Histoire littéraire des Fous
HISTOIRE DE LA LITTERATURE DES FOUS.
DEUXIEME PARTIE.
BIOGRAPHIES.
BLUET D'ARBERES.
PREMIERE SECTION.
BIOGRAPHIE.
En conséquence de la rareté et de la singularité des publications de ce fou littéraire qui nous avertit lui-même, dès son début qu'il ne sait ni lire ni écrire, et qu'il compose par l'inspiration de Dieu et sous la conduite des anges, presque tous les Bibliographes se sont occupés de lui, mais en mêlant au vrai, nombre de suppositions et d'erreurs. Les suppositions avaient leur cause dans les notions vagues d'après lesquelles on parlait des écrits de Bluet dont probablement pas un des critiques et des bibliographes antérieurs à notre époque, n'avait lu en entier les fragments qu'il pouvait avoir à sa disposition. Les erreurs résultaient de l'impossibilité de consulter l'ensemble de ses compositions dont les très rares exemplaires sont tous défectueux et incomplets.
Des recherches plus soigneuses que celles que l'on avait faites jusqu'à présent, et un heureux hasard ayant fait découvrir plusieurs parties des œuvres de Bluet, on a examiné plus attentivement les détails que l'on possédait déjà, et l'on s'est de nouveau occupé des bizarres élucubrations du Comte de Permission. Les trois écrivains qui ont exploré ce champ ingrat avec le plus de succès sont M. Deperrey dans sa Biographie des hommes célèbres du Département de l'Ain, M. Paul Lacroix dans deux articles du Bulletin du Bibliophile, de Techener, et M. Gustave Brunet, dans la Biographie Universelle, de Didot.
Le premier a mis en œuvre les renseignements biographiques fournis par Bluet lui-même, mais en nous les présentant sous une forme moderne. Nous avons préféré, après avoir lu d'un bout à l'autre trois exemplaires différents des œuvres de Bernard Bluet, de lui laisser son style simple et naïf, et de choisir dans son œuvre entière les détails romanesques mais vrais de cette existence vagabonde, tels qu'il les fournit lui-même.
Dans la partie Bibliographique nous présenterons ce que les divers livres offrent de plus curieux, et profitant des recherches faites jusqu'à ce jour, nous serons à même de donner une esquisse passablement complète de l'homme et de l'auteur.
Charles Nodier dans une notice pleine de son esprit et de sa causticité habituels, nous a donné un excellent article critique sur Bluet d'Arbères et sur ses œuvres, dans le Bulletin du Bibliophile, de Techener. Quoique plusieurs autres bibliographes se soient occupés de Bluet, comme nous allons le voir, Nodier est le premier, à notre connaissance, qui soit entré dans quelques détails sur sa vie et ses écrits bizarres. “J'aime à penser,” dit-il, en terminant sa notice, “que Dubois, Gaillard, Braguemart et Neuf-Germain portèrent les quatre coins du poêle funèbre de Bluet; c'étaient des fous de même force.”[28]
[28] Gaillard avait été valet de pied, puis cocher, dit Nodier, avant d'être poète. Il avait reprit l'artifice commode de Bluet d'Arbères, et ses lettres adulatrices aux belles dames de son temps sont assez passables pour des lettres de cocher. Ses poésies parurent en 1634, et sont très rares.
Nous avons parlé ailleurs de Dubois.
Quant à Louis de Neuf-Germain, que Bayle désigne comme étant un peu fou, pour ne rien dire de plus, il vivait sous le règne de Louis XIII. Le Duc d'Orléans le nomma son poète Hétéroclite et Neuf-Germain prit sérieusement ce titre à la tête de ses ouvrages. Le Cardinal de Richelieu se plaisait à lui entendre répéter ses plates bouffonneries. On ignore l'époque de sa mort, mais les contemporains en parlent encore comme étant vivant en 1652. Sarrasin, Voiture et Boileau se sont occupés de ce fou littéraire dont les œuvres furent publiées en deux volumes in 4o en 1630 et 1637, sous le titre de: Poésies et rencontres du sieur de Neuf-Germain.
Examinons brièvement ce que savait la critique littéraire sur Bluet, avant Charles Nodier.
L'article que Flögel[29] consacre à notre auteur, résume assez bien, sauf quelques oublis, ce qu'on en savait à cette époque. Il indique la contradiction entre Prosper Marchand et Beyer,[30] sur la nature même des œuvres de Bluet, l'un affirmant que c'est un petit volume, et l'autre que c'est un gros ouvrage. Flögel qui probablement n'en parle que par ouï-dire, penche pour le dernier avis. Au fond ils n'ont peut-être tort ni l'un ni l'autre. Marchand a voulu parler du format, et Beyer de l'épaisseur de ce petit volume, lorsque tout est réuni (dickes Buch). Il paraît que du temps de Flögel on n'avait connaissance que de cent trois des livres, ou morceaux numérotés de Bernard. On n'était guère d'accord non plus, sur la signification de ces visions. Les uns n'y voyaient que des énigmes incompréhensibles, les autres y trouvaient un sens mystique caché et profond; enfin une troisième classe y reconnaissait la science de la pierre philosophale, tant il est vrai de dire:
Bayle, dans sa correspondance, lettre 187, (et non 137, comme le dit Flögel,) nous apprend qu'il ne savait rien sur Bluet d'Arbères, mais, ajoute-t-il: “j'espère rencontrer quelque chose, du moins fortuitement, dans le cours des recherches que je fais, sur le Comte de Permission.”
[29] Geschichte der Komischen Litteratur. Ersten Haupstück 17ième siècle, 2ième vol. p. 528.
[30] Memoriæ librorum rariorum, p. 49.
Le Duchat fit copier le commencement de Bluet par M. Du Fourni, auditeur de la chambre des comptes, et dans cette copie il est fait mention, pour la première fois, d'une circonstance que Bluet nous apprend lui-même, c'est la couverture diversement coloriée dont il faisait relier les plaquettes, qu'il appelait des livres.
“Le 2me livre d'oraisons était couvert de bleu céleste.
“Le troisième livre des sentences, couvert d'orangé.
“Le 4me livre des prophéties est couvert de rouge.
“Le 6me livre des songes, est couvert de bleu et de noir, &c.”
Le Duchat, dans une remarque sur un passage de La Confession de Sancy, fait une observation très naïve, et qui prouve qu'il n'avait qu'une idée bien vague du Comte de Permission: “Il y eut à la cour d'Henri IV, dit-il, depuis 1601 jusqu'en 1605, un homme de ce nom-là, qui n'y avait pas fait fortune, et qui dépendait de quelque ministre, comme pouvait être M. De Sillery, garde des sceaux, chez lequel il avait la commission de revoir les ouvrages pour lesquels on demandait un privilège.”
La pensée de donner cette étrange position à un homme qui ne savait ni lire ni écrire, aurait été des plus bouffonnes. C'est un curieux exemple du danger qu'il y a de faire des suppositions sur un auteur dont on n'a guère lu les ouvrages.
Prosper Marchand[31] accorde huit lignes à notre Comte de Permission, de l'existence duquel il n'est pas même fort assuré, car il en parle comme d'un personnage “qu'on prétend avoir paru à la cour de France, au commencement du 17me siècle, et qu'on croit avoir été une espèce d'administrateur de la librairie, ou d'examinateur des ouvrages à publier, sous l'autorité du Chancellier.”
[31] Dictionnaire historique, t. 1ier, p. 203.
Ceci n'est pas mal, comme mystification dans l'histoire littéraire, mais Prosper Marchand ne s'arrête pas en si beau chemin: “Il y a sous ce nom (celui du Comte de Permission) un petit livre extrêmement rare, et connu de très peu de personnes, dont surtout les partisans de la pierre philosophale font beaucoup de cas!” Il faut dire cependant, à la décharge du biographe, que, convaincu de la nullité de ses renseignements, il donne tout au long en note, ceux de l'auteur des remarques sur les lettres de Bayle, dont nous avons parlé ci-dessus.
Il avait eu sous les yeux l'ouvrage de Bluet d'Arbères, car il le décrit et en donne même des extraits. Comprend-on, après cela, que non seulement il n'ait pas la moindre idée de son contenu, ni de la date de l'impression (indiquée cependant presqu'à chaque livre) mais encore qu'il forge à plaisir un faux titre dans un catalogue!
Il est curieux de citer les paroles mêmes d'un bibliophile aussi exact.
“Le Comte de Permission est un petit livre très rare” (d'abord le Comte de Permission non seulement n'est pas un livre; ce n'est pas même le titre d'un ouvrage quelconque). “C'est une espèce de catalogue de livres feints et imaginaires;” (ne croirait-on pas qu'il s'agit d'une seconde bibliothèque de Saint Victor?) “qui contient 42 feuillets,” (et ce malheureux Bluet croyait avoir composé 173 livres!) “Les chimistes regardent le Comte de Permission comme un ouvrage de philosophie hermétique, où l'on a développé, sous diverses figures emblématiques, l'art de transmuter les métaux, et c'est ce qui fait que les curieux le recherchent encore quelquefois,” (et c'est ainsi que l'on écrit l'histoire des livres!) “Pour moi, j'aime mieux le regarder comme une satire assez froide de diverses personnes du temps de Henri IV, et c'est sous cette idée que je me souviens d'en avoir ainsi fait dresser le titre, dans le catalogue de la Bibliothèque de M. Cloche, qui fut vendue publiquement à Paris en août 1708: Le Comte de Permission, ou 42 portraits satiriques et allégoriques de différentes personnes du temps de Henri IV, en forme de titres de livres; avec figures, en 1603, in 12o.”
Le trop confiant Flögel a été pris à ce piège d'un faux titre, qu'il a donné comme un ouvrage véritable. Pierre de l'Estoile, dans son Journal de Henri IV,[32] nous fournit une description plus précise de notre auteur et de ses ouvrages: “En ce mois” (août 1603) dit-il, “courait à Paris un nouveau livre d'un fol courant les rues, qui se faisoit nommer le Comte de Permission, lequel ne savoit ni lire ni écrire, comme il en donne avis à chaque feuillet, et ce qu'il faisoit et écrivoit, étoit, à ce qu'il disoit, par inspiration du Saint Esprit, c'est à dire, de l'esprit de folie qui le possédoit, comme il apparoit par ses discours, où il n'y a ni rime ni raison, non plus qu'en ses visions. Il a mis dans ce beau livre, la Reine, tous les princes et les princesses, dames et damoiselles, dont il a pu avoir connaissance, tant étrangers, qu'autres, avec des étymologies et interprétations de leurs noms, fort plaisants et à-propos, selon le proverbe commun qui dit que les fols rencontrent souvent mieux et plus à-propos que les sages. Ce beau livre imprimé à Paris, à ses dépens, et avec permission de Monsieur le Chancellier, est bien digne du siècle de folie tel qu'est le nôtre.”[33]
[32] Tome 1, pages 259-260.
[33] Nous verrons plus loin pourquoi de l'Estoile ajoute que le métier de ce fol était d'être charron, et qu'il montait en Savoie l'Artillerie du Duc, où on disoit qu'il se connaissoit fort bien.
Garnier, un des commentateurs de Ronsard,[34] range aussi notre Bluet d'Arbères au nombre des fous, dans une note d'un passage relatif à l'époque précédant les guerres civiles de France, où l'on voyait errer parmi les villes, des hommes:
[34] Edition de Paris, in folio, 1623.
“Tels,” dit Garnier, “que nous avons eu de notre temps le Prince Mandon, le Comte de Permission et maître Pierre du Four l'Evesque.”
De tous les Bibliographes anciens, De Bure le jeune est celui qui a donné les détails les plus exacts sur les œuvres de Bluet d'Arbères, d'après l'exemplaire de la Bibliothèque du Duc de la Vallière, le plus complet à cette époque.
La Bibliographie allemande moderne s'est aussi occupée de notre auteur, et Grässe lui a consacré une notice exacte, mais peut-être trop concise,[35] où il avance, sans que nous puissions nous imaginer sur quel fondement, que les œuvres de Bluet d'Arbères sont une imitation du Seconda Libraria di Doni.
[35] Lehrbuch einer Allgemeinen Literärgeschichte aller bekannten Völker der Welt, Von Dr J. G. Ch. Grässe. Leipzig, 1856, tom. 3, section 1ère, page 502.
Présentons maintenant l'autobiographie de notre original.[36]
[36] Bluet commence à raconter sa vie au 70ème livre, imprimé le 10 Novembre, et dédié au Duc de Maines. Nous indiquerons successivement les livres dans lesquels il continue sa narration, en y faisant entrer les détails qu'il a répandus dans un grand nombre d'entr'eux.
Moy Bernard de Bluet d'Arbères, Comte de Permission, chevalier des ligues des treize cantons de Suysse, naquit l'an 1566, à Arbères, terre de Gex, auprès de Genève, issu de petite maison et pauvres parens. Ils estoient de la religion Philistienne. Tout ce qu'ils m'ont appris c'est mon Pater et le Credo en François. Mon village est en une boissière (vallée). Du coté du Soleil couchant il y a des montagnes, où il n'y a que rochers et herbes de senteur. Du coté du Levant, il n'y a que marescages. Je me souviens de tout ce que j'ay dit et fait, depuis que j'estois au berceau.
Quand je commençay à cheminer, je montois dessus de grands coffres de paysans, et chantois à haute voix: Domine.
Les paysans qui avoient semé du millet, avoient mis des images de nostre Seigneur dans les champs pour faire peur aux oyseaux. Je les allois prendre, à cause que nostre Seigneur y estoit en peinture.
Nous étions alléz mener les brebis André Bure et la Tivène de Trec, auprès du chesne du Baissot; eux avoient beaucoup plus de temps que moy. Voicy que le loup commence a venir prendre de nos brebis, alors je commence à réclamer l'aide de Dieu, et à l'instant le loup quitta les brebis… Depuis l'age de quatre ans je n'ay eu que du travail et point de repos.
Mon père me fit le gardien de toutes les brebis du village. J'avois entendu dire que Dieu avoit promis que quand on seroit deux qui parleroient de luy, qu'il seroit au milieu des deux. Je me mettois en teste et croyois que moy seul suffirois, et que Dieu pouvoit aussy bien m'assister qu'à un grand troupeau… Mon frère Michel prenoit plaisir à dire des chansons, estant aux champs avec les brebis. Il estoit loué et estimé par les filles, et je n'estois point loué ny estimé, parceque je ne sçavois pas dire de chansons. Mais pour cela le loup ne laissoit de luy manger ses brebis, ce qui ne m'arrivoit point.
J'hayssois fort la paillardise jusques à l'age de sept ans. Quand je voyois des femmes et des filles, j'allois me cacher derrière des lits… Je n'avois pas une heure de relasche; on me faisoit aller quérir du bois sur les épaules. J'avois fait un petit chariot pour aller le quérir, et mes compagnons venoient tirer le chariot avec moy, encore qu'ils fussent de plus grande maison que moy.
Au temps qu'il falloit retirer le foin et le bled, l'on m'envoyoit par les montagnes pour faire du ramage pour donner aux brebis; je m'y tenois tousjours incessamment. Il y avoit un chasteau qui s'appeloit le chasteau Dyvone, proche de mon village: dans le chasteau, au belvar de l'haute cour, il y avoit Adam et Eve, l'arbre de vie avec le serpent, représentés au naturel, et ne leur manquoit que la parole. Aussitôt que je me pouvois desrober, j'étois incité et induit pour aller voir ceste belle histoire si hazardeuse et escandaleuse. Je ne faisois que penser aux grans dons des graces et faveurs que Dieu avoit fait au prophète Royal David, et à Moyse, et me représentois tousjours ces deux grands personnages.
La plus grande ambition que j'avois en ce temps c'est qu'il pleust à Dieu de me faire la grace que je peusse estre prédicateur. Les clercs estoient de grand renom et respect. J'empruntois des livres de mes compagnons, et y regardois quand j'estois aux champs àfin qu'on eust creu que je sceusse bien lire, et m'estois toujours d'avis qu'un ange me devoit parler et me représentois toujours le jugement de Dieu devant ma face. Je priois incessamment Dieu… Je me faisois accroire en ce temps-là que si j'eusse esté du temps de Jesus Christ, j'eusse tout quitté pour le suyvre… Je disois à mes compagnons: “quand je seray grand, vous me verrez suivre des princes, puis des roys, s'il plaist à Dieu, et porteray de leurs mesmes habits, satin et velours, avec passemens d'or.” Ils ne faisoient que rire, mais mon dire s'est trouvé estre véritable.
En l'an 70, du temps que le Duc Darue passa par Chamberry en Savoye pour aller en Flandre, ceux de Genève et de mon pays craignoient que les Espagnols ne leur fissent la guerre, et disoient: Les gendarmes nous viendrons couper la gorge! Je me consolois avec Dieu, aux champs, à mes brebis. Je disois: Hélas! où irai-je me cacher, afin qu'ils ne me coupent la gorge! Je priois Dieu qu'il prolongeast cet accident jusqu'à ce que je fusse en age, que je pusse entrer au service et en crédit, par la miséricorde de Dieu, avec ceux qui peuvent allumer le feu et l'esteindre. Mon Dieu a entendu ma voix, m'ayant envoyé au service de Charles Emmanuel Duc de Savoye en l'an 85, où je suis demeuré jusqu'en l'an 1600.[37]
[37] Livre 47ème.
De sept ans à dix[38] mon père voulut me faire berger de vaches; j'avois accoustumé de garder les brebis jusqu'alors, qui est la plus noble beste qui soit en toutes les bestes, après la colombe. Il m'estoit bien fascheux d'aller aux marescages là où il n'abite que des bestes sales. Je demanday à mon père qu'il me laissast garder les brebis, car ce m'estoit plus honorable que de garder les vaches, mais il me respondit, qu'il n'estoit pas si profitable. Il me fallut donc estre gardien de vaches. Comme je n'avois pas peur que le loup les mangeast, je me livrois aux pensées de l'ambition. Je faisois des cuirasses des escorces d'arbres, et des morillons des citrouilles, et force espées de bois, des paniers de bois, artilleries de bois, arquebuzes et pistoles de bois, et les canons estoient des clefs percées, trois tambours, et les caisses des tambours estoient d'escorces de cérisier. Prenant les lettres de parchemin qui estoient des contracts et testaments de mes prédécesseurs, pour en faire les fonds des tambours, prenant les filets pour faire les cordages. Je faisois des paniers d'ozier et les envoyois vendre à Genève pour avoir de l'argent pour acheter du taffetas pour faire des enseignes de guerre. Après avoir fait tout cela, je le cachois par dedans la paille, afin qu'on ne trouvast ces artifices. Je fis un coffre de la longueur d'un escabeau, trois pieds de long et deux de large. J'achetois des jettons marqués de la Fleur de Lys du Roy de France, et en empruntois encore à Janet Gaudar et les estendois sur le sable. J'empruntay une grosse gibecière de Pierre Rouzé, principal du village, et la remplis tant de sable que de jettons, et la mis dedans le coffre. Je prins une chambre qui estoit sur quatre colonnes de bois faictes avec des ais. J'y mis tous mes artifices de guerre. La chambre estoit à un de mes voisins.
[38] Ceci appartient au 71ème livre, qui a en tête une gravure surmontée d'une couronne, et qui représente le Comte de Permission gardant les moutons et pourchassant un loup.
Au village où je suis né, il y avoit de très belles filles. Mes compagnons estoient les bien-venus auprès d'elles, mais moy je n'estois ny bienvenu, ny aucunement caressé, à cause que j'estois sorty de pauvres gens de mépris.
J'estois déjà fort persecuté en ce temps là à caresser et aymer les belles filles, jusqu'à considérer dans mon esprit quand viendra le temps que les femmes seront à bon marché.
Je hayssois tous les autres vices, mais je trouvois que celuy là estoit le plus plaisant. Quand j'estois couché la nuict, toujours les mauvaises pensées me venoient attaquer, et me sembloit que si toutes les plus belles femmes et filles du village se fussent présentées à moy, que j'eusse accomply le plaisir de concupiscence.
Je priois Dieu journellement qu'il luy pleust me faire tant de grace que de me donner le savoir et la science pour pouvoir prescher à mes compagnons.
Je leur dis que j'avois un trésor, et ils me respondirent qu'ils vouloient en avoir leur part, autrement ils l'iroient rapporter au gouverneur de Gex.
Je leur respondis: je vous en feray part moyennant que vous ne le disiez point aux autres, et que vous soyiez petit nombre de gens. Incontinent ils l'allèrent dire à tous les autres, et j'en faisois du fasché, et cependant j'en estois bien joyeux, parceque ma cour et ma suite en seroient plus grandes. Je leur dis: vous vous contenterez de le voir, sans le toucher et n'entrerez qu'un à la fois dans la chambre. (Il suit ce plan et les introduit l'un après l'autre dans son arsenal, leur montrant le coffre de jettons, puis les fait sortir, et leur donne à chacun des noms de noblesse.) Je les fis armer de mes armes, battre mes tambours. J'avois fait une colombe de bois doré, et un baston de la hauteur d'un homme, avec une banderolle de fer-blanc doré, et une croix blanche à jour, au milieu de la banderolle. C'estoit ainsy un baston royal. Je le faisois tousjours porter devant moy, signifiant la grandeur de l'inspiration de Dieu. Alors mes compagnons de noblesse me disoient: que ferons nous de ce trésor; il faut que nous le partagions. Je respondis: je ne veux pas qu'un aussy grand trésor se disperse. Il faut voir s'il y a quelque chasteau ou seigneurie à vendre, nous l'acheterons tous ensemble, et serons frères. Toutefois je veux estre le supérieur de vous tous, et me rendrez obéissance.
Tout le plaisir et delectation que j'avois, c'est que je les faisois tirer à l'arbaleste et à la flesche, eux marchant en ordonnance, le tambour battant, les enseignes déployées.
Toutes les plus belles filles me venoient voir et me faisoient grande caresse et reverence.
Quand je fus à l'age de neuf ans,[39] il y avoit une paysanne, belle fille et riche qui estoit une voysine. Elle s'appeloit Antoinette Goandet. Mes compagnons me venoient prier que je parlasse pour eux à ceste paysanne. Alors je parlay pour un nommé Chateaufort, mais la belle me respondit que je parlasse pour moy et non point pour les autres, et qu'elle m'aymeroit mieux que celuy pour lequel je luy parlois. Je fus bien joyeux et content.
[39] Ceci appartient au 72ème livre dont la gravure représente le Comte de Permission et ses compagnons armés comme il l'a décrit plus haut, debout au centre de son artillerie, et le coffre aux jettons ouvert au milieu d'eux.
(Il devient amoureux, la mère de la jeune fille se fâche, le père de Bluet s'irrite. Notre héros s'enfuit de la maison paternelle, et se sauve au château de Grelly, à un quart de lieue de son village.)
Le seigneur du dict lieu estoit capitaine de cinquante lances pour le Duc de Savoye. Au chasteau se trouvoient la femme du seigneur, son fils et ses trois filles. Je dis à icelle dame: Madame, je vous prie humblement de me faire ceste faveur, au nom de Dieu, de m'amener à Rumilly avec vous. Elle me dit: que feras-tu quand tu seras là? tu es si petit, à quoy employeras-tu le temps?—Je prieroy Dieu le créateur afin qu'il luy plaise me faire la grace que je puisse devenir le maistre monteur de l'artillerie. Alors la dicte Dame m'accorda ma demande, et nous partîmes le lendemain… (admis au château, il y trouve le contrôleur du Duc, qui voulant probablement s'amuser, promet à Bluet de le faire entrer au service de son altesse, à raison de dix écus par mois; mais on ne le paie pas; il se plaint; on déchire le contrat que par plaisanterie on avait fait dresser par un notaire, et Bluet s'arme de patience contre sa mauvaise fortune.)
Au bout de quatre mois, on m'habille tout de boccassin incarnadin, espée et poignard, manteau et panache. Tous mes compagnons furent esmerveillés, puis je m'en retournay à Rumilly. Le jour de mon arrivée[40] les quatre compagnies de chevaux-leger firent montre, ensemble toute la noblesse de Savoye commençoit à s'armer et à se préparer…
[40] 73ème livre. Suite de sa vie jusqu'à l'âge de 16 ans.
J'estois en renom de plus en plus à cause de mon jeune age et de l'intelligence qui estoit en moy. Je n'avois que douze ans. Je demeuray six ans à Rumilly, et toute l'envie que j'avois c'estoit de m'amasser quelque somme d'argent, à la sueur de mon visage, et puis après me marier… J'avois ceste coutume que j'aymois à estre tousjours superbement habillé. A Rumilly je fis faire des habits de taffetas et satin.
Durant ces six années, je m'en allai quatre ou cinq fois au lieu de ma naissance, et je ne voulus jamais loger en la maison de mon père, mais je logeois en la maison du voisin qui s'appelle Nicolas Coindet; et six ans après, la maison de mon père est venue à tomber, et il a acheté la maison où je logeois… J'avois incité et sollicité mon père et ma mère qu'ils ayent à vendre le peu de biens qu'ils ont, pour s'en venir ailleurs, parceque le temps viendroit que les armées leur couperoient la gorge. Dix ans après, les Espagnols brûlèrent la terre de Gex; les femmes et filles furent forcées et violées, brûlées et massacrées. Mon père et ma mère furent liés et garottés. Mon père s'ecria Hélas! mon fils Bernard où es-tu, qui a monté l'artillerie de nostre prince? Les Espagnols dirent: est ce maistre Bernard qui a monté la croix? Alors mon père et ma mère furent déliés et libres. Tout le pays fut bruslé, sinon mon village qui fut préservé.[41]
[41] Livre 47ème.
A seize ans je quittay Rumilly,[42] et j'allay au chasteau de Monmeillan, principale place de toute la Savoye. J'allois offrir mes services à Monsieur de Bonvillar, gouverneur de la place. Une sentinelle donne avis qu'un jeune garçon vouloit parler au gouverneur. Celui-cy demande ce que je voulois, et je luy respondis: “Monsieur, depuis que Dieu m'a donné le jugement je n'ay eu d'autre dessein que de servir son altesse, pour accommoder son artillerie.” (Il est agréé et on lui donne un logement dans la forteresse. Le contrôleur du gouverneur lui offre, dit-il, une de ses maîtresses pour femme, mais il refuse par fierté. Puis il veut lui donner une de ses filles bâtardes, ce qui ne réussit pas non plus. Parmi plusieurs intrigues, qui toutes, dit-il, s'en allèrent au vent, il en raconte une fort originale, mais que nous ne pouvons placer ici.)
[42] 74ème livre. Portrait en pied de Bluet d'Arbères armé, et d'une femme de chambre tenant en main une quenouille. Au-dessus des portraits se trouve imprimée en deux lignes la légende suivante: “Outre que la figure est bien taillée, c'estoit la plus belle suivante qui fust jamais en tout le monde.”
Le gouverneur avoit parlé à son Altesse le duc pour moy, et lorsqu'il fust desmist de ses fonctions, elle commanda que j'eusse les mesmes franchises qu'auparavant. Quelque temps après le nouveau gouverneur me donna commission de monter toute l'artillerie, et qu'il n'y auroit jamais artisan qui seroit mieux récompensé de son Altesse, que moy. “Mais gardez-vous, dit-il, de vous marier encore de quelque temps, car tel ne vous voudroit donner sa Chambrière pour l'heure présente, qui avec le temps sera trop heureux de vous donner sa fille.” Je me tenois bien heureux d'avoir receu un aussy bon conseil de mon dit sieur le gouverneur, lequel j'ay observé jusqu'à présent.
(Bluet a maintenant près de vingt ans, et c'est probablement vers cette époque qu'il commença à avoir ses visions, au milieu d'amours multipliées, et de tours très fâcheux qu'on lui joue à chaque instant. Dans une de ses visions arrivée le 19 Novembre 1586 au château de Montmeillan, il lui sembla que des armoiries lui étaient données en rêve. C'était, dit-il, l'arbre de vie, avec sept racines entourées par deux serpents dont l'un a une tête de femme. Deux branches de laurier chargées de douze pommes entourent l'arbre, et le tout est surmonté par cinq couronnes, au-dessous desquelles est une colombe au milieu d'une gloire. Dans sa première oraison, il explique symboliquement ces armoiries qui se retrouvent plusieurs fois gravées dans ses œuvres.
L'année précédente, il était allé faire un pélerinage à St Claude, et il passa par le pays de Gex. Tous ceux de son pays se moquaient de lui, rapporte-t-il, et le traitaient de fou, parcequ'il leur recommandait de prier Dieu, vu que le temps approchait où les châteaux et maisons du pays seraient brûlés, et les habitans passés au fil de l'épée.
Laissons maintenant à notre héros le soin d'expliquer lui même ses amours et les tours dont il est la victime.)
Je dépendois grande somme d'argent pour adhérer aux desirs de Toinette.[43] Je faisois force collations et faisois manger force confitures à ma maistresse et à sa compagnie, jusqu'à luy donner tout ce qu'elle estimoit luy estre agréable. Mais l'on abusoit de ma bonté et de ma patience. Je payois tous les violons, et les autres dansoient à mes despens; je faisois l'amour et les autres la vie, c'est à dire la monte. Monsieur de Choizel, veneur de Madame la Gouvernante, prenoit du poulverin d'arquebuze, et me le venoit souffler contre les yeux, ce qui me faisoit beaucoup de mal à la vue. Encore ne se contentoit-il pas de cela, mais il prenoit la clef de mon coffre, et me prenoit tout ce qui estoit dedans. Il me venoit trouver dans ma chambre et me tiroit mes bagues d'or de mes doigts, et en faisoit son propre, ce qui m'occasionna de m'en plaindre à Monsieur le Gouverneur, et il me respondit que ma maistresse y mettroit du remède. Le dict Choizel estoit des mignons de Toinette. Je consideray qu'il n'estoit pas possible que le c. d'une p. me peust faire condescendre à vivre desreglement à l'encontre de la volonté de Dieu… Petits et grands se mocquoient de moy, et me faisoient des cornes. J'avois des visions que partout où ma maistresse logeoit, qu'il y avoit deux portes… Je demanday mon congé à Monsieur le Gouverneur, et satisfaction de mon travail.[44] Il me dit: le congé que je vous donne, c'est de garder de près votre maistresse. Je luy respondis: Monsieur, je ne seray jamais subject au c. d'une p., et il me respondit: Maugré de coquin! Monsieur, répliquai-je, si je suis coquin, mon esprit n'est point abastardy, et à l'instant il me donna mon congé par escrit, mais sans me donner aucun payment de ce qu'il me devoit… Je retournay au chasteau de Montmeillan, où je fus très bien venu et très honorablement reçeu… C'estoit environ un mois avant Noel. Dieu m'envoya une inspiration de demeurer trois jours sans boire et sans manger… et pour une repentance et pénitence, je voulus aller à pied nud, et marcher teste nue au plus gros de l'hiver, depuis Montmeillan jusques à nostre Dame de Means, qui est une bonne lieue de distance. Je ne portois que ma chemise et mes scarçons. Estant de retour, ma chair estoit toute noire, et alors me fust annoncé secret haut et puissant. Une voix me disoit: comporte-toy bien et sagement, car Dieu veut se servir de toy, et te veut faire prophète…
[43] Il raconte ceci au 75ème livre, celui où se trouve une gravure indécente représentant une femme nue, entrelardée par tout son corps de priapes ailés.
[44] 76ème livre.
(Au 78ème livre il raconte une autre vision, dans laquelle on veut lui faire épouser sa maîtresse qu'il nomme tantôt Toinette, tantôt Lucrèce de la Tornette, mais il ne veut pas se marier avec elle. Comme, en cette vision, il est très pauvre, et n'ayant pour tout vêtement que sa chemise, Toinette fait amener auprès de lui sept mulets tous chargés d'écus: Voilà, mon serviteur, pour vous remonter, dit-elle. Il désire savoir d'où vient tant d'argent, et elle répond: c'est son altesse qui me l'a donné, pour récompense de ce qu'il m'a fort bien embrassée. Allez, p., s'écrie Bluet furieux, je ne veux point estre remonté par votre…
Le gouverneur, sa femme et tout le monde disaient, et faisaient courir le bruit, rapporte-t-il, qu'il était devenu fou, et avait des transports au cerveau. Enfin touts ces tribulations cessèrent par la mort de Toinette qui mourut de la peste. Rendons la parole à Bluet.)
Le péché qui m'a le plus persécuté, c'est la tentation des femmes, et quand j'ay mangé, encore que je ne mange dissolument, et ne mange rien que je ne veuille que tout le monde sache, je ne suis pas si prompt pour prier Dieu, et l'incitement de Sathan me faict trouver belles les femmes… il m'a pris des envies de me faire crever les yeux pour éviter de les veoir; mais j'ay considéré que cela me détourneroit de faire quelque chose de grand, que j'ay envie de faire au monde, qui sera remarquable, s'il plaist à Dieu…
(Au livre 80ème il nous raconte que dans un de ces accès d'ascétisme, et tenté du péché de concupiscence, il s'en alla vers un cimetière des environs de Chambéry, s'y dépouilla tout nu, se fit un lit d'orties, s'y coucha et s'y roula de tous côtés. En revenant chez lui son corps était plein d'ampoules, et il alla trouver le chirurgien Blondel, pour se faire panser.)
Je dis au chirurgien: allons un peu dedans vostre chambre, et prenez vostre razoir, puis me recommandant à Dieu, faites justice de mon courtaud, ajoutai-je, qui veut faire la beste, pour trahir mon âme. Puis me donnant trois coups de razoir sur le petit bidet, je le fis recharger encore de deux coups, dequoy il y en avoit un qui entra fort profond. Le soir mesme je faillis perdre tout mon sang.
(Le livre 81ème contient une histoire assez curieuse, mais trop longue pour l'insérer ici, de deux squelettes avec lesquels il donne une leçon de morale à un gentilhomme qui voulait se servir de son intermédiaire pour obtenir les faveurs d'une maîtresse. Il paraît que les officiers de la maison du Duc de Savoye lui jouaient de cruels tours, auxquels le Duc même prêtait la main. Nous en laisserons raconter deux ou trois à Bluet.)
Mes ennemis mirent en teste à son altesse de me faire vanner dans une couverte, par plusieurs et diverses fois, puis me faisoient monter tous les chevaux les plus vicieux qu'il y avoit, mais je me comportois le mieux que je pouvois, comme d'effet je me tenois fort bien à cheval. On fit attacher deux grandes boucles de fer au coing d'une salle, avec une corde et une cuve; puis me faisoient mettre dedans ladicte cuve, et me faisoient tourner un longtemps. Je me consolois avec Dieu; mais après cela je demeuray fort longtemps sans me pouvoir recognoistre.
(C'est facile à croire, Pauvre Bluet! Pour récompense de ces mauvais tours, on lui donnait un superbe habit de couleur colombine, passementé d'un grand passement d'or. Don Juan de Mandoche lui donne un habit bleu celeste tout chamarré d'argent, et il lui donne encore vingt ducatons pour récompense de ce qu'il lui avait coupé la barbe.)
Le jour de caresme prenant j'arrivay en la ville d'Ast, et m'en vins loger au logis des trois Rois, et ne pensois pas sejourner deux jours, mais je m'y trouvay si bien, avec toute la Noblesse d'Ast, que j'y demeuray tout le caresme.[45] M. le comte de Neufville, sa mere et sa femme, M. De Salines et sa femme, M. De Callo et sa femme, qui est la plus belle femme d'Ast, et estoient tous de mes amis, et me donnoient de beaux habits et d'autres beaux présents. En la semaine saincte je m'en vins trouver le Roy David en triomphe et en bon équipage; j'avois de superbes habits et de grandes pièces d'or, et force perles et pierreries, et grand quantité de bagues. Mes habits estoient tous brochez d'or, doublez de toile d'argent. Quand le Roy David me vit, il fut extrêmement joyeux… De Quiers, il s'en vint faire feste à Turin…
[45] Livre 84ème.
(Là, on le présente à la fille du Président Provane, et sans doute pour s'amuser de lui, on lui conseille de faire la cour à la fille du président. Bluet prend la chose au sérieux, et le Duc même se mêle de la plaisanterie.)
Son Altesse alla faire ses Pasques aux Capucins, à Turin. Il avoit un valet de chambre qui s'appeloit Campois, qui avoit accoutumé de me faire du mal. Il incita son Altesse à me faire monter à cheval sans selle, ny bride, ny licol, puis le faisoit courir par un taillis là où je rencontray une branche coupée, laquelle entra deux doigts profond en ma chair, derrière le col. Je tombay en terre, comme un homme mort, puis me vint une postume, laquelle demeura sur moy fort longtemps. Mais pour cela je ne laissois de fréquenter Mademoiselle Provane une maistresse, là où j'estois le bien venu à toutes les heures où je voulois y aller, et estois toujours assis auprès d'elle, et ne mangeois que ce qu'elle me donnoit de sa propre main. Il advint que la peste se mit dans Turin, et le Roy David, ma maistresse Argentine, et toute la noblesse quittèrent la ville… Quand le Roy David vouloit aller à la chasse dans le parc de la forest de Turin, il me faisoit tousjours chercher, pour me mener avec luy. Un jour quand nous fusmes à la campagne, il me fit monter sur un arbre, puis me fit faire une grande prédication, et cependant il fit couper le dict arbre, et quand je voulois descendre, on me jettoit des pierres et cailloux, tellement qu'enfin je fus contrainct de me laisser tomber avec le dict arbre, en me recommandant à Dieu lequel me sauva. Une autre fois je m'estois sauvé dans une église à Turin, là où il m'envoya Monsieur de Trois Serve lequel j'avois nommé Roland le furieux. Il me fit monter en trousse derrière luy, puis il alloit me picquant les jambes avec ses éperons, jusqu'à ce que nous fusmes en la forest, et alors il me vouloit mettre à la mercy des sangliers; mais quand nous fusmes arrivés, la chasse estoit parachevée, et par la grace de Dieu les sangliers estoient morts, tellement que Dieu me sauva encore ceste fois.
Son altesse n'alloit nulle part qu'il ne fallust que j'allasse avec luy, et me faisoit tousjours coucher dans sa chambre, estant à Turin dans le chasteau. Je couchois sur un matelas auprès de son lict, où je faisois mes oraisons, et y prenois grand plaisir. Je me levois tousjours de bon matin pour m'en aller à la messe, et il me disoit que je ne devois poinct sortir du logis avant luy. Quand il dinoit ou soupoit, il me demandoit si j'avois diné ou soupé, et quand je disois que non, incontinent il me servoit luy-mesme de ses propres mains.
Le Roy David s'en vint demeurer à Avellane,[46] et me fit loger vis-à-vis du logis de ma maistresse. Puis il commença à dresser mon équipage avec un accoustrement d'un gros taffetas renforcé, de couleur bleu celeste qui sont les couleurs de ma maistresse, et estoit tout chamarré de passemens de fin argent. Tous mes laquais estoient vestus de bleu celeste, avec des passemens blancs. Tous mes chevaux et mulets estoient harnachés de bleu celeste, avec franges et panaches. Bref rien ne me manquoit, j'avois aussy un brave secretaire qui escrivoit bien.
[46] Livre 85ème.
Le monde murmuroit fort que le Roy David couchoit avec ma dicte maistresse, mais j'entrois à toutes les heures que je voulois, tant la nuict que le jour, en la chambre du Roy David, et aussy en celle de ma maistresse, et vous promets que je n'ay jamais trouvé femme ny fille en la chambre du Roy, et ne luy vis jamais faire mal à personne qu'à moy.[47]
[47] Quelle naïveté dans cet aveu!
Il estoit un jour allé à la chasse et ils prindrent un cerf, lequel il fit écorcher devant la porte de son logis, puis me fit attacher les cornes du dict cerf sur ma teste. Je luy dis: Roy David, pourquoy me faictes vous attacher les cornes de ce cerf, attendu que je ne suis poinct marié; c'est chose qu'il faudroit faire à ceux qui veulent estre agrandi et honoré par le c. de leur femme. Puis je tournay la teste avec les cornes, et en donnay un grand coup contre la teste de celuy qui me les attachoit. Le Roy David me dist: vous avez grandement offensé des gens d'honneur. Je respondis: celuy qui se sent galeux, qu'il se gratte. Il me fit alors apporter toutes mes bagues, qui m'avoient esté données à Milan, et les jetta devant les laquais, au jardin de Turin, et il y en eut quelques unes de perdues, dont je fus extrêmement fasché, et cependant le Roy David s'en resjouissoit. Quand nous fusmes arrivés à Vellane, le Roy David me dit: donnez aux pauvres tout ce qu'on vous a donné à Milan. Et je respondis: j'ay mon père qui est pauvre et qui n'a rien, parquoy je desirerois lui donner quelques commodités. Ne vous souciez tant seulement de vostre père, respondit-il, mais donnez entièrement tout ce que vous avez aux pauvres. Je repliquay par une response assez gaillarde: dernièrement que vous jouastes tant de mille escus, que ne les donnastes vous aux pauvres; considerez, je vous prie, que le temps perdu n'est jamais recouvré. Alors il fut fort fasché et irrité contre moy, puis fit prendre une couverture, et luy avec des nobles me mirent dedans, me descendirent en la rue, et me vannèrent devant les fenestres de ma maistresse, dont j'avois grande honte, et un grand deshonneur m'arriva; ce qui m'occasionna de lui demander mon congé, pour venir en France vers le grand Empereur Theodose, disant que je ne voulois plus demeurer avec luy. Je ne pouvois m'en aller sans son congé; mais dans bien peu de temps, nous fismes la paix, de manière que tout fut remis en grace. Je luy pardonnay et mis en oubly le mal qu'il m'avoit faict.
(Vers ce temps Bluet se mit en tête d'établir un ordre de chevalerie: L'ordre de l'admiration du grand jugement de Dieu. Les grands dominateurs, dit-il, qui seront vertueux, le porteront en or, mais les méchants ne le porteront point. Le ruban sera blanc.)
Je ne fais poinct de doute,[48] continue-t-il, dans un moment d'amère réflexion, que de tant de monde qui ont eu de mes livres, il n'y en aye beaucoup qui les ont méprisés et n'en ont faict aucune mémoire, mais de tant de livres que j'ay faict, tousjours il y en aura quelque petit nombre qui se sauveront en despit des diables… et ils seront meilleurs au dernier temps, que non pas à l'heure présente, et y aura un million d'amis qui rendront tesmoignage de ce que je suis, en despit des pauvres envieux. Je n'ay point reçeu de desplaisir sinon de ceux à qui j'ay faict du bien; mais en mon Dieu je me console.
[48] Livre 98ème.
(Enfin complètement dégoûté de son séjour en Savoie, par suite des mauvais traitements qu'il y recevait, et que toutes les cajoleries ne pouvaient lui faire oublier, il partit pour la France, ce qui comme nous l'avons vu, était un de ses anciens projets. Tout au commencement du 17ème siècle, nous le trouvons à Paris, et le 15 Mars 1601, étant à l'abbaye de St Germain, ses visions le reprirent de plus belle.
Au commencement de son séjour à Paris, il paraît qu'on lui accordait parfois un logement dans les grandes maisons où il plaçait ses pamphlets, car il répète à plusieurs reprises: “Au logis de Madame la Duchesse de Bouillon, j'eus une vision… Au logis de Madame la Princesse de la Marque, estant en contemplation… Le 7 Janvier, 1601, j'allay souper avec le Comte de la Forest qui estoit logé à la porte St Germain des prez. Le comte me donna une petite chambre auprès de la sienne.”)
Quand je suis venu en France, continue-t-il, j'ay remis quarante livres que j'avois fait escrire à des petits compagnons, au Comte Jacques de Montmaieu, Prince de Brandy… Estant à Lyon, Monsieur le Duc de Nemours, roy de valeur, me fist très grande caresse, et deffendit à ceux de la cour, qu'ils n'eussent à me faire aucun desplaisir, sous peine de l'estrapade.[49]
[49] Livre 48ème.
(Bluet raconte alors une aventure fâcheuse pour lui, mais assez plaisante. Un soldat l'attire dans un piège, lui enlève cent écus que les Espagnols lui avaient donnés, et le dépouille nu, jusqu'à la chemise, ne lui laissant autre chose qu'un méchant bas de chausse de toile.)
Arrivé à Paris, la première année le Roy me donna une chesne d'or de cent escus; les deux années suivantes, deux cens escus, et quarante escus pour la naissance de Monseigneur le Dauphin, Roy de paix, que le grand Abraham me donna.
J'ay receu cent francs de mes gages de ceste année présente, et cent escus que le Roy m'a faict donner pour le chariot et le livre de la représentation, que je donnay au Roy de paix; et me revenoit bien le dict chariot et le dict livre à cent cinquante escus, dequoy l'on me les a donnez, et quatre escus que l'Imperatrice me fist donner, et puis cinquante escus pour envoyer à mon père… Monsieur Bastien Zamet, le grand Abraham m'a donné la première fois quatre escus, et puis six escus en trois fois, et un habit dont j'en fis faire trois, et six chemises, sans autres bienfaits que j'ay receus de luy. Madame la Duchesse de Lorraine, royne d'espérance, sœur du grand Empereur, m'a donné six escus, et luy donnay un présent qui valoit quatre escus. Monsieur le Duc de Lorraine, le Roy Godefroy de Bouillon, me donna six escus, et ce à cause que je luy avois faict présent d'un beau livre qui avoit la couverture d'argent, et le dedans en velin, avec force belles petites figures, et mes oraisons escrites à la main, avec le prophète Royal David en bosse, en figure qu'il estoit berger, qu'il avoit tué Goliath, et en figure qu'il estoit Roy; dont j'en avois refusé d'un marchand quinze escus. J'avois fait faire quatre artilleries, qui estoit l'œuvre la mieux faite, tout le montage de mesme étoffe que le canon: il y avoit tout ce qui est requis en telles pièces: j'en avois faict faire quatre, qui estoit une œuvre rare, me revenant à seize escus, et ce trois ou quatre mois avant la naissance de Monseigneur le Prince Dauphin… Madame la princesse de Conty, Royne de Senaïque, me donna dix escus la première fois, et en plusieurs fois me donna trente escus, et un habit qui coustoit trente six escus. Elle me payoit toute la despense que je faisois. Madame la Duchesse de Nemours, Royne de la fleur de May, m'a donné la première fois huict escus, une autre fois douze, puis quinze, puis dix. Monsieur le Duc de Nemours, Roy Octavien, la première fois me donna un bel habit, qui valoit cinquante escus, et en plusieurs fois dix-huit escus. Madame la Duchesse de Longueville, Royne Esther, m'a donné deux escus, un beau manteau d'escarlate, doublé de fine frize, couleur de Zinzolin, qui valoit quinze escus, et un manteau de serge en broderies qui est estimé cinquante escus. Monsieur le Duc de Nevers, roy de valeur, me donna une medaille d'or qui pesoit huict escus, et puis un habit qu'il me donna du deuil de sa mère, et m'a faict donner un escu aux estrennes… Monsieur le comte et Prince d'Auvergne, Roy Cæsar, m'a donné six aulnes de velours, qu'il a faict prendre chez un marchand…
(Un grand nombre d'autres personnages donnent l'un un pourpoint, l'autre un chapeau de castor, un troisième un bas-de-chausse de serge, &c. &c. Monsieur Laurent de Cenamy lui fait présent d'une bouteille d'huile pour accommoder sa salade; Monsieur le Vidame du Mans, le grand supplice, lui donne le corps d'un haut de chausse rond, sans canons ni bas, qu'il vend pour deux écus, parceque, dit-il, il ne pouvait s'en servir. Quoique Bluet ne vécût pour ainsi dire que d'aumônes, il refusait parfois d'en recevoir par fierté. Il nous raconte qu'ayant dîné un jour chez M. De Chappes, le chevalier Dammont lui prit la main et y mit une pièce d'or; “mais, dit-il, je fis refuz parcequ'il m'a donné plusieurs fois, sans jamais l'avoir courtizé ni demandé. M. De Chappes me donna un jour sept quarts d'escus sans que je voulusse les recevoir non plus, à cause que j'ay honte, parceque j'ay reçeu plusieurs biens de luy.” Cependant peu-à-peu les donneurs se lassent et les libéralités diminuent. Le maréchal de Balaguy lui promet un habit, le fait venir trente fois chez lui, à cet effet, et finalement il ne l'obtient pas. Il offre à l'évêque de Noyon un beau chandelier qui valait six écus, et sa grandeur lui donne cinq testons! Voilà, dit tristement Bluet, la libéralité de ce Prélat! Il fait cadeau à Madame la Vidame du Mans d'un petit livre dont la couverture est en argent, façonné en lacs d'amour et le dedans de vélin, où sont écrites ses oraisons à la main, et comme grande dame, généreuse et recognoissante, elle m'a donné un chapelet qui vaut bien dix sols! “Messieurs les lecteurs, ajoute-t-il ailleurs, qui verrez ces escrits, c'est pour vous honorer, et c'est pour me mespriser en la despence que j'ay faicte pour imprimer mes livres, où j'ay despendu trois mil six cents escus. Je n'en fais aucune avarice, je ne l'ay point enterré en terre, ny caché en une muraille, l'argent va, l'argent vient, encore plus fou est celuy qui en amasse avec avarice, et qui y met son cœur.”
“Pour avoir donné de mes livres à des estrangers que je n'ay jamais veu qu'une fois, j'ay tiré plus de commodité d'eux, que des autres. Je ne les ay jamais courtisez, mais ils me sont venus rechercher, et m'ont mené à leur logis, et m'ont donné des habits et argent.” Il continue ensuite à détailler ses désappointements à cause des misérables aumônes qu'on lui faisait.)
Monsieur le Duc de Rouenne m'a donné deux escus en une fois! Monsieur Forcet Hardy m'a donné un quart d'escu en une fois! Le maistre d'hostel du Grand Abraham m'a donné un quart d'escu en une fois! mais, (ajoute-t-il, saisi d'une noble fierté,) j'en ay eu une revanche, je luy ay donné une medaille du grand Roy François, de nacre de perle, enchassée en argent doré! Véritablement, j'aymerois mieux estre avec quelqu'un qui ne me donneroit que le tiers de ce que j'ay reçeu, pour courtiser, que la grande somme gagnée avec tant de peine et de travail… Je plains le temps perdu!
(Les choses allaient de mal en pis, et il présenta enfin la requête suivante au Roi Henri IV.)
Empereur, la pension que vous m'avez donnée, et tout ce que vous pouvez m'avoir donné, il n'y a que pour m'entretenir de logis; il m'a fallu courtiser, le temps que j'ay esté en France, pour m'entretenir. Le courtisement que je fais aux autres, je le veux faire à vous tout seul… Je ne suis point demeuré en vostre France pour y faire des piperies, et n'y suis point venu pour avoir faict des friponneries, là où j'ay esté: mais suis venu avec un bel équipage bien accompagné d'un Charles Emmanuel, Duc de Savoye; et pour avoir prédict ce qui a esté récité à vostre avantage, j'ay esté disgracié… Le cœur me faict bien mal, me voyant dans une miserable nécessité, et m'estant veu avec luy en esquipage si honorable, entretenir de beaux chevaux d'Italie, et beaux mulets pour porter mon bagage; entrant en son cabinet secret à toutes les heures que bon me sembloit; dormant en sa chambre, auprès de son lict, au chateau de Turin; faisant bons offices à qui bon me sembloit; mes chevaux et mulets bardés de bleu celeste, et laquais et estaffiés accoustrés de même couleur… Je ne demande rien qu'une livre de pain que l'on donne aux chiens, de trois jours en trois jours, et je vous seray fidèle et obeyssant, sans jamais varier, à vostre service. Servez-vous de moy, et je seray le rocher qui ne s'esbranlera jamais. S'il ne vous plaist d'accepter ce que je vous dis par cet escrit, vous me permettrez que je secoue la poudre de mes souliers, et n'emporteray rien du vostre. Je quitteray tout, et sortiray tout en chemise, sans chapeau, sans souliers, me baignant la face de larmes, me resjouissant et louant Dieu le créateur, &c. &c.
(Il y a quelque chose d'espagnol dans cette manière de demander l'aumône, et qui ne devait pas déplaire à Henri IV.
Malgré ce qu'il parvenait encore à obtenir de temps à autre, la misère s'approchait à pas lents, et augmentait sans doute l'exaltation religieuse de Bluet. Lorsque la peste éclata à Paris vers 1606, il s'imagina que s'il se soumettait à une sévère pénitence, il parviendrait à détourner en partie le fléau. En conséquence il résolut de se vouer à l'abstinence et à la prière, et se proposa, dit-on, de jeûner pendant neuf jours de suite, mais dès le sixième, il devint si faible, qu'étant allé, vers le soir, faire ses oraisons au cimetière Saint Etienne, il y mourut de misère et de besoin.)
Il nous semble que la vie de Bluet d'Arbères, dont nous venons de donner un aperçu, présenterait un excellent cadre pour y faire entrer un tableau critique des hommes et des mœurs de la fin du seizième et du commencement du dix-septième siècle. Ses œuvres elles mêmes, lues avec attention, présenteraient bon nombre d'esquisses ingénieuses. Son enfance passée dans les champs, les marais et les bois de son pays natal, comme berger; sa jeunesse pleine de folles imaginations de grandeur et de gloire; sa fuite de la maison paternelle, à la suite d'une intrigue d'amour; son séjour à la cour du Duc de Savoie, ses voyages avec ce prince, auprès duquel il remplissait le rôle d'une espèce de fou de cour; ses mésaventures risibles; son arrivée à Paris, ses prospérités et ses misères dans cette capitale; son existence de bohémien littéraire, et sa fin misérable au milieu des tombeaux, où il meurt de faim, dans la pensée qu'il est une victime expiatoire de la peste; voilà certes des données suffisantes pour en composer un livre plein d'intérêt.