Histoire littéraire des Fous
JEAN MARIE CHASSAIGNON.
“Les cataractes de l'imagination, déluge de la scribomanie, vomissement littéraire, hémorhagie encyclopédique, monstre des monstres, par Epiménide l'inspiré—Dans l'antre de Trophonius, au pays des visions.—4 vol. in 12o, 1779.”
Certes, ce titre seul annonce que notre auteur eût pu être mis dans une maison de santé, sans grande injustice, d'autant mieux que ce n'est ni ce titre, ni cet ouvrage seulement, qui prouvent le dérangement des idées de l'auteur, mais encore la manière de traiter ses sujets.
Une mauvaise gravure représentant l'auteur en robe de chambre, assis à son bureau, ayant derrière lui la Renommée et la Muse de l'histoire, se trouve vis-à-vis du titre du 1er volume. Au dessous sont gravés les cinq vers suivants:
Chassaignon a certainement tenu parole, car il n'a imité qui que ce soit, mais ses vœux sont restés inexaucés, il n'a heureusement servi d'exemple à personne.
Dans une longue préface de près de cent pages, il avoue qu'il écrit dans un genre inconnu à son siècle, et il apostrophe ainsi ceux qui douteraient de son mérite: “Mais lis encore une fois, insolent faquin, lis, dégoûté scélérat, lis, bourreau mécréant, qui doute de notre supériorité originale,” et à ses critiques trop rhéteurs et puristes il dit: “d'un seul éclat de mon imagination, je foudroierais ce pusillanime troupeau d'esclaves, nés pour aligner des mots, symétriser des phrases et couper les ailes du génie.”
Comme nous l'avons déjà fait observer, les monomanes ont souvent la connaissance parfaite du dérangement de leurs idées. Ce fait est prouvé par la science. Aussi notre auteur décrit très bien lui-même comment ses accès de folie commencent: “Je n'écris jamais plus d'une heure de suite, souvent même je cesse au bout d'un quart d'heure, une crispation dans les nerfs, un éblouissement dans la vue, une palpitation de cœur, une ébullition de cerveau, m'empêchent de tenir la plume, de regarder le papier, et même de combiner mes idées. Souvent au moment où j'entre en verve, mes fibres organiques s'ébranlent et se déchirent, je retiens une explosion qui m'accablerait.”
Cet état du cerveau explique suffisamment les jugements littéraires qu'il énonce: “l'Esprit des lois, le Cid, Cinna, Emile et Mahomet n'ont pour moi que d'arides beautés. Voltaire, J. Jacques, Corneille, et Montesquieu n'ont pas senti ce que je sens. Je préfère moi à tous ces fastidieux personnages.”
Il raconte plusieurs des visions qu'il eut; une entr'autres pendant la nuit qui lui représente l'enfer: “Horrescentes stetêre comæ, dit-il, la plume m'échappe ici de frayeur; encore une minute, et j'expirais. J'écrivis ma vision à un incrédule qui en perdit la tête, et mourut.”
Ayant conçu le plan d'une satire sanglante qui retracerait un tableau des scélératesses qui ravagent notre globe, il évoque tous les souvenirs les plus capables de lui donner ce qu'il nomme des convulsions poétiques. “Que la rage, la haine et la vengeance, s'écrie-t-il, broient mes couleurs avec leurs bras de fer… Un frénétique accès s'empare de ma verve, l'Etna est dans ma tête, le Vésuve est dans mon cœur.”
Monté à ce diapason, il consacre un chapitre à l'expression du désir que les “coups de sa plume soient aussi destructifs que les dents de l'Ichneumon qui pénètre dans les entrailles du crocodile, et les lui déchire; aussi terribles que des tenailles rougies qui emportent des lambeaux de chair et arrachent le cœur… que ces satyres ressemblent au tonneau armé en dedans de lames tranchantes, dans lequel les Carthaginois firent rouler Régulus tout nu… qu'elles soient aussi meurtrières que le poison qu'Agrippine reçut de l'empoisonneuse Locuste”… et une foule de souhaits semblables, remplissent six pages.
Enfin il conclut en disant que si quelqu'un était tenté de le persifler: “Ah! je l'en préviens, je lui fais effacer ses écrits dans des larmes de sang; j'imprime sur son front le fer de la satire, rougi sur une braise infernale, et on le verra convulsionner sous le poignard du remords… je le contraindrai à se pendre de honte et de desespoir!”
Je pense qu'après cette tirade, personne ne doutera que notre forcené méritait d'être mis aux Petites Maisons.
Les chapitres suivants sont consacrés à la critique de la littérature de l'époque. Après un assez long examen des meilleurs écrivains français, il conclut en disant qu'il n'en finirait pas s'il prenait à tâche de relever tous les solécismes, barbarismes, expressions impropres, vers boursoufflés, images incohérentes, mots vagues, rebattus, rimes oiseuses, négligences basses, licenses choquantes, fatiguantes répétitions, &c. &c., dont fourmillent les chefs-d'œuvres de Boileau, Racine, Corneille, Voltaire, Crébillon, Rousseau, &c. &c.
Après cet examen vient un volume et demi de notes, sous le titre de: Détachement ou Entrailles du monstre, titre qu'il justifie par le motif suivant: “Ces notes étaient d'abord consubstantiellement renfermées dans les volumes, et y occasionnaient une espèce d'engorgement et d'obstruction. Pour dégager la masse, vider le ventricule, et éclaircir le chaos, on a cru devoir en détacher les parties hétérogènes, indigestes et compliquantes, et donner ces notes en supplément.” Cette explication aurait pu trouver place dans quelques endroits du Médecin malgré lui.
Vers le milieu du 4ème volume se trouve une espèce de Post-face de deux feuillets, imprimés en encre rouge, et intitulés: Fin du Monstre et de ses entrailles, suivie (sic) de la fin du monde et d'une esquisse des Enfers.
L'ouvrage se termine par deux cents pages presque toutes consacrées à une amère critique des œuvres de Voltaire, ce que l'on ne devinerait guère sous le titre, en encre rouge, de: Arrière-Monstre, plus terrible que le Monstre: Paraphrase des prophéties d'Ezéchiel, &c. &c., visions, enfers, apocalypse nouvelle. Offrande au Clergé.
Le lecteur ne doit pas s'imaginer pourtant que ces quatre volumes ne soient remplis que d'extravagances; l'auteur y déploie une très grande érudition, et prouve par ses citations et ses extraits sans nombre, qu'il avait immensément lu, et, qui plus est, retenu ses lectures. Malheureusement tout est si incohérent, qu'il serait difficile de les lire en entier. C'est évidemment le produit d'un cerveau en délire.
Dans un autre ouvrage: Les nudités, ou les crimes du peuple, 8o, 1793, Chassaignon nous a retracé les malheurs que les aberrations de son esprit attirèrent sur lui. M. J. Lamoureux, dans l'article qu'il lui a consacré dans la Nouvelle Biographie Universelle, par Firmin Didot, t. 10, p. 42, a très bien résumé ces événements. Nous y renvoyons les curieux et nous nous contenterons d'indiquer les autres ouvrages de Chassaignon.
1o. Eloge de la Brotade (Poème de Julien Pascal), par un enthousiaste. Genève (Lyon) 1779, in 12o.
2o. Les Etats Généraux de l'autre monde, vision prophétique. Le Tiers Etat rétabli pour jamais dans tous ses droits, par la résurrection des bons Rois, et la mort éternelle des tyrans. Langres (Lyon) 1789, in 8o.
3o. Etrennes à Messieurs les Rédacteurs du Courrier de Lyon, Autun (Lyon) 1790, in 8o.
4o. Les Ruines de Lyon, Ode, 1794, in 8o.
Ces ouvrages, dit M. Breghot du Lut (Mémoires biographiques et littéraires, 1828, in 8o), sont devenus fort rares, et contiennent la plupart, au milieu de beaucoup de folies, des choses très sensées et très spirituelles.
Il publia en 1793 une défense de Chalier, ce disciple de Marat, condamné à mort. Ce fut peut-être ce qui lui permit de traverser le règne de la Terreur sain et sauf. On l'avait porté sur la liste des émigrés. Il adressa une réclamation aux Représentants du peuple, dans laquelle il dit, entr'autres choses originales, “Comme on sait que les penseurs ont l'âme cosmopolite, les affections vagabondes, l'imagination aîlée et émigrante, on s'est diverti à mettre mon nom sur la liste des émigrés, et cette petite malice ne tend à rien moins qu'à me faire mourir de faim et de soif.”
Heureusement pour lui, ce ne fut pas la fin qui lui était destinée. Il mourut tranquillement, mais l'esprit toujours exalté, à Thoissy, département de l'Ain, à l'âge de 60 ans, dans un modeste domaine dont il avait hérité.
Son frère, épicier à Lyon, sa ville natale, fit servir à envelopper les marchandises de son commerce, les nombreux manuscrits laissés par le défunt, et parmi lesquels se trouvait une tragédie de Cromwell.