Histoire du Consulat et de l'Empire, (Vol. 20/20): faisant suite à l'Histoire de la Révolution Française
LIVRE SOIXANTE ET UNIÈME.
SECONDE ABDICATION.
Événements militaires sur les diverses frontières. — Combats heureux et armistice en Savoie. — Défaite des Vendéens et trêve avec les chefs de l'insurrection. — Arrivée de Napoléon à Laon. — Rédaction du bulletin de la bataille de Waterloo. — Napoléon examine s'il faut rester à Laon pour y rallier l'armée, ou se rendre à Paris pour y demander aux Chambres de nouvelles ressources. — Il adopte le dernier parti. — Effet produit à Paris par la fatale nouvelle de la bataille de Waterloo. — L'idée qui s'empare de tous les esprits, c'est que Napoléon, ne sachant ou ne pouvant plus vaincre, n'est désormais pour la France qu'un danger sans compensation. — Presque tous les partis, excepté les révolutionnaires et les bonapartistes irrévocablement compromis, veulent qu'il abdique pour faire cesser les dangers qu'il attire sur la France. — Intrigues de M. Fouché qui s'imagine que, Napoléon écarté, il sera le maître de la situation. — Ses menées auprès des représentants. — Il les exhorte à tenir tête à Napoléon si celui-ci veut engager la France dans une lutte désespérée. — Arrivée de Napoléon à l'Élysée le 21 juin au matin. — Son accablement physique. — Désespoir de tous ceux qui l'entourent. — Conseil des ministres auquel assistent les princes Joseph et Lucien. — Le maréchal Davout et Lucien sont d'avis de proroger immédiatement les Chambres. — Embarras et silence des ministres. — Napoléon paraît croire que le temps d'un 18 brumaire est passé. — Pendant qu'on délibère, M. Fouché fait parvenir à M. de Lafayette l'avis que Napoléon veut dissoudre la Chambre des représentants. — Grande rumeur dans cette chambre. — Sur la proposition de M. de Lafayette on déclare traître quiconque essayera de proroger ou de dissoudre les Chambres, et on enjoint aux ministres de venir rendre compte de l'état du pays. — Les esprits une fois sur cette pente ne s'arrêtent plus, et on parle partout d'abdication. — Napoléon irrité sort de son abattement et se montre disposé à des mesures violentes. — M. Regnaud, secrètement influencé par M. Fouché, essaye de le calmer, et suggère l'idée de l'abdication, que Napoléon ne repousse point. — Pendant ce temps la Chambre des représentants, vivement agitée, insiste pour avoir une réponse du gouvernement. — Les ministres se rendent enfin à la barre des deux Chambres, et proposent la formation d'une commission de cinq membres afin de chercher des moyens de salut public. — Discours de M. Jay, dans lequel il supplie Napoléon d'abdiquer. — Réponse du prince Lucien. — L'Assemblée ne veut pas arracher le sceptre à Napoléon, mais elle désire qu'il le dépose lui-même. — Elle accepte la proposition des ministres, et nomme une commission de cinq membres chargée de chercher avec le gouvernement les moyens de sauver le pays. — La Chambre des pairs suit en tout l'exemple de la Chambre des représentants. — Napoléon est entouré de gens qui lui donnent le conseil d'abdiquer. — Son frère Lucien lui conseille au contraire les mesures énergiques. — Raisons de Napoléon pour ne les point adopter. — Séance tenue la nuit aux Tuileries par les commissions des deux Chambres. — M. de Lafayette aborde nettement la question de l'abdication. — On refuse de l'écouter pour s'occuper de mesures de finances et de recrutement, mais M. Regnaud fait entendre qu'en ménageant Napoléon, on obtiendra bientôt de lui ce qu'on désire. — Rapport de cette séance à la Chambre des représentants. — Impatience causée par l'insignifiance du rapport. — Le général Solignac, longtemps disgracié, rappelle l'Assemblée au respect du malheur, et court à l'Élysée pour demander l'abdication. — Napoléon l'accueille avec douceur, et lui promet de donner à la Chambre une satisfaction complète et prochaine. — Seconde abdication. — Napoléon y met pour condition la transmission de la couronne à son fils. — L'abdication est portée à la Chambre, qui, une fois satisfaite, cède à un attendrissement général. — Nomination d'une commission exécutive pour suppléer au pouvoir impérial. — MM. Carnot, Fouché, Grenier, Caulaincourt, Quinette, nommés membres de cette commission. — M. Fouché en devient le président en se donnant sa voix. — M. Fouché rend secrètement la liberté à M. de Vitrolles, et s'abouche avec les royalistes. — Il préférerait Napoléon II, mais prévoyant que les Bourbons l'emporteront, il se décide à faire ses conditions avec eux. — Scènes dans la Chambre des pairs. — La Bédoyère voudrait qu'on proclamât sur-le-champ Napoléon II. — Altercation entre Ney et Drouot relativement à la bataille de Waterloo. — Napoléon, voyant qu'on cherche à éluder la question relativement à la transmission de la couronne à son fils, se plaint à M. Regnaud d'avoir été trompé. — MM. Regnaud, Boulay de la Meurthe, Defermon, lui promettent de faire le lendemain un effort en faveur de Napoléon II. — Séance fort vive le 23 à la Chambre des représentants. — M. Boulay de la Meurthe dénonce les menées royalistes, et veut qu'on proclame sur-le-champ Napoléon II. — L'Assemblée tout entière est prête à le proclamer. — M. Manuel, par un discours habile, parvient à la calmer, et fait adopter l'ordre du jour. — Diverses mesures votées par la Chambre. — Ce qui se passe en ce moment aux frontières. — Ralliement de l'armée à Laon, et manière miraculeuse dont Grouchy s'est sauvé. — L'armée compte encore 60 mille hommes, qui au nom de Napoléon II retrouvent toute leur ardeur. — Grouchy prend le commandement, et dirige l'armée sur Paris en suivant la gauche de l'Oise. — Les généraux étrangers, dès qu'ils apprennent l'abdication, se hâtent de marcher sur Paris, mais Blucher, toujours le plus fougueux, se met de deux jours en avance sur les Anglais. — Agitation croissante à Paris. — Les royalistes songent à tenter un mouvement, mais M. Fouché les contient par M. de Vitrolles. — Les bonapartistes et les révolutionnaires voudraient que Napoléon se mît à leur tête, et se débarrassât des Chambres. — Affluence des fédérés dans l'avenue de Marigny, et leurs acclamations dès qu'ils aperçoivent Napoléon. — Inquiétudes de M. Fouché, et son désir d'éloigner Napoléon. — Il charge de ce soin le maréchal Davout, qui se rend à l'Élysée pour demander à Napoléon de quitter Paris. — Napoléon se transporte à la Malmaison, et désire qu'on lui donne deux frégates, actuellement en rade à Rochefort, pour se retirer en Amérique. — M. Fouché fait demander des saufs-conduits au duc de Wellington. — Napoléon attend la réponse à la Malmaison. — Le général Beker est chargé de veiller sur sa personne. — M. de Vitrolles insiste auprès de M. Fouché pour qu'on mette fin à la crise. — M. Fouché imagine de rejeter la difficulté sur les militaires, en faisant déclarer par eux l'impossibilité de se défendre. — Les yeux des royalistes se tournent vers le maréchal Davout. — Le maréchal Oudinot s'abouche avec le maréchal Davout. — Celui-ci déclare que si les Bourbons consentent à entrer sans l'entourage des soldats étrangers, à respecter les personnes, et à consacrer les droits de la France, il sera le premier à proclamer Louis XVIII. — Le maréchal Davout fait en ce sens une franche démarche auprès de la commission exécutive. — M. Fouché n'ose pas le soutenir. — Dans ce moment arrive un rapport des négociateurs envoyés auprès des souverains alliés, d'après lequel on se figure que les puissances européennes ne tiennent pas absolument aux Bourbons. — Ce rapport devient un nouveau prétexte pour ajourner toute résolution. — Les armées ennemies s'approchent de Paris. — On nomme de nouveaux négociateurs pour obtenir un armistice. — Dispositions particulières du duc de Wellington. — Sa parfaite sagesse. — Ses conseils à la cour de Gand. — Dispositions de cette cour. — Idées de vengeance. — Déchaînement contre M. de Blacas et grande faveur à l'égard de M. Fouché. — Empire momentané de M. de Talleyrand. — Arrivée de Louis XVIII à Cambrai. — Sa déclaration. — Le duc de Wellington ne veut pas qu'on entre de vive force à Paris, et désire au contraire qu'on y entre pacifiquement, afin de ne pas dépopulariser les Bourbons. — Violence du maréchal Blucher, qui songe à se débarrasser de Napoléon. — Nobles paroles du duc de Wellington. — Les commissaires pour l'armistice s'abouchent avec ce dernier. — Il exige qu'on lui livre Paris et la personne de Napoléon. — M. Fouché se décide à faire partir ce dernier en toute hâte. — Napoléon, informé de la marche des armées ennemies, et sachant que les Prussiens sont à deux journées en avant des Anglais, offre à la commission exécutive de prendre le commandement de l'armée pour quelques heures, promet de gagner une bataille, et de se démettre ensuite. — Cette proposition est repoussée. — Départ de Napoléon pour Rochefort le 28 juin. — Napoléon parti, le duc de Wellington ne peut plus demander sa personne, mais signifie qu'a faut se décider à accepter les Bourbons, et promet de leur part la plus sage conduite. — Entretien avec les négociateurs français. — Les agents secrets de M. Fouché lui adressent des renseignements conformes à ceux qu'envoient les négociateurs, et desquels il résulte que les Bourbons sont inévitables. — M. Fouché comprend qu'il faut en finir de ces lenteurs, et convoque un grand conseil, auquel sont appelés les bureaux des Chambres et plusieurs maréchaux. — Il veut jeter la responsabilité sur le maréchal Davout, en l'amenant à déclarer l'impossibilité où l'on est de se défendre. — Le maréchal, irrité des basses menées de M. Fouché, annonce qu'il est prêt à livrer bataille, et répond de vaincre s'il n'est pas tué dans les deux premières heures. — Embarras de M. Fouché. — Avis de Carnot soutenant que la résistance est impossible. — La question renvoyée à un conseil spécial de militaires. — M. Fouché pose les questions de manière à obtenir les réponses qu'il souhaite. — Sur les réponses de ce conseil, on reconnaît qu'il y a nécessité absolue de capituler. — Brillant combat de cavalerie livré aux Prussiens par le général Exelmans. — Malgré ce succès tout le monde sent la nécessité de traiter. — On envoie des commissaires au maréchal Blucher à Saint-Cloud. — Ces commissaires traversent le quartier du maréchal Davout. — Scènes auxquelles ils assistent. — Ils se transportent à Saint-Cloud. — Convention pour la capitulation de Paris. — Sens de ses divers articles. — L'armée française doit se retirer derrière la Loire, et la garde nationale de Paris faire seule le service de la capitale. — Scènes des fédérés et de l'armée française en traversant Paris. — M. Fouché a une entrevue avec le duc de Wellington et M. de Talleyrand à Neuilly. — Ne pouvant obtenir des conditions satisfaisantes, il se résigne et accepte pour lui le portefeuille de la police. — Ses collègues se regardent comme trahis. — Il retourne à Neuilly et obtient une audience de Louis XVIII. — Il dispose tout pour l'entrée de ce monarque, et fait fermer l'enceinte des Chambres. — L'opinion générale est qu'il a trahi tous les partis. — Résumé et appréciation de la période dite des Cent jours.
Juin 1815. Événements militaires sur les diverses frontières. Les événements sur nos frontières de l'Est et du Midi avaient été moins grands et moins malheureux que sur celle du Nord. Le général Rapp s'était enfermé dans Strasbourg, le général Lecourbe dans Béfort, et ce dernier après des combats dignes du temps où il disputait les Alpes aux Autrichiens et aux Russes, avait réussi à contenir l'ennemi. Sur la frontière de Suisse et de Savoie, le maréchal Suchet, toujours heureux, toujours habile, était parvenu avec une armée de 18 mille hommes à se faire respecter par une armée de soixante mille. Avantages obtenus dans le Jura et sur les Alpes. N'ayant que huit à neuf mille hommes de troupes de ligne, à peu près autant de gardes nationales mobilisées, il avait pourvu à la défense du Jura et des Alpes, depuis les Rousses jusqu'à Briançon, mis Lyon en état de défense, et disputé avec ses troupes actives les approches de Chambéry. Profitant des fautes des Autrichiens, il les avait repoussés, et sur la nouvelle du désastre de Waterloo leur avait ensuite proposé un armistice. Armistice. L'ennemi ayant exigé qu'on lui livrât Lyon et Grenoble, le maréchal indigné l'avait attaqué avec vigueur, et lui avait tué ou pris 3,000 hommes. Le général autrichien Frimont, déconcerté, avait accepté l'armistice offert par le maréchal, et consenti à prendre la frontière de 1814 pour ligne de séparation des armées belligérantes.
Victoire et suspension d'armes en Vendée. En Vendée, les choses s'étaient passées tout aussi heureusement. On a vu que les chefs vendéens, après la surprise d'Aizenay, s'étaient dispersés, mécontents des Anglais et de M. de La Rochejaquelein, et prêts à retomber dans leurs anciennes divisions. M. Louis de La Rochejaquelein, devenu général en chef de l'insurrection, avait confié la direction de son état-major à un ancien officier républicain, brouillé avec l'Empire, M. le général Canuel. Bien que MM. de Sapinaud, de Suzannet, d'Autichamp, répugnassent à reconnaître un chef unique, ils s'étaient soumis par déférence pour l'autorité royale, et par respect pour l'illustre nom de La Rochejaquelein. Bientôt M. Louis de La Rochejaquelein, poussé par le général Canuel à centraliser le commandement, à peu près comme dans une armée régulière, avait froissé les divers chefs par une direction antipathique aux mœurs des Vendéens, puis avait contrarié leurs vues en voulant les conduire dans le Marais pour y recevoir de la flotte anglaise des secours à l'arrivée desquels ils ne croyaient point. Ils avaient élevé des objections fondées d'abord sur leur peu de confiance dans le concours de l'Angleterre, ensuite sur le danger de s'accumuler dans le Marais, entre les troupes du général Travot qui étaient à Bourbon-Vendée, et celles du général Lamarque qui étaient à Nantes, dans un pays tout ouvert, où ils avaient toujours été battus, et où ils étaient exposés à mourir de faim. Dans ce même moment venaient d'arriver dans la Vendée MM. de La Béraudière, de Malartic, de Flavigny, dépêchés par M. Fouché pour proposer une suspension d'armes, sur le motif que la question allant se résoudre en Flandre, il était inutile de verser du sang pour la décider en Vendée, où d'ailleurs elle ne se déciderait jamais. Ces pourparlers étant parvenus aux oreilles de M. Louis de La Rochejaquelein, il en avait fait un crime à MM. de Sapinaud, de Suzannet, d'Autichamp, qu'il avait destitués de leurs commandements, comme infidèles à leur cause. En Vendée, le commandement était donné par le peuple et non par le Roi. MM. de Sapinaud, de Suzannet, d'Autichamp, étaient restés à la tête de leurs troupes, et avaient laissé M. Louis de La Rochejaquelein s'engager dans le Marais, où tâchant de sortir d'une mauvaise position par une extrême bravoure, il s'était fait tuer à la tête d'une colonne de 1,500 hommes, laquelle avait été bientôt dispersée.
M. de Sapinaud lui ayant succédé dans le commandement général, les chefs avaient pris de nouveau les armes, et marché sur la Roche-Servien, où rencontrant le général Lamarque ils avaient essuyé une sanglante défaite et perdu plus de 3 mille hommes. M. de Suzannet, dans cet engagement, était tombé percé de balles. Convaincus qu'ils ne pouvaient plus tenir, et que c'était à d'autres à rétablir la royauté, les chefs vendéens écoutant enfin les propositions de M. Fouché, avaient signé la pacification de leur province, après avoir versé inutilement leur sang et celui de braves soldats qui auraient été mieux employés en Flandre qu'en Vendée.
Ainsi, sur les frontières et dans l'intérieur, rien n'était définitivement perdu, si à Paris on savait supporter le grand désastre de Waterloo.
Napoléon traverse Philippeville pour se rendre à Laon. Napoléon en sortant de Charleroy s'était dirigé sur Philippeville avec un petit nombre de cavaliers de toutes armes, et arrivé devant cette place le 19 au matin il avait eu de la peine à s'en faire ouvrir les portes, le gouverneur ne pouvant reconnaître dans cet état l'Empereur des Français. Admis bientôt avec respect et douleur dans l'intérieur de la place, Napoléon y avait retrouvé M. de Bassano, et quelques-uns de ses officiers, tous consternés, tous privés de bagage, car rien n'avait été sauvé du désastre, pas même les voitures impériales. Après quelques instants consacrés à de tristes épanchements, il expédia divers ordres, écrivit à son frère Joseph pour lui faire part de son dernier revers, pour l'inviter à convoquer les ministres et à préparer avec eux les résolutions que comportaient les circonstances, puis escorté des serviteurs qu'il venait de recueillir, il monta dans les méchantes voitures qu'on avait pu lui procurer, et prit la route de Laon, où il avait prescrit de rallier les débris de l'armée.
Son arrivée à Laon. Parvenu à Laon, où l'avait précédé le bruit de nos malheurs, Napoléon y reçut des autorités de la ville et des chefs de la garnison des témoignages de douleur qui le touchèrent, après quoi il employa les premières heures à délibérer sur la conduite à tenir. D'un coup d'œil il avait pénétré l'avenir très-prochain qui lui était réservé, et avait trop vu peut-être, que quelque conduite qu'il tînt, le résultat serait le même. Ses dispositions morales. Il avait joué sa fortune sur un coup de dés: les dés étaient mal tombés, et cette fortune était évidemment perdue. Cette manière d'envisager l'état des choses, en lui inspirant une résignation surprenante, allait peut-être aussi diminuer son énergie, et même le soin qu'il mettrait à peser les divers partis à prendre. Une sorte d'indifférence, quelquefois tranquille et douce, quelquefois amère et méprisante, allait être sa disposition constante dans un moment où, avec moins de pénétration et plus de désir de se sauver, il aurait pu, pour quelques heures au moins, conjurer le destin. Quelques heures en effet lui semblaient le seul gain à faire sur les événements, et il était peu probable que pour un tel prix il daignât tenter un grand effort.
Rédaction du bulletin de la bataille de Waterloo. L'affaire la plus pressante était de donner à la France un récit exact de la bataille du 18 juin. Napoléon avait auprès de lui M. de Bassano, le grand maréchal Bertrand, le général Drouot, MM. de Flahault et de La Bédoyère, ses aides de camp. Il rédigea lui-même le bulletin de la bataille avec l'intention d'exposer toute la vérité, sans cependant incriminer personne. Après avoir dicté rapidement ce bulletin, il le lut aux assistants, en leur disant qu'il pourrait rejeter sur le maréchal Ney une partie du malheur de la journée, mais qu'il s'en garderait bien, chacun ayant fait de son mieux, et chacun aussi ayant commis des fautes. Effectivement il eût été cruel de faire peser la responsabilité de sa défaite sur un homme qui pour empêcher cette défaite venait de déployer un si prodigieux héroïsme. Il ne songeait pas au maréchal Grouchy dont il ignorait la conduite, et dont il n'attribuait l'absence qu'à une cause extraordinaire. Tout fut donc imputé aux circonstances et à l'impatience fébrile de la cavalerie. Napoléon, après avoir particulièrement consulté l'homme de la justice et de la vérité, Drouot, arrêta le bulletin, qui fut expédié à Paris par courrier extraordinaire. Il discuta ensuite avec les personnes qui l'entouraient le parti qu'il avait à prendre.
Grande question naissant de la situation. Qu'allait-il faire à Laon? Y attendrait-il patiemment le ralliement des débris de l'armée? Et ces débris que seraient-ils? Suffiraient-ils pour tenir tête à l'ennemi, pour retarder sa marche au moins quelques jours, de manière à donner à Paris le temps de fermer ses portes, d'armer ses redoutes, de rassembler les corps chargés de composer sa garnison? Fallait-il rester à Laon à la tête de l'armée, ou se rendre à Paris, pour tâcher d'y rallier les pouvoirs publics, et d'en obtenir des moyens de résistance à l'ennemi? Ne valait-il pas mieux, tandis que le major général et le prince Jérôme rallieraient l'armée à Laon, que Napoléon courût à Paris, se présentât aux Chambres, leur dît la vérité, et leur demandât les moyens de réparer le dernier désastre? Des moyens il en restait, si les Chambres franchement unies au gouvernement voulaient le seconder. Napoléon d'ailleurs en avait d'avance préparé d'assez considérables, même dans l'hypothèse d'une grande défaite, pour laisser encore bien des chances d'une résistance heureuse. Les Chambres pourraient y ajouter par leur dévouement à la cause commune: tout dépendrait donc de la fermeté et de l'accord des pouvoirs publics. Napoléon présent n'obtiendrait-il pas cette fermeté, cet accord, plus sûrement que s'il était absent?
C'était là une question extrêmement grave, et qui pour la troisième fois se présentait dans la carrière de Napoléon. Comme il réunissait en lui la double qualité de général et de chef d'empire, il avait eu à se demander dans plusieurs occasions solennelles, lequel était préférable, ou de rendre au gouvernement son moteur principal, ou de laisser à l'armée son chef? Dans ces diverses occasions il avait sacrifié l'intérêt militaire à l'intérêt politique, et jusqu'ici le calcul lui avait réussi, aux dépens toutefois de sa réputation personnelle, car il avait fourni à ses ennemis le prétexte de dire qu'une fois son armée mise en péril par sa faute, il n'avait d'autre souci que de sauver sa personne. C'était là un reproche d'ennemi, car dans chacune de ces conjonctures il avait atteint un grand but. En effet, lorsqu'il avait abandonné l'armée d'Égypte pour venir fonder un gouvernement à Paris, il était devenu consul et empereur. Après la campagne de 1812, en quittant son armée à Smorgoni, et en traversant l'Allemagne avant qu'elle fût soulevée, il avait pu réunir les moyens de vaincre l'Europe à Lutzen et à Bautzen, ce qui eût suffi pour sauver sa couronne s'il avait su imposer des sacrifices à son orgueil. Il avait donc agi habilement, puisque la première fois il avait conquis le pouvoir, et l'avait conservé la seconde. En serait-il de même la troisième?
Raisons pour et contre. La question était des plus difficiles à résoudre. Lorsqu'il était revenu d'Égypte il était apparu avec le prestige de la gloire opposé à la déconsidération du Directoire, et il n'avait eu qu'à se montrer pour triompher. Lorsqu'il était brusquement revenu de Russie, on n'avait pas cessé de le croire invincible, si bien qu'on cherchait dans les éléments seuls l'explication d'un malheur regardé comme passager; de plus on ne concevait pas encore l'idée d'un autre gouvernement que le sien, et il avait ainsi obtenu du patriotisme de la France les moyens de faire une seconde campagne. Aujourd'hui tout était bien changé. On s'était habitué à le voir vaincu; on croyait toujours à son génie, mais on ne croyait plus à sa fortune; on imputait à son despotisme, à son ambition, les malheurs de la France, et on attribuait surtout la nouvelle crise où elle était tombée à son funeste retour de l'île d'Elbe. Les Bourbons ayant eux-mêmes préparé ce retour par leurs fautes, on avait subi Napoléon des mains de l'armée, dans l'espérance qu'il pourrait vaincre encore, mais puisque la seule utilité qu'on attendait de lui, celle de vaincre, disparaissait avec ses autres prestiges, conserverait-il quelque ascendant sur des Chambres déjà froides la veille de sa défaite, et probablement plus que froides le lendemain? Ne les verrait-on pas bafouer le héros malheureux, comme le font si souvent les hommes? Et ne valait-il pas mieux rester à la tête d'une armée qui persistait à l'idolâtrer, et qui n'imputait ses revers qu'à la trahison? Du milieu de cette armée, toujours redoutable quoique vaincue, ne serait-il pas plus imposant, que seul à la barre d'une assemblée impitoyable pour le despote sans soldats et sans épée?
Napoléon avait le sentiment secret qu'il était plus sage de rester à Laon pour y recueillir les débris de son armée, que d'aller se mettre à Paris dans les mains d'une assemblée hostile, et il inclinait fortement vers cette résolution. Mais les avis furent partagés, et généralement contraires parmi ceux qui l'entouraient. Les uns étaient préoccupés de ce qu'avaient dit souvent ses ennemis, qu'il ne savait jamais que délaisser son armée en détresse, et ils craignaient dans les circonstances présentes le renouvellement de semblables propos. D'autres faisaient valoir un plus grand intérêt, celui d'aller à Paris remonter les cœurs, contenir les partis, imposer silence aux dissidences, et réunir tous les bons citoyens dans l'unique pensée de résister à l'étranger. Ceux que cette grave considération touchait particulièrement, habitués à subir l'ascendant de leur maître, ne s'apercevant pas que cet ascendant tout entier encore pour eux, était aux trois quarts détruit pour les autres, voulaient l'opposer à la mauvaise volonté des partis, dans la croyance chimérique qu'il serait aussi efficace qu'autrefois. Il est certain que dans un moment pareil, au milieu de toutes les agitations qu'il fallait prévoir, une volonté puissante était infiniment désirable à Paris. Mais cette volonté ne serait-elle pas plus imposante de loin que de près, et du sein d'une armée toujours fanatique de son chef, que du milieu du palais désert de l'Élysée? Supposez qu'une assemblée emportée voulût par des décrets attenter à la prérogative impériale, elle ne pourrait rien contre Napoléon entouré de ses soldats, tandis que lorsqu'il serait à Paris, seul, sans autre escorte que sa défaite, elle pourrait bien le violenter, le dépouiller de son sceptre? Quant à lui il entrevit cet avenir humiliant, sans l'avouer à ceux qui prenaient part à cette délibération. Motifs gui décident Napoléon à se rendre à Paris. Presque tous ne virent que la nécessité d'une main puissante au centre du gouvernement pour y contenir les mauvais vouloirs, et croyant à la puissance de cette main dont tous les jours ils sentaient encore la force, ils conjurèrent Napoléon de se rendre sur-le-champ à Paris. Cependant il persistait dans une espèce de résistance silencieuse, lorsque deux raisons le décidèrent en sens contraire de son penchant secret. D'une part il reçut une lettre de M. le comte Lanjuinais, président de la Chambre des représentants, écrite, il est vrai, après Ligny et avant Waterloo, mais empreinte de sentiments si affectueux qu'il y avait lieu de bien augurer des dispositions de l'assemblée. D'autre part en regardant ce qu'on avait autour de soi, à Laon, on ne devait guère être tenté de s'y arrêter. Si Napoléon avait eu sous la main cinquante ou soixante mille hommes pour opérer entre Paris et la frontière, rien ne l'aurait décidé à les abandonner, car avec son art de manœuvrer il aurait pu encore ralentir les généraux vainqueurs, donner le temps aux esprits de se remettre, aux gardes nationales mobilisées d'accourir, et contenir par sa fière attitude ses ennemis du dedans et du dehors. Mais on avait rencontré tout au plus trois mille fuyards entre Philippeville et Laon, portés sur les ailes de la déroute, et il fallait bien huit ou dix jours pour réunir vingt mille hommes ayant figure de troupes organisées.—Ah! lui disait-on, si Grouchy était un vrai général, si on avait quelque raison d'espérer qu'il eût sauvé les trente-cinq mille hommes placés sous son commandement, on aurait bientôt rallié derrière cet appui vingt-cinq mille autres soldats toujours dévoués à l'Empire, et avec soixante mille combattants résolus on pourrait encore se jeter sur l'ennemi en faute, gagner sur lui une bataille, arrêter sa marche, et relever la fortune chancelante de la France. Mais Grouchy devait être actuellement prisonnier des Prussiens et des Anglais; il n'y avait donc pas un seul corps entier. Napoléon serait à Laon occupé à attendre pendant dix ou douze jours qu'on eût rassemblé quinze ou vingt mille hommes. Il emploierait son temps à ramasser les hommes un à un, à les rallier au drapeau. Il valait certes bien mieux que ce temps fût employé à rallier les pouvoirs publics en se rendant pour quelques jours à Paris, sauf à revenir tout de suite après se replacer à la tête de l'armée que le major général aurait réunie et réorganisée.—Ces raisons étaient spécieuses, elles déterminèrent Napoléon, car il ne pouvait se résigner à passer son temps à Laon à courir après des fuyards, tandis qu'à Paris il pourrait s'appliquer à contenir les partis, à ranimer l'administration, à créer de nouvelles ressources. S'il avait su Grouchy sain et sauf, il serait resté. Ayant toute raison de le croire perdu, il aima mieux se rendre à Paris. Ainsi, on peut dire que Grouchy le perdit deux fois: en agissant mal une première fois, et en faisant craindre la seconde qu'il n'eût mal agi, ce qui n'était pas, car en ce moment il parvenait à sauver miraculeusement son corps d'armée.
Napoléon charge le maréchal Soult du commandement de l'armée, et part pour Paris. Son parti pris, Napoléon donna l'ordre de lever la garde nationale en masse dans les contrées environnantes pour recueillir les fuyards et les ramener à Laon. Il laissa le commandement de l'armée au major général, maréchal Soult, et emmena avec lui son frère Jérôme qui était blessé au bras et à la main. Il recommanda au maréchal de reformer et de réorganiser les troupes le plus tôt possible, et lui annonça qu'après avoir pourvu aux affaires les plus urgentes, il reviendrait prendre le commandement. Il monta ensuite en voiture dans la journée du 20 afin de se rendre à Paris.
Première impression produite à Paris par le désastre de Waterloo. Pendant que Napoléon s'arrêtait à cette grave détermination, Paris, surpris par la nouvelle du désastre de Waterloo, tombait d'abord dans la stupeur, et de la stupeur passait bien vite à la plus extrême agitation. Les nouvelles reçues coup sur coup d'un succès décisif dans la Vendée, d'un succès rassurant vers les Alpes, d'un succès éclatant à Ligny, avaient inspiré une sorte de confiance, et on se figurait que, la fortune et la modération aidant, on parviendrait à conclure une paix honorable. Ces nouvelles satisfaisantes avaient occupé les esprits jusqu'au 18. Le 19 aucun bruit ne circula. Le 20 on apprit que les ministres avaient été brusquement appelés chez le prince Joseph, et les plus désolantes rumeurs se répandirent dans la capitale. Bientôt on sut que Joseph avait annoncé un grand désastre aux membres du gouvernement, et leur avait recommandé d'attendre avec calme les ordres que Napoléon allait leur adresser. Le calme était plus facile à conseiller qu'à conserver. L'émotion fut des plus vives, et l'opinion que Waterloo allait être le signal d'une nouvelle révolution envahit toutes les têtes. La pensée qui s'empare de tous les esprits, c'est que Napoléon, ne sachant plus vaincre, est pour la France un danger sans compensation. En effet, l'idée qui depuis le retour de l'île d'Elbe régnait chez tous les esprits, c'est que si Napoléon par la haine qu'il inspirait à l'Europe était pour la France un danger, il était aussi une sûreté par la puissance de son épée. Cette épée venant de se briser à Waterloo, on en concluait universellement qu'il n'était plus qu'un danger sans compensation, et qu'il devait descendre encore une fois du trône pour faire cesser ce danger. Les vulgaires adorateurs du succès disaient tout simplement qu'il était venu jouer une dernière partie, qu'il l'avait perdue, et qu'il n'avait qu'à céder la place à d'autres. Les gens qui prenaient leurs raisons à une source plus élevée, disaient qu'après avoir compromis la France avec l'Europe par son premier règne, il aurait bien fait de ne pas revenir; que, revenu par une tentative des plus téméraires, il n'aurait eu qu'une manière d'excuser cette tentative, c'eût été une bonne politique et la victoire; que, puisque la victoire lui faisait défaut, il devait, en se sacrifiant lui-même, mettre fin à des périls dont il était la cause sans pouvoir en être le remède.
Chaque parti exprime cette pensée à sa manière. Cette opinion devint en un instant générale, et chacun l'exprimait à sa manière. Langage des royalistes. Les royalistes en proie à une joie folle, proclamaient hautement que la déchéance immédiate de Napoléon était un sacrifice dû au salut de la France, et qui, dans tous les cas, ne serait envers lui qu'une juste punition de ses attentats. Les révolutionnaires honnêtes, les jeunes libéraux, qui, sans désirer Napoléon, l'avaient accepté des mains de l'armée comme le seul homme capable de défendre la Révolution et la France, en voyant qu'ils avaient trop présumé sinon de son génie au moins de sa fortune, étaient confus, désolés, et n'hésitaient pas à dire qu'il fallait songer exclusivement à la France, et la sauver sans lui si on ne pouvait la sauver avec lui. Langage des bonapartistes modérés. Les hommes attachés à la dynastie des Bonaparte par affection ou par intérêt, les révolutionnaires tout à fait compromis, étaient les seuls qui osassent soutenir qu'il fallait s'attacher résolûment à Napoléon, et s'ensevelir avec lui sous les ruines de l'Empire.
Langage des hommes éclairés. Cependant quelques esprits fermes, fort rares il est vrai, soutenaient cette opinion par de meilleures raisons. Ils disaient que la faute de rappeler ou de laisser revenir Napoléon une fois commise, l'unique manière de la réparer c'était de persévérer, et de s'unir fortement à lui; qu'il restait des ressources pour continuer la guerre, que, mises dans ses mains, ces ressources pourraient être efficaces; qu'avec lui pour chef le succès de la résistance à l'ennemi était possible, mais avec tout autre impossible; que l'espérance de traiter avec l'Europe en lui sacrifiant Napoléon était non-seulement peu honorable, mais chimérique; que l'Europe en voulait à Napoléon sans doute, mais à la France tout autant; qu'elle ferait les plus belles promesses du monde, et qu'ensuite lorsqu'on aurait eu la faiblesse de les écouter, Dieu seul savait ce que deviendraient le pays, son sol, sa liberté!
Façon de penser de Sieyès et de Carnot. Deux hommes éminents partageaient cet avis, Carnot et Sieyès: Carnot, parce qu'en vivant trois mois auprès de Napoléon, en le voyant simple, ouvert, prêt à reconnaître ses fautes quand on ne les lui reprochait pas, et voué tout entier à la défense du pays, il avait fini par s'attacher à lui; Sieyès, parce que tout en n'aimant point Napoléon, pas plus aujourd'hui qu'autrefois, il jugeait la situation avec sa supériorité d'esprit accoutumée, et pensait qu'il fallait ou résister avec Napoléon, ou se rendre immédiatement aux Bourbons. Or comme cette dernière solution était pour lui inadmissible, il n'hésitait pas, et était d'avis de s'unir à Napoléon, franchement, énergiquement, en mettant dans ses mains toutes les forces du pays. Il le dit en termes très-vifs à M. Lanjuinais, qu'il trouva fort ébranlé par la nouvelle de Waterloo. L'un et l'autre sont d'avis qu'il faut chercher à sauver la France par Napoléon. M. Lanjuinais était en effet de ceux qui n'avaient été ramenés à Napoléon que par la raison d'utilité publique, et qui, cette raison disparaissant, n'avaient plus rien qui les rattachât à lui.—Pensez bien, lui dit Sieyès, à ce que vous allez faire, car vous n'avez que cet homme pour vous sauver. Ce n'est pas un tribun qu'il vous faut, mais un général. Lui seul tient l'armée, et peut la commander. Brisez-le après vous en être servi, ce n'est pas moi qui le plaindrai. Mais sachez vous en servir auparavant, mettez dans ses mains toutes les forces de la nation, et vous échapperez peut-être au péril qui vous menace. Autrement vous perdrez infailliblement la Révolution, et peut-être la France elle-même.—
Dans une certaine mesure Sieyès avait raison. Si on voulait faire triompher la liberté par les mains des nouveaux libéraux et des anciens révolutionnaires (de ceux, bien entendu, qu'aucun excès ne souillait), tous sincèrement attachés à cette noble cause, et méritant bien qu'elle triomphât par leurs mains, si on voulait garantir la France de l'humiliation de subir un gouvernement imposé par l'étranger, si on voulait préserver son sol, sa grandeur des violences d'un ennemi victorieux, il n'y avait qu'une ressource, c'était l'union entre soi d'abord, et avec Napoléon ensuite. Lui seul en effet pouvait obtenir de l'armée et de la partie énergique de la nation les derniers efforts du patriotisme, lui seul enfin était capable de rendre ces efforts efficaces. Croire qu'avec une assemblée constituée révolutionnairement, on renouvellerait les prodiges d'énergie de la Convention nationale, était un rêve de maniaques incorrigibles, comme il y en a dans tous les temps, et comme il y en avait beaucoup alors dans le parti révolutionnaire.
N'y avait-il pas d'autre manière de la sauver? Mais il faut le reconnaître, indépendamment de cette solution qui consistait à sauver la liberté et l'inviolabilité du sol par la main de Napoléon, il y en avait une autre. La liberté n'était pas nécessairement perdue avec les Bourbons, loin de là, car elle était de force à triompher d'eux, comme elle venait de triompher de Napoléon lui-même en lui arrachant l'Acte additionnel, et quant à l'intégrité du sol de la France, il y avait tant de doute sur le succès d'une lutte désespérée contre les armées ennemies, qu'accepter franchement les Bourbons en traitant avec eux, en faisant des conditions, soit à eux soit à l'Europe qui les soutenait, était la solution non-seulement la plus probable, mais la moins dangereuse, si on savait y amener les choses habilement et honnêtement. Difficultés du rôle de celui qui se chargerait de la sauver. Un bon citoyen pouvait bien se proposer ce but, pourvu toutefois qu'il ne songeât point à lui, mais au pays; qu'il fît des conditions pour la liberté, pour le sol, non pour son ambition personnelle; qu'en un mot ce fût de sa part une patriotique entreprise, et non une intrigue basse et intéressée. Mais tout en étant prêts à faire le sacrifice de Napoléon, les hommes qui remplissaient les deux Chambres étaient si peu préparés à recevoir les Bourbons (soit répugnance, soit intérêt), que pour ménager la transition il aurait fallu, avec une parfaite honnêteté, une habileté profonde, un immense ascendant, ce qui supposait un personnage rare, et ce personnage avec toutes ces conditions n'existait pas.
Aptitudes à ce rôle du maréchal Davout et de M. Fouché. Deux hommes pouvaient beaucoup dans le moment pour sauver le pays, c'étaient le maréchal Davout et M. Fouché. Le maréchal Davout exerçait sur l'armée un ascendant mérité. Lui seul, après Napoléon, avait l'autorité nécessaire pour la rallier, et s'il faisait à Paris ce qu'il avait fait à Hambourg, il pouvait arrêter longtemps l'Europe victorieuse. Son honnêteté était à l'abri de tout soupçon, mais s'il ne manquait pas de sens politique, il manquait complétement de dextérité. Il n'était capable que d'une conduite, c'était d'assembler les membres du gouvernement, de leur proposer hardiment ce qu'il croirait le meilleur, même le rappel des Bourbons, et puis de briser son épée si on ne l'écoutait point. Mais il était incapable de mener adroitement les partis à un but difficile, sujet à contestation, et devant surtout être dissimulé quelques jours bien que très-honnête. M. Fouché était tout autre. M. Fouché se charge de diriger la nouvelle révolution, et songe, non pas à la France, mais à lui-même. Certes, si l'honnêteté, le désintéressement, l'ascendant sur l'armée lui manquaient absolument, l'art de tromper les partis, de les mener à un but en leur niant effrontément qu'il y marchât, cet art il l'avait au plus haut degré. En un mot il avait trop de ce dont le maréchal Davout avait trop peu, et dans une révolution pareille, où il n'aurait fallu songer qu'au pays, il n'était capable de songer qu'à lui-même. La nouvelle du désastre de Waterloo fut pour son activité, sa vanité, son ambition, un aiguillon extraordinaire. Être débarrassé de Napoléon le dédommageait, et au delà, des chances presque certaines que cet événement donnait aux Bourbons, sans compter que dans la confusion actuelle des choses, le géant étant abattu, il n'apercevait dans ce chaos aucune tête qui pût dominer la sienne. Il se voyait seul maître des événements, jouant en 1815 le rôle que M. de Talleyrand avait joué en 1814, et avec plus de puissance encore, car disposant des partis dans l'intérieur de Paris, traitant au dehors avec les armées ennemies arrêtées devant la capitale, il se flattait d'être l'arbitre de la France comme de l'Europe, et dans son ridicule aveuglement, il ne discernait pas que si M. de Talleyrand, conseillant avec autorité et décision d'esprit les souverains victorieux, avait abouti à la Charte de 1814, lui essayant de tromper tous les partis, pour finir par être trompé lui-même, n'aboutirait qu'à livrer la France, et avec elle les têtes les plus illustres, aux colères de l'émigration et de l'Europe. 1814, en effet, avait été une réconciliation qu'il n'avait tenu qu'aux Bourbons de rendre durable: 1815 ne devait être qu'une odieuse vengeance! Ce n'était pas la peine de se montrer si pressé d'y mettre la main!
Ses intrigues auprès des membres des deux Chambres. Aussitôt la fatale nouvelle arrivée, M. Fouché se mit en mouvement pour nouer des intrigues de toute sorte. Les Bourbons n'étaient pas ce qu'il aurait préféré, et il sentait bien que sa triste qualité de régicide plaçait entre eux et lui un durable embarras. La régence de Marie-Louise qui eût fort convenu aux bonapartistes et à l'armée, le duc d'Orléans lui-même, vers lequel beaucoup d'amis de la liberté et beaucoup de chefs militaires tournaient en ce moment les yeux, auraient mieux répondu à ses secrets désirs. Mais si Marie-Louise, si le duc d'Orléans étaient des transactions qu'on aurait pu attendre de l'Europe vaincue, ou à demi victorieuse, il n'y avait après un désastre comme celui de Waterloo, aucune transaction à espérer, et les Bourbons, imposés cette fois sans conditions, étaient la seule solution vraiment probable. Le prévoyant M. Fouché s'y résignait, si cette solution était son ouvrage, et s'il pouvait s'en ménager les profits. Il commence par élargir M. de Vitrolles, dans l'espérance d'en faire son intermédiaire auprès des Bourbons. Pour aller au plus sûr, et prendre ses précautions à cet égard, il débuta par une démarche des plus significatives. M. de Vitrolles, dont on a vu le rôle antérieur, était resté prisonnier à Vincennes depuis son arrestation à Toulouse, et Napoléon, sans vouloir le faire fusiller, ainsi que le prétendait M. Fouché pour se donner le mérite de l'avoir sauvé, l'avait gardé comme une espèce d'otage, sauf à voir ce qu'il en ferait plus tard. Il avait de la sorte, sans s'en douter, préparé à M. Fouché un puissant moyen d'intrigue. Celui-ci fit immédiatement tirer de Vincennes et amener en sa présence M. de Vitrolles, lui annonça qu'il était libre, lui recommanda de ne pas se montrer, et de se tenir prêt à remplir les missions dont on le chargerait. En fait de missions, M. de Vitrolles n'en pouvait accepter que d'une espèce, et il n'eut pas besoin de le rappeler à M. Fouché, qui le savait, et qui l'entendait ainsi. Seulement les événements étant à leur début, il était impossible actuellement d'aller plus loin dans les voies du royalisme. Tirer M. de Vitrolles de Vincennes, et le tenir prêt à agir, était à la fois un titre auprès des Bourbons, et une manière des plus adroites d'entrer en rapport avec eux.
Cette première démarche, M. Fouché naturellement n'en informa personne, et il se montra sous un tout autre aspect à ceux avec lesquels il se proposait de travailler à une nouvelle révolution. Il fallait commencer par se débarrasser de Napoléon, qu'il ne cessait de craindre, surtout dans les convulsions d'une agonie qui pouvait être violente, et bien que tout tendît à la déchéance du vaincu de Waterloo, pourtant il fallait encore des ménagements envers ceux qu'on voulait amener à la prononcer. M. Fouché cherche à persuader à tout le monde que Napoléon est la cause unique des maux du pays, que lui écarté toutes les difficultés pourront s'aplanir. À peine sorti de la réunion des ministres chez le prince Joseph, M. Fouché s'empressa d'attirer à lui les membres des deux Chambres, et il employa la journée du 20, la nuit du 20 au 21 à ces diverses entrevues.—Eh bien, leur répétait-il à tous, ne vous avais-je pas dit que cet homme nous perdrait par sa folle obstination? S'il n'était pas revenu de l'île d'Elbe, nous allions nous délivrer des Bourbons, presque d'accord avec les puissances qui auraient accepté Marie-Louise ou M. le duc d'Orléans, et ainsi au lieu d'une révolution violente, d'une guerre à mort avec l'Europe, nous aurions eu un changement pacifique, presque universellement consenti. Récemment encore une belle occasion s'est offerte, c'était le Champ de Mai. Nous savions par une communication secrète venue de Vienne (M. Fouché faisait allusion à la mission de M. Werner à Bâle) qu'on était prêt à un arrangement, que la condition essentielle était l'éloignement de Napoléon, que ce point concédé on admettrait tout, Marie-Louise, le duc d'Orléans, ce qui conviendrait en un mot, et qu'à ce prix la paix serait maintenue. J'avais proposé à Napoléon d'abdiquer au Champ de Mai au profit de son fils, et de mettre ainsi les puissances en demeure de prouver leur sincérité. On lui aurait ménagé à lui une retraite honorable, et par ce sacrifice il se serait procuré la plus belle des gloires. Mais il n'a rien voulu entendre, et vous le voyez, ce joueur effréné ne sait même plus gagner au jeu, et que faire maintenant d'un joueur qui ne sait que perdre?—
Il cherche surtout à faire craindre la dissolution des Chambres. M. Fouché ne s'ouvrait pas au même degré avec ses différents interlocuteurs; il en disait plus à ses intimes, un peu moins à ceux qui n'étaient pas dans sa confidence accoutumée, mais à tous il montrait un grand effroi de ce que Napoléon était capable de faire à son retour à Paris.—Il va revenir comme un furieux, disait-il; il va vous proposer des mesures extraordinaires, vous demander de mettre dans ses mains toutes les ressources de la nation, pour en faire un usage désespéré. Il songeait l'année dernière à détruire Paris; vous pouvez deviner à quoi il sera disposé cette année, maintenant qu'il est placé entre la mort et un étroit cachot; et, soyez-en sûrs, si vous ne votez pas ce qu'il vous demandera, il dissoudra les Chambres, pour rester en possession de tous les pouvoirs.—La menace de la dissolution des Chambres était un moyen que M. Fouché avait employé dès les premiers jours de leur réunion, et il avait déjà pu en éprouver la puissance. Ces représentants, en effet, revêtus de leur mandat depuis vingt jours à peine, se sentant devenir les maîtres du pays à mesure que l'influence de Napoléon s'affaissait, frémissaient à l'idée de se voir éconduits, renvoyés chez eux, pour laisser la France aux mains d'un forcené, comme disait M. Fouché, qui l'année dernière était prêt à faire sauter la poudrière de Grenelle, et qui certainement n'oserait pas moins cette année. On était sûr en présentant aux deux Chambres cette idée de la dissolution, de leur faire perdre tout sang-froid, et effectivement, M. Fouché la leur donnait comme définitivement arrêtée dans l'esprit de Napoléon. On était disposé à l'en croire, car si quelqu'un était bien placé pour connaître la pensée impériale c'était lui. Mais il ne suffisait pas d'être averti d'une telle résolution, il fallait trouver le moyen de s'en préserver, et ce n'était pas aisé, puisque l'Acte additionnel accordait au monarque le pouvoir de dissoudre ou d'ajourner les Chambres.
Dédain de M. Fouché pour la question constitutionnelle. À l'égard de l'Acte additionnel M. Fouché témoignait le plus parfait dédain, et n'en paraissait nullement embarrassé. C'eût été, selon lui, une singulière faiblesse que de se laisser arrêter par une constitution sans valeur, dont Napoléon ne tenait aucun compte, et qu'il n'aurait aucun scrupule de violer, quand ses intérêts le commanderaient. Il suggère l'idée d'un décret tendant à empêcher leur dissolution. Il n'y avait qu'une chose à faire, c'était de rendre un décret, par lequel les Chambres déclareraient qu'elles n'entendaient souffrir ni prorogation ni dissolution dans les circonstances graves où se trouvait la France. À en croire M. Fouché, ce n'était pas attenter à la couronne elle-même, bien que ce fût restreindre une de ses prérogatives. C'était, en laissant le sceptre impérial à Napoléon, l'arrêter, le contenir dans l'usage qu'il serait tenté d'en faire. À ces raisonnements M. Fouché ajoutait beaucoup de demi-confidences, tendant à insinuer qu'il avait eu des communications secrètes avec les diverses cours européennes, particulièrement avec celle de Vienne, que de parti pris il n'y en avait pas contre la France, qu'il n'y en avait qu'à l'égard de Napoléon, et que, lui écarté, on avait la certitude de sauver à la fois la liberté, le sol et la dignité de la France. Il ne s'agissait donc pas de le détrôner, mais seulement de l'empêcher de commettre des folies, s'il en était tenté, car enfin on ne pouvait pas laisser le destin de la France à la merci d'un furieux qui aimait mieux la perdre avec lui, que la sauver en se sacrifiant lui-même.
Dans cette mesure, tout le monde adhéra aux vues de M. Fouché, et il promit aux divers représentants qu'il eut occasion de voir, de les tenir exactement informés des projets de Napoléon dès qu'il en aurait connaissance. Moyens d'influence employés par M. Fouché sur M. de Lafayette. Parmi ces représentants il y en avait un surtout dont il eut l'art de réveiller les ombrages, c'était M. de Lafayette. On a vu quel avait été le rôle de cet illustre personnage pendant les Cent jours. Soit par M. Benjamin Constant, soit par le prince Joseph, il était parvenu à exercer une véritable influence, en leur donnant ou refusant son approbation, selon qu'ils se prêtaient plus ou moins à ce qu'il voulait, et il avait obtenu ainsi la convocation des Chambres, à laquelle Napoléon répugnait profondément. M. de Lafayette avait tenu à cette convocation plus qu'aux clauses les plus essentielles de l'Acte additionnel, disant que lorsqu'on serait réuni dans une assemblée on saurait bien contenir Napoléon, s'il voulait ressaisir son ancien despotisme. C'était par conséquent de tous les hommes du temps celui qu'on était le plus assuré d'exciter, en lui présentant la dissolution des Chambres comme certaine, ou seulement comme possible. M. Fouché lui fit dire que Napoléon avait perdu son armée, qu'il allait arriver pour tâcher d'en refaire une autre, que son premier soin serait de se débarrasser des Chambres, qu'on devait s'y attendre, se tenir sur ses gardes, et être prêt à conserver malgré lui une influence salutaire sur les destinées du pays. Il n'en fallait pas tant pour exalter au plus haut point les défiances, le zèle, l'audace entreprenante de M. de Lafayette.
Manière dont M. Fouché s'empare de MM. Jay et Manuel. Il y avait deux jeunes députés, fort honnêtes gens tous les deux, MM. Jay et Manuel, bien au-dessous alors de la situation de M. de Lafayette, mais le second appelé bientôt à jouer un rôle considérable, dont M. Fouché avait complétement abusé la probité, et qu'il se préparait à employer beaucoup dans les circonstances présentes. Honorable caractère de ces deux hommes. M. Jay, homme de lettres, connu par des succès académiques, esprit doux, fin, cultivé, caractère timide mais indépendant, sachant écrire mais ne sachant point parler, capable cependant de trouver dans une conjoncture importante quelques paroles convenables et courageuses, avait été l'instituteur des fils de M. Fouché, et était devenu représentant de Bordeaux. M. Manuel, avocat au barreau d'Aix, ignorant l'art d'écrire, mais possédant à un haut degré celui de parler, doué d'une grande présence d'esprit, d'un courage à toute épreuve, et d'un patriotisme sincère, était entré en relations avec M. Fouché lorsque ce dernier subissait en Provence une sorte d'exil, et il était devenu représentant de l'arrondissement d'Aix. Tous les deux demeurés jusqu'alors en dehors de la politique, ils avaient pris confiance en M. Fouché qui avait eu soin de se présenter à eux sous ses meilleurs aspects. Avec l'un et l'autre il s'était montré étranger à tous les partis, indifférent aux Bonaparte comme aux Bourbons, complétement détaché des personnes à force d'être attaché aux choses, ne cherchant pas à renverser Napoléon, mais prêt à en faire le sacrifice à la France, si pour la sauver il fallait se séparer de lui. On ne pouvait se donner de meilleures apparences, car tout ce qu'il y avait de jeune, d'honnête, de patriote parmi les hommes politiques, pensait ainsi, et il n'avait pas été difficile à M. Fouché de s'emparer de deux jeunes représentants n'ayant de liens avec aucun parti, et ne prenant souci que des intérêts du pays. Il leur dit à eux ce qu'il avait fait dire à M. de Lafayette, que Napoléon allait arriver dans quelques heures, qu'il fallait le seconder, mais ne pas se laisser arracher par lui la juste part qu'on avait au gouvernement, en un mot ne pas se laisser dissoudre. Dans cette voie on était sûr de trouver non pas seulement les hommes que nous venons de désigner, mais les deux Chambres tout entières.
Agitation des représentants le 21 juin au matin. Le 21 au matin la plupart des représentants, bien que la séance ne s'ouvrît qu'à midi, étaient accourus au palais de l'assemblée, et avec l'animation d'esprit que les circonstances provoquaient, se demandaient des détails sur le désastre du 18, s'en affligeaient de bonne foi, cherchaient le remède, l'imaginaient chacun à leur manière, et exprimaient tous la pensée que la France ne devait pas être plus longtemps sacrifiée à un homme, et qu'il fallait la sauver sans lui, si on ne pouvait la sauver avec lui. Chez des esprits ainsi disposés, le bruit que Napoléon revenait avec la résolution d'éloigner les Chambres, afin de soutenir un duel à mort contre l'Europe, sans s'inquiéter des hasards auxquels il exposerait la France, devait provoquer une sorte de révolte. Tout raisonnement, même juste, consistant à dire que Napoléon pouvait seul diriger encore la résistance contre l'étranger, était condamné à rencontrer peu de faveur. Idées répandues chez eux par l'influence de M. Fouché. Il y avait beaucoup de bons et sages représentants qui, le 20 mars, avaient regretté de voir le sort de la France remis de nouveau dans les mains de Napoléon, mais qui, le 20 mars accompli, s'étaient franchement rattachés à lui, qui en cet instant même étaient portés à croire que lui seul pouvait combattre avec succès l'Europe armée, qui redoutaient singulièrement le retour des Bourbons entourés de l'émigration triomphante, mais qui n'osaient rien répondre quand on leur disait que Napoléon allait arriver comme un frénétique, résolu à risquer l'existence du pays dans une lutte désespérée, tandis que s'il abdiquait, l'ennemi satisfait s'arrêterait, et nous laisserait le choix de notre gouvernement. Ils se taisaient embarrassés quand on leur tenait ce langage, et les promoteurs de l'idée du moment, soutenant qu'il fallait sacrifier Napoléon à la France, s'appuyant sur les assertions de M. Fouché, sur de prétendues communications avec Vienne, ou ne trouvaient point de contradicteurs, ou ne trouvaient que des contradicteurs intimidés et silencieux. C'était donc une pensée qui révoltait tout le monde, et sur laquelle personne n'entendait de composition, que celle de se laisser proroger ou dissoudre, et de ne pouvoir plus veiller dès lors sur ce que Napoléon allait faire, dès qu'il serait revenu à Paris. Telle était l'agitation le 21 au matin, agitation à la fois naturelle et fomentée par les bruits que M. Fouché avait perfidement répandus.
Son travail s'était étendu plus loin encore, et il avait amené à ses vues certains membres du gouvernement. Il n'avait pas essayé d'agir sur Carnot, qui, avec Sieyès, pensait qu'il fallait défendre la cause de la Révolution et de la France par Napoléon seul, et qu'il considérait comme un maniaque dont il n'y avait point à s'occuper; mais il avait agi sur M. de Caulaincourt, toujours morose, en le confirmant dans l'idée que tout était perdu, et qu'il n'y avait plus qu'à préserver la personne de Napoléon d'un traitement ou cruel ou ignominieux. Il en avait dit autant à Cambacérès qui n'en avait jamais douté, au maréchal Davout qui commençait à le craindre; il traitait d'aveugles ceux qui semblaient penser autrement, et s'était enfin tout à fait emparé de M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, homme d'esprit et de talent, dévoué à l'Empereur, mais extrêmement impressionnable, et qu'il avait gagné en lui disant que par son éloquence il devait mener la Chambre, et en lui en ménageant les moyens. À tous il avait répété que la situation était désespérée, que l'unique ressource imaginable était l'abdication de Napoléon, qu'à cette condition on arrêterait l'Europe, que peut-être même on obtiendrait la régence de Marie-Louise, et il semblait s'en faire fort, en s'appuyant sur des communications mystérieuses dont il ne parlait pas clairement, mais qu'il laissait soupçonner suffisamment pour qu'on y crût, et qu'on y attachât une grande importance.
Arrivée de Napoléon le 21 au matin. Tel avait été le fruit des efforts de M. Fouché pendant les vingt-quatre heures écoulées depuis la fatale nouvelle, lorsque Napoléon entra le 21 au matin dans les cours de l'Élysée. Son premier entretien avec M. de Caulaincourt. En mettant le pied sur les marches du palais, le premier personnage qu'il rencontra fut M. de Caulaincourt, dont il prit et serra fortement la main. Drouot descendant de voiture après lui, et ne pouvant s'empêcher de dire à l'une des personnes présentes que tout était perdu, Excepté l'honneur! reprit vivement Napoléon.—C'était la seule parole qu'il eût proférée depuis Laon. Le teint plus pâle que de coutume, le visage ferme, les yeux secs, mais la poitrine oppressée, il s'appuya sur le bras de M. de Caulaincourt, et demanda un bain et un bouillon, car il expirait de fatigue, ayant presque toujours été à cheval depuis six jours. Après s'être jeté sur un lit, il dit à M. de Caulaincourt que la victoire du 16 en présageait une décisive pour le 18, que le gain de cette seconde bataille paraissait assuré, lorsque deux causes principales l'avaient convertie en désastre, l'absence de Grouchy et la précipitation de Ney, ce dernier plus que jamais héroïque, mais tombé dans un état fébrile qui troublait ses facultés; que du reste il ne s'agissait pas de rechercher les fautes des uns ou des autres, et qu'il fallait songer uniquement à les réparer. Alors il demanda à M. de Caulaincourt ce qu'il y avait à espérer des Chambres, de ceux qui les conduisaient, et en général des principaux personnages de l'État. M. de Caulaincourt, dont le défaut était plutôt d'exagérer la vérité que de la taire, ne lui dissimula pas que les Chambres trompées, étaient portées à chercher le salut public dans son éloignement du trône, et qu'il trouverait de bien mauvaises dispositions chez tout le monde.—Je le prévoyais, répondit Napoléon. J'étais sûr qu'on se diviserait, et qu'on perdrait ainsi les dernières chances qui nous restent. Notre désastre est grand sans doute, mais unis nous pourrions le réparer; désunis nous serons sous peu la proie de l'étranger. Aujourd'hui on croit qu'il ne s'agit que de m'écarter. Mais moi écarté, on se débarrassera de tous les hommes de la Révolution, et on vous rendra les Bourbons avec l'émigration triomphante. Les Bourbons, soit!... mais il faut qu'on sache ce qu'on fait.—Napoléon ne parut ni surpris ni affecté, tant il s'attendait à ce qu'il venait d'apprendre. Il ordonna qu'on réunît sur-le-champ les ministres et les principaux membres du gouvernement, et puis s'endormit profondément, car il succombait à la fatigue, et son âme préparée à tout n'était plus susceptible de ces ébranlements qui empêchent le sommeil.
Exagération de nos désastres due aux récits des officiers qui accompagnaient Napoléon. On vit bientôt arriver successivement tous ceux qui avaient la curiosité et le droit de s'introduire à l'Élysée. Leur premier soin fut de s'informer du détail des derniers événements militaires auprès des officiers composant le cortége de Napoléon. L'aspect seul de ces officiers était déjà le plus frappant des témoignages. Leurs habits qu'ils n'avaient pas eu le temps de changer, déchirés par les balles, ou souillés par le sang et la poussière du champ de bataille, leur visage enflammé, leurs yeux rougis par les larmes, disaient assez ce qu'ils avaient vu et souffert. Leur douleur, selon l'usage des âmes oppressées, s'exhala bientôt en fâcheux récits, en exagérations même, si les exagérations avaient été possibles dans une pareille conjoncture. Ils ne pouvaient sans doute en dire trop, ni sur la funeste bataille, ni sur la grandeur des pertes; mais après les avoir entendus, on dut croire qu'il n'y avait plus d'armée, qu'on ne pourrait pas réunir mille hommes quelque part, tandis qu'il y avait moyen, comme on s'en convaincra tout à l'heure, de former encore une armée égale en nombre, supérieure en qualité à celle de 1814. L'assertion qu'il ne restait plus qu'à capituler avec l'ennemi victorieux, déjà fort répandue, se propagea bien davantage après ces tristes récits, et elle vola de bouche en bouche jusqu'à l'assemblée des représentants, qui n'était que trop disposée à y croire. Il n'y avait pas là de quoi calmer les esprits, ranimer les cœurs, rallier les volontés. Hélas! quand la Providence prépare de grands événements, elle semble ne négliger aucune des circonstances accessoires qui peuvent contribuer à les produire!
Réunion du conseil des ministres. Napoléon, après un court sommeil, s'était plongé dans un bain. On lui annonça que les ministres réunis en conseil l'attendaient. C'est le maréchal Davout qui vint le chercher. Napoléon ne l'avait pas vu encore. À l'aspect du maréchal, il laissa tomber ses bras dans l'eau en s'écriant: Quel désastre!—Le maréchal, dont le rude caractère cédait difficilement à l'émotion commune, était d'avis de résister à l'orage, et supplia Napoléon de ne pas tarder à le suivre. Napoléon qui avait déjà tout prévu, tout accepté, et qui n'espérait presque aucun résultat du conseil qu'on allait tenir, dit au maréchal qu'on pouvait commencer la délibération sans lui, et qu'il se rendrait au conseil des ministres dans quelques instants. Langage de Napoléon à ce conseil. Il se fit attendre, arriva enfin sur les nouvelles instances du maréchal, fut reçu avec respect, et écouté avec une avide curiosité, lorsqu'en termes brefs mais expressifs, il exposa ce qui s'était passé, et retraça les grandes espérances de victoire auxquelles avait si promptement succédé la désolante réalité d'une affreuse défaite. Après ce récit, il dit à ses ministres qu'il restait des ressources, qu'il se faisait fort de les trouver et de les employer, que pour un militaire qui savait son métier, il y avait encore beaucoup à faire, qu'il n'était ni découragé, ni abattu, mais qu'il lui fallait des adhésions, non des résistances de la part des Chambres; que là était le point essentiel; qu'avec de l'union on se sauverait très-probablement, mais certainement pas sans union. Il fit donc résider toute la question dans la conduite à suivre envers les Chambres, afin d'en obtenir cette union indispensable de laquelle dépendait le salut de l'État. Cette manière d'envisager la situation était celle de tous les assistants, et elle ne rencontra pas un seul contradicteur. Napoléon laissa la parole à qui voudrait la prendre. Personne n'en était bien pressé, excepté les hommes dévoués, qui s'occupaient de la chose plus que d'eux-mêmes. À ce titre, M. de Caulaincourt aurait dû parler le premier, mais le désespoir avait envahi son âme, et il était tombé dans un état passif dont il ne sortit plus guère pendant ces douloureuses circonstances.
Carnot est d'avis de demander la dictature. L'excellent Carnot, ému jusqu'aux larmes, s'imaginant que tout le monde sentait comme lui, soutint qu'il fallait, ainsi qu'on l'avait fait en 1793, créer une dictature révolutionnaire, et la confier non pas à un comité, mais à Napoléon, devenu à ses yeux la Révolution personnifiée. Dans son zèle pour la chose publique, dans sa confiance en Napoléon qu'il croyait partagée, il supposa que les Chambres penseraient, agiraient, opineraient comme lui, et il fut d'avis d'aller leur demander la dictature pour l'Empereur.
Le maréchal Davout n'attend rien des Chambres, et veut qu'on les écarte par la prorogation ou la dissolution. Tel ne fut point l'avis du maréchal Davout. N'aimant pas les assemblées qu'il ne connaissait que par la Convention et les Cinq-Cents, il dit qu'on serait contrarié, paralysé par les Chambres, qu'il fallait se hâter de s'en délivrer par la prorogation ou la dissolution, qu'on en avait le droit en vertu de l'Acte additionnel, et qu'il fallait savoir user de ce droit afin de réunir les moyens de combattre et de vaincre l'étranger. Le prince Lucien (car les princes assistaient à ce conseil) appuya fort l'opinion du maréchal Davout. Il était, comme on l'a vu, revenu auprès de son frère depuis le 20 mars, et semblait vouloir le dédommager par son zèle présent de son opposition passée. L'indocilité dont il avait fait preuve jadis le servait aujourd'hui, et n'avoir pas porté de couronne était un titre dont on lui tenait grand compte. Plein des souvenirs du 18 brumaire, et enclin à se passer des Chambres, il opina comme le maréchal Davout, mais ne rencontra guère d'appui. La majorité, toujours disposée dans les réunions d'hommes, nombreuses ou non, aux moyens termes, la majorité tout en admettant la nécessité d'une sorte de dictature, parut croire qu'il fallait la demander aux Chambres qui l'accorderaient probablement, et qu'en tout cas c'était une chose à essayer.
L'amiral Decrès désespère de tout. L'amiral Decrès, pessimiste pénétrant, dit que c'étaient là de pures illusions, que les Chambres auraient subi Napoléon vainqueur, qu'elles se révolteraient contre Napoléon vaincu, qu'on n'aurait rien en le demandant, et qu'il serait bien dangereux de prendre quelque chose sans le demander. Il était évident que ce ministre désespérait de la situation en proportion même de sa grande sagacité. Langage hypocrite de M. Fouché, conseillant les ménagements envers les Chambres. M. Fouché, qui n'avait pas proféré une parole, et dont le silence finissait par être accusateur, dit quelques mots, uniquement pour avoir dit quelque chose, témoigna des malheurs de Napoléon une affliction qu'il ne ressentait point, et pour les Chambres une confiance qu'il n'éprouvait pas, et qu'il eût été bien fâché d'éprouver. Voulant mettre une sorte d'accord entre son rôle secret et son rôle public, il ajouta qu'il fallait se garder de heurter les Chambres, et surtout de laisser voir l'intention de se passer d'elles, qu'on les révolterait en agissant de la sorte, et qu'au contraire, en s'y prenant bien, on en obtiendrait peut-être les ressources nécessaires pour sauver la dynastie et le pays.
M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély insinue que l'abdication est le seul moyen de salut. M. Regnaud de Saint-Jean d'Angély, devenu de très-bonne foi la dupe de M. Fouché, crut devoir par dévouement aller plus loin qu'aucun des assistants. En protestant d'un attachement à la dynastie impériale dont il n'avait pas à donner la preuve, il parla de l'état des Chambres, et en particulier des dispositions de la Chambre des représentants, laquelle selon lui était tout entière imbue de la fatale persuasion que les puissances coalisées n'en voulaient qu'à Napoléon, que Napoléon écarté elles s'arrêteraient, et accepteraient le Roi de Rome sous la régence de Marie-Louise. M. Regnaud ajouta que cette persuasion avait gagné les esprits les meilleurs, les moins favorables aux Bourbons, et que toute mesure qui n'y serait pas conforme aurait peu de chance de réussir. On ne pouvait indiquer plus clairement que le seul moyen de sortir d'embarras c'était que Napoléon abdiquât, et essayât en sacrifiant sa personne de sauver le trône de son fils et la situation de tous ceux qui s'étaient attachés à sa fortune. Vive réplique de Napoléon. Napoléon qui jusque-là était demeuré morne et silencieux, en voyant la pensée de M. Fouché germer jusque dans l'esprit des hommes qui devaient lui être le plus dévoués, se réveilla subitement, et lançant sur M. Regnaud son regard perçant, Expliquez-vous, lui dit-il, parlez, ne dissimulez rien.... Il ne s'agit pas de ma personne que je suis prêt à sacrifier, et dont, il y a trois jours, j'ai tout fait pour vous débarrasser, mais il s'agit de l'État et de son salut. Qui est-ce qui peut sauver l'État aujourd'hui? Est-ce la Chambre des représentants? Est-ce moi? Est-ce que la France connaît un seul des individus qui composent cette Chambre nommée d'hier, et où il n'y a ni un homme d'État, ni un militaire? Pourriez-vous désigner dans son sein ou ailleurs un bras assez ferme pour tenir les rênes du gouvernement? La France ne connaît que moi, n'attache d'importance qu'à moi. L'armée, dont les débris ralliés peuvent être imposants encore, l'armée, croyez-vous qu'elle obéisse à une autre voix que la mienne? Et si, comme à Saint-Cloud, je jetais par la fenêtre tous ces discoureurs, l'armée applaudirait, la France laisserait faire. Pourtant je n'y songe point: j'apprécie la différence des temps et des circonstances. Mais il ne faut pas qu'avec de fausses notions sur l'état des choses, on rompe l'union qui est aujourd'hui notre dernière ressource. Sans doute, si moi seul je puis sauver l'État, seul aussi par ce motif je suis l'objet apparent de la haine de l'étranger, et on peut croire que moi écarté, l'étranger sera satisfait. On vous dit que le Roi de Rome avec la régence de sa mère serait admis. C'est une fable perfide, imaginée à Vienne pour nous désunir, et propagée à Paris pour tout perdre. Je sais ce qui se passe à Vienne, et à aucun prix on n'accepterait ma femme et mon fils. On veut des Bourbons, des Bourbons seuls, et c'est tout naturel. Moi écarté, on marchera sur Paris, on y entrera, et on proclamera les Bourbons. En voulez-vous? Pour moi je ne sais pas s'ils ne vaudraient pas mieux que tout ce que je vois. Mais l'armée, mais les paysans, mais les acquéreurs de biens nationaux, tous ceux qui ont applaudi à mon retour, en veulent-ils? Vous tous, serviteurs de la famille impériale, peut-il vous convenir de laisser rentrer l'émigration triomphante? Personnellement, je n'ai plus d'intérêt dans tout cela; mon rôle est fini quoi qu'il advienne, et une dictature même heureuse le prolongerait à peine de quelques jours. Il ne s'agit pas de moi, je le répète, il s'agit de la France, de la Révolution, des intérêts qu'elle a créés, et qu'on peut encore sauver avec de l'union et de la persévérance. Le coup que nous avons reçu est terrible, mais il est loin d'être mortel. L'armée qui a combattu le 18 juin ne présente que des fuyards, mais si Grouchy, que l'ennemi aura probablement négligé pour suivre les troupes battues, est parvenu à s'échapper, les fuyards se rallieront derrière lui. Grouchy avait 35 mille hommes: il ne serait pas étonnant de rallier autant de fuyards, décontenancés en ce moment, mais prêts à ma voix à redevenir ce qu'ils sont, des soldats héroïques. Cela me ferait 70 mille combattants. Rapp, Lecourbe en se repliant, m'amèneront 40 mille hommes en troupes de ligne ou gardes nationales mobilisées, tandis que Suchet et Brune continueront de garder les Alpes. J'aurais donc encore plus de cent mille soldats dans la main. La Vendée va m'en rendre dix mille. Je n'en ai jamais eu autant en 1814, et j'avais au moins autant d'ennemis à combattre que je puis en avoir aujourd'hui. Blucher et Wellington ne possèdent pas cent vingt mille hommes actuellement, et avant que les Russes et les Autrichiens arrivent, je pourrais bien faire expier à mes vainqueurs leur victoire de la veille. Paris est à l'abri d'un coup de main avec les fédérés, les dépôts, la garde nationale, les marins; et les ouvrages de la rive gauche achevés, il sera invincible. Croyez-vous qu'en manœuvrant avec cent vingt mille hommes entre la Marne et la Seine, en avant d'une capitale impossible à forcer, je n'aurais pas encore bien des chances pour moi? Enfin la France apparemment ne nous laisserait pas nous battre tout seuls. En deux mois j'ai levé 180 mille gardes nationaux d'élite, ne puis-je pas en trouver cent mille autres? ne peut-on pas me donner cent mille conscrits? Il y aurait donc encore derrière nous de bons patriotes qui viendraient remplir les vides de nos rangs, et quelques mois de cette lutte auraient bientôt lassé la patience de la coalition, qui, les traités de Paris et de Vienne maintenus, ne soutient plus qu'une lutte d'amour-propre. Que faut-il donc pour échapper à notre ruine? De l'union, de la persévérance, de la volonté!...—
Effet que cette réplique produit sur ceux qui l'entendent. Ces paroles, dont nous ne reproduisons que la substance, empreintes de la vigueur de pensée et de langage particulière à Napoléon, avaient relevé les esprits dans le conseil, et les auraient relevés ailleurs si elles avaient pu franchir les murs de l'Élysée. Pendant qu'on délibère à l'Élysée, l'agitation règne à la Chambre des représentants. Mais Napoléon ne pouvait ni se montrer aux Chambres, ni s'y faire entendre; il n'avait personne pour l'y représenter, et elles étaient en ce moment livrées à une agitation extraordinaire. Celle des représentants, réunie dès le matin, comme on vient de le voir, était occupée à rechercher des nouvelles avec une impatience fiévreuse, lorsqu'une rumeur sinistre se propagea tout à coup dans son sein. On discutait, disait-on, à l'Élysée, le projet de la proroger ou de la dissoudre; le parti en était même déjà pris, et le décret qui la frappait allait lui être signifié dans peu d'instants. Sur un avis de M. Fouché, elle se persuade que le décret de dissolution va être apporté. C'était M. Fouché qui profitant des longueurs de la délibération à l'Élysée avait fait parvenir cet avis perfide. Il l'avait transmis notamment à M. de Lafayette, le plus convaincu et le plus résolu de tous ceux qui croyaient que pour sauver la France il fallait la séparer de Napoléon. Sans consulter aucun de ses collègues, et comptant sur la disposition générale, M. de Lafayette demanda la parole. Tout lui assurait une attention profonde, sa personne, la gravité des circonstances, et la proposition à laquelle on s'attendait.— Apparition soudaine de M. de Lafayette à la tribune. Messieurs, dit-il, lorsque pour la première fois depuis bien des années j'élève une voix que les vieux amis de la liberté reconnaîtront sans doute, je me sens appelé à vous parler des dangers de la patrie que vous seuls à présent avez le pouvoir de sauver. Des bruits sinistres s'étaient répandus: ils sont malheureusement confirmés. Voici le moment de nous rallier autour du vieux étendard tricolore, celui de 89, celui de la liberté, de l'égalité et de l'ordre public. C'est celui-là seul que nous avons à défendre contre les prétentions étrangères, et contre les tentatives intérieures. Permettez, messieurs, à un vétéran de cette cause sacrée, qui fut toujours étranger à l'esprit de faction, de vous soumettre quelques résolutions préalables dont vous apprécierez, j'espère, la nécessité.— Il propose de déclarer traître à la patrie quiconque entreprendra de dissoudre les Chambres, et d'appeler les ministres à la barre. Après ces quelques paroles, débitées avec la simplicité qu'il portait à la tribune, M. de Lafayette proposa, par une résolution en cinq articles, de déclarer la patrie en danger, les deux Chambres en permanence, et coupable de trahison quiconque voudrait les dissoudre ou les proroger. Il y ajouta l'injonction pour les ministres de la guerre, des relations extérieures, de l'intérieur et de la police, de comparaître à l'instant même afin de rendre compte à l'assemblée de l'état des choses. Enfin il proposa de mettre les gardes nationales sur pied dans tout l'Empire.
M. de Lafayette descendit de la tribune au milieu d'une émotion générale, émotion qui n'était pas celle de la divergence des opinions, mais de leur unanimité. Adopter sa proposition c'était violer de bien des manières l'Acte additionnel qui conférait à l'Empereur le pouvoir de dissolution à l'égard des Chambres, qui permettait sans doute d'interpeller les ministres sur un fait, mais qui ne donnait pas le droit de les appeler à la barre, et de leur intimer des ordres. C'était tout simplement se constituer en état de révolution, mais comme on sentait qu'on y était, on ne faisait guère difficulté d'y être un peu davantage. L'objection qu'on violait l'Acte additionnel ne se trouva pas dans une seule bouche, même bonapartiste. La parole ne fut demandée que par ces fâcheux, qui dans les grandes circonstances veulent par des discours inutiles manifester leur présence dont personne ne se soucie, et retardent ainsi des résolutions que tout le monde est impatient d'adopter. Un député de la Gironde, nommé Lacoste, l'un de ceux qu'inspirait M. Fouché, appuya vivement la proposition de M. de Lafayette. Un autre voulut que l'invitation de comparaître adressée aux quatre ministres, fût un ordre formel. Un troisième présenta quelques observations sur l'article relatif à l'organisation immédiate des gardes nationales dans tout l'Empire, et qui pouvait conduire à l'idée d'en faire M. de Lafayette général en chef. L'assemblée, sans s'expliquer, repoussa l'article, en adoptant à une immense majorité le reste de la proposition. Adoption de la proposition de M. de Lafayette, et sa communication à la Chambre des pairs. On décida qu'elle serait communiquée à la Chambre des pairs, pour y être admise, si cette Chambre le jugeait convenable. Cet acte capital, qui était le commencement et presque la fin d'une révolution accomplie déjà dans les esprits, rencontra une véritable unanimité, car si l'assemblée ne voulait pas des Bourbons, si elle voulait franchement de la dynastie impériale représentée par le Roi de Rome, elle était imbue de l'idée qu'il fallait séparer la cause de Napoléon de celle de la France, et elle s'en croyait le droit à l'égard d'un homme qui, selon elle, avait perdu la France par son ambition. Sans doute elle avait ce droit, à une époque surtout où la légalité n'importait guère, seulement elle ne faisait pas preuve de sagacité en se figurant que Napoléon jeté à la mer, le navire surnagerait. Il fallait y jeter la dynastie elle-même, et avec elle les intérêts de la Révolution, mais heureusement pas ses principes, qui étaient éternels et ne pouvaient périr.
Tandis que la Chambre des représentants, après avoir pris son parti si brusquement, attendait dans une agitation extrême la réponse qu'on ferait à son plébiscite, cet acte avait été porté d'une part à la Chambre des pairs, de l'autre à l'Élysée. Adoption silencieuse de cette proposition par la Chambre des pairs. À la Chambre des pairs il fit naître quelque embarras, mais aucune idée de résistance. Plus ancienne dans ses fonctions, plus exercée à son rôle modérateur, la Chambre des pairs aurait pu opposer quelque tempérament à la précipitation de la Chambre des représentants. Mais ce n'était pas dans le Sénat impérial, dont elle était en grande partie originaire, que cette Chambre des pairs aurait pu apprendre le rôle de la pairie anglaise. Elle était composée d'hommes fatigués de révolutions, dégoûtés de tous les gouvernements, ayant vu et laissé passer Napoléon comme Louis XVIII, ayant adulé l'un et l'autre tout en les jugeant, sachant bien qu'ils avaient mérité leur chute, et décidés, malgré quelques regrets cachés dans certains cœurs, à laisser s'accomplir sans obstacle les décrets de la Providence. La proposition de la Chambre des représentants fut donc adoptée sans résistance à la Chambre des pairs. À l'Élysée le spectacle ne fut pas, et ne devait pas être le même. Le trait préparé secrètement par la main de M. Fouché, lancé ouvertement par la main de M. de Lafayette, trouva le lion blessé, presque endormi, mais non éteint, et le fit tressaillir. Brusque réveil de Napoléon. Secouant l'espèce de somnolence dans laquelle il était plongé, et de laquelle il n'était sorti un instant que pour répondre à M. Regnaud, Napoléon se mit à marcher rapidement dans la salle du conseil comme il avait coutume de le faire lorsqu'il était agité.—Il redit alors avec mépris et colère que devant les cinq cent mille ennemis qui s'avançaient sur la France il était tout, et les autres rien; que ce qui venait de se passer en Flandre n'était qu'affaire de guerre, toujours réparable; que l'armée et lui importaient seuls, qu'il allait envoyer quelques compagnies de sa garde à cette assemblée insolente, et la dissoudre; que l'armée applaudirait, que le peuple laisserait faire, et que, prenant la dictature, il s'en servirait pour le salut commun...— Son premier emportement suivi d'une prompte résignation, en apprenant ce qui s'est passé à la Chambre des pairs. On l'écouta sans l'interrompre, puis on essaya de le calmer, et on n'y réussissait guère, lorsque arriva un second coup, la nouvelle de l'adoption par la Chambre des pairs du décret de la Chambre des représentants. Cette adhésion immédiate et silencieuse des cent et quelques pairs qu'il avait nommés quinze jours auparavant, sans lui rien apprendre du cœur humain qu'il ne sût déjà, le frappa toutefois, et le ramena à cette idée, la seule vraie, et qui s'était offerte à son esprit le soir même du 18, c'est que son sceptre était brisé avec son épée. Regardant alors M. Regnaud avec moins de sévérité, il dit ces mots singuliers: Regnaud a peut-être raison de vouloir me faire abdiquer... (M. Regnaud n'avait pas encore prononcé le mot d'abdication, et c'était Napoléon qui, avec sa promptitude ordinaire d'esprit, mettait le mot sur la chose)... Il ne repousse pas le mot d'abdication. Eh bien, soit, s'il le faut j'abdiquerai... Il ne s'agit pas de moi, il s'agit de la France; je ne résiste pas pour moi, mais pour elle. Si elle n'a plus besoin de moi, j'abdiquerai...—Ce mot sitôt prononcé frappa les assistants, en affligea trois ou quatre, en charma sept ou huit, remplit M. Fouché d'une joie secrète, et mit à l'aise le cœur de M. Regnaud, qui en abandonnant son maître n'entendait pas le trahir. Le mot vola de bouche en bouche, et rendit plus aisée la désertion générale qui n'était déjà que trop facile.
Napoléon prêt à céder le terrain à ceux qui, repoussant les Bourbons, faisaient cependant tout ce qu'il fallait pour les ramener, était blessé néanmoins des formes arrogantes employées à son égard, et avait défendu à ses ministres d'obtempérer à la sommation de l'assemblée.—Qu'ils fassent, dit-il, ce qu'ils voudront, et si par une mesure factieuse (on parlait déjà de déchéance) ils me poussent à bout, je les jetterai dans la Seine, en me mettant à la tête de quelques compagnies de vétérans.— Lucien est d'avis de résister à la Chambre des représentants. Lucien était d'avis de ne pas hésiter; il soutenait que plus on perdrait de temps, plus on laisserait l'assemblée s'enhardir et devenir entreprenante, et que le mieux était d'user immédiatement des pouvoirs constitutionnels de la couronne pour la dissoudre.—Le maréchal Davout, si résolu tout à l'heure, l'était moins depuis la déclaration de l'une et l'autre Chambre.—Il aurait fallu, disait-il, surprendre la Chambre des représentants, la frapper avant qu'elle eût pris une résolution; mais maintenant qu'elle avait eu le temps de se prononcer, d'ameuter du monde autour d'elle, ce n'était pas moins qu'un dix-huit brumaire à tenter, et la situation n'était guère propre à un pareil coup d'État.—Au milieu de ces dires divers, Napoléon parut hésiter, et manquer même de caractère. Pourtant l'homme n'était point changé, et son retour de l'île d'Elbe, sa dernière entrée en campagne, le prouvaient suffisamment. Mais sa clairvoyance faisait en ce moment sa faiblesse. Voyant que tout était perdu, non pas militairement, mais politiquement, il était prêt à se rendre, et s'il résistait c'est qu'en lui la nature se défendait encore. Ce dernier combat entre la clairvoyance et la personnalité le faisait ainsi paraître ce qu'il n'avait jamais été, c'est-à-dire hésitant.—Osez, lui dit Lucien.—Hélas, répondit-il, je n'ai que trop osé!...—Parole mémorable, et qui honorait sa raison en condamnant sa conduite passée. Pendant cet entretien Napoléon et Lucien s'étaient transportés dans le jardin de l'Élysée. Le premier, dans une conversation vive et animée, démontra à son frère combien il y avait peu de chances de succès pour le coup d'État qu'on lui proposait.— Son entretien avec Napoléon sur la possibilité d'un second 18 brumaire. Il faut, lui dit-il, dans des entreprises de ce genre, toujours considérer la disposition des esprits au moment où l'on est près d'agir. Napoléon n'en est pas d'avis. Au 18 brumaire, que vous me rappelez sans cesse, la défaveur était pour les assemblées, auxquelles on reprochait dix années de calamités, et la faveur pour les hommes d'action, et pour moi notamment qui passais pour le premier de tous. Le public entier était contre les Cinq-Cents, et avec moi. Aujourd'hui les esprits sont tournés en sens contraire. L'idée dominante, c'est qu'on a la guerre à cause de moi seul, et on voit dans une assemblée un frein pour mon ambition et pour mon despotisme. D'ambition, je n'en ai plus, et le despotisme, où le prendrais-je? Mais enfin telle est la préoccupation des esprits. Je pourrais, je le crois, jeter ces représentants dans la Seine, bien que je fusse exposé à rencontrer dans la garde nationale plus de résistance que vous ne le supposez. Mais ces représentants s'en iraient courir les provinces, les soulever contre moi, et dire que j'ai violé la représentation nationale uniquement dans mon intérêt, et pour soutenir une lutte à mort contre l'Europe, qui ne demande que mon éloignement pour s'arrêter et rendre la paix à la France. J'admets qu'ils ne m'ôteraient pas le pays tout entier, mais ils le diviseraient, je ne conserverais que ce qu'on appelle la portion violente, et alors je paraîtrais l'empereur des jacobins, luttant pour sa couronne contre l'Europe et contre les honnêtes gens. C'est là un rôle qui n'est ni honorable, ni possible, car uni sous mon commandement le pays suffirait peut-être à sa défense, désuni il est incapable de résistance...—
Effet que produit la présence de Napoléon sur la foule réunie dans l'avenue de Marigny. En ce moment l'avenue de Marigny était remplie d'une foule nombreuse, attirée par la fatale nouvelle du désastre de Waterloo. Naturellement dans cette affluence se trouvaient les gens les plus animés, ceux qui avaient couru se faire inscrire sur la liste des fédérés, et qui, sans être des anarchistes, en avaient toutes les apparences. C'étaient des gens du peuple, d'anciens militaires, qui ne songeaient nullement à bouleverser la société, mais que l'idée de voir encore l'ennemi dans Paris enflammait de colère. Le mur qui séparait le jardin de l'Élysée de l'avenue de Marigny était beaucoup plus bas qu'aujourd'hui. On y exécutait même alors certains travaux qui l'avaient abaissé davantage, et la foule n'était séparée de Napoléon que par un obstacle presque nul. En l'apercevant, elle poussa des cris frénétiques de Vive l'Empereur! Beaucoup d'individus en s'approchant du mur du jardin, lui tendaient la main, et lui demandaient de les conduire à l'ennemi. Napoléon les salua du geste, leur donnant un regard affectueux et triste, puis leur fit signe de se calmer, et continua sa promenade avec Lucien, qui puisait dans cette scène un argument pour son opinion.—Si la France était unanime comme les hommes qui sont là, dit Napoléon à son frère, vous auriez raison, mais il n'en est rien. Les membres des Chambres qui viennent de s'insurger contre mon autorité, qui dans deux heures demanderont peut-être ma déchéance, répondent évidemment à un certain nombre de gens en France. Ils représentent tous ceux qui croient que dans cette querelle avec l'Europe, il s'agit de moi seul, et ces gens-là sont nombreux, assez nombreux pour que la désunion soit profonde. Or, sans union il n'y a rien de possible.—Tout cela était plein de sens, et il fallait une vue bien perçante pour l'apercevoir à travers l'épais nuage de l'intérêt. Mais à qui la faute si la France, dans cet immense conflit, s'obstinait à ne voir que l'ambition de Napoléon aux prises avec l'Europe, et ne voulait pas être plus longtemps compromise pour un seul homme? Elle se trompait sans doute, car après s'être laissé compromettre par lui, il fallait soutenir la gageure avec lui, sauf à s'en défaire ensuite, comme le disait Sieyès. Mais en ce monde, les fautes des uns engendrent les fautes des autres, et on périt par celles qu'on a commises, et par celles qu'on a provoquées.
Impatience de la Chambre des représentants d'obtenir une réponse. Pendant que le temps se perdait en dissertations inévitables, et qu'on remplissait, comme il arrive toujours, l'intervalle des événements par des paroles inutiles, l'assemblée impatiente d'avoir une réponse à son message, agitée par l'orgueil de se faire obéir, par la crainte d'être violentée, se répandait en discours vains et provoquants. Elle avait songé à donner à l'heure même un chef à la garde nationale de Paris, prétention entièrement contraire aux lois, car l'Empereur avait seul le droit de nommer un tel officier, et à cette époque c'était le général Durosnel qui commandait en second la garde nationale de Paris, Napoléon étant lui-même le commandant en premier. Pourtant cette proposition n'eut pas de succès. S'emparer tout de suite du pouvoir exécutif, quand le monarque dépositaire légal de ce pouvoir se trouvait à l'Élysée, vaincu il est vrai, mais quoique vaincu le plus imposant des hommes, était chose difficile. D'ailleurs, la considération du général Durosnel, le peu de penchant à nommer M. de Lafayette, candidat le plus indiqué, mais ne convenant ni aux révolutionnaires, ni aux bonapartistes, ni même à beaucoup de modérés, empêchèrent que la proposition ne fût adoptée. On se contenta de demander au titulaire actuel de veiller à la sûreté de l'assemblée. Des porteurs de nouvelles viennent à l'Élysée faire savoir qu'il est urgent de se décider. Pendant ce temps, les représentants toujours pressés d'obtenir une réponse, avaient menacé d'envoyer aux ministres, non plus une invitation, mais un ordre, et plusieurs amis de la dynastie impériale étaient venus dire à l'Élysée qu'on prononcerait la déchéance de Napoléon, si l'invitation aux ministres n'était suivie d'un acte immédiat de déférence. M. Regnaud, M. de Bassano, pressèrent l'Empereur de prendre un parti, et il parut céder à leur conseil d'obtempérer dans une certaine mesure aux désirs de la Chambre des représentants. Pourtant avant d'envoyer les ministres à la barre de cette Chambre, il fallait arrêter ce qu'ils diraient, et on ne s'en était pas occupé jusqu'ici, n'ayant discuté que la possibilité ou l'impossibilité d'une dissolution. M. Regnaud envoyé à l'assemblée pour lui faire prendre patience. Il fallait quelques instants, et l'impatience des représentants paraissant arrivée au comble, d'après le dire des porteurs de nouvelles qui se succédaient à l'Élysée, Napoléon avec dégoût, presque avec mépris, sans aucune espérance d'un résultat sérieux, consentit à ce que M. Regnaud courût à l'assemblée pour la disposer à prendre patience, en lui annonçant sous peu de minutes un message impérial.
L'assemblée écouta M. Regnaud avec cette curiosité ardente et puérile des temps de révolution, fut satisfaite d'apprendre que sa récente résolution n'était pas envisagée comme un attentat, et que le temps perdu l'était à préparer non pas la résistance, mais la déférence à ses volontés. Elle se calma quelque peu, en montrant néanmoins par son agitation que sa patience ne serait pas longue. Les affidés de M. Fouché, devenus les auxiliaires de M. Regnaud, sans que ce dernier se doutât de l'intrigue à laquelle il servait d'instrument, lui dirent que le chemin parcouru par les esprits était immense, qu'il n'y avait plus une seule divergence, qu'on voulait purement et simplement l'abdication, qu'on laisserait à Napoléon l'honneur de déposer le sceptre, mais qu'on le lui arracherait s'il ne le déposait pas tout de suite. M. Regnaud essaya en vain de les apaiser, car toujours dévoué à l'Empire, il n'abandonnait le père que pour sauver le fils, et avait horreur de la déchéance qui emportait à la fois le père et le fils, c'est-à-dire la dynastie elle-même. On lui promit toutefois d'attendre, mais à la condition de l'abdication certaine et prochaine, car la fable de M. Fouché, consistant à prétendre qu'il avait eu des communications secrètes avec Vienne, qu'il avait acquis ainsi la certitude de l'adhésion des puissances à la régence de Marie-Louise, cette fable était répandue sur tous les bancs de l'assemblée, connue des représentants les moins informés, et considérée par eux comme une vérité authentique.
Message aux deux Chambres porté par les ministres, et notamment par le prince Lucien, nommé commissaire du gouvernement. M. Regnaud revint à l'Élysée, où enfin on prit un parti, celui d'adresser aux Chambres un message, qui leur serait porté par les ministres dont la présence avait été requise. Ce message avait pour but de les informer du malheur qui avait frappé l'armée, de réduire toutefois ce malheur à la réalité, d'affirmer qu'il restait des ressources, et de proposer la nomination d'une commission pour les chercher, les choisir, les arrêter, d'accord avec le gouvernement. Le ministre de l'intérieur, Carnot, devait porter le message à la Chambre des pairs, le prince Lucien à la Chambre des représentants, en compagnie des autres ministres. L'Empereur, d'après l'Acte additionnel, avait le droit de se faire représenter devant les Chambres par des commissaires de son choix, et c'est à ce titre qu'il avait désigné le prince Lucien, resté célèbre entre les princes de la famille par la fermeté qu'il avait déployée au 18 brumaire. Napoléon n'espérait, ne désirait même plus rien, mais il voulait un homme dévoué et sachant parler, afin de repousser les outrages auxquels il s'attendait, et n'était pas fâché de prouver à ses ministres qu'il n'était pas content de leur zèle en cette circonstance. Il en exceptait Carnot, que Fouché avait rendu suspect en le qualifiant de dupe de Napoléon, et M. de Caulaincourt, qui ne pouvait guère être utile hors d'un congrès ou d'un champ de bataille.
On se transporta d'abord à la Chambre des pairs, qui accueillit le message sans mot dire, attendant que l'autre Chambre eût parlé pour parler elle-même. On perdit peu de temps dans ce trajet, mais plus que l'impatience des représentants n'était capable d'en accorder. On arriva à six heures du soir au palais de la seconde Chambre, au moment même où toutes les paroles devenaient insuffisantes pour retenir l'impétuosité des esprits. Séance du soir à la Chambre des représentants. Enfin on annonça le message impérial, et l'assemblée était si agitée qu'il fallut perdre encore du temps pour l'amener à se calmer, à se taire, à écouter. Il fut décidé que la communication si ardemment désirée devant être l'occasion de discussions, et peut-être de révélations graves, la séance serait secrète. Le public fut donc exclu de la salle des délibérations, et vers sept heures le prince Lucien monta à la tribune. Après avoir allégué son titre de commissaire impérial, le prince exposa le contenu du message.— Message présenté par Lucien. La France avait essuyé, dit-il, un malheur très-grand sans doute, mais non point irréparable. Avec de l'union dans les pouvoirs, de la fermeté dans les caractères, elle pourrait encore faire face à l'ennemi, car il lui restait de vastes ressources. L'Empereur voulant chercher et employer ces ressources d'accord avec les représentants du pays, leur demandait le concours de cinq membres de chaque Chambre, pour choisir les moyens de salut, les faire voter, et les mettre immédiatement en usage.—
Le prince ne fut pas mal accueilli. Il savait se tenir à une tribune; de plus, comme nous l'avons déjà fait remarquer, n'ayant pas été roi, il ne représentait pas les excès d'ambition sous lesquels la France avait succombé. À ces divers titres, il fut écouté avec bienveillance. Toutefois il n'apprit rien, car on savait que l'armée avait été brave et malheureuse à Mont-Saint-Jean, après avoir été brave et heureuse à Ligny, on savait qu'il restait des ressources, que le gouvernement ne demandait pas mieux que de les chercher, de les découvrir, et de les appliquer de moitié avec les Chambres. Effet de ce message. Mais rien de tout cela ne répondait à la pensée qui remplissait actuellement les esprits, l'abdication, c'est-à-dire la retraite d'un homme qu'on regardait comme la cause unique de la guerre, retraite après laquelle les coalisés s'arrêteraient en acceptant son fils. Sans doute si le capitaine en lui fût demeuré victorieux, on aurait eu la compensation de la haine qu'il inspirait à l'Europe, mais le capitaine n'étant plus la garantie de la victoire, il restait la haine dont il était l'objet, et qui attirait sur la France les armés européennes. D'ailleurs, comme il avait provoqué cette haine par les excès de sa domination, il n'y avait pas de scrupule à se faire par rapport à lui, sans compter qu'en le sacrifiant on assurerait probablement la couronne à son fils. Tel était le raisonnement qui s'était formé naturellement et invinciblement dans tous les esprits. On ne se disait pas que de chance de résistance il n'y en avait qu'avec Napoléon, qu'après s'être privé de lui, il faudrait se rendre, et accepter les Bourbons (fort acceptables à notre avis, mais odieux à l'assemblée qui délibérait), on allait au plus pressé, et on croyait en écartant Napoléon, écarter le danger le plus menaçant, et prendre le moyen le plus sûr de rétablir la paix.
Discours de M. Jay. M. Jay, poussé par le duc d'Otrante, et digne d'un meilleur guide, demanda résolûment la parole. À son aspect on fit silence, sachant ce qu'il allait proposer, et tout le monde désirant le succès de sa proposition. Il débuta par quelques considérations assez inutiles sur la gravité du danger auquel il s'exposait en prenant la parole en cette occasion, comme si on avait eu beaucoup à craindre encore du vaincu de Waterloo! Ce début néanmoins fut écouté avec une sorte de frémissement, et on encouragea l'orateur à continuer par la profondeur même de l'attention qu'on lui accordait. M. Jay s'adressant alors aux ministres leur posa deux questions formelles, et toutes deux aussi directes qu'embarrassantes. Il demande l'abdication, et fait appel au patriotisme de Napoléon pour l'obtenir. Il leur demanda premièrement de déclarer la main sur la conscience s'ils croyaient que la France, même en déployant le plus grand courage, pût résister aux armées de l'Europe, si dès lors la paix n'était pas indispensable, et secondement si la présence de Napoléon à la tête du gouvernement ne rendait pas cette paix impossible.—Après avoir ainsi parlé, M. Jay s'interrompit et regarda longtemps les ministres attendant leur réponse. L'assemblée se mit à les regarder comme lui, et sembla par ses regards exiger une réponse immédiate. Ils continuèrent à se taire, mais bientôt il y en eut un dont le silence devenait impossible, car c'était par lui, par ses perfides insinuations, qu'on avait cru savoir que Napoléon écarté l'Europe s'arrêterait, et accepterait son fils. Les regards devinrent en effet tellement interrogateurs que M. Fouché ne put se taire plus longtemps. En portant à la tribune sa face pâle, louche, fausse, il se borna à dire que les ministres ayant consigné dans le message impérial l'avis du gouvernement, n'avaient rien à y ajouter.—Cette réponse ridiculement évasive ne satisfit personne. Elle prouvait que M. Jay, dupe de M. Fouché, n'était pas son complice. Peu content de la réponse ambiguë qu'il avait arrachée, M. Jay continua son discours, et entrant dans la situation en fit un tableau alarmant et malheureusement vrai. Il parla de la situation intérieure d'abord, et s'attacha à démontrer que Napoléon avait successivement indisposé tous les partis contre lui, les royalistes qui étaient ses ennemis de fondation, et les libéraux qu'il avait contraints à le devenir par son intolérable despotisme. Parlant du 20 mars, des espérances qu'on en avait conçues au début, et que l'Acte additionnel avait détruites, il s'exprima sur ce sujet avec les préjugés du temps, et déclara que Napoléon ayant perdu la confiance des amis de la liberté, et n'ayant jamais eu celle des royalistes, ne pouvait plus désormais réunir la France autour de lui, et en diriger l'énergie contre l'étranger. S'occupant ensuite de la situation extérieure, M. Jay traça la peinture des passions que Napoléon avait excitées en Europe, cita les manifestes des puissances qui proclamaient qu'elles faisaient la guerre non pas à la France mais à lui, s'appliqua à démontrer qu'en le supposant plus heureux qu'au 18 juin, l'Europe implacable renouvellerait incessamment ses efforts, que sans doute l'armée pourrait se couvrir d'une nouvelle gloire, mais pour finir par succomber, et demanda enfin si en présence de cette double situation, de la France que Napoléon divisait, de l'Europe qu'il unissait tout entière, ce n'était pas de sa part un devoir d'offrir sa retraite, et de la part des Chambres un devoir de l'accepter, de la provoquer même.—Encouragé par une approbation unanime, M. Jay, qui n'avait ni la chaleur ni l'action d'un orateur véritable, arriva néanmoins peu à peu à la véritable éloquence. Il dit que c'était à Napoléon qu'il en appelait, à son génie, à son patriotisme, pour tirer la France de l'abîme où il l'avait plongée. S'adressant à Lucien lui-même, le chargeant en quelque sorte d'être l'interprète de la France désolée, C'est à vous, Prince, s'écria-t-il, à vous dont le désintéressement et l'indépendance sont connus, à vous que les prestiges du trône n'ont jamais égaré, à éclairer, à conseiller votre glorieux frère, à lui faire comprendre que de ses mille victoires, dont un récent malheur n'a point obscurci l'éclat immortel, aucune ne sera aussi glorieuse que celle qu'il remportera sur lui-même, en venant rendre à cette assemblée un sceptre qu'elle aime mieux recevoir de ses mains que lui arracher, pour l'assurer à son fils s'il est possible, et conjurer les malheurs d'une seconde invasion cent fois plus fatale que la première.—La situation avait agrandi l'esprit et le caractère de l'orateur, qui exerça en cette occasion une influence qu'il n'avait jamais exercée, et qu'il ne devait plus exercer de sa vie, quoiqu'il n'ait cessé d'inspirer et de mériter une solide estime. Le prince Lucien lui répondit à l'instant même. Soutenu lui aussi par la situation, par la piété fraternelle, par son talent, il parla éloquemment. C'est le privilége des grandes situations d'élever les orateurs, en les forçant à mettre de côté les considérations accessoires, pour se renfermer dans les considérations vraies et fondamentales. D'ailleurs il y avait plus d'une raison à faire valoir en faveur de Napoléon. Sans doute le prince Lucien eût été embarrassé devant un royaliste sincère, clairvoyant et courageux, qui lui aurait dit: Vaincus, les Bonaparte ne sont plus possibles; les Bonaparte devenus impossibles, les Bourbons sont inévitables. Sous les Bourbons la liberté peut être conquise avec de la persévérance, beaucoup plus facilement que sous les Bonaparte, qui par le génie de leur chef ne représentent que la force. C'est un grand malheur assurément, qu'une telle révolution opérée par l'étranger, mais cette intervention de l'étranger deux fois accomplie en quinze mois, est votre ouvrage, la suite de vos fautes; retirez-vous, et laissez-nous négocier avec l'Europe, puisque enfin vous nous avez réduits à cette extrémité, et que les espérances de vaincre sont trop faibles pour tenter encore une fois le sort des armes.—Mais le royaliste clairvoyant et courageux qui eût tenu un tel langage, n'existait pas dans l'assemblée. Il n'y avait que des révolutionnaires et des libéraux, ne voulant à aucun prix des Bourbons, et ayant la faiblesse de croire qu'ils pourraient sans Napoléon se défendre, et traiter avec l'étranger. À ceux-là il y avait de puissantes répliques à opposer. Réponse du prince Lucien. Lucien les trouva et s'en servit. Il s'attacha d'abord à peindre la situation autrement que ne l'avait fait M. Jay, et à démontrer qu'au dehors comme au dedans le mal avait été fort exagéré. S'armant des détails fournis par l'Empereur, il exposa que l'armée du Nord, battue à la vérité, était loin d'être détruite; qu'on retrouverait 30 mille hommes au moins de celle qui avait combattu à Mont-Saint-Jean, et probablement le corps de Grouchy tout entier, ce qui procurerait une armée de plus de 60 mille hommes, supérieure en qualité à tout ce que l'ennemi possédait; que les généraux Rapp, Lecourbe, Lamarque (celui-ci désormais libre en Vendée), la porteraient à plus de 100 mille; que derrière cette armée, Paris couvert d'ouvrages, armé de six cents bouches à feu, défendu par plus de 60 mille hommes des dépôts, des marins, des fédérés, de la garde nationale, serait à l'abri de toute attaque; que dans cette situation on aurait le temps de se reconnaître, de créer de nouvelles ressources; que la conscription de 1815, l'application à toute la France de la mobilisation des gardes nationales d'élite, fourniraient deux ou trois cent mille hommes, que ces moyens dans les mains d'un capitaine tel que Napoléon permettaient de ne pas désespérer, et de ne pas subir les conditions imposées par un insolent vainqueur; que si au dehors la situation n'était pas si grave qu'on cherchait à la présenter, au dedans elle avait été encore plus exagérée; que la France repoussait unanimement le gouvernement des émigrés; qu'il n'y avait pour ce gouvernement qu'une minorité, plus arrogante que dangereuse, car enfin elle avait levé le masque en Vendée, et en quelques jours le général Lamarque l'avait écrasée; qu'à l'exception de ces partisans de l'émigration tout le monde au fond voulait la même chose, c'est-à-dire l'indépendance nationale, et la liberté constitutionnelle sous le prince que la France avait revu avec tant de joie au 20 mars; que des malentendus pouvaient diviser cette masse de la nation, mais qu'il dépendait de l'assemblée de les faire cesser en se serrant derrière l'homme qui l'avait convoquée, et qui seul était capable de tenir tête à l'ennemi; qu'elle n'avait qu'à se prononcer, et que le pays entier la suivrait; que se séparer de Napoléon, sous prétexte d'apaiser la haine de l'étranger, était une illusion à la fois ridicule et funeste; que l'étranger avait tenu ce langage en 1814, que le Sénat s'y était laissé prendre, et que Napoléon écarté, les Bourbons rétablis, on avait dépouillé la France de ses places, de son matériel de guerre, de ses frontières; que ces belles promesses de s'arrêter après l'éloignement de Napoléon étaient des ruses de guerre pour séparer la nation de son chef; que l'ennemi pouvait les employer, mais que c'était se vouer à la dérision de la postérité et des contemporains que d'en être la dupe....—S'avançant toujours dans la partie la plus délicate du sujet, Lucien ajouta: Songez donc aussi, mes chers concitoyens, à la dignité, à la considération de la France! Que dirait d'elle le monde civilisé, que dirait la postérité, si après avoir accueilli Napoléon avec transport le 20 mars, après l'avoir proclamé le héros libérateur, après lui avoir prêté un nouveau serment dans la solennité du Champ de Mai, elle venait au bout de vingt-cinq jours, sur une bataille perdue, sur une menace de l'étranger, le déclarer la cause unique de ses maux, et l'exclure du trône où elle l'a si récemment appelé? N'exposeriez-vous pas la France à un grave reproche d'inconstance et de légèreté, si en ce moment elle abandonnait Napoléon?— Apostrophe de M. de Lafayette au prince Lucien. Cette considération qui était juste, mais qui n'accusait que le malheur de la situation, fit frémir l'assemblée, et provoqua sur-le-champ une réplique accablante, car dans les assemblées lorsqu'on approche de certaines vérités qui sont dans les cœurs sans être sur les bouches, il suffit d'un mot pour les faire jaillir. Se levant en face de Lucien, et l'interrompant avec un à-propos irrésistible, M. de Lafayette lui dit d'un ton froid, mais tranchant comme l'acier: Prince, vous calomniez la nation. Ce n'est pas d'avoir abandonné Napoléon que la postérité pourra accuser la France, mais, hélas! de l'avoir trop suivi. Elle l'a suivi dans les champs de l'Italie, dans les sables brûlants de l'Égypte, dans les champs dévorants de l'Espagne, dans les plaines immenses de l'Allemagne, dans les déserts glacés de la Russie. Six cent mille Français reposent sur les bords de l'Èbre et du Tage: pourriez-vous nous dire combien ont succombé sur les bords du Danube, de l'Elbe, du Niémen et de la Moscowa? Hélas! moins constante, la nation aurait sauvé deux millions de ses enfants! elle eût sauvé votre frère, votre famille, nous tous, de l'abîme où nous nous débattons aujourd'hui, sans savoir si nous pourrons nous en tirer.— Cette apostrophe déconcerte le prince Lucien; cependant il réussit à ralentir un peu le mouvement qui entraînait l'assemblée. Ces paroles tombèrent sur le prince Lucien, bien innocent assurément des fautes qu'elles rappelaient, comme le jugement de la postérité sur son frère, et ôtèrent toute force à la suite de son discours. Il était cependant parvenu à modérer quelque peu l'entraînement de l'assemblée, bien moins par ses paroles qui ne manquaient pas d'éloquence, que par le spectacle du grand homme vaincu dont il était la vivante image, et qu'il s'agissait de jeter dans le gouffre, sans certitude de voir le gouffre se refermer. Quelques orateurs succédèrent à M. Jay et au prince Lucien. MM. Henri Lacoste, Manuel, prolongèrent la discussion, et en amortirent ainsi sans le vouloir la première violence. Laisser voir le désir d'une abdication volontaire de la part de Napoléon, était tout ce qu'on pouvait faire. Prononcer sa déchéance eût été un outrage au malheur dont personne à cette heure n'était capable. On aboutit à la proposition du gouvernement, consistant à nommer une commission, dans l'espérance que cette commission obtiendra ce qu'on désire. Le gouvernement demandait deux commissions nommées par les Chambres, pour s'entendre avec lui sur le choix des moyens de salut. Ces deux commissions pouvaient en négociant, obtenir décemment ce que l'assemblée par une intervention directe aurait arraché sans dignité pour elle-même et pour Napoléon. On le sentit, et d'un consentement presque unanime on adopta la mesure proposée. La Chambre des représentants choisit pour commission son bureau lui-même, composé du président, M. Lanjuinais, et des quatre vice-présidents, MM. de Flaugergues, de Lafayette, Dupont de l'Eure, Grenier. La Chambre des pairs forma sa commission de son président, l'archichancelier Cambacérès, et de MM. Boissy d'Anglas, Thibaudeau, Drouot, Andréossy, Dejean. C'est aux Tuileries, dans la salle des séances du Conseil d'État, que les deux commissions durent se réunir avec les ministres à portefeuille et les ministres d'État, pour délibérer sur les graves objets soumis à leur examen. Elles furent convoquées pour le soir même, afin de pouvoir apporter le lendemain une résolution définitive aux Chambres.
Pendant cette séance de l'assemblée, MM. de Rovigo, Lavallette, Benjamin Constant, entretiennent l'Empereur, et le confirment dans l'idée d'abdiquer. Pendant ce temps, les allants et venants s'étaient succédé sans interruption à l'Élysée. Le duc de Rovigo, M. Lavallette, M. Benjamin Constant, le prince Lucien s'y étaient rendus, et n'avaient rien caché à Napoléon de la disposition des esprits. Lucien lui avait répété qu'il n'y avait plus à délibérer, et qu'il fallait opter entre un coup de vigueur, ou l'abdication donnée immédiatement, afin de prévenir une résolution offensante de la Chambre. C'était là l'exacte vérité, et Napoléon ne se la dissimulait point. Quelquefois il s'emportait en songeant au peu de générosité avec lequel on le traitait, et aux moyens qui lui restaient encore de saisir la dictature, s'il voulait appeler à lui les fédérés qui ne cessaient d'affluer sous ses fenêtres, et d'y pousser les cris du patriotisme au désespoir. Mais après ces courts moments d'exaltation il retombait, et, revenu au dégoût de toutes choses, il laissait voir qu'il allait abdiquer, en se vengeant toutefois par des sarcasmes brûlants de ceux qui croyaient se sauver en le sacrifiant.—Laissez ces gens-là, lui dit le duc de Rovigo avec sa familiarité véridique. Les uns ont perdu la tête, les autres sont menés par les intrigues de Fouché. Puisqu'ils ne comprennent pas que vous seul pouvez encore les sauver, livrez-les à eux-mêmes, et qu'ils deviennent ce qu'ils pourront. Dans huit jours les étrangers arriveront, feront fusiller quelques-uns d'entre eux, exileront les autres, leur rendront les Bourbons qu'ils ont mérités, et mettront fin à cette misérable comédie. Vous, Sire, venez en Amérique, jouir avec quelques serviteurs fidèles du repos dont vous avez, et dont nous avons tous besoin.—M. Lavallette donna les mêmes conseils dans son langage grave, doux et triste. Napoléon prit ce qu'ils dirent en très-bonne part, et ne cacha guère qu'au fond il pensait comme eux, et agirait comme on le lui conseillait. Long entretien avec M. Benjamin Constant. Il eut avec M. Benjamin Constant une conversation d'un autre genre, et qui fut très-longue. Il envisagea avec lui la question de l'abdication sous les points de vue les plus élevés, et comme s'il avait été désintéressé dans cette question. Ce qui semble toucher le plus Napoléon, c'est le regret d'abandonner la partie avant qu'elle soit absolument perdue. Pour ce qui le concernait, il était évident qu'avoir été vaincu encore une fois par l'Europe était son chagrin dominant, que dans l'état des esprits régner ne lui paraissait plus un plaisir enviable, que le mépris des hommes et des choses l'emportait en lui sur l'ambition, que le repos dans une retraite tranquille et libre, au milieu d'hommes dignes de son entretien, constituait désormais pour lui le seul bonheur désirable. Mais ce qui le ramenait malgré lui à délibérer sur sa soumission ou sa résistance au sacrifice demandé, c'était la confusion d'abandonner une partie qui n'était point entièrement perdue. Il lui semblait en effet que s'il restait des chances de battre l'Europe, ou du moins de la réduire à traiter, et d'écarter ainsi les Bourbons, il y aurait à la fois de la duperie, de la sottise, de la faiblesse à se rendre, et qu'au tribunal des vrais politiques on serait un jour condamné pour avoir cédé trop facilement. Comme père, il se serait immolé volontiers pour assurer le trône à son fils; mais depuis qu'il avait appris la vérité sur sa femme, il ne doutait plus que son fils ne fût un enfant sacrifié d'avance aux ombrages de l'Europe, un enfant destiné à mourir prisonnier dans les mains de l'étranger. Il souriait de dédain quand on lui disait qu'au prix de son abdication l'Europe accepterait le Roi de Rome et Marie-Louise. Lui écarté, il voyait avec toute la pénétration du génie les Bourbons rétablis huit jours après, la plupart de ceux qui lui arrachaient son épée dispersés ou punis, M. Fouché lui-même destiné à un châtiment différé peut-être, mais certain, et en regardant un peu profondément dans l'avenir il se sentait vengé de tous ses ennemis du dedans. Mais ce qui l'occupait surtout, c'était d'examiner si quand on avait tant de chances encore contre les ennemis du dehors, il convenait de rendre son épée au duc de Wellington et au maréchal Blucher, et il se demandait s'il n'était pas un sot ou un lâche, en ne faisant pas ce qu'il fallait pour échapper à cette cruelle extrémité. Napoléon obéit à la répugnance qu'il éprouve de se mettre à la tête du parti révolutionnaire. Il entretint longtemps M. Constant de ce sujet, en déployant autant d'esprit que de sang-froid, lui répétant que la France, l'armée ne connaissaient que lui, que s'il voulait disperser ces représentants auxquels il avait ouvert la lice, il n'aurait qu'un mot à prononcer, mais que pour cela il fallait se mettre à la tête d'un parti, celui qui criait sous ses fenêtres; le jeter sur les honnêtes gens, être une espèce d'empereur révolutionnaire, et avec la France garrottée derrière lui combattre l'Europe coalisée, que ce rôle lui répugnait profondément, et il finissait en disant qu'il lui aurait plu avec la France unie, de soutenir contre l'Europe une lutte désespérée, mais qu'il ne pouvait lui convenir de le faire avec la France désunie, le suivant par une sorte de contrainte, et que dans cette situation il aimait mieux aller respirer et vivre en planteur dans les forêts vierges de l'Amérique.—
Réunion aux Tuileries des deux commissions nommées par les Chambres. Pendant qu'on discourait ainsi à l'Élysée, les commissions des Chambres s'étaient rendues aux Tuileries. Elles s'étaient rassemblées avec les ministres dans la salle du Conseil d'État, déserte, mal éclairée, présentant un contraste lugubre avec le spectacle qu'elle offrait jadis, lorsque Napoléon au faîte de sa gloire y présidait les sections réunies, et les dominait par la vigueur de son esprit autant que par le prestige de son autorité alors toute-puissante! Le prince Cambacérès ouvrit la séance, en précisant l'objet des délibérations. Chacun commença par se contenir, mais les esprits ardents, et il n'en manquait pas dans les deux commissions, étaient impatients de soulever la question véritable, la seule du jour, celle de l'abdication. Ils débutèrent par des protestations de dévouement à la chose publique, et voulurent même faire poser en principe qu'on était prêt à tous les sacrifices, excepté celui des libertés nationales et de l'intégrité du territoire. Ces déclarations libellées en proposition formelle, et mises aux voix, étaient ridicules, ou bien captieuses, car elles décidaient implicitement ce qu'on n'osait pas articuler explicitement, c'est-à-dire la déchéance. Moyens de résistance à l'ennemi adoptés par les commissions. C'est ce qui fut répondu, et la proposition ne fut admise qu'à titre de déclaration générale de dévouement à la chose publique. On passa ensuite en revue les différentes ressources qui pouvaient exister encore, dans la situation presque désespérée des affaires de l'État. On parla de l'armée, des finances, et enfin des moyens de maintenir l'ordre dans l'Empire par la répression des partis hostiles. Quant à l'armée, on s'occupa d'abord de la recruter immédiatement, en appelant la conscription de 1815 sur laquelle s'était élevée une question de légalité. Personne ne contesta cette mesure qui devait procurer plus de cent mille hommes, dont une partie avaient déjà servi. On s'occupa ensuite des finances, et on accueillit l'idée d'une émission de rentes pouvant produire tout de suite trente ou quarante millions. Enfin il fut question d'une loi préventive, qui donnerait au pouvoir exécutif des armes contre les partis hostiles, et dans cette réunion d'hommes, presque tous fort attachés à la cause de la liberté, il ne s'éleva pas une objection. On accordait tout pour en arriver plus tôt à la seule mesure qui intéressât les esprits, c'est-à-dire à l'abdication.
Après avoir pourvu aux moyens de soutenir la guerre, on dit qu'il fallait penser aux moyens de conclure la paix, que ce second objet était de la dernière urgence, car le succès de la guerre était trop douteux pour ne pas songer à la terminer tout de suite. Or, cette question contenait justement celle qu'on était impatient de soulever. M. de Lafayette soulève la question de l'abdication. M. de Lafayette, plus résolu que les autres dans la poursuite du but auquel il voulait atteindre, demanda s'il n'était pas démontré que toute paix, que toute négociation même serait impossible, tant que Napoléon se trouverait à la tête du gouvernement.
Cette question est écartée. Cette question, abordée devant les ministres de Napoléon, et devant les commissions dont quelques membres étaient dévoués à la dynastie impériale, excita de vifs murmures. Les ministres répondirent que s'ils avaient regardé comme vrai ce que venait d'avancer M. de Lafayette, ils l'auraient déclaré à l'Empereur, et en auraient fait l'objet d'une proposition expresse dans la conférence actuelle. M. de Lafayette répliqua qu'il acceptait la question ainsi posée, et que puisqu'ils auraient fait la proposition s'ils l'avaient jugée utile, lui, qui la tenait pour indispensable, allait la faire. Il demanda donc que les membres présents de la conférence déclarassent, ce qu'il croyait vrai quant à lui, que la présence de Napoléon à la tête du gouvernement rendait la paix impossible, la continuation de la guerre inévitable, et dès lors le salut de l'État aussi problématique que le succès de la guerre. C'était prononcer la déchéance, ce que personne ne voulait faire, bien que tout le monde désirât l'abdication. Le président de cette réunion, le prince Cambacérès, déclara qu'il ne mettrait point une telle question aux voix. La proposition de M. de Lafayette fut ainsi écartée, mais on admit qu'il fallait négocier en même temps que combattre, et que pour négocier il était nécessaire de trouver une forme qui permît de rétablir les rapports diplomatiques avec les puissances européennes, celles-ci ayant refusé jusqu'alors non pas seulement de répondre aux communications du gouvernement impérial, mais même de les recevoir. Comme moyen terme, on adopte la formation d'une commission de négociateurs, qui traitera avec les puissances au nom des Chambres, et en dehors de l'Empereur. En conséquence, on imagina comme moyen terme, d'envoyer au camp des coalisés une commission de négociateurs qui, au lieu de se présenter au nom de Napoléon, se présenteraient au nom des Chambres. Il aurait fallu être bien difficile pour ne pas se contenter d'une telle proposition, car c'était l'abdication implicite de Napoléon, puisque la fonction la plus importante du pouvoir exécutif, celle de traiter avec les puissances étrangères, allait s'exercer sans lui, et en dehors de lui. C'était même une illégalité flagrante, mais on était déjà si complétement sorti de la légalité par les dernières résolutions des Chambres, que ce n'était plus la peine d'y prendre garde. La proposition fut admise, et il fut convenu que les diverses mesures adoptées dans cette conférence seraient présentées à l'Empereur par ses ministres, et aux Chambres par des rapporteurs choisis dans chacune des deux commissions. Le général Grenier chargé de faire à la Chambre des représentants le rapport des deux commissions. Le général Grenier, officier distingué de la République, homme sage et désintéressé, fut chargé du rapport à la Chambre des représentants. Toutefois comme les résolutions qui avaient prévalu ne répondaient pas à l'impatience des esprits, les ministres et surtout M. Regnaud prièrent le général Grenier et ses collègues de prendre patience encore quelques heures, promettant que le rapport ne serait pas plutôt fait qu'un message impérial viendrait combler les vœux de la majorité des Chambres, qui plaçaient le salut de l'État dans l'abdication de Napoléon.
Cette séance avait rempli presque toute la nuit. La journée commença de bonne heure à l'Élysée, et dès le matin du 22 chacun était accouru pour conseiller Napoléon, qu'on ne se permettait pas de conseiller de la sorte autrefois, surtout sur des objets pareils. Son sacrifice était fait, car après la séance de la nuit, il n'était plus possible de prolonger une telle situation. Comment consentir en effet à laisser négocier avec l'étranger sans lui, en dehors de lui, c'est-à-dire laisser gouverner à son exclusion? C'eût été un véritable déshonneur, et il ne lui restait, s'il ne voulait pas le souffrir, qu'à briser l'assemblée en s'appuyant sur la populace, et à essayer de lutter contre l'Europe unanime en ayant derrière soi la France divisée. C'est sur quoi Napoléon avait, comme on l'a vu, sa résolution prise. Pourtant deux choses résistaient encore en lui, la nature et la répugnance à abandonner une partie qui ne semblait pas absolument perdue. Il lui en coûtait, effectivement, de descendre du trône, car c'était tomber dans une étroite prison; il lui en coûtait de renoncer à une lutte qui, d'après son sentiment militaire, offrait encore beaucoup de chances. Mais devant l'évidence de la désunion, certaine tant qu'il serait là, et probable même après qu'il n'y serait plus, il était tout prêt à se rendre. Seulement il se révoltait quand on venait l'obséder, sans presque lui laisser le temps de la réflexion. Cette agonie de sa puissante volonté était pénible et douloureuse à voir, car le génie et le malheur y perdaient quelque chose de la dignité qu'on voudrait qu'ils conservassent toujours, surtout dans les moments suprêmes. Napoléon était donc tour à tour calme, doux, ironique tout au plus, et irrité seulement quand on le pressait trop. Il prenait bien les conseils de ceux qui, comme le duc de Rovigo, le comte Lavallette, le duc de Bassano, lui disaient qu'il fallait abandonner des gens qui ne méritaient pas qu'on les sauvât, et s'en aller avec son impérissable gloire dans la vaste et libre nature d'Amérique, pour y finir sa vie dans un profond repos, dans l'admiration du monde devenu juste après sa chute. Cruelles perplexités de Napoléon. Mais ces mêmes conseils il les prenait mal de la part de ceux qui semblaient espérer quelque chose de son sacrifice pour eux ou pour la chose publique. Il regardait ces derniers comme des dupes de M. Touché ou de leur intérêt. Aussi faisait-il mauvais accueil à M. Regnaud, et à ceux qui paraissaient appartenir à cette catégorie, lorsqu'ils venaient l'entretenir du sujet dont parlait tout le monde en ces tristes instants.
Nouvelles de l'armée un peu plus favorables. Ces douloureuses perplexités remplirent une partie de la matinée dans le palais et le jardin de l'Élysée. En ce moment étaient arrivées de l'armée des nouvelles moins désolantes que celles que Napoléon et ses officiers avaient apportées en venant de Laon. On apprend que Grouchy est sauvé, et que 80 ou 70 mille hommes vont être réunis à Laon. Grouchy, qu'on avait cru perdu, était rentré sain et sauf par Rocroy, et amenait plus de trente mille hommes pleins d'ardeur, derrière lesquels les débris de Waterloo allaient se rallier. Ces débris accourus de tout côté au rendez-vous de Laon, présentaient déjà une vingtaine de mille hommes, et devaient s'élever à trente ou quarante mille lorsqu'on les aurait réarmés et pourvus d'artillerie. Il était donc facile d'avoir en peu de jours une armée de soixante mille hommes, qu'augmenteraient encore les dépôts, les fédérés, les troupes de l'Ouest, et de réunir ainsi près de cent mille combattants pour couvrir Paris. Il y avait loin de cette situation, quelque affligeante qu'elle fût, à celle qu'on avait imaginée, et d'après laquelle Paris, entièrement découvert, aurait été réduit à se rendre sans conditions. Le maréchal Davout envoyé à l'assemblée pour essayer sur elle l'effet de ces nouvelles. Le ministre de la guerre fut immédiatement envoyé à la Chambre des représentants pour voir si ces nouvelles ne provoqueraient pas chez elle d'utiles réflexions, et ne feraient pas naître le désir de conserver à ces cent mille hommes le chef qui en 1814 avait balancé les destinées avec des forces bien inférieures.
L'assemblée s'était réunie dès neuf heures du matin, et une impatience plus vive encore que celle des jours précédents s'était manifestée dans son sein. Rapport du général Grenier. On avait voulu différer le rapport du général Grenier pour gagner un peu de temps, mais l'assemblée n'avait pu s'intéresser à aucun des objets accessoires qu'on avait essayé de substituer à l'objet principal de ses préoccupations. Il avait fallu la satisfaire: vers dix heures du matin le général Grenier était monté à la tribune, et seul avait obtenu le silence refusé aux autres orateurs. Il avait brièvement énuméré les diverses mesures adoptées la nuit aux Tuileries, et fini par l'exposé plus détaillé de la principale, de celle qui consistait à envoyer au camp des alliés des négociateurs chargés de traiter au nom des Chambres. C'était la moitié au moins de l'abdication, avec la certitude d'obtenir l'autre moitié sous peu d'instants. Malgré cela le désappointement, l'impatience, la colère même se montrèrent sur tous les visages, et éclatèrent en voix confuses. Le rapporteur, peu accoutumé à ce genre d'agitations, balbutia quelques mots pour demander qu'on voulût bien attendre encore un peu, car les ministres, disait-il, lui avaient fait espérer que bientôt un message impérial viendrait compléter la présente communication. Cette indication ne satisfit point les esprits émus, et une foule d'orateurs assaillirent la tribune pour faire des propositions, qui toutes tendaient à précipiter l'événement désiré. Mais, comme ce n'étaient pas des personnages importants et dignes d'être écoutés qui se jetaient dans ce tumulte, l'assemblée ne leur prêtait aucune attention, et ils se succédaient inutilement au milieu d'un désordre inexprimable. Nouvelles menées de M. Fouché pour amener l'abdication. Il fait dire aux représentants qu'il faut se hâter, que l'armée se rallie, et que si on lui en laisse le temps, elle se portera aux derniers excès, pour maintenir Napoléon sur le trône. Tout à coup les affidés du duc d'Otrante vinrent dire que la victime se défendait, qu'il fallait lui faire violence si on ne voulait soi-même devenir ses victimes, car l'armée informée de ce qui se passait, était prête à se porter aux derniers excès pour prolonger le règne de Napoléon, et on avait des nouvelles de Grouchy, lequel était sauvé, et marchait sur Laon avec 60 mille hommes. La perspective de pareilles ressources pouvait bien rendre à Napoléon la résolution qui avait semblé l'abandonner, et il n'y avait pas de temps à perdre. Cette version se trouva bientôt confirmée par les nouvelles que le ministre de la guerre vint donner sur la situation des affaires militaires. On l'écouta avec d'autant plus d'impatience que ce qu'il disait était sérieux. Puis après l'avoir écouté, loin de changer d'avis, on se sentit confirmé dans celui qu'on avait embrassé. Lorsque les esprits veulent passionnément une chose, tout les y pousse, même ce qui semblerait devoir les en détourner. Les uns prétendaient que ces soixante mille hommes seraient pour Napoléon un prétexte de retenir le pouvoir, et qu'au besoin il en userait contre l'assemblée; les autres qu'il fallait se hâter de s'en servir pour traiter de la paix sans l'homme qui rendait toute paix impossible. Sous l'influence des avis de M. Fouché, on demande l'abdication à grands cris. Toujours s'excitant de la sorte on en vint à dire qu'il fallait proposer la déchéance, et même la voter. Bientôt l'idée de la prononcer devint générale. Cependant un représentant, le général Solignac, tombé depuis assez longtemps dans la disgrâce impériale, esprit mal réglé mais généreux, arrêta un moment l'assemblée en lui disant que l'homme qu'on allait ainsi violenter avait régné quinze ans, récemment encore avait reçu les serments de la France, et avait commandé vingt ans les armées françaises avec une gloire incomparable; qu'il méritait donc le respect, et que ce n'était vraiment pas en réclamer beaucoup que de demander une heure, afin qu'il eût le temps de déposer lui-même le sceptre qu'on prétendait lui arracher.— Le général Solignac obtient qu'on accorde à Napoléon une heure de répit. Une heure, une heure, soit! répondirent des centaines de voix, et une sorte de pudeur saisissant cette assemblée qui pourtant voulait fortement le maintien de la dynastie impériale, elle accorda ce délai fatal! Une heure accordée pour abdiquer, à l'homme qui avait dominé le monde, et qui trois mois auparavant avait été accueilli avec transport! Triste et terrible leçon pour l'ambition sans mesure!
Le général court à l'Élysée. Le général Solignac courut spontanément à l'Élysée, bien qu'il ne se fût pas présenté à Napoléon depuis fort longtemps. La vue de ce puissant empereur, naguère si redouté, tombé aujourd'hui dans un abîme de misère, toucha profondément le général. Napoléon, qui avait assez mal accueilli ses serviteurs les plus favorisés mettant un singulier empressement à lui arracher son abdication, reçut affectueusement le disgracié qui avait sollicité et obtenu pour lui une heure de répit. Napoléon l'accueille bien, et promet son abdication. Il lui dit avec douceur qu'on avait tort de montrer tant d'irritation, que son abdication était prête, et qu'il allait la signer. Puis le conduisant dans le jardin où sa présence faisait éclater dans la foule de nouveaux cris de Vive l'Empereur! il lui fit sentir tout ce qui lui resterait de puissance s'il voulait s'en servir. Il demanda au général s'il croyait que la tumultueuse assemblée d'où il venait, et où il allait retourner, pouvait enfanter un gouvernement, et ce gouvernement opposer une résistance sérieuse à l'étranger, et si l'abdication qu'elle exigeait n'était pas l'avénement immédiat des Bourbons escortés de cinq cent mille étrangers. Il était difficile de n'en pas convenir. Le général Solignac en tomba d'accord, lui prit les mains sur lesquelles il versa des larmes, et Napoléon touché de l'émotion de ce brave militaire, satisfait de lui avoir démontré à lui-même l'inconséquence de ceux qui demandaient son abdication, le congédia en lui serrant les mains, et en lui promettant que le message impérial serait immédiatement envoyé au palais des représentants. Il saisit une plume pour rédiger lui-même la minute de l'acte, ne laissant à personne le soin de libeller de pareilles pièces, et il fit bien, car il était le seul capable de trouver des paroles assez grandes pour de telles circonstances.
Seconde abdication de Napoléon, à la condition de la transmission de la couronne à son fils. Rentré dans son cabinet où étaient réunis ses frères et ses ministres, Napoléon avait déjà tracé les premiers mots sur le papier, lorsque Lucien, Joseph, le ministre Regnaud lui dirent qu'il fallait mettre à son abdication une condition expresse, celle de la transmission de la couronne à son fils. Il jeta alors sur M. Regnaud un regard où se peignait le mépris le plus amer pour la politique actuellement triomphante de M. Fouché.—Mon fils!... répéta-t-il deux ou trois fois, mon fils!... quelle chimère!... Non, ce n'est pas en faveur de mon fils, mais des Bourbons que j'abdique.... ceux-là du moins ne sont pas prisonniers à Vienne!—Après ces paroles, dignes de son génie, il traça la déclaration suivante:
Formule de cette abdication.