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Histoire littéraire des Fous

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ALEXANDRE CRUDEN.

Ce savant était fils d'un des magistrats d'Aberdeen en Ecosse, et naquit en 1701. Sa folie bien caractérisée, et d'autre part la preuve qu'il nous a laissée de sa science philologique et de ses patientes recherches, en font un des phénomènes les plus curieux de l'aberration mentale. A dix-neuf ans il prit ses degrés de Maître-es-Arts, et se destinait à devenir ministre de la religion, mais toute sa carrière fut interrompue par un événement qui bouleversa à jamais ses facultés mentales.

Durant ses études à l'Université, il conçut une passion violente pour la fille d'un des ministres de sa ville natale, mais celle-ci ne répondit pas à ses sentiments, et comme il continuait ses poursuites avec une obstination que rien ne pouvait vaincre, le père de la jeune personne fut obligé de lui interdire sa maison. Ce désappointement produisit un effet si terrible sur son organisation qu'il fut frappé de folie immédiatement après, au point que l'on dut l'enfermer dans une maison de santé. Cet événement fut peut-être un bonheur pour lui, car on découvrit plus tard que la jeune fille avait été la victime d'une passion coupable pour l'un de ses frères.

Au bout de quelque temps les soins assidus des amis de Cruden, et son application à l'étude qu'il avait toujours conservée, durant ses moments de lucidité, finirent par donner un peu de calme à son esprit malade, et l'on put le rendre à la liberté. Afin de détourner le cours de ses idées, il quitta Aberdeen et vint s'établir à Londres en 1722. Il y donna pendant quelque temps des leçons particulières, puis alla habiter l'Ile de Man, et obtint enfin la place de correcteur d'imprimerie dans la Métropole. Ses connaissances et son assiduité au travail lui firent des protecteurs, et il fut recommandé à Sir Robert Walpole, par l'influence duquel il fut nommé, en 1735, libraire de la Reine Caroline, épouse de George II. Depuis longtemps il s'occupait d'un grand ouvrage, La Concordance de la Bible. On sait que dans l'origine les Saintes Ecritures n'avaient aucune division en chapitres ni en versets, divisions qui furent établies plus tard pour faciliter la lecture et les citations. C'est la corrélation des divers passages qui forme la base du travail de Cruden, qui appliqua à la Bible ce qu'on avait fait pour les auteurs Grecs et Latins, afin de trouver à volonté les concordances du texte. La préface de la première édition donne un résumé historique de tout ce qui a été fait avant lui, dans ce genre, et établit d'une manière très claire les avantages de cette œuvre de patience qui l'occupa toute sa vie. On peut se faire une idée de l'immense labeur exigé pour un pareil livre, lorsqu'on se rappelle que le premier essai se fit sous la direction d'Hugo de St Marc, qui pour cela employa, en 1247, cinq cents moines à la fois.

Maintenant que Cruden avait un poste qui lui laissait quelque loisir, il mit la dernière main à son ouvrage, et la première édition en fut publiée en 1737. Elle était dédiée à la Reine, à laquelle il en présenta un exemplaire, et qui lui promit son appui, et lui assura qu'elle ne l'oublierait point. Malheureusement pour l'auteur, elle mourut seize jours après, et ainsi s'évanouit tout espoir pour lui d'être aidé pécuniairement. C'était un terrible coup, car il avait engagé son modique avoir tout entier dans cette immense entreprise. Aussi sa profonde anxiété, jointe sans doute à une trop grande tension d'esprit par suite d'un excès de travail, le privèrent de nouveau de l'usage de sa raison, et on dut l'enfermer dans la maison de santé de Bethnal Green. A sa sortie il publia un pamphlet satirique, plein de bizarreries, dans lequel il se plaignait des mauvais traitements qu'il prétendait avoir reçus; il intenta en même temps une action contre le médecin et le directeur de l'établissement, mais l'examen judiciaire de la cause, et le plaidoyer qu'il voulut faire lui-même, prouvèrent que si sa mise en liberté était sans danger pour ses amis, ses facultés intellectuelles étaient néanmoins décidément dérangées. Malgré cela, il reprit ses occupations de correcteur d'imprimerie, et continua pendant plusieurs années à revoir les feuilles de plusieurs éditions des classiques Grecs et Latins, sans donner d'autres signes de son état mental qu'une grande taciturnité et une constante mélancolie.

Un événement montra que son ancienne blessure ne s'était pas cicatrisée. Un jour un de ses amis, Mr Chalmers, lui proposa, afin de le distraire, de le présenter chez un des marchands de la Cité, qui par le plus grand des hasards se trouvait être un des frères de celle qui avait été la cause de sa folie. Ce fut elle-même qui vint ouvrir la porte. A cette vue Cruden se jette en arrière, et saisissant violemment et d'un air effaré la main de son ami: C'est elle! s'écrie-t-il, ah! elle a toujours les mêmes beaux yeux noirs!—

Mr Chalmers le ramena en toute hâte chez lui, et eut beaucoup de peine à calmer son agitation. Il n'y eut pas de seconde entrevue, mais il ne prononçait jamais le nom de cette jeune femme, sans qu'une sombre douleur ne s'emparât de lui aussitôt.

En 1753 sa sœur fut obligée de le faire garder de nouveau à vue, dans une maison de Chelsea, et lorsqu'au bout de quelque temps, ses excentricités paraissaient avoir disparu, une idée bizarre s'empara de lui. Convaincu qu'on lui devait une réparation pour la perte de sa liberté, et qu'il ne pouvait l'obtenir de la justice ordinaire, ainsi qu'il en avait déjà eu la preuve, il écrivit à sa sœur et à plusieurs de ses amis, leur proposant, avec la plus grande simplicité, de lui fournir eux-mêmes une légère compensation, de l'injustice qu'il avait soufferte, par un moyen très facile. C'était de subir à leur tour un emprisonnement à Newgate. Sa sœur, disait-il, en serait quitte en lui payant une amende de dix ou quinze livres, et pourrait choisir entre les prisons de Newgate, de Reading, d'Aylesbury, ou le château de Windsor, où elle resterait enfermée durant quarante huit heures seulement.

Le reste de la vie de Cruden s'écoula dans une espèce de paisible hallucination. Il croyait avoir reçu du ciel une mission spéciale de corriger les mœurs publiques, et quoiqu'il continuât paisiblement ses occupations quotidiennes à l'imprimerie, ordinairement jusqu'à une heure de la nuit, il trouvait encore le temps de travailler à corriger sa Concordance de la Bible, dont il se proposait de donner une nouvelle édition. Elle fut publiée en 1761, l'auteur en présenta un exemplaire au Roi, qui lui octroya une indemnité de deux mille cinq cents francs.

Jouissant maintenant de quelque repos, sa manie religieuse l'absorba tout entier. Dans ses visions, des voix célestes lui disaient qu'il avait une grande mission à remplir. Il crut que pour le faire efficacement, son autorité devait être reconnue par le Roi en conseil, et il demanda à être nommé Correcteur du peuple par acte du Parlement, et à être créé chevalier.

Il nous donne lui-même de curieux détails sur ses démarches, à cet effet, auprès des chambellans et des Ministres d'Etat. Comme il était fort connu, on ne le rudoyait jamais, mais on cherchait à échapper à ses importunités. Il se plaint souvent de ce qu'on l'évite, excepté, raconte-t-il, un Lord qui, ayant la goutte dans les pieds, fut forcément obligé de lui donner audience.

Une autre de ses manies fut de faire la cour à la fille d'un baronnet, et, malgré tous les refus, il continua à importuner la jeune personne de ses poursuites incessantes. Pour éviter une esclandre son père la fit partir pour un voyage; Cruden aussitôt fit circuler dans le public des prières imprimées où il implorait l'assistance de Dieu pour qu'elle et sa suite revinssent sans accident dans leurs foyers. A son retour, il distribua également des actions de grâce pour remercier le ciel.

Toujours résolu à être de fait ou de droit le correcteur de la moralité publique, il parcourait les rues, une éponge dans sa poche, et effaçait sur les murs les inscriptions qui lui paraissaient n'être pas conformes à l'honnêteté, ou il arrachait les affiches.

En 1769 il fit une excursion dans sa ville natale, et en sa qualité de correcteur du peuple, y fit des lectures publiques en Latin et en Anglais, sur la nécessité d'une réforme générale des mœurs. Il distribuait des pamphlets sur le même sujet à tous ceux qui voulaient les lire.

Il mourut d'une façon aussi extraordinaire qu'il avait vécu. Un matin, la femme qui le soignait dans son modeste logis à Islington, le trouva dans le privé, mort et agenouillé dans l'attitude de la prière.

Parmi les nombreux pamphlets que Cruden publia, un des plus curieux est: The adventures of Alexander the Corrector, in 8o, Londres, 1754.

Il y a une naïveté dans les détails, et une conviction si profonde de la mission qu'il est appelé à remplir, qu'on ne peut s'empêcher d'être convaincu que le malheureux ne recouvra jamais l'usage complet de sa raison. Cette brochure, ainsi que toutes les autres, du même auteur, est assez rare, et il serait fort difficile de les réunir toutes.

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