Histoire littéraire des Fous
TROISIEME SECTION.
EPIGRAPHES.
“What is said, is not to be understood; but what is to be understood, is not said.—Pythagoras. Exoteric Doctrine.
“Ever, as before, does madness remain mysterious, terrific, altogether infernal boiling-up of the nether chaotic deep, through this fair-painted vision of creation (which swims thereon) which we name the real.”—Carlyle.
PHILOSOPHIE ET SCIENCE.
Un des caractères les plus prééminents de la folie est la faiblesse de la faculté logique dans toutes ses variétés. La philosophie s'occupant de principes abstraits, on doit naturellement s'attendre à rencontrer cette faiblesse beaucoup plus frappante en ceux qui entreprennent, dans un état de dérangement mental, des spéculations d'une nature profonde. La philosophie a souvent été le thème favori des lunatiques, mais jamais ils n'ont rien produit d'intelligible ni de suivi, comme cela est arrivé parfois aux autres fous littéraires. On rencontre pourtant quelques rares exceptions; ainsi le grand métaphysicien allemand Kant perdit la raison sur la fin de ses jours, et l'on a récemment découvert, en Allemagne, le manuscrit d'un ouvrage qu'il composa durant cette période. Ce qu'il y a de plus subtil, de plus profond, de plus abstrait, et tout-à-fait en dehors de l'observation, dans la pensée humaine, étant précisément de l'essence de la métaphysique et de la philosophie, il est naturel que l'aberration mentale doive y trouver des sujets favoris, lorsqu'elle attaque des esprits d'un certain ordre et d'une éducation soignée.
Aristote, dont les commentateurs sont aussi nombreux que les hirondelles au printemps, ne pouvait manquer d'être l'objet de quelques unes de ces déviations du sens commun.
Dans un ouvrage intitulé: De Philosophiâ Aristotelis, publié à Pise en 1496, l'auteur affirme intrépidement que jamais ce soi-disant Aristote n'existât, que son nom est un mythe. Cette singulière thèse fut composée par un médecin du nom de Gragani, qui, à l'époque de la composition de ce livre, était enfermé dans un hospice de lunatiques à Pise. C'était un homme riche et de noble naissance. Ses amis, voyant que sa monomanie d'écrire était son seul amusement et lui tenait l'esprit en repos, consentirent à publier ce livre bizarre, dont on dit qu'un exemplaire existe encore aujourd'hui dans la Bibliothèque du Vatican. C'est un petit in 8o, d'environ 200 pages, régulièrement divisé en chapitres.
Le système employé par Gragani consiste à montrer les contradictions innombrables des écrivains, relativement à la vie et au caractères d'Aristote.
L'un avance que le précepteur d'Alexandre était un soldat et non un philosophe; un autre, qu'Aristote était un esclave, connu uniquement par la facilité avec laquelle il composait des jeux-d'esprit en vers; un troisième, soutient qu'il prétendait, à la vérité, enseigner une sorte de philosophie, mais qu'étant le fils d'une marchande de fruits, et d'une grande ignorance, il devint l'objet de la raillerie publique, par ses ridicules prétensions de science.
Ces assertions diverses, quoiqu'entièrement sans fondement, sont réunies de telle façon, que le livre de notre maniaque n'est pas aussi incohérent qu'on serait disposé à le penser. On croit que les citations qu'il fait, sont tirées d'une satire composée à Rome vers la fin du treizième siècle, dont le manuscrit est perdu, et où l'on tournait en ridicule les différentes disputes des écoles philosophiques.
L'attention des savants de l'Italie fut singulièrement excitée, en 1529, par la publication à Florence d'un ouvrage sur l'anatomie du langage. C'était l'œuvre d'un médecin, Joseph Bernardi, composée pendant qu'il était enfermé dans une maison d'aliénés. Parmi plusieurs autres opinions étranges et bizarres, il soutenait que toute la race des singes jouissait de la faculté de la parole, mais était très jalouse de garder le secret de ce don. Il dessina sur les murs de sa chambre la construction anatomique du gosier des singes, et chercha à démontrer que cette structure prouvait clairement la faculté de la parole, et même du chant. Bernardi disait que dans les premières éditions des voyages de Marco Paulo, il avait été bien établi que les singes pouvaient chanter. Ce qui ajoute à la curiosité de tout ceci, c'est que le père Cremoni, Jésuite, composa une réfutation de ce traité, et soutint que, quoique l'œuvre de son adversaire fut bien écrite, sa thèse était contraire au témoignage de l'Ecriture Sainte, et par conséquent ne pouvait être vraie. Le lecteur jugera lequel était le plus fou des deux.
Bernardi survécut dix ans à la publication de son curieux ouvrage, mais ne recouvra jamais pleinement la raison.[18]
[18] “Thinges that be Olde and Newe,” published by Elisha King, Cornhill, 1639.
En 1622, parut à Salamanca, sous le titre de: De Philosophiâ, un ouvrage écrit par Miguel de Flores, jadis professeur à l'université de cette ville, et qui était devenu fou à la suite d'un concussion du cerveau produite par une chute de voiture. Son aliénation mentale dura plusieurs années, mais comme il était d'un naturel fort doux, on le laissait en liberté, et sa folie ne se faisait remarquer que par la manie qu'il avait d'écrire constamment, et de porter ses manuscrits avec lui dans les rues, arrêtant les passants, et leur lisant ses élucubrations. Quatre ans environs avant sa mort, ses amis publièrent un de ses traités. Il est remarquable en ce qu'il contient en germe le système développé de nos jours sous la dénomination de la théorie des atômes, par Boscovitch, Docteur Priestley, et autres. De Flores représente la Déité comme occupant le centre de la création, et toutes les choses créées comme des cercles concentriques, plus ou moins éloignés les uns des autres. Des gravures bizarres donnent l'idée de la théorie de l'auteur. On y voit la Divinité faisant mouvoir toutes choses, par l'action mécanique des bras et des jambes.
Un monomane néologue que nous ne devons pas oublier, est Pierre Lucien Le Barbier, né à Rouen en 1766, et auteur de plusieurs ouvrages dont deux intitulés: Dominatmosphérie, l'un contenant des instructions pour les propriétaires et cultivateurs, à l'effet d'obtenir double récolte, précocité, qualité et économie de bras pour la rentrer; l'autre donnant aux marins les moyens de se procurer la variation des vents, d'éviter les calmes, les tempêtes, les brouillards; et il prétendait opérer ces miracles à l'aide d'une canne en cuivre creuse et percée de huit ou dix trous, avec laquelle il croyait dominer l'atmosphère. Aussi prenait-il les titres de: Dominatmosphérisateur, Dominaturalisateur, Doministérisateur, &c. Le Barbier mourut à la fin de l'année 1836; une notice sur ce monomane est insérée dans le Courrier Rouennais du 17 décembre, et Mlle Bosquet en parle dans la Normandie Romanesque, p. 255.[19]
[19] Manuel du Bibliographe Normand, tome 2, page 172.
Un des plus déplorables exemples de la monomanie d'écrire et de se faire imprimer, se rencontre dans l'anglais Thomas Wirgman. Orfèvre de son état, il se retira des affaires, avec un capital de 50,000 livres sterling. Cette fortune, laborieusement acquise, fut absorbée toute entière par le frais d'impression de ses livres, publiés à Londres, au commencement de ce siècle,[20] et de chacun desquels il ne se vendait jamais plus d'une vingtaine d'exemplaires. Ce maniaque mourut dans le dénuement.
[20] Grammar of the Five Senses—Principles of the Kantian Philosophy—Devarication of the New Testament, &c.
Par Devarication of the New Testament, Wirgman entend, dit il: “The development of celestial power, the aggregate of spiritual existence, the sublimity of creative energy, the positive realisation of voluntary action, and the blended harmony of supreme wisdom, truth, and goodness.”
Il faudrait être bien difficile pour n'être pas satisfait de la clarté de cette définition.
Il adressa, avec cet ouvrage, une lettre à George IV, alors Prince Régent, et il y déclare qu'à moins que le Prince n'adopte les principes qui y sont développés, ni lui même, ni aucun de ses sujets, ne pourront être sauvés dans l'autre monde.
Le dérangement des idées chez Wirgman se faisait remarquer non seulement dans ses écrits, mais encore dans la forme extérieure de ses livres. Ainsi il faisait fabriquer du papier exprès, de différentes couleurs dans la même feuille, et lorsque ces couleurs, les feuilles une fois imprimées, ne lui plaisaient pas, il en faisait tirer d'autres. Il changeait le plan de l'ouvrage, l'arrangement des chapitres, et tout cela durant l'impression. Il en résultat que le livre dont nous venons de parler, se composant de 400 pages, finit par coûter à l'auteur 2276 livres sterling.
Dans sa Grammaire des Cinq Sens, l'auteur prétend que lorsque son livre aura été universellement adopté dans les écoles, la paix et l'harmonie seront ramenées sur la terre, et la vertu remplacera le crime.
Cette grammaire est une espèce de cours de métaphysique à l'usage des enfants, d'après l'idée de l'écrivain. Les explications ont lieu à l'aide de dix-neuf diagrammes coloriés, et sont basées sur trois idées principales, le Temps, l'Espace, et l'Eternité, constituant ce qu'il appelle: The Science of Mind.
Il a formé une carte de cette science, qui offre vingt éléments ou principes, et il est tellement persuadé que tout est dit maintenant sur ce sujet, qu'il se résume lui-même par ces mots:—
“The twenty elements which constitute the human mind are not only discovered, but so completely classified as to defy posterity either to add one more element or take one away—or even to alter the arrangement so scientifically displayed in the British Euclid” (autre livre du même auteur). “The work is done for ever; like the Pythagorean Table, which was made 600 years before the birth of Christ, and not only stood the test of ages to the present period, but actually defies succeeding generations, to the end of Time, either to add or detract from its perfection.”
Le malheureux Wirgman, dans plusieurs endroits de ses livres, se plaint qu'on ne voulut jamais l'écouter, et qu'il demanda en vain d'être nommé professeur de philosophie dans une université ou collège, quoiqu'il eût consacré près d'un demi siècle à la propagation de ses idées; mais son courage résista à ces épreuves, et à la fin d'une requête au conseil de l'université de Londres, en 1837, il déclare que: “While life remains I will not cease to communicate this Blessing on the rising world.”
Quelle pitié qu'une telle énergie n'ait pas pu rester dans la droite voie, comme dit le Dante.
La même ténacité dans l'idée se trouve également chez William Martin. Les œuvres qu'il publia durant près d'un quart de siècle, et son excentricité habituelle, suffisent pour lui donner une place ici. Remarquons aussi qu'il était frère de Jonathan Martin qui incendia la cathédrale d'York en 1829, dans un accès de folie, et de John Martin, le célèbre peintre dont les conceptions extraordinaires ont créé un genre nouveau.
Il s'adonna aux études philosophiques, et finit par se convaincre qu'il était prédestiné à renverser la philosophie Newtonienne. Son premier ouvrage est intitulé:
A New System of Natural Philosophy on the principle of Perpetual Motion, Newcastle, Preston, 1821. Sur le titre il se désigne comme: philosophe de la nature.
Dans la préface, il nous apprend qu'au mois d'Août, 1805, il commença à étudier le mouvement perpétuel, et qu'au mois de décembre, 1806, après trente six manières différentes d'opérer, il fut parfaitement convaincu de l'impossibilité d'atteindre son but à l'aide de machines, et qu'il renonça à cette idée comme tout-à-fait impraticable. “Mais le soir même,” ajoute-t-il, “du jour où je formai cette conclusion, j'eus un songe des plus étranges, terrible et effrayant, pour une part, et très agréable pour l'autre. Je m'éveillai parfaitement convaincu que j'étais l'homme que la Majesté divine avait choisi pour découvrir la grande cause secondaire de toutes choses, et le véritable mouvement perpétuel.”
Comme on peut bien le supposer, ces sortes d'élucubrations de Martin furent rudement traitées par la critique, mais il n'était pas homme à se décourager, et il publia: William Martin's Challenge to all the World, as a Philosopher and Critic. Newcastle, 1829.
Cet ouvrage renfermait entr'autres traités: The Flight through the Universe into Boundless Space, or the Philosopher's Travels of his Mind; ainsi que: A Critic on all false men who pretend to be Critics, and not being men of wisdom or genius.
Dans l'introduction il souhaite longue vie et prospérité au Roi et au Vice-Roi d'Irlande. Tous deux savent bien, dit-il, que William Martin a complètement effacé Newton, Bacon, Boyle et Lord Bolingbroke:—
Les années n'apportèrent aucune amélioration à l'état sanitaire de l'esprit de William Martin, car en 1839, il publia chez Pattison and Ross, à Newcastle-on-Tyne: The Exposure of Dr Nichol, the Impostor and Mock Astronomer from Glasgow College, and of those who are showing their ignorance concerning the New System of National Education.
“Je supplie la jeune Reine,” dit-il, dans sa préface, ainsi que le gouvernement Britannique, de mettre fin à l'abominable système qui se pratique, sous les regards de Dieu et des hommes. Un sot peut se lever et produire un vain bruit, mais du bruit ne forme pas un argument, et quiconque d'entre les serviteurs du diable l'oppose au système de Martin, qu'ils se lèvent l'un après l'autre, et qu'ils donnent une bonne raison de leur opposition.”
La même année il publia également un ouvrage de théologie, intitulé: A stumbling-block to the Unitarians, proving Three in One in everything.
Il y démontrait que tous les objets de la nature physique, se divisaient en trois parties, dont l'air était l'unité.
On a encore, du même auteur: A Poetical Chronological Account of the World, from the Creation until the Birth of our Blessed Lord, &c. By William Martin, Natural Philosopher and Poet.
Il se donne la qualité de poète dans cette œuvre, parcequ'elle est composée de quatrains de la force de celui-ci, qui est le premier:—
Un autre original, C. Fusnot[21] résout les hautes questions de la philosophie humaine par leur analogie avec les parties du corps de l'homme! Il démontre, dans un de ses Chapitres, que “Les pouvoirs de l'homme et de la femme, unis en mariage, sont représentés par la jambe et le pied.”
[21] Vérités positives; rapport entre les vérités physiques et les vérités morales. Bruxelles, 1854, in 12o.
Ailleurs, que le grande semaine de la création est représentée dans le bras de l'homme, fait à l'image de Dieu, parceque “Les six articulations du bras, avec la main et les doigts, forment un tout qui se tient et se mène (semaine) pour nous rappeler la chaîne de la création de l'Univers.”
Bien d'autres calembourgs se trouvent dans l'œuvre de cet infortuné, qui était néanmoins de la meilleure foi du monde.
Un des auteurs contemporains dont le dérangement du cerveau avait le caractère le plus prononcé, fut John Steward, qui mourut à un âge fort avancé en 1822. Né à Londres, il fut envoyé à Madras dans sa jeunesse, comme employé de la compagnie des Indes, mais atteint de la manie des voyages, il renonça bientôt à ce poste, et parcourut à pied une grande partie du globe. Dès lors il commença à écrire, mais sans jamais communiquer à personne ses compositions. Un jour en danger de faire naufrage en revenant en Europe, il recommanda aux matelots qui lui survivraient, le manuscrit qu'il allait publier, et qu'il avait intitulé, Opus Maximum. Il disait que tous ses voyages avaient été entrepris pour découvrir la Polarisation de la vérité morale. Ayant recouvré du gouvernement Anglais une assez forte somme, pour ses services dans l'Inde, il s'établit à Londres, et réunit une fois la semaine ses amis pour causer et discuter. Le dimanche il donnait à dîner aux plus intimes, et le soir il avait la coutume de leur faire un discours philosophique où il développait l'une ou l'autre des thèses dont il s'occupait pour le moment. Voici un court exemple de son style: “The Philoptopist moving progressively on the scale of good sense, to the index of self-knowledge or manhood, makes the end of the philosopher his means to procure universal Good, or universal truth, to all existence in unity of co-eternal essence, co-eternal energy, and co-eternal interest!”
La soirée finissait par quelque morceau de la musique sacrée de Handel, qu'il aimait passionnément, et la marche funèbre de Saül, était le signal pour la société de se retirer.
Il allait s'asseoir pendant des heures entières dans le parc de St James, ou sur le pont de Westminster, et quiconque venait se mettre à coté de lui, était sûr de lui entendre commencer une discussion sur la Polarisation de la vérité morale.
Il composa un nombre assez considérable d'ouvrages, qu'il faisait imprimer presque toujours à ses frais, puis les distribuait à ses amis et connaissances. Ils sont devenus fort rares. Les titres seuls de ses livres au nombre de plus de vingt, et dont nous allons mentionner les plus curieux, indiquent suffisamment l'état du cerveau de notre original:
1o. Voyages pour découvrir la source du mouvement moral, in 12o pages XLVIII, et 252.
2o. L'apocalypse de la nature, où la source du mouvement moral est découverte, 12o pages XVI, et 310.
3o. La Révolution de la raison, ou l'établissement de la Constitution des choses, de l'homme, de l'intelligence humaine, du bien universel, 12o pages XXIV, et 140.
4o. Le Tocsin de la vie sociale, adressé à toutes les nations du monde civilisé, et découverte des lois de la nature relatives à l'existence humaine, 8o.
5o. Livre de la vie intellectuelle ou soleil du monde moral. Publié en l'année du sens-commun 7000. année de l'histoire astronomique des tables Chinoises.
Quoique John Stewart connût fort bien plusieurs langues, tous ses ouvrages sont écrits en Anglais, à l'exception des deux suivants qui sont en Français:
1o. Système nouveau de la philosophie physique, morale, politique, et spéculative. Londres, 1815, 18o.
2o. Philosophie du sens-commun, ou livre de la nature, révélant les lois du monde intellectuel. 1816.
Le principe de ses extravagances était un amour-propre colossal. Dans un de ses ouvrages il se compare à Socrate et se met au dessus de lui; dans un autre il se qualifie du seul homme de la nature qui ait jamais paru dans le monde.
Il était poursuivi par l'idée qu'à une certaine époque, tous les rois de la terre pactiseraient ensemble pour parvenir à détruire ses ouvrages, et en conséquence il priait tous ses amis d'envelopper soigneusement, de manière à les garantir de l'humidité, quelques exemplaires, et puis de les enterrer à sept ou huit pieds sous terre, ayant soin de ne déclarer qu'à leur lit de mort, et sous le sceau du secret, l'endroit où ils seraient cachés. Thomas De Quincey, dans ses Essays sceptical and anti-sceptical, donne un curieux article sur John Stewart.