Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 20/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
Accomplissement de la mission donnée à l'officier polonais Zenovicz. En ce moment arriva enfin l'officier polonais Zenovicz, qui aurait dû quitter la Belle-Alliance à dix heures et demie, qui par la faute du maréchal Soult n'en était parti qu'à près de onze heures et demie, qui pour n'être pas pris avait rétrogradé jusqu'aux Quatre-Bras, était allé des Quatre-Bras à Sombreffe, de Sombreffe à Gembloux, de Gembloux à Wavre, et grâce aux lenteurs du maréchal Soult, aux détours qu'il avait faits, n'arrivait qu'à quatre heures. Il apportait la dépêche que nous avons mentionnée, et qui malheureusement était encore fort ambiguë.
Après avoir signalé la présence des troupes prussiennes dans la direction de Wavre, le major général ajoutait:
Ambiguïté de la dépêche qu'il apporte. «L'Empereur me charge de vous prévenir qu'en ce moment Sa Majesté va faire attaquer l'armée anglaise qui a pris position à Waterloo, près de la forêt de Soignes; ainsi Sa Majesté désire que vous dirigiez vos mouvements sur Wavre, afin de vous rapprocher de nous, de vous mettre en rapport d'opérations, et lier les communications, poussant devant vous les corps de l'armée prussienne qui ont pris cette direction, et qui auraient pu s'arrêter à Wavre, où vous devez arriver le plus tôt possible. Vous ferez suivre les colonnes ennemies qui ont pris sur votre droite par quelques corps légers, afin d'observer leurs mouvements et ramasser leurs traînards. Instruisez-moi immédiatement de vos dispositions et de votre marche, ainsi que des nouvelles que vous avez sur les ennemis, et ne négligez pas de lier vos communications avec nous. L'Empereur désire avoir très-souvent de vos nouvelles.»
Sens vrai, et facile à saisir de cette dépêche. Cette dépêche d'une ambiguïté déplorable, interprétée d'après son véritable sens, et d'après la situation, ne signifiait qu'une chose, c'est qu'au lieu de suivre la route de Liége, où l'on avait un moment cherché les Prussiens, il fallait se reporter vers celle de Bruxelles, où l'on savait positivement qu'ils se trouvaient, et cette direction était exprimée ici par la désignation générale de Wavre. Cela ne voulait certainement pas dire que Wavre devait être précisément le but vers lequel on marcherait, puisque ces mots: afin de vous rapprocher de nous, de vous mettre en rapport d'opérations avec nous, accompagnés de la recommandation expresse, et deux fois énoncée, de lier les communications avec le grand quartier général, révélaient la pensée de faire concourir le corps de Grouchy à l'action principale. Dans tous les cas, le commentaire verbal de l'officier Zenovicz ne pouvait laisser aucun doute. Napoléon, comme on l'a vu, lui montrant l'horizon et se tournant à droite, avait dit: Grouchy marche dans ce sens; c'est par là qu'il doit venir; je l'attends; hâtez-vous de le joindre, et ne le quittez que lorsqu'il sera prêt à déboucher sur notre ligne de bataille.—Il fallait assurément être aveugle pour résister à de telles indications. Il était évident que Wavre était une expression générale, signifiant la direction de Bruxelles en opposition à celle de Liége, et que quant au point même où il fallait aboutir dans la journée, il était indiqué par l'état présent des choses, par les gestes de Napoléon, par ses paroles, et par l'envoi de l'officier Zenovicz. Le maréchal Grouchy ne vit dans le double message écrit et verbal, que l'ordre de se porter à Wavre même.—J'avais donc raison, dit-il à ses lieutenants, de vouloir marcher sur Wavre.— Nouvelle altercation du général Gérard avec le maréchal Grouchy. Le général Gérard, hors de lui, et avec des paroles et des gestes d'une extrême violence, l'apostropha en ces termes: Je t'avais bien dit, que si nous étions perdus, c'est à toi que nous le devrions.—Les propos les plus provocants suivirent cette apostrophe, et l'adjudant commandant Zenovicz, pour que sa présence n'ajoutât point à la gravité de cette scène, se retira. Le maréchal Grouchy persista, et comme pour se conformer encore mieux à ses instructions, ordonna sur Wavre une attaque des plus énergiques.
Inutile attaque sur Wavre. Le corps de Vandamme fut chargé de cette attaque, et il la commença sur-le-champ. Mais les Prussiens étaient postés de manière à rendre vaines toutes nos tentatives. La division Habert se rua sur le pont de Wavre, le couvrit en un instant de ses morts, sans avoir seulement ébranlé l'ennemi. Le 4e corps était un peu en arrière de celui de Vandamme. Lorsqu'il arriva, son chef, le général Gérard, ayant le pressentiment que l'armée française, faute de secours, succombait en ce moment, se jeta en désespéré sur le moulin de Bierges, où se trouvait un pont situé un peu au-dessus de celui de Wavre, et se comporta de façon à s'y faire tuer. L'illustre général, qui eût sauvé la France si on l'eût écouté, cherchait la mort, et faillit la rencontrer. Le corps traversé par une balle, il tomba sous le coup, et le pont ne fut pas enlevé.
Pendant ce temps, on entendait toujours plus terrible la canonnade de Waterloo, et chacun avait la conviction qu'on perdait un sang précieux devant des positions à la fois impossibles et inutiles à forcer, tandis qu'on avait laissé sur sa gauche les ponts de Limal et de Limelette, par lesquels quatre heures auparavant il eût été facile de passer, et d'apporter un secours décisif à la grande armée. Ainsi trois fois dans la journée on aurait pu sauver la France: une première fois en partant à quatre heures du matin de Gembloux pour franchir la Dyle, ce qui nous eût forcés de voir et de suivre les mouvements des Prussiens; une seconde fois en prenant à midi le parti de marcher de Sart-à-Valhain sur Maransart, ce qui nous permettait d'arriver à cinq heures, et à six heures au plus tard sur les derrières de Bulow; une troisième fois enfin, en passant les ponts de Limal et de Limelette à deux heures, lorsqu'on apercevait des corps prussiens se dirigeant vers Mont-Saint-Jean, ce qui nous aurait permis au moins de retenir Pirch et Ziethen, et chacune de ces trois fois le commandant de notre aile droite avait fermé les yeux à l'évidence! Il était manifeste que la Providence nous avait condamnés, et qu'elle avait choisi le maréchal Grouchy pour nous punir! Et l'infortuné, nous ne cesserons de le qualifier ainsi, était de bonne foi! Le seul sentiment répréhensible en lui, c'était la disposition à juger les conseils de ses lieutenants bien plus d'après leur forme que d'après leur valeur.
Grouchy enfin détrompé, mais trop tard. Enfin, vers six heures, le bandeau fatal tomba de ses yeux. L'officier parti à une heure, après la lettre interceptée du général Bulow, apportait une nouvelle dépêche, explicative de la précédente, prouvant que Wavre au lieu d'être une désignation précise, n'était qu'une désignation générale, qu'il fallait seulement avoir en vue le point où était la grande armée française, la situation où elle se trouvait, se lier à elle, et se diriger sur les derrières des Prussiens qui seraient écrasés si on les plaçait entre deux feux.
La pensée du major général avait fini par s'éclaircir, et par pénétrer dans l'esprit fermé du maréchal Grouchy. Alors ce dernier n'hésita plus, mais le temps d'être utile était passé. Napoléon avait succombé, et devant Wavre même Gérard avec un grand nombre de braves étaient tombés, sans aucun avantage pour le salut de l'armée et de la France.
Le maréchal Grouchy donna sur-le-champ des ordres pour faire occuper les ponts de Limal et de Limelette. Il avait en arrière Pajol, qu'il avait envoyé le matin avec sa cavalerie légère et la division Teste dans la direction de Liége, pour suivre encore les Prussiens de ce côté, et qui était revenu après avoir fait près de douze lieues dans la journée, preuve bien évidente qu'on aurait pu en faire cinq ou six dans la demi-journée. Le maréchal les chargea d'enlever le pont de Limal, ce qui fut exécuté sans difficulté, les Prussiens n'ayant là que de faibles arrière-gardes. Mais à l'heure où ce pont fut enlevé, on n'entendait plus le canon, un calme de mort planait sur la contrée. Grouchy pour se consoler, se plut à supposer que la bataille de Waterloo était gagnée, et le dit à ses lieutenants. Il avait besoin de le croire, besoin bien concevable, et qui honorait son cœur s'il n'honorait pas son esprit!
Mais cette confiance n'était point partagée. Le général Gérard, atteint d'une blessure qui semblait mortelle, résigné à mourir, n'avait qu'une pensée, c'est que la France avait succombé, et souffrait de cette pensée plus que de sa blessure. On passa la plus triste nuit. Le lendemain dès la pointe du jour tout le monde, de Wavre à Limal, était debout, impatient d'apprendre les événements de la veille, car un silence sinistre continuait de régner dans la plaine, et surtout dans la direction de Mont-Saint-Jean. Enfin arriva l'officier parti de Charleroy à onze heures du soir, lequel annonçait le désastre, et prescrivait la retraite sur Namur. Douleur de Grouchy et de son corps d'armée. Le maréchal Grouchy, ayant sur le visage la consternation d'un honnête homme qui s'est trompé mais qui cherche à se justifier, dit à ses généraux qui le regardaient avec trop de douleur pour avoir de la colère: Messieurs, quand vous connaîtrez mes instructions, vous verrez que j'ai dû faire ce que j'ai fait.—On ne répliqua point, et ce n'était pas en effet le moment de disputer. Il fallait se tirer du coupe-gorge où l'on était tombé, car on était séparé des débris de l'armée française par deux armées victorieuses. Sa retraite sur Namur. Le commandant de notre aile droite, avec ce qu'il avait sous la main, prit immédiatement la route de Mont-Saint-Guibert et de Namur, et ordonna aux corps de Gérard et de Vandamme de se rendre au même point par Gembloux. Mais que deviendrait-on si, avec trente-quatre mille hommes, on rencontrait tout ou partie des 150 mille hommes victorieux que conduisaient Wellington et Blucher?
Tels avaient été les événements sur l'un et l'autre théâtre d'opérations dans cette funeste journée du 18 juin 1815, que les Anglais ont appelée bataille de Waterloo, parce que le bulletin fut daté de ce village, que les Prussiens ont appelée bataille de la Belle-Alliance, parce que c'est là qu'ils combattirent, que Napoléon enfin a appelée bataille de Mont-Saint-Jean, parce que c'est sur ce plateau que l'armée française fit des prodiges, et que nous qualifions, nous, de bataille de Waterloo, parce que l'usage, souverain en fait d'appellations, l'a ainsi établi. Les fautes et les mérites dans cette funeste journée sont faciles à apprécier pour quiconque, en se dégageant de toute prévention, veut appliquer à les juger les simples lumières du bon sens.
Examen de la campagne de 1815. On a vu les motifs qui avaient décidé Napoléon à prendre l'offensive contre l'Europe de nouveau coalisée, et certes ces motifs étaient du plus grand poids. La colonne envahissante de l'Est sous le prince de Schwarzenberg, celle du Nord sous le duc de Wellington et le maréchal Blucher, marchaient à plus de cent lieues l'une de l'autre, et la première se trouvait en outre d'un mois en retard sur la seconde. Profiter de ce qu'elles étaient séparées par la distance et par le temps, était donc bien indiqué, car à les attendre, à leur laisser le loisir de se réunir, il y avait l'inconvénient de permettre l'envahissement des plus belles provinces de France, après leur avoir pris leurs citoyens les plus valides pour les jeter dans les gardes nationales mobilisées; il y avait le danger de se mettre sur les bras cinq cent mille hommes, masse énorme, et quoi qu'on dût avoir derrière soi Paris bien défendu, et 250 mille hommes de troupes actives pour manœuvrer, c'était chose singulièrement hasardeuse que de laisser former une pareille masse, quand on pouvait la combattre avant sa formation. D'ailleurs le plan de l'offensive n'excluait pas celui de la défensive plus tard. Si, en effet, après avoir essayé de repousser l'invasion on était ramené en deçà de la frontière, les provinces abandonnées à l'ennemi n'auraient point à se plaindre, et si un désastre prodigieux ne signalait pas le début de la campagne, le passage de l'offensive à la défensive pourrait s'opérer, comme il s'opère tous les jours à la guerre par des capitaines beaucoup moins habiles que Napoléon.
Mérites du plan général. C'était donc un plan fort sage, et que la postérité ne pourra blâmer, d'avoir voulu profiter de la distance de lieu et de temps qui séparait les deux colonnes envahissantes, pour tâcher de détruire celle du Nord avant l'arrivée de celle de l'Est. C'était une pensée bien profonde, et que la postérité loin de la blâmer admirera certainement, que d'avoir discerné qu'entre les Anglais et les Prussiens, malgré l'intérêt qu'ils avaient d'être étroitement unis, il se trouverait à cause de la différence de leurs points de départ, les uns venant de Bruxelles, les autres de Liége, un endroit où la soudure serait mal faite, et où l'on pourrait s'interposer entre eux pour les séparer et les combattre les uns après les autres. Bonheur de l'exécution. Devinant cette circonstance avec la double sagacité du génie et d'une expérience sans égale, Napoléon, trompant l'ennemi par les plus habiles démonstrations, parvint en cinq ou six jours à concentrer ses corps d'armée, qui partaient les uns de Metz, les autres de Lille et de Paris, de manière que le 14 juin au soir 124 mille hommes, 300 bouches à feu, étaient réunis dans la forêt de Beaumont, sans que les Prussiens, dont les avant-postes étaient à deux lieues, en sussent rien. Le 15 au matin Napoléon avait traversé la bande boisée qui le cachait à l'ennemi, avait enlevé Charleroy sous les yeux des Prussiens et des Anglais, et le 15 au soir avait pris position entre les deux armées alliées, surprises, confondues de son apparition subite. L'histoire de la guerre n'offre rien de semblable, comme sûreté, précision, bonheur d'exécution.
Dans cette journée, une seule chose était à regretter, c'est que Ney, l'audacieux Ney, eût manqué d'audace aux Quatre-Bras, et n'eût pas occupé ce point, de manière à séparer irrévocablement les Anglais des Prussiens. Mais en fait ils étaient suffisamment séparés, car les Prussiens atteints par Napoléon allaient être contraints de livrer bataille sans les Anglais, et il serait encore temps le lendemain de se saisir des Quatre-Bras qu'on n'avait pas occupés la veille.
Y eut-il du temps perdu le 16 au matin, jour de la bataille de Ligny? Jusque-là donc la réussite avait répondu à la grandeur et à la profondeur des combinaisons. Le 16 il fallait commencer par combattre les Prussiens qu'on avait devant soi, afin de pouvoir, les Prussiens battus, se rejeter sur les Anglais. Importait-il absolument de le faire dans la matinée plutôt que dans l'après-midi? Sans doute, si en politique on a raison de ne jamais se presser, en guerre au contraire on ne saurait jamais trop se hâter, car plus tôt le résultat est acquis, et plus tôt on est soustrait aux caprices de la fortune. Mais à la guerre, plus qu'ailleurs, il y a les nécessités matérielles auxquelles il faut bien obéir. Or il y en avait une ici à laquelle il fallait se soumettre inévitablement, celle de faire arriver les troupes en ligne, car avec quelque rapidité qu'on eût marché la veille, pourtant le 6e corps, la garde, les cuirassiers, les parcs, n'avaient pu encore traverser la Sambre, Gérard n'avait fait que l'atteindre, d'Erlon que la dépasser d'une lieue. Il fallait en outre le temps de transporter les troupes sur le champ de bataille de Fleurus, et pendant qu'elles marchaient, Napoléon avait le loisir de recueillir les rapports de ses avant-gardes, et de convertir en certitude ce qui n'était que la divination du génie. Par ces motifs péremptoires il livrait l'après-midi au lieu de la livrer le matin la bataille de Ligny, et elle était aussi utilement gagnée à ce moment de la journée qu'à l'autre, car en juin le jour finissant à neuf heures, on avait certes bien le temps de s'égorger de trois à neuf heures, et de remporter une grande victoire.
Plan de la bataille de Ligny, et mérite de ce plan. Quant à la bataille, on ne peut contester que le plan, l'exécution, fussent ce qu'on devait attendre d'un capitaine consommé. Les Prussiens venant s'établir dans les villages de Saint-Amand et de Ligny, pour couvrir la grande chaussée de Namur à Bruxelles qui formait leur ligne de communication avec les Anglais, et montrant ainsi le dos aux troupes françaises dirigées sur les Quatre-Bras, Napoléon les avait vigoureusement attaqués à Saint-Amand et à Ligny, en prescrivant à Ney d'occuper au plus tôt les Quatre-Bras, et de détacher ensuite un de ses corps pour prendre à revers la ligne prussienne. La moitié de l'armée de Blucher eût été prise si cet ordre eût été exécuté. Mais Ney, comme tous nos généraux, devenu craintif non pas devant l'ennemi, mais devant la fortune, ébranlé encore par les conseils du général Reille, tâtonna toute la journée, perdit la matinée pendant laquelle il aurait pu conquérir les Quatre-Bras sur les quelques mille hommes qui les occupaient, les attaqua avec vigueur quand il n'était plus temps, c'est-à-dire quand leur force était quadruplée, et alors pour réparer sa faute attirant à lui d'Erlon que Napoléon attirait de son côté, rendit d'Erlon inutile partout, et, sans vaincre les Anglais, empêcha Napoléon de détruire en entier les Prussiens. Fertilité d'esprit de Napoléon, suppléant à la manœuvre que Ney n'exécutait pas. Privé ainsi des corps qui devaient prendre l'ennemi à revers, Napoléon n'en fut pas déconcerté, imagina une nouvelle manœuvre sur le terrain même, et avec la garde coupant au-dessus de Ligny la ligne prussienne qu'il ne pouvait prendre à revers, remporta néanmoins une victoire éclatante et de grande conséquence. Le résultat, incomplet par les va-et-vient inutiles de d'Erlon, n'en est pas moins suffisant. Si en effet les Prussiens, par les va-et-vient de d'Erlon, au lieu d'être détruits n'étaient que défaits, ils l'étaient cependant assez pour qu'on pût leur tenir tête à l'aide d'un fort détachement, pendant qu'on irait chercher une rencontre décisive avec les Anglais. Si Ney par sa faute avait laissé passer l'occasion de culbuter les Anglais aux Quatre-Bras, il n'en avait pas moins opposé une ténacité héroïque à leurs efforts pour communiquer avec les Prussiens, il ne les en avait pas moins empêchés de s'établir sur la chaussée de Namur à Bruxelles, il ne les en avait pas moins obligés de s'arrêter pour battre en retraite le lendemain. Ainsi le 16 comme le 15, le plan de Napoléon, malgré des accidents toujours fréquents à la guerre, plus fréquents ici à cause de l'ébranlement de toutes les têtes, n'avait pas cessé de réussir encore, car d'un côté les Prussiens vaincus dans une grande bataille, de l'autre les Anglais contenus dans un combat acharné, étaient forcés d'exécuter une retraite divergente, l'armée française restait en masse interposée entre eux, et les Anglais allaient être contraints comme les Prussiens d'accepter les jours suivants une bataille séparée.
Y eut-il du temps perdu le matin du 17, et par la faute de qui? Le 17 au matin on ne pouvait marcher dès l'aurore avec des troupes qui la veille à neuf heures du soir étaient encore aux prises avec l'ennemi, et qui avaient bivouaqué au milieu de trente mille cadavres sans avoir même mangé la soupe. Napoléon cependant perdit le moins de temps possible: il mit en mouvement Lobau qui n'avait pas combattu, la garde dont une partie seule avait été engagée, les cuirassiers qui n'avaient pas donné un coup de sabre; il destina Vandamme et Gérard, vainqueurs un peu fatigués des Prussiens, à surveiller ces derniers, et dirigea son centre vers le maréchal Ney, pour composer avec lui la masse qui devait combattre l'armée britannique. Mais pour faire défiler ces troupes il était indispensable que Ney qui devenait tête de colonne, eût défilé aux Quatre-Bras. Or Ney, plein d'appréhensions le 17 comme le 16, ne remuait pas, croyant toujours avoir devant lui la totalité de l'armée anglaise. Il fallut que Napoléon vînt avec Lobau, la garde et les cuirassiers le tirer de ses inquiétudes, et alors seulement il se mit en marche, c'est-à-dire à onze heures du matin. Tandis que la matinée était perdue, partie par la fatigue des troupes, partie par les retards de Ney, l'après-midi le fut par un orage épouvantable qui paralysa les deux armées, car lorsque la puissance de la nature se montre, celle des hommes, quels qu'ils soient, s'évanouit. Ainsi les lieutenants de Napoléon le matin, la nature l'après-midi, lui prirent la journée du 17. Le temps importait peu le matin du 17. Mais dans cette journée le temps était-il la considération décisive? Assurément non. Après avoir battu les Prussiens, il fallait battre les Anglais, et le plus tôt était le mieux. Pour les battre il fallait les rencontrer, et la possibilité de cette rencontre dépendait du duc de Wellington et non de Napoléon. Une demi-marche seulement nous séparant des Anglais, on ne pouvait songer à les gagner de vitesse: s'ils voulaient la bataille, nous les trouverions en avant de la forêt de Soignes sans avoir besoin de nous presser, sinon ils mettraient la forêt entre eux et nous, et la bataille deviendrait impossible. Voudraient-ils la livrer? Napoléon le désirait ardemment, car les suivre au delà de Bruxelles, quand sa présence allait être si nécessaire en Champagne, lui était impossible, et les quitter sans les avoir battus était le renversement de tous ses plans. Mais quelque fût son désir, il ne pouvait absolument pas devancer les Anglais à l'entrée de la forêt de Soignes pour les obliger à combattre. Sa seule ressource évidemment, c'était l'ardeur de Blucher, l'ambition du duc de Wellington, et non une rapidité de marche, que la fatigue des troupes, les hésitations de Ney, un orage épouvantable, rendaient impossible, et que la proximité de la forêt de Soignes eût rendue inutile.
Le temps n'était donc pas la considération importante dans la journée du 17. Mais s'il n'y eut pas faute dans l'emploi du temps, y eut-il faute dans la répartition des forces? L'exposé des faits a mis le lecteur en mesure d'en juger. Détachement de Grouchy, et nécessité de ce détachement. Qu'y avait-il de plus simple en effet, les Prussiens vaincus, que de mettre à leur suite un détachement suffisant pour les surveiller, les contenir, les isoler des Anglais pendant que l'on combattrait ces derniers? Un homme de sens osera-t-il dire qu'il fallait ne plus s'inquiéter des Prussiens, les laisser devenir ce qu'ils voudraient, en se bornant à jeter sur leurs traces un peu de cavalerie qui aurait vu, sans pouvoir l'empêcher, tout ce qu'il leur aurait plu d'entreprendre? Ah! sans doute, si on suppose dans le commandement de notre aile droite chargée de les suivre un aveuglement sans égal dans l'histoire, un aveuglement tel qu'il laisserait quatre-vingt mille Prussiens faire devant lui tout ce qu'ils voudraient, même accabler Napoléon leur vainqueur sans s'y opposer, on aura raison de dire que ce détachement de l'aile droite était une faute: mais en supposant à celui qui la dirigeait seulement l'instinct que laissèrent éclater les simples soldats, on faisait en la détachant une chose non-seulement de règle, mais nécessaire, et qui ne devait pas priver l'armée de son secours, car enfermés les uns et les autres dans un espace de quatre à cinq lieues, où tous entendaient le canon de tous, on ne devait pas croire qu'on perdrait les 34 mille hommes de Grouchy jusqu'à ne les retrouver qu'après une affreuse catastrophe.
Évidence des instructions données à Grouchy. Le détachement de Grouchy était donc nécessaire, dicté par les règles, par la situation, par le plus vulgaire bon sens. Quant aux instructions qu'il reçut, on peut sans doute disputer sur leur signification: il y a cependant un ordre qu'on ne saurait contester, car les soldats l'eussent donné, c'était de suivre les Prussiens, de ne pas les perdre de vue, et de manœuvrer de manière à les empêcher de rejoindre les Anglais, puisque le plan connu de tout le monde était d'avoir affaire séparément à chacune des deux armées ennemies. Qu'on accumule les hypothèses tant qu'on voudra, cet ordre ce n'est pas Napoléon qui le dictait, c'est la situation, et il y a une preuve sans réplique que bien ou mal donné (et ce n'était pas l'usage de Napoléon de mal donner ses ordres) il entra pourtant tel que nous le supposons dans l'esprit du maréchal Grouchy, c'est que le soir du 17, écrivant à Napoléon, le maréchal lui disait: Je suis à la poursuite des Prussiens, et je m'appliquerai à les tenir éloignés des Anglais.—Il n'y avait donc aucune équivoque sur le véritable sens de ses instructions dans l'esprit du commandant de l'aile droite.
Fausses manœuvres de Grouchy le 17. Mais dès le début le maréchal Grouchy se trompa sur la direction des Prussiens, et il les supposa sur la route de Namur. L'erreur était excusable, et n'aurait pas été de grande conséquence s'il avait fait ce qu'il devait faire, s'il avait mis sa cavalerie légère sur les trois directions possibles, celles de Mont-Saint-Guibert, de Gembloux, de Namur, et son infanterie sur celle de Gembloux qui était intermédiaire à toutes les autres. Les blés couchés sous les pas des Prussiens l'auraient éclairé sur-le-champ, et lui auraient prouvé que les Prussiens se retiraient non pas sur le Rhin, mais sur Wavre, c'est-à-dire vers l'armée anglaise. Il finit par le reconnaître, mais en conservant un fâcheux soupçon sur Namur, et dans cette première journée il ne fit marcher son infanterie que très-tard vers Gembloux. La journée du 17 que Napoléon n'aurait pas pu employer autrement sur la route de Mont-Saint-Jean, fut donc à peu près perdue sur la route de Wavre par le maréchal Grouchy.
Tardif départ de Grouchy le 18 au matin. Mais le 18, pouvant se mettre en mouvement dès quatre heures du matin, ayant dix-sept heures de jour pour se porter où il voudrait, étant enfermé dans un espace où l'on se trouvait à quatre ou cinq lieues les uns des autres, le maréchal Grouchy était en mesure de tout réparer. Malheureusement il ne donna ses ordres qu'entre six et sept heures du matin, et n'ayant pas pourvu aux distributions de vivres, ses troupes ne partirent qu'à huit, à neuf, à dix heures. Pourtant même alors rien n'était perdu, ni même compromis, puisque cinq heures suffisaient pour se transporter au point le plus extrême de ce théâtre d'opérations, si on se laissait guider par le canon.
Tandis que la droite détachée était conduite avec si peu d'activité et de sûreté de vues, Napoléon avec le centre et la gauche se préparait à livrer sa seconde bataille, celle qui devait décider de son sort et du nôtre. Cette rencontre qu'il avait tant désirée, et avec tant de raison puisqu'il fallait qu'il battît les Anglais après les Prussiens, pour revenir en toute hâte sur les Autrichiens et les Russes, cette rencontre le bouillant patriotisme de Blucher, l'ambition du duc de Wellington allaient la lui offrir. Certes le résultat les a justifiés l'un et l'autre, mais la postérité, comme l'a dit Napoléon avec sa grandeur de langage accoutumée, sera moins indulgente, car si la fortune ne leur eût pas ménagé dans l'aveuglement de Grouchy un vrai phénomène, ils pouvaient être accablés à la lisière de la forêt de Soignes, mal percée, difficile à traverser après une défaite, tandis qu'au contraire en mettant la forêt de Soignes entre eux et Napoléon, ils déjouaient tous les calculs de celui-ci, et le réduisaient à battre en retraite pour venir faire face à la grande colonne de l'Est après avoir échoué dans tous ses plans. Ils auraient donc choisi un jeu sûr, au lieu du jeu le plus téméraire et le plus périlleux.
Retard de la bataille de Waterloo le 18, et motifs de ce retard. Quoi qu'il en soit, la bataille tant désirée par Napoléon (preuve que le génie lui-même ne sait souvent ce qu'il demande en fatiguant la Providence de ses vœux), la bataille était certaine. Fallait-il la livrer au commencement de la journée? fallait-il à Waterloo comme à Ligny, tâcher d'agir le matin plutôt que l'après-midi? Ah! oui sans doute, mille fois oui, si on avait prévu qu'au lieu de Grouchy qu'on avait si près de soi, soixante mille Prussiens auraient le temps d'arriver, sans que Grouchy les vît, quand la nature entière les voyait marcher à découvert, hommes, chevaux et canons! Mais une telle chose était de toutes la moins supposable, et, en attendant, l'artillerie se trouvant dans l'impossibilité de manœuvrer, force était bien d'accorder quatre à cinq heures pour que le sol détrempé pût se raffermir. Le meilleur, le plus sage des hommes, Drouot, ne se consolait pas d'avoir donné le conseil de différer la bataille de quelques heures[27], et sa vertu avait tort ici contre lui-même, car on pouvait bien dans cette saison livrer à onze heures la bataille de Waterloo, quand on n'avait livré celle de Ligny qu'à trois heures de l'après-midi, ce qui n'avait pas empêché de la gagner. Or l'inconvénient d'embourber son artillerie, d'embourber sa cavalerie, qui étaient ses deux armes les meilleures, était une considération dont personne ne pouvait méconnaître l'importance. Le résultat il est vrai a condamné le vaincu, et le résultat est un dieu de fer que les hommes adorent: mais l'argument de Drouot, auquel Napoléon se rendit, était décisif, et la postérité ne blâmera pas celui-ci d'en avoir tenu si grand compte.
Plan de la bataille. Un seul était possible, et c'est celui que Napoléon avait adopté. L'heure fixée, restait le plan. Certainement l'idée de se jeter sur la gauche des Anglais faiblement établie, de la culbuter sur leur centre, de leur enlever ainsi la grande route de Bruxelles, seule issue praticable à travers la forêt de Soignes, était excellente, car dans cette manière d'opérer l'avantage de séparer les Anglais des Prussiens s'ajoutait à tous les autres. Malheureusement des fautes furent commises dans l'exécution. Il fallait sans doute à notre gauche attaquer le château de Goumont, mais ce fut une faute de ne pas le briser à coups de canon, au lieu de chercher à le prendre à coups d'hommes, et d'y épuiser ainsi la gauche de l'armée française. Le bois de Goumont cachait ce détail à l'œil de Napoléon, et il est regrettable que le général Reille ne suivît pas le combat d'assez près pour empêcher une dépense d'hommes si complétement inutile. Il est évident qu'on aurait dû s'arrêter à la conquête du bois, et réserver les braves divisions Jérôme, Foy, Bachelu, pour l'attaque du plateau de Mont-Saint-Jean, qui était l'opération capitale.
L'attaque de la Haye-Sainte au centre, et le long du chemin d'Ohain contre la gauche des Anglais, exécutée par des masses épaisses, incapables de manœuvrer devant la cavalerie, fut une autre faute de tactique, qu'on ne sait comment expliquer de la part d'un manœuvrier aussi habile que Ney, qui dut être provoquée par l'idée qu'on avait de la solidité des Anglais, et que Napoléon n'eut pas le temps d'empêcher, car lorsqu'il put s'en apercevoir les troupes étaient déjà en mouvement, et il était trop tard pour changer leurs dispositions d'attaque. Faute de tactique commise par Ney et d'Erlon. Cette faute fut extrêmement regrettable, car elle rendit impuissante une tentative qui aurait dû être décisive, et elle fit naître dès le début dans l'esprit des combattants un préjugé favorable pour les Anglais, défavorable pour nous.
Pourtant rien n'était compromis, et Napoléon en lançant sa cavalerie tira des Écossais gris une prompte vengeance. Mais un spectre effrayant avait déjà levé sa tête sur ce champ funèbre, et ce spectre c'était l'armée prussienne. Apparition des Prussiens. Napoléon prévit tout de suite le danger de cette apparition, et sans perdre un instant il porta Lobau à sa droite. Napoléon pouvait-il faire autre chose que ce qu'il fit à cette apparition? Pour parer à ce nouvel incident, était-il possible de faire mieux, ou autrement? Assurément non. Abandonner une bataille déjà si fortement engagée, renoncer à ses plans qui pouvaient seuls compenser l'infériorité de nos forces, c'était se constituer soi-même vaincu dans un moment où il y avait tant d'espérance d'être vainqueur, car après tout la voie ne pouvait être ouverte à Bulow sans l'être à Grouchy, et il était permis d'espérer que si l'un venait, l'autre viendrait aussi. Napoléon continua donc la bataille, mais en la continuant il eut soin de la ralentir. Il prescrivit à Ney d'enlever la Haye-Sainte, ce qui ôtait aux Anglais leur point d'appui au centre, et nous assurait à nous le débouché sur le plateau de Mont-Saint-Jean lorsque nous voudrions porter le coup décisif, et il lui recommanda, cela fait, de s'arrêter jusqu'à ce qu'on eût apprécié la portée de l'attaque des Prussiens contre notre droite. Prendre la Haye-Sainte et attendre, était évidemment la seule chose qu'il y eût à faire en une circonstance si grave.
Attaque intempestive de la cavalerie. Mais Ney, cédant à une fougue que le regret de ses hésitations de la veille avait changée en fureur, se précipita sur les Anglais, s'empara de la Haye-Sainte avec une vigueur sans pareille, puis, ayant rencontré plusieurs fois la cavalerie ennemie pendant ce combat, s'engagea peu à peu avec elle, la suivit sur le plateau, vit là toute une artillerie abandonnée, crut le moment décisif venu, entraîna successivement sur ce plateau toute la cavalerie, y soutint une lutte de géants, mais lutte intempestive dès qu'on ne pouvait pas la terminer avec de l'infanterie, et dépensa ainsi nos troupes à cheval qui, employées à propos, auraient servi un peu plus tard à gagner la bataille.
Les prodiges de Ney étaient donc un malheur, que Napoléon, ayant porté à droite non-seulement son infanterie mais son attention, n'avait pu empêcher. Que faire alors?... Prescrire à Ney de conserver le plateau tant qu'il pourrait, pendant qu'on irait avec la garde donner aux Prussiens un choc terrible, et puis les Prussiens écartés, rallier la garde, et se ruer sur l'armée anglaise pour en finir, était évidemment la seule manœuvre imaginable, et Napoléon l'adopta. Au dernier moment la bataille pouvait être regagnée, quand survint le corps de Ziethen. Il reçut et repoussa les Prussiens avec une vigueur dont les vieux soldats de la garde, conduits par Morand, étaient seuls capables. Bulow culbuté, écrasé entre Planchenois et Maransart, Napoléon ne perdit pas un instant, et tenant parole à Ney, marcha au plateau avec la garde ralliée, pour y jouer dans une action désespérée son sort, celui de l'Empire et de la France. Quatre de ses bataillons, bravant un feu épouvantable, avaient déjà pris pied sur le plateau, et les autres allaient probablement terminer la lutte, quand le corps prussien de Ziethen, arrivant à l'improviste, fit tourner en catastrophe une bataille qui pouvait être encore une victoire, victoire sanglante, cruellement achetée, victoire enfin! Quels furent les véritables obstacles au ralliement de l'armée. Au point où en étaient les choses, les suites devaient être une déroute sans exemple, car il ne restait pas une seule réserve pour rallier l'armée, car à défaut d'une réserve la personne de Napoléon, demeuré debout au milieu d'une fournaise de feux, aurait pu rallier les soldats, mais la nuit empêchait de l'apercevoir, mais on le croyait mort, mais, après un effort surhumain, l'abattement chez les troupes égalait leur exaltation, et pour surcroît de malheur, en ayant l'ennemi devant, on l'avait en flanc, on l'avait par derrière. Tout concourait donc pour faire de la bataille perdue un désastre inouï. C'était l'Empire qui, après s'être écroulé en 1814, s'être relevé en 1815, s'abîmait enfin, tel qu'un édifice gigantesque fondant tout à coup sur la tête de celui qui s'obstine à y rester jusqu'au dernier instant!
Que le malheur fût immense, on ne saurait le nier, mais que Napoléon dans la journée n'eût pas tout fait pour le conjurer, il est impossible de le soutenir, car s'il avait retardé l'heure de la bataille, c'était par une nécessité physique, car si des fautes de tactique avaient été commises par Reille, par d'Erlon, il avait essayé de les réparer, car si Ney avait devancé l'action principale, il n'avait pu l'empêcher, occupé qu'il était vers sa droite, et cette action prématurément engagée il l'avait suspendue pour tenir tête aux Prussiens, et ceux-ci repoussés, il s'était hâté de la reprendre, lorsqu'un dernier corps prussien était venu l'accabler. Il n'avait donc pas failli comme capitaine, et pour être juste envers les vainqueurs comme envers le vaincu, nous ajouterons que le duc de Wellington et Blucher avaient mérité leur victoire, le premier par une fermeté inébranlable, le second par un patriotisme inaccessible aux découragements.
La principale cause de nos malheurs fut l'aveuglement du maréchal Grouchy. Maintenant, il faut le dire, avec le sincère regret d'atteindre la mémoire d'un honnête homme, d'un brave militaire, frappé en cette occasion d'une cécité sans exemple, la vraie cause de nos malheurs (cause matérielle, entendons-nous, car la cause morale est ailleurs), la vraie cause fut le maréchal Grouchy. Nous avons exposé les faits avec une scrupuleuse exactitude, et ils ne laissent rien de sérieux à opposer en sa faveur, quoiqu'on l'ait essayé bien des fois depuis quarante ans. Après avoir perdu l'après-midi du 17, après avoir encore perdu la matinée du 18, il lui restait toute la moitié de cette fatale journée du 18 pour réparer ses fautes, et c'était assez pour convertir en triomphe un immense désastre. Sa fatale obstination. À Sart-à-Valhain, en effet, le canon retentit à onze heures et demie. Le général Gérard, avec la sagacité d'un véritable homme de guerre, avec la chaleur d'un Français passionné pour son pays, proposa de marcher vers le canon, et il donnait cette raison, que dans le doute où l'on était des intentions de l'ennemi, il fallait accourir auprès de Napoléon, car si les Prussiens se portaient vers lui, on rentrait dans ses instructions qui prescrivaient d'être toujours sur leurs traces, s'ils se retiraient vers Bruxelles, il n'y avait plus à s'occuper d'eux, et il fallait se presser de concourir à la destruction définitive des Anglais. Gérard, Vandamme, Valazé, tous les soldats proféraient le même cri. Mais Grouchy, fermant les yeux à l'évidence, repoussa cette lumière éclatante qui jaillissait de tous les esprits. Un tort de forme chez Gérard, un tort de susceptibilité chez Grouchy, firent échouer ce conseil admirable, qui eût sauvé l'Empire, et ce qui importait mille fois plus, la France!
On a fait valoir en faveur du maréchal Grouchy deux excuses, premièrement que le temps manquait pour arriver de Sart-à-Valhain à Maransart, et secondement qu'on eût trouvé sur son chemin quarante mille Prussiens pour disputer le passage le la Dyle, tandis que cinquante mille autres seraient allés accabler Napoléon. Nous croyons ces deux excuses mal fondées d'abord, et ensuite fussent-elles fondées, n'excusant pas celui qu'on veut excuser. Si en effet, lorsqu'on était à Sart-à-Valhain le temps manquait, à qui était la faute, sinon à Grouchy qui avait perdu cinq ou six heures dans l'après-midi du 17, et quatre le matin du 18? Si on devait trouver les Prussiens défendant la Dyle, à qui la faute encore, sinon à Grouchy qui n'en avait pas fait surveiller le cours, qui avait négligé de s'emparer des ponts de cette rivière, presque tous oubliés par l'ennemi, et qui n'avait point songé à la traverser là où elle pouvait être franchie sans difficulté? Évidemment le tort ici serait encore à Grouchy. Mais ces excuses qui n'excusent-pas, en fait sont dépourvues de tout fondement.
Aurait-il eu le temps d'arriver utilement? Quant à la distance, voici la vérité rigoureuse. De Nil-Saint-Vincent, où était parvenu Vandamme à onze heures et demie, à Maransart, il y a tout au plus cinq lieues métriques, c'est-à-dire quatre lieues anciennes. Les gens du pays parlaient d'un trajet de quatre heures au plus. Il est certain qu'il faut beaucoup moins d'une heure pour parcourir une lieue métrique. Si on veut tenir compte des mauvais chemins, moins mauvais toutefois sur les routes transversales que sur les routes directes fatiguées par les Prussiens, on pouvait supposer cinq heures, et c'était beaucoup pour des soldats que le bruit du canon n'aurait pas manqué d'électriser. Qu'on suppose six heures, ce qui est une évaluation singulièrement exagérée, et on arrivait au meilleur moment. Qu'on en suppose sept, le moment était encore très-propice, puisque c'était l'heure où la vieille garde culbutait les Prussiens de Planchenois, et où on les aurait surpris dans un affreux désordre. Maintenant veut-on des exemples de ce qui pouvait s'exécuter en fait de trajets sur ces mêmes lieux, et exactement dans les mêmes circonstances? Ces exemples ne manquent pas. Le corps de Vandamme, parti de Gembloux à huit heures, était à la Baraque à deux, après avoir perdu en route beaucoup plus d'une heure, et marché très-lentement. Or il y a de Gembloux à la Baraque à peu près la même distance que de Nil-Saint-Vincent à Maransart. On aurait donc pu opérer le trajet dont il s'agit en cinq heures. Veut-on un exemple plus concluant encore? Réponse péremptoire à cette question. Il y a plus de cinq lieues de Wavre à Gembloux, et le lendemain 19, quand la nécessité de se dérober à l'ennemi victorieux accélérait le pas de tout le monde, le corps de Vandamme, parti au coucher du soleil, c'est-à-dire à huit heures, était à onze à Gembloux[28]. On aurait donc pu faire cinq lieues en cinq heures le 18, puisqu'on les faisait en trois le 19.
Les Prussiens auraient-ils pu empêcher l'arrivée de Grouchy? Quant à la résistance que les Prussiens auraient opposée au passage de la Dyle, l'objection vraie devant Wavre où on allait les attaquer dans une position inexpugnable, devient fausse si on imagine que Grouchy se fût présenté aux ponts de Moustier ou d'Ottignies qui n'étaient pas gardés. Réponse à cette question. À la vérité en accordant à l'ennemi une clairvoyance surhumaine, qui malheureusement ne se manifestait pas à notre aile droite, il aurait pu se faire que Blucher, lisant dans nos projets, eût placé quarante mille hommes aux ponts de Moustier et d'Ottignies, par lesquels le général Gérard voulait passer, et que les défendant avec ces quarante mille hommes, il en envoyât quarante-cinq mille (car il lui était impossible d'en envoyer davantage) pour accabler Napoléon. Les choses sans doute auraient pu se passer ainsi, mais quand on n'est soi-même que des hommes, il ne faut pas se figurer que ses adversaires soient des dieux!
En fait rien de pareil n'avait eu lieu. Blucher se voyant suivi sur Wavre, y laissa Thielmann avec 28 mille hommes pour amuser les Français, envoya Bulow avec 30 mille vers la Chapelle-Saint-Lambert et Planchenois, achemina Pirch Ier derrière Bulow, Ziethen le long de la forêt de Soignes, chacun de ces derniers avec environ 15 mille hommes. Si Grouchy eût écouté le conseil du général Gérard, il serait arrivé vers une heure ou deux aux ponts de Moustier et d'Ottignies, les aurait traversés sans difficulté, n'aurait rencontré personne pour l'arrêter, et eût trouvé tout ouverte la route de Maransart. En dirigeant vers Wavre Pajol et Teste qui avaient été le matin dirigés sur Tourrines, ce qui aurait suffi pour occuper Thielmann pendant quelques heures, et en marchant avec le reste de son corps vers Maransart, c'est-à-dire avec 30 mille hommes, il aurait trouvé Bulow engagé dans le vallon de Lasne au point de ne rien voir, et Pirch Ier et Ziethen trop avancés probablement dans leur mouvement pour s'apercevoir de sa présence. Supposez qu'il n'eût fait que détourner ces derniers de leur chemin, le but essentiel aurait été atteint, puisque c'est leur arrivée qui perdit tout. Mais même en attirant leur attention, il eût passé avant qu'ils pussent s'opposer à sa marche, et il eût opéré le double bien de délivrer d'eux Napoléon, et d'accabler Bulow.
Au-dessus de la cause matérielle de notre désastre, qui est dans la conduite de Grouchy, il y a la cause morale, et celle-là il faut la chercher dans tout le règne de Napoléon. Rien donc ne peut atténuer la faute du maréchal Grouchy, que ses services antérieurs qui sont réels, et ses intentions qui étaient loyales et dévouées. Grouchy, ainsi que l'a dit Napoléon, manqua à l'armée dans cette journée fatale, comme si un tremblement de terre l'eût fait disparaître du théâtre des événements. Ainsi l'oubli de son véritable rôle, qui était d'isoler les Prussiens des Anglais, fut la vraie cause de nos malheurs, nous parlons de cause matérielle, car pour les causes morales il faut les chercher plus haut, et à cette hauteur, Napoléon reparaît comme le vrai coupable!
Si on considère en effet cette campagne de quatre jours sous des rapports plus élevés, on y verra, non pas les fautes actuelles du capitaine, qui n'avait jamais été ni plus profond, ni plus actif, ni plus fécond en ressources, mais celles du chef d'État, qui s'était créé à lui-même et à la France une situation forcée, où rien ne se passait naturellement, et où le génie le plus puissant devait échouer devant des impossibilités morales insurmontables. Certes rien n'était plus beau, plus habile que la combinaison qui en quelques jours réunissait sur la frontière 124 mille hommes à l'insu de l'ennemi, qui en quelques heures donnait Charleroy à Napoléon, le plaçait entre les Prussiens et les Anglais, le mettait en position de les combattre séparément, et les Prussiens, les Anglais vaincus, lui laissait le temps encore d'aller faire face aux Russes, aux Autrichiens, avec les forces qui achèveraient de s'organiser pendant qu'il combattrait! Mais les hésitations de Ney et de Reille le 15, renouvelées encore le 16, lesquelles rendaient incomplet un succès qui aurait dû être décisif, on peut les faire remonter jusqu'à Napoléon, car c'est lui qui avait gravé dans leur mémoire les souvenirs qui les ébranlaient si fortement! C'est lui qui dans la mémoire de Reille avait inscrit Salamanque et Vittoria, dans celle de Ney, Dennewitz, Leipzig, Laon, et enfin Kulm dans celle de Vandamme! Si le lendemain de la bataille de Ligny on avait perdu la journée du 17, ce qui du reste n'était pas très-regrettable, la faute en était encore aux hésitations de Ney pour une moitié du jour, à un orage pour l'autre moitié. Cet orage n'était certes le fait de personne, ni de Napoléon, ni de ses lieutenants, mais ce qui était son fait, c'était de s'être placé dans une situation où le moindre accident physique devenait un grave danger, dans une situation où, pour ne pas périr, il fallait que toutes les circonstances fussent favorables, toutes sans exception, ce que la nature n'accorde jamais à aucun capitaine.
La perte de la matinée du 18 n'était encore la faute de personne, car il fallait absolument laisser le sol se raffermir sous les pieds des chevaux, sous la roue des canons, et après tout on ne pouvait croire que le temps qu'on donnerait au sol pour se consolider, serait tout simplement donné aux Prussiens pour arriver. Mais si Reille était découragé devant Goumont, si Ney, d'Erlon après avoir eu la fièvre de l'hésitation le 16, avaient celle de l'emportement le 18, et dépensaient nos forces les plus précieuses avant le moment opportun, nous le répéterons ici, on peut faire remonter à Napoléon qui les avait placés tous dans des positions si étranges, la cause de leur état moral, la cause de cet héroïsme, prodigieux mais aveugle. Enfin si l'attention de Napoléon attirée à droite avec sa personne et sa réserve, manquait au centre pour y prévenir de graves fautes, le tort en était à l'arrivée des Prussiens, et le tort de l'arrivée des Prussiens était, non pas à la combinaison de détacher sa droite pour les occuper, car il ne pouvait les laisser sans surveillance, sans poursuite, sans obstacle opposé à leur retour, mais à Grouchy, à Grouchy seul quoi qu'on en dise! mais le tort d'avoir Grouchy, ah! ce tort si grand était à Napoléon, qui, pour récompenser un service politique, avait choisi un homme brave et loyal sans doute, mais incapable de mener une armée en de telles circonstances. Enfin avec vingt, trente mille soldats de plus, Napoléon aurait pourvu à tous ces accidents, mais ces vingt, ces trente mille soldats étaient en Vendée, et cette Vendée faisait partie de la situation extraordinaire dont il était l'unique auteur. C'était en effet une extrême témérité que de se battre avec 120 mille hommes contre 220 mille, formés en partie des premiers soldats de l'Europe, commandés par des généraux exaspérés, résolus à vaincre ou à mourir, et cette témérité si grande était presque de la sagesse dans la situation où Napoléon se trouvait, car ce n'était qu'à cette condition qu'il pouvait gagner cette prodigieuse gageure de vaincre l'Europe exaspérée avec les forces détruites de la France, forces qu'il n'avait eu que deux mois pour refaire. Et pour ne rien omettre enfin, cet état fébrile de l'armée, qui après avoir été sublime d'héroïsme tombait dans un abattement inouï, était comme tout le reste l'ouvrage du chef d'État qui, dans un règne de quinze ans, avait abusé de tout, de la France, de son armée, de son génie, de tout ce que Dieu avait mis dans ses prodigues mains! Vraie leçon morale à tirer du désastre de Waterloo. Chercher dans l'incapacité militaire de Napoléon les causes d'un revers qui sont toutes dans une situation qu'il avait mis quinze ans à créer, c'est substituer non-seulement le faux au vrai, mais le petit au grand. Il y eut à Waterloo bien autre chose qu'un capitaine qui avait perdu son activité, sa présence d'esprit, qui avait vieilli en un mot, il y avait un homme extraordinaire, un guerrier incomparable, que tout son génie ne put sauver des conséquences de ses fautes politiques, il y eut un géant qui, voulant lutter contre la force des choses, la violenter, l'outrager, était emporté, vaincu comme le plus faible, le plus incapable des hommes. Le génie impuissant devant la raison méconnue, ou trop tard reconnue, est un spectacle non-seulement plus vrai, mais bien autrement moral qu'un capitaine qui a vieilli, et qui commet une faute de métier! Au lieu d'une leçon digne du genre humain qui la reçoit, de Dieu qui la donne, ce serait un thème bon à discuter devant quelques élèves d'une école militaire.
Au surplus, cet homme extraordinaire on allait le retrouver devant ces causes morales qu'il avait soulevées, et on va le voir dans le livre qui suit, essuyer une dernière catastrophe, où les causes morales sont encore tout, et les causes matérielles presque rien, car si les petits événements peuvent dépendre des causes matérielles, les grands événements ne dépendent que des causes morales. Ce sont elles qui les produisent, les forcent même à s'accomplir, en dépit des causes matérielles. L'esprit gouverne, et la matière est gouvernée: quiconque observe le monde et le voit tel qu'il est, n'y peut découvrir autre chose.
FIN DU LIVRE SOIXANTIÈME.