Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 20/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
LIVRE SOIXANTE-DEUXIÈME
ET DERNIER.
SAINTE-HÉLÈNE.
Irritation des Bourbons et des généraux ennemis contre M. Fouché, accusé d'avoir fait évader Napoléon. — Voyage de Napoléon à Rochefort. — Accueil qu'il reçoit sur la route et à Rochefort même. — Il prolonge son séjour sur la côte, dans l'espoir de quelque événement imprévu. — Un moment il songe à se jeter dans les rangs de l'armée de la Loire. — Il y renonce. — Divers moyens d'embarquement proposés. — Napoléon finit par les rejeter tous, et envoie un message à la croisière anglaise. — Le capitaine Maitland, commandant le Bellérophon, répond à ce message qu'il n'a pas d'instructions, mais qu'il suppose que la nation britannique accordera à Napoléon une hospitalité digne d'elle et de lui. — Napoléon prend le parti de se rendre à bord du Bellérophon. — Accueil qu'il y reçoit. — Voyage aux côtes d'Angleterre. — Curiosité extraordinaire dont Napoléon devient l'objet de la part des Anglais. — Décisions du ministère britannique à son égard. — On choisit l'île Sainte-Hélène pour le lieu de sa détention. — Il y sera considéré comme simple général, gardé à vue, et réduit à trois compagnons d'exil. — Napoléon est transféré du Bellérophon à bord du Northumberland. — Ses adieux à la France et aux amis qui ne peuvent le suivre. — Voyage à travers l'Atlantique. — Soins dont Napoléon est l'objet de la part des marins anglais. — Ses occupations pendant la traversée. — Il raconte sa vie, et sur les instances de ses compagnons, il commence à l'écrire en la leur dictant. — Longueur de cette navigation. — Arrivée à Sainte-Hélène après soixante-dix jours de traversée. — Aspect de l'île. — Sa constitution, son sol et son climat. — Débarquement de Napoléon. — Son premier établissement à Briars. — Pour la première fois se trouvant à terre, il est soumis à une surveillance personnelle et continue. — Déplaisir qu'il en éprouve. — Premières nouvelles d'Europe. — Vif intérêt de Napoléon pour Ney, La Bédoyère, Lavallette, Drouot. — Après deux mois, Napoléon est transféré à Longwood. — Logement qu'il y occupe. — Précautions employées pour le garder. — Sa vie et ses occupations à Longwood. — Napoléon prend bientôt son séjour en aversion, et n'apprécie pas assez les soins de l'amiral Cockburn pour lui. — Au commencement de 1816, sir Hudson Lowe est envoyé à Sainte-Hélène en qualité de gouverneur. — Caractère de ce gouverneur et dispositions dans lesquelles il arrive. — Sa première entrevue avec Napoléon accompagnée d'incidents fâcheux. — Sir Hudson Lowe craint de mériter le reproche encouru par l'amiral Cockburn, de céder à l'influence du prisonnier. — Il fait exécuter les règlements à la rigueur. — Diverses causes de tracasseries. — Indigne querelle au sujet des dépenses de Longwood. — Napoléon fait vendre son argenterie. — Départ de l'amiral Cockburn, et arrivée d'un nouvel amiral, sir Pulteney Malcolm. — Excellent caractère de cet officier. — Ses inutiles efforts pour amener un rapprochement entre Napoléon et sir Hudson Lowe. — Napoléon s'emporte et outrage sir Hudson Lowe. — Rupture définitive. — Amertumes de la vie de Napoléon. — Ses occupations. — Ses explications sur son règne. — Ses travaux historiques. — Fin de 1816. — M. de Las Cases est expulsé de Sainte-Hélène. — Tristesse qu'en éprouve Napoléon. — Le premier de l'an à Sainte-Hélène. — Année 1817. — Ne voulant pas être suivi lorsqu'il monte à cheval, Napoléon ne prend plus d'exercice, et sa santé en souffre. — Il reçoit des nouvelles d'Europe. — Sa famille lui offre sa fortune et sa présence. — Napoléon refuse. — Visites de quelques Anglais et leurs entretiens avec Napoléon. — Hudson Lowe inquiet pour la santé de Napoléon, au lieu de lui offrir Plantation-House, fait construire une maison nouvelle. — Année 1818. — Conversations de Napoléon sur des sujets de littérature et de religion. — Départ du général Gourgaud. — Napoléon est successivement privé de l'amiral Malcolm et du docteur O'Meara. — Motifs du départ de ce dernier. — Napoléon se trouve sans médecin. — Instances inutiles de sir Hudson Lowe pour lui faire accepter un médecin anglais. — Année 1819. — La santé de Napoléon s'altère par le défaut d'exercice. — Ses jambes enflent, et de fréquents vomissements signalent une maladie à l'estomac. — On obtient de lui qu'il fasse quelques promenades à cheval. — Sa santé s'améliore un peu. — Napoléon oublie sa propre histoire pour s'occuper de celle des grands capitaines. — Ses travaux sur César, Turenne, le grand Frédéric. — La santé de Napoléon recommence bientôt à décliner. — Difficulté de le voir et de constater sa présence. — Indigne tentative de sir Hudson Lowe pour forcer sa porte. — Année 1820. — Arrivée à Sainte-Hélène d'un médecin et de deux prêtres envoyés par le cardinal Fesch. — Napoléon les trouve fort insuffisants, et se sert des deux prêtres pour faire dire la messe à Longwood tous les dimanches. — Satisfaction morale qu'il y trouve. — Sur les instances du docteur Antomarchi, Napoléon ne pouvant se décider à monter à cheval, parce qu'il était suivi, se livre à l'occupation du jardinage. — Travaux à son jardin exécutés par lui et ses compagnons d'exil. — Cette occupation remplit une partie de l'année 1820. — Napoléon y retrouve un peu de santé. — Ce retour de santé n'est que momentané. — Bientôt il ressent de vives souffrances d'estomac, ses jambes enflent, ses forces s'évanouissent, et il décline rapidement. — Satisfaction qu'il éprouve en voyant approcher la mort. — Son testament, son agonie, et sa mort le 5 mai 1821. — Ses funérailles. — Appréciation du génie et du caractère de Napoléon. — Son caractère naturel et son caractère acquis sous l'influence des événements. — Ses qualités privées. — Son génie comme législateur, administrateur et capitaine. — Place qu'il occupe parmi les grands hommes de guerre. — Progrès de l'art militaire depuis les anciens jusqu'à la Révolution française. — Alexandre, Annibal, César, Charlemagne, les Nassau, Gustave-Adolphe, Condé, Turenne, Vauban, Frédéric et Napoléon. — À quel point Napoléon a porté l'art militaire. — Comparaison de Napoléon avec les principaux grands hommes de tous les siècles sous le rapport de l'ensemble des talents et des destinées. — Leçons qui résultent de sa vie. — Fin de cette histoire.
Juillet 1815. Mécontentement témoigné à M. Fouché pour avoir laissé évader Napoléon. Au milieu de la joie qu'ils éprouvaient de leur entrée à Paris, les Bourbons et les représentants des cours étrangères avaient tout à coup ressenti un chagrin des plus vifs en apprenant que Napoléon avait réussi à s'évader. Ni les uns ni les autres ne se croyaient en sûreté si le grand perturbateur du monde demeurait libre, et dans leur trouble ils ne savaient pas encore si sa mort ne serait pas un sacrifice dû à la sécurité générale. Le malheur de cette évasion était imputé à M. Fouché, et on oubliait déjà qu'il venait de livrer les portes de Paris, pour lui reprocher amèrement de n'avoir pas livré Napoléon, ce qui était une occasion de dire qu'il trahissait tous les partis. Aussi les Bourbons et les alliés en étaient-ils venus d'un engouement extrême à un violent déchaînement contre leur favori de ces derniers jours. M. de Talleyrand et le duc de Wellington avaient seuls osé défendre M. Fouché, en disant qu'après tout il leur avait ouvert Paris, et que si l'évasion de Napoléon était la condition de ce service, il ne fallait pas trop se plaindre. Malgré leurs sages réflexions, on s'était fort emporté aux Tuileries, et M. Fouché appelé devant le Roi, le soir même de l'entrée à Paris, c'est-à-dire le 8 juillet, n'avait pas osé soutenir la bonne action qu'il avait faite le 6, en réitérant l'ordre d'obliger Napoléon à quitter Rochefort. M. Fouché promet de changer les ordres donnés, et ne les change pas. Il s'en était au contraire humblement défendu, et sur les instances de Louis XVIII il avait promis de faire son possible pour ressaisir le redoutable fugitif, soit sur terre, soit sur mer. Néanmoins il n'avait pas tenu parole, et rentré au ministère de la police, il n'avait pas expédié de courrier, laissant ainsi toute leur valeur à ses ordres antérieurs. Quand on a le courage du bien, il faudrait en avoir la fierté. Pourtant mieux vaut encore le faire, lors même que par faiblesse ou intérêt on n'a pas la force de s'en vanter.
Voyage de Napoléon à travers la France. Napoléon avait quitté la Malmaison le 29 juin, à cinq heures. La chaleur était suffocante, et les compagnons de Napoléon, muets et profondément tristes, respectaient son silence. Arrivé à Rambouillet il voulut y passer la nuit pour se reposer, disait-il, mais en réalité pour s'éloigner plus lentement de ce trône, duquel il venait de descendre pour tomber dans une affreuse captivité. Un regret, une simple réflexion de ces hommes qui en présence des armées ennemies s'étaient privés de son épée, pouvaient lui rendre le commandement, et il y tenait plus qu'au trône même. Après avoir attendu la nuit et la matinée du 30 juin, il partit au milieu du jour, traversa Tours le lendemain 1er juillet, entretint le préfet quelques instants, prit ensuite la route de Poitiers, s'arrêta en dehors de la ville pendant les heures de la grande chaleur, fut exposé en traversant Saint-Maixent à quelque danger de la part de la populace vendéenne, et arriva dans la soirée à Niort, sans avoir proféré une parole pendant ce long trajet. Son séjour à Niort. Reconnu dans cette ville, il y devint l'objet d'un intérêt ardent, car la population, suivant le langage du pays, était bleue, par haine des blancs dont elle était entourée. Il y avait à Niort des troupes impériales envoyées sur les lieux pour la répression des insurgés, et Napoléon s'y trouvait en parfaite sûreté. La petite hôtellerie où il était descendu fut bientôt entourée de soldats, de gens du peuple, de bourgeois, criant: Vive l'Empereur! et demandant avec instance à le voir. Malgré son peu de penchant à se montrer, il consentit à paraître à une fenêtre, et sa présence provoqua des acclamations, qui dilatèrent un moment son cœur profondément serré.—Restez avec nous, lui criait-on de toute part, et à ces cris on ajoutait la promesse de le bien défendre.—Le préfet vint lui-même le supplier de prendre gîte à la préfecture, et il se rendit à tant de témoignages assurément bien désintéressés. Il passa ainsi la journée du 2 juillet à Niort, au milieu d'une émotion inexprimable qu'il partageait, et à laquelle il n'avait guère le désir de se soustraire. Cependant le 3 au matin le général Beker, toujours plein de respect et de déférence, lui fit sentir le danger de ces lenteurs, car d'un instant à l'autre la rade de Rochefort pouvait être bloquée, et il lui deviendrait impossible alors de gagner les États-Unis. Il se décida donc à partir, malgré la peine qu'il éprouvait à quitter une population si amicale et si hospitalière. Il s'éloigna en cachant dans ses mains son visage vivement ému, et fut escorté par la cavalerie, qui le suivit aussi loin que les forces des chevaux le permirent. Son arrivée à Rochefort. Il entra dans Rochefort le 3 juillet au soir.
Accueil qu'il y reçoit. Le préfet maritime, M. de Bonnefoux, comprenait ses devoirs comme le général Beker. Il voulait obéir au gouvernement, mais en lui obéissant conserver tous les respects dus au grand homme que la fortune venait de mettre à sa discrétion pour quelques jours. La population partageait les sentiments de celle de Niort. Elle avait de véritables obligations à Napoléon, qui avait fait exécuter de vastes travaux sur son territoire, et elle renfermait dans son sein une multitude de marins sortis récemment des prisons d'Angleterre. Il y avait en outre à Rochefort un régiment de marine caserné à l'île d'Aix, une garnison nombreuse, 1,500 gardes nationaux d'élite, beaucoup de gendarmerie réunie pour la répression des royalistes, et par conséquent tous les moyens de protéger l'Empereur déchu, de le seconder même dans une dernière témérité. Le matin du 4 la nouvelle de l'arrivée de Napoléon s'étant répandue, les habitants s'assemblèrent sous ses fenêtres, demandèrent à le voir, et dès qu'il parut poussèrent des cris frénétiques de Vive l'Empereur! Fort touché de cet accueil, Napoléon les remercia de la main, et rassuré par le spectacle qu'il avait sous les yeux, certain qu'au milieu d'hommes aussi bien disposés il n'aurait aucun danger à courir, il résolut de s'arrêter quelques jours afin de réfléchir mûrement au parti qu'il avait à prendre. Quitter définitivement le sol de la France, et cette fois pour toujours, était pour lui le plus cruel des sacrifices. Il ne comprenait pas qu'en présence de l'Europe en armes, les hommes qui gouvernaient eussent refusé son concours même à titre de simple général. Il se disait qu'au dernier moment l'armée raisonnerait peut-être d'une manière différente, et, semblable au condamné à mort, il s'attachait aux moindres espérances, même aux plus invraisemblables. Napoléon est disposé à gagner du temps. Une telle disposition devait le porter à perdre du temps, car le temps perdu sur la côte de France pourrait être du temps gagné, en faisant naître un accident imprévu, tel qu'un acte de désespoir de l'armée par exemple, qui l'appellerait encore à se mettre à sa tête.
Danger du temps perdu pour son embarquement. Toutefois si le temps en s'écoulant donnait quelque chance à un retour vers lui (retour du reste bien peu probable), il ôtait toute chance d'échapper aux Anglais, et de se dérober à une dure captivité. Il n'était pas possible en effet que les nombreux émissaires qui communiquaient sans cesse avec la flotte anglaise, ne fissent pas connaître l'arrivée de Napoléon à Rochefort, et ne rendissent pas plus étroit le blocus de la côte. Jusqu'au 29 juin la croisière avait paru peu nombreuse et même assez éloignée, mais depuis ce jour-là elle s'était rapprochée des deux pertuis (pertuis Breton et pertuis d'Antioche), par lesquels Rochefort communique avec la mer. État des deux frégates destinées à le transporter. Les frégates la Saale et la Méduse, de construction récente, réputées les meilleures marcheuses de la marine française, montées par des équipages excellents et tout à fait dévoués, étaient en rade, prêtes à faire voile au premier signal. Les ordres du gouvernement provisoire, renouvelés tout récemment, prescrivaient d'obéir à l'empereur Napoléon, de le transporter partout où il voudrait, excepté sur les côtes de France. Le commandant de la Saale, le capitaine Philibert, ayant les deux frégates sous ses ordres, était un marin expérimenté, fidèle à ses devoirs, mais moins audacieux que son second, le capitaine Ponée, commandant de la Méduse, et disposé à tout tenter pour déposer Napoléon en terre libre. Ce brave officier y voyait un devoir à remplir envers le malheur et envers la gloire de la France, personnifiée à ses yeux dans la personne de Napoléon, qui ne lui semblait pas moins glorieux pour être aujourd'hui le vaincu de Waterloo.
Conseil de marins afin d'examiner les divers moyens qui restent à Napoléon pour traverser l'Atlantique. À peine arrivé, Napoléon voulut qu'on examinât dans un conseil de marine les divers partis à prendre pour se soustraire à la croisière anglaise, et gagner la pleine mer. Le préfet maritime appela à ce conseil les marins les plus expérimentés du pays, et entre autres l'amiral Martin, vieil officier de la guerre d'Amérique, fort négligé sous l'Empire, mais qui se conduisit en cette occasion comme s'il eût toujours été comblé de faveurs. Malgré le rapprochement de la croisière anglaise, les deux frégates étaient réputées si bonnes voilières, qu'on ne doutait pas, une fois les pertuis franchis, de les voir échapper à toutes les poursuites de l'ennemi. Mais il eût fallu pour cela des vents favorables, et malheureusement les vents se montraient obstinément contraires. Offre d'un vaisseau danois. Un capitaine de vaisseau danois, Français de naissance, réduit à servir en Danemark faute d'emploi dans sa patrie, offrait de transporter Napoléon en Amérique, et de le cacher si bien que les Anglais ne pussent le découvrir. Il demandait seulement qu'on indemnisât ses armateurs du dommage qui pourrait résulter pour eux d'une semblable expédition. Tout annonçait la parfaite bonne foi de ce brave homme, mais il répugnait à Napoléon de s'enfoncer dans la cale d'un vaisseau neutre, et de s'exposer à être surpris dans une position peu digne de lui. L'amiral Martin imagina une autre combinaison. Projet d'embarquement sur la Gironde. Il y avait aux bouches de la Gironde une corvette bien armée, et montée par un officier d'une rare audace, le capitaine Baudin (depuis amiral Baudin), ayant déjà perdu un bras au feu, et capable des actes les plus téméraires. Il était facile de remonter de la Charente dans la Seudre, sur un canot bien armé, et puis en faisant un trajet de quelques lieues dans les terres, d'atteindre Royan, où Napoléon pourrait s'embarquer. La Gironde attirant alors beaucoup moins que la Charente l'attention des Anglais, il y avait grande chance de gagner la pleine mer, et d'aborder sain et sauf aux rivages d'Amérique.
Cette combinaison ingénieuse parut convenir à Napoléon, et, sans l'adopter définitivement, il fut décidé qu'on examinerait si elle était praticable. Pendant ce temps, des vents favorables pouvaient se lever, et il n'était même pas impossible qu'on reçut les sauf-conduits demandés au duc de Wellington. C'étaient là de spécieux prétextes pour perdre du temps, prétextes qui plaisaient à Napoléon plus qu'il ne se l'avouait à lui-même. Arrivée de Joseph: il apporte les vœux de l'armée de la Loire. En ce moment son frère Joseph, après avoir couru plus d'un péril, venait d'arriver à Rochefort. Il avait vu les colonnes de l'armée française en marche vers la Loire, et il avait recueilli les discours de la plupart de ses chefs, lesquels demandaient instamment que Napoléon se mît à leur tête, et en prolongeant la guerre essayât d'en appeler de Waterloo à quelque événement heureux, toujours possible sous son commandement.
Ces nouvelles agitèrent fortement Napoléon, et il y avait de quoi. Il est certain qu'en approchant des provinces de l'Ouest, l'armée française réunie à tout ce qui avait été envoyé dans ces provinces, devait s'élever à 80 mille hommes, que placée derrière la Loire elle avait bien des moyens de disputer cette ligne aux ennemis qui s'affaibliraient à mesure qu'ils s'enfonceraient en France, et qu'en se battant avec le désespoir de 1814 elle pouvait remporter quelque victoire féconde en conséquences. Perdus pour perdus, les chefs militaires les plus compromis, ayant Napoléon à leur tête, n'avaient pas mieux à faire que de risquer ce dernier effort, qui, à leurs yeux, aux yeux de la nation, aurait pour excuse le désir d'arracher la France aux mains de l'étranger.
Napoléon examine s'il doit se rendre à l'armée de la Loire. Napoléon se mit à peser les diverses chances qui s'offraient encore, et si chaque fois qu'il abordait ce sujet il était animé d'une vive ardeur, cette ardeur s'éteignait bientôt à la réflexion. À tenter une telle aventure il aurait dû le faire à Paris, quand il avait encore le pouvoir dans les mains et toutes les ressources de la France à sa disposition. Mais maintenant qu'il avait abdiqué, qu'il avait abandonné le pouvoir légal, qu'en face des Bourbons rentrés à Paris il n'était plus qu'un rebelle, que retiré derrière la Loire il aurait la France non-seulement partagée moralement comme la veille de l'abdication, mais partagée matériellement, les probabilités de succès étaient devenues absolument nulles. Sans doute il ferait durer la lutte, mais en couvrant le pays de ruines, et en étendant les horreurs de la guerre du nord de la France qui seul les avait connues, au centre, au midi qui ne les avaient ressenties que par la conscription. Il y renonce. Napoléon se dit donc à lui-même qu'il était trop tard, et qu'à risquer un coup de désespoir il aurait fallu le faire en arrivant à Paris, et en dissolvant le jour même la Chambre des représentants. Pourtant ce n'était pas d'un seul coup que l'idée d'une dernière tentative pouvait sortir définitivement de l'esprit de Napoléon. Quand il l'avait écartée, elle revenait après quelques heures d'abandon, ravivée par l'abandon même, et par l'horreur de la situation qu'il entrevoyait. Il laissa s'écouler ainsi les 5, 6, 7 juillet, ayant l'air d'examiner les diverses propositions d'embarquement qu'on lui avait soumises, d'attendre les vents qui ne se levaient pas, et en réalité n'employant le temps qu'à repousser et à reprendre tour à tour la résolution de se jeter dans les rangs de l'armée de la Loire, résolution plus funeste encore si elle s'était accomplie, que celle qui l'avait ramené de l'île d'Elbe, et dont le résultat le plus probable eût été d'ajouter un nouveau et plus affreux désastre à l'immense désastre de Waterloo.
Le général Beker sent les dangers auxquels Napoléon s'expose en temporisant. Le digne général Beker contemplait avec douleur cette longue temporisation, et n'osait prendre sur lui de pousser pour ainsi dire hors du territoire l'homme qui, aux yeux de tout Français éclairé et patriote, avait tant de torts, mais tant de titres. Cependant différer n'était plus possible. La raison disait que chaque heure écoulée compromettait la sûreté de Napoléon, et d'ailleurs les ordres venus de Paris ne laissaient même plus le choix de la conduite à tenir. En effet, soit le gouvernement provisoire tout entier, soit le ministre de la marine Decrès, resté très-fidèle à son maître, répétaient au général Beker qu'il fallait faire partir Napoléon, dans son intérêt comme dans celui de l'État, que la prolongation de sa présence sur les côtes rendait les négociations de paix plus difficiles, et donnait aux Anglais le temps de resserrer étroitement le blocus. Le ministre de la marine, en pressant le général Beker de hâter ce départ, l'autorisait à y employer non-seulement les frégates, mais tous les bâtiments disponibles à Rochefort, sans consulter aucunement l'intérêt de ces bâtiments. Ce que le ministre ne disait pas, mais ce que le général Beker devinait parfaitement, c'est que le gouvernement provisoire n'avait plus que quelques heures à vivre, et que le gouvernement qui lui succéderait donnerait de nouveaux ordres, probablement fort rigoureux pour la personne de l'empereur déchu.
Il les lui signale. Le 8 au matin le général Beker fit part à Napoléon des instances du gouvernement provisoire, instances sincères et inspirées par les motifs les plus honorables. Il lui fit remarquer à quel point la difficulté de franchir la croisière anglaise s'augmentait chaque jour, et enfin il ne lui dissimula point la plus grave de ses craintes, la survenance de nouveaux ordres, si, comme tout l'annonçait, le gouvernement provisoire était renversé au profit de l'émigration victorieuse. Ces raisons étaient si fortes que Napoléon n'y objecta rien, et prescrivit de tout préparer pour que dans la journée on se rendît à l'île d'Aix.
Napoléon quitte Rochefort pour se rendre à bord des frégates. Le soir en effet, il monta en voiture pour se diriger vers Fouras, à l'embouchure de la Charente dans la rade de l'île d'Aix. La population avertie de son départ, accourut sur son passage, et l'accompagna des cris de Vive l'Empereur! Tous les cœurs étaient vivement émus, et des larmes coulaient des yeux de beaucoup de vieux visages hâlés par la mer et la guerre. Napoléon, partageant l'émotion de ceux qui saluaient ainsi son malheur, leur fit de la main des adieux expressifs, et partit. Plusieurs voitures contenant ses compagnons de voyage suivaient la sienne, et à la chute du jour on atteignit les bords de la mer. Le vent désiré ne soufflait pas, et cependant Napoléon, au lieu de se transporter à l'île d'Aix, aima mieux coucher à bord de la Saale, afin de pouvoir profiter de la première brise favorable. Il monta dans les canots des frégates, et fut accueilli sur la Saale avec un profond respect. Rien n'était encore prêt pour l'y recevoir, et il s'installa comme il put sur ce bâtiment qui semblait destiné à le porter en Amérique.
Sa visite à l'île d'Aix. Le lendemain les vents restant les mêmes, Napoléon visita l'île d'Aix. Il s'y rendit avec sa suite dans les canots des frégates. Les habitants étaient tous accourus à l'endroit où il devait débarquer, et l'accueillirent avec des transports. Il passa en revue le régiment de marine qui était composé de quinze cents hommes sur lesquels on pouvait compter. Ils firent entendre à Napoléon les cris ardemment répétés de Vive l'Empereur! en y ajoutant ce cri, plus significatif encore: À l'armée de la Loire! Napoléon les remercia de leurs témoignages de dévouement, et alla visiter les immenses travaux exécutés sous son règne pour la sûreté de cette grande rade. Toujours suivi par la population et les troupes, il se rendit au quai d'embarquement, et vint coucher à bord des frégates.
Les dernières dépêches du gouvernement provisoire font sentir l'urgence du départ de Napoléon. Le lendemain, il fallait enfin se décider pour un parti ou pour un autre. Le préfet maritime Bonnefoux apporta de nouvelles dépêches de Paris pour le général Beker. Celles-ci étaient encore plus formelles que les précédentes. Elles ôtaient toute espérance d'obtenir les sauf-conduits demandés, prescrivaient le départ immédiat, autorisaient de nouveau à expédier les frégates à tout risque, et si les frégates trop visibles ne paraissaient pas propres à tromper la vigilance de l'ennemi, à se servir d'un aviso bon marcheur, qui transporterait Napoléon partout où il voudrait, excepté sur une partie quelconque des rivages de la France. Ces dépêches modifiaient en un seul point les dépêches antérieures. Jusqu'ici, prévoyant le cas où Napoléon serait tenté de se confier aux Anglais, elles avaient défendu de l'y aider, le gouvernement provisoire craignant qu'on ne l'accusât d'une trahison. Maintenant ce gouvernement commençant à croire, d'après les passions qui éclataient sous ses yeux, que Napoléon serait moins en danger dans les mains de l'Angleterre que dans celles de l'émigration victorieuse, autorisait à communiquer avec la croisière anglaise, mais sur une demande écrite de Napoléon, de manière qu'il ne pût s'en prendre qu'à lui-même des conséquences de sa détermination.
Nécessité de prendre un parti. D'après de telles instructions il n'y avait plus à hésiter, et il fallait adopter une résolution quelconque. La proposition du vaisseau danois est définitivement refusée. Le capitaine français Besson, commandant le vaisseau neutre danois, persistait dans son offre, certain de cacher si bien Napoléon que les Anglais ne pourraient le découvrir; mais Napoléon répugnait toujours à ce mode d'évasion. Sortir avec les frégates n'était pas devenu plus facile, bien que le vent fût moins contraire, et dans le doute on envoya une embarcation pour reconnaître les passes et la position qu'y occupaient les Anglais. On fait reconnaître les passes pour savoir si les frégates peuvent sortir, et on envoie vers la Gironde pour savoir s'il est possible d'aller s'y embarquer. On reprit en outre la proposition fort ingénieuse du vieil amiral Martin, consistant à remonter la Seudre en canot, à traverser à cheval la langue de terre qui séparait la Charente de la Gironde, et à s'embarquer ensuite à bord de la corvette du capitaine Baudin. Un officier fut dépêché auprès de ce dernier afin de prendre tous les renseignements nécessaires. Enfin, pour ne négliger aucune des issues par lesquelles on pouvait se tirer de cette situation si embarrassante, Napoléon imagina d'envoyer l'un des amis qui l'accompagnaient auprès de la croisière anglaise, pour savoir si, par hasard, on n'y aurait pas reçu les sauf-conduits qui n'avaient pas été transmis de Paris, et surtout si on serait disposé à l'y accueillir d'une manière à la fois convenable et rassurante. Napoléon envoie en outre un message à la croisière ennemie pour s'assurer des dispositions des Anglais. Au fond, Napoléon inclinait plus à en finir par un acte de confiance envers la nation britannique, que par une témérité d'un succès peu vraisemblable, et tentée par des moyens peu conformes à sa gloire. S'il était découvert caché dans la cale d'un vaisseau neutre, ses ennemis auraient la double joie de le capturer et de le surprendre dans une position si peu digne de lui. S'il était arrêté à la suite d'un combat de frégates, on dirait qu'après avoir fait verser tant de sang pour son ambition, il venait d'en faire verser encore pour sa personne, et dans les deux cas on aurait sur lui tous les droits de la guerre. Supposé même qu'il réussît à gagner l'Amérique, il était sans doute assuré qu'elle l'accueillerait avec empressement, car il jouissait chez elle d'une très-grande popularité, mais il n'était pas aussi certain qu'elle saurait le défendre contre les revendications de l'Europe, qui ne manquerait pas de le redemander avec menace, de l'exiger même au besoin par la force. Devait-il, après avoir rempli l'ancien monde des horreurs de la guerre, les porter jusque dans le nouveau? Bien qu'il rêvât une vie calme et libre au sein de la vaste nature américaine, il avait trop de sagacité pour croire que le vieux monde lui laisserait cet asile, et n'irait pas l'y chercher à tout prix. Motifs de Napoléon pour s'en fier aux Anglais. Il aimait donc mieux s'adresser aux Anglais, essayer de les piquer d'honneur par un grand acte de confiance, en se livrant à eux sans y être forcé, et en tâchant d'obtenir ainsi de leur générosité un asile paisible et respecté. Ils l'avaient accordé à Louis XVIII, et à tous les princes qui l'avaient réclamé: refuseraient-ils à lui seul ce qu'ils avaient accordé à tous les malheureux illustres? Sans doute, il n'était point un réfugié inoffensif comme Louis XVIII; mais en contractant au nom de son honneur, au nom de sa gloire, l'engagement de ne plus troubler le repos du monde, ne pourrait-il pas obtenir qu'on ajoutât foi à sa parole? D'ailleurs, sans précisément le constituer captif, il était possible de prendre contre lui des précautions auxquelles il se prêterait, et qui calmeraient les inquiétudes de l'Europe. S'il réussissait, il serait au comble de ses vœux, de ceux du moins qu'il lui était permis de former dans sa détresse, car bien que la liberté au fond des solitudes américaines lui plût, la vie privée au milieu d'une des nations les plus civilisées du monde, dans le commerce des hommes éclairés, lui plaisait davantage. Renoncer à la vie agitée, terminer sa carrière au sein du repos, de l'amitié, de l'étude, de la société des gens d'esprit, était son rêve du moment. Quoi qu'il pût advenir, une telle chance valait à ses yeux la peine d'une tentative, et il chargea M. de Las Cases qui parlait l'anglais, et le duc de Rovigo qui avait toute sa confiance, de se transporter à bord du Bellérophon, sur lequel flottait le pavillon du commandant de la station anglaise, pour y recueillir les informations nécessaires.
Mission de M. de Las Cases et du duc de Rovigo auprès du capitaine Maitland, commandant le Bellérophon. Dans la nuit du 9 au 10 juillet, MM. de Las Cases et de Rovigo se rendirent sur un bâtiment léger à bord du Bellérophon. Ils y furent reçus par le capitaine Maitland, commandant de la croisière, avec infiniment de politesse, mais avec une réserve qui n'était guère de nature à les éclairer sur les intentions du gouvernement britannique. Réponse du capitaine Maitland. Le capitaine Maitland ne connaissait des derniers événements que la seule bataille de Waterloo. Le départ de Napoléon, sa présence à Rochefort, étaient des circonstances tout à fait nouvelles pour lui. Il n'avait point reçu de sauf-conduits, et il en résultait naturellement qu'il arrêterait tout bâtiment de guerre qui voudrait forcer le blocus, et visiterait tout bâtiment neutre qui voudrait l'éluder. Quant à la personne de Napoléon, il n'avait ni ordre, ni défense de l'accueillir, le cas n'ayant pas été prévu. Mais c'était chose toute simple qu'il le reçût à son bord, car on reçoit toujours un ennemi qui se rend, et il ne doutait pas que la nation anglaise ne traitât l'ancien empereur des Français avec les égards dus à sa gloire et à sa grandeur passée. Cependant il ne pouvait, à ce sujet, prendre aucun engagement, étant absolument dépourvu d'instructions pour un cas aussi extraordinaire et si difficile à prévoir. Du reste, le capitaine Maitland offrait d'en référer à son supérieur, l'amiral Hotham, qui croisait actuellement dans la rade de Quiberon. Les deux envoyés de Napoléon accédèrent à cette proposition, et se retirèrent satisfaits de la politesse du chef de la station, mais fort peu renseignés sur ce qu'on pouvait attendre de la générosité britannique. Le capitaine Maitland les suivit avec le Bellérophon, et vint mouiller dans la rade des Basques, pour être plus en mesure, disait-il, de donner suite aux communications commencées.
Cette réponse laissant Napoléon dans le doute, il songe à se servir des frégates. Le 11, Napoléon reçut le rapport de MM. de Rovigo et de Las Cases, rapport assez vague comme on le voit, point alarmant sans doute, mais pas très-rassurant non plus sur les conséquences d'un acte de confiance envers l'Angleterre. L'officier envoyé pour reconnaître les pertuis déclara que les Anglais étaient plus rapprochés, plus vigilants que jamais, et que passer sans être aperçu était à peu près impossible. Il n'y avait donc que le passage de vive force qui fût praticable, et pour y réussir, la difficulté véritable était le Bellérophon, qui était venu prendre position dans la rade des Basques. C'était un vieux soixante-quatorze, marcheur médiocre, et qui n'était pas un obstacle insurmontable pour deux frégates toutes neuves, bien armées, montées par des équipages dévoués, et très-fines voilières. Quant aux autres bâtiments anglais composant la station, ils étaient de si faible échantillon qu'on n'avait pas à s'en préoccuper. Il y avait encore d'ailleurs dans le fond de la rade une corvette et divers petits bâtiments dont on pourrait se servir, et en ne perdant pas de temps, en faisant acte d'audace, on réussirait vraisemblablement à franchir le blocus de vive force.
Napoléon s'adressa aux deux capitaines commandants de la Saale et de la Méduse, pour savoir ce qu'ils pensaient d'une semblable tentative. Les vents étaient devenus variables, et la difficulté naissant du temps n'était plus aussi grande. Proposition héroïque du capitaine Ponée, commandant la Méduse. Cette situation provoqua de la part du capitaine Ponée, commandant de la Méduse, une proposition héroïque. Il soutint qu'on pouvait sortir moyennant un acte de dévouement, et cet acte il offrait de l'accomplir, en répondant du succès. Il lèverait l'ancre, disait-il, au coucher du soleil, moment où soufflait ordinairement une brise favorable à la sortie. Il irait se placer bord à bord du Bellérophon, lui livrerait un combat acharné, et demeurerait attaché à ses flancs jusqu'à ce qu'il l'eût mis, en sacrifiant la Méduse, dans l'impossibilité de se mouvoir. Pendant ce temps, la Saale gagnerait la pleine mer, en laissant derrière elle, ou en mettant hors de combat les faibles bâtiments qui voudraient s'opposer à sa marche.
Motifs qui empêchent Napoléon de l'accepter. Ce hardi projet présentait des chances de succès presque assurées, et Napoléon en jugea ainsi. Mais le capitaine Philibert, qui était chargé de la partie la moins dangereuse de l'œuvre, et qui dès lors était plus libre d'écouter les considérations de la prudence, parut craindre la responsabilité qui pèserait sur lui s'il vouait à une perte presque certaine l'un des deux bâtiments placés sous son commandement. Il n'y aurait eu qu'un égal dévouement de la part des deux capitaines qui aurait pu décider Napoléon à accepter le sacrifice proposé. Prenant la main du capitaine Ponée et la serrant affectueusement, il refusa son offre en lui disant qu'il ne voulait pas pour le salut de sa personne sacrifier d'aussi braves gens que lui, et qu'il désirait au contraire qu'ils se conservassent pour la France.—
Impossibilité reconnue de gagner la Gironde. Dès ce moment il n'y avait plus à songer aux frégates. Restait le projet d'aller s'embarquer sur la Gironde. L'officier envoyé auprès du capitaine Baudin était revenu avec des renseignements sous quelques rapports très-favorables. Le capitaine Baudin déclarait sa corvette excellente, répondait de sortir avec elle, et de conduire Napoléon où il voudrait. Malheureusement le trajet par terre était presque impraticable, car il fallait l'exécuter à travers des campagnes où les royalistes dominaient complétement. Les esprits y étaient en éveil, et on courait le danger d'être enlevés si on était peu nombreux, ou d'avertir les Anglais si on était en nombre suffisant pour se défendre. Cette issue elle-même était donc presque fermée, tandis que celle des deux frégates venait de se fermer absolument.
Le lendemain 12, Napoléon reçut la visite de son frère, et des dépêches de Paris qui contenaient le récit des derniers événements. Le gouvernement provisoire était renversé, M. Fouché était maître de Paris pour le compte de Louis XVIII, et de nouveaux ordres fort hostiles étaient à craindre. Dès ce moment il fallait s'éloigner des rivages de France, n'importe comment, car les Anglais eux-mêmes étaient moins à redouter pour Napoléon que les émigrés victorieux. Napoléon quitta donc la Saale, les frégates ne pouvant plus être le moyen de transport qui le conduirait dans un autre hémisphère. Il reçut les adieux chaleureux des équipages, et se fit débarquer à l'île d'Aix, où la population l'accueillit comme les jours précédents. Il fallait enfin prendre un parti, et le prendre tout de suite. Remonter la Seudre en canot, et traverser à cheval la langue de terre qui sépare la Charente de la Gironde, était devenu définitivement impossible, car depuis les dernières nouvelles de Paris, le drapeau blanc flottait dans les campagnes. Les royalistes y étaient triomphants et on n'avait aucune espérance de leur échapper. Proposition généreuse des officiers de marine, offrant d'emmener Napoléon sur un chasse-marée. Mais il surgit une proposition nouvelle tout aussi plausible et tout aussi héroïque que celle du capitaine Ponée. Le bruit s'étant répandu que les frégates n'auraient pas l'honneur de sauver Napoléon, par suite de l'extrême prudence qu'avait montrée l'un des deux capitaines, les jeunes officiers, irrités, imaginèrent un autre moyen de se dérober à l'ennemi. Ils offrirent de prendre deux chasse-marée (espèce de gros canots pontés), de les monter au nombre de quarante à cinquante hommes résolus, de les conduire à la rame ou à la voile en dehors des passes, et ensuite de se livrer à la fortune des vents qui pourrait leur faire rencontrer un bâtiment de commerce dont ils s'empareraient, et qu'ils obligeraient de les transporter en Amérique. Il était hors de doute qu'à la faveur de la nuit et à la rame ils passeraient sans être aperçus. Une grave objection s'élevait cependant contre cette nouvelle combinaison. Dans ces parages, il était probable que si on ne trouvait pas immédiatement un bâtiment de commerce, on serait poussé à la côte d'Espagne, où il y aurait les plus grands dangers à courir.
Ce projet, un moment accueilli, est repoussé. Néanmoins le projet fut accueilli, et ces braves officiers furent autorisés à tout préparer pour son exécution. Ils choisirent les plus vigoureux, les plus hardis d'entre eux, s'adjoignirent un nombre suffisant de matelots d'élite, et le lendemain au soir, 13, ils amenèrent leurs deux embarcations au mouillage de l'île d'Aix. Le parti de Napoléon était pris, et il allait essayer de ce mode d'évasion, lorsqu'une indicible confusion se produisit autour de lui. Les personnes qui l'accompagnaient étaient nombreuses, et parmi elles se trouvaient les familles de plusieurs de ses compagnons d'exil. Celles qui ne partaient pas éprouvaient la douleur de la séparation, les autres la terreur d'une tentative qui allait les exposer dans de frêles canots à l'affreuse mer du golfe de Gascogne. Les femmes sanglotaient. Ce spectacle bouleversa l'âme ordinairement si ferme de Napoléon. On fit valoir auprès de lui diverses raisons, auxquelles il ne s'était pas arrêté d'abord, telles que la possibilité, si on ne rencontrait pas tout de suite un bâtiment de commerce, d'être poussé à la côte d'Espagne où l'on périrait misérablement, et la très-grande probabilité aussi d'être aperçu par les Anglais qui ne manqueraient pas de poursuivre et de saisir les deux canots.— Napoléon prend le parti de se livrer aux Anglais. Eh bien, dit-il à la vue des larmes qui coulaient, finissons-en, et livrons-nous aux Anglais, puisque de toute manière nous avons si peu de chance de leur échapper.—Il remercia les braves jeunes gens qui offraient de le sauver au péril de leur vie, et il résolut de se livrer lui-même le lendemain à la marine britannique.
Le lendemain 14 il envoya de nouveau à bord du Bellérophon pour savoir quelle avait été la réponse que le capitaine Maitland avait reçue de son supérieur l'amiral Hotham, lequel, avons-nous dit, croisait dans la rade de Quiberon. Ce fut encore M. de Las Cases, accompagné cette fois du général Lallemand, qui fut chargé de cette mission. Le capitaine Maitland répéta qu'il était prêt à recevoir l'empereur Napoléon à son bord, mais sans prendre aucun engagement formel, puisqu'on n'avait pas eu le temps de demander des instructions à Londres. Il affirma de nouveau, toujours d'après son opinion personnelle, que l'Empereur trouverait en Angleterre l'hospitalité que les fugitifs les plus illustres y avaient obtenue en tout temps. Nature des engagements pris par le capitaine Maitland. En parlant ainsi le capitaine Maitland ne prévoyait pas le sort qui attendait Napoléon en Angleterre, mais évidemment le désir d'attirer à son bord l'ancien maître du monde, et de pouvoir l'amener à ses compatriotes émerveillés d'une telle capture, le disposait à promettre un peu plus qu'il n'espérait, car il ne pouvait pas supposer que le gouvernement anglais laisserait Napoléon aussi libre que Louis XVIII. En promettant ainsi un peu plus qu'il n'espérait à des malheureux enclins à croire plus qu'on ne leur promettait, il contribuait à produire une illusion qui n'était pas loin d'équivaloir à un mensonge. Le général Lallemand qui était condamné à mort, ayant demandé s'il était possible que l'Angleterre livrât au gouvernement français lui et plusieurs de ses compagnons d'infortune placés dans la même position, le capitaine Maitland repoussa cette crainte comme un outrage, et devint sur ce point tout à fait affirmatif, ce qui prouvait qu'il faisait bien quelque différence entre la situation du général Lallemand et celle de Napoléon, et qu'il ne méconnaissait pas complétement le danger auquel celui-ci s'exposait en venant à bord du Bellérophon. Du reste à l'égard de la personne de l'empereur déchu, il répéta toujours qu'il n'avait aucun pouvoir de s'engager, et qu'il se bornait à dire comme citoyen anglais ce qu'il présumait de la magnanimité de sa nation.
Rassurés par ce langage plus qu'il n'aurait fallu l'être, MM. de Las Cases et Lallemand revinrent à l'île d'Aix pour informer Napoléon du résultat de leur mission. Il les écouta avec attention, et forcé qu'il était de se confier aux Anglais, il vit dans ce qu'on lui rapportait une raison d'espérer des traitements au moins supportables, et dans sa détresse c'était tout ce qu'il pouvait se flatter d'obtenir. Cependant avant de se déterminer il délibéra une dernière fois avec le petit nombre d'amis qui l'entouraient sur la résolution qu'il s'agissait de prendre. Impossibilité de prendre un autre parti que celui de se confier aux Anglais. Tous les moyens d'évasion avaient été proposés, examinés, abandonnés. Il ne restait plus de choix qu'entre un acte de confiance envers l'Angleterre ou un acte de désespoir en France, en se rendant à l'armée de la Loire. On avait des nouvelles de cette armée, on connaissait ses amers regrets, son exaltation, et on savait que Napoléon en obtiendrait encore des efforts héroïques. Les moyens d'aller à elle ne manquaient pas. On avait le régiment de marine de l'île d'Aix qui était de 1500 hommes, et qui avait fait retentir le cri significatif: À l'armée de la Loire! On avait la garnison de Rochefort qui n'était pas moins bien disposée, et en outre quatre bataillons de fédérés qui offraient leur concours, quoi que Napoléon voulût tenter. Ces divers détachements composaient une force d'environ cinq à six mille hommes, avec lesquels Napoléon pourrait traverser en sûreté la Vendée pour rejoindre l'armée de la Loire, qui eût été ainsi renforcée d'un gros contingent et surtout de sa présence. Mais ces facilités ne pouvaient faire oublier la gravité de l'entreprise, et les nouveaux malheurs qu'on allait verser sur la France. Il n'y avait en effet d'autre chance que de prolonger inutilement les calamités de la guerre, pour aboutir à la même catastrophe, avec une plus grande effusion de sang, et une plus grande aggravation de sort pour les vaincus. Tout cela était d'une telle évidence, que Napoléon ayant commis envers la France la faute d'y revenir, ne voulut pas commettre celle d'y reparaître une troisième fois pour la ruiner complétement. Il prit donc à ses risques et périls le parti de se rendre aux Anglais. Il résolut de le faire avec la grandeur qui lui convenait, et il écrivit au prince régent la lettre suivante, que le général Gourgaud devait porter en Angleterre et remettre au prince lui-même.
Lettre de Napoléon au prince régent. «Altesse Royale, écrivait-il, en butte aux factions qui divisent mon pays et à l'inimitié des plus grandes puissances de l'Europe, j'ai terminé ma carrière politique. Je viens, comme Thémistocle, m'asseoir au foyer du peuple britannique. Je me mets sous la protection de ses lois que je réclame de Votre Altesse Royale, comme celle du plus puissant, du plus constant, du plus généreux de mes ennemis.»
Cette lettre, en tout autre temps, eût certainement touché l'honneur anglais. Dans l'état des haines, des terreurs que Napoléon inspirait, elle n'était qu'un appel inutile à une magnanimité tout à fait sourde en ce moment. Napoléon chargea MM. de Las Cases et Gourgaud de retourner à bord du Bellérophon, d'y annoncer son arrivée pour le lendemain, et de demander passage pour le général Gourgaud, porteur de la lettre au prince régent. Ces messieurs, arrivés à bord du Bellérophon, y firent éclater une véritable joie en annonçant la résolution de Napoléon, et y trouvèrent un accueil conforme au sentiment qu'ils excitaient. On leur promit de recevoir l'Empereur (car c'est ainsi qu'on s'exprima) avec les honneurs convenables, et de le transporter tout de suite en Angleterre, accompagné des personnes qu'il voudrait emmener avec lui. Un bâtiment léger fut donné au général Gourgaud pour qu'il pût remplir sa mission auprès du prince régent.
Adieux de Napoléon au général Beker. Le moment était venu pour Napoléon de quitter pour jamais la terre de France. Le 15 au matin il se disposa à partir de l'île d'Aix, et adressa au général Beker de touchants adieux.—Général, lui dit-il, je vous remercie de vos procédés nobles et délicats. Pourquoi vous ai-je connu si tard? vous n'auriez jamais quitté ma personne. Soyez heureux, et transmettez à la France l'expression des vœux que je fais pour elle.—En terminant ces paroles, il serra le général dans ses bras avec la plus profonde émotion. Celui-ci ayant voulu l'accompagner jusqu'à bord du Bellérophon, Napoléon s'y opposa.—Je ne sais ce que les Anglais me réservent, lui dit-il, mais s'ils ne répondent pas à ma confiance, on prétendrait que vous m'avez livré à l'Angleterre.—Cette parole, qui prouvait qu'en se donnant aux Anglais, Napoléon ne se faisait pas beaucoup d'illusion, fut suivie de nouveaux témoignages d'affection pour le général Beker, lequel était en larmes. Il descendit ensuite au rivage au milieu des cris, des adieux douloureux de la foule, et s'embarqua avec ses compagnons d'exil dans plusieurs canots pour se rendre à bord du brick l'Épervier. Le capitaine Maitland l'attendait sous voile, et jusqu'au dernier moment il manifesta l'anxiété la plus vive, craignant toujours de voir s'échapper de ses mains le trophée qu'il désirait offrir à ses compatriotes. Enfin, quand il aperçut l'Épervier se dirigeant vers le Bellérophon, il ne dissimula plus sa joie, et fit mettre son équipage sous les armes pour recevoir le grand vaincu qui venait lui apporter sa gloire et ses malheurs. Arrivée de Napoléon à bord du Bellérophon. Il descendit jusqu'au bas de l'échelle du vaisseau pour donner la main à Napoléon, qu'il qualifia d'empereur. Lorsqu'on fut monté sur le pont, il lui présenta son état-major, comme il eût fait envers le souverain de la France lui-même. Napoléon répondit avec une dignité tranquille aux politesses du capitaine Maitland, et lui dit qu'il venait avec confiance chercher la protection des lois britanniques. Le capitaine répéta que personne n'aurait jamais à se repentir de s'être confié à la généreuse Angleterre. Accueil flatteur qu'il y reçoit. Il établit Napoléon le mieux qu'il put à bord du Bellérophon, et lui annonça la visite prochaine de l'amiral Hotham. Bientôt en effet cet amiral arriva sur le Superbe, et se présenta à Napoléon avec les formes les plus respectueuses. Il le pria de lui faire l'honneur de visiter le Superbe, et d'y dîner. Napoléon y consentit, et fut traité à bord du Superbe en véritable souverain. Après y avoir séjourné quelques heures, il repassa sur le Bellérophon, malgré le désir que lui manifesta l'amiral de le conserver à son bord. Napoléon aurait pu trouver sur le Superbe un établissement plus commode, mais il craignait d'affliger le capitaine Maitland qui lui avait montré les plus grands empressements, et qui semblait fort jaloux de le posséder. Il resta donc sur le Bellérophon, et on fit voile pour l'Angleterre.
Les vents étant faibles, on eut de la peine à gagner la Manche en remontant les côtes de France. Napoléon se montrait doux et tranquille, et se promenait sans cesse sur le pont du Bellérophon, observant les manœuvres, adressant aux marins anglais des questions auxquelles ceux-ci répondaient avec une extrême déférence, et en lui conservant tous ses titres. Personne n'eût pu croire, ni à son calme, ni aux respects qu'il inspirait, qu'il était tombé du plus haut des trônes dans le plus profond des abîmes!
Traversée en Angleterre. La navigation fut lente. Le 23 juillet on aperçut Ouessant de manière à distinguer parfaitement les côtes de France, et le 24 au matin on mouilla dans la rade de Torbay pour prendre les ordres de l'amiral Keith, chef des diverses croisières de l'Océan. Ces ordres ne se firent pas attendre, et le Bellérophon fut invité à venir jeter l'ancre dans la rade de Plymouth. Arrivée à Plymouth. À peine s'y trouvait-il que deux frégates fortement armées vinrent se ranger sur ses flancs, et le placer ainsi sous la garde de leurs canons. On vit plusieurs fonctionnaires anglais se succéder, recevoir des communications du capitaine Maitland, lui en apporter, sans que rien transpirât du sujet de leurs entretiens. L'amiral Keith se rendit à bord du Bellérophon pour faire à Napoléon une visite de convenance, visite qui fut courte, et pendant laquelle il ne prononça pas un mot qui eût trait aux intentions du gouvernement britannique. Fâcheux augures dès qu'on touche au rivage d'Angleterre. Tandis que ce silence de sinistre augure régnait autour de l'illustre prisonnier, on voyait sur tous les visages qu'on avait l'habitude de rencontrer sur le Bellérophon, et notamment sur celui du capitaine Maitland, l'embarras de gens qui avaient une nouvelle fâcheuse à cacher, ou des promesses à retirer; et ce qui était plus inquiétant, ces mêmes gens tout en ayant l'envie d'être aussi respectueux, n'osaient plus l'être. Survint dans le moment le général Gourgaud, annonçant qu'il n'avait pu porter au prince régent la lettre de Napoléon, et qu'il avait été obligé de la remettre à l'amiral Keith. C'étaient là autant de signes fort peu rassurants.
Napoléon en se rendant à bord du Bellérophon ne s'était fait illusion qu'à moitié, mais placé entre le risque de tomber dans les mains des Anglais comme prisonnier de droit, ou le risque de se confier à leur honneur, il avait préféré s'exposer au dernier, et il attendait sans regrets qu'on lui fît connaître son sort. En attendant il pouvait se faire une idée par ce qui se passait dans la rade de Torbay, de l'effet qu'il produisait encore sur le monde. S'il n'avait été qu'un Érostrate de grande proportion, ne cherchant dans la gloire que le bruit qu'elle produit, il aurait eu lieu d'être content. Curiosité ardente de toute l'Angleterre pendant que Napoléon est sur ses rivages. Effectivement à peine la nouvelle de son arrivée avait-elle pénétré dans l'intérieur, et de proche en proche jusqu'à Londres, qu'une curiosité folle s'était emparée de toute l'Angleterre impatiente de voir de ses yeux le personnage fameux qui depuis vingt ans avait tant occupé la renommée. Les Anglais avaient toujours représenté Napoléon comme un monstre odieux qui avait dominé les hommes par la terreur, mais la curiosité n'est pas scrupuleuse, et tout en le détestant ils voulaient absolument l'avoir vu. Les journaux britanniques en célébrant sa captivité avec une joie féroce, blâmaient en même temps la curiosité frénétique qui entraînait leurs compatriotes vers lui, et cherchaient à la décourager par leur blâme. Mais ils ne réussissaient ainsi qu'à l'exciter davantage, et tout ce qu'il y avait de chevaux sur la route de Londres à Plymouth était employé à transporter la foule des curieux. Des milliers de canots entouraient sans cesse le Bellérophon, et passaient là des heures, s'entre-choquant les uns les autres, et s'exposant même à de graves dangers. Chaque jour en effet il y avait des noyés sans que l'empressement diminuât. On savait que tous les matins Napoléon venait respirer l'air un instant sur le pont du vaisseau qui l'avait amené en Angleterre; on attendait ce moment, et dès qu'on l'apercevait une sorte de silence régnait sur la mer, puis par un respect involontaire la foule se découvrait, sans pousser aucune acclamation ni amicale ni hostile. Ordre d'écarter les curieux. Les ministres anglais s'apercevant que la pitié pour le malheur, la sympathie pour la gloire, finissaient par atténuer la haine, ordonnèrent d'écarter les visiteurs, et de ne plus leur permettre de circuler autour du Bellérophon qu'à une distance qui décourageât leur curiosité. Ils avaient hâte d'en finir, et ils étaient résolus à ne pas laisser longtemps indécises les questions qui concernaient l'empereur Napoléon.
Étonnement du gouvernement anglais en apprenant la présence de Napoléon à bord du Bellérophon. Ils avaient été aussi étonnés que le capitaine Maitland en voyant Napoléon se remettre lui-même entre les mains de l'Angleterre. Informés de son évasion par les nouvelles de Paris, ils avaient partagé le mécontentement de la diplomatie européenne à l'égard de M. Fouché, et ils avaient cru le grand perturbateur complétement hors d'atteinte, et toujours libre de bouleverser l'Europe à la première occasion. Leur joie égala leur surprise en apprenant que l'empereur déchu était en rade de Plymouth, sur l'un des vaisseaux de la marine royale. L'acte de confiance de Napoléon ne les toucha nullement, et provoqua même dans certains esprits la barbare pensée de le livrer à Louis XVIII, qui prendrait devant l'histoire la responsabilité d'en débarrasser la terre. Difficulté de déterminer en droit la véritable position de Napoléon. Mais une aussi odieuse résolution était impossible dans un pays où toutes les grandes mesures se discutent publiquement. Cependant, en écartant toute résolution de ce genre, et en rentrant dans le droit strict, il naissait de graves difficultés relativement à la manière d'envisager la position de l'illustre fugitif. S'il eût été pris en mer, cherchant à fuir, il aurait été prisonnier de plein droit, sauf à résoudre ultérieurement la question de savoir si, la guerre étant finie, il était permis d'en détenir l'auteur. Mais avant d'aborder cette question, il s'en élevait une beaucoup plus délicate, c'était de savoir si on pouvait considérer comme prisonnier de guerre un ennemi qui s'était volontairement livré lui-même.
Avis des jurisconsultes anglais. Les plus savants jurisconsultes d'Angleterre, consultés à cette occasion, éprouvèrent un assez grand embarras. Pourtant, en présence du repos universel toujours menacé par Napoléon, cet embarras ne pouvait être de longue durée. Notre qualité de Français conservant une sympathie toute naturelle pour le vieux compagnon de notre gloire, ne doit pas nous faire méconnaître une vérité évidente, c'est que l'Europe bouleversée pendant vingt ans, tout récemment encore arrachée à son repos et réduite à verser des torrents de sang, ne pouvait renoncer à se garantir contre les nouvelles entreprises, toujours à redouter, du plus audacieux génie. La détention de Napoléon fondée sur le droit, et la nécessité de garantir l'Europe de nouveaux bouleversements. S'il eût été un souverain déchu de nature ordinaire, comme Louis XVIII, les devoirs de l'hospitalité auraient commandé de lui laisser choisir dans la libre Angleterre un lieu où il irait paisiblement terminer sa carrière. Mais laisser se promener dans les rues de Londres l'homme qui venait de s'évader de l'île d'Elbe, et d'appeler les armées de l'Europe dans le champ clos de Ligny et de Waterloo, était impossible. Si les États doivent respecter la vie d'autrui, ils ont aussi le droit de défendre la leur, et les jurisconsultes anglais eurent recours avec raison au principe de la défense légitime, qui autorise chacun à pourvoir à sa sûreté quand elle est visiblement menacée. Toutes les sociétés enchaînent les êtres reconnus dangereux, et l'Europe entière, la France comprise, ayant expérimenté outre mesure à quel point Napoléon était dangereux pour elle, avait le droit de lui enlever les moyens de nuire. Après 1814, elle lui avait ôté le trône en lui laissant l'île d'Elbe: en 1815, après l'évasion de l'île d'Elbe, elle avait le droit de lui ôter la liberté. Nier cette vérité, c'est fermer les yeux à la lumière. Mais le droit de défense légitime s'arrête au danger même, et où le danger cesse le droit cesse aussi. Ce droit ne pouvait aller jusqu'à tourmenter et humilier Napoléon. En détenant Napoléon, qui expierait ainsi sa terrible activité, on n'avait le droit ni de le tourmenter, ni d'abréger sa vie, ni surtout de l'humilier. Respecter son génie était un devoir absolument égal au droit de l'enchaîner. Ainsi tout ce qui ne serait pas indispensable pour prévenir une nouvelle évasion, serait une cruauté gratuite, destinée à peser éternellement sur la mémoire de ceux qui s'en rendraient coupables. Sous ce dernier rapport, les résolutions britanniques ne furent pas aussi avouables que sous le premier, et la triste fin de notre récit va prouver que l'Angleterre compromit sa gloire en ne respectant pas celle de Napoléon.
Choix de l'île Sainte-Hélène pour le lieu de sa détention. On s'occupa d'abord du lieu à désigner pour sa résidence. Désormais la Méditerranée était condamnée par l'essai qu'on en avait fait. Il fallait de toute nécessité une mer moins rapprochée. L'océan Indien était trop éloigné, car il importait à la sécurité générale qu'on pût avoir des nouvelles fréquentes du redoutable captif. D'ailleurs l'île de France, la seule qu'on pût choisir dans la mer des Indes, était trop peuplée et trop fréquentée pour qu'on songeât à en faire un lieu de détention. Il aurait fallu en effet y mettre Napoléon sous des verrous afin de pouvoir assurer sa garde, et c'eût été une indignité dont personne, même alors, n'aurait voulu se rendre coupable. Il y avait au milieu même de l'Atlantique, dans l'hémisphère sud, à égale distance des continents d'Afrique et d'Amérique, une île volcanique, d'accès difficile, dont la stérilité avait toujours repoussé les colons, et dont la solitude était telle qu'on y pouvait détenir un prisonnier, quel qu'il fût, sans l'enfermer dans les murs d'une forteresse. Cette île était celle de Sainte-Hélène, et à cause des avantages qu'elle offrait comme lieu de détention, elle avait déjà fixé l'attention des hommes d'État qui cherchaient à éloigner Napoléon des mers d'Europe. Elle fut unanimement désignée comme le lieu le plus propre à le détenir, et la Compagnie des Indes la céda à l'État pour la durée de cette détention. Le climat n'en était pas réputé insalubre; il était à peu près celui de toutes les îles intertropicales, et s'il pouvait devenir dangereux pour un habitant des zones tempérées, c'était uniquement pour celui à qui le vieux monde avait à peine suffi pour y déployer sa prodigieuse activité. Mais soyons justes, si on avait voulu trouver une prison proportionnée à cette activité, il aurait fallu lui rendre le monde, et Napoléon l'avait assez tourmenté pour qu'on eût le droit de lui en interdire l'accès pour toujours.
Mode de la détention à laquelle Napoléon est condamné. On adopta donc Sainte-Hélène. Il fut convenu qu'on chercherait au centre de l'île, loin de la partie habitée, un lieu assez spacieux pour que Napoléon pût s'y mouvoir à son aise, s'y promener à pied, à cheval même, sans s'apercevoir qu'il était prisonnier. Jusque-là tout était renfermé dans les limites de la nécessité; mais il ne fallait y ajouter ni les gênes inutiles, ni surtout les humiliations, qui pour l'illustre captif devaient être aussi cruelles que la captivité même. Le titre d'empereur désormais refusé à Napoléon. Néanmoins le cabinet britannique, obéissant aux mauvaises passions du temps, déclara que Napoléon, qu'on avait toujours qualifié du titre d'empereur, même à l'île d'Elbe, ne serait plus appelé dorénavant que le général Bonaparte. Certes ce titre était bien glorieux, et les plus grands potentats de la terre auraient pu se consoler de n'en pas avoir d'autre. Mais refuser à Napoléon le titre qu'il avait porté douze ans, que le monde entier lui avait reconnu, que l'Angleterre elle-même lui avait donné en 1806 en traitant à Paris par le ministère de lord Lauderdale, en 1814 en traitant à Châtillon par le ministère de lord Castlereagh, était une résolution dépourvue de dignité, et, comme on le verra, de véritable prudence. Dans ce siècle, où nous avons vu tant de princes passer du trône dans l'exil, de l'exil sur le trône, quiconque parlant à Louis XVIII ou à Charles X dépouillés de leur couronne, eût osé leur refuser leur titre royal, eût été accusé d'outrager d'augustes infortunes. Il est vrai que ces princes, héritiers incontestés d'une longue suite de rois, étaient les représentants de ce qu'il y a de plus respectable au monde, la possession antique et plusieurs fois séculaire. Mais le génie (au degré, bien entendu, auquel il s'était manifesté chez Napoléon) était un titre tout aussi respectable, et les souverains qui avaient puisé dans ce titre l'excuse de leur humilité devant l'empereur des Français, de leur empressement à rechercher son alliance, à mêler leur sang au sien, étaient mal placés pour en nier la valeur morale, et en ne voulant plus reconnaître chez Napoléon que la force brutale, un moment heureuse, ils autorisaient les peuples à dire qu'ils n'avaient eux-mêmes fait autre chose que céder bassement à cette force. Inconvenance et inconvénient de ce refus. En retirant au vaincu de Waterloo le titre d'empereur, ils ne rendaient pas Louis XVIII plus légitime ou plus solide sur son trône, au contraire ils diminuaient le prestige attaché au caractère de la souveraineté, en prouvant que c'était chose de hasard, qui se donnait ou s'ôtait selon les caprices de la fortune. On prétendra sans doute que priver Napoléon de ses titres, c'était après tout lui infliger de pures souffrances d'amour-propre, qui n'ont guère le droit d'intéresser la postérité, et sur lesquelles il eût été digne à lui de se montrer indifférent. Assurément, si l'intention de l'humilier n'avait pas été évidente, il aurait pu se consoler de n'être plus dans la langue des vivants que le général Bonaparte; mais on fait au vaincu qu'on cherche à humilier le devoir de résister à l'humiliation, et de plus, en refusant à Napoléon les qualifications sous lesquelles il avait l'habitude d'être désigné, on créait une cause de contestations incessantes, qui devait ajouter aux rigueurs de sa captivité, et faire peser sur la mémoire des ministres britanniques un reproche de persécution, qui n'a pas laissé d'inquiéter leurs enfants, car lorsque les passions d'un temps sont éteintes, personne ne voudrait avoir outragé le génie.
Mesures de précaution inutiles et humiliantes. En conséquence de ces résolutions il fut décidé que Napoléon serait qualifié du simple titre de général, et considéré comme prisonnier de guerre; qu'il serait désarmé, que les officiers de sa suite le seraient également, qu'on lui accorderait seulement trois d'entre eux pour l'accompagner, en excluant le général Lallemand et le duc de Rovigo, considérés comme dangereux; qu'on visiterait ses effets et ceux de ses compagnons, qu'on prendrait l'argent, la vaisselle, les bijoux précieux dont ils seraient porteurs, afin de les priver de tout ce qui serait de nature à faciliter une évasion; qu'ils seraient immédiatement conduits à Sainte-Hélène, où Napoléon pourrait se mouvoir dans un espace déterminé, assez étendu pour que la promenade à cheval y fût possible, et que s'il voulait franchir cet espace, il serait suivi par un officier. Certes, nous le répétons, toutes les précautions ayant pour but d'empêcher l'illustre captif de s'évader, étaient de droit, et la juste punition des inquiétudes qu'il causait au monde: mais lui contester le titre sous lequel la postérité le reconnaîtra, fouiller ses effets, lui compter ses compagnons d'exil, lui enlever son épée, c'étaient là d'inutiles indignités; car que pouvaient-ils à trois, à quatre, à six? que pouvaient-ils avec leurs épées et quelques mille louis cachés dans leurs bagages? Ah! ce n'était pas son épée, dont il ne s'était jamais servi, qu'il fallait demander à Napoléon, mais son génie, et puisqu'on ne pouvait le lui arracher qu'en le tuant, ce que Blucher avait voulu, ce que les ministres de la libre Angleterre n'osaient pas vouloir, ce que pas un des souverains de l'Europe n'aurait ordonné, il fallait l'enchaîner, l'enchaîner pour le repos universel, mais sans aggraver inutilement le poids de ses chaînes, sans y ajouter surtout d'inqualifiables outrages!
Napoléon doit voyager sur le Northumberland. Il fut décidé en outre que, le Bellérophon étant trop vieux pour une longue traversée, Napoléon serait transféré sur le Northumberland, excellent vaisseau de haut bord, qu'une division composée de bâtiments de différents échantillons l'escorterait, que l'amiral Cockburn commanderait cette division, et serait chargé du premier établissement à faire à Sainte-Hélène pour y recevoir les prisonniers. On recommanda à l'amirauté de ne mettre à exécuter ces ordres que le temps absolument nécessaire pour que le Northumberland fût en état de prendre la mer, car on était incommodé d'avoir à Plymouth un objet de curiosité passionnée, et on était pressé d'en débarrasser l'Angleterre et l'Europe.
Communication des ordres britanniques à Napoléon. Ces résolutions à peine adoptées furent mandées à Plymouth, avec ordre à lord Keith d'en donner communication à celui qu'elles concernaient. Déjà le bruit en était arrivé par les journaux, et il n'avait point surpris Napoléon, qui s'attendait bien à ne pas obtenir le traitement d'un prince inoffensif. Mais ce bruit causa une vive douleur à ses compagnons d'infortune, qui se virent condamnés ou à se séparer de lui, ou à s'ensevelir tout vivants dans le tombeau de Sainte-Hélène. Lord Keith, assisté du sous-secrétaire d'État Bunbury, s'étant présenté à bord du Bellérophon, fit lecture à Napoléon des résolutions prises à son égard. Napoléon écouta cette lecture avec froideur et dignité, puis la lecture terminée énuméra à lord Keith, sans emportement, mais avec fermeté, les raisons qu'il avait de protester contre les décisions du gouvernement britannique. Sa protestation. Il dit qu'il n'était point prisonnier de guerre, car il s'était transporté volontairement à bord du Bellérophon; qu'il n'y avait pas même été contraint par la nécessité, car il lui eût été facile de se jeter dans les rangs de l'armée de la Loire, et de prolonger indéfiniment la guerre; qu'il aurait même pu en renonçant à la prolonger, choisir parmi ses ennemis une autre puissance que l'Angleterre pour se livrer à elle; que s'il s'était abandonné à l'empereur Alexandre, longtemps son ami personnel, ou à l'empereur François, son beau-père, ni l'un ni l'autre ne l'auraient traité de la sorte; que c'était pour mettre fin aux maux de l'humanité qu'il s'était rendu, et par estime pour l'Angleterre qu'il était venu lui demander asile; qu'elle ne justifiait pas en ce moment l'honneur qu'il lui avait fait, et que la conduite qu'elle tenait aujourd'hui envers un ennemi désarmé, n'ajouterait guère à sa gloire dans l'avenir; qu'il protestait donc contre l'infraction au droit des gens commise sur sa personne, qu'il en appelait à la nation anglaise elle-même des actes de son gouvernement, et surtout à l'histoire qui jugerait sévèrement des procédés aussi peu généreux. Napoléon dédaigna de s'occuper des points relatifs à son futur séjour, aux traitements qu'il y recevrait, et quitta lord Keith avec la fierté qui convenait à sa grandeur, laquelle ne dépendait ni des caprices de la fortune, ni de la violence de ses ennemis.
Il fut profondément sensible néanmoins aux indignes détails ajoutés à cet arrêt de détention perpétuelle prononcé contre lui. Il était trop clairvoyant pour ne pas reconnaître que cette détention était pour l'Europe un droit et une nécessité, mais il sentit vivement les humiliations gratuites par lesquelles on aggravait sa captivité, comme de songer à lui ôter son épée, son titre souverain et quelques débris de son naufrage. Il n'en dit rien, mais il résolut de ne point se prêter aux indignes traitements qu'on voudrait lui infliger, dût-il être amené ainsi aux dernières extrémités. Son premier projet avait été de prendre un de ces noms d'emprunt que les princes adoptent quelquefois pour simplifier leurs relations. Ainsi il avait eu l'idée de prendre le titre de colonel Muiron, en mémoire d'un brave officier tué au pont d'Arcole en le couvrant de son corps. Mais dès qu'on lui contestait le titre que la France lui avait donné, que l'Europe lui avait reconnu, que sa gloire avait légitimé, il ne voulait point faciliter à ses ennemis la tâche de l'humilier, ni laisser infirmer de son consentement le droit que la France avait eu de le choisir pour chef. Il persista à se qualifier d'Empereur Napoléon. Quant à son épée, il était déterminé à la passer au travers du corps de celui qui tenterait de la lui enlever.
Août 1815. Choix des compagnons d'exil de Napoléon. Lorsqu'il revit ses compagnons d'infortune après ces communications, il leur parla avec calme, et les pressa instamment de consulter avant tout leurs intérêts de famille et leurs affections dans le parti qu'ils avaient à prendre. Il les trouva tous décidés à le suivre partout où on le transporterait, et aux conditions qu'y mettrait la haine ombrageuse des vainqueurs de Waterloo. Il regretta beaucoup l'exclusion prononcée contre les généraux Lallemand et Savary, mais il n'y avait point à disputer. Il désigna le grand maréchal Bertrand, le comte de Montholon et le général Gourgaud. Ces désignations avaient épuisé son droit de choisir ses compagnons de captivité limités à trois. Il était entendu que les femmes avec leurs enfants ne feraient pas nombre, qu'elles pourraient accompagner leurs maris, et accroître ainsi la petite colonie qui allait suivre Napoléon dans son exil. Cependant, parmi les personnages venus avec lui en Angleterre s'en trouvait un auquel il tenait, bien qu'il le connût depuis peu de temps, c'était le comte de Las Cases, homme instruit, de conversation agréable, sachant bien l'anglais, ayant été jadis officier de marine et pouvant être fort utile au delà des mers. Napoléon désirait beaucoup l'emmener à Sainte-Hélène, et lui était prêt à suivre Napoléon en tous lieux. On profita de ce que les ordres britanniques en limitant le nombre des compagnons d'exil de Napoléon, n'avaient parlé que des militaires, pour admettre M. de Las Cases à titre d'employé civil. On accorda en outre un médecin et douze domestiques. Ces détails une fois réglés, on disposa tout pour le départ le plus prochain.
Translation de Napoléon du Bellérophon sur le Northumberland. Dès que le Northumberland, équipé fort à la hâte, put mettre à la voile, on le dirigea sur la rade de Start-Point où le Bellérophon l'attendait, exposé sur ses ancres à un très-mauvais temps. Lord Keith, qui s'appliqua constamment à tempérer dans l'exécution la rigueur des ordres ministériels, avait réservé pour le moment du départ d'Europe l'accomplissement des mesures les plus pénibles, telles que le désarmement des personnes et la visite de leurs bagages. On demanda leur épée à ceux qui en portaient, et un agent des douanes visita leurs effets, prit en dépôt leur argent, et en général tous les objets de quelque valeur. Le fidèle Marchand, valet de chambre de Napoléon, qui par sa bonne éducation, son dévouement simple et modeste, lui rendit depuis tant de services, avait pris d'adroites précautions pour lui conserver quelques ressources. Il ne restait à l'ancien maître du monde que les quatre millions secrètement déposés chez M. Laffitte, environ 350,000 francs en or, et le collier de diamants que la reine Hortense l'avait forcé d'accepter. Le collier fut confié à M. de Las Cases, qui l'enferma dans une ceinture. Les 350,000 francs furent répartis entre les domestiques, et cachés sous leurs habits, sauf la somme de 80,000 francs, qui fut seule laissée en évidence, et prise en dépôt par l'agent des douanes. Comme l'indignité des procédés ne fut pas poussée jusqu'à visiter les personnes, les objets cachés ne furent point découverts. Les autres furent inventoriés pour être remis aux prisonniers au fur et à mesure de leurs besoins. Ces tristes formalités accomplies, on transborda les prisonniers dans les canots de la flotte, et le capitaine Maitland s'approchant avec respect, fit à Napoléon des adieux qui le touchèrent. Bien que dans son désir de l'amener à bord du Bellérophon le capitaine Maitland eût promis peut-être plus qu'il n'espérait, il n'avait été ni l'auteur ni le complice d'une perfidie, et il regrettait sincèrement le traitement auquel était destiné l'illustre prisonnier. Napoléon ne lui fit aucun reproche, et le chargea même de ses remercîments pour l'équipage du Bellérophon. Au moment de passer d'un vaisseau à l'autre, l'amiral Keith, avec un chagrin visible et le ton le plus respectueux, lui adressa ces paroles: Général, l'Angleterre m'ordonne de vous demander votre épée.— Lord Keith n'ose pas enlever son épée à Napoléon. À ces mots Napoléon répondit par un regard qui indiquait à quelles extrémités il faudrait descendre pour le désarmer. Lord Keith n'insista point, et Napoléon conserva sa glorieuse épée. C'était le moment de se séparer de ceux qui n'avaient pas obtenu l'honneur de l'accompagner. Savary, Lallemand se jetèrent dans ses bras, et eurent la plus grande peine à s'en arracher. Napoléon après avoir reçu leurs embrassements, leur dit ces paroles: Soyez heureux, mes amis... Nous ne nous reverrons plus, mais ma pensée ne vous quittera point, ni vous ni tous ceux qui m'ont servi. Dites à la France que je fais des vœux pour elle...—Il descendit ensuite dans le canot amiral qui devait le conduire à bord du Northumberland, où il arriva escorté de l'amiral Keith. L'amiral Cockburn entouré de son état-major, et ayant ses troupes sous les armes, le reçut avec tous les honneurs dus à un général en chef. Là comme ailleurs, Napoléon, à qui il ne restait que sa gloire, put jouir de l'éclat qu'elle répandait autour de lui. Ces marins, ces soldats ne s'occupant d'aucun des grands dignitaires de leur nation, le cherchaient des yeux, le dévoraient de leurs regards. Départ des côtes d'Angleterre. Ils lui présentèrent les armes, et il les salua avec une dignité tranquille et affectueuse. Une fois la translation d'un bord à l'autre terminée, l'amiral ne perdit pas un instant pour lever l'ancre, car la rade n'était pas sûre, et il avait l'ordre de hâter son départ. Le Northumberland mit immédiatement à la voile, le 8 août 1815, suivi de la frégate la Havane, et de plusieurs corvettes et bricks chargés de troupes. Cette division se dirigea vers le golfe de Gascogne pour venir doubler le cap Finistère, et descendre ensuite au sud, le long des côtes d'Afrique. Dernier regard jeté sur les côtes de France. Napoléon en sortant de la Manche aperçut les côtes de France à travers la brume, et les salua avec une vive émotion, convaincu qu'il était de les voir pour la dernière fois.
Le moment du départ est un moment de trouble qui étourdit le cœur et l'esprit, et ne leur permet pas de sentir dans toute leur amertume les séparations les plus cruelles. Situation de Napoléon à bord du Northumberland. C'est lorsque le calme est revenu, et qu'on est seul, que la douleur devient poignante, et qu'on apprécie complétement ce qu'on a perdu, ce qu'on quitte, ce qu'on ne reverra peut-être plus. Une tristesse muette et profonde régna parmi le petit nombre d'exilés que la volonté de l'Europe poussait en cet instant vers un autre hémisphère. Sans afficher une indifférence affectée, Napoléon se montra calme, poli, sensible aux égards de l'amiral Cockburn, qui dans la limite de ses instructions était disposé à adoucir autant que possible la captivité de son glorieux prisonnier. Conduite et caractère de l'amiral Cockburn. L'amiral Georges Cockburn était un vieux marin, grand, sec, absolu, susceptible, jaloux à l'excès de son autorité, mais sous ces dehors déplaisants cachant une véritable bonté de cœur, et incapable d'ajouter à la rigueur des ordres de son gouvernement. Il avait établi Napoléon sur son vaisseau le mieux qu'il avait pu, et tâché de lui rendre les coutumes anglaises supportables. Ayant défense de le traiter en empereur, il lui donnait le titre d'Excellence, mais en corrigeant par la forme ce que ce changement pouvait avoir de blessant. Napoléon avait à la table de l'amiral la place du commandant en chef; ses compagnons étaient répartis à ses côtés, suivant leur rang. Les officiers de l'escadre invités tour à tour, lui étaient présentés successivement. Napoléon les accueillait avec bienveillance, leur adressait des questions relatives à leur état, en se servant de M. de Las Cases pour interprète, ne montrait ni admiration ni dédain pour ce qu'il voyait, avait soin de louer ce qui était louable dans la tenue des vaisseaux anglais, et demeurait en tout simple, vrai et tranquille. Une seule chose lui avait paru tout à fait incommode, et il ne l'avait pas dissimulé, c'était la longueur des repas anglais. Lui qui dans son ardente activité n'avait jamais pu, quand il était seul, demeurer plus de quelques instants à table, ne pouvait se résigner à y passer des heures avec les Anglais. L'amiral ne tarda point à comprendre qu'il fallait faire céder les coutumes nationales devant un tel hôte, et le service fini il se levait avec son état-major, assistait debout à la sortie de Napoléon, lui offrait la main si le pont du vaisseau était agité par les flots, et venait ensuite reprendre la vie anglaise avec ses officiers.
Napoléon se promenait alors sur le pont du Northumberland, quelquefois seul, quelquefois accompagné de Bertrand, Montholon, Gourgaud, Las Cases, tantôt se taisant, tantôt épanchant les sentiments qui remplissaient son âme. S'il était peu disposé à parler, il allait, après s'être promené quelque temps, s'asseoir à l'avant du bâtiment, sur un canon que tout l'équipage appela bientôt le canon de l'Empereur. Là il considérait la mer azurée des tropiques, et se regardait marcher vers la tombe où devait s'ensevelir sa merveilleuse destinée, comme un astre qu'il aurait vu coucher. Il n'avait aucun doute, en effet, sur l'avenir qui lui était réservé, et se disait que là-bas, vers ce sud où tendait son vaisseau, il trouverait non pas une relâche passagère, mais la mort après une agonie plus ou moins prolongée. Longues méditations de Napoléon pendant cette traversée. Devenu pour ainsi dire spectateur de sa propre vie, il en contemplait les phases diverses avec une sorte d'étonnement, tour à tour s'accusant, s'absolvant, s'apitoyant sur lui-même, comme il aurait fait à l'égard d'un autre, toujours confiant dans l'immensité de sa gloire, et toujours persuadé que dans les vastes horizons de l'histoire du monde, il n'y avait presque rien d'égal à la bizarre grandeur de sa destinée! De ces longues rêveries il sortait rarement amer ou irrité, mais souvent poussé par le spectacle saisissant de sa vie à en raconter les circonstances les plus frappantes. Il rejoignait alors ses compagnons d'infortune, s'adressait à celui dont le visage répondait le plus à son impression du moment, et se mettait à faire le récit, toujours avidement écouté, de telle ou telle de ses actions. Chose singulière et pourtant explicable, c'étaient les deux extrémités de sa carrière qui revenaient en ce moment à son esprit! Ou il parlait du dernier événement, qui retentissait dans son âme comme un son violent dont les vibrations n'avaient pas encore cessé, c'est-à-dire de Waterloo, ou bien il reportait son esprit vers ses glorieux débuts en Italie, débuts qui avaient enchanté sa jeunesse, et lui avaient pronostiqué un si grand avenir. S'il cédait à ses impressions les plus récentes et parlait de Waterloo, c'était pour se demander ce qui avait pu égarer certains de ses lieutenants dans cette journée fatale, et leur inspirer une si étrange conduite!—Ney, d'Erlon, Grouchy, s'écriait-il, à quoi songiez-vous?— Exclamations qui lui échappent de temps en temps au sujet des derniers événements. Alors, sans récriminer, sans chercher à jeter ses fautes sur autrui, il se demandait comment Ney avait pu sans ordre, et deux heures trop tôt, essayer de frapper le coup décisif en lançant sa cavalerie, et il n'en trouvait d'autre explication que le trouble qui s'était emparé de cette âme héroïque. Quant à d'Erlon, si excellent officier d'infanterie, il ne s'expliquait guère sa manière de disposer ses divisions dans cette journée, et du reste ne mettait en doute ni son courage, ni son dévouement, ni ses talents. Il déplorait ces erreurs sans se plaindre, et s'il devenait un peu plus sévère, c'était pour Grouchy, car les fautes de Ney et de d'Erlon n'étaient pas, disait-il, irréparables, tandis que celle de Grouchy avait été mortelle. Ne contestant ni sa fidélité ni son courage qui ne pouvaient être contestés, il déclarait inexplicable son absence de Waterloo, et ne sachant pas ce que nous avons su depuis, il s'épuisait à en chercher les motifs sans les découvrir. Il s'en prenait alors à la fatalité, dieu silencieux que les hommes accusent volontiers parce qu'il ne répond point; mais en descendant au fond de lui-même, il voyait bien que cette fatalité n'était autre, après tout, que la force des choses réagissant contre les violences qu'il avait voulu lui faire subir. Sa manière de juger Waterloo. Il semblait du reste sincèrement persuadé que, les Anglais vaincus à Waterloo, l'Europe aurait ressenti une profonde émotion, que, bien qu'elle parût implacable, elle aurait probablement fait d'utiles réflexions; qu'en tout cas, sous l'influence du succès, les ressources qu'il avait préparées auraient suffi pour repousser à leur tour les Russes et les Autrichiens, et, ne méconnaissant ni la gravité de la situation, ni l'épuisement de la France, ni l'acharnement de l'Europe, il répétait avec douleur que sans la faute d'un homme la cause nationale aurait pu triompher!
Pourtant il ne revenait pas volontiers sur ce sujet, et lorsqu'il y était amené, c'était sous l'empire d'impressions trop récentes, trop fortes pour être dominées, comme un homme qui tombé dans un précipice, ne peut s'empêcher de rechercher le faux pas qui l'y a conduit. Napoléon raconte les circonstances de sa jeunesse. Il revenait plus volontiers sur ses jeunes années, sur son éducation à Brienne, sur les signes de génie militaire déjà donnés au siége de Toulon, sur les jouissances que lui avaient fait éprouver ses premiers succès! Il s'animait alors, et contait avec un charme et un éclat qui ravissaient ceux qui l'écoutaient, l'ancienne origine de sa famille qui remontait aux républiques d'Italie, sa préférence instinctive pour la France quand la Corse était disputée entre plusieurs maîtres, son entrée au collége de Brienne, son goût pour l'étude, sa logique naissante qui étonnait dans un enfant de son âge, sa taciturnité, son orgueil qui lui avait rendu insupportable la seule punition qu'il eût encourue à l'école, son avenir plus d'une fois entrevu par quelques-uns de ses maîtres, son entrée au régiment, ses relations à Valence, ses premières affections pour une jeune dame qu'il avait retrouvée plus tard, et qu'il avait eu la satisfaction de tirer d'une situation pénible, son arrivée devant Toulon, et là le commencement des jouissances de la gloire, lorsque entouré de conventionnels violents, de généraux ignorants, il avait saisi d'un coup d'œil le vrai point d'attaque, le fort de l'Éguillette, obtenu la permission de l'enlever, et décidé par cette manœuvre la retraite des Anglais! Que de présages heureux alors! que de rêves enivrants, et cependant mille fois surpassés par la réalité! Son habitude de se coucher sur un canon que les matelots appellent le canon de l'Empereur. Ainsi, après avoir consacré ses matinées à la lecture, il finissait ses journées sur le pont du Northumberland, tantôt le parcourant à grands pas, tantôt captivant par ses récits ceux qui avaient voulu partager son infortune, ou bien couché sur son canon de prédilection, regardant le sillage du vaisseau qui le portait vers sa dernière demeure.
Sept. 1815. Tandis que le temps s'écoulait de la sorte, on avait traversé le golfe de Gascogne, doublé les caps Finistère et Saint-Vincent, et pris la direction des îles africaines, par un vent favorable mais faible. Arrivée en vue des côtes d'Afrique. La navigation était lente, la chaleur extrême. Napoléon en souffrait sans se plaindre. Le 23 août, on atteignit Madère, et on voulut s'y arrêter pour y prendre des vivres frais. Mais tout à coup une violente bourrasque de vent d'Afrique obligea de mettre à la voile, pour ne pas essuyer la tourmente sur ses ancres. Elle fut telle que la frégate la Havane et le brick le Furet furent séparés de la division, et contraints de naviguer pour leur compte. Coup de vent à Madère. Après quarante-huit heures, on revint mouiller à Madère, et embarquer les rafraîchissements dont on avait besoin. Les habitants maltraités par la dernière bourrasque, et superstitieux comme des Portugais, attribuaient à la présence de Napoléon le dommage qu'ils avaient souffert. C'était, disaient-ils, l'homme des tempêtes, qui ne pouvait apparaître quelque part sans y apporter la désolation. Le 29 août on traversa les tropiques. Le 23 septembre on atteignit l'équateur, et il est inutile de dire que Napoléon fut seul excepté des usages auxquels les marins soumettent tous ceux qui passent la ligne pour la première fois. Il les en dédommagea en leur faisant distribuer 500 louis, ce qui porta leur joie jusqu'au délire. Les matelots du Northumberland qui ne le connaissaient que par les récits de la presse anglaise, laquelle s'était appliquée pendant quinze ans à le représenter comme un monstre, éprouvaient en le voyant paisible, doux, bienveillant, une surprise croissante, et avec leur naïve pénétration devinant son chagrin contenu mais visible, lui donnaient mille preuves touchantes de sympathie. Ils mettaient un grand soin à tenir propre le canon sur lequel il avait coutume de s'asseoir, et dès qu'il s'en approchait ils s'éloignaient par respect pour sa solitude et ses pensées.
Napoléon se rappelle ses souvenirs d'Italie. Napoléon avait continué à raconter les premiers temps de sa vie, sa proscription après le 9 thermidor, ses relations avec les chefs du Directoire, les explications qu'il leur donnait chaque jour en leur remettant les dépêches arrivées des armées, l'opinion qu'il leur avait inspirée de son intelligence de la guerre, l'espèce d'entraînement qui les avait portés tous à lui décerner le commandement de Paris dans la journée de vendémiaire, puis quelques mois après le commandement de l'armée d'Italie, son apparition à Nice au milieu de vieux généraux jaloux de son élévation, mais bientôt subjugués lorsqu'ils l'avaient vu se placer par un prodige d'habileté entre les Piémontais et les Autrichiens, jeter les uns sur Turin, les autres sur Gênes, franchir le Pô, et s'établir sur l'Adige, où pendant une année entière il était resté invincible pour les armées de l'Autriche! Il revivait, il avait vingt-six ans, et retrouvait toute la flamme de la jeunesse en faisant lui-même ces récits enivrants. Et, chose singulière! s'il avait un véritable plaisir à raconter de vive voix ses merveilleuses actions, à se procurer ainsi une sorte de mirage qui faisait reluire à ses propres yeux les temps de sa jeunesse, il n'éprouvait aucun penchant à les écrire, bien différent en cela de ce qu'il avait paru disposé à faire lors de son départ pour l'île d'Elbe. Ses compagnons le pressent d'écrire ses campagnes, et il s'y refuse d'abord. À cette époque, au moment de quitter Fontainebleau, l'idée d'écrire son histoire, à l'exemple de tant d'autres grands hommes, lui avait apparu tout à coup comme un dernier but qui n'était pas indigne de lui. Maintenant au contraire, ni sa gloire ni celle de ses compagnons d'armes ne semblait l'intéresser. C'est qu'il était bien changé depuis l'île d'Elbe, bien descendu dans l'abîme où devait s'enfoncer et finir sa grande destinée! À l'île d'Elbe l'atteinte du malheur était nouvelle pour lui, elle l'excitait sans l'abattre, car à son insu et au fond de son âme se cachait une dernière espérance. Son profond découragement. Mais après cette apparition du 20 mars, après Waterloo, quel avenir pouvait-il rêver encore?... Parvînt-il à rompre la lourde chaîne dont les Anglais avaient chargé ses mains, à traverser sain et sauf le vaste Océan, où pourrait-il descendre, seul, sans même une poignée de braves pour l'aider à mettre pied à terre? Et la France, qui l'avait accueilli alors, voudrait-elle se prêter à un troisième essai, quand le second avait été si désastreux? L'âme humaine se défend longtemps avant de déposer toute espérance, et il n'y a presque pas d'exemple dans l'histoire d'une grande âme dans laquelle l'espérance se soit complétement éteinte. Marius sur les ruines de Carthage, Pompée après Pharsale, Annibal après Zama, espéraient encore, et avaient des motifs d'espérer. Mais après Waterloo, Napoléon pouvait-il attendre quelque chose encore de la fortune? Aussi jamais découragement n'égala le sien, et s'il cachait le néant de sa vie à ses fidèles serviteurs, il le sentait profondément, et dans cet état il était incapable du travail qu'exige une grande composition. Il pouvait bien raconter son histoire de vive voix, lorsque excité par la vivacité de ses souvenirs il n'avait qu'à céder à son éloquence naturelle, mais la composer, la préciser, l'écrire enfin, était un effort dont il n'avait ni le courage ni même le goût. Renonçant pour jamais à figurer sur la scène du monde, il semblait qu'il fût indifférent à la manière de figurer devant la postérité. Souvent ses compagnons d'exil, transportés après l'avoir entendu, le pressaient d'écrire ce qu'il venait de dire avec tant de puissance et de chaleur. Les instances de ses compagnons finissent par l'emporter, et il se décide à écrire ses Mémoires. Gourgaud, Las Cases, Montholon, Bertrand, le suppliaient de prendre la plume, lui offraient de la tenir eux-mêmes au besoin, d'écrire sous sa brûlante dictée presque aussi vite qu'il parlerait, et de donner ainsi à la fin de sa vie ce noble et dernier emploi: il résistait comme si sa gloire même n'eût pas mérité un effort.—Que la postérité, disait-il, s'en tire comme elle pourra. Qu'elle recherche la vérité si elle veut la connaître. Les archives de l'État en sont pleines. La France y trouvera les monuments de sa gloire, et si elle en est jalouse, qu'elle s'occupe elle-même à les préserver de l'oubli...— Sa confiance dans l'histoire. Puis, dans son âme engourdie, une flamme d'orgueil jaillissant tout à coup, J'ai confiance dans l'histoire! s'écriait Napoléon; j'ai eu de nombreux flatteurs, et le moment présent appartient aux détracteurs acharnés. Mais la gloire des hommes célèbres est, comme leur vie, exposée à des fortunes diverses. Il viendra un jour où le seul amour de la vérité animera des écrivains impartiaux. Dans ma carrière on relèvera des fautes sans doute, mais Arcole, Rivoli, les Pyramides, Marengo, Austerlitz, Iéna, Friedland, c'est du granit, la dent de l'envie n'y peut rien!...—Napoléon affichait ainsi une immense confiance dans l'histoire, même au sein de ce profond mais tranquille désespoir qui constituait l'état actuel de son âme. Pourtant on lui disait que l'histoire il fallait l'éclairer, que lui seul le pouvait, qu'autrement une partie de ses grandes pensées s'évanouirait, que ce serait là un noble et utile aliment à sa puissante activité, et qu'au surplus ils l'aideraient tous à élever ce beau monument. Peu à peu, à force d'entendre les mêmes exhortations, et surtout à force de découragement, il avait fini par reprendre goût à quelque chose, car l'âme humaine ou quitte cette terre, ou si elle y demeure finit par s'attacher à quelque objet, et peut parfois trouver un dernier plaisir à arroser des plantes ou à régler des horloges, comme Dioclétien ou Charles-Quint. Napoléon consentit donc à entreprendre enfin cette tâche qu'il s'était proposée en partant pour l'île d'Elbe. Ne pouvant dominer la fougue de son esprit jusqu'à l'obliger à suivre les mouvements trop lents de sa main, il était incapable d'écrire, ou bien il traçait des caractères illisibles. Napoléon dicte à M. de Las Cases la première campagne d'Italie, et au général Gourgaud la campagne de 1815. Il se mit donc à dicter en débutant par les campagnes d'Italie, pour lesquelles il eut recours à la plume de M. de Las Cases. Son projet était de distribuer les diverses parties de son histoire entre ses compagnons d'exil, pour que tous participassent à l'honneur de ce travail, et eussent le temps de le revoir, et de le mettre au net. Cependant, oppressé par les souvenirs de Waterloo, et comme pour en soulager son cœur, il résolut de dicter au général Gourgaud le récit de la campagne de 1815, et il commença immédiatement cette partie de sa tâche. Longueur de la navigation. Le temps ne lui manquait pas, car la navigation s'était allongée par les efforts mêmes de l'amiral pour l'abréger. À cette époque, dans l'état de l'art nautique, une fois l'équateur franchi, on se laissait porter par les vents alizés jusque dans le voisinage des côtes du Brésil, puis descendant au sud on tâchait de rencontrer des vents variables d'ouest pour revenir sur Sainte-Hélène. L'amiral Cockburn pressé d'arriver, pour son hôte encore plus que pour lui-même, avait imaginé de suivre une autre route. En se tenant près des côtes d'Afrique, et en s'engageant dans le rentrant du golfe de Guinée, on trouve quelquefois des vents variables d'ouest qui portent vers l'Afrique, après quoi retrouvant les vents d'est, on est poussé vent arrière sur Sainte-Hélène. L'amiral avait donc adopté cette direction. Elle ne lui avait d'abord que trop bien réussi, car il s'était enfoncé dans le golfe de Guinée jusqu'à toucher presque au Congo. Il y avait essuyé des orages, une chaleur suffocante, et des lenteurs qui faisaient même murmurer son équipage. Napoléon, qui n'avait pas grand intérêt à voir finir cette navigation, car pour lui arriver c'était passer d'une prison dans une autre, employait le temps à dicter. Ses matinées s'écoulaient avec M. de Las Cases ou avec le général Gourgaud, auxquels il dictait tantôt le récit des campagnes d'Italie, tantôt celui de la campagne de 1815. Ces messieurs n'osant l'interrompre, suivaient sa parole le mieux qu'ils pouvaient, et puis se retiraient pour recopier en caractères lisibles des dictées saisies pour ainsi dire au vol. Ils les soumettaient le lendemain à Napoléon, qui les revoyait attentivement, tantôt abrégeant ce qui était trop étendu, tantôt développant ce qui était trop sommairement exposé, et mettant un grand soin à veiller à la correction du langage, à laquelle il était devenu extrêmement sensible en avançant en âge. Une chose seule le contrariait dans la suite de son travail, c'était le défaut de documents auxquels il pût se reporter soit pour les dates, soit pour certains détails. Comme tous ceux qui ont beaucoup agi, et qui ont beaucoup à retenir, il se trompait quelquefois sur la date des faits, et les intervertissait, du reste rarement. Mais sur le caractère des événements, sur leur importance, sur les lieux, sur les hommes, sa mémoire était infaillible, et il les retraçait avec une vérité saisissante. Il regrettait aussi de n'avoir pas ses ordres, ses lettres surtout, qui jettent un si grand jour sur ses opérations, sur leurs motifs, et qui permettent de retrouver sa pensée, lui mort, comme s'il vivait encore. La privation de ces divers documents le dépitait parfois, sans le détourner néanmoins d'un travail qui était devenu son unique ressource. Il ne s'en reposait qu'en se livrant à des lectures, dont les grandes productions de l'esprit humain étaient l'objet exclusif. Marchand avait eu soin d'emporter sa bibliothèque de campagne, qui était malheureusement fort restreinte. Un jour, tandis qu'il exprimait le regret de n'avoir pas une bibliothèque mieux fournie, on aperçut un vaisseau de commerce qui s'approchait du Northumberland. M. de Las Cases se souvint alors de la précaution qu'il avait prise d'expédier une caisse de livres pour le Cap.—C'est peut-être, dit-il à Napoléon, le bâtiment qui porte mes livres.—C'était ce bâtiment en effet, et la caisse recueillie au passage, remise à bord, ouverte immédiatement, causa à l'illustre captif, qui ne pouvait plus avoir que des jouissances d'esprit, l'une de ces petites satisfactions qui allaient composer désormais tout son bonheur.
Octob. 1815. Il y avait près de soixante-dix jours qu'on avait quitté les côtes d'Angleterre, et ayant enfin rencontré les vents du sud-est qui soufflent du Cap, on fut porté vent arrière sur Sainte-Hélène. Arrivée le 15 octobre en vue de Sainte-Hélène. Le 15 octobre, à la pointe du jour, à une distance de douze lieues en mer, on aperçut un pic tout entouré de nuages: c'était le pic de Diane qui domine l'île de Sainte-Hélène. Napoléon était enfin arrivé aux portes de sa prison. Aspect de l'île. À midi à peu près on jeta l'ancre dans la petite rade de James-Town, et on aperçut une côte triste, sombre, hérissée de rochers, qui eux-mêmes étaient hérissés de canons. La frégate la Havane et le brick le Furet, séparés de la division à Madère, avaient devancé de dix-sept jours le vaisseau amiral. Ils avaient annoncé la prochaine arrivée des prisonniers, transmis les ordres de Londres, débarqué une partie des troupes, et l'île, d'aspect ordinairement pacifique, avait pris tout à coup un aspect de guerre à l'approche de l'homme de la guerre, qu'elle était destinée à renfermer et à consumer sous son ciel dévorant.
Sa constitution, son climat, ses produits. L'île de Sainte-Hélène est le résultat d'une éruption volcanique qui a jailli au milieu de l'océan Atlantique, dans l'hémisphère sud, un peu avant le tropique du Capricorne. L'île, ayant de neuf à dix lieues de circonférence, entourée partout de côtes inaccessibles, s'annonce par des rochers saillants, arides, portant au ciel leurs têtes noirâtres, et dominés par le pic de Diane qui les surpasse tous. Au sein de ces vastes plaines de l'Océan, Sainte-Hélène offrant aux vapeurs le seul point qui puisse les arrêter, les fixe autour d'elle, et se montre constamment au sein des brouillards. Le volcan, père de cette île, a eu son cratère tourné au nord, et ce cratère, situé au pied même du pic de Diane, se présente refroidi mais béant au voyageur arrivant d'Europe. Plusieurs vallées s'en détachent, étroites, longues, parallèles, aboutissant à la mer comme des ruisseaux destinés jadis à y porter la lave, et formant de petites criques, dont une, un peu plus spacieuse que les autres, constitue le port de James-Town, le seul abordable de l'île. Sur le revers sud s'étendent des plateaux, séparés entre eux par des ravins profonds, taillés à pic le long de la mer, par conséquent inaccessibles, et exposés au vent du sud-est qui souffle du Cap. Aussi tandis que dans les étroites vallées du nord il coule un peu d'eau, venant des nuages que le pic de Diane attire à lui, tandis qu'il s'y développe un peu de verdure, qu'il y règne un peu de fraîcheur, sur le revers opposé les plateaux tournés vers le sud sont incessamment balayés, par un vent chaud et sec, dépourvus d'eau et de gazon, à peine recouverts d'une maigre végétation toujours penchée sous la constance du vent, et ne donnant presque pas d'ombre sous un ciel où il en faudrait beaucoup. Telle est Sainte-Hélène, chaude, venteuse et sèche sur les plateaux inclinés au sud, un peu moins aride dans les vallées dirigées vers le nord, triste partout, point malsaine pour le corps habitué à y vivre, mais mortelle pour l'âme qui a vécu au milieu des grands spectacles du monde civilisé. Sur ce rocher stérile, situé à une immense distance des divers continents, des colons n'auraient pas eu beaucoup à faire, et en effet il ne s'en est guère établi à Sainte-Hélène. Pourtant comme les bâtiments venant des Indes y sont portés par le vent du Cap, et qu'après une longue traversée le navigateur aime à poser le pied sur un sol ferme, à respirer l'air de terre, à voir la verdure, à savourer quelques fruits, à goûter quelques aliments frais, les convois de la Compagnie des Indes s'y arrêtent volontiers, comme dans une hôtellerie placée pour eux au milieu de l'Océan. Aussi parmi les quatre mille habitants de Sainte-Hélène, dont trois mille occupent le petit port de James-Town, ne s'est-il développé qu'une industrie, consistant à nourrir un peu de bétail apporté du Cap, à cultiver quelques légumes et quelques fruits, et n'y a-t-il qu'une joie dans l'année, c'est celle qui éclate lorsque les convois de l'extrême Orient revenant en Europe s'y arrêtent un instant pour s'y reposer, s'y rafraîchir, plaisir qu'ils payent d'un peu de l'argent gagné en Asie.
Tel est le lieu où Napoléon devait terminer sa vie. C'est toujours pour les navigateurs, d'où qu'ils viennent, où qu'ils aillent, une joie d'arriver. Pour la première fois peut-être ce sentiment ne fut point éprouvé à bord du Northumberland, du moins parmi les illustres passagers qu'il venait de transporter. Leur sentiment fut celui de prisonniers apercevant la porte de la prison qui va se refermer à jamais sur eux. La population de l'île était tout entière sur le quai, et aurait composé une foule si son nombre l'avait permis. Napoléon monta sur le pont, et regarda tristement ce séjour abrupte; noirâtre, où il allait s'ensevelir tout vivant. Il n'exprima aucun désir, et laissa le soin à l'amiral de prononcer sur l'instant de sa mise à terre, et sur le lieu où il devait séjourner provisoirement. L'amiral se hâta de quitter son vaisseau pour aller chercher un pied-à-terre où Napoléon pût prendre gîte, en attendant qu'on eût préparé son établissement définitif. L'amiral employa deux journées à cette recherche, et vint en s'excusant de ce retard annoncer à Napoléon la découverte d'une maison petite mais suffisante, dans laquelle il pourrait jouir immédiatement du plaisir d'être à terre. Napoléon débarque le 17 octobre à Sainte-Hélène. Le 17 octobre Napoléon quitta le Northumberland, fort regretté de l'équipage, qu'il remercia des soins dont il avait été l'objet. Arrivé à la petite maison que l'amiral lui avait choisie, il la trouva tellement exposée aux regards des habitants qu'il jugea impossible d'y rester plus d'une ou deux journées. L'amiral lui promit de s'occuper dès le lendemain d'en chercher une mieux placée, et dans laquelle il serait garanti des regards des curieux.
Il y avait à Sainte-Hélène une habitation convenable, celle de Plantation-House. Il existait une habitation dans laquelle Napoléon aurait été convenablement établi, c'était celle de Plantation-House, joli château destiné au gouverneur de l'île, situé dans une vallée fraîche et ombragée, parce qu'elle s'ouvrait au nord, et joignant à l'avantage du site celui d'une construction élégante, et suffisamment vaste. Pourquoi elle n'est pas réservée à Napoléon. Avec le moindre respect des convenances, c'est celle qu'on aurait dû choisir, mais par un sentiment d'inexplicable mesquinerie, en prêtant l'île de Sainte-Hélène à l'État, la Compagnie des Indes avait fait réserve du château du gouverneur, et par une insouciance plus inqualifiable encore, lord Bathurst n'avait pas songé à exiger d'elle ce sacrifice. Par ces motifs, Plantation-House, où Napoléon aurait trouvé tout de suite une retraite saine et décente, avait été exclu des choix qu'on aurait pu faire. Il restait sur l'un des plateaux du sud, celui de Longwood, une ferme de la Compagnie, servant de résidence au sous-gouverneur, et qui pouvait, moyennant qu'on y ajoutât quelques constructions, recevoir une vingtaine de maîtres et de domestiques. Choix du plateau de Longwood, où l'on doit construire des bâtiments d'habitation. Le plateau de Longwood était assez étendu pour la promenade à pied et à cheval, couvert en partie d'un bois de gommiers, mais malheureusement tourné au sud-est, et exposé au vent du Cap. C'était là un inconvénient qui devait être infiniment sensible avec le temps, mais au premier aspect, ce plateau n'avait rien de désagréable. Il présentait un campement commode et sain pour les troupes destinées à veiller sur la demeure de Napoléon, et enfin les côtes qui le terminaient vers la mer étaient à peu près inaccessibles. C'étaient là pour l'amiral de suffisantes raisons de préférence; aussi le proposa-t-il à Napoléon en lui offrant d'aller y faire une course à cheval, pour qu'il pût juger si le lieu lui convenait. Napoléon accepta cette proposition, se rendit le lendemain à Longwood en compagnie de l'amiral, et y trouvant, après plusieurs mois de mer, un peu de terre et de verdure, et surtout une solitude où les regards des curieux ne pourraient le découvrir, agréa cet emplacement, et consentit à ce qu'on entreprît les travaux qui pouvaient le rendre habitable.
Établissement provisoire à Briars. En remontant de James-Town jusqu'au pic de Diane pour se rendre à Longwood, Napoléon avait remarqué dans cette vallée assez fraîche un petit pavillon qui lui avait plu. Au retour de Longwood il le visita, et exprima le désir de s'y établir temporairement. Le propriétaire était un négociant du pays, résidant avec sa famille dans une maison voisine. Il offrit avec empressement le pavillon, dans lequel Napoléon voulut s'établir sans aucun délai. Il fallait qu'il consentît à dormir, manger, travailler dans la même pièce, mais elle s'ouvrait sur une jolie vallée, et il prit en bonne part ce chétif logement que dans le pays on appelait Briars. Ne sachant comment abriter quelques-uns de ses domestiques, on eut recours à une tente qui fut dressée à côté du pavillon. Privations auxquelles Napoléon se trouve exposé à Briars. Le plus grand inconvénient de ce séjour, c'était de séparer Napoléon de ses compagnons d'infortune, lesquels pour le voir étaient obligés chaque jour de faire un assez long trajet. On parvint cependant à trouver un réduit pour M. de Las Cases, que Napoléon tenait à avoir auprès de lui, parce qu'il lui dictait en ce moment le récit des campagnes d'Italie. Il avait donc l'indispensable, et ne tenait aucun compte des privations physiques, ayant essuyé bien pis dans ses longues et terribles guerres. Il est vrai que le danger et la gloire relevaient tout alors, et qu'aujourd'hui la dure captivité aurait empoisonné même l'abondance et les plaisirs. Il en sentit, hélas, à cette époque une première et dure rigueur! Jusqu'ici, empereur à bord du Bellérophon, général en chef sur le Northumberland, il avait pu se croire libre, car le navire était une prison flottante dans laquelle ses propres gardiens étaient aussi captifs que lui. Aucune surveillance n'avait donc été exercée à bord du Northumberland. Napoléon une fois à terre est condamné à une surveillance qui lui est très-pénible. Mais une fois qu'on fut à terre, l'amiral, inquiet pour sa responsabilité, n'osa pas laisser à son prisonnier l'île pour prison. Elle avait neuf à dix lieues de circonférence tout au plus, des côtes presque inabordables, n'était guère accessible que par le petit port de James-Town sévèrement gardé, et était entourée en outre d'une croisière nombreuse. Si donc Napoléon avait cherché à s'évader, il lui eût été bien difficile, surtout dans les premiers jours, avant d'avoir pu se ménager des complices, de disparaître tout à coup, et de trouver un bâtiment qui le transportât en Amérique. Néanmoins, voulant avoir la certitude physique et continue de sa présence, l'amiral entoura Briars de sentinelles qui ne devaient pas perdre de vue ceux qui l'habitaient. L'œil perçant de Napoléon les eut bientôt découvertes, et ce fut pour lui l'une des plus vives, des plus douloureuses impressions de sa captivité. L'amiral, rempli d'ailleurs des meilleures intentions, avait bien prévu que Napoléon qui avait passé sa vie à cheval, et obligé ses contemporains à y passer la leur, ne pourrait se priver de cet exercice, et il s'était procuré en conséquence trois chevaux de selle assez bons, tirés du Cap comme tous ceux qu'on avait dans l'île. Il ne veut pas monter à cheval, parce qu'il est suivi. Napoléon était disposé à s'en servir, mais quand il vit qu'un officier anglais s'apprêtait à mettre le pied à l'étrier pour le suivre, il ne voulut plus de cette distraction, quelque nécessaire qu'elle fût à son corps et à son esprit, et il ordonna de renvoyer les chevaux. Faisant cependant la réflexion fort naturelle que l'amiral serait ainsi bien mal récompensé d'une attention délicate, il revint sur son ordre, et garda les chevaux sans en user.
Certains juges ont blâmé Napoléon de sentir ces souffrances, ou de laisser voir qu'il les sentait. Il est aisé de parler des maux d'autrui, et d'enseigner comment il faudrait les supporter. Pour moi que la vue de la souffrance d'autrui affecte profondément, je ne sais guère blâmer ceux qui souffrent, et je n'aurais pas le courage de rechercher si tel jour, à telle heure, de nobles victimes, torturées par la douleur, ont manqué de l'attitude impassible qu'on désirerait leur imposer. Je ne sais pas de plus touchantes victimes que Pie VII, que Louis XVI, que Marie-Antoinette, et il est tel instant que je voudrais supprimer de leur cruelle agonie. Le corps humain n'est pas bon à voir dans les convulsions de la douleur physique. L'âme humaine n'est pas meilleure à voir dans certains instants de la douleur morale, et il faut jeter sur elle le voile d'une compassion respectueuse. Mouvements d'irritation dont il ne peut se défendre. Si Napoléon eût été un anachorète chrétien, on aurait pu lui dire: Courbez la tête sous le soufflet des bourreaux.—Mais cette âme indomptable à la fatigue, aux souffrances physiques, aux dangers, tombée de si haut, frémissait sous les humiliations, et il faut pardonner ces premiers tressaillements d'impatience à l'homme qui, ayant vu pendant quinze ans les rois à ses pieds, était maintenant plongé dans leurs fers. Ses plaintes et celles de ses compagnons. Ses compagnons eurent le tort de contribuer à l'irriter en lui racontant comment ils étaient traités à James-Town. Surveillés dans leurs moindres mouvements, partout suivis d'un soldat, ils éprouvaient des gênes insupportables, et se plaignirent vivement à leur maître infortuné, qui fut affecté de leurs peines plus que des siennes. Napoléon, ne se contenant plus, et répétant ce qu'il avait dit à lord Keith, s'écria qu'on violait en lui le droit des gens et l'humanité; qu'il n'était pas prisonnier de guerre, car il s'était volontairement confié aux Anglais après avoir fait à leur générosité un appel dont ils n'étaient pas dignes; qu'il aurait pu se jeter sur la Loire, y continuer la guerre, la rendre atroce, ou bien se livrer à son beau-père, à son ancien ami l'empereur Alexandre, qui auraient bien été forcés par la loi du sang ou par celle de l'honneur de le traiter avec égards; que les Anglais n'avaient donc pas sur lui les droits qu'on a sur les prisonniers; que d'ailleurs ce droit cessait avec la guerre, qu'enfin il y avait envers les prisonniers des ménagements mesurés à leur rang, à leur situation, dont on ne s'écartait jamais. Napoléon, se rappelant à cette occasion comment il avait agi autrefois avec l'empereur d'Autriche, avec le roi de Prusse qu'il aurait pu détrôner, avec l'empereur de Russie qu'il avait pu faire prisonnier à Austerlitz, et auxquels il avait épargné la plupart des conséquences de leurs désastres, comparait amèrement leur conduite à la sienne, oubliant dans ces plaintes éloquentes la véritable cause de traitements si différents, oubliant qu'Alexandre, Frédéric-Guillaume, François II, lorsqu'il les traitait si bien, ne lui inspiraient aucune crainte, tandis que lui, au contraire, tout vaincu qu'il était, faisait peur au monde, qu'il devait par conséquent à son génie, et à l'abus de ce génie, l'étrange forme de captivité à laquelle il était réduit. Après cet emportement qui l'avait soulagé, il s'écria tout à coup: Du reste, pour moi, il ne m'appartient pas de réclamer. Ma dignité me commande le silence, même au milieu des tourments, mais vous à qui tant de réserve n'est pas commandée, plaignez-vous. Vous avez des femmes, des enfants, qu'il est inhumain de faire souffrir de la sorte, et qui motivent suffisamment toutes les réclamations que vous pourrez élever.—
L'amiral Cockburn fait ce qu'il peut pour adoucir la situation des exilés. Ils se plaignirent en effet, et l'amiral qui avait le visage, mais point le cœur sec, fit de son mieux pour leur rendre supportable le séjour de James-Town. Il ne se relâcha point de sa surveillance, car sa responsabilité le faisait trembler; mais il prescrivit à ses officiers les plus grands égards, sans renoncer cependant à la précaution essentielle de ne jamais perdre de vue le principal des prisonniers.
Napoléon commence à s'habituer à cette situation. Après quelques jours la situation s'améliora un peu. Successivement on établit à Briars une partie des compagnons de Napoléon, et on facilita leurs rapports avec lui. Il put les recevoir à sa table, reprendre son travail avec eux, occuper enfin cet esprit dévorant qui le dévorait lui-même quand on ne lui donnait pas d'autre aliment. Il reprit ses entretiens, et essaya quelques promenades à pied qu'on lui laissa faire sans le suivre, voyant qu'à pied il ne pourrait aller bien loin. Il se mit à parcourir les petites vallées parallèles à celle de James-Town, et tournées au nord. Abritées contre le vent du sud et le soleil, elles étaient, comme nous l'avons dit, fraîches, ombragées, et terminées par des vues assez pittoresques. Un jour Napoléon, s'étant fort éloigné, s'arrêta dans le modeste cottage d'un militaire anglais, le major Hudson. Il s'y montra doux et simple, fut accueilli avec respect, et sortit fort touché de la réception cordiale qu'on lui avait faite. Mais il était loin de Briars, et on lui prêta des chevaux pour y revenir. Il fit ainsi une assez longue course à cheval, ce qui ne lui était point arrivé depuis bien du temps, et parut y prendre quelque plaisir. Peu à peu il s'habitua au singulier gîte où il était établi, se figurant que bientôt il en aurait un plus supportable, et y vécut comme à l'un de ces nombreux bivouacs où il avait passé une partie de son orageuse vie.
Nov. 1815. L'hôte chez lequel Napoléon était descendu, commerçant de condition obscure, mais de cœur excellent, s'étudiait à le faire jouir de son jardin et de sa modeste société. Il avait deux jeunes filles parlant un peu le français, fort animées, fort innocentes, chantant médiocrement, mais avec l'heureuse humeur de la jeunesse. Elles venaient voir l'empereur déchu, le questionnaient avec l'ignorance de leur âge et de leur condition, puis lui jouaient des airs italiens sur un instrument très-peu harmonieux. Napoléon écoutait et répondait à leurs questions naïves avec une extrême bonté. L'une d'elles, qui avait rencontré dans un roman historique le nom de Gaston de Foix, et qui prenait le héros de Ravenne pour un général de l'Empire, lui demandait si Gaston était bien brave, et s'il était mort.—Oui, répondait Napoléon avec une patience toute paternelle, il était brave, et il est mort.—Il s'intéressait à ces enfants comme aux oiseaux voltigeant dans son jardin. C'étaient là désormais ses seules distractions: il n'en devait ni trouver, ni rechercher, ni désirer d'autres!
Les mois d'octobre et de novembre s'écoulèrent ainsi, paisiblement mais tristement, comme allaient s'écouler toutes les années de cette captivité sans exemple. Arrivée des premières nouvelles d'Europe. À cette époque arrivèrent les premiers courriers d'Europe. Les exilés reçurent de leurs familles des nouvelles qui furent pour eux un doux soulagement. Napoléon seul n'en reçut point de la sienne. Sa mère, ses frères, ses sœurs, dispersés, fugitifs, réduits à se cacher, n'avaient pu se procurer les moyens de lui écrire. Marie-Louise n'avait pas même songé à l'entretenir de son fils. Les nouvelles intéressantes pour lui furent celles des journaux. Elles lui parlaient de la France avec beaucoup de détail, et elles le touchèrent profondément. Les Bourbons, entrés si doucement en France en 1814, rentraient cette fois la colère au cœur, et une funeste illusion dans l'esprit. Ils croyaient qu'une vaste conspiration les avait seule expulsés au 20 mars, et qu'il était à la fois juste et politique de la punir. Intérêt qu'éprouve Napoléon pour Ney, La Bédoyère, Drouot, Lavallette, qu'il sait poursuivis. Les journaux annonçaient de nombreux exils, de nombreuses arrestations parmi les hommes les plus dévoués à Napoléon, et tous compromis à cause de lui. Ney, La Bédoyère, Drouot, Lavallette, étaient menacés de poursuites rigoureuses et d'exécutions sanglantes. Napoléon fut fort ému du sort qui menaçait ces trois derniers qu'il aimait sincèrement, et quant à Ney, pour lequel il avait moins d'affection, mais dont il admirait l'énergie guerrière, il ressentit de son malheur une pitié profonde. Comment il comprend la défense de Ney. Il fut non pas blessé, mais affligé du système de défense qu'on semblait adopter pour l'infortuné maréchal. Avec cette logique puissante qui éclatait dès qu'il raisonnait sur un sujet, il indiqua tout de suite le vrai système de défense à employer.—On se trompe, dit-il, si on croit adoucir les juges de Ney en le présentant comme mon ennemi, en rappelant sa conduite à Fontainebleau. Il n'y a qu'une manière de sauver Ney, s'il y en a une, c'est de faire éclater en sa faveur toute la force de la vérité. Ney n'a point conspiré, car personne n'a conspiré. À son départ de Paris, il voulait m'arrêter. Il le voulait à Lons-le-Saulnier encore, et il aurait réalisé son intention, si les troupes et la population ne lui avaient fait violence. Mais en s'approchant de moi, un mouvement des esprits, général, irrésistible, l'a entraîné lui comme les autres, et il y a cédé. Je dois ajouter qu'il m'a écrit en cette occasion dans des termes fort honorables, me déclarant qu'il avait agi de la sorte non pour moi, mais pour le pays, et offrant de se retirer si la politique que j'apportais n'était pas conforme au vœu universel. À notre rencontre à Auxerre, je lui ai coupé la parole en lui serrant la main, et en lui disant de s'en fier à moi, que ma politique serait celle que tous les Français désiraient, et qui était dictée par le simple bon sens. Il s'est même, à cette époque, tenu à l'écart; mais il était intérieurement agité par le sentiment de sa fausse position personnelle. Sa conduite s'en est ressentie aux Quatre-Bras, et surtout à Waterloo. Jamais il n'a été plus héroïque, ni plus irréfléchi, et en contribuant à nous perdre, il s'est perdu lui-même. Mais ni les Bourbons ni moi n'avons rien à lui reprocher, que d'avoir succombé sous la violence des événements. Ney n'avait point trahi les Bourbons. Il doit dire à ses juges: Je n'ai point trahi, j'ai été entraîné, et pour ce genre de délit, si fréquent, si excusable dans les révolutions, une loi a été faite, c'est la capitulation de Paris, capitulation sacrée à laquelle l'honneur des généraux vainqueurs, l'honneur de leurs souverains est attaché, et cette capitulation met les délits politiques à l'abri de toute recherche.—Voilà ce que Ney doit dire, et ce doit être toute sa défense parce que c'est toute la vérité. Ou la capitulation de Paris n'a pas de sens, ou elle s'applique forcément au délit de Ney. S'il s'en tient à ce genre de défense, qui est le véritable, il vaincra peut-être ses juges, et s'il ne parvient point à les vaincre, il les déshonorera devant l'histoire, et mourra entouré de l'éternelle sympathie des honnêtes gens!—Ney, pauvre Ney, s'écriait Napoléon, quel funeste sort t'attend!— Suivant Napoléon, personne ne les avait trahis. Continuant sur ce sujet, et répétant que ni le maréchal Ney ni aucun autre n'avait trahi au 20 mars, Chacun a fait son devoir, disait-il, et les chefs militaires aussi bien que les chefs civils. Mais l'armée et le peuple des campagnes ont entraîné tout le monde.— Singulière anecdote relative à Masséna. Napoléon citait à ce sujet un fait remarquable, et digne d'être conservé par l'histoire.—On a accusé Masséna, disait-il, d'avoir trahi les Bourbons; vous allez voir qu'il n'en est rien. Lorsque je me trouvai à Paris, rétabli sur le trône impérial, c'était le cas de se faire valoir auprès de moi, et de se vanter de ce qu'on avait risqué en ma faveur. Masséna vint à Paris; je lui demandai ce qu'il aurait fait, si au lieu de prendre la route de Grenoble, j'avais pris celle de Marseille où il commandait? Masséna n'était point flatteur, pourtant ma question ne laissa pas de l'embarrasser, et comme j'insistais, il finit par me répondre: Sire, vous avez bien fait de prendre la route de Grenoble...—Tous mes maréchaux n'auraient pas osé me répondre aussi franchement, mais tous en auraient eu le droit, excepté Davout qui n'était point en fonctions, qui avait été indignement traité, et qui seul était libre de ses actions. Personne n'a donc trahi les Bourbons, et s'ils se vengent aujourd'hui, c'est par faiblesse pour leur parti, et afin de dissimuler leurs fautes de conduite. Mais j'entrevois pour eux un avenir peu sûr. En se livrant aux passions de l'émigration, ils éloigneront d'eux la France tous les jours davantage. Ce n'est pas mon fils qui en profitera le premier; la maison d'Orléans passera avant lui, mais à la suite de celle-ci le tour des Bonaparte pourra bien venir.—
Après ces mots d'une si profonde prévoyance, Napoléon revenait à l'injustice des poursuites annoncées, et montrait pour La Bédoyère, pour Ney, pour Drouot, pour Lavallette, une inquiétude extrême. Toutefois, il paraissait croire que la vertu de Drouot si universellement reconnue serait un bouclier impénétrable; mais il tremblait pour La Bédoyère, pour Ney, pour Lavallette, et attendait avec impatience des nouvelles de ces victimes, qui étaient les siennes, hélas! autant que celles des Bourbons!
Déc. 1815. Impatience qu'éprouve Napoléon de quitter Briars. Bien qu'il se fût fait à Briars un établissement presque supportable, Napoléon y était si à l'étroit, il y voyait surtout ses amis si maltraités, qu'il se montra fort impatient d'être transféré à Longwood. L'amiral, qu'il appelait son requin, mais dont il appréciait le cœur, n'avait rien négligé pour hâter les travaux de sa nouvelle résidence. Il y avait employé les ouvriers de la ville et de la flotte, et avec du bois, des toiles goudronnées, des matériaux de toute sorte, il était parvenu à construire un vaste rez-de-chaussée, où Napoléon pouvait se loger avec ses compagnons d'exil. Les lieux ayant été déclarés habitables, l'amiral proposa à Napoléon de s'y transporter, ce qui fut accepté immédiatement.
Sa translation à Longwood. Le 10 décembre, il quitta Briars, fit ses adieux à la famille qui l'y avait si bien reçu, lui laissa des marques d'une munificence que sa gêne actuelle n'avait pas restreinte, et partit à cheval, ayant d'un côté l'amiral, et de l'autre le grand maréchal Bertrand. Il était comme toujours en uniforme de la garde, et montait un cheval du Cap, vif, doux, agréable à manier. Ce trajet ne lui déplut point, et, arrivé à Longwood il trouva sous les armes le 53e régiment anglais, qui campait dans le voisinage. L'amiral lui présenta les officiers du régiment, et puis le conduisit dans les appartements qui lui étaient destinés. Ils étaient de construction fort légère, recouverts en toile goudronnée, et meublés très-modestement. Manière dont il y est établi. Napoléon n'improuva rien. Il avait quelques pièces pour se coucher, travailler, recevoir ses amis, et, quant à eux, ils avaient de quoi se loger autour de lui. C'était tout ce qu'il désirait. Il remercia l'amiral, et s'établit dans cette demeure qui devait être la dernière. Il fit tendre son lit de camp dans une pièce, ranger ses livres dans une autre, et suspendre sous ses yeux le portrait de son fils et de quelques membres de sa famille. À la suite de ces deux pièces se trouvaient un salon de réception, et une salle pour prendre les repas en commun. M. de Las Cases et son fils, M. et madame de Montholon, le général Gourgaud, occupaient une autre aile du bâtiment. Le grand maréchal Bertrand qui avait l'humeur solitaire, madame Bertrand qui était une personne généreuse, mais peu capable de s'astreindre à la vie commune, avaient demandé pour leur famille une habitation séparée. On leur en avait préparé une à l'entrée du plateau de Longwood, de manière qu'ils étaient non pas commensaux, mais voisins de l'Empereur. Cette maison s'appelait Hutt's-Gate.
Premier genre de vie à Longwood. Ces dispositions arrêtées, Napoléon commença son nouveau genre de vie en tâchant de s'y résigner. Ayant pris à la guerre l'habitude de veiller une partie de la nuit, il avait le sommeil irrégulier et peu suivi. Il s'éveillait souvent, se levait pour lire ou travailler, se recouchait ensuite, et s'il ne pouvait dormir montait à cheval dès la pointe du jour, rentrait quand le soleil se faisait sentir, déjeunait seul, puis dictait ou se reposait, gagnait ainsi trois ou quatre heures de l'après-midi, recevait alors ses compagnons d'exil, se promenait en voiture avec eux, leurs femmes et leurs enfants, dînait à la fin du jour, et passait les soirées dans leur compagnie, tantôt lisant en commun quelques bons ouvrages, tantôt parlant du passé, et les tenant attentifs aux récits de sa vie. Il s'efforçait de prolonger la soirée, car plus il se couchait tard, plus il avait l'espérance de trouver le sommeil.—Quelle conquête sur le temps! s'écriait-il, quand il avait pu atteindre onze heures ou minuit.
Surveillance exercée sur la personne de Napoléon. Ici comme à Briars, la surveillance exercée sur sa personne devait devenir la difficulté principale de ses relations avec les autorités britanniques. Le 53e, campé à environ une lieue de Longwood, n'était point gênant, et dans la journée les sentinelles étaient hors de vue. Napoléon ne les retrouvait que s'il se portait à une distance qu'il lui était difficile de franchir à pied. S'il montait à cheval, et s'éloignait de quelques milles, un officier devait l'accompagner, d'assez loin toutefois pour que ses épanchements intimes n'en fussent pas troublés. Obligation d'être suivi quand il monte à cheval. Napoléon ayant manifesté une répugnance extrême à monter à cheval s'il devait être suivi, l'amiral, qui ne voulait pas le priver de cet exercice, fit tracer autour du plateau de Longwood des limites embrassant un circuit d'environ trois ou quatre lieues, dans l'enceinte desquelles il pouvait circuler librement. Au delà un officier à cheval devait ne pas le perdre de vue.
Police de l'île. Le soir à neuf heures les sentinelles se rapprochant de l'habitation, l'enveloppaient de telle manière qu'aucun homme n'aurait pu passer entre elles. Un officier de service dans l'intérieur de Longwood, devait avoir vu Napoléon une fois par jour, même deux fois, suivant les instructions de lord Bathurst, afin qu'on eût la certitude physique de sa présence à Sainte-Hélène. Les points saillants de l'île étaient surmontés de télégraphes pour mander à Plantation-House, demeure du gouverneur, tout ce qui arriverait d'important à Longwood, et surtout la disparition de l'illustre captif, si on avait un moment cessé de l'avoir sous les yeux. Une vigie placée sur le pic de Diane, d'où la vue s'étendait à douze lieues en mer, devait signaler à James-Town l'approche de tout bâtiment dès qu'il serait aperçu, et un brick de guerre devait sortir pour escorter le bâtiment signalé, le conduire au port, et l'empêcher de débarquer homme ou chose sans inspection préalable. Les navires venant de quelque région que ce fût ne devaient communiquer avec la terre, remettre lettres ou paquets destinés aux habitants de Longwood, que par l'intermédiaire du gouverneur. À leur départ, ils ne pouvaient embarquer personne sans la permission de ce même gouverneur, et sans avoir subi une visite rigoureuse. Des règlements sévères, particuliers aux habitants, leur défendaient de communiquer avec Longwood, à moins que ce ne fût avec l'agrément de l'autorité, et les avertissaient que toute coopération à un projet d'évasion serait considérée comme cas de haute trahison, et punie comme telle.
Ces règlements, produit d'une inquiétude extrême et fondés sur les instructions de lord Bathurst, indisposèrent fortement Napoléon, que toute apparence de captivité blessait autant que la captivité elle-même. Discussion avec l'amiral Cockburn. Déjà refroidi pour l'amiral à l'occasion des précautions prises à Briars, il devint plus froid encore envers lui, et ne voulut traiter aucun des points qui l'intéressaient, n'étant pas parfaitement sûr de se contenir dans une discussion de ce genre. Il en chargea MM. Bertrand, de Las Cases, Gourgaud, de Montholon. Ces messieurs, aigris par le malheur, n'avaient à la bouche qu'un raisonnement sans valeur pour l'amiral, c'est que l'Empereur s'était confié volontairement aux Anglais, qu'on n'avait pu le faire prisonnier de guerre, que d'ailleurs il n'y avait plus de prisonniers de guerre à la paix; à quoi l'amiral aurait pu répondre que la sûreté de l'Europe avait exigé des précautions, extraordinaires comme l'homme extraordinaire auquel elles s'appliquaient. Mais il n'était ni légiste, ni raisonneur, il était militaire, plein de cœur, et plein aussi de rigidité dans l'accomplissement de ses devoirs. Inquiétudes de celui-ci pour sa responsabilité, et en même temps désir de satisfaire les prisonniers. On lui avait donné des ordres, et il les exécutait. Ces ordres prescrivaient d'assurer avant tout la garde du prisonnier, dont le dépôt était considéré comme un dépôt commun, intéressant le repos de l'univers, et il frémissait à l'idée que ce prisonnier pût s'évader. La garde une fois rendue infaillible, il ne songeait à y ajouter aucune rigueur inutile, et s'il se trompait, c'était sans la moindre intention de faire sentir son autorité, faiblesse d'agent subalterne qu'il n'éprouvait à aucun degré. Sans doute, on aurait pu laisser à Napoléon l'île entière pour prison, car avec la précaution de s'assurer deux fois par jour de sa présence à Longwood, on était certain d'être toujours averti à temps de sa disparition; et l'île au surplus était si petite, si entourée de bâtiments, si peu abordable ailleurs qu'à James-Town, qu'il était absolument impossible que le prisonnier ne fût pas retrouvé avant d'avoir pu s'embarquer. Cependant la précaution de ne jamais le perdre de vue était plus sûre; aussi l'amiral ne voulut-il pas s'en départir, en ayant soin toutefois dans la pratique de rendre supportables les gênes qui devaient en résulter. L'officier de service ne se montrait pas, vivait dans les bâtiments de Longwood avec les exilés eux-mêmes, se contentant d'avoir aperçu Napoléon dans sa promenade ou dans le passage d'un appartement à l'autre. Si Napoléon sortait il n'avait garde de le suivre dans les limites assignées, et ne montait à cheval que si ces limites devaient être dépassées. En ce cas il se tenait à distance, et souvent perdait de vue Napoléon, quand celui-ci avec sa curiosité et sa hardiesse ordinaires, s'enfonçait dans des routes impraticables. Plusieurs fois il s'embourba ainsi dans des marécages, sans pouvoir suivre son prisonnier et sans se plaindre. Quant à la correspondance avec les habitants, bien qu'interdite en principe, elle fut soufferte, et les exilés purent pour leurs besoins communiquer assez librement avec James-Town. Quant aux visiteurs, l'amiral sachant bien qui allait ou venait, permettait leur introduction à Longwood, moyennant qu'ils s'adressassent au grand maréchal Bertrand, qui à Longwood comme aux Tuileries prenait les ordres de son maître pour les admissions auprès de lui. Napoléon n'avait pas ainsi l'apparence d'un détenu dans la prison duquel on ne peut entrer qu'avec la permission de ses geôliers.
1816. Napoléon, dans les premiers temps, ne prend pas son nouveau séjour en aversion. Malgré ces gênes, Napoléon, dans les premiers temps, ne prit pas en aversion la résidence où il était destiné à vivre et à mourir. Il n'avait pas cessé jusqu'alors de se bien porter; les inconvénients du climat, et ceux qui tenaient particulièrement au plateau de Longwood, ne s'étaient pas fait sentir à son organisation, insensible aux souffrances physiques dans l'action, mais délicate et très-susceptible dans le repos. On était en janvier 1816, c'est-à-dire dans la belle saison de cet hémisphère; les lieux étaient nouveaux, et ni lui ni ses compagnons n'étaient encore en proie aux tourments de l'ennui. Il souffrait de l'immensité de sa chute, de la perte de toute espérance, mais il n'éprouvait pas encore le dégoût et l'horreur de son séjour. Il se promenait tantôt à pied, tantôt à cheval, souvent exécutait de longues courses, questionnait les rares habitants, notamment un vieux nègre qui cultivait un petit champ près de lui, et une pauvre veuve, mère de deux filles qui venaient lui offrir des fleurs. Il se complaisait à leur faire du bien. Ses occupations. Quelquefois il se dirigeait vers le campement du 53e, où il était bien accueilli, et reçu en soldat par des soldats. Puis, comme nous l'avons déjà dit, il rentrait, travaillait, dictait à M. de Las Cases les campagnes d'Italie, au grand maréchal Bertrand la campagne d'Égypte, au général Gourgaud celle de 1815, sortait en voiture vers la chute du jour avec mesdames Bertrand et Montholon, rentrait pour dîner, et passait les soirées à s'entretenir d'une foule de sujets divers, ou à faire en famille de bonnes lectures. Nos grands écrivains le charmaient, et il prenait à les lire le plaisir profond d'un esprit délicat, exercé et plein de goût.
Cependant il ne pouvait pas s'écouler longtemps sans qu'il devînt sensible aux inconvénients de ce séjour soit pour lui, soit pour les compagnons de son infortune. Ses promenades. Après avoir fait vingt ou trente fois le tour entier du plateau de Longwood, il le trouva triste et monotone, et lorsqu'il tenta d'en sortir, la compagnie de l'officier de suite lui parut odieuse. Laisser cet officier à grande distance, engagé dans de mauvais pas, était peu obligeant; le souffrir avec soi était insupportable. Quelquefois néanmoins il franchit les bornes de son plateau, et il tâcha de pénétrer dans les vallées opposées, celles du nord, où était situé le pavillon de Briars, et où s'élevait Plantation-House. Il commence à ressentir les inconvénients du climat, et en particulier du plateau de Longwood. En comparant ces vallées fraîches, ombragées, avec son plateau dénué de tout abri contre le soleil et le vent, il ne put s'empêcher d'apercevoir que pour le garder plus sûrement, on l'avait placé dans une exposition à la fois déplaisante et malsaine. Ses compagnons d'exil disaient qu'on voulait le tuer. Moins extrême dans son langage, il disait que pour s'assurer de sa personne on n'avait pas hésité à le martyriser. En effet, les facilités qu'offrait pour la surveillance ce plateau de Longwood, découvert de toute part, bordé vers la mer de côtes à pic, étaient pour l'habitation des incommodités insupportables. Ou il était chargé des nuages de l'Atlantique attirés autour du pic de Diane, ou il était labouré sans merci par le vent du Cap, à ce point que malgré la chaude humidité du climat l'herbe n'y poussait même pas. Un bois de gommiers, arbres chétifs et à maigre feuillage, formait le seul abri contre le soleil. Quand le soleil ne planait pas sur ce désert, une humidité désagréable pénétrait tous les vêtements. Lorsqu'au contraire le soleil planait au-dessus, il dardait d'irrésistibles rayons à travers les toits en toile goudronnée de Longwood. De plus, il n'y avait point d'eau, et il fallait que des domestiques chinois allassent en chercher dans les vallées situées à l'opposite, d'où elle n'arrivait ni pure ni fraîche. À tous les inconvénients de ce séjour se joignaient ceux d'une île pauvre, peu fréquentée, où les aliments étaient chers et de mauvaise qualité, ce qui touchait peu la sobriété de Napoléon, mais ce qui l'affligeait pour ses compagnons d'exil qui avaient amené avec eux leurs femmes, leurs enfants, habitués à toutes les délicatesses du luxe européen.—Il n'y a pas ici le mot pour rire, disait-il un soir à ses amis, et en voyant une table mal servie, des murailles presque nues, nous n'aurons de trop, ajoutait-il, que le temps.—
Divisions naissantes entre ses compagnons d'exil. Observant avec sa profonde finesse ses compagnons d'infortune, il remarquait chez eux les premières atteintes du mal moral de l'exil, et pouvait s'en apercevoir à une certaine aigreur involontaire des uns envers les autres. Ils se disputaient ses préférences à Sainte-Hélène à peu près comme à Paris, et le général Gourgaud, susceptible, jaloux, irritable, voyant M. de Las Cases tout à fait admis dans l'intimité de Napoléon, en éprouvait un dépit mal dissimulé. Les deux familles Montholon et Bertrand, l'une placée à Longwood, l'autre à Hutt's-Gate, laissaient percer aussi quelques traces de jalousie. Ainsi les misères des cours ne finissent pas même avec le trône! Mais il faut pardonner, il faut même honorer des rivalités se disputant les préférences du génie tombé dans l'abîme! Combien de familles comblées par Napoléon continuaient de se livrer à ces mêmes rivalités, non pas à Longwood, mais aux Tuileries!
Ses efforts pour les apaiser. Napoléon reconnaissait dans ces aigreurs naissantes le triste effet du malheur, et en craignait les conséquences pour l'avenir de cette colonie naufragée, et jetée sur un affreux rocher. Il se donnait la peine de consoler les jalousies par des témoignages flatteurs, de les calmer par de sages discours, dissimulait ses propres ennuis, tâchait de charmer ceux des autres, en leur promettant à tous un avenir meilleur qu'il était bien loin d'espérer!
On avait atteint le quatrième mois de 1816, commencement de la bonne saison en Europe et de la mauvaise à Sainte-Hélène, lorsqu'on apprit, le 5 avril, qu'un bâtiment venu d'Angleterre apportait le nouveau gouverneur, car la mission de l'amiral Cockburn n'avait jamais dû être que temporaire.
Arrivée du nouveau gouverneur, sir Hudson Lowe. Ce gouverneur était le général Hudson Lowe, auquel sa mission à Sainte-Hélène a valu une fâcheuse célébrité. Caractère de ce nouveau gouverneur. Sir Hudson Lowe était un de ces officiers, moitié militaires, moitié diplomates, que les gouvernements emploient dans les occasions où il faut plus de savoir-faire que de talent pour la guerre. Il avait été chargé en effet de diverses missions dont il s'était bien acquitté, notamment au quartier général des alliés où il avait contracté toutes les passions ennemies de la France, et quoiqu'il ne fût pas à beaucoup près aussi méchant que sa figure aurait pu le faire craindre, il n'était cependant ni de caractère bienveillant, ni d'humeur facile. Les voies de l'avancement militaire lui étant fermées par la paix, il avait accepté dans l'espérance d'être bien récompensé, une mission pénible, et accompagnée d'une immense responsabilité, soit devant son gouvernement, soit devant l'histoire. Il ne songeait guère à cette dernière responsabilité, dont il ne prévoyait pas alors la gravité, et n'avait d'autre préoccupation que celle d'échapper au reproche encouru par l'amiral Cockburn, d'avoir cédé à l'ascendant du prisonnier de Sainte-Hélène. Sans avoir le projet d'être un tyran, sir Hudson Lowe tenait surtout à prouver qu'il était de force à résister à quelque ascendant que ce fût. Cette disposition devait l'exposer à plus d'un choc avec le caractère puissant, et actuellement irrité, qu'on lui donnait mission de contenir sans toutefois le pousser au désespoir.
À peine débarqué, il demanda à l'amiral Cockburn de le conduire à Longwood, pour le présenter à l'illustre captif. L'amiral avait lui-même contribué à établir la coutume qu'on sollicitât l'agrément de Napoléon avant de se présenter à lui, ce qui se faisait par l'intermédiaire du grand maréchal Bertrand. L'amiral manqua à cette convenance en se transportant avec sir Hudson Lowe à Longwood, sans avoir eu soin de se faire annoncer. Napoléon fit répondre qu'il était indisposé, et ne pouvait recevoir personne. Sir Hudson Lowe demanda le jour du général Bonaparte, et on lui assigna le lendemain. Le lendemain, sir Hudson Lowe se rendit à Longwood accompagné de l'amiral. Première entrevue de sir Hudson Lowe avec Napoléon. Il fut reçu par le grand maréchal Bertrand et le général Gourgaud et introduit auprès de l'Empereur déchu. Survint un incident fâcheux. Tandis qu'on introduisait le nouveau gouverneur, l'amiral, engagé dans un entretien, ne s'en aperçut point, et lorsqu'il voulut entrer les domestiques avaient déjà refermé la porte. Croyant qu'elle ne devait être ouverte qu'au gouverneur, ils n'osèrent l'ouvrir à l'amiral. Celui-ci vivement blessé, remonta à cheval, et retourna à James-Town avec ses aides de camp.
Froideur de cette entrevue. L'entrevue de Napoléon avec sir Hudson Lowe fut cérémonieuse et froide. Napoléon avait été mal disposé par la manière dont le nouveau gouverneur s'était présenté la veille, et ce dernier était peu flatté d'avoir été remis au lendemain. Rien n'était donc préparé pour rendre leur première rencontre amicale. Napoléon, découvrant d'un coup d'œil à quel personnage il avait affaire, vit bien qu'il avait en sa présence l'un des esprits extrêmes de la coalition, et la figure de sir Hudson Lowe le porta même à exagérer ce jugement. Après un accueil poli mais réservé, il se plaignit brièvement, et sans daigner en solliciter la suppression, des gênes qu'on lui imposait, et indiqua qu'il attendait à l'œuvre le nouveau gouverneur pour savoir s'il devrait s'applaudir ou non de son arrivée à Sainte-Hélène. Sir Hudson Lowe protesta de son désir de concilier les devoirs difficiles de sa charge avec le bien-être des exilés, mais sans mettre au surplus beaucoup de chaleur dans ses protestations. Il se retira après une entrevue d'assez courte durée.
Fâcheuse impression que Napoléon en conserve. À peine sir Hudson Lowe était-il parti, que Napoléon dit à ses compagnons d'exil que jamais il n'avait vu pareille figure de sbire italien. Nous regretterons notre requin, ajouta-t-il.—On lui raconta alors l'incident fâcheux qui avait fait partir l'amiral Cockburn, et après en avoir souri un instant, il en éprouva un véritable déplaisir, connaissant le caractère sensible et fier de l'amiral. Cependant celui-ci, quoique offensé, était incapable de chercher à se venger. Le mal était plus grand à l'égard du gouverneur. Blessé de l'accueil qu'il avait reçu, il était homme à faire sentir une autorité dont on avait paru tenir si peu de compte. Aussi, à peine établi à Plantation-House, voulut-il appliquer en leur entier, soit les règlements de l'amiral, soit ceux qu'il prétendait tirer des instructions de lord Bathurst. Napoléon s'était plaint d'avoir à la chute du jour des sentinelles sous sa fenêtre, et lorsqu'il montait à cheval, d'être obligé, ou de tourner fastidieusement dans un même cercle, ou d'être suivi par un officier anglais. Sir Hudson Lowe, craignant d'être en Europe accusé de faiblesse, fait exécuter les règlements à la rigueur. Sir Hudson Lowe répondit que ces règlements, connus de lord Bathurst et formellement approuvés par lui, devaient être exécutés à la lettre. En même temps il renouvela l'ordre à l'officier de service de ne pas laisser passer une journée sans avoir vu le prisonnier de ses propres yeux.
Il apporta la même rigueur à faire exécuter certaines prescriptions que l'amiral avait pour ainsi dire laissé tomber en désuétude. Ainsi, bien qu'aux termes des règlements ministériels personne ne dût communiquer avec les habitants de Longwood sans permission du gouverneur, l'amiral avait souffert qu'on fût admis sur simple autorisation du grand maréchal Bertrand. Les serviteurs allant et venant pour des besoins tout matériels, avaient circulé sans difficulté. Quelques Anglais de marque revenant des Indes, connus de l'amiral, et dès lors ne pouvant inspirer de défiance, avaient été reçus à Longwood, en le demandant seulement au grand maréchal, avaient été bien accueillis de Napoléon, et l'avaient intéressé quelques instants. Il n'y avait aucun inconvénient à continuer cet état de choses. Mais sir Hudson Lowe exigea que toute communication eût lieu en vertu de sa permission, et que toute lettre venant de Longwood ou y allant, passât par son intermédiaire. Pour diminuer même les occasions d'écrire il attacha un fournisseur spécial à la colonie de Longwood, et il choisit le propriétaire du pavillon de Briars, où Napoléon avait passé quelques semaines.
Ces rigueurs nouvelles, auxquelles on ne s'était point attendu, irritèrent singulièrement les exilés. Vive altercation avec le grand maréchal Bertrand. Sir Hudson Lowe étant venu faire une seconde visite, Napoléon le reçut encore plus froidement que la première fois, et le renvoya au grand maréchal Bertrand pour s'expliquer avec lui sur l'exécution des règlements. Le grand maréchal réclama contre les nouvelles gênes et contre les anciennes, le fit avec beaucoup de véhémence, trouva sir Hudson Lowe extrêmement opiniâtre, et lui déclara que s'il persistait dans ses intentions, Napoléon ne sortirait plus de ses appartements, et que si le défaut d'exercice devenait funeste à sa santé, le nouveau gouverneur en répondrait devant l'opinion universelle. Sir Hudson Lowe ne se laissa point fléchir par ces menaces, affecta de considérer sa conduite comme toute naturelle, comme découlant nécessairement de ses instructions, et comme devant lui mériter à Longwood un accueil aussi amical que celui qu'y recevait l'amiral Cockburn. Avec une pareille manière d'entendre les choses, il devait bientôt mettre le comble à la brouille déplorable qui depuis valut à son prisonnier tant de souffrances, et à lui-même tant de fâcheuses imputations. Incident relatif à lord et lady Moira. La flotte de l'Inde venait d'arriver. À bord se trouvaient lord Moira, gouverneur de l'Inde, et lady Moira, son épouse, tous deux éprouvant un vif désir de voir Napoléon. Mais celui-ci ayant déclaré qu'il ne se laisserait pas assimiler à un détenu dont on ouvrait ou fermait la prison à volonté, et qu'il n'admettrait auprès de sa personne que ceux qui auraient demandé son agrément par le grand maréchal Bertrand, lord et lady Moira n'osèrent faire une demande sujette en ce moment à tant de difficultés. Toutefois, afin de satisfaire leur curiosité toujours fort vive, sir Hudson Lowe adressa au maréchal Bertrand une invitation à dîner au château de Plantation-House, et il en ajouta une pour Napoléon lui-même, disant que si le général Bonaparte la voulait bien agréer lady Moira serait très-heureuse de lui être présentée. Il n'y avait à vrai dire dans cette démarche qu'un défaut de tact, et nullement l'intention d'offenser le glorieux prisonnier. Mais le grand maréchal Bertrand fut très-blessé de cette invitation pour lui et pour son maître, et Napoléon ne le fut pas moins, car il ne pouvait consentir à devenir un objet de curiosité dont le gouverneur de Sainte-Hélène disposerait en faveur des hôtes auxquels il voudrait faire bon accueil. Sir Hudson Lowe n'en fut pas quitte pour le refus du grand maréchal Bertrand. S'étant présenté à Longwood, il fut accueilli cette fois autrement qu'avec de la simple froideur. Paroles fort dures adressées par Napoléon à sir Hudson Lowe. Napoléon lui adressa les paroles les plus dures.—Je suis étonné, lui dit-il, que vous ayez osé m'adresser l'invitation que le grand maréchal vous a renvoyée. Avez-vous oublié qui vous êtes, et qui je suis? Il n'appartient ni à vous, ni même à votre gouvernement, de m'ôter un titre que la France m'a donné, que l'Europe entière a reconnu, et par lequel la postérité me désignera. Que vous et l'Angleterre y consentiez ou non, je suis et serai toujours pour l'univers l'empereur Napoléon. J'attache donc peu d'importance à vos qualifications. Je suis offensé cependant que vous ayez pu espérer m'attirer chez vous, et m'offrir à la curiosité de vos hôtes. La fortune m'a abandonné, mais il n'est au pouvoir de personne au monde de faire de l'empereur Napoléon un objet de dérision.—Toutefois après ces paroles sévères, Napoléon se radoucit, et sir Hudson Lowe s'excusa beaucoup sur ses intentions, disant que le désir de lord et lady Moira n'était qu'un hommage à sa gloire, et qu'il avait voulu savoir seulement si une telle rencontre avec des personnages considérables d'Angleterre pourrait lui être agréable.—Napoléon écouta ces explications sans les admettre ni les rejeter, et renvoya le gouverneur encore un peu plus humilié qu'à ses deux premières visites.
La comparaison entre sir Hudson Lowe et l'amiral Cockburn avait donc été tout à fait à l'avantage de ce dernier, qui partit bientôt pour l'Angleterre. Départ de l'amiral Cockburn, et regrets qu'il laisse à Sainte-Hélène. Avant de s'embarquer, il se rendit à Longwood pour voir le grand maréchal, lui présenter ses adieux, lui exprimer ses regrets des rigueurs ajoutées à la captivité de Napoléon, et des fâcheux rapports établis avec le nouveau gouverneur, dont les intentions, assurait-il, n'étaient pas aussi mauvaises qu'on le supposait. Le grand maréchal répondit cordialement aux témoignages de l'amiral, le supplia de faire connaître à la nation britannique l'état auquel on avait réduit le grand homme qui s'était confié à elle, le pressa instamment de venir prendre congé de Napoléon, et lui fit de nouvelles excuses pour le désagréable incident survenu le jour de la présentation de sir Hudson Lowe. Mais l'amiral, susceptible autant que généreux, ne voulut pas revoir Napoléon. Il chargea le grand maréchal de lui transmettre ses adieux, et de lui bien affirmer que de retour en Angleterre il n'y serait point l'ennemi de son malheur. Effectivement l'amiral avait conçu pour Napoléon une véritable sympathie, et n'avait cessé de dire que de tous les prisonniers de Sainte-Hélène c'était le plus doux, le plus facile, et que moyennant une explication directe on s'entendait avec lui mieux qu'avec tout autre, quand il n'était pas tout à fait impossible de s'entendre.
Nouvelle tracasserie au sujet d'une déclaration exigée de la part des compagnons d'exil de Napoléon. L'amiral Cockburn partit accompagné des regrets de cette colonie infortunée. À peine s'était-il éloigné que de nouvelles difficultés surgirent. Le ministère britannique avait ordonné qu'on exigeât des compagnons de Napoléon un acte de soumission formelle à toutes les restrictions imposées à leur liberté, et que ceux qui s'y refuseraient fussent renvoyés en Europe. Il avait de plus jugé excessive la dépense qui se faisait à Longwood, et qui s'expliquait par la cherté de toutes choses à Sainte-Hélène, par le nombre des personnes à nourrir, lequel était d'une cinquantaine, entre maîtres et domestiques, maris, femmes et enfants. Cette dépense était annuellement d'environ vingt mille livres sterling (500,000 francs). Jamais l'amiral Cockburn n'avait songé ni à la trouver excessive, ni surtout à en faire la remarque. Était-ce le cas en effet de mesurer à l'ancien maître du monde le pain amer qu'on jetait dans sa prison? Il semble au contraire qu'en échange de la liberté qu'on lui ôtait pour le repos commun, on aurait dû par respect de soi-même lui offrir tous les biens matériels. Il n'en fut rien pourtant, et maintenant que les tristes passions de 1815 sont éteintes, on se demande comment lord Bathurst fut capable d'exiger formellement la réduction à 8,000 livres sterling des dépenses de Longwood. Au surplus le chiffre n'est rien, la seule pensée de compter est tout, et pour son honneur l'Angleterre ne doit pas pardonner une telle indignité à ceux qui en ont souillé son histoire.
Nous devons dire que lorsqu'il fallut exécuter cette partie de ses instructions, sir Hudson Lowe en sentit l'inconvenance, et manifesta un honorable embarras. Quant à la déclaration exigée des membres de la colonie, il afficha d'abord une volonté absolue. Il rédigea lui-même la pièce qu'ils devaient signer, et dans laquelle Napoléon était qualifié de général Bonaparte. C'était les placer dans une position des plus pénibles. Que ceux qui tenaient Napoléon en leur puissance lui refusassent ses titres, ce pouvait être naturel de leur part. Mais que ses compagnons d'infortune dans un acte authentique, signé de leur main, se prêtassent à le qualifier d'un autre titre que celui qu'ils lui donnaient tous les jours, c'était vouloir les faire concourir à sa déchéance. Ils opposèrent donc à la rédaction proposée par sir Hudson Lowe une déclaration en tout semblable à la sienne, quant à l'engagement formel de se soumettre aux règlements établis à Sainte-Hélène, mais différente quant aux titres attribués à Napoléon. Le gouverneur leur annonça brutalement que s'ils ne signaient pas la déclaration telle qu'il l'exigeait, il les ferait immédiatement embarquer pour l'Europe.—Ne signez pas, leur dit Napoléon, et laissez-vous embarquer. Je demeurerai seul ici, où j'ai d'ailleurs bien peu de temps à vivre, et le monde saura que pour une aussi misérable querelle on m'a séparé des derniers amis qui me restaient.—Les exilés tinrent bon, et sir Hudson Lowe, qui en définitive comprenait tout ce qu'aurait d'odieux un pareil procédé, proposa une transaction, c'était de supprimer les titres de général ou d'empereur, et de désigner le prisonnier par ses noms propres de Napoléon Bonaparte, répétant que s'ils refusaient, un bâtiment déjà sous voile les emporterait en Europe. Ils se soumirent, sans le dire à Napoléon, pour ne pas laisser seul, sans amis, sans un secrétaire, sans un domestique, le maître malheureux dont ils avaient voulu partager l'infortune.
Ignoble querelle au sujet des dépenses de Longwood. Sir Hudson Lowe se montra plus convenable relativement aux dépenses. Il est possible que les domestiques attachés à Napoléon et aux trois familles qui l'avaient suivi, ne missent pas grand soin à ménager les finances anglaises, mais nous le répétons, nous ne comprenons pas qu'en Angleterre quelqu'un eût songé à s'en enquérir. Néanmoins sir Hudson Lowe osa en parler au grand maréchal Bertrand, et chercha du reste à se justifier de telles observations par la production de ses instructions, qui fixaient à 8,000 livres sterling (200 mille francs) la dépense du général Bonaparte. Le grand maréchal Bertrand répondit avec hauteur, qu'il ne savait rien de ce dont le gouverneur venait l'entretenir, qu'ils vivaient tous fort mal, que jamais ils n'avaient songé ni à se plaindre, ni à s'enquérir de ce que coûtait cette triste manière de les faire vivre, qu'ils ne le feraient pas davantage, et surtout ne se permettraient jamais d'en parler à leur maître. Sir Hudson Lowe insista néanmoins, déclarant qu'il lui était impossible d'ordonnancer de telles dépenses. Le grand maréchal confus au dernier point, entretint de ce sujet les principaux membres de la colonie exilée, et il ne put se dispenser d'en faire part à Napoléon. Napoléon veut payer ses dépenses, mais à condition de pouvoir faire venir ses fonds au moyen de lettres cachetées. On devine ce que celui-ci dut éprouver de dégoût pour une semblable contestation. Il ordonna sur-le-champ de répondre que, malgré l'obligation imposée aux nations de nourrir leurs prisonniers, la plus pénible à ses yeux des conditions de sa captivité c'était de manger le pain de l'Angleterre; que son désir avait toujours été de vivre lui et ses amis à ses propres dépens; qu'il le désirait encore, et que si on lui permettait de communiquer avec l'Europe au moyen de lettres cachetées, il avait une famille et des amis qui ne le laisseraient pas dans l'indigence, et que le gouvernement britannique serait déchargé même des 8,000 livres sterling auxquelles il voulait limiter les dépenses de Longwood. On s'explique sans doute le motif de cette réponse. Bien que les membres de la famille de Napoléon, et notamment sa mère, son oncle, le prince Eugène, fussent en mesure et tout à fait en disposition de pourvoir à ses besoins, il n'aurait pas consenti à recourir à eux, et il aurait puisé dans la caisse de M. Laffitte, où ses fonds étaient déposés, pour subvenir à ses dépenses. Mais il craignait de dévoiler l'existence de ce dépôt, prévoyant qu'il serait séquestré comme tous les biens des Bonaparte en France.
En recevant cette réponse, sir Hudson Lowe déclara qu'il transmettrait les lettres de Napoléon à ses banquiers, mais ouvertes comme l'exigeaient les instructions de lord Bathurst, et il insista pour que la dépense fût réduite, ou que Napoléon y pourvût de ses deniers. On n'y consent point, et Napoléon fait fondre son argenterie pour payer ses dépenses. Révolté de ce nouveau genre de persécution, Napoléon ordonna à l'intendant de sa maison, Marchand, de choisir dans son argenterie la partie dont il pourrait se passer, de la faire briser, pour que l'on ne trafiquât point du mobilier qui lui avait appartenu, et de l'envoyer à James-Town afin de payer les fournisseurs. Cette manière de répondre causa au gouverneur une grande confusion, car les habitants de James-Town apprenant à quelle extrémité le prisonnier de Longwood était réduit, furent honteux des procédés de leur gouvernement. Pour atténuer ce sentiment qui s'exprimait très-haut, sir Hudson Lowe fit dire par ses affidés que Napoléon regorgeait d'argent, et qu'il pourrait solder sa dépense sans recourir à cette misère d'apparat. Le récit qui précède a déjà éclairci les faits. Napoléon avait apporté avec lui 350 mille francs en or environ, et ses compagnons d'exil en avaient 200 mille à peu près. Il appelait cela sa réserve, et il ne voulait pas se priver de cette dernière ressource, sur laquelle il prenait de temps en temps soit de quoi faire une aumône, soit de quoi payer un service. Ne voulant ni toucher à cette somme, qui du reste eût bientôt disparu, ni fournir une preuve matérielle du dépôt existant chez M. Laffitte, il fallait bien qu'il eût recours à son argenterie. Elle était considérable d'ailleurs, et au delà de ses besoins. Marchand, qui veillait soigneusement à tous les détails de sa maison, avait eu le temps de la prendre à l'Élysée, de l'expédier à Rochefort, et elle pouvait fournir des suppléments en attendant que la rougeur montât au front de sir Hudson Lowe ou de lord Bathurst.
Cette déplorable contestation tombe peu à peu d'elle-même. Confus cependant d'élever une telle contestation, sir Hudson Lowe annonça qu'il prendrait sur lui de laisser provisoirement à 12 mille livres sterling (300,000 francs) le crédit fixé à 8 mille par lord Bathurst, et de demander de nouveaux ordres à ce sujet. Les envois d'argenterie cessèrent alors, et cette cause d'ignoble tracasserie disparut. Arrivée de sir Pulteney Malcolm, chargé de commander la station navale. En ce moment un nouvel amiral était venu remplacer l'amiral Cockburn dans le commandement non pas de l'île, mais de la station navale. Ce nouvel amiral était sir Pulteney Malcolm, personnage d'un caractère élevé, et dont la bonté de cœur rayonnait sur un aimable visage. Arrivé à Sainte-Hélène il se fit présenter à Napoléon, en observant toutes les convenances envers l'auguste captif, et dès le premier abord réussit à lui plaire. Aimable caractère de cet officier. Sa dignité douce, sa commisération respectueuse, produisirent un effet immédiat sur la nature vive et sensible de Napoléon, et gagnèrent son cœur. Napoléon le traita tout de suite en ami, et devint pour lui aussi doux qu'expansif. Sir Malcolm renouvela fréquemment ses visites, et Napoléon voulut qu'il fût introduit dès qu'il paraîtrait, sans recourir à une étiquette à laquelle il ne tenait que pour se faire respecter de ses gardiens. Son succès auprès de Napoléon, et ses bons rapports avec lui. Sir Malcolm, qui s'était aperçu que l'une des plus grandes souffrances de Napoléon était de manquer d'ombre (car les maigres gommiers composant le bois de Longwood ne lui en procuraient guère), envoya chercher à bord de ses vaisseaux une vaste et belle tente, et la fit dresser par ses matelots tout près des bâtiments de Longwood. Napoléon fut extrêmement touché de cette attention délicate, et vint souvent prendre ses repas ou se livrer au travail sous la tente de sir Malcolm. Celui-ci, ne négligeant aucun moyen d'adoucir le sort des exilés, crut qu'une manière certaine d'y contribuer, serait d'opérer un rapprochement entre Napoléon et sir Hudson Lowe, et d'améliorer ainsi non pas les instructions de lord Bathurst, mais au moins leur exécution. Essai de réconciliation entre Napoléon et sir Hudson Lowe, tenté par le nouvel amiral. Il en parla à Napoléon, lui dit que les instructions de lord Bathurst étaient effectivement peu convenables, que sir Hudson Lowe, obligé de s'y conformer, n'avait pas été maître d'épargner certaines tracasseries aux habitants de Longwood; qu'il n'était ni méchant, ni malintentionné, qu'il partageait avec le gouvernement britannique et tous les gouvernements européens la terreur d'une évasion semblable à celle de l'île d'Elbe; qu'il perdait l'esprit à cette seule pensée, qu'il fallait le lui pardonner, qu'en le voyant, en l'accueillant bien, en s'expliquant franchement avec lui, on le rassurerait, on l'adoucirait, et qu'il en résulterait des rapports meilleurs, une vie moins tourmentée pour les habitants de Longwood.—Vous vous trompez, répondit Napoléon à l'obligeant médiateur. Je me connais en fait d'hommes, et la figure de sir Hudson ne peut être que l'expression d'un mauvais cœur. Je me connais aussi en fait d'évasion, mais je ne songe à aucune entreprise de ce genre, par deux raisons: parce qu'une évasion est impossible, et parce qu'elle ne me conduirait à rien. Il n'y a plus de place pour moi dans le monde, et je ne puis aspirer qu'à finir ici ma vie, qui ne saurait être longue, et à m'occuper de consigner quelques souvenirs pour l'édification de la postérité. Si je fais perdre la raison à mes ennemis, je ne la perds pas aussi facilement qu'eux, et je ne cherche pas à me dérober à leur main de fer, mais à leurs outrages. Qu'on me laisse mourir sans m'offenser, je ne demande pas davantage à vos compatriotes. Je ne gagnerai rien à une nouvelle entrevue avec sir Hudson Lowe. Tout maître de moi que je suis lorsqu'il le faut, l'aspect de cet homme révolte mes yeux, excite ma langue, et je ne pourrais l'admettre en ma présence sans inconvénient.—Sir Malcolm ne se découragea point, et insista pour que Napoléon reçût sir Hudson Lowe, qui désirait le voir, et sollicitait cette faveur avec un désir sincère de conciliation.
Nouvelle entrevue dans le but d'amener un accommodement. Napoléon se rendit à des instances dont l'intention était si amicale, et consentit à recevoir le gouverneur, mais en présence de sir Malcolm, afin qu'il y eût un témoin de l'entrevue. Sir Hudson Lowe arriva en effet à Longwood accompagné de l'amiral, et se présentant avec un certain embarras à son fier prisonnier. Napoléon l'accueillit poliment, et le laissa s'étendre en explications justificatives sur les procédés dont on se plaignait à Longwood. Il répondit d'abord sans amertume et d'un ton presque conciliant; mais la question des dépenses, qui était récente et plutôt abandonnée que résolue, ayant été maladroitement soulevée par le gouverneur, il cessa de se modérer, et éclata sur-le-champ en propos d'une extrême dureté.—Je suis étonné, monsieur, lui dit-il, que vous osiez aborder avec moi un sujet pareil. Je ne suis pas accoutumé à m'occuper de ce qui se passe dans mes cuisines. S'il vous convient d'y regarder, faites-le, et ne m'en parlez point. Si je n'avais ici des femmes, des enfants, condamnés comme moi à un lointain exil, je serais allé m'asseoir à la table des officiers du 53e, et ces braves gens n'auraient pas refusé de partager leur repas avec l'un des plus vieux soldats de l'Europe. Mais j'ai ici à nourrir plusieurs familles qui sont aussi impatientes que moi de ne plus rien devoir à l'indigne gouvernement qui nous opprime. Que je puisse écrire en Europe sans être obligé de vous prendre pour confident, et ma famille, la France elle-même, ne laisseront manquer de pain ni moi, ni les amis qui ont bien voulu s'associer à mes malheurs.— Napoléon, ne pouvant se contenir, offense gravement sir Hudson Lowe, qui se retire pour ne plus reparaître à Longwood. Après ces paroles, Napoléon, emporté par la colère, permit à peine au gouverneur de proférer quelques mots, puis, s'adressant à l'amiral seul, ne parlant de sir Hudson Lowe qu'à la troisième personne, il eut le tort de se laisser aller à de véritables outrages. L'amiral cherchant à excuser les procédés du gouverneur par ses instructions, Napoléon répondit qu'il y avait des missions que les gens d'honneur n'acceptaient point, que d'ailleurs sir Hudson Lowe n'était pas un vrai militaire, et qu'il avait plus souvent tenu la plume de l'officier d'état-major que l'épée du soldat.—À ces derniers mots, sir Hudson Lowe, qui eut le mérite de se contenir et de respecter dans son prisonnier la plus grande infortune du siècle, le quitta en frémissant, et en déclarant qu'il ne remettrait plus les pieds à Longwood.
À peine était-il sorti que Napoléon, honteux d'avoir été si peu maître de lui, s'excusa auprès de sir Pulteney Malcolm, dit qu'il ne se serait point livré à de tels emportements si le gouverneur n'avait commis la maladresse de parler de cette ignoble affaire des dépenses, qu'il s'attendait bien que l'entrevue tournerait mal, que la figure de sir Hudson Lowe produisait sur lui une impression qu'il ne pouvait pas dominer, qu'il avait eu tort, qu'il le reconnaissait, et il ajouta cette parole, qui corrigeait sa faute: Je n'ai qu'une excuse, monsieur l'amiral, une seule, c'est de n'être plus aux Tuileries. Je ne me pardonnerais pas l'outrage que j'ai fait à sir Hudson Lowe, si je n'étais dans ses fers.—
Fin de l'année 1816, et monotonie de l'existence de Napoléon. Après ces agitations qui remplirent une partie de l'année 1816, la vie de Napoléon rentra dans la monotonie dont elle ne devait guère s'écarter jusqu'à sa mort, et qui n'était interrompue quelquefois que par des souffrances. Ses habitudes étaient toujours les mêmes. N'ayant qu'un sommeil fréquemment interrompu, surtout quand il s'était couché de bonne heure faute de pouvoir occuper ses soirées, il se levait, lisait, dictait s'il avait Marchand à portée, se recouchait en changeant de lit, cherchait ainsi le sommeil qui le fuyait, montait à cheval dès que le soleil éclairait le plateau de Longwood, et recommençait à tourner dans ce qu'il appelait le cercle de son enfer. Cette promenade constamment répétée lui devenait chaque jour plus désagréable, car pour en franchir les limites il aurait fallu traîner après lui le malheureux officier attaché à sa garde. Le plaisir même qu'il avait à entretenir quelques voisins, tels que le vieux nègre qui cultivait un champ près de lui, la veuve et ses deux filles qui lui apportaient des fleurs, était gâté par la crainte de les compromettre en excitant l'ombrageuse défiance du gouverneur. À peine osait-il faire un peu de bien autour de lui, de peur de passer pour préparer les complices d'une évasion chimérique. Ces gênes agissant sur une organisation irritable, qui ne savait se dominer que dans les grands dangers, le condamnaient à une vraie torture.— Son besoin de mouvement, d'espace et de verdure. Ah, disait-il à M. de Las Cases, que ne sommes-nous libres aux bords de l'Ohio ou du Mississipi, entourés de nos familles et de quelques amis!... Sentez-vous quel plaisir nous aurions à parcourir sans fin et de toute la vitesse de nos chevaux ces vastes forêts d'Amérique? Mais ici, sur ce rocher, c'est à peine s'il y a de quoi faire un temps de galop.—Puis rentrant au moment où les rayons du soleil tropical brûlaient son front, il se réfugiait sous la tente de sir Malcolm; mais sous cette ombre sans charme, un chêne, un chêne, s'écriait-il, et il demandait avec passion qu'on lui rendît le feuillage de ce bel arbre de France!...—Revenu de sa promenade à cheval, Napoléon se remettait au lit, tâchait de retrouver grâce à la fatigue un complément de sommeil, puis se baignait longuement, habitude qui lui devint bientôt funeste en l'affaiblissant, mais qui lui plaisait, parce qu'elle diminuait une douleur au côté qu'il éprouvait dès lors, et qui était le premier signe de la maladie dont il devait mourir. Ensuite il travaillait, lisait, dictait, reprenait en un mot les occupations que nous avons déjà décrites, et finissait la journée avec ses amis, en faisant des lectures en commun, ou en continuant les récits de sa vie toujours écoutés avec la même avidité. Et ces journées n'étaient pas les plus tristes de sa cruelle existence, cruelle pour tout homme, mais particulièrement pour celui qui avait passé sa vie à remuer le monde. Il y avait des jours, et c'étaient les plus fréquents, où soufflait le vent du Cap, vent sec, aigre, agissant d'une manière douloureuse sur le système nerveux, couchant vers la terre plantes et arbres, empêchant même l'herbe de pousser, de façon que sur ce rocher, entouré des brouillards de l'Océan, on était tour à tour plongé dans une humidité pénétrante, ou placé dans un courant d'air continu et dévorant. Quand ce vent régnait, Napoléon se renfermait, ne prenait plus l'air, tombait dans une profonde tristesse, et se demandait si en lui assignant cet affreux séjour on n'avait pas eu l'intention perfide d'abréger sa vie. Napoléon est persuadé qu'on l'a envoyé à Sainte-Hélène pour l'y faire mourir. En apprenant surtout que près de lui se trouvait, dans une vallée fraîche et bien abritée, l'agréable château de Plantation-House, il se confirmait dans cette amère persuasion.—Si on voulait ma mort, disait-il, pourquoi ne pas me traiter comme Ney! une balle dans la tête y eût suffi. Mais l'Europe est aussi haineuse que l'émigration, et elle n'a pas le même courage. Elle n'aurait pas osé me tuer, et elle ose me faire mourir lentement...—Napoléon se trompait: l'Europe voulait avant tout le garder, et dans cette préoccupation elle ne cherchait guère à savoir si les précautions prises pour assurer sa garde étaient conciliables avec l'intérêt de sa santé. Elle n'y songeait même pas, et laissait ce soin à l'Angleterre qui n'y songeait pas davantage, et s'en remettait à un ministre anglais, lequel s'en remettait à un subalterne, tour à tour effrayé de sa responsabilité ou irrité par les offenses de ses prisonniers. Lord Bathurst, comme nous l'avons dit, avait eu l'insouciance coupable de ne pas exiger de la Compagnie des Indes l'abandon de Plantation-House, et sir Hudson Lowe n'avait pas la délicatesse de l'offrir, aimant mieux le garder pour sa famille[31]. Il y avait donc en tout cela des motifs moins pervers, mais plus bas peut-être que ceux que supposait Napoléon. On ne voulait pas l'assassiner, mais on le laissait tuer peu à peu par des subalternes, faute de penser à lui autrement que pour en avoir peur.
Sir Hudson Lowe avait apporté avec lui du bois pour construire une nouvelle habitation, des meubles, des livres. Ce n'étaient pas des bois, mais de solides matériaux qu'il aurait fallu pour se garantir contre une température tour à tour humide ou brûlante. Napoléon repoussa tout ce qu'on lui offrit, excepté les livres, et en déplorant le triste choix qu'on avait fait, il en prit un certain nombre qu'il dévorait, et qui devenaient le soir le sujet de ses entretiens. Soirées de Longwood. Les soirées de Longwood, quoique si tristes, étaient, pour ainsi dire, tout illuminées de son esprit. C'étaient tantôt des conversations piquantes, presque gaies (rarement toutefois), tantôt des entretiens élevés, même sublimes, et malheureusement fort au-dessus de ses auditeurs, sur l'histoire, la guerre, les sciences et les lettres. Parfois il jouait avec les enfants de madame Bertrand et de madame de Montholon, leur faisait réciter des fables de La Fontaine, regrettait qu'il y eût dans cette lecture tant de profondeurs perdues pour eux, puis trouvant toujours l'argument qui convenait à chaque sujet, à chaque interlocuteur, adressait à ces enfants les raisonnements les plus capables de les persuader. L'un des fils de madame de Montholon se plaignant qu'on l'obligeât à travailler tous les jours, Napoléon lui disait: Mon ami, manges-tu tous les jours?—Oui, Sire.—Eh bien, puisque tu manges tous les jours, il faut travailler tous les jours.—Puis laissant les enfants, son génie s'envolait sur les plus hauts sommets de la politique et de la philosophie.
Admirables entretiens de Napoléon. Parmi les livres apportés à Sainte-Hélène on avait compris des pamphlets du temps, qu'on avait supposés propres à l'intéresser. Il y en avait contre lui, il y en avait aussi contre ses adversaires. Ce qu'il pense du Dictionnaire des girouettes. Dans le nombre se trouvait le Dictionnaire des girouettes, qui, après 1815, obtint un grand succès, parce qu'il stigmatisait la mobilité des contemporains, si pressés de passer d'un gouvernement à l'autre afin de conserver leurs positions. Ce livre, écrit par des adversaires des Bourbons, plaisait naturellement à de pauvres exilés voyant avec une vive satisfaction qu'on châtiât ceux qui, au lieu d'être comme eux sur le rocher de Sainte-Hélène, remplissaient les salons des Tuileries, occupés à désavouer l'usurpation qu'ils avaient servie, et à célébrer la légitimité qu'ils avaient combattue. Napoléon sourit le premier jour, puis n'y tenant plus, saisit le livre et le jeta de côté.— Son dégoût pour ce livre. C'est un livre détestable, s'écria-t-il, avilissant pour la France, avilissant pour l'humanité! S'il était vrai, la Révolution française qui a cependant inauguré les plus généreux principes, n'aurait fait de nous tous, nobles, bourgeois, peuple, qu'une troupe de misérables. Tout cela est faux et injuste. Prenez les guerres de religion en France, en Angleterre, en Allemagne, vous y trouverez de ces changements intéressés, en aussi grand nombre et par d'aussi petits motifs. Henri IV en a vu autant que moi et que Louis XVIII. La Fronde en a offert bien d'autres, et certes la France qui, quelques années après, gagnait les batailles de Rocroy et des Dunes, qui produisait Polyeucte, Athalie, les Oraisons funèbres de Bossuet, n'était point avilie. Gardez-vous du vulgaire plaisir qu'on goûte en voyant ses adversaires châtiés, car soyez assurés que l'arme qu'on emploie est une arme à double tranchant, et qui peut se retourner contre vous...— Napoléon dit qu'il a été abandonné, mais point trahi. Et comme on disait à Napoléon que ces hommes qu'il voulait excuser l'avaient trahi, Non, répondait-il, ils ne m'ont point trahi, ils m'ont abandonné, et c'est bien différent. Il y a moins de traîtres que vous ne croyez, et il y a en revanche quantité de gens faibles, vaincus par les circonstances cent fois plus fortes qu'eux...—Napoléon comprenait, sans le dire, que ces hommes, épuisés par l'abus qu'il avait fait de leurs forces, avaient fini par succomber à la fatigue, et par aller chercher sous de nouveaux maîtres le prix des services très-réels qu'ils avaient rendus à la France.— Noble indulgence de son langage. Fouché, ajoutait Napoléon, est le seul vrai traître que j'aie rencontré. Marmont lui-même, le malheureux Marmont, qui m'a fait plus de mal que Fouché, n'était pas un traître. La vanité, l'espérance d'un grand rôle, l'ont séduit, et il a cru en m'abandonnant, en m'ôtant les moyens d'accabler la coalition dans Paris, sauver la France d'une affreuse catastrophe. Mais il ne m'a pas trahi comme Fouché.—Ses auditeurs, étonnés de tant d'indulgence, demandaient à Napoléon comment en 1815, reconnaissant que Fouché le trahissait, il l'avait laissé faire.—La question ne dépendait pas, répondait-il, de la conduite d'un homme, quelque important qu'il fût. Elle dépendait d'une bataille gagnée ou perdue, et si avant cette épreuve décisive j'avais fait un éclat tel que de mettre Fouché en accusation, j'aurais ébranlé mon gouvernement. Je devais patienter, attendre, en laissant voir à Fouché que j'avais les yeux ouverts. Il s'est vengé de mon indulgence méprisante, mais après Waterloo, même sans un homme aussi dangereux que Fouché, j'étais perdu... On n'obtient des vertus de la part des hommes qu'en leur en supposant. Les traîtres, répétait Napoléon, sont plus rares que vous ne le croyez. Les grands vices, les grandes vertus, sont des exceptions. La masse des hommes est faible, mobile parce qu'elle est faible, cherche fortune où elle peut, fait son bien sans vouloir faire le mal d'autrui, et mérite plus de compassion que de haine. Il faut la prendre comme elle est, s'en servir telle quelle, et chercher à l'élever si on le peut. Mais soyez-en sûrs, ce n'est pas en l'accablant de mépris qu'on parvient à la relever. Au contraire il faut lui persuader qu'elle vaut mieux qu'elle ne vaut, si on veut en obtenir tout le bien dont elle est capable. À l'armée, on dit à des poltrons qu'ils sont des braves, et on les amène ainsi à le devenir. En toutes choses il faut traiter les hommes de la sorte, et leur supposer les vertus qu'on veut leur inspirer...—
Conseil de ne pas trop se défier des hommes. Ce sujet conduisait Napoléon à un autre, sur lequel il déployait la même philosophie pratique, et la même élévation de vues.—C'est faiblesse, et non pas profondeur, disait-il, que de se trop méfier des hommes. On arrive ainsi à douter de tous, à ne plus savoir de qui se servir, et on perd souvent des instruments fort utiles. Ajoutez que si on aperçoit chez vous cette disposition, chacun cherche à l'exciter à son profit. Si j'avais écouté, disait-il, les discours de mes serviteurs, je n'aurais vu que des lâches à l'armée, ou des infidèles à l'intérieur. Ici même, mes amis, vous êtes bien peu nombreux, bien obligés de vous sourire mutuellement, eh bien! je ne vous en crois pas quand vous parlez de l'un d'entre vous, et j'ai raison. (Napoléon faisait allusion à certaines divisions naissantes, qui commençaient à troubler son repos.) Non, continuait-il, il ne faut jamais en croire les hommes les uns sur les autres. Lannes est mort pour moi en héros, et souvent il tenait des propos tels qu'il aurait fallu, si je les avais pris au sérieux, le poursuivre comme coupable de haute trahison..... C'est là ce qui, après une longue expérience, m'a porté à considérer la violation du secret des lettres comme inutile et dangereuse. Opinion de Napoléon sur la violation du secret des lettres. Ce qu'on trouve dans les correspondances, ce ne sont pas les conspirations, car personne ne conspire par la poste, ce sont les propos de l'oisiveté, de la rancune, de la malveillance. Qui voudrait entendre sur son compte tous les propos de ses amis, même les meilleurs? Bien fou, bien imprudent, serait celui qui ferait un pareil essai, quand même il le pourrait. Il prendrait en haine ses amis les plus vrais. Nous sommes en effet si légers, quand il s'agit de parler les uns des autres! Eh bien, si on apprend les propos qui ont été tenus, on en veut mortellement à des gens auxquels souvent il ne faudrait vouloir que du bien. Lire les lettres, c'est assister aux conversations de tout le monde, et il en résulte des préventions, des injustices, qui sont un mal non pour les autres, mais pour soi. Gouvernement, on se prive d'instruments précieux; simple individu, on convertit en inimitiés sérieuses des amitiés, légères sans doute dans leur langage, mais sincères dans leur attachement. Mieux vaut ne pas savoir tout ce qui se dit, car quelque force qu'on ait, il y a des propos qu'on a de la peine à pardonner, et le moyen le plus sûr de les pardonner, c'est de les ignorer.—
Manière de considérer la calomnie. Une autre fois, prenant en main quelques-uns des horribles pamphlets publiés contre lui en Angleterre, Napoléon parcourait la série des grandes calomnies dont il avait été l'objet.— Grandes calomnies dont Napoléon avait été l'objet. À entendre mes ennemis, disait-il, c'était moi qui avais assassiné Kléber en Égypte, brûlé la cervelle à Desaix à Marengo, étranglé Pichegru dans son cachot... Kléber, s'écriait-il, Desaix, Pichegru!... Comment il y répond. Je faisais un cas immense de Kléber malgré ses défauts. Il aimait beaucoup trop les plaisirs, et avait quelquefois un dangereux laisser-aller, mais il était passionné pour la gloire des armes, et sur le champ de bataille il se montrait homme de guerre du premier ordre. Sa mort m'a fait perdre l'Égypte, et je l'aurais assassiné!... Desaix était un ange, c'est l'homme qui m'a le plus aimé et que j'ai le plus aimé. Son arrivée a sauvé la bataille de Marengo, et je l'aurais frappé au moment d'un service qui m'en promettait tant d'autres!... Pichegru était peut-être le mieux doué des généraux de la République sous le rapport de l'intelligence. Il avait été l'un de mes maîtres à Brienne, et j'en avais conservé un tel souvenir que jamais je n'ai pu me défendre à son égard d'un sentiment de profonde commisération. Pourtant il avait commis à la tête de son armée des actes criminels, pour lesquels Moreau l'avait dénoncé. Ah! le malheureux, il s'était fait assez de tort à lui-même sans que j'eusse à m'en mêler, et c'est parce qu'il le sentait qu'il avait voulu détruire sa personne, après avoir détruit sa gloire. Eh bien, c'est moi qui les avais frappés tous les trois!... Le trait essentiel de la calomnie ce n'est pas seulement d'être méchante, c'est d'être absurde. La méchanceté est une passion si violente qu'elle aboutit bien vite à la stupidité. Quand on est jeune, ardent, fier, on bondit en apprenant ce qu'elle dit, et on se révolte. Avec le temps on s'y fait, et on ne souhaite plus qu'une chose, c'est que la calomnie dépasse toutes les bornes, car alors c'est elle qui vous justifie, et vous venge!—Napoléon prenait un à un les actes les plus défigurés de sa vie, notamment le prétendu empoisonnement des pestiférés de Jaffa, et les réduisait à la vérité. Pour ce qui s'était passé à Jaffa, il disait que, forcé de battre en retraite, et ne pouvant emmener, sans donner la peste à l'armée, une vingtaine de pestiférés dont les Arabes allaient couper la tête, il avait dit à Desgenettes qu'il serait peut-être plus humain de leur administrer de l'opium, à quoi celui-ci avait spirituellement répondu que son métier était de les guérir, non de les tuer. Mais il ajoutait que presque tous étaient morts avant qu'on eût décampé, que cinq ou six au plus étaient restés, lesquels n'avaient point avalé d'opium, et que les propos indignes colportés à ce sujet avaient été l'œuvre d'un infirmier chassé de l'armée pour avoir fraudé les médicaments.
Manière dont Napoléon s'exprimait au sujet de la catastrophe de Vincennes. Napoléon traitait donc avec une hautaine tranquillité ces atroces calomnies. Il était un sujet, on le devine, sur lequel il se montrait aussi hautain mais moins tranquille, c'était la catastrophe de Vincennes. Il en parlait moins, mais il en parlait, et on sentait qu'il se roidissait contre ce souvenir. À la différence de tous ceux qui avaient contribué à ce déplorable événement, il ne niait rien, et avouait tout.—Les princes de Bourbon, disait-il, en voulaient à ma vie, et il est hors de doute, pour quiconque a lu le procès de Georges, que plusieurs d'entre eux avaient le secret des projets d'assassinat formés contre ma personne. Le duc d'Enghien, placé à une lieue de la frontière, attendait au moins le renouvellement des hostilités pour reprendre les armes contre la France, et à tous les titres, d'après les lois de tous les temps, il méritait le châtiment que je lui ai infligé. Mon sang après tout n'était pas de boue, et j'avais bien le droit de le défendre contre ceux qui voulaient le verser, surtout lorsque dans ma personne je défendais la France, son repos, sa prospérité, sa gloire! J'ai frappé, on m'en avait donné le droit, et je le ferais encore!—
Faiblesse de ses explications. En s'exprimant avec cette véhémence, Napoléon décelait lui-même le trouble de sa conscience. Son droit de se défendre étant admis (et jamais en effet on ne défendit sur les trônes de la terre plus noble tête que la sienne), il oubliait qu'il fallait se défendre selon les lois; que le duc d'Enghien fut saisi sur le territoire étranger, que transporté de vive force sur le territoire français, les lois furent violées à son égard de plus d'une manière, dans les formes suivies par la commission, et surtout dans l'exécution immédiate; que même lorsque la loi vous a régulièrement livré un ennemi, il reste à consulter la politique, qui conseille souvent l'indulgence, et qu'en ce genre tout ce qu'elle conseille elle le commande, car il faut non-seulement l'excuse de la légalité, il faut aussi celle de la nécessité pour laisser couler le sang humain; que la mort du duc d'Enghien, loin de servir le gouvernement consulaire, lui causa un tort incalculable en contribuant à l'engager envers l'Europe dans des voies de violence; qu'enfin, dans ces occasions, la considération des personnes est de grande importance aussi, et que pour le vainqueur de Rivoli, le descendant du vainqueur de Rocroy aurait dû être sacré.
Napoléon se regardait comme le plus innocent de tous les fondateurs de dynastie. Passant vivement sur ce sujet Napoléon aimait à considérer l'ensemble de son règne, et il disait qu'en consultant les annales du monde, en prenant l'histoire des fondateurs de dynastie, on n'en trouvait pas de plus innocent que lui. Effectivement il n'en est pas à qui l'histoire ait moins à reprocher, sous le rapport des moyens employés pour écarter des parents ou des rivaux, et il est certain qu'excepté les champs de bataille, où l'effusion du sang humain fut immense, personne n'avait moins versé de sang que lui, ce qui était dû à son caractère personnel, et surtout aux mœurs de son temps. Se comparant à Cromwell, Je suis monté, disait-il souvent, sur un trône vide, et je n'ai rien fait pour le rendre vacant. Je n'y suis arrivé que porté par l'enthousiasme et la reconnaissance de mes contemporains.— Ce qu'il y avait de vrai dans cette assertion. Cette assertion était rigoureusement vraie. Pourtant de ce trône, où il avait été porté par une admiration si unanime, Napoléon était tombé avec autant d'éclat qu'il y était monté. Certes la trahison, qu'il niait lui-même, ne pouvait être une explication de cette chute; il fallait la chercher dans ses fautes, et sur ces fautes il était quelquefois sincère, quelquefois sophistique, selon que les aveux à faire coûtaient plus ou moins à son orgueil. Suivant la loi commune, là où il manquait d'excuses, il s'efforçait d'en trouver dans des subtilités ou des inexactitudes de fait, dont il prenait l'habitude, sans qu'on pût démêler s'il y croyait ou n'y croyait pas.
Comment Napoléon s'expliquait sur les six grandes fautes politiques qui avaient amené sa chute. Nous avons, en racontant la chute de l'Empire en 1814, présenté le tableau résumé des fautes qui avaient amené cette chute, et qui selon nous se réduisaient à six. Elles avaient consisté,
La première, à sortir en 1803 de la politique forte et modérée du Consulat, à rompre la paix d'Amiens, et à se jeter sur l'Angleterre, qu'il était si difficile d'atteindre;
La seconde, après avoir soumis le continent en trois batailles, Austerlitz, Iéna, Friedland, à n'être pas rentré en 1807 dans la politique modérée, et au lieu de chercher à réduire l'Angleterre par l'union du continent contre elle, à profiter au contraire de l'occasion pour essayer la monarchie universelle;
La troisième, à faire reposer à Tilsit cette monarchie universelle sur la complicité intéressée de la Russie, complicité qui ne pouvait être durable que si elle était payée par l'abandon de Constantinople;
La quatrième, à s'enfoncer en Espagne, gouffre sans fond où étaient allées s'abîmer toutes nos forces;
La cinquième, à ne pas essayer de venir à bout de cette guerre par la persévérance, et à chercher en Russie la solution qu'on ne trouvait pas dans la Péninsule, ce qui avait amené la catastrophe inouïe de Moscou;
La sixième enfin et la plus funeste, après avoir ramené à Lutzen et Bautzen la victoire sous nos drapeaux, à refuser la paix de Prague, qui nous aurait laissé une étendue de territoire bien supérieure à celle que la politique permettait d'espérer et de désirer.
Il est inutile de dire que dans les profonds ennuis de sa captivité, Napoléon reproduisant ses souvenirs à mesure que les hasards de la conversation les réveillaient, ne discutait pas méthodiquement les actes principaux de son règne, comme nous avons essayé de le faire. Il touchait tantôt à un sujet, tantôt à un autre, cherchant d'autant plus à s'excuser qu'il était moins excusable.
Première faute. Quant à ses emportements envers l'Angleterre et à la rupture de la paix d'Amiens, il disait que la fameuse scène à lord Whitworth avait été fort exagérée, et que le refus du ministère britannique d'évacuer Malte était intolérable, oubliant que par l'ensemble de ses actes il avait créé une situation menaçante, dont les Anglais avaient profité pour ne pas évacuer cette île. Il affirmait que le projet de descente avait été sérieux, et que ses combinaisons navales étaient telles, que sans la faute d'un amiral il aurait triomphé de l'Angleterre. Il est incontestable, en effet, que jamais combinaisons plus profondes ni plus vastes ne furent imaginées, et que si l'amiral Villeneuve avait paru dans la Manche, cent cinquante mille Français auraient franchi le détroit! Que serait-il arrivé, lorsque, après avoir gagné en Angleterre une bataille d'Austerlitz, Napoléon se serait trouvé maître de Londres comme il le fut plus tard de Vienne et de Berlin? La fière aristocratie anglaise aurait-elle plié sous ce coup terrible, ou bien aurait-elle essayé de prolonger la lutte contre son vainqueur prisonnier en quelque sorte dans sa propre conquête? On n'en sait rien. Mais c'était une terrible manière de jouer sa grandeur et celle de la France, que de la risquer dans de pareils hasards!
Deuxième faute. Quant à la monarchie universelle, qu'il avait essayé d'établir lorsque ne pouvant venir à bout de l'Angleterre il s'était jeté sur le continent, Napoléon n'en fournissait pas une raison valable. Cette monarchie universelle, il ne la voulait, disait-il, que temporaire; c'était une dictature au dehors, comme la dictature au dedans que la France lui avait conférée, et qu'il aurait déposée avec le temps.—D'abord si la France en 1800 demandait un bras puissant pour la sauver de l'anarchie, l'Europe ne désirait rien de semblable. Ce dont elle voulait être préservée, c'était de l'ambition du nouveau chef qui gouvernait alors la France, et le lui donner pour dictateur, c'était tout simplement lui donner ce qu'elle craignait le plus, c'était pour remède à son mal lui donner le mal lui-même. Il n'y avait donc aucune vérité à vouloir déduire de la dictature au dedans la dictature au dehors. Il aurait fallu en tous cas la rendre courte pour la rendre tolérable, il aurait fallu par ses actes prouver aux peuples qu'on l'exerçait dans leur intérêt, et leur faire du bien au lieu de les accabler de maux, au point de les amener tous à se soulever en 1813 pour combattre et détruire cette dictature européenne.
Sur cette chimère de la monarchie universelle, Napoléon disait encore que toujours on l'avait attaqué, et qu'obligé sans cesse de se défendre il était devenu maître de l'Europe presque malgré lui: fausse assertion souvent répétée par les adulateurs de sa mémoire et de son système. Il est vrai que les puissances européennes, sous l'oppression qu'elles subissaient, n'attendaient qu'un moment pour se révolter; mais cette disposition à la révolte n'était que le résultat de l'oppression même, et, au surplus, elles étaient si accablées après Tilsit, que sans la guerre d'Espagne l'Autriche n'aurait pas essayé la fameuse levée de boucliers de 1809, et qu'après la victoire de Wagram, si Napoléon n'avait pas entrepris la guerre de Russie, personne n'eût osé lever la main contre lui.
Troisième faute. Il était plus sincère sur la troisième faute, la guerre d'Espagne.—La guerre d'Espagne, disait-il, avait compromis la moralité de son gouvernement, divisé et usé ses forces.—Lui seul pouvait dire si bien et si complétement. Oui, l'événement de Bayonne avait paru une noire perfidie; la guerre d'Espagne avait attiré au midi les armées dont il aurait eu besoin au nord, et après avoir divisé ses forces les avait usées par l'acharnement de la lutte. Mais comment était-il si sincère sur ce point en l'étant si peu sur d'autres? C'était peut-être l'évidence de la faute, et peut-être aussi la nature des excuses qu'il trouvait à donner.—En ayant, disait-il, fondé en France la quatrième dynastie, il ne pouvait souffrir en Espagne les Bourbons, que leur situation destinait presque inévitablement à être les complices de l'Angleterre.—Cette raison était assurément d'un certain poids; mais si, au lieu de hâter la solution par un attentat, Napoléon l'eût attendue de l'incapacité des Bourbons et de la popularité prodigieuse dont il jouissait en Espagne, il eût été probablement appelé par les Espagnols eux-mêmes à ranger les deux trônes sous une seule influence. C'était donc une faute d'impatience (genre de faute que son caractère le portait si souvent à commettre), et cette excuse de la guerre d'Espagne, qui lui semblait assez bonne pour qu'il osât avouer son erreur, ne valait guère mieux que la plupart de celles qu'il donnait pour pallier les torts de sa politique.
Quatrième et cinquième faute. Quant à la faute de n'avoir pas essayé de triompher des Espagnols par la persévérance, et d'être allé chercher en Russie une solution qu'il ne trouvait pas en Espagne même, il était assez sincère aussi, et à cette occasion il faisait un singulier aveu.—En réalité, disait-il, Alexandre ne désirait pas la guerre; je ne la désirais pas non plus, et une fois sur le Niémen, nous étions comme deux bravaches, qui n'auraient pas mieux demandé que de voir quelqu'un se jeter entre eux pour les séparer. Mais un grand ministre des affaires étrangères m'avait manqué à cette époque. Si j'avais eu M. de Talleyrand, par exemple, la guerre de Russie n'aurait pas eu lieu...—Napoléon disait vrai, mais il faisait là un aveu que doivent bien méditer les ministres servant un maître engagé sur une pente dangereuse, et n'ayant pas le courage de l'y arrêter.
Quant à la campagne elle-même, il en attribuait la funeste issue à l'incendie de Moscou.—Il y avait à Moscou, disait-il, des vivres pour nourrir toute une armée pendant plus de six mois. Si j'avais hiverné là, j'aurais été comme le vaisseau pris dans les glaces, lequel recouvre la liberté de ses mouvements au retour du soleil. Je me serais trouvé entier au printemps, et si les Russes avaient reçu des renforts, j'en aurais reçu de mon côté; et de même qu'en 1807, après avoir essuyé la journée d'Eylau en février, j'avais rencontré celle de Friedland en juin, j'aurais pu remporter quelque brillant avantage au retour de la belle saison, et terminer la campagne de 1812 aussi heureusement que celle de 1807.—Ces raisons assurément avaient quelque valeur, mais on peut répondre que si l'infanterie de l'armée eût pu vivre à Moscou, la cavalerie et l'artillerie auraient manqué de fourrages, que si les renforts avaient pu arriver jusqu'à Osterode en 1807, il n'était pas aussi facile de les amener jusqu'à Moscou, et qu'enfin l'armée de 1812 n'avait plus les solides qualités de celle de 1807.
Sixième et dernière faute. Quant à la dernière des fautes graves du règne, celle d'avoir refusé la paix de Prague, Napoléon ne disait rien de plausible, ni même de spécieux. Il répétait cette raison banale que l'Autriche n'était pas de bonne foi, et qu'en ayant l'air de traiter à Prague elle était secrètement engagée avec les puissances coalisées, allégation fausse et que les documents les plus authentiques réfutent complétement. Si en effet l'Autriche n'avait pas été de bonne foi à Prague, il y avait un moyen de la confondre, c'était d'accepter ses conditions, qui consistaient à nous laisser la Westphalie, la Hollande, le Piémont, Florence, Rome, Naples, c'est-à-dire deux fois plus que nous ne devions désirer, et à nous refuser seulement Lubeck, Hambourg, dont nous n'avions que faire, la Sicile, que nous n'avions jamais eue, l'Espagne, que nous avions perdue. Si, ces conditions acceptées, elle nous avait manqué de parole, alors on l'eût convaincue de mensonge, et on aurait eu l'opinion générale pour soi. Mais en fait il est constant qu'elle eût accepté avec joie notre adhésion, car elle n'entreprenait la guerre qu'en tremblant, et elle avait même formellement refusé de s'engager avec les coalisés avant l'expiration du délai fatal assigné à la médiation. Napoléon n'aimait pas à s'étendre sur ce sujet, pénible pour son amour-propre, car il s'était lourdement trompé en cette occasion, et avait cru qu'il faisait tellement peur à l'Autriche que jamais elle n'oserait se décider contre lui. Il lui faisait peur assurément, et beaucoup, mais non jusqu'à paralyser son jugement, et à l'empêcher de prendre un parti dicté par ses intérêts les plus évidents. Pour écarter ce reproche il disait que son mariage l'avait perdu en lui inspirant une confiance funeste à l'égard de l'Autriche, excuse peu digne, et fausse d'ailleurs, car M. de Metternich avait eu soin de lui répéter sans cesse que le mariage avait dans les conseils de la cour de Vienne un certain poids, mais un poids limité, et n'empêcherait pas de lui déclarer la guerre s'il n'acceptait pas les conditions proposées à Prague, lesquelles après tout n'avaient qu'un inconvénient, c'était d'être trop belles pour nous.
Ainsi raisonnait Napoléon sur les événements de son règne, sincère, comme on le voit, sur les points où son amour-propre trouvait des excuses spécieuses, sophistique sur les points où il n'en trouvait pas, sentant bien ses fautes sans le dire, et comptant sur l'immensité de sa gloire pour le soutenir auprès des âges futurs, comme elle l'avait déjà soutenu auprès des contemporains.
Napoléon s'étend volontiers sur son gouvernement intérieur. Il s'expliquait plus volontiers et avec plus de confiance sur tout ce qui concernait le gouvernement intérieur de l'Empire. Là, il se présentait avec raison comme un grand organisateur, qui, prenant en 1800 l'ancienne société brisée par le marteau de la Révolution, avait de ses débris recomposé la société moderne. Il n'avait pas de peine à démontrer pourquoi il avait cherché à fondre ensemble les diverses classes de la France violemment divisées, à rappeler l'ancienne noblesse, à élever jusqu'à elle la bourgeoisie, en donnant à celle-ci des titres mérités par de grands-services, et à offrir ainsi à l'Europe une société puissante, rajeunie et digne d'entrer en relation avec elle. Seulement en tâchant de rendre la France présentable à l'Europe, pour rétablir avec celle-ci des relations pacifiques, il n'aurait pas fallu faire vivre cette malheureuse Europe dans des terreurs continuelles. Sur tous ces points du reste Napoléon parlait en législateur, en philosophe, en politique, et quand certains de ses compagnons d'exil lui répétaient qu'il avait eu tort de s'entourer d'anciens nobles qui l'avaient trahi, il repoussait énergiquement cette objection, misérable selon lui, en leur adressant la réponse péremptoire qui suit.—Les deux hommes qui ont le plus contribué à me perdre, disait-il, c'est Marmont en 1814, en m'ôtant les forces avec lesquelles j'allais détruire la coalition dans Paris, et Fouché en 1815, en soulevant la Chambre des représentants contre moi. Les vrais traîtres, s'il y a eu des traîtres qui m'aient perdu, ce sont ces deux hommes! Eh bien, étaient-ce d'anciens nobles?...—
Sa politique à l'égard des diverses classes de la société française. Napoléon rapportait ensuite avec complaisance tout ce qu'il avait fait pour donner à la France une administration active, puissante, probe, claire dans ses comptes. Il rappelait ses routes, ses canaux, ses ports, ses monuments, ses travaux pour la confection du Code civil, dont il attribuait une large part à Tronchet, sa longue présidence du Conseil d'État, où régnait, disait-il, une grande liberté de discussion, où souvent il était contredit avec opiniâtreté, car, ajoutait-il, si les hommes sont courtisans, ils ont de l'amour-propre aussi, et j'ai vu des conseillers d'État, de simples maîtres des requêtes, une fois engagés, soutenir contre moi leur opinion avec entêtement, tant il est vrai qu'il suffit d'assembler les hommes avec l'intention sérieuse d'approfondir les affaires, pour qu'il naisse une liberté relative, et quelquefois féconde, du moins en fait d'administration.
Napoléon avouait qu'il n'avait pas été un monarque libéral, mais soutenait qu'il avait été un monarque civilisateur, et ajoutait que, chargé d'être dictateur, son rôle à lui ne pouvait pas être de donner la liberté, mais de la préparer. Son essai de liberté en 1815. Quant à l'essai de cette liberté fait en 1815, il ne le désavouait pas, mais il en parlait peu, comme s'il avait été confus d'une épreuve qui avait si mal tourné pour lui. À cette occasion il s'exprimait sur les assemblées en homme qui les connaissait bien, quoiqu'il les eût peu pratiquées, et imputait ses mécomptes dans la Chambre des représentants à la nouveauté de cet essai de liberté plus qu'à son vice fondamental.—Les assemblées, disait-il, ont besoin de chefs pour les conduire, exactement comme les armées. Mais il y a cette différence que les armées reçoivent les chefs qu'on leur donne, et que les assemblées se les donnent à elles-mêmes. Or, en 1815, la Chambre des représentants, réunie au bruit du canon, n'avait pu encore ni chercher, ni trouver ses chefs.—
En toutes choses Napoléon disait qu'il n'avait pu avoir que des projets, qu'il n'avait eu le temps de rien achever, que son règne n'était qu'une suite d'ébauches, et alors se prenant à rêver, il aimait à se représenter tout ce qu'il aurait fait s'il avait pu obtenir de l'Europe une paix franche et durable, (paix qu'il avait repoussée malheureusement quand il aurait pu l'obtenir, comme en 1813 par exemple, et qu'il n'avait voulue qu'en 1815, lorsqu'elle était devenue impossible!)— Ce qu'il aurait fait s'il avait vieilli sur le trône. J'aurais, disait-il, accordé à mes sujets une large part dans le gouvernement. Je les aurais appelés autour de moi dans des assemblées vraiment libres, j'aurais écouté, je me serais laissé contredire, et, ne me bornant pas à les appeler autour de moi, je serais allé à eux. J'aurais voyagé avec mes propres chevaux à travers la France, accompagné de l'Impératrice et de mon fils. J'aurais tout vu de mes yeux, écouté, redressé les griefs, observé de près les hommes et les choses, et répandu de mes mains les biens de la paix, après avoir tant versé de ces mêmes mains les maux de la guerre. J'aurais vieilli en prince paternel et pacifique, et les peuples, après avoir si longtemps applaudi Napoléon guerrier, auraient béni Napoléon pacifique, et voyageant, comme jadis les Mérovingiens, dans un char traîné par des bœufs.—
Tels étaient les rêves de ce grand homme, et si nous les rapportons, c'est qu'ils contiennent une leçon frappante, celle de ne pas laisser passer le temps de faire le bien, car une fois passé il ne revient plus. Ainsi s'écoulaient les soirées de la captivité, et lorsqu'en discourant de la sorte Napoléon s'apercevait qu'il avait atteint une heure plus avancée que de coutume, il s'écriait avec joie: Minuit, minuit! quelle conquête sur le temps!... le temps, dont il n'avait jamais assez autrefois, et dont il avait toujours trop aujourd'hui!
L'année 1816, dont une moitié s'était passée en tracasseries, fut quant à l'autre moitié beaucoup mieux employée, et consacrée à des travaux historiques assidus. C'est à M. de Las Cases que Napoléon donnait alors le plus de temps, car il était plein d'ardeur pour le récit de ses campagnes d'Italie, qui lui rappelaient ses premiers, ses plus sensibles succès. Quoiqu'il s'occupât aussi de l'expédition d'Égypte avec le maréchal Bertrand, de la campagne de 1815 avec le général Gourgaud, l'Italie avait en ce moment la préférence. Il aurait voulu avoir un Moniteur pour les dates et pour certains détails matériels, et, à défaut du Moniteur, il se servait de l'Annual register. Travaux historiques de Napoléon. Du reste, sa mémoire était rarement en défaut, et presque jamais il n'avait à rectifier ses souvenirs. M. de Las Cases, forcé pour le suivre d'écrire aussi vite que la parole, se servait de signes abréviatifs; il était obligé ensuite de recopier ce qu'il avait écrit, et il y employait une partie des nuits. Il apportait le lendemain cette copie, que Napoléon corrigeait de sa main. Ce travail ayant singulièrement affaibli la vue de M. de Las Cases, son fils le relevait souvent, et l'aidait dans ses efforts pour saisir au vol la pensée impétueuse du puissant historien. À ce travail Napoléon en avait ajouté un autre. Il sentait l'inconvénient de ne pas savoir l'anglais, et il avait résolu de l'apprendre en adoptant M. de Las Cases pour maître. Mais ce génie prodigieux, qui avait à un si haut degré la mémoire des choses, n'avait pas celle des mots, et il apprenait les langues avec peine. Il s'y appliquait néanmoins, et commençait à lire l'anglais, sans toutefois pouvoir le parler. Les assiduités de M. de Las Cases auprès de Napoléon inspirent des jalousies à quelques membres de la colonie. Ces diverses occupations exigeaient de fréquents tête-à-tête avec M. de Las Cases, et provoquaient des jalousies dans cette colonie si peu nombreuse, et où il semble que l'infortune aurait dû rapprocher les cœurs. Le général Gourgaud avait fait preuve envers Napoléon d'un dévouement remarquable, mais il gâtait ses bonnes qualités par un orgueil excessif, et par un penchant à la jalousie qui ne reposait jamais. N'ayant pas quitté Napoléon dans ses dernières campagnes, il se considérait comme devant être le coopérateur exclusif de tous les récits de guerre, et souffrait avec peine que M. de Las Cases fût en ce moment le confident habituel de son maître. Cependant chacun devait avoir son tour, et, avec la fin de l'Empire, que le général Gourgaud connaissait mieux, le privilége des longs tête-à-tête devait arriver pour lui. Mais, bouillant autant que courageux, il ne savait pas se contenir, et, dans ce cercle si étroit, où les froissements étaient nécessairement si sensibles, il devenait souvent querelleur et incommode. Le spectacle de ces divisions aggravait les peines de Napoléon. Efforts de Napoléon pour maintenir l'union entre les amis qui lui restent. Il cherchait à apaiser des brouilles qu'il apercevait même quand on s'efforçait de les lui cacher, réprimait avec autorité les fougues du général Gourgaud, et s'appliquait à guérir les blessures faites à la sensibilité de M. de Las Cases, caractère concentré et un peu morose.—Quoi, leur disait-il à tous, n'est-ce pas assez de nos chagrins? faut-il que nous y ajoutions nous-mêmes par nos propres travers? Si la considération de ce que vous vous devez les uns aux autres ne suffit pas, songez à ce que vous me devez à moi-même... Ne voyez-vous pas que vos divisions me rendent profondément malheureux?... Tenez, ajoutait-il, quand vous serez de retour en Europe, ce qui ne peut manquer d'être prochain, car je n'ai pas beaucoup d'années à vivre, votre gloire sera de m'avoir accompagné sur ce rocher. Alors vous n'irez pas avouer que vous viviez en ennemis les uns avec les autres; vous vous direz frères en Sainte-Hélène, vous affecterez l'union: eh bien, puisqu'il faudra le faire un jour, pourquoi ne pas commencer aujourd'hui, pour votre dignité, pour mon repos, pour ma consolation?...—
Quelques tentatives de communications avec l'Europe. Ces pauvres exilés, malgré la surveillance ombrageuse dont ils étaient l'objet, allaient quelquefois en ville sous divers prétextes, mais, en réalité, pour s'y procurer des nouvelles. Ils s'y rendaient à cheval, accompagnés d'un surveillant, auquel ils donnaient leur monture à garder, et qui leur laissait ainsi un peu de liberté dont ils usaient pour se ménager quelques communications avec l'Europe. Le propriétaire du pavillon de Briars, devenu fournisseur de Longwood, se faisait souvent l'intermédiaire de leurs correspondances, du reste bien innocentes, car elles avaient pour unique objet d'entretenir des relations avec leurs familles, et les plus coupables allaient tout au plus jusqu'à dénoncer à l'opinion publique européenne les cruautés du gouvernement britannique. Il aurait fallu cependant s'en tenir à ces discrètes communications, et ne pas trop donner l'éveil à l'esprit soupçonneux de sir Hudson Lowe. M. de Las Cases, pour ce motif, est expulsé de Sainte-Hélène. Mais M. de Las Cases imagina de se servir d'un domestique qui retournait en Europe, pour lui confier un long récit des souffrances de Sainte-Hélène, écrit sur une pièce de soie, afin qu'il fût plus facile à cacher. Soit par l'infidélité du domestique, soit par la rigueur des investigations exercées sur sa personne, le dépôt fut découvert. M. de Las Cases qui avait particulièrement déplu à sir Hudson Lowe, fut condamné, en vertu des règlements établis, à quitter Sainte-Hélène. Une troupe de gens armés se saisit de sa personne et de celle de son fils, et les transporta l'un et l'autre à James-Town. Sir Hudson Lowe déclara à M. de Las Cases qu'ayant enfreint les règlements qui défendaient les communications clandestines, il serait conduit au Cap, et du Cap en Europe. Il n'y avait point à disputer avec ce maître absolu, et il fallut se soumettre. On visita les papiers de M. de Las Cases, on y trouva le journal qu'il avait tenu de ses entretiens avec Napoléon, et le manuscrit des campagnes d'Italie. On retint l'un et l'autre provisoirement.
Napoléon fut vivement courroucé de ce qu'on avait violé son domicile, et de ce qu'on lui enlevait un homme aussi respectable, et dont il avait un si grand besoin. Il réclama le manuscrit de ses campagnes d'Italie, qui lui fut rendu, et s'éleva avec amertume contre l'enlèvement de M. de Las Cases, pour un acte aussi naturel, aussi innocent qu'une plainte échappée à la souffrance, et prouvant même qu'on ne songeait point à s'enfuir, car dans les pièces saisies rien n'avait trait à un projet d'évasion. Aucun bâtiment ne s'étant trouvé prêt à partir, M. de Las Cases fut retenu dans l'île, et mis pour ainsi dire au secret, car il ne pouvait communiquer avec Longwood. Sir Hudson Lowe offre cependant de laisser M. de Las Cases à Sainte-Hélène, ce que celui-ci n'accepte point. Sir Hudson Lowe ayant eu ainsi le temps de la réflexion, craignit que la présence de M. Las de Cases en Europe ne fût plus fâcheuse pour lui et les ministres anglais que sa présence à Sainte-Hélène, car une fois libre, il pourrait faire entendre la voix du malheur, voix qui serait fort écoutée, même dans le parlement britannique. Il offrit donc à M. de Las Cases de retourner à Longwood, à condition de ne plus chercher à correspondre, et de profiter de la leçon qu'il venait de recevoir par un mois de séquestration. Mais M. de Las Cases avait fait de son côté les mêmes réflexions. Il avait pensé qu'il serait plus utile à Napoléon en Europe qu'à Sainte-Hélène, en dénonçant les traitements que subissaient les exilés. Il était fort inquiet aussi de l'état de santé de son fils, qui souffrait du climat des tropiques, et n'accepta point la grâce que lui offrait sir Hudson Lowe. On ne lui permit pas de voir Napoléon, à moins que ce ne fût devant témoins, ce qu'il refusa, mais il lui fit parvenir les motifs de sa résolution, ainsi que plusieurs objets dont il était dépositaire, et fut embarqué dans les derniers jours de décembre 1816, après dix-huit mois passés auprès de Napoléon, dont une année à Sainte-Hélène.