste. M. de Talleyrand, qui n'aimait pourtant pas les rivaux, encourageait cette étrange passion. Il se sentait incapable de veiller sur l'intérieur, et reconnaissait à cet égard la supériorité de M. Fouché. Mais cette besogne d'espionner, de payer, de disperser, d'enfermer, d'exiler, et au besoin de faire fusiller les gens illustres ou obscurs des partis, lui semblant fort au-dessous de celle de traiter avec les puissances européennes, il ne jalousait pas M. Fouché, et il croyait qu'appuyé sur le dehors où était en ce moment la force, se servant de M. Fouché pour épurer le dedans, il gouvernerait souverainement la France. Il avait donc proposé M. Fouché au Roi comme ministre de la police. Le duc de Wellington l'avait fort secondé, et outre tous les motifs que nous venons d'énumérer, il en avait un particulier de favoriser M. Fouché. Il fallait entrer dans Paris et y rétablir les Bourbons, mais il fallait y entrer conformément au programme simulé des puissances, programme surtout nécessaire à lord Castlereagh, et consistant à ne pas imposer ostensiblement un gouvernement à la France. Sans cette précaution obligée, on n'aurait eu qu'à laisser faire le brutal Blucher, et il en eût fini en deux heures. Mais M. Fouché seul saurait accomplir la chose sans les baïonnettes, et par la garde nationale de Paris. Ainsi la cour par une sorte de superstition, M. de Talleyrand par besoin d'une main adroite et cynique pour gouverner l'intérieur, le duc de Wellington pour avoir un introducteur des Bourbons qui sût se passer de la violence, avaient prôné M. Fouché, et vaincu en sa faveur la répugnance de Louis XVIII. Louis XVIII se rend avec peine aux obsessions dont il est assailli. On avait fait une première violence à ce prince en lui arrachant M. de Blacas, on lui en fit une seconde en le forçant d'accepter l'un des juges de son frère. Il sacrifie M. de Blacas, et accepte M. Fouché comme ministre de la police. Il lui en coûta, car il était fier, n'aimait pas les intrigants, surtout ceux qui étaient en manége avec M. le comte d'Artois, et M. Fouché avait tous ces inconvénients à ses yeux. Mais quand on insistait longtemps et fort, il se rendait. Il avait donc consenti à laisser la police à M. Fouché, mais refusé une nouvelle déclaration de principes, ainsi que le drapeau tricolore.

Nouvelle entrevue de M. Fouché avec M. de Talleyrand et les ministres étrangers. Tel était l'état des choses à la cour lorsque M. Fouché revint le 6 au soir à Neuilly. Il recommença ses doléances sur la situation intérieure de Paris, fort aggravée, disait-il, par le retour des plénipotentiaires rapportant de Haguenau la fausse idée que les monarques alliés ne tenaient pas aux Bourbons, par la résolution de la garde nationale de Paris de conserver la cocarde tricolore, par la déclaration de principes de la Chambre des représentants. On n'eut pas l'air de prendre au sérieux les appréhensions de M. Fouché. D'ailleurs le duc de Wellington lui répondait qu'après tout on avait des Anglais et des Prussiens à son service, bien qu'on désirât les employer le moins possible. Quant au rapport des plénipotentiaires, le duc de Wellington dit qu'ils avaient trompé ou s'étaient trompés, et il montra les lettres de lord Stewart, présent à l'entrevue de Haguenau, lesquelles ne permettaient aucun doute sur les sentiments des souverains. Quant à une nouvelle déclaration de Louis XVIII, celle de Cambrai suffisait. En donner une seconde, ce serait faire divaguer la royauté. Quant à l'amnistie, le duc de Wellington et M. de Talleyrand firent enfin résonner aux oreilles de M. Fouché le mot essentiel.—L'amnistie, lui dirent-ils, c'est vous, vous au ministère de la police. Quel est l'homme de la Révolution qui puisse trembler quand vous serez à la tête du ministère des rigueurs?—Il semblait en effet qu'un régicide étant admis auprès du Roi, personne ne pouvait concevoir d'inquiétude. Mais si on était prêt à pardonner aux immolateurs de Louis XVI, on ne pardonnait pas aux prétendus auteurs du 20 mars. Pour toute concession M. Fouché obtient un portefeuille. M. Fouché le sentait vaguement, et ceux-là, sa présence ne les couvrait point. Mais on lui parla d'un ton si absolu, et d'ailleurs on lui offrit un tel présent, qu'il n'osa pas insister. Quant aux trois couleurs, on lui fit comprendre que ce serait un outrage à Louis XVIII que d'y revenir encore, et il se soumit, ayant obtenu pour toute concession, lui, lui seul, au plus redoutable des ministères.

On s'assit à la même table, après quoi on se rendit à Arnouville, pour présenter M. Fouché à Louis XVIII. C'était là l'objet des vœux de M. Fouché; c'était là ce qu'il n'avait pu obtenir sous la première Restauration. Il en éprouva une vive satisfaction, et à l'aspect du monarque qui se fit une extrême violence pour le recevoir, il lui sembla que le régicide s'était effacé de son front. Présentation de M. Fouché à Louis XVIII. Le Roi qui avait étudié son rôle, selon son habitude dans les occasions graves, accueillit M. Fouché avec une grande politesse, et comme s'il n'eût connu qu'une partie de sa vie.—Vous m'avez rendu beaucoup de services, lui dit-il, vous m'en rendrez encore. Je voulais depuis longtemps vous attacher à mon gouvernement; je le puis enfin, et j'espère que vous me servirez utilement et fidèlement.—M. Fouché s'inclina avec l'humilité d'un pardonné, et mérita en ce moment les exagérations de ses ennemis, en se laissant remercier de trahisons qu'il n'avait pas commises, du moins pas toutes. Il sortit plein de joie de cette entrevue, et il traversa des flots de courtisans, curieux de voir un personnage qui était pour eux une espèce de monstre, mais un monstre utile, dont on disait que le Roi devait se servir, parce qu'il le garantirait de nouvelles catastrophes. Les esprits sages de cette cour regrettèrent qu'on n'eût pas mieux aimé accorder un peu plus de liberté, que de prendre un tel homme! Le duc de Wellington, qui approuvait fort la nomination de M. Fouché, mais qui avait vivement insisté pour l'adoption du drapeau tricolore, afin de ne pas laisser aux ennemis des Bourbons un drapeau si populaire, s'écria avec une sorte de dépit: Quelles gens! Il est plus facile de leur faire accepter un régicide qu'une idée raisonnable.—

Retour de M. Fouché à Paris. Revenu à Paris, le duc d'Otrante éprouva un certain embarras à dire à ses collègues tout ce qu'il avait à leur apprendre. Il leur avait avoué ses entrevues avec les chefs de la coalition, en prenant pour prétexte son désir d'éviter une seconde restauration, ou du moins d'y mettre de bonnes conditions. Son embarras à l'égard de ses collègues. Mais leur annoncer définitivement que les Bourbons devaient être reçus, qu'au delà de la déclaration de Cambrai il n'avait rien obtenu, ni amnistie générale, ni drapeau tricolore, ni maintien des Chambres actuelles, et que toutes les garanties accordées se réduisaient à un portefeuille pour lui, était difficile. Il finit par leur déclarer qu'il est ministre de Louis XVIII. Cependant, comme il était obligé d'en finir, il leur déclara que les plénipotentiaires revenus de Haguenau s'étaient trompés, qu'on n'avait jamais songé à laisser la France libre de choisir une autre dynastie que celle des Bourbons, que la réserve observée à cet égard n'avait été qu'un faux semblant, qu'il fallait recevoir Louis XVIII sans retard, qu'on aurait d'ailleurs tout ce que M. de Talleyrand avait promis, c'est-à-dire abandon de la loi sur la presse, certaines modifications à la Charte, unité du ministère, oubli du passé, et en preuve de la sincérité de cet oubli, sa propre nomination de lui, M. Fouché, au ministère de la police. C'était là un singulier aveu à faire devant tous ses collègues. M. Fouché le fit en protestant qu'il avait accepté ce rôle par pur dévouement pour les hommes de la Révolution, de l'Empire et du 20 mars, et que c'était pour les sauver qu'il avait consenti à être ministre de Louis XVIII. Il disait plus vrai qu'il n'en avait l'air, quant au résultat sinon quant à l'intention, car lui seul, parmi les têtes actuellement menacées, pouvait sauver celles qui n'étaient pas irrévocablement vouées à la vengeance de l'émigration, et s'il voulait avant tout rester au faîte de la puissance, il est constant aussi qu'il voulait se justifier de l'indécence de sa conduite en empêchant le plus de mal qu'il pourrait.

Cette excuse, vraie mais basse, car il n'est jamais permis d'accomplir soi-même une moitié du mal, pour empêcher que d'autres n'accomplissent l'autre moitié, ne pouvait avoir grand succès dans le sein de la commission exécutive. MM. Quinette et Grenier, personnages inactifs, M. de Caulaincourt, personnage découragé, se turent. Emportement de Carnot. Mais Carnot, impétueux, généreusement inconséquent, ayant fait ce qu'il fallait pour amener les Bourbons, et ne sachant pas les subir, s'emporta, parla de trahison, devint presque outrageant à l'égard de M. Fouché, sans altérer toutefois l'impassibilité de son collègue, chez qui jamais la fierté de l'âme ne faisait monter le sang au visage. Sans foi, sans dignité, mais sans méchanceté, le duc d'Otrante avait été choisi par la Providence pour servir dans cette nouvelle révolution d'intermédiaire, entre gens qui voulaient imposer les Bourbons, et gens qui consentaient à les subir, mais les uns et les autres sans qu'il y parût! Triste comédie, où personne ne triomphait que la nature des choses, toujours logique, toujours invincible!

Après ce qui venait de se passer M. Fouché et ses collègues ne pouvaient pas demeurer une heure de plus en présence les uns des autres. Ils convinrent donc d'envoyer leur démission aux deux Chambres, et ils l'expédièrent à l'instant même. La Chambre des pairs se sépara sans dire mot, pour ne plus se réunir. La Chambre des représentants en recevant la démission de la commission exécutive, garda également le silence, mais persista dans cette triste comédie de discuter une constitution qui, plus éphémère encore que les plus éphémères, ne devait pas durer vingt-quatre heures. M. Fouché, d'accord avec le général Dessoles qui était redevenu commandant de la garde nationale, avait choisi dans cette garde des hommes dont les opinions royalistes garantissaient la conduite, et qu'on chargea d'occuper les avenues du palais législatif pour en interdire l'accès aux représentants. On inséra au Moniteur une décision qui déclarait les Chambres dissoutes, et annonçait l'entrée du roi Louis XVIII pour la journée du 8 juillet dans l'après-midi. M. Fouché alla de nouveau le soir annoncer au Roi que tout était prêt pour sa réception. On l'accueillit comme l'homme à qui les Bourbons étaient le plus redevables après le vainqueur de Waterloo.

Achevons ce triste récit, et ajoutons que tandis que la Chambre des représentants avait à peine survécu à Napoléon quinze jours, M. de Talleyrand et M. Fouché ne survécurent que quelques mois à cette Chambre, et allèrent, l'un revêtu d'une haute charge de cour, l'autre condamné à un exil dissimulé, rejoindre dans l'inaction ou le malheur tous les grands acteurs de la Révolution et de l'Empire. Résultat définitif de la crise. Tel est le bénéfice qu'ils avaient recueilli les uns et les autres de cette dernière tentative du 20 mars, si déplorablement terminée le 8 juillet, et connue sous la désignation généralement admise des Cent jours! Napoléon y avait gagné une prison cruelle et une défaite comme il n'en avait jamais essuyé; les Chambres qui l'avaient renversé, deux semaines du rôle le plus humiliant; M. Fouché qui les avait abusées et congédiées, l'exil et une renommée flétrie; Ney, La Bédoyère, une mort tragique; la France, une seconde invasion, la perte de la Savoie et de plusieurs places importantes, la privation des chefs-d'œuvre de l'art, une contribution de deux milliards, une longue occupation étrangère, le débordement de tristes passions, et personne enfin n'y avait gagné un peu de pure gloire, personne excepté l'armée, qui avait expié ses fautes par un héroïsme incomparable! L'histoire doit donc s'armer de toute sa sévérité contre une tentative si désastreuse, mais, pour la bien juger, il la faut envisager dans son ensemble, c'est-à-dire dans ses causes et ses effets, ce que nous allons essayer de faire en terminant ce livre.

Résumé et appréciation de l'époque dite des Cent jours. En 1814 les puissances coalisées, en ôtant à Napoléon l'empire français, lui avaient laissé la possibilité d'y rentrer par son établissement à l'île d'Elbe, et bientôt lui en inspirèrent la tentation par leur manière d'agir. Qu'il assistât de si près aux scènes d'avidité de Vienne, aux scènes de réaction de Paris, sans vouloir profiter de tant de fautes, c'était impossible! Il aurait fallu que l'ambition, qui certes n'était éteinte nulle part alors, le fût dans le cœur le plus ambitieux, le plus hardi qu'il y eût au monde. Napoléon quitta donc l'île d'Elbe, débarqua en France, et à son aspect l'armée, les fonctionnaires, les acquéreurs de biens nationaux, coururent au-devant lui, et il usa avec une habileté supérieure de tous les avantages qu'on lui avait ménagés. Sa marche de Cannes à Lyon fut un prodige; mais en lui demandant compte d'une tentative qui devait être si funeste à la France, il faut en demander compte aussi à ceux qui, par leur maladresse et leurs passions, lui en avaient inspiré l'idée, et lui en avaient préparé les moyens.

Rentré à Paris, au lieu de poursuivre jusqu'au Rhin sa marche triomphale, Napoléon s'arrêta. Il proposa la paix, la proposa de bonne foi et avec une sorte d'humilité qui convenait à sa gloire. On ne lui répondit que par un silence outrageant. Il persista néanmoins, mais en faisant d'immenses préparatifs. Choisissant avec un tact sûr dans les débris de notre état militaire, les éléments encore bons à employer, il forma avec les soldats revenus de l'étranger, avec les officiers laissés à la demi-solde, une armée active de 300 mille combattants, et pour qu'elle devînt disponible tout entière, il appela dans les places environ 200 mille gardes nationaux mobilisés, choisis dans les provinces frontières parmi les hommes qui avaient jadis porté les armes, et que leur dévouement, leur âge, leur force physique, disposaient à rendre un dernier service au pays. En même temps il couvrit la capitale de 500 bouches à feu, y réunit les dépôts, les marins, les vétérans, et résolut, appuyé sur Paris fortifié, manœuvrant en dehors avec deux cent mille hommes, de tenir tête à l'ennemi. Arrivé le 20 mars, ayant conçu et ordonné ces plans du 25 au 27, il les fit d'abord exécuter silencieusement par les bureaux, puis quand les manifestations de l'Europe ne laissèrent plus de doute, il les publia, et au lieu d'endormir la France sur ses dangers, il les lui fit connaître, en l'appelant tout entière aux armes.

On ne pouvait faire ni mieux, ni plus, ni plus vite.

À l'intérieur il agit aussi nettement, aussi habilement, mais sans plus de succès. Au dehors, au lieu de la guerre qu'on attendait de lui, il avait offert la paix, sans être écouté parce qu'il n'inspirait aucune confiance. Au dedans, au lieu du despotisme qu'on attendait, il offrit la liberté, sans obtenir plus de créance. S'il n'eût pas été de bonne foi, il avait un moyen simple de sortir de ces difficultés, c'était de convoquer une Constituante, et de la livrer à la confusion des systèmes. Il l'aurait couverte de ridicule, et serait ensuite demeuré le maître. Au contraire il manda sur-le-champ l'écrivain le plus renommé du parti libéral, son ennemi déclaré, M. Benjamin Constant, et ne disputant avec lui sur aucun des principes essentiels qui constituent la véritable monarchie constitutionnelle, il lui laissa le soin de la comprendre tout entière dans l'Acte additionnel. Le titre n'était pas heureux, car il rappelait trop le premier Empire, mais il suffisait de lire l'Acte additionnel pour reconnaître que ce n'était pas le premier Empire, et que c'était tout simplement la vraie monarchie constitutionnelle, celle qui depuis deux siècles assure la liberté et la grandeur de l'Angleterre. Mais la défiance était si générale, que seulement sur son titre, l'Acte additionnel fut condamné, et qu'on crut y revoir le despote de 1811 dans toute l'étendue de son pouvoir. Pourtant il fallait essayer de vaincre l'incrédulité universelle, comme on allait bientôt essayer de vaincre l'Europe coalisée. Il y avait alors un homme qui jouissait d'un grand crédit parmi les amis de la liberté, M. de Lafayette, lequel, en rendant justice à l'Acte additionnel, disait qu'il n'y croirait que si on le mettait tout de suite en pratique, c'est-à-dire si on convoquait les Chambres. Napoléon résista cette fois, en disant que des Chambres nouvelles, nullement habituées aux situations extrêmes, seraient bien peu propres à assister avec fermeté aux horreurs de la guerre, et qu'au lieu de seconder le gouvernement, elles deviendraient la cause de sa perte si elles se troublaient. On insista, et pour qu'on crût à sa sincérité Napoléon convoqua les Chambres, et commit ainsi une faute impérieusement commandée par la fausseté de sa situation. On a prétendu que tout cela était feint, et que Napoléon ne cédait que pour avoir un appui momentané, sauf à briser ensuite l'instrument dont il se serait servi. Assurément les profondeurs d'une telle âme sont difficiles à pénétrer, et chacun est maître d'y voir ce qu'il veut. Quant à nous, nous croyons au génie de Napoléon, et son génie lui disait que dans l'état des sociétés modernes, il fallait leur permettre de se gouverner elles-mêmes, d'après leur seule prudence, qu'un homme, un très-grand homme, pouvait au lendemain de très-graves bouleversements, avoir la prétention de les dominer un moment, mais un moment, que ce moment était passé pour lui, et que ses fautes mêmes en avaient abrégé la durée. D'ailleurs, tout occupé de vaincre l'Europe, ayant mis là tout ce qu'il avait de passion, il se souciait peu du pouvoir qu'on lui laisserait après la guerre, se disant qu'en tout cas il y en aurait assez pour son fils. Si cependant on insiste, et si on demande ce qu'il aurait fait vainqueur, nous répondrons que ces questions reposant sur ce qu'un homme aurait fait dans telle ou telle circonstance qui ne s'est pas réalisée, sont toujours assez puériles, parce que la solution est purement conjecturale; qu'en fait de liberté il faut la prendre de toute main, sauf à en user le mieux possible; qu'avec les grands esprits on dispute moins qu'avec les petits, parce que les contestations se réduisent aux points essentiels, et qu'enfin si la bouillante nature de Napoléon s'était cabrée sous l'aiguillon poignant de la liberté, il n'aurait pas fait pis que tous les princes qui en ont tenté l'essai en France, et qui ont succombé faute de l'avoir acceptée dans toutes ses conséquences.

Ce sont là du reste des problèmes insolubles. Ce qui est vrai, c'est que Napoléon donna complète la monarchie constitutionnelle, qu'on refusa de le croire, juste punition de son passé, et que pour se faire croire, il fut obligé de mettre tout de suite cette monarchie en action par la convocation immédiate des Chambres. Ces Chambres furent composées d'hommes franchement dévoués à la dynastie impériale et à la liberté; mais elles arrivèrent pleines du sentiment public, la défiance, et craignirent par-dessus tout de paraître dupes du despote prétendu corrigé. On les vit en toute occasion faire éclater une susceptibilité singulière, et, au lieu de se montrer unies au pouvoir devant l'Europe, s'empresser de lui créer des obstacles plutôt que de lui prêter leur appui. Les ministres, choisis parmi les personnages les plus considérables du temps et les plus dignes d'estime, Davout, Caulaincourt, Carnot, Cambacérès, avaient appris à exécuter les volontés d'un maître absolu, non pas à persuader des hommes assemblés, et furent aussi maladroits que les Chambres étaient difficiles. Napoléon voyant la désunion surgir tandis qu'il aurait eu besoin d'union pour sauver la France, se hâta d'aller chercher sur les champs de bataille l'ascendant qui lui manquait pour dominer les esprits. Il avait à choisir entre deux plans: un défensif, consistant à attendre l'ennemi sous Paris fortifié, et à manœuvrer au dehors avec deux cent cinquante mille combattants, et un offensif, consistant à prévenir les deux colonnes envahissantes, à fondre sur celle qui était à sa portée, à la battre, puis à se rejeter sur l'autre avec tout le prestige de la victoire. Le premier plan était plus sûr, mais lent et douloureux, car il laissait envahir nos plus belles provinces; le second au contraire était hasardeux, mais prompt, décisif s'il réussissait, et le grand joueur voulut tout de suite lancer les dés en l'air.

On sait ce qui advint de cette campagne de trois jours. Après avoir réuni 124 mille hommes et 350 bouches à feu sans que l'ennemi qui était à deux lieues s'en doutât, il entra en action le 15 juin au matin, surprit Charleroy, passa la Sambre, et, comme il l'avait prévu, trouvant entre les Anglais et les Prussiens un espace négligé, s'y jeta, parvint à battre séparément les Prussiens à Ligny, tandis qu'il opposait Ney aux Anglais vers les Quatre-Bras. Si Ney, moins agité par les épreuves auxquelles il avait été soumis cette année, avait eu sa décision accoutumée, les Anglais eussent été repoussés aux Quatre-Bras, et la victoire de Ligny aurait eu pour conséquence la destruction complète de l'armée prussienne. Malheureusement Ney, quoique toujours héroïque, hésita, et le résultat ne fut pas aussi grand qu'il aurait pu l'être. Pourtant le plan de Napoléon avait réussi dans sa partie essentielle. Les Prussiens étaient battus et séparés des Anglais. Napoléon, laissant à Grouchy le soin de les suivre, marcha aux Anglais et les joignit. Un orage épouvantable retarda la bataille du 18, et elle ne commença qu'à midi. Tout en présageait le succès, le plan du chef, l'ardeur des troupes, mais dès le commencement parut sur la droite le spectre de l'armée prussienne, que Grouchy devait suivre et ne suivit pas. Napoléon fut alors obligé de diviser son armée et son esprit pour faire face à deux ennemis à la fois. Tandis qu'avec une prudence profonde et une fermeté imperturbable il s'appliquait à ménager ses forces, pour se débarrasser des Prussiens d'abord, sauf à revenir ensuite sur les Anglais, Ney, ne se contenant plus, prodigua avant le temps notre cavalerie, qui était notre ressource la plus précieuse, et au moment où ayant triomphé des deux tiers de l'armée prussienne, Napoléon allait se joindre à Ney pour en finir avec l'armée anglaise, il fut assailli tout à coup par le reste des Prussiens que Grouchy malgré le cri de ses soldats avait laissés passer, et après avoir fait des prodiges de ténacité, perdit une vraie bataille de Zama! Son épée fut ainsi brisée pour jamais.

Y avait-il là des fautes? De faute militaire aucune, de fautes politiques ou morales, toutes celles du règne. Ces généraux troublés sans être moins braves, ces soldats fanatiques combattant avant l'ordre, et après un sublime effort d'héroïsme tombant dans une confusion épouvantable, ces ennemis voulant mourir jusqu'au dernier plutôt que de céder, tout cela était l'ouvrage de Napoléon, son ouvrage de quinze ans, mais non son ouvrage de trois jours, car durant ces trois jours il était resté le grand capitaine.

Replié sur Laon, Napoléon pouvait y rallier l'armée, et laisser divaguer les Chambres, qui ne l'auraient pas arraché de son cheval de bataille. Mais Grouchy n'avait pas donné signe de vie. Il était sauvé, et on l'ignorait, et à Laon Napoléon dut croire qu'il n'aurait qu'à courir après des fuyards. S'il avait su qu'en trois jours il aurait 60 mille hommes ranimés jusqu'à la fureur, il eût attendu. Mais se voyant là sans soldats, il vint à Paris pour en demander aux Chambres, espérant du reste fort peu qu'elles lui en donneraient, car à la sinistre lueur du soleil couchant de Waterloo il avait lu son destin tout entier. Arrivé à Paris, sa présence fit jaillir de tous les esprits une pensée, qui certes était bien naturelle. Cet homme avait compromis la France avec l'Europe, et la compromettait encore gravement. Quand il pouvait la protéger, le péril était moindre; mais ne pouvant ou ne sachant plus vaincre, il devenait un danger sans compensation. Séparer la France de Napoléon fut le sentiment général, et on lui demanda l'abdication, en tenant suspendue sur sa tête la déchéance.

Napoléon pouvait dissoudre la Chambre des représentants: il en avait le droit, et s'il avait espéré sauver le pays, il en aurait eu le devoir. Mais c'est à peine si, en ayant derrière lui les Chambres et la France fortement unies, il aurait pu résister à l'ennemi: réduit à tenter une espèce de coup d'État contre les Chambres, qui contenaient son propre parti, le parti libéral et révolutionnaire, n'ayant plus avec lui que la portion énergique mais violente de la population, obligé de se servir d'elle pour frapper les classes élevées, il aurait paru un soldat furieux, défendant sa vieille tyrannie avec les restes du bonapartisme et de la démagogie expirants. Ce n'était pas avec de telles ressources qu'il était possible de sauver la France. Doutant du succès, ayant dégoût du moyen, il renonça à toute tentative de ce genre. Dans le moment un homme sans méchanceté, mais sans foi, M. Fouché, n'aimant pas les Bourbons qui le méprisaient, aimant moins encore Napoléon qui le contenait, voulant un rôle partout, même au milieu du chaos, dès qu'il vit une occasion favorable de se débarrasser de Napoléon, se hâta de la saisir, et déchaîna le patriotisme de M. de Lafayette en lui faisant donner l'avis, qui était faux, qu'on allait dissoudre la Chambre des représentants. M. de Lafayette dénonça ce projet, et la Chambre des représentants pleine de l'idée qu'il fallait arracher la France toute sanglante des mains de Napoléon, déclara traître quiconque la dissoudrait, et plaça Napoléon entre l'abdication et la déchéance. Il abdiqua donc pour la seconde et dernière fois.

Rôle fâcheux de tous les acteurs dans la crise des Cent jours. Il n'y avait là rien de coupable de la part de la Chambre des représentants, à une condition cependant, c'était de reconnaître la vérité des choses, de reconnaître que Napoléon écarté aucune résistance n'était possible, qu'il fallait conclure la paix la plus prompte, et pour cela rappeler les Bourbons, en tâchant d'obtenir d'eux pour la liberté et pour d'illustres têtes compromises les meilleures garanties possibles. L'intrépide Davout, avec le simple bon sens d'un soldat, comprit la difficulté de la guerre sans Napoléon, et proposa le retour aux Bourbons non par l'intrigue, mais par une franche déclaration aux Chambres. Cette manière de conduire les choses ne convenait point à M. Fouché. Tout en traitant secrètement avec les royalistes, il regarda de tout côté pour chercher une autre solution que la leur, et, ne la trouvant point, finit par aboutir aux Bourbons, en tendant secrètement la main pour qu'on y déposât le prix que méritaient ses équivoques services. Mais en prolongeant ainsi la crise, il la rendit humiliante pour tous, car Napoléon une fois humilié, l'Assemblée en croyant lui survivre, et ne faisant pour se défendre que proclamer les droits de l'homme, fut ridicule; Carnot proclamant l'impossibilité de défendre Paris, et cependant ne voulant pas des Bourbons, M. de Lafayette croyant qu'on pouvait faire agréer la République ou une autre dynastie aux souverains coalisés, exposèrent au même ridicule leur noble vie; enfin M. Fouché, l'habile par excellence, M. Fouché ayant paru jouer tout le monde, Napoléon, l'Assemblée, ses collègues, et joué à son tour trois mois après, éconduit, exilé, joignit au ridicule l'odieux, et finit tristement sa carrière, n'ayant à présenter au tribunal de l'histoire qu'une excuse, c'était d'avoir employé le portefeuille de la police, si indignement accepté des Bourbons, à ne commettre que le mal qu'il ne pouvait pas empêcher, triste excuse, car il est révoltant pour un honnête homme de faire du mal, beaucoup de mal, pour que d'autres n'en fassent pas davantage. Leçons à tirer de cette désastreuse époque. Déplorables scènes que celles-là, et qui étaient pour les Bourbons et pour les royalistes une cruelle revanche du 20 mars! En contemplant un tel spectacle, on se dit qu'il eût mieux valu cent fois que les Bourbons n'eussent pas été expulsés au 20 mars, car Napoléon n'aurait pas compté dans sa vie la journée de Waterloo, car la Chambre des représentants n'aurait pas vu son enceinte fermée par les baïonnettes ennemies, car la France n'aurait pas subi une seconde fois la présence de l'étranger dans ses murs, la rançonnant, la dépouillant, l'humiliant! Mais pour qu'il en eût été ainsi il aurait fallu que Napoléon restât à l'île d'Elbe, sauf à y mourir en écrivant ses hauts faits, que les révolutionnaires, au lieu de songer à renverser les Bourbons, n'eussent songé qu'à obtenir d'eux la liberté par de longs et patients efforts, que les Bourbons eux-mêmes n'eussent pas cherché à outrager les révolutionnaires, à décevoir les libéraux, à alarmer tous les intérêts, à mécontenter l'armée, ce qui revient à dire qu'il eût fallu que tout le monde eût été sage! Puérile chimère, dira-t-on! puérile en effet, jusqu'à désespérer tous ceux qui veulent tirer de l'expérience d'utiles leçons. Ne nous décourageons pas cependant. Sans doute, des leçons de l'expérience il reste peu de chose, oui, bien peu, moins qu'il n'a coulé de sang, moins qu'il n'a été ressenti de douleurs! Mais ce peu accumulé de génération en génération, finit par composer ce qu'on appelle la sagesse des siècles, et fait que les hommes, sans devenir des sages, ce qu'ils ne seront jamais, deviennent successivement moins aveugles, moins injustes, moins violents les uns envers les autres. Il faut donc persévérer, et chercher dans les événements même les plus douloureux, de nouveaux motifs de conseiller aux hommes et aux partis la raison, la modération, la justice. N'empêchât-on qu'une faute, une seule, il vaudrait la peine de l'essayer. Et nous, qui avons pu craindre en 1848 de revoir 1793, et qui heureusement n'avons assisté à rien de pareil, ne perdons pas confiance dans les leçons de l'histoire, et donnons-les toujours, pour qu'on en profite au moins quelquefois.

FIN DU LIVRE SOIXANTE ET UNIÈME.

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