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Histoire littéraire des Fous

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QUATRIEME SECTION.

EPIGRAPHES.

“… In pectus cæcos absorbuit ignes,
Ignes qui nec aquâ perimi potuêre, nec imbre
Diminui, neque graminibus, magicisque susurris.”
“… Their wretched brain gave way,
And they became a wreck, at random driven,
Without one glimpse of reason or of heaven.”

Moore.

POLITIQUE.

La science politique doit nécessairement entraîner à de profondes études, et exige un constant et vigoureux usage des plus hautes facultés du raisonnement. Dans la pratique, elle excite, passionne et aveugle souvent les âmes ardentes, quoiqu'à la surface règne l'apparence du calme et de la froideur. C'est même cette apparence nécessaire qui double l'énergie de la conviction.

Et lorsque l'esprit politique descend jusqu'à l'esprit de parti, ou que l'intérêt personnel et l'ambition ont une libre carrière, un champ riche et fécond s'offre aux pensées désordonnées. Il serait facile d'énumérer ici les théories les plus extravagantes, mais nous nous contenterons de citer quelques auteurs des plus remarquables sous ce rapport.

Démons, conseiller au Présidial d'Amiens, composa des ouvrages dont les titres seuls annoncent qu'il avait donné congé à sa raison. On ne connaît rien de sa vie, mais il figure dans la Biographie universelle de Didot, comme un des écrivains les plus bizarres du 16me siècle, et y est rangé dans la classe des fous qui ont composé des livres. “La plupart des Bibliographes, dit Nodier, ont classé ses bouquins polymorphes dans l'histoire de France, l'abbé Langlet Dufresnoy les rapporte à la théologie mystique, et Mr Brunet les restitue à la Poésie. C'est que le sieur Démons est un fou très complexe, et que la variété de ses lubies l'avait mis en fonds d'extravagances pour tout le monde. C'était un maniaque à facettes, continuellement prédisposé à répéter toutes les sottises qu'il voyait faire et toutes celles qu'il entendait dire.”

Les deux ouvrages, dont nous donnons les titres en entier, témoignent que le texte n'est d'un bout à l'autre qu'un amphigouri inextricable.

“La démonstration de la quatrième partie de rien, et quelque chose et tout; et la quintessence tirée du quart de rien, et de ses dépendances, contenant les préceptes de la saincte magie et dévote invocation de Démons, pour trouver l'origine des maux de la France, et les remèdes d'iceux,” 1594, petit in 8o, de 78 pages et un errata.

Leber, dans son catalogue, où il cite ce livre, pense qu'il n'est pas absolument impossible de dire, d'après le préambule, ce que l'auteur entendait par le quart de rien.

“On se rappelle,” ajoute-t-il, “le poème de Passerat sur le mot Nihil, rien. Ce jeu de mots fut suivi de quelques autres semblables, notamment de deux petits poèmes intitulés, l'un: Quelque chose, l'autre: Tout. Or le quart de rien est un quatrième poème dont le sujet est Dieu, qui renchérit, qui domine sur tout. Voilà le mot de l'énigme: non de l'ouvrage, auquel je ne comprends rien, mais d'un titre d'une demi page, dont j'ai compris deux mots.”

Voici le titre du second ouvrage de Démons. On n'en connaît qu'un seul exemplaire: “La Sextessence diallactique et potentielle tirée par une nouvelle façon d'alambiquer, suivant les préceptes de la saincte magie et invocation de Démons, conseiller au Présidial d'Amiens; tant pour guarir l'hémorragie, playes, tumeurs et ulcères vénériennes de la France, que pour changer et convertir les choses estimées nuisibles et abominables, en bonnes et utiles,” Paris, 1595, in 8o.

L'auteur dit: “Qu'il a résolu de faire marcher en public l'esclaircissement des ténèbres de sa craintive obscurité, en la quintessence qu'il avait tirée du quart de rien,… et de donner l'explication des énigmes de son invention, touchant l'origine et le remède des maux de la France.” Malheureusement cette explication n'a point été expliquée.

C'est probablement le nom de l'auteur qui aura égaré le bibliographe qui, par une méprise singulière, dit Leber, prit le Conseiller pour un suppôt de l'enfer, et son livre pour un grimoire cabalistique.

Dans son catalogue déjà cité, No 4148, on fait observer que peu de livres peuvent être comparés, quant à l'absurdité, à la Quintessence ou à la Sextessence, excepté peut-être l'ouvrage dont le titre suit: “Lettre mystique, responce, réplique, Mars joue son rolle en la première; en la seconde la bande et le chœur de l'Estat; la troisième figure l'amour de Polyphème, Galathée et des sept pasteurs—Cabale mystérielle révélée par songe, envoyée à Jean Boucher;”[22] 1603, deux parties en un volume in 8o.

[22] C'était un des plus fougueux apôtres de la Ligue. Comme il était alors en fuite, cette lettre lui fut sans doute adressée par raillerie. Voir le Bulletin du Bibliophile, année 1849, p. 187.

“Je n'oserais décider,” ajoute Leber, “si la lettre mystique est au dessus ou au dessous du Quart de rien.”

L'auteur est anonyme, mais mérite incontestablement une mention ici.

Nous citerons encore, pour mémoire seulement, l'auteur anonyme des Codicilles de Louis XIII, parce que le Marquis du Roure le qualifie de lunatique insensé, dans son Analectabiblion, tome 2me, page 213, où il parle de cet ouvrage de 1643.

François Davenne, disciple de Simon Morin, fut de beaucoup plus extravagant que Démons.

“Ce rêveur fanatique dont la raison était égarée,” dit Charles Brunet, dans son Manuel, “publia tant en vers qu'en prose, à Paris de 1649 à 1651, les bizarres productions de son cerveau malade.” Ces pièces sont décrites, au nombre de 23, dans la Bibliographie instructive de De Bure, d'après Châtre de Cangé, mais il y en avait deux de plus dans le recueil formé par Mr De Macarthy. Ces écrits ont presque tous pour but de revendiquer la royauté qu'il prétend que Dieu lui avait attribuée. Il veut prouver que le monde finira en 1655; et dans son Harmonie de l'amour, il cherche à démontrer, par des exemples empruntés à l'Ecriture sainte, que Louis XIV n'a pu être le fils de Louis XIII.

Son opuscule De l'harmonie de l'amour et de la justice, où cette idée est soutenue, se termine par dix sonnets et autres pièces qu'il serait difficile de qualifier de poésie.

“Davesne ou Davenne naquit à Fleurance, petite ville du bas Armagnac; on ne sait précisément, ni la date de sa naissance ni celle de sa mort,” dit C. Moreau, dans sa Bibliographie des Mazarinades, qui donne plus de renseignements littéraires que toutes les autres biographies. Ses extravagances le firent enfermer plusieurs fois. Persuadé qu'il devait supplanter Louis XIV, et monter sur le trône, il propose deux moyens de sa souveraine puissance et autorité royale: “Appelez le Cardinal,” dit-il, “la régente, le duc d'Orléans, les Princes, Beaufort, le coadjuteur, et ceux qu'on estime les plus saints dans le monde; faites allumer une fournaise; qu'on nous y jette dedans, et celui qui sortira sans lésion de la flamme, comme un phœnix renouvellé, que celui-là soit estimé le protégé de Dieu, et qu'il soit ordonné prince des peuples.”

Mais craignant que cette épreuve ne soit acceptée, il en propose une autre: “Que le Parlement me juge à mort, pour avoir osé dire la vérité aux princes. Qu'on m'exécute, et si Dieu ne me garantit de leurs mains d'une manière surnaturelle, je veux que ma mémoire soit éteinte. Si Dieu ne me préserve de la main des bourreaux, rien ne leur sera fait; mais si le bras surnaturel m'arrache de leurs griffes, qu'ils soient sacrifiés à ma place.”

Voici une de ses pensées, dans son meilleur style, tirée de son Factum de la sapience eternelle: “Je t'immole mon âme sur l'échafaud de mes idées, de la main de mes désirs, par le glaive de ma résignation.”

Tous les pamphlets de Davenne sont extrêmement rares; il n'en existe peut-être pas une collection complète, dit C. Moreau, dans sa Bibliographie.

Louis XIV semblait jouer de malheur, car un autre fou, le Chevalier Caissant,[23] se prétendait frère de ce monarque.[24] Nous avons de cet auteur deux opuscules in 8o sans lieu ni date, qu'il nous a été impossible de nous procurer et dont voici les titres, d'après Ch. Brunet:—

[23] Histoire du grand et véritable Chevalier Caissant; Versailles, 1714, in 12o, par Joseph Bonnet, jurisconsulte d'Aix en Provence. Barbier, Dictionnaire des Anonymes, qui cite Achard, transcrit la note sur Caissant que donne cet auteur. Voir aussi le Manuel du Libraire de Brunet, tom. 1er, page 521.

[24] Et non de Louis XV, comme l'indique le Catalogue de la Vallière, t. 2. p. 567, dit Barbier. Cette erreur n'a pas été rectifiée dans le Manuel.

“A la tête de ce merveilleux ouvrage, l'honneur m'engage de souhaiter l'accomplissement de l'heureuse année à mon frère sa Majesté, et à la Reine également, et à toute l'auguste famille pareillement. Ainsi soit-il:—

Au Roi dont j'espère qu'il soutiendra mes titres, mes prérogatives, et qualités de Caissant, dont sa sainteté et sa Majesté ont honoré avec un zèle et félicité, le Roi de Mississippi, Cardinal-Laïque et Pape-Laïque, cordon bleu, Généralissime des mers orientales et occidentales, qui me procurent millions et milliards immenses.”

Achard[25] nous apprend dans une note de sa biographie de Joseph Bonnet, que Caissant eut le talent par ses facéties et sa crédulité de faire rire et d'amuser les autres, en menant une vie commode et agréable.

[25] Dictionnaire des Hommes Illustres de la Provence, Marseille, 1736, in 4o.

Après avoir diverti longtemps les habitants de Bignolles, il vint à Paris, et trouva moyen de s'insinuer auprès du Cardinal de Fleury. Il se disait aussi Cardinal, et le croyait, ou semblait du moins le croire. Caissant prouva que sa folie, sous le rapport du bien-être matériel, valait bien l'esprit des autres.

La suite de l'histoire de Caissant, que cite Brunet, n'offre rien de piquant ni d'agréable, dit Barbier, et il y a toute apparence qu'elle vient d'une autre main que la première partie. Il n'en est point parlé dans le Dictionnaire des Hommes Illustres de la Provence. Cette suite est presqu'entièrement composée de longues histoires épisodiques, absolument étrangères au héros principal, selon Barbier.

Cette monomanie d'être frère d'un roi de France, s'est renouvellée de nos jours, dans la personne de d'Aché ou Dachet, que les biographies ont oublié, quoiqu'il soit l'auteur de six ou sept volumes fort rares.

Quérard, dans ses Supercheries littéraires, tome 3, a réparé cet oubli, et nous apprend des faits qui nous obligent à faire entrer ce Namurois dans notre galerie.

Né en 1748, Dachet reçut son éducation au collège des Jésuites, et en 1768 accomplit ses vœux monastiques à l'abbaye de Floreffes.

Ce fut alors que sa folie paraît avoir commencé. Il nous a raconté lui-même sa vie, quoique d'une manière très peu intelligible, et son mariage avec sa nièce, fille de Louis XVI; car notre homme ne prétendait à rien moins qu'à être le Duc de Bourgogne, fils aîné du Dauphin, père de Louis XVI, par conséquent le véritable successeur de Louis XV, et frère aîné de Louis XVI, qu'il regardait comme un usurpateur.

En 1809 il s'occupait à Voroux-Goreux près de Liège, à imprimer lui-même ses Mémoires qui sont dédiés Aux Indiens, et intitulés: Tableau historique des malheurs de la Substitution, cinq volumes in 8o.

L'histoire de ce livre étant très curieuse, nous la donnerons ici, d'après le catalogue d'Alphonse Polain, Liège, 1842, in 8o, pages 14-16, qu'a suivi Quérard.

Comme en 1810 le pays de Liège faisait partie de l'empire Français, et qu'on y jouissait par conséquent de toute la liberté de la presse qu'avait bien voulu nous laisser l'Empereur, on prouva au sieur d'Aché qu'en vertu d'un décret de Novembre 1810, il n'avait pas le droit d'imprimer des absurdités, même pour lui seul, et sans avoir dessein de les vendre. On saisit sa presse, les quatre cents exemplaires de son livre, et l'on expédia le tout vers Liège, sous l'escorte d'un gendarme.

Lorsqu'on demanda au frère aîné du malheureux Louis XVI de faire connaître les motifs qui l'avaient engagé à imprimer ces six gros volumes in 8o, dont un exemplaire avait été envoyé au conseiller d'Etat Réal, à Paris, un autre à M. De Pommereul, directeur de la librairie, et le troisième réservé au Préfet, d'Aché répondit que ses motifs étaient: “Le désir et le besoin d'imprimer pour sa propre utilité, afin de démontrer qu'il avait droit au sacrement du baptême, et que l'abbaye de Floreffes l'ayant tenu en prison pendant dix-huit cent quatre-vingt-quatre jours et demi, il a cru pouvoir revendiquer, à la charge de ladite abbaye une somme de cent quatre-vingt huit mille, quatre cent cinquante florins, argent du pays, à raison de cent florins par jour d'emprisonnement.”

Le Synode de Liège avait déclaré, quelque temps auparavant, que d'Aché était un fou parfaitement caractérisé. Le synode ne s'était pas trop hasardé dans son assertion; mais on n'était pas d'une croyance aussi facile à Paris. On s'obstinait presque à voir dans l'ancien moine défroqué un conspirateur habile, un ennemi acharné de la dynastie régnante. M. Réal ordonna de surveiller attentivement cet effronté visionnaire.

Quant aux 400 exemplaires de l'ouvrage, Les malheurs de la Substitution, ils furent pilonnés le 17 et 18 Février, 1812. Les exemplaires envoyés par l'auteur, plus deux autres qu'on lui laissa, échappèrent seuls à cet immense désastre. Aux yeux du bibliomane, le livre de d'Aché a donc aujourd'hui un fort grand mérite, celui de la rareté; il n'a guère que celui-là.

A la Restauration on retrouve d'Aché à Paris, publiant une brochure, mentionnée par le Journal de la Librairie de M. Beuchot; Réclamation de Louis-Joseph-Xavier (D. D'Aché) contre la spoliation de ses biens, 1817, in 8o, de 58 pages.

Cet opuscule n'est pas moins rare, dit Quérard, que le Tableau historique.

M. Alphonse Polain croit que notre auteur est mort à Charenton.

Peut-être est-il encore plus difficile de trouver les trois Epîtres qu'Usamer publia à Nivelles (Belgique) et dédia à ses contemporains. Ce pseudonyme cache le nom d'un certain Herpain, de Genappe, qui, vers 1848, ayant eu le cerveau dérangé par les idées de progrès social, à l'ordre du jour alors, chercha à faire accepter, afin d'être plus universellement compris, une langue de sa façon, qu'il appelle Langage Physiologique. Il développa son système dans une brochure in 18o, format carré, dont il envoya un exemplaire à toutes les assemblées législatives de l'Europe. Celui qu'il destinait au Parlement Anglais, porte pour suscription: Aux Législateurs de la Grande Nation Anglaise, par leur serviteur Herpain, auteur.

Dans une note, à la fin de l'invocation, il prévient le lecteur qu'on a dû se servir de quelques chiffres, au lieu de lettres, les caractères nouveaux n'étant pas confectionnés. Usamer a soin de donner la traduction de son galimatias, et l'on peut juger par les deux lignes suivantes, que la précaution n'est pas inutile:—

Invocation.

Stat5nq facto oprolit2al n1, n1 foʌ2al ovo otano. Tunk tev oret2inpod etesas et etes, &c. &c.

Traduction.

“Aussitôt que votre présence majestueuse eut éclairé le néant, le néant fut fait le milieu de l'existence. Alors vous voulûtes régner favorablement sur des essences, et des principes d'êtres furent produits par votre généreuse fécondité, &c. &c.”

Nous ne croyons pouvoir mieux terminer cette esquisse que par les paroles de François de Clarier, sieur de Longval, dans son Hôpital des fols incurables:[26] “Qui ne voit combien est grande la folie qui règne parmy les hommes, puisque les plus sçavans d'entr'eux, qui devroient par conséquent estre plus sages que tous les autres, disent quelquefois des choses que les moins senséz n'oseroient mettre en avant?

[26] L'Hospital des fols incurables, où sont déduites de poinct en poinct toutes les folies et les maladies d'esprit, tant des hommes que des femmes; tiré de l'Italien de Thomas Gazoni, et mis en nostre langue par François de Clarier, sieur de Longval, professeur ez mathématiques et docteur en médecine, 1 vol. in 8o, 1620.

“Pline n'est-il pas plaisant de dire que le poète Philetas estoit si maigre et si gresle de corps, qu'il luy fallait mettre un contrepoids de plomb à ses pieds, pour empescher que le vent ne l'emportast? Ne nous en baille-t-il pas bien à garder quand il dit que sur le lac appelé Tarquinien, il y eut jadis deux forests qui flottoient par dessus l'eau, ores en figure triangulaire, tantost en rond, et maintenant en quarré. La folie de Cœlius n'est pas moindre quand il nous conte qu'un certain monstre marin, homme par devant et cheval par derrière, mourut et ressuscita par diverses fois. Elian n'est guère plus sage d'escrire que Ptolomée Philadelphe eut un cerf si bien instruict, qu'il entendoit clairement son maistre, quand il luy parloit grec. Les exemples sont sans nombre, mais tant s'en faut qu'un esprit si grossier que le mien puisse raconter toutes les folies que les écrivains, mesme les doctes, ont mis en avant, qu'au contraire je tiens qu'entreprendre un si long ouvrage seroit de mesme que vouloir délasser Atlas, et le descharger de son fardeau; il me suffit de dire que le sage peut s'escrier à bon droict: J'ay veu tout ce qui se faict sous le soleil, qui n'est qu'affliction d'esprit et que vanité! et: Stultorum numerus est infinitus.

En réfléchissant sur les faits que nous venons de passer en revue, il nous semble que l'on expliquerait beaucoup mieux les différentes sortes de folie, comme le dit le docteur J. Moreau dans son ouvrage intitulé: Du Hachisch et de l'aliénation mentale, si l'on admettait l'identité psychologique de la folie et de l'état de rêve. Il n'est pas de rêve dans lequel ne se retrouvent tous les phénomènes de l'état hallucinatoire. La folie est le rêve d'un homme éveillé; l'état de rêve est le type normal ou psychologique de l'hallucination. A quelques égards l'homme à l'état de rêve, éprouve, au suprême degré, tous les symptômes de la folie; convictions délirantes, incohérence des idées, faux jugements, hallucination de tous les sens, terreurs paniques, impulsions irrésistibles, et, dans cet état, la conscience de nous-mêmes, de notre individualité réelle, de nos rapports avec le monde extérieur, la liberté de notre activité individuelle sont suspendus, ou, si l'on veut, s'exercent dans des conditions essentiellement différentes de l'état de veille. Une seule faculté survit, et acquiert une énergie, une puissance qui n'a plus de limites. De vassale qu'elle était dans l'état normal ou de veille, l'imagination devient souveraine, absorbe et résume en elle toute l'activité cérébrale. C'est ainsi que s'explique et que l'on comprend beaucoup mieux comment les Fous écrivent parfois des choses sensées, et comment des esprits ordinairement très sensés ont de temps à autre écrit de grandes folies. Les uns comme les autres rêvent tout éveillés, l'association normale des idées échappe peu à peu à la volonté, la conscience de nous-mêmes s'affaiblit, et nous passons de la vie réelle à celle de l'imagination.

Un des phénomènes les plus constants dans le songe, comme dans la folie, c'est que le temps et l'espace n'existent plus; le célèbre Robert Hall, le grand prédicateur, disait à un de ses amis, après être revenu d'un des accès de folie qu'il avait de temps à autre: “Vous et mes autres amis me dites que je n'ai été enfermé que durant sept semaines, et je suis forcé de vous croire, car la date de l'année et du mois correspond à ce que vous et eux dites; mais ces sept semaines m'ont paru sept années. Mon imagination était tellement active et féconde que plus d'idées m'ont passé par l'esprit durant ce temps, que pendant n'importe quelle période de sept années de ma vie.”

Une esquisse de la folie littéraire n'est pas, à notre avis, un sujet de pure curiosité bibliographique. Il serait possible d'en tirer des conclusions d'une nature toute pratique, si l'on voulait examiner sans préjugé, avec zèle et une connaissance approfondie du sujet, dans toutes ses variétés, les circonstances qui ont de l'analogie avec les faits que nous venons de détailler. Un dérangement mental, dit le docteur Conolly,[27] peut exister, sans être ce qu'on appelle communément de la folie: “without constituting insanity in the usual sense of the word,” et ce qui produit ce dérangement est souvent une cause physique. Par contre, les causes morales amènent fréquemment le dérangement physique du corps, ce qui a fait dire à un des plus grands philosophes de l'antiquité que tous les désordres des fonctions du corps humain ont leur cause dans les désordres de l'esprit. La science a-t-elle assez soigneusement étudié ce qu'on appelle folie, sous ce double rapport?

[27] Inquiry concerning the Indications of Insanity.

Si des choses très sensées ont été écrites par des individus, dont le cerveau était évidemment dérangé, de même le travail de la pensée et les opérations de l'esprit ont achevé durant le sommeil et en rêve, chez plusieurs hommes célèbres, ce dont ils se sentaient incapables, étant éveillés.

Désespéré de ne pouvoir composer un morceau de musique, et accablé de fatigue, Tartini s'endort, et en rêve il arrange sa fameuse sonate du diable, qu'il se hâte d'écrire de mémoire à son réveil.

Condorcet nous apprend que parfois des calculs difficiles qu'il ne pouvait achever, se sont terminés d'eux-mêmes, dans ses rêves.

Hermas dormait lorsqu'une voix lui dicta, dit-il, le livre qu'il intitula le Pasteur.

Franklin racontait à Cabanis que les combinaisons politiques qui l'avaient embarrassé pendant le jour, se débrouillaient parfois d'elles-mêmes, en rêve. Les nombreux exemples de ce genre, qui sont consignés dans maints ouvrages, formeraient un curieux pendant à notre esquisse de la littérature de la folie, et serviraient à prouver, une fois de plus, que l'état hallucinatoire est plus fréquent qu'on ne le croit.

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